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Louise - T. Combe

 

T. Combe, de son vrai nom : Adèle Huguenin, née le 6 août 1856 au Locle et morte le 25 avril 1933 aux Brenets, est une écrivaine suisse.

 

 

Quatrième enquête de François Lecamp détective aveugle

 

Depuis que j’avais l’esprit occupé, j’étais très heureux à tous égards. Comme je contribuais au budget du ménage, Lucie travaillait moins à l’aiguille et elle pouvait se soigner, ce qui était encore bien nécessaire. J’éprouvais la juste fierté d’un homme qui gagne la vie des siens, et bien que je doive toujours être dépendant de ma femme pour maintes petites choses, l’indépendance pécuniaire m’était précieuse.

Les trois sommes que j’avais reçues comme honoraires, au total 800 francs, ce n’était pas le Pérou, mais nous avions mis cela à la banque comme réserve, et Lucie en éprouvait comme moi de la sécurité.

Surtout, ma pauvre femme avait un mari moins sombre, moins ennuyé ; j’avais trouvé un genre d’activité mentale qui me faisait les heures plus courtes, et par moments, j’oubliais tout à fait ma cécité.

Sur le conseil de Lucie, j’avais écrit à la machine un récit détaillé de mes trois enquêtes ; j’avais ensuite transcrit toutes ces pages en Braille abrégé, afin de pouvoir les relire moi-même avec les doigts.

Ensuite j’imaginai des cas. Je fis des enquêtes fictives, et il me semblait que j’aiguisais ainsi mes facultés de déduction. Tout en fignolant mes petits morceaux de bois, car je m’étais mis à faire de la marqueterie incrustée, je voyais défiler dans mon imagination des histoires de bijoux volés, de documents disparus, toutes choses plus nobles que le cas d’un caniche ou d’un billet de loterie.

Oui, nous aurions été tous heureux sans le chagrin qu’éprouvait mon frère Henri de l’absence soudaine et non expliquée de Louise Soubien, une jeune fille à laquelle il s’était beaucoup attaché et dont il espérait les promesses.

Il avait fait sa connaissance chez nous, car elle venait souvent, le dimanche après-midi, causer un moment avec ma femme et avec Léonie du Veau-Bleu, dont c’était aussi le moment de congé. Louise avait peu de plaisir, étant fort tenue par sa tutrice, Mme Lebougre qui faisait d’elle une servante plutôt qu’une pupille.

D’après la description de ma femme, je voyais très bien cette petite blonde aux yeux bleus et doux, assez fluette, timide, juste le type de femme qui devait plaire à mon frère, brun, ardent et chevaleresque ; une petite fleur à protéger des vents trop rudes de la vie. Lucie me disait :

— Si tu voyais avec quels yeux elle le contemple ; elle l’adore tout simplement. Et lui, il la regarde souffler !…

Cette idylle nous ravissait, Lucie et moi, et chaque dimanche nous nous attendions à des fiançailles, mais la petite semblait avoir peur d’un mot décisif, et chaque fois qu’Henri s’avançait, elle opérait un petit recul stratégique qui laissait mon pauvre frère tout penaud. Elle ne lui avait jamais permis de la ramener chez elle ; à la fin de sa courte visite, elle s’esquivait, en disant : « Ma tante me grondera si je tarde. »

Mme Lebougre se faisait appeler « ma tante » par Louise, bien qu’elles ne fussent que des cousines éloignées. Louise était orpheline, et elle possédait un petit patrimoine, à ce qu’elle disait, mais elle ignorait tout de ses propres affaires ; elle n’avait que dix-huit ans ; une espèce de conseil de famille, composé de vagues cousins qu’elle connaissait à peine, avait nommé Mme Lebougre sa tutrice ; et cette femme, très rapace et très dure, tenait depuis cinq ans en servage la blondine aux yeux bleus.

— Je paye une pension pour mon entretien, nous avait dit Louise dans un de ses moments d’expansion ; mais je ne sais pas la somme. Ma tante prend ça sur mes coupons, et elle dit toujours qu’elle y met du sien. Quand j’aurai vingt et un ans elle devra me rendre ses comptes de tutelle, ainsi que mon cousin Régimont, qui est tuteur avec elle... Moi, n’est-ce pas, je n’y comprendrais rien maintenant, que dit ma tante. C’est une femme d’affaires, ma tante Lebougre. Et son fils Michel est aussi très porté sur l’argent…

Nous savions que ce fils Michel, un grand gaillard de trente-cinq ans, assez sinistre, bon mécanicien, était parti avec un Américain, à peine fut-il démobilisé, car on lui promettait là-bas un gros salaire et des occasions de faire des affaires…

— Il reviendra dans trois ans, et il sera riche, qu’il dit… et moi je serai majeure…

— Pour l’épouser ? demandai-je brusquement.

— Pour le refuser ! prononça Louise d’un ton résolu qu’elle n’avait pas souvent… Mais quelle scène, mon Dieu ! quelle scène !… Ils me tueront si je ne me sauve pas avant…

Puis elle se mit à rire.

— J’exagère. Ils ne me tueraient pas tout de même… Mais il y aura du tirage…

— Nous sommes là ! s’écria Henri qui n’osait pas encore dire : « Je suis là ! »

J’entendis Louise soupirer.

— Il faut avoir patience, murmura-t-elle. Ah ! qu’il me tarde d’être majeure ! Mais vous savez, pour m’appeler madame Lebougre, non, il n’y a rien de fait… Ça leur va très bien, à eux, ce nom, mais à moi… Surtout n’allez pas dire que je bavarde ainsi chez vous, ma tante me défendrait de revenir…

Un dimanche soir, l’imprévu survint ; ce fut un gros orage avec de formidables coups de tonnerre, et puis des torrents de pluie… Louise commençait à s’affoler, parce qu’elle était déjà d’un quart d’heure en retard. Henri ne lui demanda pas la permission, il ouvrit le parapluie de ma femme, offrit son bras à Louise et s’achemina avec elle…

Lucie me dit que la petite craintive, sous ce parapluie et pendue au bras de mon frère, avait l’air d’un oiseau qui a trouvé son nid. Au bout d’une demi-heure Henri revint.

— L’occasion était trop bonne, nous dit-il. Je suis entré dans la maison, je me suis présenté à cette terrible tante, qui d’ailleurs s’est montrée assez gracieuse au premier abord. Alors je me suis aventuré à lui demander l’autorisation de venir quelquefois prendre sa nièce le dimanche pour faire une petite promenade avec elle. Je me suis hâté d’ajouter que mes intentions étaient des plus honorables, pour le bon motif, comme on dit… Elle a froncé le sourcil ; Louise tremblait… J’ai pris congé ; mais je vous jure que dimanche prochain j’irai braver la méchante bête dans sa tanière.

— Fais attention, tout de même, lui dis-je. Mlle Louise est mineure ; il lui faudra, pour se marier, l’autorisation de son conseil de famille, d’après nos habitudes françaises, car jamais elle n’aura le courage d’envoyer des sommations. Mène ton affaire prudemment.

Il fut entendu que le dimanche suivant, Henri irait de la gare tout droit chez Mme Lebougre, puis nous amènerait Louise pour prendre une tasse de thé chez nous. Bien que dans la province nous n’ayons guère l’habitude de goûter, ma femme, à Paris, s’était mise à cette mode, et elle trouvait gentil d’offrir le thé à ses visites.

Son plateau était préparé, elle avait fait une brioche la veille, nous passions le temps en jouant aux dominos, avec un jeu qu’on m’avait donné à la Maison de rééducation, et où les points sont en relief.

Je comptais que les amoureux nous arriveraient vers quatre heures, car le train d’Henri le mettait en gare à deux heures, et nous pensions que l’intervalle ne serait pas trop long pour une promenade et pour tout ce qu’ils avaient à se dire… À mon grand étonnement, ce fut, vers trois heures, mon frère tout seul qui entra.

— Mon Dieu ! s’exclama Lucie, qu’y a-t-il, Henri ? quelle figure vous avez !

— Elle est partie, murmura mon frère d’une voix étranglée.

— Partie ? Louise ?

— Oui, et son infernale tante m’assure qu’elle ne sait rien ; ni pourquoi Louise s’est sauvée ; ni l’endroit où elle s’est rendue…

— Quand est-elle partie ? demandai-je.

— Lundi dernier.

— Cette Lebougre lui aura fait une scène après ta visite de dimanche où tu as déclaré tes intentions, dis-je. La petite aura eu peur.

— C’est bien probable, mais où est-elle, où est-elle ? cria mon frère. Ne vous a-t-elle pas envoyé un mot ? Son adresse au moins ? Non, je vois que vous êtes aussi renversés que moi…

— Elle est peut-être chez ce cousin Régimont qui est aussi son tuteur, dis-je.

— Heureusement que tu as bonne mémoire, fit Lucie, moi je n’avais pas retenu le nom du cousin.

— Le nom ne nous sert pas à grand’chose, sans l’adresse. Raconte-nous en détail ton entrevue avec Mme Lebougre, Henri.

— Ça n’a pas été long. J’ai sonné à la porte du jardin, c’est cette mégère qui m’a ouvert. Elle a l’air très respectable, à dire vrai, et on aurait cru qu’elle avait un morceau de sucre sur la langue, tant ses paroles étaient mielleuses. Mais elle ne m’a pas invité à entrer, nous avons causé sur la porte. J’ai dit : « — Avec votre permission, je viens voir Mlle Louise. — Ma nièce n’est plus ici, m’a-t-elle répondu d’une voix affligée. — Comment, plus ici ! Où est-elle ? me suis-je écrié assez violemment. — Monsieur, je n’ai aucun compte à vous rendre ! a-t-elle fait en se reculant dans le jardin en faisant mine de fermer la porte. — C’est vrai, madame (j’étais forcé de la ramadouer), mais cependant vous me feriez grand plaisir en me donnant l’adresse actuelle de Mlle Soubien, car je lui écrirais dans le cas où je ne pourrais pas la voir. Vous connaissez mes intentions, madame. — Vos intentions vous me les avez dites, fit-elle, mais je ne vous connais vous-même ni d’Ève ni d’Adam. — Je vous donnerai des références ; chez mes patrons à Paris, d’abord. — C’est bien inutile, mon pauvre monsieur, a-t-elle dit avec son ton le plus sucré. Louise est partie. Je ne vous cacherai pas que nous avons eu une petite discussion à votre sujet dimanche passé ; elle a pris la mouche, et lundi matin elle m’a quittée. — Sans vous dire ses projets pour la suite ?… — Sans rien me dire. Je ne l’ai même pas vue quitter la maison. C’est une ingrate, je l’ai nourrie pendant cinq ans, et voilà son remerciement. Après ça, monsieur, je n’ai aucun renseignement à vous donner. Je vous souhaite le bonjour. » Et elle m’a fermé la porte au nez, très doucement d’ailleurs, comme elle avait parlé tout le temps… N’est-ce pas une histoire incroyable ? Dis-moi ce que tu en penses, François, car moi, je perds la tête !

Après avoir réfléchi, je dis à mon frère :

— Ça ne lui ressemble guère, à cette petite Louise, de prendre la mouche, comme dit sa tante, ni de faire un coup de tête… Mais on l’aura poussée à bout. On l’aura menacée. Tu te souviens, Henri, de ses propres paroles : « Ils me tueront si je ne me sauve pas avant ! »

— La tuer ! s’écria Henri en se levant si brusquement qu’il renversa sa chaise. Écoutez, j’y retourne de ce pas. Cette femme parlera, ou je l’étranglerai !

— Un peu de calme ! dis-je. Avant tout, ne va pas te mettre dans ton tort en faisant un esclandre, Mme Lebougre n’a pas tué cette petite. Pourquoi faire ? Louise s’est sauvée. Nous allons nous mettre en campagne pour trouver sa trace.

— Ah ! fit Lucie avec une confiance que j’étais loin de ressentir, si François s’en mêle, je suis tranquille. Pour moi, Louise est déjà retrouvée.

Henri mit la main sur mon bras et me dit avec émotion :

— Mon vieux, si tu fais ça pour moi, ah ! vois-tu, c’est plus que la vie que je te devrai !…

Puis il continua :

— Cette petite Louise ! si timide, si confiante ! où va-t-elle tomber ? Elle n’a pas d’argent, elle ne connaît personne… Jamais elle ne se débrouillera toute seule, je deviens fou de penser à tout ce qui peut lui arriver…

— Au contraire, tâche de garder toute ta tête, lui dis-je, je ne vois pas la situation tellement désespérée. Louise nous écrira, nous sommes probablement ses seuls amis, ou bien elle écrira à Mlle Léonie du Veau-Bleu.

— Elle lui a peut-être déjà écrit, dit ma femme.

— Mlle Léonie nous l’aurait dit.

— Je cours le lui demander, fit Lucie qui se leva.

— Attends un peu, réfléchissons. Faut-il ébruiter la fuite de Louise, si personne que nous n’en a entendu parler ? Moi j’attendrais encore quelques jours. Supposons que Louise soit à Paris dans un patronage pour jeunes filles. On lui cherche une place. Quand elle aura cette place, elle nous enverra des nouvelles et son adresse… Comme elle n’a sans doute pas de papiers, le patronage écrira à la tante ou à nous pour renseignements. De toute façon, nous saurons quelque chose avant la fin de la semaine.

— Tu arranges très bien tout ça ! fit Henri d’un ton moitié rassuré, moitié sceptique.

— Mais dans l’intervalle, continuai-je, tu sais mon goût pour les enquêtes, je vais mener une petite enquête d’où sortiront bien quelques précisions. Demain, Lucie et moi, nous irons faire une visite de condoléances à Mme Lebougre. Quelle chance que cette personne ait un nom pareil ! on peut l’injurier poliment rien qu’en la saluant par son nom.

Lucie nous fit du thé ; Henri but le sien sans cesser un instant de parler de Louise.

Ce qu’il savait sur elle de plus que nous n’était pas grand’chose. Orpheline, une petite fortune, un caractère doux et craintif, une tante sévère qui la tenait de près, un cousin qui la considérait déjà comme liée à lui, mariage qui sans doute éviterait à la tutrice de rendre des comptes de tutelle… Un conseil de famille dans les nuages ; bref tout ce qu’il fallait pour la captation facile, sans résistance, de la jeune fille et de son bien…

— Nous leur laisserons la fortune, à ces Lebougre ! déclarait Henri. Est-ce que j’ai besoin des quatre sous de Louise ? C’est elle que je veux pour la rendre heureuse, pour la dédommager de tant d’années d’esclavage et de terreur… Car cette Lebougre la terrorise, il n’y avait qu’à les voir toutes deux face à face. Pauvre petit oiseau tremblant, quel nid a-t-il trouvé ?

Quand mon frère nous quitta, il était, sinon rassuré, du moins plus calme. Je lui promis de lui écrire chaque jour pour le tenir au courant ; j’exprimai une conviction que je ne ressentais pas entièrement, au sujet de la sécurité de Louise. Il me remercia avec effusion, comme si je lui avais déjà rendu l’objet de sa tendresse.

Le lendemain, à l’heure ordinaire de notre promenade, ma femme et moi nous nous dirigeâmes vers le quartier où se trouvait la maison de Mme Lebougre.

C’était l’extrémité de la ville opposée au chemin des Courtils, but ordinaire de nos petites promenades ; nous n’allions jamais dans le quartier de la Villarde, que traversait la grande route poudreuse, et où les habitations, rares et clairsemées, se retiraient chacune, suivant la description de Lucie, au fond d’un grand terrain, pré ou jardin que de hautes palissades en lattes serrées séparaient du trottoir. Ni ombrage, ni vue, dans cette rue de la Villarde, une sorte de vieille banlieue assez sordide. J’avais donné mes instructions à Lucie.

— Nous irons d’abord jusqu’au bout du quartier, là où la rue finit dans des hangars et des champs. Tu regarderas bien, en passant, la maison Lebougre, tu me la décriras, puis nous reviendrons sur nos pas, comme si nous étions allés trop loin par inadvertance, et nous ferons notre visite.

Henri nous avait expliqué un peu la topographie de l’endroit. La maison de Mme Lebougre était la cinquième à gauche, à partir d’une certaine fontaine publique avec deux grands bassins.

— Passons sur le trottoir à droite, dis-je à Lucie. Cela te permettra de voir mieux par-dessus la palissade… Surtout n’aie pas trop l’air d’examiner l’endroit. Mme Lebougre peut être à la fenêtre…

Lucie, très attentive, comptait les maisons… Nous marchions lentement.

— Après la cinquième maison, me dit Lucie, il y a un grand espace vide, la place de trois ou quatre maisons au moins ; compte les pas.

Je comptai deux cent vingt-cinq pas.

— La maison est assez éloignée de ses voisines de ce côté, dis-je. Et de l’autre ?

— De l’autre également, autant que je puis voir à cette distance.

— Mais la maison elle-même, la vois-tu ?

— Très bien, car le terrain monte un peu depuis la palissade. Je vois une façade assez longue, la porte au milieu, avec un petit perron, deux fenêtres de chaque côté. Un seul étage sur le rez-de-chaussée ; quatre fenêtres.

— Quatre ? dis-je. Il devrait y en avoir cinq ; une fenêtre au-dessus de la porte, et deux de chaque côté.

— Il n’y a pas de fenêtre au-dessus de la porte. C’est une de ces vieilles maisons qui n’ont pas de symétrie. Les fenêtres ne sont pas exactement les unes au-dessus des autres, et pas de la même grandeur.

— Et le côté ouest de la maison ? celui que tu as dû voir en venant.

— Ce côté a deux fenêtres au premier, une seule au rez-de-chaussée.

— La maison est donc plus longue que profonde ?

— Le double, je pense. C’est la maison de province, qui n’a en général qu’une chambre en profondeur ; toutes les chambres de l’étage ayant une fenêtre sur chaque façade…

— Quand nous aurons dépassé la maison, ne te retourne pas, dis-je ensuite à Lucie. Nous reviendrons sur nos pas, et tu pourras alors me décrire le côté est, puisque tu l’auras en face de toi… Toute cette étude n’est guère utile pour nous donner l’adresse de Louise à Paris ou ailleurs, mais tu sais que j’aime à me rendre compte des lieux et à comprendre la disposition d’une maison où je vais entrer. Cela me permet d’être moins gauche, d’avoir l’air moins aveugle, tu me comprends, Lucie.

Étant parvenus au bout de la Villarde, nous fîmes halte une minute, Lucie regardant autour d’elle comme une personne qui ne trouve pas ce qu’elle cherche. J’entendis tout à coup une voix sortant du vide, à notre droite.

— M’sieu dame, vous cherchez quelqu’un ?

— C’est un bonhomme dans son champ de pommes de terre, me souffla Lucie. Il nous a vus venir.

— Nous cherchons la maison de Mme Lebougre, dis-je en me tournant vers la voix.

— Ben ! vous avez perdu au moins cinq minutes, fit la voix en s’approchant si près que j’eus son souffle et son relent de pipe presque sous le nez.

De la main je frôlai la barrière basse qui séparait le champ de la chaussée.

— Mâme Lebougre ? vous avez passé devant sans le savoir. J’vas vous y mettre. Je vous connais, monsieur Lecamp, tout le monde vous connaît dans le bourg, vous et votre dame. Moi, j’ai un fils qui a fait la guerre comme vous, mais il s’en est tiré avec tous ses abatis.

— Si ça ne vous dérange pas, dis-je, entendant son pas qui se rangeait à côté du mien. Ma femme est fatiguée, et nous sommes déjà venus trop loin…

— Dans cinq minutes, vous y serez… fit ce guide obligeant. Vous voyez, madame, le trottoir est assez large pour trois. Je prendrai le bord… C’est pas pour dire, mais Mme Lebougre a pas souvent des visites… poursuivit-il, se révélant curieux. C’est une dame qui se tient beaucoup chez elle. Moi, j’y cause tous les jours, mais je suis p’t-être le seul… J’y cause parce que j’y porte son lait. J’ai une vache, une bonne vache bien nourrie qui me donne dans les sept-huit litres de lait par jour. C’est trop pour ma bourgeoise. Alors, j’ai pris deux pratiques dans le quartier, Mme Lebougre et pis un voisin.

— Comme cela, dis-je, vous devez connaître aussi la nièce de Mme Lebougre, Mlle Louise Soubien.

— Je la connais sans la connaître, comme on dit. On ne la voit pas beaucoup. Sa tante ne la lâche pas souvent. Elle vous est peut-être de parente ?

— Non, répondis-je, mais elle vient nous voir de temps en temps le dimanche. Mlle Léonie, qui est femme de chambre au Veau-Bleu, est son amie, et nous a amené Mlle Louise.

Je parlais ainsi pour inspirer confiance au bonhomme et l’engager à continuer la conversation. Je repris :

— C’est plutôt à Mlle Louise qu’à sa tante que nous allons faire visite. Nous ne l’avons pas vue depuis quelque temps, et nous craignons qu’elle ne soit malade.

— Si même elle était malade, j’cré bien que je l’saurais, dit le bonhomme. Mâme Lebougre m’aurait envoyé au docteur et à la pharmacie. C’est moi que j’lui fais ses commissions en ville, l’après-midi. Comme vous me voyez, j’suis homme de peine, à demi-journée chez M. Leubot, l’épicier là même où que vous vous servez.

— Ah ! bon, dit Lucie, je suis bien contente de faire votre connaissance. On peut avoir besoin d’un coup de main quelquefois. Vous avez du temps libre ?

— Oui, dès que j’ai soigné la vache et porté le lait, je travaille à l’heure chez les gens ou bien je bricole dans mon champ. Vous n’aurez qu’un mot à dire : Prosper Mâchon… Nous voici devant le jardin de Mâme Lebougre. Des fois que la petite porte serait ouverte… Oui, elle est ouverte. J’irai bien avec vous jusqu’à la maison…

Sans doute s’intéressait-il à la réception que nous allions trouver… Lucie me dit :

— Depuis la petite porte dans la palissade, où il y a une sonnette (tu te souviens qu’Henri nous a dit qu’il a sonné dimanche à la porte du jardin), nous avons une allée droite jusqu’au perron. Nous passons entre des planches de jardin très bien garnies de beaux légumes.

— Mlle Louise, elle travaille beaucoup au potager, dit Prosper.

Nous montions la première marche du perron, quand j’entendis une lourde porte s’ouvrir devant nous avec un grincement de gonds.

— Eh ! bon ! fit Prosper s’adressant à moi, vous voilà rendu à destination. C’est Mme Lebougre elle-même qu’est là sur son seuil. Mâme Lebougre, je vous amène des visites qui s’étaient comme pour dire égarées au bout de la Villarde. Je vous quitte, m’sieu dame… À propos, Mâme Lebougre, Mlle Louise serait pas malade, des fois…

— Non, elle n’est pas malade, mais encore elle le serait, fit une voix très acide, vous n’êtes pas médecin, hein, que je sache !

— Ah ! bougre non !… excusez, Mâme Lebougre, c’est par erreur que je dis votre nom comme ça. Non, j’suis pas médecin, je suis laitier… C’est toujours bien trois litres qu’y vous faut demain ?

— Comme d’ordinaire. Monsieur et madame, fit la voix aigre, qu’est-ce qu’il y aurait pour votre service ?… Vous, Prosper, vous n’avez pas tout dit ?

— J’ai tout dit, Mâme Lebougre. Je m’cavale. C’est sans adieu au revoir.

— Merci pour votre obligeance, monsieur Mâchon, dit Lucie.

— De rien du tout. Je me trotte.

J’entendis son pas hésiter dans l’allée. On aurait cru que ce brave homme craignait de nous laisser seuls dans un antre dangereux. Je supposai que Mme Lebougre nous regardait d’un air interrogateur et malveillant, car Lucie parla avec quelque agitation.

— Nous vous dérangeons peut-être, madame. Nous sommes venus prendre des nouvelles de Mlle Louise. Savez-vous maintenant où elle se trouve ?

— Vous avez dit à mon frère, madame, fis-je à mon tour, que Mlle Louise vous a quittée il y a une semaine. Mais elle vous a sans doute écrit depuis lors.

— Elle ne m’a pas écrit, répondit cette voix qui aurait fait tourner du lait…

— Vous ignorez absolument où elle s’est dirigée ?

— Je n’ai aucun compte à vous rendre. Ma nièce ne vous est rien. Je ne vous connais pas.

Ces petites phrases furent prononcées d’une manière tranchante, mais la voix me parut mal assurée.

— Mlle Louise est notre amie, et comme vous le savez, mon frère espère l’épouser, repris-je.

— Vraiment ! eh bien ! qu’il la cherche et qu’il la trouve !

Nous nous étions avancés sur le perron, Lucie et moi. Je tâtai du pied pour sentir le seuil, et tout à coup je fis un pas, j’étais dans l’entrée, et Mme Lebougre ne pouvait plus fermer la porte même si elle essayait de m’écraser !

— Vous nous permettrez bien d’entrer et de nous reposer une minute, fis-je avec une effronterie dont Lucie dut s’étonner. Ma femme est fatiguée, nous avons cherché votre maison beaucoup trop loin…

— La maison n’est pas en ordre, je ne suis pas préparée à recevoir des visites, dit la voix rêche, plus rêche que jamais. Il y a un banc là-bas sous le pommier, vous pouvez vous y asseoir… Ôtez-vous de là, voyons ! Je suis dans mes nettoyages, vous me faites perdre mon temps.

— Encore une minute, madame, insistai-je. Nous avons fait une longue course pour avoir un renseignement. Mais puisque vous ne savez rien de Mlle Louise, veuillez nous donner l’adresse de son tuteur, M. Régimont. Mlle Louise s’est peut-être rendue chez lui, ou du moins l’a informé de son départ.

— Vous vous trompez, M. Régimont ne sait rien du tout, fit Mme Lebougre assez imprudemment.

Je me hâtai de saisir ce bout du fil.

— Comment savez-vous qu’il ne sait rien ? demandai-je. Vous lui avez écrit ?

— Ah ! j’en ai assez de vos questions ! s’écria-t-elle.

Et tout à coup, des deux mains, elle me poussa hors du seuil. Comme je ne m’attendais pas à cet assaut, je fis involontairement un pas en arrière ; mon pied n’était plus dans la place, la lourde porte claqua, Lucie poussa un cri.

— Tu aurais pu avoir la main pincée ! fit-elle… Et ma robe est prise dans la fente.

— Peux-tu la retirer ?

— Et la déchirer ! ah ! mais non ! il faudra bien qu’on rouvre la porte… Madame Lebougre, madame Lebougre, appela-t-elle en appuyant tellement sur ce nom malencontreux que je ne pus m’empêcher de rire.

Pour faire ma part, je me mis à tambouriner dans la porte avec mes poings. On entendit du bruit à l’intérieur de la maison, des pas revinrent, sonnant sur le passage carrelé.

— Vous n’êtes pas partis ? grommela l’aimable dame.

— Ma robe est pincée dans la porte ! dit Lucie exaspérée.

— Ah ! tant pis pour vous !

Et les pas s’éloignèrent de nouveau. Du renfort nous vint de l’autre côté ; Prosper Mâchon était sans doute resté aux écoutes derrière la palissade ; entendant nos appels et le tapage de mes coups, il arrivait dare-dare par l’allée du jardin.

— Quoi qu’y a ? quoi qu’y a ? fit-il essoufflé, montant le perron.

— Vous voyez bien ! dit Lucie d’une voix qui tremblait d’émotion et d’impatience. Ma robe est prise dans la porte, nous voudrions bien nous en aller, mais nous ne pouvons pas.

— Rendez-nous un service, monsieur Mâchon, dis-je d’une voix très haute. Allez nous chercher un serrurier, puisque Mme Lebougre ne nous entend pas…

— Un serrurier ? ah ! bien non, protesta une voix très proche… si vous croyez que je vais laisser démolir ma serrure !

— La police alors ! criai-je. Vous n’avez pas le droit de retenir ma femme pincée dans votre porte !

Le mot de police produisit son effet. Je sentis sous mes paumes appuyées le lourd battant s’ouvrir imperceptiblement.

— Tirez votre robe donc ! et fichez-moi la paix ! hurla la mégère.

Pauvre Louise ! elle avait passé cinq ans dans cette compagnie.

Lentement, très songeurs, nous descendîmes du perron, nous traversâmes le jardin. De l’autre côté de la palissade, sur le trottoir, Prosper Mâchon chuchota :

— Pas commode, la bourgeoise ! Avez-vous vu Mlle Louise ?

— Non, et c’est précisément ce qui nous inquiète, dis-je, incertain en moi-même s’il convenait de prendre le brave homme dans notre confidence… Nous avons des raisons de penser qu’elle s’est sauvée...

— Ah ! ça se pourrait bien ! ça se pourrait bien ! Pour heureuse, elle était pas heureuse, allez ! Et ce gros Lebougre la serrait de près avant qu’y soye parti pour l’Amérique… J’l’ai dit souventes fois à ma femme : « Ça devrait pas être pour un braque comme Lebougre, ce brin de fillette. C’est doux et c’est fin comme de la soie… On dit qu’elle a une jolie dot. Alors ces Lebougre, n’est-ce pas ? y s’acharnent après elle… Elle a bien fait de se sauver…

— Dans le cas où vous apprendriez quelque chose à son sujet, dis-je, vous nous obligeriez beaucoup, monsieur Mâchon, en nous en informant.

— Entendu ! vous pouvez y compter. À vous revoir, m’sieu dame…

Quand nous fûmes rentrés, Lucie me dit :

— Savez-vous, monsieur le songe-creux, que vous n’avez pas prononcé une parole depuis une demi-heure ?

— C’est que je rumine deux ou trois détails de notre aventure. Notre rencontre avec Mâchon a été fort heureuse. Dans le peu de mots qu’il a échangés avec la terrible tante, je crois avoir trouvé une indication. Je peux me tromper. Chère femme, fais-moi une tasse de café bien fort, j’allumerai ma pipe. Entre l’excitant et le calmant, je serai dans le bon équilibre pour réfléchir.

Plus tard, après notre modeste dîner, nous étions assis bien tranquilles en face l’un de l’autre et j’entendais le petit craquement de l’aiguille de Lucie qui piquait l’étoffe. J’étais partagé entre le désir de présenter mes hypothèses à Lucie, pour qu’elle m’aidât à les élucider, et le désir contraire, plus conforme à ma petite vanité, de la laisser dans l’obscurité jusqu’à la minute où je ferais éclater le dénouement.

— Demain dans la matinée, dis-je pour tâter le terrain, nous irons faire une emplette à l’épicerie Leubot, et nous tâcherons de voir Mâchon. Il aura certainement parlé de notre visite à sa femme, et celle-ci, comme toutes les femmes, aura remarqué des détails qui ont échappé à son mari. Louise lui a peut-être parlé avant son départ…

— Ce n’est guère probable, voyons ! objecta Lucie. Elle l’aurait dit à son mari.

— Il suffit de si peu de chose, d’une si petite lueur quelquefois pour éclairer un coin noir ! Tu n’as rien remarqué, toi, d’anormal dans ce que tu as vu et entendu cette après-midi ?

— Mais si ! tout était anormal, l’humeur de Mme Lebougre, sa façon de nous tenir à la porte...

— Sous prétexte de nettoyages. Dans quel costume était-elle ? Costume de nettoyages ?

— Tu m’y fais penser. Non, elle était en robe d’alpaca noir, un col blanc, un petit tablier de basin blanc, comme on en met pour coudre du linge.

— Cette description, tu aurais dû me la faire plus tôt, car elle prouve que les nettoyages étaient un prétexte pour nous interdire l’entrée. Et tu sais, dans cette petite ville tu ne trouveras pas beaucoup de gens pour jeter la porte au nez d’un aveugle de guerre et de sa femme. Mme Lebougre a de fortes raisons pour ne pas souhaiter qu’on entre chez elle.

— Quelles raisons ? demanda Lucie qui aimait assez les solutions toutes faites.

— Les mêmes raisons, dis-je en me décidant, les mêmes raisons pour lesquelles cette femme que Louise disait avare, prend à Mâchon trois litres de lait par jour, « comme d’ordinaire » a-t-elle ajouté. Donc, comme avant le départ de Louise.

— Trois litres de lait ! répéta Lucie pensivement. C’est beaucoup pour une seule personne !

— Parfaitement. Tu riras si tu veux, Lucie, mais ces trois litres de lait sont le pivot de mon raisonnement et tous les autres faits se groupent autour. À l’instant où j’ai entendu Mâchon dire : « C’est bien trois litres qu’y vous faut demain ? » et que Mme Lebougre a répondu : « Comme à l’ordinaire », je me suis dit : « Louise n’est pas partie. Elle est dans la maison. » On ne la voit plus depuis une semaine, donc elle est ou malade ou enfermée. Si elle était malade, sa tante ne ferait pas tant de façons pour le dire ; elle n’aurait aucun motif de le cacher. La seconde alternative doit être la vraie. Louise est enfermée, séquestrée par sa tante.

— Mais dans quel but, bon Dieu ! s’écria Lucie.

— Pour la séparer d’Henri, évidemment, et pour la contraindre par la peur, par les menaces, à épouser le fils Lebougre qui a peut-être quitté les États-Unis à l’heure qu’il est, et qui va rentrer sur un avis de la mère.

— Tout cela est possible, mais j’avoue que ça me paraît bien romanesque, fit Lucie.

— Le roman, dis-je, se réduit sans doute à une question d’intérêt. La tutrice a-t-elle mal administré la petite fortune de Louise ? Redoute-t-elle le moment où elle devra rendre ses comptes ? L’autre tuteur, ce Régimont, n’a l’air au courant de rien ; il ne donne pas signe de vie… Je reconnais, Lucie, que mon hypothèse ne repose que sur trois litres de lait… Toi, ma femme, comment expliques-tu ces trois litres de lait, avec la remarque en plus : « Comme d’ordinaire » ?

— Cela pourrait s’expliquer de bien des façons, François. Mme Lebougre se nourrit peut-être de crèmes et de bouillies depuis le départ de Louise. Ou bien elle a des chats.

— Si elle en a, elle les avait déjà la semaine passée.

— Elle engraisse peut-être un porc.

— Cela, Mâchon nous le dira. Oui, ma bonne Lucie, je reconnais que mes suppositions ont pour base des faits qui peuvent s’expliquer très naturellement : Primo, Mme Lebougre peut consommer trois litres de lait à elle seule. Secondo, sans avoir rien à cacher, elle n’aime pas qu’on entre chez elle, par simple mauvais caractère. Mais…

Je restai à réfléchir encore quelques minutes, puis je repris :

— Mais, admets qu’il est plus naturel de supposer que Louise boit sa part de lait, et que c’est sa présence dans la maison qui rend sa geôlière si vigilante et si hargneuse.

— Il n’est pas facile de séquestrer une personne qui se défend. Où ? dans la cave, dans le grenier ? questionna Lucie.

— Si Louise est prisonnière quelque part, c’est dans un réduit sans fenêtre, dis-je. Car une fenêtre laisserait passer des appels, des cris. La maison Lebougre est isolée à droite et à gauche, mais elle n’est pas très éloignée de la route. J’ai compté soixante pas de la petite porte de la palissade jusqu’au perron. Si Louise criait au secours, les passants l’entendraient. Supposons qu’elle ait reconnu nos voix sur le perron, comment n’a-t-elle pas révélé sa présence en faisant du bruit ? La maison a-t-elle des soupiraux de cave sur le devant ? des lucarnes sur le toit du côté du perron ?

— Vraiment, je n’ai pas remarqué, dit Lucie.

— Ah ! que n’ai-je mes yeux ! soupirai-je. J’aurais vu tout ça d’un coup d’œil. Je me rendrais compte. Cependant, Lucie, tu m’as fourni un détail précis quand tu m’as décrit la maison, dans notre premier trajet. Tu m’as dit que la façade n’a que quatre fenêtres au premier, au lieu d’en avoir cinq, c’est-à-dire deux de chaque côté et une au-dessus de la porte. Quelle conclusion en tirerais-tu ?

— Aucune ! déclara Lucie qui commençait à être fatiguée.

— Moi, au contraire, j’en conclus qu’une des chambres du premier, soit à droite, soit à gauche, se prolonge en une alcôve sans fenêtre ou en un très grand cagnard qui occupe l’espace au-dessus de la porte. Je vois ça très bien… mais je me trompe peut-être du tout au tout. Allons dormir là-dessus.

Je dormis très mal ; dans ma tête, les trois litres de lait dansaient une sarabande, et je m’efforçais de les répartir dans une chambre, une alcôve et un cagnard qui changeaient de place continuellement. Je me levai peu dispos, ennuyé ; je me traitais d’imbécile pour avoir échafaudé tout un système sur trois litres de lait. Je pensais à Henri qui comptait naïvement sur moi pour lui retrouver sa Louise. J’étais sur le point de lui écrire : « Adresse-toi à la Préfecture de police ». Mais en ce moment Lucie me rappela que nous devions passer à l’épicerie Leubot et tâcher d’y voir Prosper Mâchon.

— C’est bien inutile, fis-je sous la mauvaise impression de ma nuit. Que veux-tu que Mâchon nous apprenne ?

— Je ne sais pas, moi, dit Lucie. Mais, vois-tu, j’ai rêvé de Louise toute la nuit ; nous n’allons pas l’abandonner chez cette méchante femme ?

— Tu crois donc qu’elle n’est pas partie ? fis-je un peu encouragé. C’est que mon enquête, vois-tu, ne tient pas sur grand’chose. Elle tient sur trois litres de lait…

— Moi, je comprends ça autrement, reprit ma femme. Si Louise était libre, elle nous aurait écrit, elle ne nous laisserait pas, Henri et nous, si longtemps dans l’inquiétude. Comme elle n’écrit pas, c’est qu’elle est retenue ou enfermée quelque part. Voyons, François, creuse-toi un peu la tête ! Retrouver Louise, c’est pourtant plus important que de retrouver une bague ou un chien !

Nous allâmes donc à l’épicerie Leubot, et Lucie s’arrangea à faire plus de petites emplettes qu’il n’en pouvait tenir dans notre filet.

— Laissez tout ça, dit l’épicier, Mâchon vous portera vos paquets. Il est libre en ce moment.

Nous ne pouvions pas désirer mieux, puisque dix minutes plus tard Mâchon était chez nous, et Lucie le priait de s’asseoir et de se rafraîchir avec un verre de cidre.

— Monsieur Mâchon, lui dis-je – car je venais de tirer une sorte de plan du désordre de mes idées – vous n’avez pas entendu dire, par hasard, que Mme Lebougre ait l’intention de vendre sa maison ?

— Ma foi non, dit Mâchon. Mais ça se pourrait ; elle dit souvent que le jardin potager et le verger sont trop grands pour une femme seule. Ça serait-y que vous penseriez à acheter ?

— Il nous faudrait d’abord visiter, et vous avez pu vous rendre compte, hier, que ce n’est pas facile. Vous connaissez la maison, vous, monsieur Mâchon…

— J’ai monté les meubles avec le fils, il y a une dizaine d’années, quand ils ont emménagé… Depuis lors, eh bien ! j’y suis entré deux ou trois fois pour des coups de main, depuis que le fils est parti. Mme Lebougre a une hernie, ça l’empêche de porter lourd, et Mlle Louise n’est pas « une » hercule.

— Combien y a-t-il de chambres au premier ? demandai-je, jugeant le terrain assez préparé.

— Voyons… on monte l’escalier… on trouve une grande chambre à droite, une grande chambre à gauche. Elles ont chacune deux fenêtres sur chaque façade et elles tiennent toute la profondeur de la maison.

— Ces chambres doivent être immenses, dis-je.

— Surtout celle de droite qui a un grand cabinet borgne derrière… La chambre de gauche est moins grande, parce que le palier de l’escalier est pris dessus, et la moitié de la fenêtre éclaire la cage de l’escalier. Ces vieilles maisons sont rigolo… Vous auriez pas un crayon, madame Lecamp ? Ou plutôt non, un dessin ne serait pas bien utile, fit le brave homme d’un ton confus. Je ferai le plan sur la table avec des allumettes. Voici le rez-de-chaussée, la porte. À droite, une grande pièce dans toute la profondeur ; à gauche, la cuisine sur le devant et une dépense derrière. À présent, l’escalier, pas commode, et il tourne…

Lucie copia pour moi le plan du premier étage, me le piqua de points en relief, de telle sorte que toute cette topographie me devint familière. J’étais assez fier d’avoir deviné que l’espace en face de l’escalier devait être occupé par un local borgne, alcôve, placard ou cabinet de débarras. Lucie pense qu’une reproduction de son dessin pourra aider à la compréhension de ce qui suivra...

Voici donc le petit plan de la maison que Mâchon nous dessina avec des allumettes, et que ma femme me refit en pointillé.

La maison a moins de fenêtres sur la façade nord. Les fenêtres de l’est et de l’ouest sont petites et irrégulières.

Au rez-de-chaussée la maison a une porte de côté qui donne sur le verger.

Je me permis encore une question quand Prosper se leva pour partir.

— Pensez-vous, lui demandai-je, qu’il serait possible d’avoir un poulailler et d’élever un porc derrière la maison ?

— Un poulailler, ça existe ; Mme Lebougre a une douzaine de poules ; un porc, elle n’en tient plus depuis que son fils est en Amérique. Trop petit ménage, pas assez d’épluchures et de lavasse… Le boiton était pourri, je l’ai démonté ce printemps.

Lucie fut imprudente, car elle ajouta, comme si une chose découlait de l’autre :

— Mme Lebougre vous prend trois litres de lait, à ce que nous avons entendu. Elle fait sans doute des petits-suisses ou des petits fromages ?

— J’entre pas dans ces détails, fit Prosper un peu brusquement. Elle prend trois litres, elle les paye, ça me suffit.

Il prenait sans doute Lucie pour une de ces femmes potinières qui cherchent à savoir ce que leur voisine met dans sa marmite.

Dès que Mâchon fut parti, j’écrivis à mon frère, auquel d’ailleurs j’avais, suivant ma promesse, adressé quelques mots déjà la veille. Je lui donnai cette fois un peu d’espoir et le priai de venir à Garlat le lendemain, mercredi, par un train du soir, de se faire remarquer le moins possible dans le trajet de la gare chez nous, et de se préparer à une aventure qui pouvait avoir ses risques. Le projet était à discuter entre nous. Je lui demandais aussi de faire un achat dont je parlerai plus tard.

Ce qui m’ennuyait énormément, c’était d’y mêler Lucie. Mais comment me serais-je passé de celle qui est mes yeux ?

Je la prévins d’avoir à dresser un lit pour Henri qui passerait probablement la nuit chez nous. Nous avons un grand divan dans le fond de la salle qui est à la fois notre cuisine-salle à manger et mon atelier. Lucie sortit la literie nécessaire, mais ne fit aucune question. Mon frère arriva par le train de neuf heures, comme la nuit était déjà tombée, Lucie, sur mon désir, avait préparé une petite collation.

— Nous aurons à sortir, très tard, tous les trois… lui dis-je.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria-t-elle. C’est donc ce soir déjà que nous reverrons Louise !

J’avoue qu’une confiance aussi admirable, tout en me faisant chérir davantage encore ma femme, m’épouvanta. Rien n’était moins certain que le succès. Mes suppositions pouvaient être fausses du tout au tout, et l’expédition que nous allions tenter, si elle échouait, prenait l’air d’un pur cambriolage et pouvait nous conduire, Henri et moi, tout bonnement dans la prison départementale. Je ne pouvais cacher à mon frère les risques qu’il courait.

— Nous avons trois bonnes heures devant nous, dis-je, pour nous entendre et pour que tu critiques mon idée ; si elle te paraît absolument folle, tu n’as qu’à le dire.

Nous étions assis devant la cheminée où Lucie avait mis un fagot, et moi, avec un couteau pointu, je fendais des marrons pour les mettre cuire dans les cendres chaudes. J’aime toujours à avoir les doigts occupés ; quand j’ai besoin de rassembler mes idées, je fais du filet, et à chaque nœud de la ficelle, il me semble qu’une déduction s’ajoute solidement à la chaîne… Je dis à mon frère :

— Tout d’abord, pour moi, Louise est enfermée dans la maison Lebougre. Nous avons découvert que sa tante – qui d’ailleurs n’est pas sa tante, mais une cousine au second degré – continue à prendre chaque jour, comme d’ordinaire, trois litres de lait à son laitier que nous avons rencontré par hasard. Hasard providentiel. Car toute ma théorie repose sur ces trois litres de lait.

Je m’arrêtai, attendant de mon frère quelque signe de dérision. Mais il dit au contraire :

— Va toujours. Je m’en rapporte à toi.

— Donc nous admettons que Louise est séquestrée quelque part dans la maison. Le même Mâchon providentiel – le laitier – nous a fait un plan de la maison. Lucie, voudrais-tu faire voir le plan à Henri ? Tu remarqueras, Henri, qu’une seule pièce de la maison n’a aucune fenêtre. C’est le grand cabinet qui ouvre sur la chambre de Mme Lebougre. (J’ai omis de dire que Prosper Mâchon, quand il nous fit la topographie de l’étage, nous avait indiqué la chambre de droite comme étant celle du fils, celle de gauche comme étant occupée par les deux femmes, tante et nièce).

— Si l’on a quelqu’un à séquestrer, c’est dans ce cabinet tout à fait borgne qu’une prisonnière sera le plus isolée, le plus incapable de se faire entendre du dehors. Donc, en suivant toujours la ligne de mon raisonnement, c’est dans le cabinet borgne qu’il nous faut aller chercher Louise…

— Allons-y tout de suite ! s’écria Henri impétueusement.

— Comment t’y prendras-tu ? demandai-je.

— C’est bien simple. Je frapperai à la porte. Mme Lebougre ouvrira et alors j’entre, je monte l’escalier…

— À cette heure de la nuit, tu penses vraiment que Mme Lebougre ouvrira la porte ? Elle se mettra à la fenêtre. Si tu persistes, elle criera au secours…

— Eh ! bien ! dans le cas où l’agent de ce quartier arriverait sur les lieux, je lui expliquerais tout et il me prêterait main-forte.

— Mon pauvre ami, dis-je, tu te feras tout simplement arrêter, soit pour tapage nocturne, soit pour violation de domicile. D’ailleurs, suppose que Louise, qui est une petite créature timide, sensible, souffre ensuite de paraître en justice pour accuser une parente ? Essayons plutôt de la délivrer sans faire aucun scandale public. Mon plan me semble meilleur que le tien. As-tu apporté de Paris ce que je t’ai dit ?

— Oui, mais assurément sans y rien comprendre.

— Tu comprendras bientôt. À minuit nous nous mettrons en route. Toi, Henri, tu empoches tes petits paquets. La poudre est-elle de bonne qualité ?

— Je suis allé chez le meilleur marchand de pyrotechnie.

— Bien. Moi je porterai la grande plaque de tôle que nous plaçons devant le fourneau de cuisine quand Lucie fait du feu. J’ai entendu dire, je crois, qu’à minuit, cette ville économe éteint l’éclairage des rues extérieures. Donc à la Villarde il fera noir comme dans un four, ce qui favorise notre projet.

— Si tu comptes nous faire entrer dans la propriété Lebougre, dit alors Lucie, je ne vois pas trop comment tu t’y prendras. La palissade sur la rue est haute et serrée.

— Nous tournerons autour du terrain, répondis-je, et il y a des chances pour que derrière la maison il y ait soit une palissade moins haute, soit un portillon ouvert… Et dans le cas malheureux où nous ne découvririons aucune façon d’entrer, eh bien ! nous rentrerons bredouille et nous ferons une autre combine.

— C’est que, tu sais, persista Lude avec inquiétude, je ne te vois pas bien escaladant des palissades. Il t’arrivera un accident… Vous ne trouvez pas, Henri, que c’est un peu fou, tout ça ?

— J’irai bien seul, dit-il.

— Non, mon cher, tu n’iras pas seul, déclarai-je, pour la simple raison que mon plan nécessite deux équipes, puisque la maison a deux portes, d’après les observations que nous avons faites avant-hier. Porte d’entrée sur le devant. Porte du côté est, sortie de la cuisine sur le verger. Tu surveilleras une des portes, Lucie et moi l’autre. Si Mâchon n’était pas un grand bavard, je l’aurais mis du complot, mais il aurait fallu le garder à vue dès l’instant où il aurait été au courant. Tu as apporté ta torche électrique, et une autre pour Lucie ? Nous voilà parés à tout. Buvons une bonne tasse de café noir, qui nous éclaircira les idées, mangeons un morceau, et recommandons-nous à notre bonne étoile.

Il était minuit quand notre petit groupe sortit de la cour avec son attirail. Notre rue était déserte. Jusqu’à la Villarde, nous ne rencontrâmes personne ; plus loin j’entendis des pas qui venaient dans notre direction.

— Va le premier, dis-je à mon frère. N’ayons pas l’air d’être ensemble.

Par bonheur, le passant attardé traversa la chaussée et prit l’autre trottoir avant de nous avoir croisés.

— Nous voici rendus devant la propriété Lebougre, me chuchota Henri.

— Tournons la palissade. Fais une reconnaissance. Mets le capuchon à la torche électrique et n’éclaire pas trop large. Nous te suivons.

Lucie et moi, nous marchions à pas étouffés, je sentais sous mes pieds l’herbe rare et les graviers d’un terrain vague qui montait légèrement. De ma main droite, je suivais la palissade, je la mesurais de temps à autre ; elle était toujours aussi haute et serrée que sur la rue. Enfin nous atteignîmes l’angle du haut. Ici, tout à coup, la palissade cessait.

— Il y a un petit mur, me souffla Henri qui revenait sans bruit. C’est plus commode à passer qu’une palissade, surtout pour Lucie, puisqu’on peut poser le pied au sommet. J’espère que Mme Lebougre n’a pas de chien.

— Nous n’avons jamais entendu un chien, et Louise n’en a jamais parlé, n’est-ce pas, Lucie ? Es-tu prête à l’escalade, ma pauvre femme ?

En moins de deux minutes nous étions tous trois de l’autre côté, car ce mur n’avait pas plus d’un mètre et demi de haut. Il était bien parsemé de quelques tessons, mais mon frère, avec sa torche électrique, trouva un endroit où Lucie put poser les pieds sans se blesser. J’avais passé la plaque de tôle à Henri avant de me hisser. Et nous étions là, sur le terrain Lebougre, immobiles, respirant à peine, épiant des oreilles le moindre signe d’alarme dans la maison.

— Tout est bien compris, n’est-ce pas ? fis-je à voix basse. Tu surveilles la porte de la cuisine, sur le côté. Si Mme Lebougre sort par là, tu entres dès qu’elle est dehors, et tu tournes la clef en dedans. Ensuite tu sais ce que tu as à faire. Lucie et moi, nous surveillerons la porte du perron. Si Mme Lebougre sort par là, nous faisons le signal convenu, tu arrives à la quatrième vitesse, nous entrons tous les trois, nous fermons la porte en dedans. Trotte-toi, prépare l’illumination, le coup ne saurait rater…

Alors Henri nous quitta, emportant ses munitions et la plaque de tôle. Avec Lucie, à pas de loup, je revins dans la direction de la façade ; le clair de lune aidait un peu à Lucie à éviter les obstacles, mais j’avais peur, moi, que cette clarté ne nous fit découvrir. Je savais par ma femme qu’il y avait un bouquet d’arbustes à droite du perron.

— Cachons-nous derrière les arbustes, dis-je à Lucie…

Elle poussa une petite exclamation…

— Voilà ses bengales qui s’allument ! fit-elle à mon oreille. Quelle lueur ! rouge mêlée de vert et de blanc… Ça augmente. Voilà les boules lance-flammes qui commencent ; on dirait de vraies flammes…

La voix d’Henri s’éleva au même instant, rauque, bien déguisée…

— Au feu ! au feu ! au feu !

— Pourvu qu’il ait mis assez de poudre pour que ça dure ! fis-je. Je lui avais bien recommandé d’arranger les bengales par petits tas avec des bouts de fil à poudre pour les faire communiquer et qu’ils s’enflamment l’un après l’autre…

Un volet s’ouvrit tout à coup en grinçant, vint claquer contre la muraille. Au son, je saisis que c’était une fenêtre du côté est, probablement au-dessus de la cuisine. Henri cria encore une fois : « Au secours ! », puis Lucie le vit se couler dans l’ombre vers la porte du côté, car elle ne pouvait se tenir tranquille, et elle s’approcha de l’angle de la maison pour suivre les événements. On entendit une clef tourner dans la porte de cuisine, cette porte s’ouvrit…

— Je vois Mme Lebougre sur le seuil, me chuchota Lucie... Elle sort. Elle court vers la lueur… Dans une demi-minute elle verra ce que c’est... Ah ! j’ai vu passer Henri ! Il est entré… Écoute !

Distinctement, j’entendis qu’on refermait la porte, qu’on tournait la clef à l’intérieur.

— Bon ! le tour est joué ! m’écriai-je.

Mon frère savait ce qu’il lui restait à faire ; il n’avait qu’à sortir de la cuisine, monter l’escalier, ouvrir la porte de droite, pénétrer dans la chambre de Mme Lebougre, et là, dans le fond, chercher la porte du grand cabinet, l’enfoncer si c’était nécessaire, rassurer Louise qui s’affolait sans doute, enfermée et entendant crier au feu… Henri n’avait même pas à s’inquiéter de Mme Lebougre qui, étant sortie de la forteresse, n’y pouvait rentrer qu’avec notre permission. Lucie se mit à rire à haute voix, tant elle était ravie.

— Oh ! mon François ! mon François, tu es un génie ! s’écria-t-elle.

Avec une petite femme qui m’admire aussi généreusement, j’ai bien quelque mérite à rester modeste !

Mais nous faisions trop de bruit, sans y penser. Mme Lebougre découvrant que quelqu’un sans doute lui jouait un mauvais tour, et que déjà l’illumination s’éteignait, revenait à grands pas vers sa porte de cuisine, secouait la poignée de la serrure… Elle nous entendit chuchoter derrière l’angle tout proche ; elle se précipita sur nous ; comme nous avions quitté notre abri d’arbustes, nous étions, je pense, en plein éclairage de la lune, contre la muraille.

— Au voleur ! au voleur ! hurla-t-elle, les griffes en avant.

Elle me saisit par le revers de mon veston, tandis qu’elle agrippait aussi ma pauvre Lucie qui fit plaintivement :

— Ah ! non ! ne déchirez pas ma jaquette… Vous en voulez décidément à mon costume ! Avant-hier, c’était ma robe…

— Ah ! c’est vous, madame Lebougre ! fis-je, comme si nous nous rencontrions au cours d’une promenade. Bonsoir, madame Lebougre... Mais oui, c’est nous ! vous nous avez assez tâtés comme ça !

En même temps je lui saisissais les deux poignets et il ne me fut pas difficile de lui faire lâcher prise… Elle respira profondément et fit :

— Ah ! ce n’est que vous, l’aveugle et sa femme !… Qu’est-ce que vous faites ici au milieu de la nuit ?

— Nous venons prendre des nouvelles de Mlle Louise, répondis-je.

Il est probable que le cri : Au feu ! lui avait troublé l’esprit un moment, car elle restait là à ne rien dire. Je l’entendais souffler.

— C’est vous qui m’avez fait des feux de Bengale dans mon verger ? demanda-t-elle comme si elle retrouvait la suite de ses idées.

— Vous voyez bien que ce n’est pas nous puisque nous sommes ici.

— Alors qui est-ce qui a crié au feu ?

— Ça, madame Lebougre, ce sera à vous de le découvrir. Mais veuillez répondre à notre question au lieu de nous en poser d’autres. Où est Mlle Louise ? Savez-vous enfin son adresse ?

— Oui, certainement, mais je ne suis pas forcée de vous la donner.

— Bien inutile d’ailleurs puisque nous la savons, dit Lucie.

— Comment, vous la savez ?

— Oh ! c’est très simple, Louise est dans votre maison, elle n’en a pas bougé.

Il y eut un petit intervalle de silence, puis Mme Lebougre répéta :

— Dans ma maison ! vous pensez que Louise est dans ma maison !…

La stupéfaction que sa voix exprimait était ou sincère ou très bien jouée. Se pouvait-il que je me fusse trompé absolument ? Je me sentis un frisson dans le dos ! Mais alors, alors !… Henri, en cette minute même, allait et venait dans cette maison où il avait pénétré, sans effraction il est vrai, mais en pleine violation de domicile, après avoir risqué d’alarmer le quartier par une simulation d’incendie, et peut-être était-il occupé à enfoncer des portes, peut-être s’affolait-il à ne pas trouver celle qu’il cherchait !

— Nous insistons pour avoir l’adresse de Louise, repris-je un peu au hasard, car j’étais fort troublé.

En aucun temps, je ne suis très sûr de moi, et dans mes diverses enquêtes, comme vous l’avez vu, je suis inquiet jusqu’au dénouement.

— Louise est chez son tuteur, puisque vous voulez absolument le savoir, répondit Mme Lebougre avec une certaine bonne volonté. Elle m’a écrit. J’ai reçu la lettre ce matin. Je serais allée demain vous le dire.

— Vraiment ! fit Lucie. C’est beaucoup de bonté. Vous n’étiez pas si bien disposée lundi…

— Bien oui, mais j’ai réfléchi que si j’ai l’air de cacher l’adresse de Louise, ça pourra paraître singulier…

— Très singulier, en effet, dis-je. Comme cela, son tuteur M. Régimont demeure à… ?

— À Melun, rue de la République 4.

Lucie me poussa du coude. Ce petit signe me rendit attentif et ma mémoire se mettant à fonctionner, je me rappelai que Louise nous avait dit un jour : « Mon tuteur, c’est loin… En Calvados… » Il paraît que Lucie s’en souvenait également. Un peu d’assurance me revint. Puisque Mme Lebougre mentait pour nous dérouter, c’est que mes déductions étaient justes. Louise était dans la maison…

Il devenait donc inutile de continuer à causer pour ne rien dire. Je me tus, tendant l’oreille avec anxiété vers le grand silence des fenêtres et de tout le logis. Rien. Pas un bruit de porte, de voix, de pas… Mais subitement, un petit grincement de clef qui tourne… Mme Lebougre eut un brusque mouvement.

— Qu’est-ce que c’est ! fit-elle. On entre dans ma cuisine !

— Je ne crois pas. On en sort plutôt, dis-je…

Elle se précipita. Lucie me prit le bras et m’entraîna du même côté.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle… Voilà Henri… tout seul…

La voix de Mme Lebougre, grinçante, furieuse, s’éleva… Mais celle d’Henri la domina.

— Taisez-vous, misérable ! qu’avez-vous fait de Louise ? L’avez-vous assassinée ?… Je ne l’ai pas trouvée où tu pensais, fit Henri en s’approchant de moi et me prenant par le bras. J’ai ouvert la porte du grand cabinet, la clef était dans la serrure ; j’ai éclairé tous les coins, il est vide… C’est-à-dire qu’il est rempli de caisses, de boîtes, de vêtements. Mais Louise n’y est pas. J’ai appelé. Elle n’a pas répondu… Vous, taisez-vous ! fit-il de nouveau, comme Mme Lebougre se remettait à l’injurier.

En cette minute, Lucie me quittait, et je l’entendis courir comme un trait dans la direction de la porte de côté… Elle revint un instant après…

— Votre idée, madame Lebougre, fit-elle ironiquement, était de vite rentrer dans la maison et de vous y enfermer. C’est pourquoi je suis allée retirer la clef.

Lucie avait donc saisi une indication sur le visage ou dans un geste de notre ennemie. Tant de choses m’échappent à moi forcément. Je ne serai jamais un détective à toute épreuve. Lucie poursuivit :

— Notre conversation fait trop de bruit, entrons dans la cuisine, nous y serons beaucoup mieux.

En ce moment, je faisais un petit raisonnement : « Mme Lebougre comprend maintenant notre complot, feux de Bengale, alarme pour la faire sortir. Recherches d’Henri dans la maison. Nous sommes dans notre tort absolument, elle a tout ce qu’il faut pour porter plainte contre nous. Ce qu’elle doit faire logiquement, c’est de crier à son tour, d’appeler un agent, de nous faire arrêter tous les trois ; si elle fait cela, je suis fixé. Elle a bonne conscience, Louise n’est pas dans la maison. Si elle ne le fait pas… alors tout n’est pas perdu, mes déductions tiennent encore. »

Au bout d’un instant, Mme Lebougre prononça :

— Vous avez raison. Il n’est pas nécessaire d’ameuter toute la ville. Allez-vous-en chez vous et fichez-moi la paix.

— Ah ! non, pas ainsi, répliquai-je. Vous êtes trop aimable. Mon frère s’est introduit nuitamment dans votre maison. Vous devez le faire arrêter. Et faites-nous arrêter également, ma femme et moi, car nous allons entrer dans votre cuisine de gré ou de force.

Ce que nous fîmes immédiatement, et Mme Lebougre nous suivit, probablement ahurie. Je dis à Lucie à l’oreille :

— Fais-moi le plaisir de passer devant la maison, et de compter combien tu feras de pas bien égaux depuis l’angle de la maison jusqu’au bout de la porte d’entrée.

Et quand elle fut sortie, je dis à Henri :

— Je serais bien aise de monter là-haut et de faire aussi ma petite investigation, dès que Lucie m’aura apporté un renseignement.

Lucie rentra et me dit à voix basse :

— Seize pas.

Nous sortîmes alors tous trois dans une petite pièce qui communiquait avec la cuisine et qui ouvrait ensuite sur le vestibule. Quand nous fûmes au pied de l’escalier, Mme Lebougre voulait nous barrer les marches. Je lui dis de nouveau :

— Mais appelez donc la police, madame !

Elle se contenta de nous injurier, tout en montant avec nous. Quand je me sentis sur le palier, je dis à ma femme :

— Tu compteras de nouveau tes pas depuis le coin de la chambre jusqu’au fond du cabinet où sont les caisses et les vêtements. Compte aussi exactement que possible.

Henri avait ouvert la porte de la chambre, il me prit le bras pendant que Lucie me quittait. Je l’entendis ouvrir une autre porte, celle du cabinet, elle y entra.

— Éclaire-toi avec ta torche électrique, lui criai-je, et va bien jusqu’au fond… Combien de pas ?

— Treize.

— Donc trois de moins que d’après la façade de la maison. Bon. Ça va bien. Je suis fixé. À présent, Henri, entrons tous deux dans ce réduit. Y a-t-il des vêtements accrochés sur la paroi du fond ?

— Il y en a plusieurs.

— Enlève-les, et examine bien soigneusement la paroi. Tu trouveras une porte, immanquablement. Mais cogne un peu d’abord, et appelle Louise.

— Je l’ai déjà appelée quand je suis monté la première fois.

— C’est égal, appelle de nouveau et frappe très fort.

J’entendis qu’on froissait des vêtements, qu’on les jetait à terre, et Mme Lebougre protesta :

— Mes robes ! vous n’avez pas le droit de les toucher !

— Alors, enlevez-les vous-même ! fit Lucie…

— Vois-tu une porte, une serrure ? demandai-je à mon frère avec impatience.

— Non, il n’y a rien qu’une paroi de bois avec des patères.

Je frappai moi-même à grands coups.

— Louise ! Louise ! appelai-je.

J’appliquai mon oreille à la planche… J’entendis un son, une sorte de plainte… Henri l’entendit comme moi. Il se précipita contre la cloison de tout son poids.

— Louise ! Louise ! cria-t-il.

Et ce fut alors la voix de Louise qui répondit :

— Au secours ! au secours !

— Où êtes-vous ? hurla mon frère comme un désespéré…

— Ici, de ce côté ! Henri, au secours !

— Où est la porte ?

— Dans l’autre chambre…

C’était bien simple. Le réduit était partagé en deux sortes de grandes armoires dos à dos. L’une donnait sur la chambre de Mme Lebougre, où nous étions entrés, tandis que le fond, l’autre partie, avait sa porte dans la chambre qui se trouve à gauche, la chambre du fils Lebougre quand il est à la maison.

Henri se précipita vers le palier, je le suivis avec Lucie. Nous entrâmes dans l’autre chambre.

— Vois-tu la porte de l’armoire ? demandai-je anxieusement.

— Oui, je la vois, il n’y a pas de clef. Je vais l’enfoncer.

— Je vous défends d’enfoncer ma porte ! cria Mme Lebougre sur nos talons.

— Ouvrez-la si vous ne voulez pas qu’on l’enfonce !…

La voix de Louise se fit entendre de nouveau, tout près cette fois ; on devinait que la pauvre petite n’était plus séparée de nous que par l’épaisseur d’une planche. Henri donna dans la porte un coup d’épaule formidable, quelque chose craqua… Alors Mme Lebougre se décida :

— À tant que de me casser la serrure, j’aime mieux ouvrir, fit-elle.

J’entendis tinter un trousseau de clefs, l’une d’elles grinça, tourna. Lucie me dit plus tard que le visage de Louise quand on l’aperçut à la lueur de la torche électrique d’Henri, était blanc comme celui d’un fantôme, avec des yeux immenses qui semblaient un peu fous.

— Ma chérie ! ma pauvre petite chérie ! murmurait Henri dans une sorte de sanglot…

— Oui, emportez-la… fit Lucie. Tout de suite, chez nous…

Mme Lebougre essaya des explications confuses, puis des menaces. Mais aucun de nous n’y fit attention. Nous descendîmes l’escalier, nous sortîmes.

— Pourra-t-elle marcher ? demandai-je à Lucie, à voix basse.

— Henri la soutient, la porte à peu près. L’air lui fera du bien. Elle a dû essayer de se vêtir quand elle a entendu crier au feu ; mais elle n’y est pas arrivée complètement, elle n’a que des pantoufles sur ses pieds nus, elle est en peignoir, ses cheveux sont défaits… Si nous rencontrons quelqu’un, nous serons bien ennuyés.

Par bonheur, la petite ville était solidement endormie, tous les bons bourgeois rentrés chez eux. Il était une heure du matin. Je fus étonné qu’une entreprise aussi considérable ait pu s’effectuer en moins de soixante minutes.

À peine fûmes-nous rentrés, que ma femme emmena Louise dans notre chambre à coucher et Henri alluma du feu dans la « Cuisinière » pour nous chauffer à tous du bouillon. J’essayais de trouver des assiettes dans le buffet, d’étendre la nappe sur la table, mais j’étais tellement troublé par une émotion de joie que je ne me repérais plus entre nos meubles. Mon frère quittait à toute minute son occupation pour venir à moi, me serrer dans ses bras et me dire : « C’est à toi que je la dois ! C’est toi qui me l’as retrouvée ! »

J’avais éprouvé tant de craintes, tant de doutes au sujet de mon plan, que je n’étais pas encore tout à fait sûr de mon raisonnement, et je me disais : « Le hasard est pour beaucoup dans ce succès… »

Enfin, les deux femmes nous rejoignirent, et tout à coup je sentis Louise à mon cou, ses lèvres sur ma joue.

— Merci, merci, faisait-elle toute secouée de larmes.

Naturellement, je compris bien qu’elle m’embrassait ainsi faute d’oser le faire publiquement à son fiancé, et j’imaginai qu’Henri me regardait d’un œil étonné et un peu envieux.

— Je l’ai habillée avec mes affaires, elle n’aura pas froid, dit Lucie, toujours pratique et songeant au nécessaire. Elle dormira cette nuit avec moi dans notre chambre, et vous les deux hommes vous vous arrangerez sur le divan qui est assez large.

— Oh ! quelle bonne odeur de bouillon ! fit Louise d’un accent heureux… Figurez-vous que tout ce temps je n’ai mangé que du pain et du lait ! J’en ai le dégoût… Si ma tante avait osé, elle m’aurait mise au pain et à l’eau pour me réduire plus vite, mais tout de même elle avait peur que je tombe malade…

— Nous ne comprenons pas encore tout à fait, dis-je, pour quelle raison elle vous a séquestrée.

— Et moi je ne comprends pas du tout comment vous avez fait pour me découvrir, répondit-elle. Ah ! ce réduit ! pas de fenêtre… Impossible de me faire entendre au dehors… Et de l’air, seulement quand on ouvrait la porte ! Mais vous savez… j’ai plus de volonté que ma tante ne croyait. Je serais morte… oui, mais je n’aurais pas cédé… Oh ! ce bon bouillon !

Lucie mettait sur la table de quoi faire un vrai petit réveillon… Nous parlions tous à la fois. Lucie finit par s’écrier en riant :

— L’un après l’autre, messieurs et dames ! Louise, dites-nous votre histoire d’abord, et François nous dira la sienne ensuite.

— Mon histoire n’est pas longue, fit Louise dont la voix, par instants, trahissait sa faiblesse et sa fatigue. Le jour après qu’Henri a parlé à ma tante pour lui dire ses intentions – le lundi matin – ma tante m’a attirée dans ce réduit qui est une sorte de cabinet, soi-disant pour lui trier des morceaux d’étoffe qui étaient là plein une caisse, et tout à coup elle m’y a enfermée… De derrière la porte, elle m’a dit que je n’en sortirais qu’après avoir juré d’épouser mon cousin, qu’elle lui avait télégraphié de revenir, qu’il serait là dans une quinzaine de jours, et qu’à eux deux ils sauraient bien venir à bout de ma mauvaise tête… Vous imaginez les heures que j’ai passées là-dedans ; c’était noir, ça sentait la souris ; ma tante venait trois ou quatre fois, elle m’avait installé une sorte de ménage de prisonnière, elle m’apportait du lait et du pain et me disait : « C’est encore trop bon pour une méchante mule comme toi… Qu’est-ce que tu as contre mon fils ? » Alors je discutais pour passer le temps…

— Et vous n’essayiez pas de vous sauver pendant que la porte était ouverte ?

— Ma tante se tenait sur le seuil, bien assise carrément en travers avec ses pieds contre le linteau d’un côté et son dos de l’autre… J’ai essayé une fois de la bousculer…

— Pauvre petite mauviette ! fit Henri avec attendrissement.

— Vous savez si ma tante est lourde et forte, elle a des bras de fer. Non, de cette façon c’était inutile. De plus, je crois bien qu’elle mettait quelque chose dans mon lait pour me faire dormir. Je n’avais plus d’espoir de m’échapper, mais quand Michel serait arrivé et qu’il aurait voulu me conduire à la mairie, pour le mariage, j’aurais fait un esclandre dans la ville…

— Ma pauvre petite, dis-je, on vous y aurait menée, à moitié inconsciente, sous l’influence d’un narcotique, très probablement…

— Et vous êtes venus me sauver ! s’écria Louise dans une exaltation de bonheur. C’est comme un rêve d’être ici au milieu de vous, en sûreté… Qu’est-ce qui vous a fait me trouver ? Ma tante m’assurait que vous me cherchiez à Paris, elle vous a dit que je m’étais enfuie de sa maison, elle me tourmentait ainsi.

— À ton tour, François, dit Lucie.

— Je vois bien, dis-je, qu’en partant de ces trois litres de lait, j’étais sur la bonne voie. Quelqu’un devait boire ce lait, c’était forcé… Nous avions un plan de la maison, obtenu, par notre roublardise, d’un voisin communicatif. Vous ne pouviez être cachée que dans le réduit qui ouvre sur la chambre de Mme Lebougre. Mais ce que j’ignorais, c’est que ce réduit était partagé en deux, et quand Henri vous a cherchée dans le cabinet du côté droit de l’escalier, il ne vous a pas trouvée. Mon projet était de faire sortir Mme Lebougre de sa maison, à une heure tardive, et de nous introduire dans la place pendant qu’elle était dehors. Dans ce but, Henri s’est procuré des feux de Bengale et des boules lance-flammes, et il les a allumés dans le verger, puis il a crié au feu.

— C’est ce que j’ai entendu ! s’exclama Louise. Alors imaginez ma frayeur. La maison brûlait, et j’étais enfermée ! J’ai d’abord appelé ma tante comme une folle, et en même temps j’essayais de m’habiller. Mais je crois que j’ai dû perdre connaissance. La peur, et puis j’étais si peu nourrie depuis dix jours, et sans doute une drogue qui m’engourdissait encore… J’ai dû tomber par terre, je ne me souviens plus…

— Vous ne m’avez pas entendu vous appeler ? fit mon frère.

— Mais si ! j’ai répondu !

— Non, dis-je, vous n’avez pas répondu la première fois. Henri ne trouvant personne dans le réduit, est redescendu vers nous, désespéré… Nous retenions Mme Lebougre en conversation avec nous… Alors, j’ai eu une idée. J’ai prié ma femme de compter les pas de la façade qui correspondait, pensais-je, à la longueur de la chambre de Mme Lebougre, augmentée de la longueur du réduit ; elle en trouva seize ; mais, au premier étage, elle n’en compta que treize, ce qui prouvait qu’un autre espace de trois pas s’étendait derrière le réduit, jusqu’à la chambre du fils. Le rébus était déchiffré, nous n’avions plus qu’à passer le palier, à entrer dans la chambre ouest et à chercher la porte de la seconde armoire.

— Je voudrais savoir, s’exclama Lucie toujours prête à m’admirer – ce qui est bien encourageant pour moi, vous l’avouerez – comment l’idée t’est venue de me faire compter les pas ?

— Comment les idées viennent, ça on ne peut guère le dire… Mme Lebougre venait de nous faire un mensonge, en nous donnant une adresse fausse. C’est toi-même, Lucie, qui m’as fait remarquer, par un petit coup de coude, que l’adresse était fausse. Cela confirmait mon opinion que Louise n’était pas partie, qu’elle était dans la maison… Henri ne l’avait pas trouvée dans le réduit. Mais ce réduit pouvait avoir un double fond… J’ai vu, pour ainsi dire, ce double fond derrière la première armoire, et Louise dedans… C’était la seule façon d’expliquer la largeur de trois pas qui nous manquait… Ma pauvre petite Louise, vous étiez probablement dans une sorte d’évanouissement quand Henri vous a appelée… Vous en serez sortie progressivement, et vous avez entendu mes coups de poing dans la cloison et mes appels. C’est vous alors qui nous avez guidés en nous indiquant d’entrer par l’autre chambre.

— J’ai dû avoir l’esprit troublé un moment, fit Louise d’une voix tremblante, il me semblait entendre des anges qui m’appelaient, et je me suis dit : « Ça y est ! je suis morte ! je suis en paradis ! »

En même temps, elle éclatait d’un rire nerveux, puis elle eut un accès de sanglots… Lucie la calma de son mieux, puis l’emmena pour la mettre au lit.

Elle fut assez malade pendant quelques jours, car le régime du lait mêlé d’un narcotique lui avait détraqué l’estomac et les nerfs. Lucie la soigna, Henri vint passer toutes ses soirées avec nous, ce qui était pour la pauvre petite, encore épeurée, le meilleur calmant.

Le mariage n’alla pas tout seul, Louise étant encore mineure. Mme Lebougre menaça d’opposition, et quand son gros Michel – qui voguait sur l’Atlantique au moment où nous délivrions Louise – arriva, il vint chez nous faire une scène tout à fait déplaisante. Louise alors montra le vrai caractère courageux caché sous sa timidité.

— Je vais de ce pas, lui déclara-t-elle, chez le Procureur de la République, déposer une plainte contre votre mère pour séquestration et violence. Mes témoins sont ici, ceux qui m’ont délivré…

Aussitôt, Michel et sa mère ont filé doux.

L’autre tuteur, M. Régimont, ne s’intéressait aucunement à sa pupille ; il envoya un consentement légalisé, sans prendre d’informations ; Louise aurait pu épouser Michel ou tout autre voyou sans qu’il s’en émût.

Henri tint quelque temps les Lebougre sous la menace de leur faire rendre leurs comptes de tutelle ; mais quand le mariage fut accompli, les deux jeunes époux renoncèrent à toute autre démarche, ce qui d’ailleurs n’eût occasionné qu’ennuis et frais de justice ; le petit patrimoine de Louise avait dû être légumé depuis longtemps par Michel qui avait tout d’un gibier de potence, et qui retourna se faire pendre en Amérique.

Mme Lebougre vendit sa maison qui était hypothéquée jusqu’aux tuiles, elle paya ses dettes dans la ville et partit pour une destination inconnue, que nul de nous ne désire découvrir !

Le plus comique, c’est que… ce fut Henri qui acheta la maison ! Et il l’acheta pour moi !

Il avait des économies, insuffisantes à la vérité, mais il garda une hypothèque sur l’immeuble, et il fut entendu que je payerais comme loyer l’intérêt de cette hypothèque. Nous avons trouvé de bons sous-locataires pour les chambres dont nous n’avons pas besoin ; de cette façon, le loyer est couvert. Les pièces du rez-de-chaussée nous suffisent, c’est commode pour moi qui sors ainsi directement dans le jardin, dans le verger, dans la cour de derrière. Nous sommes presque à la campagne, Lucie respire le bon air, elle a des poules, j’ai des lapins, nous venons d’acheter trois porcelets. Mâchon s’occupe du jardin potager, Lucie ne fait plus de couture, et sa santé s’améliore de mois en mois.

Dire que tout ce bonheur nous est venu simplement de trois litres de lait ! - FIN

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 23/06/2019