BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1895


1er janvier.
Examen. Pas assez travaillé : trop retenu. Car moi, qui dans la vie suis plutôt un abondant, qui fais une trop grosse dépense nerveuse, en littérature, dès que je prends une plume, me voilà hésitant, d'une conscience excessive. Je vois, non pas le beau livre, la page mauvaise qui pourrait gâter ce beau livre et m'empêche de l'écrire. Me répéter que la littérature est un sport, que tout y dépend de la méthode, qu'on appelle aujourd'hui l'entraînement. Aucun danger de dépasser les limites.
Pas assez sorti : il faut voir les gens pour les remettre à la place qu'ils méritent. Trop dédaigné le journalisme, les petits embêtements, les pichenettes du sort. Pas assez lu de littérature grecque, pas assez de latin. Pas assez fait d'armes ou de bicyclette : en faire jusqu'au dégoût. Le travail cérébral paraît ensuite une espèce de salut dans un couvent où l'on peut mourir.
De plus en plus égoïste : rien à faire. Rechercher les apparences, tâcher de n'avoir de bonheur qu'à rendre les autres heureux. Eu trop peur d'admirer livres ou actions. Quelle manie, de dire des mots d'esprit aux gens quand on voudrait les embrasser ! Trop demandé à mes amis, hypocritement, des éloges de Poil de carotte. Laisser faire, la chose faite. Le bon qu'on attendait n'arrive pas, mais celui qu'on n'attendait pas arrive. Il y a une justice, mais celui qui la rend batifole. C'est un juge jovial, qui se moque de nous, nous attrape, mais qui, tout pesé, ne se trompe jamais.
Trop mangé, trop dormi, eu trop peur de l'orage. Trop dépensé : il s'agit, non pas de gagner beaucoup d'argent, mais de dépenser peu.
Trop méprisé l'avis d'autrui dans les questions graves, trop consulté autrui dans les frivoles. Faut-il sortir avec ce pardessus, mettre mon chapeau de forme ? Il va pleuvoir, mais je ne prendrai pas mon parapluie, parce que j'ai une belle canne et que je veux qu'on la voie.
M'être trop réjoui en m'apitoyant sur le malheur des autres. Pris un air d'homme sûr de lui. Trop fait le petit garçon avec mes maîtres et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d'avoir du génie.
Trop regardé aux kiosques pour voir si l'on me reproduisait, trop lu les journaux pour y trouver mon nom cité. Trop envoyé, trop dédicacé de livres, pardonnant aux critiques, par un brusque attendrissement, le bien qu'ils m'avaient fait en ne disant de moi ni bien, ni mal.
Trop aimé mes enfants par pose de bon papa, trop étalé l'indifférence de mon coeur à l'égard de ma famille. M'être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu'on ne sait jamais.
Trop conseillé aux autres ce que je devinais qu'il fallait leur conseiller pour leur faire plaisir. Aimé trop de choses pour les autres, et non pour moi-même. Trop parlé de moi, oh ! oui, trop, trop ! Trop parlé de Pascal, Montaigne, Shakespeare, et pas assez lu Shakespeare, Montaigne, Pascal.
Trop dit à mes amis : « Si je meurs avant vous, je vous demande de m'enterrer à Chitry-les-Mines, et, sur ma tombe, vous mettrez un petit buste avec les titres de mes ouvrages, simplement, rien que ça. » Puis, brusquement : « D'ailleurs, je vous enterrerai tous. »
M'être trop noirci quand je savais qu'on allait protester, avoir trop flatté pour qu'on me flatte.
Je ne suis qu'un misérable, je le sais. Je n'en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai
Au théâtre, trop remué la tête de droite et de gauche, comme un bouvreuil, pour faire déjà des agaceries à ma jeune gloire. Revenu toujours trop vite sur mes impressions. Trop lu les articles de Coppée pour me prouver que je suis plus malin que lui.
Et je me frappe la poitrine, et, à la fin, je me dis : « Entrez ! », et je me reçois très bien, déjà pardonné. Trop vanté les petites revues que je n'ouvre jamais, et trop méprisé les journaux dont je lis quatre ou cinq chaque jour. Trop parlé de ma génération, et trop caché l'âge que j'ai. Trop parlé de Barrès et pas assez « écrit » son nom.
Trop bu de chartreuse.
Trop dit : « le bien que je pense... » au lieu de : « le mal que je pense... ».
3 janvier.
-- « Quand je serai grande », dit Baïe, « j'aurai pas de maman et je boirai de la goutte ».
Le vieux naturaliste étudie les moeurs et le travail des fourmis dans ses jambes.
Capus, l'ex-boulevardier, le sceptique, etc. Tâche de gagner beaucoup d'argent pour le donner à son frère qui est sans place, marié, papa, et qui a une belle-mère. (Voir leur odyssée dans Années d'aventures.) Il est tout près d'avoir eu un article de Muhlfeld dans La Revue blanche.
-- Voilà, dit-il, que je pénètre enfin dans le vrai milieu littéraire, celui de La Revue Blanche et du Mercure de France. J'avais commencé par le vrai public. Vous, vous faites l'inverse.
-- Oui, dis-je, mais le grand public me laisse encore de côté.
Tout fier aussi d'être au Figaro et que M. de Rodays l'appelle cher maître.
Il m'emmène dans son cabinet de travail où il écrit en un quart d'heure son Graindorge qu'il envoie par son groom à L'Écho de Paris. Il écrit quelquefois de haut sur une planche qu'il a sous le nez, à cause de sa myopie. Parmi ses livres, je vois du Taine, de l'Herbert Spencer et les études de Brunetière sur Bossuet.
15 janvier.
Visite au Jardin d'acclimatation.
Des phoques se poussent gauchement des coudes, petites oreilles pincées, leur gueule rose plantée de chicots noirs.
De toutes petites perruches comme les épingles de cravate qui chantent.
Les sorties de bal des hamadryas, leur manière d'éplucher des pommes de terre froides, et leur hurlement subit et prolongé à pleine gueule ouverte.
18 janvier.
Un bon mot vaut mieux qu'un mauvais livre.
19 janvier.
Le Désert. -- Pierre Loti, comptez-moi parmi vos frères de rêve, de doute et d'angoisse. Me voilà : marchez devant moi, je vous suis.
Est-ce qu'on ne va pas bientôt s'asseoir ? Est-ce qu'on ne va pas bientôt arriver ? Tapez un peu sur le chameau.
Toi qui portes un vrai costume d'Arabe, je te suivrai dans ma robe de chambre.
Cheminé... Cheminé... Mais pourquoi n'avez-vous pas joint une carte à votre livre ? Il me faut garder sous les yeux mon petit atlas de poche.
Arrivés... Arrivés... enfin... enfin.
Arrêtons-nous, hommes de la tente. L'homme des maisons de pierre s'exaspère.
Comment se fait-il donc qu'on connaisse toutes les bonnes actions discrètes ?
On tira des coups de fusil dans sa fosse pour lui rendre les honneurs militaires.
-- Mais ils vont le tuer ! criait la mère.
21 janvier.
L'air où je vis est tout gris.
28 janvier.
Voyage à Bologne. -- Tous ces petits villages sous la neige, comme enveloppés de fourrures blanches.
Il y avait quelques toilettes, la demoiselle du sous-préfet beaucoup de vides et, au parterre, quelques spectateurs qui changeaient à chaque instant de banquettes, en crachant.
On me disait : « Comment le trouvez-vous, notre petit théâtre ? »
-- Oh ! très gentil. On n'en voit pas beaucoup comme ça en province. M. Repin avait un grand col aux cornes menaçantes, Gaillardon, un petit gilet de couleur et un chapeau de soie dorée. Henriette était plus grande que Marie, et la servante, décolletée, portait de gros sabots blancs avec de la paille qui sortait, qui sortait !...
Et toujours Docquois me répétait qu'il n'avait que ça, mais qu'il avait sûrement le sens du théâtre, que La Demande était très scénique, et que, Pour la Couronne, c'était d'un art qui avait déjà des cheveux blancs.
Or, il arriva que nos acteurs n'avaient pas mangé aux répétitions et, pour faire honneur aux auteurs parisiens, le jeune et intelligent directeur fit servir, le soir de la première, - la dernière - un repas copieux. D'abord, du vrai vermout, puis de la vraie soupe, du vrai ragoût, de l'omelette vraie, puis du café et du cognac. Et ils mangeaient des mots, ils ne savaient plus que dire. Ils se voyaient au souper de la centième, et, de temps en temps, on entendait : « Passez-moi le sel. » Et le souffleur, jaloux, soufflait comme une sirène, mais inutilement.
Un tuyau du calorifère avait crevé, et ça empestait le charbon.
Et, comme c'était une représentation au bénéfice d'une oeuvre anglaise, il n'y avait que des Anglais qui ne comprenaient pas un mot et attendaient Miss Helyett.
On joua d'abord l'hymne russe, l'hymne anglais et La Marseillaise.
Un monsieur, auteur dramatique du pays, nous dit que c'était une belle tranche de vie, qu'il connaissait ça, que c'était du bon Théâtre libre, mais que ça ne prendrait pas.
Le petit homme disait : « Ma petite femme », et la petite femme disait : « Mon petit homme. » En hiver, ils mangeaient dans la cuisine sur une grande table en bois blanc, auprès d'un fourneau admirable d'éclat, soigné, frotté, relié ! Et, le matin, ils mangeaient des bonnes pommes de terre avec du veau dans son jus, et, le soir, ils remangeaient du veau froid avec de la salade huilée et juteuse. Le petit homme était photographe : il faut bien vivre, mais il troussait des articles et les lisait à sa petite femme avant de les envoyer au journal de la ville. Il avait aussi été ténor pendant quatre ans. C'est si amusant, de voyager ! Il n'avait pas une forte voix : il avait une voix juste. Sans se croire un phénix, il avait conscience de sa petite valeur, et l'idée ne lui entrait pas dans la tête qu'un jour il pût être sifflé. Ça lui arriva à Cherbourg. Il y jouait depuis quatre mois. Il semblait être aimé du public, quand des officiers, des brutes... Ce fut fini. P'tit homme se sentit cassé. Il eut une maladie d'estomac et ne joua plus.
Maintenant, il ne fait plus que de la photographie. Pourtant, il fait autre chose : un eczéma. C'est son malheur. Ça l'a pris on ne sait comment. Toujours la vermine l'a adoré. S'il y avait une puce sur un chien, c'était pour lui. Mais est-ce de la vermine, l'eczéma, ou est-ce que ça vient du sang ? Il a pris des dépuratifs : rien n'y fait. Il s'enduit de pâtes. Parfois, résigné, il ne s'en occupe plus, et ça disparaît, mais ça revient avant qu'il n'ait eu le temps de se réjouir. Il ne fait que se regarder dans la glace.
-- Avez-vous remarqué, dit-il, quand vous êtes entré, que je ne vous ai pas tendu une main fraternelle ?
Il n'ose plus rectifier les têtes de ses clients. Il s'approche, avec des mains lépreuses, d'une demoiselle pour lui placer la tête : elle recule et fait la moue. Les yeux enflammés, il répète : « C'est dégoûtant ! » Pour se réhabiliter, il ajoute : « Par exemple, quand on a ça, on n'a pas autre chose. Ainsi, j'avais une maladie d'estomac : elle est partie. Me voilà garanti contre n'importe quoi. » Et il cite Raspail.
Raspail commence à faire autorité dans les provinces.
29 janvier.
Pâle, comme si elle se nourrissait de neige.
31 janvier.
Hier soir, entre Capus, Muhlfeld et moi, la conversation a roulé - au risque de les aplatir un peu - sur l'extraordinaire habileté marchande des P... et des V... Ils offrent des volumes dédicacés même aux petites vendeuses des gares. Ils sont du dernier bien avec Achille. Ils font des voyages en Allemagne, en Angleterre, en Danemark même, pour surveiller la vente, etc., etc. Et ils envoient aux critiques des exemplaires sur vélin avec marge.
Le mal, c'est qu'ils donnent aux éditeurs des habitudes d'indifférence. Confiant en son auteur, l'éditeur ne s'occupe plus de rien.
1er février.
Comme la neige serait monotone si Dieu n'avait créé les corbeaux !
J'aime à sortir par ces temps froids où il n'y a de monde, dans les rues, que le strict nécessaire.
3 février.
Mme Adam. Je la voyais moins jeune. Parle de son rôle, dit « Gallifet et moi ». Voit parmi nous une vingtaine de jeunes qui peuvent l'aider à reprendre l'Alsace et la Lorraine. Se plaint du lâchage d'anciens collaborateurs. En veut à la Revue de Paris et s'excite à rire de mes anecdotes pointues sur Ganderax.
Je me présente à Bauër. Il est gros, plein d'art et revenu de tout. Il me dit que je l'irrite. Il ajoute : « C'est ce qu'il faut. » Il défend mollement Strindberg et fait la roue en parlant du Plaidoyer d'un fou que Strindberg lui a dédié. Mais que nous aimons donc Ibsen ! voilà le grand.
Quant à la foule, le peuple, il ne l'aime plus.
Abîme entre l'artiste et les masses. Il est revenu de tous ces bas-fonds.
Il faut tout de même se forcer pour admirer Rochefort. Toute sa tableauterie me dégoûte. Ce richard qui bougonne, ça devient une scie déplaisante. On peut dire de lui, banalement, qu'il a passé toute sa vie à vouloir se rendre intéressant.
4 février.
Hier soir, cherché un nom pour notre maison de Chaumot On choisit la Gloriette, qui signifie petite maison de plaisance, et aussi parce que c'est un diminutif de gloire et que « Gloriette » engage, oblige un homme de lettres.
L'Herbe. Je veux tâcher de mettre un village dans un livre, de l'y mettre tout entier, depuis le maire jusqu'au cochon. Et ceux-là comprendront la beauté du titre qui ont entendu un paysan dire : « L'herbe pousse », ou : « C'est un beau temps pour l'herbe », ou : « Il n'y a plus d'herbe. »
Ils ont de grosses têtes, comme des bûches, avec des noeuds qui m'écorchent et que je ne sais par quelles cornes prendre.
J'ai acheté cette maison pour être heureux. Papon, que je rencontre, me dit :
-- Ah ! vous avez l'air heureux, vous.
Et je lui réponds :
-- Mon brave Papon, je n'en ai pas que l'air : je le suis.
-- C'est parce que vous avez eu de la chance me dit-il. Vous êtes bien tombé.
Et il s'éloigne. S'il avait raison ! Si j'étais seulement bien tombé, moi qui m'imagine avoir créé mon bonheur moi-même par mon application, ma persévérance, mon sens de la vie, disons-le : par mon intelligence ! Si je n'étais que bien tombé !
De loin, mes amis, je vous juge. Toi, tu veux gagner beaucoup d'argent ; toi, puérilement dominer et tu désires une gloire en gros ; toi, tu t'écartes de façon qu'on te voie t'écarter ; toi, tu passes ta littérature à écrire du mal d'un monde où tu ne peux t'empêcher d'aller. Oh ! vous êtes tous très remarquables. Vous êtes de beaux cerveaux, mais vous avez des buts comiques, et je ris bien, sur ma butte.
Il faut le strict nécessaire, et il faut ne s'en écarter ni en dedans, ni en dehors : en dehors, c'est de la sottise, en dedans, c'est de l'orgueil.
Je me fais nommer maire et je me dis : « Il y a cent personnes autour de moi. Je peux les rendre heureuses. Imitez-moi. Que chacun de vous en fasse autant. Je commence. » Le principal personnage de mon livre, le héros, c'est le bonheur. C'est à lui qu'il faut s'intéresser, souhaitez qu'il ne vienne pas à la fin.
De ma fenêtre, je vois le canal, la rivière, des bois. Je ne veux rien mépriser, et, si je pouvais faire consciencieusement de la politique, je le jure, mon cher Barrès, j'en ferais.
6 février.
Tout petit, je passais pour une mauvaise tête. Il faut maintenant que, dans mon cher pays, je me fasse une réputation de bonté.
8 février.
Le ver à soie file un mauvais cocon.
La neige tourbillonne comme une Loïe Fuller. Ses râclures de corne. Il ne reste sur les champs que des morceaux de neige déchirés. Une bourrasque : elle tombe horizontale.
Le bruit de mort d'un tombereau qui roule sur la terre gelée. Ces hommes qui travaillent dans la neige ont l'air de s'être frottés contre un mur. Un temps où les bouillottes sont enviées.
9 février.
L'ami qu'on rencontre et qu'on hésite à tutoyer, et la petite comédie à deux qu'on joue.
-- Voyons, Bernard, dit Natanson, donnez-nous une nouvelle pour le prochain numéro de La Revue blanche. Je compte sur vous, n'est-ce pas ?
-- Bien, bien. Quand faudra-t-il venir vous essayer ça ?
11 février.
La chaleur légère, ailée, d'un feu de bois.
12 février.
Il y a les bons écrivains, et les grands. Soyons les bons.
Dans les salles de rédaction, il me semble que je perds mon temps sous moi.
13 février.
Hier, Rod me racontait la lamentable odyssée de Duchosal à Paris. Comment ce cul-de-jatte manchot a-t-il pu y arriver et y circuler ? En se traînant. Il est allé voir Rod à Auteuil, et, dit Rod, il n'a fait que tousser, cracher et se moucher dans sa serviette. Et, comme un autre sourd était venu de Genève à Paris (ils ont tous la manie de quitter Genève, dit le Genevois Rod). Duchosal a eu un mot sublime dit encore Rod : « Comment peut-il venir à Paris, lui un infirme ! » Et le pauvre Duchosal comptait sur des arcs de triomphe, lançait de tous côtés des télégrammes : « Je suis à Paris. Je vous attends à l'hotel de... » Mais ses amis le fuyaient comme la peste.
Oui : le conte que j'écris existe, écrit d'une façon absolument parfaite, quelque part, dans l'air. Il ne s'agit pour moi que de le trouver -- et de le copier.
Mon Éloi : c'est une sorte de Don Quichotte de chambre.
On ne peut guérir du mal d'écrire que pour tomber réellement, mortellement malade, et mourir.
Léon Blum me dit :
-- Je ne voudrais pas que vous vous méprissiez sur ce que je pense de vous. Mais je ne saurais, sans barboter... Tenez, déjà je barbote !
Il dit qu'il a surpris une de ses bonnes apprenant par coeur Volupté, de Sainte-Beuve, qu'elle avait pris dans sa bibliothèque. Il dut lui donner le livre.
-- La scène du don a dû être émouvante, dit Tristan Bernard
Paul Adam dit qu'une de ses bonnes lisait du Poictevin, et qu'il a reçu des tas de lettres d'ouvriers, de huit pages, etc. Mais A. Natanson coupe les paroles de tous, comme des betteraves.
Achille et Don Quichotte sont, Dieu merci, assez connus, pour que nous nous dispensions de lire Homère et Cervantès.

14 février.
Baïe a rêvé d'un éléphant qui avait de belles bottines,
En littérature, il faut arriver doucement, de peur d'attraper un chaud et froid.
Le vrai ne se distingue du faux, en littérature, que comme les fleurs naturelles des artificielles : par une espèce d'inimitable odeur.
16 février.
La première fois que je rencontrai Mme Séverine, tout de suite, sans dire un mot, nous prenant les mains, nous nous mîmes à pleurer.
Il faut être honnête et modeste, mais il faut dire qu'on l'est.
Ce que devient le mot cochon dans la bouche d'une jolie femme.
18 février.
Les éditeurs si gentils quand on ne publie pas chez eux.
C'est l'heure où sortent des ateliers de petits modèles à suivre.
19 février.
On n'est rien avant trente ans, trente-cinq ans, et je m'aperçois qu'il faut toujours reculer la date.
Toulouse-Lautrec. Plus on le voit, et plus il grandit. Il finit par être d'une taille au-dessous de la moyenne.
Oh ! le joli mot ! Il faut mettre ça quelque part. Il fait tant de jolis mots qu'il ne sait plus où les mettre.
20 février.
Il prend à la conversation la part du lion.
23 février.
Il faudrait, pour meubler ce grand salon, lâcher deux ou trois petits éléphants qui se promèneraient en tous sens.
Ça dura vingt-cinq ans, montre en main.
Un petit particulier humain m'intéresse plus que l'humain général.
24 février.
-- Hier, dîner de La Nouvelle Revue, sous la présidence de Mme Adam fausse, en général de Galliffet. Et des gens qui prononcent gravement ces deux mots : économie politique. On propose de signer une pétition pour faire décorer d'Esparbès.
Une belle dame qui a l'air du buste de la République des Lettres. Silence ! Il va tomber de la neige. Quand on veut embrasser cette femme froide, on a l'air de vouloir écarter de la neige.
Je n'aime à parler qu'avec des gens plus grands que moi et dont la bouche me dépasse, parce qu'ainsi les odeurs montent.
-- Oh ! Vos pages courtes ont un succès !... dit Mme Adam, avec l'air d'ajouter : « Oui, mais ce n'est tout de même pas ça qui va nous rendre l'Alsace et la Lorraine ! »
Mauclair avec une petite moustache blonde. L'ancien ministre Bourgeois arrive avec sa rosette et une redingote. Edmond Aman-Jean, avec une tête qui a déraillé.
-- Avez-vous reçu mon livre ? dit-il.
-- Lequel ? dit Mauclair. Vous en publiez trente-six.
Le député Étienne Dejean me dit :
-- Nous devons être du même âge.
Il se trouve qu'il n'a que dix ans de plus que moi. J'ai tant souffert !
25 février
Aux paysans qui lui demandent si tel endroit de Paris est loin de tel autre, papa répond : « Peuh ! Il n'y a que la rivière à passer. »
A La Nouvelle Revue où l'on nous paie dix francs nos fantaisies. Tristan Bernard, vexé, signe sur les reçus avec un petit b.
28 février.
Passé à la Morgue aujourd'hui après déjeuner. Vu trois nobles cadavres, bien arrangés sous leur couverture notre et numérotés. La bouche ouverte, la barbe et les cheveux peignés, ils ont l'air de dormir. Ils ont seulement l'air de trop dormir, sans respirer. Ils sont vraiment très bien, beaucoup mieux que leurs photographies qu'on voit à la porte : ce n'est pas vivant.
2 mars.
Hier soir, banquet d'Edmond de Goncourt. -- D'abord, on peut envoyer un télégramme d'excuses. Economie : 12 francs. Et puis, le télégramme est lu au dessert. Ainsi, l'on se tire de la foule.
En entrant, j'aperçois un beau jeune garçon frisé, lingé, pommade, peint et poudré : « C'est Lucien Daudet. » Il parle avec une petite voix de poche de gilet. Jean Lorrain, avec des mèches blanches et une paupière tombante. Marcel Schwob, qui se fait maintenant une tête, laisse pousser ses cheveux, ceux qui veulent ; mais il a derrière le crâne une place nue. Il a l'air de sortir d'un de ses contes.
Jean Dolent couvert de miettes. Nous parlons du travail pour le travail, et il se met en fureur contre les gens qui disent : « Oh ! Dolent n'a pas de besoins. » -- Quand je voyage avec mon ami Carrière et que nous faisons un détour pour économiser cent francs, ça nous chagrine. J'ai de quoi manger parce que je modère mes appétits. L'artiste, c'est celui qui n'a pas de but, qui n'est préoccupé que de son art, et non point de femmes, d'argent, de situation mondaine. Et l'artiste est celui qui dédaigne les compliments, parce que personne ne le connaît comme il se connaît.
Tissot me présente Georges Lecomte et lui dit : « Voilà un homme heureux ! »
Et Fèvre qui fait la moue parce que je lui dis qu'il ressemble à un certain Pontsevrez, et Georges Moreau, directeur de La Revue encyclopédique, qui vient à moi et me reconnaît d'après un portrait paru dans La Plume. A ma gauche, un monsieur qui se rappelle m'avoir vu chez Léon Daudet, ou dans une gare en costume de voyage : il ne sait pas bien. Il confond avec Rochefort, retour de Londres. Il est sourd, et il me parle avec une toute petite voix de religieuse, de sorte que c'est moi qui lui semble être le sourd.
-- On ne vous voit pas souvent, me dit Goncourt.
-- Mon cher maître, c'est pure discrétion.
-- Eh ! bien, c'est bête.
-- Voilà un mot qui me plaît.
Il est beau, notre vieux maître. Il est ému, et, quand on lui serre la main, on la sent molle, et ballottante, comme pleine de l'eau de son émotion.
Il y a, devant lui, sur la table, un superbe gâteau monté, dont on dirait l'Académie des Goncourt réalisée, en modèle réduit, par un pâtissier.
Comment ! C'est ça, le grand Clemenceau, ce monsieur qui parle d'une voix saccadée, une main dans la poche, et qui vous sort une vieille phraséologie ? Ce scalpel ne servait-il pas déjà à couper la carotide aux mammouths ? Dieu ! que ces gens-là sont loin de nous ! « Bon ouvrier... République sociale... » Zut ! Zut ! Monsieur, vous êtes chez des hommes de lettres, et vous nous prenez pour des électeurs. Ne sentez-vous pas notre déception, et un peu notre dédain ? Quelques-uns de vos amis disent que vous improvisez.
Et puis, Zola nous raconte ses petites affaires. Ah ! le vieux bûcheron bûcheronne toujours. Enfin, Daudet, restant assis, lit à Goncourt son petit devoir d'amitié. Il a bien l'air de l'écolier penché sur sa table, sur sa feuille de papier tremblante, sous l'oeil sévère du maître. Et pourtant, je l'affirme, toute notre sympathie allait à eux quand, durant nos bravos et tandis que nos mains battaient, Goncourt et Daudet se serraient les leurs sous la table.
Très bien, Poincaré, avec sa figure anguleuse et volontaire, son front gouvernemental. Il dit le mot juste. Il est modeste. Il diminue l'État, il s'excuse en l'honneur de la littérature. Et cela lui permet, à lui, jeune ministre de trente-cinq ans, d'être assis sans ridicule, sans que nous nous révoltions, à la droite d'un de nos maîtres qui a plus de soixante-dix ans et qui seulement à cet âge est mis à sa place, au premier rang.
Et Barrès, avec sa tête de grand-duc déplumé, le regarde, le jeune ministre, applaudit même, Barrès dont le nez s'allonge jusqu'à former un angle aigu avec la ligne de la bouche et du menton. Je le félicite de sa dernière incarnation, et il sourit.
Georges Hugo, plein de santé, qui se porte comme un alexandrin de son grand-père.
Il y a des Japonais, qui ont l'air de petits charbonniers juifs. Il y a des Anglais, qui ont l'air d'Oscar Wilde traduit en français. Il y a un petit Américain estropié, qui a fondé un journal à douze ans, et trente mille petites filles se sont abonnées.
Et il n'y a pas François Coppée, qui est malade et mourra peut-être de ce banquet. Et il y a Willette, avec sa tête de Louis-Philippe avant la gloire. Et il y a Huret, avec sa tête de grand jars prêt à siffler.
Le grand hall se vide. Un riche original pourrait s'y offrir un banquet, tout seul à lui tout seul, avec les plats qu'on a économisés grâce à ces discours. Quand on parlait de La Fille Élisa, les garçons dressaient l'oreille comme si elle allait entrer. Et Goncourt a dû faire cette réflexion avant de se coucher : « Vraiment, puisqu'ils sont si gentils, Je vais encore leur donner un volume de mon Journal avant de mourir. »
Et, moi, j'avais envie d'aller tout de suite à n'importe quelle distribution de prix, prononcer mon premier discours. Mes gestes marchaient tout seuls et ma voix donnait d'elle-même.
Oui ! je suis heureux, ce soir, parce que quelques hommes de goût m'ont témoigné leur admiration. Mais demain ?
La joie, peut-être, d'un grand homme qui devine que ses enfants ne seront rien.
Le bois du foyer bouge comme si la chaleur y faisait remuer des bêtes endormies.
5 mars.
Il a la manie de vous mettre sous le nez des phrases de Mallarmé, et de dire : « Lisez-moi ca ! » On lit, on a lu, et on reste muet (heureusement !) d'admiration.
5 mars.
Éloi a nettement conscience de son énorme vanité ; mais il espère qu'à force de volonté il la réduira au minimum de ridicule, et qu'à force de talent il la fera passer par-dessus le marché.
Chez Jean Veber. Comment ! C'est ce monsieur qui est debout, une jambe à cheval sur une chaise, et qui se dandine, et qui bavarde, qui ne pense pas uniquement à ce qu'il fait, qui voudrait me faire ressemblant ?
Et il ne veut pas avoir l'air de s'appliquer. Sa première esquisse est manquée. Sa jeune femme, qu'il consulte, ne le lui cache pas. Il recommence, et elle est là, près de lui, toute petite et se haussant. Elle le guide. On dirait qu'elle apprend à dessiner à un enfant. Elle lui dit : « L'oeil plus perçant. Tu plisses trop le front. Les sourcils sont moins noirs. Pince un peu la bouche ! » Et il répond : « C'est vrai, c'est vrai. » Ah ! madame, ce que je verrai de bien, signé Jean Veber, je dirai que c'est vous qui l'avez fait.
Ils affirment qu'ils sont heureux. Elle ne bouge pas. Elle porte une longue chaîne sur sa robe qui lui monte jusqu'au cou.
En préparation, des culs-de-jatte qui s'arrachent un louis d'or, par terre, dans des flaques de sang. Au mur, des croquis de Barrès en singe, en hideux oiseaux : corbeau ou chouette. Emballement sur Willette. Lautrec dessine admirablement. Vallotton, borné, manque d'imprévu.
7 mars.
Chez Pottecher, à Bellevue, Claudel nous lit sa traduction littérale de l'Agamemnon d'Eschyle. Il s'est d'abord fait prier assez modestement, puis il commence, de sa voix de machine à parler, et ses lèvres s'ouvrent comme des éclairs de chaleur. Sa tête est d'un ton cendré. Il a l'air d'avoir brûlé. Il admire ou déteste avec gaminerie. Il dit :
-- Il n'y a rien de plus beau au monde que le théâtre chinois. Quand on a vu ça, on ne peut plus rien voir.
Puis il nous lit une correction de Tête d'or, qu'il refera toute sa vie.
-- Vous avez raison, lui dis-je. Nous devrions, chaque année, au printemps, passer un mois à corriger notre oeuvre.
Je lui dis qu'il se grise d'images, et qu'il ne faut confondre l'image vaguement belle avec l'image exacte, bien supérieure.
Il trouve que Boileau est un grand poëte pittoresque, et le seul qui ait su faire le vers.
La certitude de n'être pas seul qui console même dans un cimetière.
10 mars.
Mon pays, c'est où passent les plus beaux nuages.
Et Dante qui s'évanouit à chaque instant.
12 mars.
Comme nous apprenions coup sur coup plusieurs morts, elle ne manqua pas de dire : « Crois-tu qu'on décanille, hein ? »
13 mars.
Nous avons bavardé plus de cinq heures, et il ne m'en reste rien. Nous méprisions tantôt l'argent, tantôt le travail qui ne rapporte pas. Je disais : « J'aime la solitude », et Claudel me répondait : « Vous ne savez pas ce que c'est que la solitude. Moi, je l'ai connue dans un désert d'Amérique, à 80 kilomètres de Boston, où mon ami le violoniste composa un air où le désert était tout entier. »
Ce qu'il y eut de mieux, ce furent quelques phrases de La Bruyère que nous lut Claudel. Elles nous donnèrent l'impression que nous ne lisons jamais La Bruyère. Et Claudel parle de tuer en lui toute création, toute inspiration. Déjà, il ne lui consacre plus qu'une heure par jour, et, tandis qu'il passe d'une conviction à une autre, son visage joue tout un orage.
-- Dans la métaphore, dit-il, le premier terme de la comparaison disparaît. Dans l'image, les deux termes subsistent et ne sont qu'ajoutés l'un à l'autre.
Et il parle des Indiens qui imitent avec la bouche le bruit d'un insecte qui ronge le bois, et qui passent de longs mois à chercher une formule de trois ou quatre vers pour incanter une rivière, et qui considèrent le lapin, déjà si troublant chez nous, comme un grand magicien.
Claudel, l'auteur de Tête d'or, et de La Ville, qui passe parmi nous pour un homme de génie, et qui est vice-consul à New York, à Boston, en Chine, etc., reste au bureau par devoir, fait des rapports par devoir, au point même qu'il en fait qu'on ne lui demande pas.
-- Je suis payé, dit-il simplement. Je tâche de gagner mon argent.
Ce soir, au cirque, un dompteur montrait à la fois des poules, des renards et des chiens. Les renards s'avançaient amicalement vers les poules : c'était le progrès. Les poules n'avaient pas l'air trop rassuré : c'était la routine. Grâce aux chiens pacificateurs, tout allait bien : c'était la civilisation.
Un classique est un écrivain qui veille sur la tradition.
15 mars.
Le petit frisson avant-coureur d'une belle phrase qui vient.
Je voudrais, oui, je voudrais aussi qu'elle allât un peu à la messe. Ça ne me déplairait pas. Elle y montrerait sa toilette. Elle serait la plus belle. Elle ne prierait pas Dieu sottement comme une dévote inintelligente. Elle lui sourirait, lui ferait bon visage, avec l'air de dire : « Vous savez ? Si vous existez, tant mieux. Je le souhaite, mais vous ne me faites pas peur. Je vous aime sans trembler. » Elle n'irait pas aux vêpres : c'est trop froid.
16 mars.
Hier, été pour la première fois de ma vie à l'Opéra.
Jean Grave, un ouvrier à figure intelligente et douce. Naturellement, il fonde un journal. Il a déjà les 300 francs du premier numéro. Il me raconte qu'un propriétaire a cédé à quelques socialistes un hectare de terrain en pleine campagne. Ils le feront clore, y mettront quelques animaux et, sans travailler, y vivront « des fruits de la terre ». Ils se vêtiront des peaux de leurs bêtes, etc., etc., et les bêtes vivront écorchées. Pourvu que tout cela ne finisse pas mal, aux Folies-Bergère.
19 mars.
-- Oh ! maintenant, dit Rod, auteur pour institutrices, je n'ai plus de prétentions.
-- Il ne vous reste que celle de ne plus en avoir.
Chez Claudel, dîner et soirée fantômatique. Sa soeur me dit :
-- Vous me faites peur, Mr. Renard. Vous me ridiculiserez dans un de vos livres.
Son visage poudré ne s'anime que par les yeux et la bouche. Quelquefois, il semble mort. Elle hait la musique, le dit tout haut comme elle le pense, et son frère rage, le nez dans son assiette, et on sent ses mains se contracter de colère et ses jambes trembler sous la table.
Atelier traversé de poutres, avec des lanternes suspendues par des ficelles. Nous les allumons. Des portes d'armoires que Mlle Claudel a plaquées contre le mur. Des chandeliers où la bougie se plante sur une pointe de fer et qui peuvent servir de poignards, et des ébauches qui dorment sous leur linge. Et ce groupe de la valse où le couple semble vouloir se coucher et finir la danse par l'amour.
Je n'ai pas entendu un mot de ce que disait la mère. Et, pourtant, à chacune de nos paroles elle répondait, faisait sa petite réflexion pour elle seule, ou poussait un soupir.
Et le musicien qui a vécu deux ans avec Claudel, et qui vient seulement d'apprendre que Claudel est un littérateur ! Presque un vieillard, aux cheveux rares, sans crâne, et doux, et bien élevé, qui vous serre les mains comme s'il voulait d'un seul coup prendre possession de toute votre sympathie. Il ne se fait pas prier pour jouer. Il attendait. Son violon dort au chaud dans des coussins brodés de palmes. Et il joue sans pose, les yeux fermés. Après un morceau, il dit : « Qu'est-ce que je vais vous jouer maintenant ? » Quand visiblement nous sommes un peu las, il dit : « Faut-il le remettre ? », avec un air de dire : « Il faut donc le remettre ! »
Comparaison entre la musique et la littérature. Ces gens voudraient nous faire croire que leurs émotions sont plus complètes que les nôtres. Nous éprouvons tout ce que vous éprouvez, plus... Plus quoi ? Un petit plaisir sensuel, la griserie que donnerait un verre d'alcool. J'ai peine à croire que ce petit bonhomme à peine vivant aille plus loin, dans la jouissance d'art, que Victor Hugo ou Lamartine, qui n'aimaient pas la musique.
On parle de Schwob, de ses cheveux à la pirate. Il ne voit plus aucun de nous. Et sa fureur parce que Mme Léon Daudet citait à table un vers de lui ! Et sa sourde haine parce que j'ai écrit Il faut qu'une porte soit fermée !...
-- Est-ce vrai, mademoiselle, qu'à Guernesey les rochers où s'est assis Victor Hugo sont marqués d'une croix verte ?
Et le roman ? Qui de nous oserait écrire un roman avec ces mots vidés de leurs sens : « Je t'aime » et « amour » ? Nous ne sommes capables que d'écrire un livre, c'est-à-dire de remplir un cahier et de vider un encrier pour notre santé intellectuelle.
Shakespeare ! Tu dis toujours Shakespeare ! Il y en a un en toi : trouve-le.
Aller parfois dans le monde pour avaler un verre de bile.
Un Japonais à la peau sans pli me dit que, d'abord, tous les Européens lui ont paru les mêmes et qu'il a mis longtemps à les individualiser.
-- Cependant, lui dis-je, nous sommes blonds, ou bruns, ou rouges, tandis que vous êtes tous jaunes et noirs.
-- Il vous paraît, dit-il.
Et, à Mlle Claudel qui avait collectionné quelques japonaiseries qu'elle admire de tout son coeur, il apprend qu'elle n'a là que de mauvaises copies de mauvaises choses de la décadence.
26 mars.
Les sillons, rides annuelles de la terre.
Schwob sait quelle est la partie la plus faible d'un livre et que c'est de celle-là surtout qu'il faut complimenter.
27 mars.
De son ronronnement, le chat accompagne le tic-tac de l'horloge ; c'est toute la musique de la chambre.
Pottecher m'emmène chez Goncourt. Il me semble que la maison a grandi. Eulalie vient nous ouvrir. Je crois bien qu'elle a un lorgnon. Elle a presque l'air d'une grande dame dont la fille épousera sûrement un homme de lettres. Goncourt, qui se reposait dans sa chambre, arrive, tout tassé. Il se plaint de l'influenza. Description de l'influenza. On ne sait pas ce que c'est. Description d'un feu de cheminée qu'Eulalie et sa fille ont éteint. Supériorité du feu de bois sur tout autre feu. Il a gelé l'autre soir en dînant chez Zola ; le dîner était d'ailleurs très bon. Le feu de bois n'a que l'inconvénient de faire trop de suie. Alors, le progrès ? Maintenant, on ne sait plus se chauffer. Et, même chez la princesse, les femmes sont obligées de mettre un fichu sur leurs épaules décolletées.
-- Et qu'est-ce que vous faites ?
Autrefois, on gagnait beaucoup moins. Aujourd'hui, la littérature nourrit son homme. Et encore !... Le plus fort, c'est Halévy qui, comme Michelet, édite ses livres à ses frais. Un artiste ne gagne jamais d'argent par son art, mais par ce qu'il sait mettre à côté. En ce sens, Daudet a beaucoup fait pour les artistes et pour lui-même. C'est lui qui fait nos traités. Ah ! si je n'avais pas d'enfants ! disent-ils. Mais un artiste ne doit pas avoir d'enfants. C'est une vieille opinion à moi. Avec mon frère, nous n'avions que 9 000 francs de rentes.
-- Tant qu'on n'aura pas trouvé de moyen de photographier la gloire, dis-je, l'artiste ne sera pas content. Et il lui restera de se plaindre que ce n'est pas bien venu.
Réflexions sur Sarcey. Zola, malgré tout son talent, ne comprend ni Lourdes, ni Rome, ni Paris. Ce sont là des sujets, non de romans, mais de fresques historiques.
Ne peut plus lire de livres d'imagination. Ne lit plus que des Mémoires : c'est là qu'il y a encore le moins de fausseté.
Si ému, le soir de son banquet, qu'il a gardé tout entière pour lui la corbeille de fleurs envoyée par Mme Mirbeau, et qui était composée de petits bouquets pour les invités de marque.
D'après Pottecher, il a eu beaucoup de maîtresses. A Vichy, il reçut une boîte avec une coccinelle dedans, et disait : « C'est une jolie femme qui l'a prise sur son cou et qui me l'envoie. »
29 mars.
-- On ne vous voit pas.
-- C'est pourtant vrai, oui. Ça me manque si peu !
Les chardons au poil de lapin.
31 mars.
Hier soir, dîner de La Nouvelle Revue. -- Georges Hugo, le masque et la carrure de son grand-père. Débute dans la littérature aujourd'hui même par les Récits d'un matelot. On pourrait remplir un petit volume de toutes les banalités que fera dire ce début. Nous dînons en face de Gerville-Réache, Rivet et Dejean, trois députés. J'entends un vieux, qui n'a plus de dents, dire : « Les hommes raffinés sont quelquefois durs. » Nous disons à Rivet que Barrès est le plus grand écrivain du siècle. Léon Daudet crie que Boileau est le plus grand poëte de tous les temps. Pan ! Pan ! Pan ! Et Georges Hugo dit que Léon Daudet a l'oeil le plus intelligent qu'il connaisse.
Une femme laide et décolletée parle de ses « petits écrits ».
2 avril.
Comme on se rencontre ! oui, on se rencontre, cornes en avant, comme les deux chèvres de La Fontaine sur leur étroite planche.
A Charles Maurras : « Je voudrais causer longuement avec vous de votre définition de Poil de carotte. Je ne puis, par cette lettre, que vous remercier d'avoir, pour la seconde fois, écrit, sur mon « sottisier », quelques lignes dont je suis très touché. Je n'y ajouterai qu'une réflexion, presque une légère protestation.
« Comme écrivain, je tâche de savoir me borner. Comme lecteur, je ne me borne pas. J'aime, croyez-le, beaucoup de choses que mes livres ne laissent point deviner. J'ai été fortement remué par les poëtes, et surtout par la prodigieuse abondance verbale de Victor Hugo. Y a-t-il réaction ? C'est possible. Il y a plutôt limitation. Au delà, je suis mal à l'aise, et je m'excuse en me persuadant que, pour faire bien, il faut que je fasse peu, et même petit. Mais, la tête relevée de mon établi où vous imaginez que je me contracte, je vous assure que je ne méprise personne et que je n'ai aucune peur d'admirer les plus grands. Et je me laisse même aller avec une douce détente.
« Vous voyez que cette lettre ne me suffirait pas. Sachez encore que j'ai barré de coups de crayon furieux, sur mon exemplaire d'En route, les mêmes phrases que vous soulignez. Vous voyez que le dégoût de ce trivial exaspérant nous est commun ».
7 avril
Puisqu'il y a l'homme du Nord et l'homme du Midi, n'y a-t-il pas aussi l'homme du Centre ?
Le putois sur la maison des Perreau. Tableau de nuit. Je n'ai plus le temps de regarder tout cela, d'avoir ces impressions troublantes et qui longtemps se répercutaient en moi, et me faisaient rentrer ma tête sous les draps.
Son livre de la vie fut in-75 ans.
9 avril.
Le docteur Gallmann, élégant Viennois à lunettes d'or vient me demander de lui indiquer, en deux lignes, ce que, du passé, je souhaiterais de voir revivre.
Il me dit qu'on ne connaît, de chaque littérature étrangère, que ses rapports avec la politique.
-- Chaque littérature, lui dis-je, a pour chariot sa politique.
Le mot lui plaît, et je sens qu'il le placera quelque part. Je lui écris :
-- Je ne désire rien du passé. Je ne compte plus sur l'avenir. Le présent me suffit. Je suis un homme heureux, car j'ai renoncé au bonheur.

10 avril.
Paul Hervieu, trente-huit ans. Il a maintenant la bonté large que donne le succès. Il ne dédaigne que..., qui ne sait ni écrire, ni construire, ni faire la scène. Mon admiration pour Capus le choque un peu. Il le met au rang des..., qui sont des hommes de tout l'esprit qu'on peut avoir, mais qui ne sont pas des poëtes. Le poëte est celui qui voit le drame et la comédie. On gagne à être connu. On perd à être trop connu. Pourquoi mépriser le grand monde ? C'est l'aboutissement d'une marche ascensionnelle. L'homme du monde est aussi intéressant que le mineur. D'ailleurs, on trouve tout même dans un morceau de silex.
Les cheveux abondants et bien divisés, menton rond, pommettes rondes.
13 avril.
Dans cette affaire Oscar Wilde, quelque chose de plus comique que l'indignation de toute l'Angleterre, c'est la pudibonderie de quelques Français que nous connaissons bien.
Écrire, c'est une façon de parler sans être interrompu.
La noix : ces deux minuscules tortues figées ; la tortue, cette moitié de grosse noix.
Derrière la fenêtre je vois une main qui coud. On dirait qu'elle vient chasser de la vitre une mouche obstinée, une buée qui se reforme, qu'elle relève une mèche de cheveux retombant toujours.
-- Les chevaux seraient bien plus beaux s'ils n'avaient pas de poils, dit Berthe, et s'ils portaient des tabliers rouges.
27 avril.
Visite de Barbusse. Grand, grand, figure rasée. Il compte sur des articles de Silvestre, de Coppée, de Gaston Deschamps. Ça fait vendre !
Il me fait l'honneur de dire qu'il préfère la prose aux vers.
Clichés. Encore un qui tenait l'Empire en échec du bout de sa plume ou de son crayon !
30 avril.
Rostand, un peu jeune, un peu vieux, un peu chauve, plein d'un joli talent dans sa Princesse lointaine, très au courant de L'Écornifleur et de Coquecigrues.
Vicaire, un Verlaine commun, dont les vers coulaient, hier, entre les bocks et les soucoupes, mous, mous.
Le petit théâtre minuscule où le spectateur choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer une de mes pièces.
-- Oui, mon cher ami, dit Courteline. Elle assistait à la répétition générale d'une pantomime, et, comme elle ne comprenait pas, elle disait à sa voisine : « Aujourd'hui, ce n'est qu'une répétition générale, mais ils parleront demain, à la première. »
8 mai.
Mallarmé. Il est tellement clair dans la conversation qu'après l'avoir lu on le trouve causeur banal. Il parle de Baudelaire et de ce que je fais. Malgré moi, je suis en glace. Impossible de dire un mot gentil. Si encore, il était velu comme un faune, je pourrais le caresser.
Jardin d'acclimatation. Les boutons de chemise des yeux des flamants roses.
Le casoar à casque, qui a des plumes comme un sanglier.
La selle de l'autruche relève.
Un bison tout sculpté, excepté les mâchoires qui remuent.
Un cygne noir au bec rouge, comme un prêtre qui se pique le nez.
Le lièvre de Russie mêle ses poils à l'herbe qui repousse.
Le bouquetin grave comme un moissonneur qui revient des champs et porte sur ses épaules une double faucille.
Le lapin bélier, noir ou blanc, dont le nez remue comme une paupière, aux oreilles lâches comme une cravate dénouée.
Mme Tola Dorian. Cheveux blancs sous perruque noire. Elle a encore un joli sourire au coin de la bouche. Tout en vert, elle offre au Mercure, comme tapis vert, sa robe de velours vert qu'elle déploie et relève pour montrer de riches dessous.
13 mai.
Mme Rostand devine d'instinct si une chose est bonne ou mauvaise. Elle ouvre un livre, lit deux pages, est fixée, et ne se trompe jamais. Seulement en vers. Dit qu'elle ne se connaît pas en prose. Elle aime aussi Renan. Leconte de Lisle l'aimait beaucoup. Elle l'aimait beaucoup aussi, mais pas son talent, ce qui la rendait malheureuse. Elle ne pouvait pas lui faire de compliments : c'était plus fort qu'elle. Elle a fait un volume de vers, oui. Elle n'en parle plus. Elle tâchera d'en retrouver un exemplaire pour moi. Elle ne s'emporte que dans les discussions littéraires. Elle ne peut pas se retenir : c'est encore plus fort qu'elle. Elle n'aime pas le vague. Elle aime les choses profondes et originales, extravagantes autant qu'on voudra, mais précises.
19 mai.
Les coqs à crête d'apoplectiques.
21 mai.
Ce qui fait le plus plaisir aux femmes, c'est une basse flatterie sur leur intelligence.
Dans son puits de science il n'avait pas d'eau fraîche.
24 mai.
Éloi n'aime pas à écrire une longue phrase. S'il était obligé d'en écrire une, il la disperserait, ligne par ligne, sur plusieurs petits morceaux de papier.
30 mai.
Prudence n'est que l'euphémisme de peur.
4 juin.
Tristan Bernard. Son premier soin, en arrivant à l'hôtel, est de demander s'il y a une dépêche pour lui, quoique personne ne sache son adresse. A table, il fait venir un de ces petits commissionnaires belges qui ont des blouses blanches de maçon, et lui donne un mot : « Prière de remettre au porteur toutes les dépêches et lettres adressées à M. Paul Bernard. »
-- Vous attendez quelque chose ?
-- Moi ? Rien.
Il s'achète une éponge et une petite terrine à fond vert pour se laver la barbe et le reste, et il finit par se laver dans la cuvette de l'hôtel.
Nous cherchons des ressemblances, et nous avons déjà trouvé le père de Paul Hervieu, quand je dis :
-- Tiens ? sur l'autre trottoir, Alphonse Allais.
Et Alphonse Allais lui-même se retourne et lève les bras au ciel. Il nous invite à déjeuner. Comme le garçon lui offre des pommes nouvelles :
-- Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, dit Allais.
Les demis de bière, on les appelle des gendarmes.
Léon Hamelle a déjà mangé un homard, plusieurs tranches de rosbif ; il demande des oeufs durs au garçon qui revient disant :
-- Monsieur, le buffet froid est fermé, et le chef est parti.
La nuit, et le matin de bonne heure, dans les rues, attelages de chiens qui font croire qu'un peuple de nains prend possession de la cité, vit et travaille pendant que dort la race des géants.
Bruxelles, c'est une capitale de province. Les bicyclistes y ont encore des trompes.
Les moeurs, c'est comme l'argent : il n'y a que la menue monnaie qui change de ville à ville. Ce qui a de la valeur et ce qui importe reste le même.
20 juin.
Arrivée à Gérardmer. -- Sur le lac, un petit bateau marche à la voile avec un parapluie.
Avec une croisée mi-partie en carreaux rouges, mi-partie en carreaux bleus, on tire deux forêts d'une seule : une en plein incendie, l'autre, noire, brûlée, éteinte. Des nuées blanches s'accrochent aux pins.
Devant moi, un petit paysage sorti d'une boîte de jour de l'an, avec des maisons rouges, des arbres vernis et de grandes toiles blanches étendues sur l'herbe. Des petits chalets qu'on pourrait déplacer en mouillant le bout de son doigt.
21 juin.
Le voyageur qui, là-bas, sur la route, passe péniblement d'un arbre à un autre.
Ce n'est pas une plaisanterie, un mirage classique : une belle jeune fille marche pieds nus sur la route.
29 juin.
Sur les roses la rosée.
Je sais pourquoi je déteste le dimanche : c'est parce que des gens, occupés à rien, se permettent d'être oisifs comme moi.
Une lune légère, comme faite avec un morceau de nuage blanc.
Claudel. L'âpre Bresse où il est né une seconde fois. Son front devait se cogner aux montagnes, puis, par les vallées à perte de vue, son regard filer comme un éclair. Un calvaire qui donne le vertige. Une église qui étouffe le village dans son ombre, et ces gens dévots qui nous regardent toujours, toujours, comme des étrangers.
Et l'on arrive à ces maisons de cloportes par d'invisibles sentiers perdus dans l'herbe. L'hiver, il faut repousser la neige comme des ours blancs.
Quel épicier aligna tous ces pins de sucre ?
Ce qui me manquait, au milieu de ces pins, c'était de pouvoir poser mes lèvres sur la joue d'une femme fraîche et un peu lasse.
Le petit ruisseau qui écume à toutes les pierres.
-- Les bêtes qui dorment dans l'ombre reposent mieux et s'échauffent moins, dit la vieille femme.
On ne voyait de la chèvre que ses yeux, et un peu ses cornes.
-- La chèvre qui pond du lait, dit Berthe.
Des moissons dispersées sur la montagne avec une symétrie qui apparaît de loin, une proportion dans les distances. Çà et là, une école vide, avec sa cloche dont la ficelle pend. Ses verres dépolis et grattés et ses grandes cartes d'atlas qui dépassent.
Les chevaux aux tabliers chasseurs de mouches, et leurs petites tours Eiffel de grelots.
L'orage joueur de boules derrière la montagne. Après chaque coup de tonnerre la pluie redouble comme les pleurs après les gros mots.
Dans un long voyage, effacer des gares comme les jours de l'année au régiment.
5 juillet.
Gérardmer, la Schlucht, le Hohneck. -- Charlemagne a pris ici un repas champêtre. Tout de suite on parle de ses relations avec ses filles.
La Roche du diable, occasion d'exposer sa théorie sur le vertige. Le corps en arrière, on ne s'appuie à la rampe de fer que du bout du doigt. On devient cotonneux. Un mendiant, qui ressemble à Verlaine, (il est très beau, ce mendiant-là !) profite de notre vertige. Par sensibilité peureuse, nous lui donnons chacun deux sous. C'est à la fois une charité et une façon de désarmer l'abîme qui bâille à nos pieds.
La Meurthe n'en finit plus de prendre sa source. Les autres rivières peuvent attendre.
Descendu jusqu'à Retournemer par le Sentier des Dames. C'est une espèce d'entraînement pour l'enfer. Un des endroits les plus riants de notre promenade. Des petites servantes ahuries nous apportent bière âcre et limonade rouge. Comme je donne quatre sous de pourboire à l'une d'elles, elle les retourne, trouve que ce n'est pas assez pour payer la bière, ou se demande pourquoi je paie deux fois.
Au Hohneck, table d'orientation. Un sentier permet d'y arriver sans marcher sur le territoire allemand. Il faut être patriote, car le sentier allemand est beaucoup plus doux.
Vivre et mourir au bord du lac de Longemer ! Les lichens pendent comme des barbes d'Espagnols. Sous les hêtres, la cascade tombe en gémissant, comme une femme qui se cache la figure.
6 juillet.
Le poëte Titulopanpé avait fait, sur les papillons, une pièce de vers. Il n'en était pas content du tout. Il trouvait lourd le vol de ses papillons. Il déchira ses vers et jeta sur le lac les morceaux de papier. Mais ils ne tombèrent pas à l'eau. Légers, ils s'envolèrent d'un essor miroitant, pris par la brise. Et le poëte Titulopanpé les suivait du regard, attendri, content d'avoir écrit des vers meilleurs qu'il ne croyait.
19 juillet.
Rentrée à Paris. Paris a une odeur de fiacre.
26 juillet.
J'aime mieux m'occuper de moi que des autres, dans la crainte qu'ils ne disent : « De quoi se mêle-t- il, celui-là ? »
28 juillet.
Cette pièce est, comme on dit dans les faits divers, un de ces drames malheureusement trop fréquents.
29 juillet.
Toute notre critique, c'est de reprocher à autrui de n'avoir que les qualités que nous croyons avoir.
10 août.
Je pense à vous et, devant chaque beau site, je pousse une exclamation en votre honneur.
De la joie comme quand il pleut et qu'on sait un ami dehors.
20 août.
La mer, c'est l'abîme plein jusqu'au bord.
Oh ! voir le Groënland ou la mer Morte ! Devant moi, sur le coteau, il y a un petit arbre maigre et ratatiné qui tourne son dos de bossu à la mer et se courbe à son souffle oppressant.
25 août.
Rentrée de Veulettes à Paris.
Les canards se demandent quel est celui d'entre eux qu'ils verront demain, au lever du soleil, brusquement empoigné par la servante de l'hôtel, serré au cou, les ailes folles, et jeté par terre, bec ouvert, pattes raides, et ne bougeant plus, comme s'il dormait.
27 août.
Tristan Bernard, un homme audacieux, un vrai Parisien. Il a le courage de descendre de bicyclette et d'acheter un cornet de raisin chez la fruitière d'en face, et de le manger tout de suite, sur le trottoir, sous les regards des concierges du quartier.
Quand les autres me fatiguent, c'est que je me lasse de moi-même.
Quand on lit le récit d'une vie « exemplaire » comme celle de Balzac, on arrive toujours au récit de la mort. Ainsi, à quoi bon ?
28 août.
Je suis souvent mécontent de ce que j'ai écrit. Je ne le suis jamais de ce que j'écris, car, si j'en étais mécontent, je ne l'écrirais pas.
La montagne enterrée. -- Des étoiles brillent. Les yeux du loup s'allument dans la forêt. L'ombre de la montagne se couche dans l'eau du lac comme un grand catafalque, et les reflets des étoiles s'allument tout à l'entour, comme des cierges.
29 août.
Le garçon de librairie au vent est curieux à observer. Ça l'agace, tous ces désoeuvrés qui dérangent les livres, les salissent et ne les achètent jamais. Les liseurs de revues surtout l'horripilent : il les traite en ennemis. Il les repousse des genoux et du coude avec un tardif : « Pardon, monsieur », si l'ennemi résiste. Il ouvre des placards du bas et écarte les portes, comme si un landau allait entrer.
Mais, son arme la plus redoutable, C'est le plumeau. Il s'en sert avec sournoiserie. Il fait voler la poussière des livres sous les narines du badaud qui ne s'aperçoit de rien, qui admet toutes les nécessités du service, et qui finit par s'en aller acheter un livre plus loin.
Quelquefois, c'est un pauvre auteur dont l'implacable employé coupe ainsi, net, l'innocente joie de manier son livre.

30 août.
Hier, Capus couleur de cuivre. Il vient de terminer une pièce avec Alphonse Allais. C'était dur, de faire travailler Allais deux ou trois heures par jour.
-- Pour faire une pièce de théâtre, dit Capus, il ne faut que de la volonté et de l'esprit de sacrifice. En journalisme, on peut écrire une mauvaise page aujourd'hui à la condition d'en écrire une bonne demain. Dans une pièce, il faut déchirer la page mauvaise. C'était le plus dur à faire comprendre à Allais. Il était rebelle à ce principe comme aux lois de l'équilibre. Jamais je n'ai pu lui apprendre à monter à bicyclette.
Capus a hérité des dettes de Balzac. Il ne vient de Blois à Paris que pour prendre chez son concierge des feuilles de papier timbré ou des menaces de vente. Ça commence à le fatiguer tout de même.
Sur le boulevard on l'appelle Alfred : c'est donc bien un journaliste.
Vu Brieux, « l'auteur applaudi » de Blanchette et de L'Engrenage. Des cheveux trop longs et un pantalon trop court. Il vient de « terminer une pièce ». Il a une figure rose et jeune. Il allait à la campagne, avec l'air d'en revenir.
La toute petite fille de la concierge, qui est devenue aveugle, commence à très bien se servir de ses autres sens : elle va et vient, même sur le trottoir ; mais, quand elle entend des enfants jouer dans la rue, elle rentre et pleure.
4 septembre.
Cliché. Les arts, l'agriculture, les lettres, la politique ont fourni des aliments à l'activité de son intelligence.
Comme je remercie Mme Adam de m'avoir fait obtenir un sursis, elle me parle longuement de la bonté pour la bonté. Elle déteste là bonté judaïque qui implique une récompense. Elle est pour la bonté moderne.
-- De même, dit-elle, que la rente de l'argent qui baisse de plus en plus, de même la rente de la bonté doit se réduire au minimum, et même s'annuler. Non que je sois bête ! Je ne lâche pas les méchants, et, quand j'ai mis ma fortune en travers de celle d'un Bismarck ou d'un Gambetta, son affaire est mauvaise. Quand on me répète qu'une femme dit du mal de moi, je réponds : « Je ne comprends pas. Je ne lui ai pourtant jamais fait de bien ni rendu aucun service. »
Elle vient de recevoir la visite d'un Russe qu'on n'a pas encore rapatrié, bien que, dit-elle, elle ait donné 12 000 francs de sa poche pour le rapatriement des Russes. Et ça ne l'amuse pas, car elle n'est pas riche.
Elle a des toilettes claires, l'air aussi jeune que peut l'avoir une femme déjà vieille, des dents fines et vraies, des cheveux gris, un visage pas trop poudré, et de grosses lunettes.
7 septembre.
Mon cerveau est gras de littérature et gonflé comme un foie d'oie.
9 septembre.
A chaque instant Poil de carotte me revient. Nous vivons ensemble, et j'espère bien que je mourrai avant lui.
10 septembre.
L'écureuil, son murmure à bouche fermée.
13 septembre.
M. Rigal est encore venu me voir ce matin, comme une leçon. Il a une chaîne de montre en or, une cravate blanche, une chemise moins blanche, et des accrocs à ses manches, à son pantalon d'un noir poli, poli. Il ne veut pas d'une situation qui l'humilierait aux yeux de ses anciens administrés, mais il leur tend volontiers la main. Il parle d'organiser une loterie à 20 francs le billet. A 200 billets, il trouverait 4 000 francs, avec quoi il recommencerait sa vie. Dans une heure de conversation, il trouve quatre ou cinq idées qui le tireraient d'affaire.
-- Qu'est-ce que vous en pensez, Renard ? Il vaudrait mieux faire cela, peut-être ?
Arrive l'instant où ses yeux s'emplissent d'eau. C'est une habitude qu'il a prise. Il réussit très bien.
Et il est toujours gras, de cette graisse des petits restaurants où l'on mange beaucoup de pain. Il a gardé son bon appétit et ses petites dents d'Auvergnat rongeur ; et il a une poignée de main en chair froide.
La misère ne le corrige pas. On voit qu'il se fait à mendier. Il se contente de traiter le siècle de « positif ». Ses mains courent à toutes ses poches, disparaissent, ressortent, vont et viennent pour tirer des lettres : « Tenez, lisez ça ! », des lettres dédoublées pour que ça pèse moins, et sales. On reste les yeux dessus le temps nécessaire pour faire croire qu'on les lit. Et tout à coup :
-- Si je retournais à Nevers fonder une nouvelle maison ?
Je le regarde. Et sa grosse tête, bouffie, chauve et cuivrée, me fait l'effet d'une cloche dont le battant, soudain, devient fou.
Et, tout le temps, la peur du « tapage ». Mais ça ne tombe pas.
Etre heureux n'est pas le but, mais il faut au moins l'avoir été.
Même en voiture, il a l'air d'aller à pied.
18 septembre.
Il a plusieurs cordes à l'arc de sa lyre.
19 septembre.
Hier, chez les Noirs du Soudan. Une odeur d'insectes écrasés. Femmes portant sur leur dos des enfants dont la tête pend. Les unes écrasent du mil dans des calebasses. Une, jolie, change son petit, et cette jeune mère montre de belles cuisses brunes, polies, tentantes. Un enfant plonge dans un lac verdâtre qui dégoûterait des canards, ramasse le sou qu'on lui a jeté et le met dans sa bouche. Mon confrère écrit, sur de longues feuilles de papier, d'une écriture arabe, en commençant par la droite, des histoires pour son petit garçon.
Ils cousent sans dés, avec des épines. Quelques-uns ont des têtes intelligentes, la plupart, des figures puériles. Dès mon arrivée, je sens dans la foule un chatouillement au ventre : c'est un petit Noir qui pose sa bouche sur mon gilet et dit : « Sou ! Sou ! Sou ! » Je lui donne un sou, qu'il baise. D'autres demandent à échanger leurs sous contre des pièces, et les jeunes femmes envoient un baiser contre un sou.
Une se pose un cataplasme sur un abcès qu'elle a sous le bras : pas un poil. Ils se chauffent. Je m'imagine que je fais naufrage au Soudan et que tout à coup je me vois entouré d'une cinquantaine de Noirs gambadant et hurlant.
Quelques-uns se promènent avec des Blanches. Volontiers ils touchent nos barbes, et leurs mains nous passent devant la figure comme des chauves-souris
Dans des calebasses ils mangent avec des os plats le riz couleur de ciment. Leurs produits sont rangés par échantillons dans une mosquée, mais sur les étiquettes des bocaux il y a des adresses de Paris. Leurs maisons, nous en faisions de pareilles quand nous étions petits. C'est entre le marin et le lapin.
Les forgerons ont des soufflets cornus qu'ils lèvent et rabaissent comme des diables. Aux chevilles des femmes, de lourds anneaux d'argent. Pas de poitrine : des seins écartés et en forme de poires à poudre.
Histoires naturelles. - Buffon a décrit les animaux pour faire plaisir : aux hommes. Moi, je voudrais être agréable aux animaux mêmes. Je voudrais, s'ils pouvaient lire mes petites Histoires naturelles, que cela les fît sourire.
Il aime beaucoup les voyages. Ce qui l'ennuie, c'est de changer de place.
20 septembre.
Il excelle dans le comique et le tragique à la fois ou séparément.
22 septembre.
Relis, relis. Des choses que tu n'as pas comprises hier, tu seras tout étonné de les comprendre aujourd'hui. Voilà seulement que j'aime Mérimée.
Je n'aime à écrire que de petites choses, en artiste, mais je ne risque pas des livres de précision, des biographies, des critiques. Les romans me dégoûtent, les vers me fatiguent.
Reconstruire ma famille d'après mon enfance.
Il me demandait la lune. J'allai chercher un seau d'eau. « Tiens », lui dis-je, « prends-la. Tu n'as qu'à te baisser. Tu ne peux pas l'attraper ? Arrange-toi. Ce n'est plus mon affaire. Je t'ai apporté la lune. »
J'ai attelé Pégase à une charrue. Il a beau piaffer : il faut qu'il marche avec lenteur et qu'il laboure mon champ. Il reniflait, jetait du feu, piaffait, m'offrait sa croupe, prêt à s'envoler.
-- Tout cela est bien, lui dis-je. Mais approche-toi.
Il voulut s'élancer au ciel, mais le soc de la charrue s'enfonçait dans la terre et l'y retenait.
Il n'y a pas de Paradis, mais il faut tâcher de mériter qu'il y en ait un.
Impossible de voir au fond de mon coeur : la bougie s'y éteint, faute d'air pur.
Je me sens déjà vieux, incapable de grandes choses. Si ma vie se prolonge de vingt années, comment pourrai-je les remplir ?
25 septembre.
Je n'en voudrais pas pour un empire colonial.
26 septembre.
Ce qui me gâte les animaux de Grandville, c'est leur costume. L'air suffisait. J'ai tâché de me contenter de l'air dans mes Histoires naturelles. Les animaux ne sont pas ridicules.
La tortue ressemble à une blouse qui sèche sur une corde et ballonnée par le vent.
La girafe porte-drapeau.
Le hérisson frisé comme des baguettes de tambour.
L'âne au sabot d'enfant, modeste chanteur des rues.
28 septembre.
Par la fenêtre, je la vois toujours travaillant. Il lui arrive de parler tout haut à son ouvrage. Le matin, elle fait son ménage avec des gants. C'est une vieille fille qui a quitté la maison où elle était parce qu'on l'a démolie. Elle est ici depuis plus de quinze ans. Elle n'a fait que ces deux maisons. Un ami vient la voir. Jamais il ne couche. Il déjeune quelquefois le dimanche. Ils sont blancs, tous les deux, à les croire poudrés, et propres, et polis, polis. Ils font de fréquents voyages et paient leur loyer avant de partir. Il est veuf, père de famille. Il a des enfants qui ont des enfants. De peur de leur faire du tort, elle n'a jamais voulu l'épouser. C'est un couple qui fait aimer la vie. Elle ne réclame rien à son propriétaire. Une fois, elle lui a demandé l'autorisation de faire changer son papier à ses frais. Bien avec tout le monde, elle est vieille et a l'air jeune. On la voit très bien maîtresse aimée et amoureuse.
Pour vivre tous les jours avec les mêmes personnes, il faut garder avec elles l'attitude qu'on aurait si on ne les voyait que tous les trois mois.
Ce n'est pas nouveau : c'est renouveau, tout au plus.
29 septembre.
Le pivert : « Peut-on entrer ? » Il regarde de l'autre côté s'il a percé l'arbre. Le chirurgien des arbres.
30 septembre.
Le juge avec sa toque, coiffé comme un gros crayon.
Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ! Est-ce ma faute si je n'ai pas le menton volontaire ?
Tu passeras ta vie à crever ta coquille.
Relu les lettres de Schwob. Nos lettres, c'est bien ce qu'il y a de meilleur en nous.
Patience ! L'eau de mon petit ruisseau arrivera à la mer.
Je veux que mon oreille soit un coquillage qui garde tous les bruits de la nature.
Et, quand une feuille qui paraît abritée se met tout à coup à remuer, à délirer (oui ! elle a le délire), ses voisines restant calmes, n'y a-t-il pas là un mystère ?
Sois modeste ! C'est le genre d'orgueil qui déplaît le moins.
La vie qu'il y a dans une mouche. Son arrière-train transparent de mie de pain. Elle frotte ses deux pattes de devant l'une contre l'autre, et sa trompe entre ses pattes.
Si je l'écrasais comme une mouche ?
2 octobre.
Ne vous illusionnez donc pas ! Né vingt ans plus tôt, vous auriez fait du naturalisme comme tout le monde.
C'est étonnant comme ces écrivains célibataires qui n'ont pas d'enfants s'occupent du problème de l'enfant !
3 octobre.
Celui qui aime la littérature n'aime ni l'argent, ni les tableaux, ni les bibelots, ni le reste. Au fond, Balzac n'aimait pas la littérature.
Balzac est vrai en gros, il ne l'est pas en détail.
Des nuages gris, veloutés, et comme illuminés de feux intérieurs.
Et ma lyre, je l'ai mise au gaz.
4 octobre.
Un journal qui s'est assuré contre ma collaboration.
5 octobre.
Le matin au travail. Brumes d'abord, quelquefois impénétrables. Et, peu à peu, il fait clair. C'est comme un petit soleil qui s'élève lentement dans le cerveau.
6 octobre.
D'après Théocrite. -- Et, sifflant sur une lame de couteau, ils se disputèrent le prix de la flûte. L'un mit comme enjeu son paquet de tabac, l'autre, un petit porte-monnaie presque neuf.
Comme ça m'est égal, que certaines des idylles de Théocrite soient en dialecte ionien ! Faire avec de réels bergers modernes ce qu'il a fait avec ses bergers syracusains.
8 octobre.
Allais me dit hier soir qu'il a vu Schwob dans un misérable petit café, sirotant, effondré, un verre de liqueur noire.
Il n'y a que les hommes de lettres qui soient capables de piétiner un sujet de conversation avec une telle opiniâtreté. Ce sujet, c'était Les Tenailles de Paul Hervieu. Allais déclare que la pièce l'a tout bêtement empoigné. Capus proteste contre cette sécheresse d'Hervieu, ce manque d'humanité, d'intérêt, ce parti pris de froideur. Aucune émotion dit-il. Des phrases où il n'en faut pas. Il est aigre, ce soir, Capus, et il prétend qu'il faut comprendre la critique comme Rochefort et Drumont comprennent la politique : avec partialité et indignation.
-- Je rencontre, dit Allais, Hervieu qui me dit : « Crois-tu que j'ai de la guigne ! Le Français fait relâche ce soir à cause de la mort de Pasteur ! » Et il a 15 000 francs de rentes !
Et Allais ne rit que du coin de la bouche, ou il se met la main sur les lèvres pour cacher l'âge de ses dents.
Je dis que les hommes de lettres gagnent trop d'argent.
-- Cette idée vous passera d'autant plus vite, dit Capus, qu'on vous augmentera plus rapidement. D'ailleurs, je suis de votre avis. Moi, je gagne de l'argent pour payer mes dettes. Je n'ai que du mépris pour ceux qui gagnent de l'argent sans raison.
Et Capus montre une réelle supériorité sur Allais, dont les plaisanteries sont un peu toujours les mêmes, et grasses. Allais parle de ses parents qui habitent à Honfleur.
-- Maintenant, ils sont fiers de toi, dit Mme Allais.
-- Espèce d'imbécile ! Pourquoi veux-tu qu'ils soient fiers ? Ils sont contents que leur pauvre fils gagne de l'argent, voilà tout. Longtemps on s'est demandé à Honfleur : « De quoi vit-il ? Il a fait ses études de pharmacien, puis il a mené une vie de bohème sans jamais faire de dettes, demandant un billet de cent francs à sa mère qui ne se faisait pas trop prier ; et aujourd'hui toute la jeunesse de Honfleur est avec lui. »
Ils vivent à l'hôtel. Ils ont 200 000 francs auxquels ils ne touchent pas et qu'ils gardent pour acheter une propriété à Honfleur. Ils ont ramené de Blois un petit groom qu'ils paient 15 francs par mois et qui n'a rien à faire. Chaque matin, à l'hôtel, il demande à madame : « Qu'est-ce qu'il faut faire ? » On ne sait pas. Alors, on l'envoie porter une lettre chez des amis qui sont absents, et on lui dit d'attendre la réponse.
Produire beaucoup, ne publier que le meilleur.
9 octobre.
-- Nous sommes assis sur le mur, papa et moi, dit mon frère Maurice. Il attend que je parle, et moi j'attends qu'il parle. Et ça dure jusqu'à ce que nous allions nous coucher. Il ne peut plus tirer. Il a une douleur dans le bras gauche. Quand une perdrix part, qu'un lièvre déboule, il ne peut plus lever le bras. C'est comme si quelqu'un lui mettait la main sur l'épaule pour l'empêcher de tuer et lui disait : « Assez ! »
Dans la vieille chambre à coucher, le papier se décolle et le plâtre du mur se dégrade. Ça fait des trous. Il y en a un assez grand pour que je puisse y mettre ma montre, comme dans une niche.
Papa est venu avec moi jusqu'aux champs Bargeots et il me fatigue. Il dit, au retour : « Je ne suis pas plus fatigué qu'au départ, parce qu'à mon âge on est toujours fatigué. »
10 octobre.
Quand nous rencontrons une actrice, une femme de lettres, nous lui disons : « Ma femme est beaucoup moins intelligente que vous. Elle n'a ni votre esprit, ni votre beauté, ni vos toilettes, mais vous verrez comme elle est bonne femme ! Elle sera si heureuse de vous connaître que je suis sûr qu'elle vous plaira. » Et, si notre femme, surgissant derrière nous, nous entendait parler ainsi elle nous donnerait peut-être une claque.
J'ai fait du journalisme en chambre, dit Vielé-Griffin, pour moi tout seul, depuis l'article de tête jusqu'aux nouvelles à la main, et j'ai vu combien c'était facile. Au bout d'un mois, je savais à quoi m'en tenir, et j'ai laissé là cet exercice inférieur.
16 octobre.
Formules pour accuser réception des livres :
-- Du courage, selon le mot de Diderot. Élargissez Dieu.
-- Voilà un livre qui est bien à vous, mon cher ami, et je suis heureux de vous le dire.
-- Merci ! J'emporte votre livre à la campagne. Je le lirai sous les arbres, au bord de l'eau, dans un décor digne de lui.
19 octobre.
Quand vous rougissez, vous êtes jolie et mélancolique à voir comme un feu de bois.
21 octobre.
Le corbeau : il revient de l'enterrement. Une pie en demi-deuil.
22 octobre.
A l'Odéon. Docquois et moi, nous nous asseyons sur un banc, dans l'escalier. D'abord, je suis frappé par la quantité de calottes qui passent et repassent devant nous, concierges et garçons de bureau. Une espèce d'Hamlet maladif monte, et descend, et remonte, avec un souffle pénible. Des petites actrices et leurs mères attendent. Une mère dit : « On s'amuse comme à la campagne, ici ! » La petite répond : « Si encore on y était ! » Tout à coup on entend un cri : « Auguste ! » Tout le monde s'élance. L'escalier tremble. C'est Marck qui arrive. Voilà un cri qui me restera dans l'oreille.
Dans le cabinet directorial, M. Desbeaux ressemble bien à Capus. « Et pourtant » dit-il, « je ne le connais pas. Je ne l'ai jamais vu ». M. Marck est le plus gros, le plus directeur. D'ailleurs, il est seul à s'asseoir. On distribue les rôles. Lecture aux artistes, jeudi, de cette comédie impayable, comme a dit Sarcey, sans doute parce que l'Odéon ne nous paiera rien.
24 octobre.
Il faut pourtant que je sorte mes guenilles de ma malle pour les défriser, dit papa.
25 octobre.
Papa, type de maire. -- Le tambour de la commune a 25 francs par an.
-- Il n'a pas de quoi entretenir sa caisse, dis-je.
-- D'abord, elle n'est pas à lui. Elle est à la commune ; et puis, je ne la fais jamais battre. Il ne tape guère qu'aux élections. En admettant que je le dérange une heure par an, ça lui fait une heure bien payée. Enfin, c'est un privilège. Le tambour revient presque de droit au garde champêtre, que mon prédécesseur a dépossédé je ne sais pourquoi. C'est un type ce tambour. Pour scier ma pile de bois, il est venu l'autre jour avec son couteau à scie.
Chaque commune a maintenant une assistance médicale ; et puis, nous donnons du pain aux pauvres. Il y a des malheureux à Chitry, mais pas un mendiant. Il est interdit aux mendiants de quitter leur commune. Avec un morceau de pain et deux ou trois noix on se nourrit. Il m'en est venu deux de Saint-Révérien, un aveugle conduit par une jeune femme.
-- Mais, lui dis-je, est-ce que votre femme ne pourrait pas travailler au lieu de vous promener comme ça toute la journée ?
-- Oh ! monsieur le maire, ça nous rapporterait moins.
Je leur ai tout de même donné un sou, en leur disant de ne plus revenir, sinon, je les ferais arrêter. Puis, je les ai regardés partir par la vieille route. Je les entendais rire. Ils se moquaient de moi.
Les boeufs blonds comme les blés.
26 octobre.
La sauterelle en forme de g.
27 octobre.
Quand elle s'est mariée, elle n'a pas voulu inviter -- ou elle l'a oublié, -- un de ses parents qui était sorcier à Marigny et de qui l'on racontait des histoires peu honorables. Il se vengea en envoyant à Alexandre la guillotte noire, c'est-à-dire que pendant dix jours il fut impossible à Alexandre d'« embrasser » sa femme. Elle raconte cette aventure à qui veut l'entendre, et toujours dans les mêmes termes. Alexandre, qui est là et qui écoute, ne dit ni oui, ni non. Il ne se trouve pas ridicule, puisque c'était un sort.
Ceux qui marchent avec une jambe et une épaule.
Les vaches font cuire au soleil le café au lait de leur ventre.
Les crémaillères lumineuses de l'orage.
Elles étaient assises comme des meules de blé.
Etre partout et dans un coin.
J'ai, comme on dit, l'esprit mordant, mais je ne m'en sens pas, et ma timidité augmente.
Il n'y a aucune différence entre la perle vraie et la perle fausse. Le difficile, c'est d'avoir l'air désolé quand on casse ou qu'on perd la perle fausse.
Elle a ses rides toutes prêtes. Au moindre froncement, elles se forment.
Le crapaud : il marche ventre à terre.
Voilà ce que, même au prix d'une rêverie intense, je ne peux pas faire : situer Moïse dans le temps par rapport à Homère.
La nature n'est pas définitive : on peut toujours lui ajouter.
Papa ne veut jamais télégraphier son arrivée, parce qu'on sait quand on part, mais on ne sait pas quand on arrive. Et il arrive à l'improviste, de cinquante lieues, avec une perdrix dans sa poche.
Il parle avec tant de lenteur qu'il ne répond jamais qu'à l'avant-dernière question.
Agacé tout ce jour par un petit tremblement de la paupière.
Une douleur derrière la tête, comme si l'on me soutirait des idées.

29 octobre.
La grande erreur de la justice, c'est de s'imaginer que ses accusés agissent toujours logiquement.
31 octobre.
Jules Renard, maire de Chaumot, c'est ça qui fera bien sur la couverture de mes livres !
1er novembre.
Léon Blum, un jeune homme imberbe qui, d'une voix de fillette, peut réciter, durant deux heures d'horloge, du Pascal, du La Bruyère, du Saint-Evremont, etc.
« Il recouvrit la raison », écrivait Marcel L'Heureux dans un de ses contes.
-- Il doit y avoir une faute d'orthographe, dit Fénéon. C'est la maison, qu'il voulait dire.
2 novembre.
Papa. -- Les veines gonflées de ses tempes. Les taupes le travaillent et le ravagent sous la peau.
Le mouton : il n'a oublié que de nouer sa faveur rose autour de son cou.
4 novembre.
Le crapaud, et sa jambe de forçat qui a traîné le boulet à la patte.
5 novembre.
Il n'y a pas de synthèse : il n'y a que le discontinu.
9 novembre.
Un ironiste n'est pas un homme d'esprit. Donnay a autant d'esprit qu'on en peut avoir : ce n'est pas un ironiste.
Un ami, c'est celui qui devine toujours quand on a besoin de lui.
-- Oui, dit Marck, Bauër, qui tape sur l'Odéon tant qu'il peut, nous y fait entretenir une espèce de grue qui nous coûte 6 000 francs et dont personne ne veut.
13 novembre.
Souper. -- Mme Rostand est religieuse. Elle se confesse et communie, mais son mari dit que ce n'est pas sérieux, qu'elle s'efforce seulement de croire.
Il est vraiment exquis, Rostand. Il ne fait pas de journalisme, il n'écrit pas dans les revues, à la pensée qu'il pourrait prendre la place de quelqu'un. Mais, comme il n'a pas le succès quotidien pour le fouetter, il reste quelquefois désespéré deux ou trois mois de suite. Il est très préoccupé par la misère des autres. Il donne beaucoup.
Ils ont fait, une fois, souper Richepin jusqu'à quatre heures du matin. Pour l'y décider ils disaient : « Vous avez peur de votre femme », ou « Il vaut mieux rentrer : vous seriez trop fatigué demain matin. » Et il restait, et il soupait, comme un misérable.
-- Votre tentative à l'Odéon, me dit Tristan Bernard, fait penser à un bon nageur qui tremperait le bout du pied dans l'eau, la trouverait trop froide et la ferait tâter par un autre.
15 novembre.
Le lapin a le geste humain d'un homme qui se peigne la barbe.
16 novembre.
Jules Huret me dit :
-- Oh ! Mendès, le voilà romantique à tous crins. Ça l'a pris comme un retour en enfance. Il disait dans un café, au milieu d'amis :
-- Renard finira par écrire : « La poule pond », et il se croisera les bras, en arrêt admiratif sur cette beauté.
-- Et lui, dis-je, il finira par écrire : « La poule foire. » Et, avec ces trois mots, il barbouillera d'abord une feuille, puis une rame, puis un volume de papier, et il lui en restera encore à dire.
Steinlen me raconte que ce pauvre Jules Jouy est dans une maison de santé à 350 francs par mois. C'est la grosse Dufay, sa maîtresse, qui a été très bonne pour lui, qui l'entretient. Mais on commence à ne plus savoir où trouver de l'argent.
Quand on va le voir, on lui dit : « Écris-moi un mot, si tu me reconnais. » Et il écrit tout de suite une page entière où il y a un ou deux mots compréhensibles, le reste étant inintelligible.
Cette folie, c'est la suite d'un accident. Un jour, il a reçu une bûche sur l'oeil. Il ne l'avouait pas, mais il était borgne.
Je payais hier soir 56 fr. 50 à Steinlen pour prix de son Poil de carotte. Par pudeur, il laissa l'argent sur le guéridon, n'osant pas le prendre tout de suite, avidement, comme un effronté. Puis nous causâmes dans le demi-jour, le crépuscule et la nuit complète ; et, quand la bonne vint apporter la lampe, l'argent avait disparu.
Ni l'un ni l'autre nous n'avons osé réclamer.
Le taureau et sa belle tête de tribun populaire.
Travailler comme un borgne et laisser faire aux dieux.
Le feu de la cheminée, ce petit théâtre où les flammes gesticulent comme des acteurs affairés. (Cette image est, je crois, de Rostand.)
Ajoutez deux lettres à « Paris » : c'est le Paradis.
Un pauvre acteur de l'Odéon, Fournier, celui qui apporte les lettres sur un plat, me dit :
-- Pensez à moi, monsieur Renard. Ça me ferait tant plaisir ! C'est moi qui apporte toutes les affaires.
Je m'imagine qu'il me demande un pourboire et je réponds sèchement :
-- Oui ! Oui ! J'en parlerai à Docquois.
Mais non : il me demandait une brochure.
Papa raconte l'histoire de Compère le poulet.
Il s'est cassé une patte en grattant la terre. Il est allé voir le médecin, qui lui a dit :
-- Je ne vous soignerai pas si vous ne me donnez pas d'argent.
Le poulet est parti. En grattant la terre de son autre patte, il trouve un porte-monnaie, et il va voir un autre médecin. Puis il s'achète un grand cheval et une voiture, et il passe et repasse fièrement devant le premier médecin qui a refusé de le soigner pour rien.
17 novembre.
A Robinson. Peut-on abîmer un arbre comme ça ! Et, tout en haut, il y a un couple. La femme est vieille, mais l'homme est si jeune !
Hier, dans les bois de Bellevue, dans une grande et large allée où les arbres perdent leurs feuilles et meurent comme des poëtes silencieux, une folle.
Nous étions en voiture. Elle courut derrière nous et nous dit précipitamment :
-- Connaissez-vous ma famille ? Elle est de Normandie. Comme vous l'aimeriez si vous la connaissiez !
Elle était bien mise, jeune encore, presque distinguée.
Une religieuse l'accompagne et, de temps en temps, la rabroue :
-- Voulez-vous laisser ces messieurs tranquilles !... Allons, vite, ici !
Elle lui permet de s'éloigner d'une centaine de mètres. Elle la rappelle d'une voix dure. La folle ne l'écoute plus, qui doit à sa richesse de ne pas mendier dans les fossés.
Les arbres montrent leurs fibres les plus intimes.
Voilà une maison qu'on n'avait pas vue de tout l'été.
Et la nuit qui descend également sur tout.
Le tombereau qu'on décharge. Il y a peut-être une prose de moi dans ces papiers. La voiture qui nous secoue. Si nous avions des bouchons, nous ne pourrions plus les ravoir. Un chasseur sur un petit pont. Des arbres à têtes rouges. De longues bandes vertes. Des oies qui marchent assises. Et partout, partout, des poteaux avec l'inscription : Chasse réservée. Oh ! laissez-moi entrer : je ne tuerai pas vos bêtes. Je les regarderai sans y toucher. Une petite mare à boire.
O bois à qui je voudrais me mêler ! Dire que je ne pourrais pas passer une seconde, tout nu, entre tes arbres, sans éternuer !
Barrès affecté comme un enfant par un article où Bernard Lazare à L'Écho de Paris, insinue qu'il est un fédéraliste genre réactionnaire. Il ne sait quelle réponse faire.
-- Quand on revient de la campagne, dit-il, on se sent de la vitalité. On porte en soi une force fraîche. J'ai envie de répondre par des coups de pieds.
Il dit qu'on a les qualités qu'on veut avoir, et que, si l'abondance me manque, c'est parce que je n'en veux point. Pourtant, à Mérimée aussi l'on reproche sa sécheresse ; et, quand on veut citer un conteur parfait, on cite Mérimée.
Jamais un compliment, ce qui m'exaspère. Pourtant, je les provoque. J'ai même la bêtise de lui parler fédéralisme et de lui dire que je vais faire tout mon possible pour être nommé maire de mon village.
18 novembre.
La maison qui s'éboule, à peine finie, sous le maçon qui chante encore.
Cette petite vieille qui ressemble à une feuille de tabac roulée.
Hier soir, en l'honneur de l'article de Lemaitre, mangé du pain mou, de la viande rouge à peine tuée, des écrevisses qui coulaient, des huîtres pas inodores, c'est-à-dire : soupé. Bien amusé. Recommencerai.
Lemaitre. Un cabinet de travail, une chienne, une bicyclette. Une figure douce, couperosée, et un air timide. Ne tient guère à ses idées et répète : « On ne sait pas. On ne sait pas. » Doit avoir peur des ironistes.
Dit que M. de la Coulonche était un homme qui avait beaucoup de ridicules et de vertus, que nous sommes moins sincères que la génération précédente, mais plus intelligents.
Ne connaît qu'une actrice intelligente : Bartet, et qu'une spirituelle : Réjane.
-- Dans notre admiration pour les Anciens, dit-il, il y a de l'étonnement qu'ils aient pu écrire parfois, ce que nous, qui sommes pourtant plus forts, nous n'écrivons guère mieux.
Je me rappelle une vieille toupie chez le père Rigal. Elle était laide, équarrie, avec des trous qui la faisaient ronfler, incolore. De son bec elle mordait toutes les autres. Elle bondissait, les bousculant, les tuant. Elle s'agitait comme une sorcière trapue et grondante. Elle me faisait un peu peur.
D'Esparbès :
Mon vieux, quand je serai décoré, j'achèterai une croix, une vraie croix de soldat qui revient de la guerre avec la tête fendue, tombe à genoux quand on le décore, et dit : « Maintenant, je peux mourir ! » J'inviterai quelques amis et mon père. Je mettrai ma croix, sur la table, dans sa serviette, et il me regardera comme un colonel. Ce qu'il m'admire ! C'est même gênant, dans les cafés : il raconte tout aux garçons.
Je vais m'en aller de Verneuil parce qu'on va bâtir. Je ne veux pas de maison à côté de moi. Je veux être libre.
Oui, mon vieux ! Je connais un homme qui fait maigre tous les ans, à l'anniversaire de la mort de Victor Hugo.
Je touche 175 francs par conte au Journal. Ça vaut ça, quand je pense qu'Hervieu en touche 250.
Mon père a été conducteur d'omnibus, et on dit que je ne connais pas le peuple !
Étouffer son idéal avec une brioche.
22 novembre.
-- Comme vous êtes jolie !
-- Oui, il y a des hommes qui aiment ça.
25 novembre.
-- Je viens vous demander à déjeuner sans façons.
-- C'est précisément ce que je vous reproche.
Elle ouvre son parapluie : rideau.
L'homme vraiment libre est celui qui sait refuser une invitation à dîner, sans donner de prétexte.
La lune, fond de tonneau vineux.
La chèvre. Elle saute à la corde avec ses cornes.
26 novembre.
Répétition du Fils de l'Arétin. J'ai vu pour la première fois, ce soir, le petit père Bornier. Tout petit et tout blanc. Après l'avoir vu, je comprends sa pièce. C'est bien ça.
Paul Hervieu, là-bas, au n° 1 des fauteuils de balcon. Il a l'air assis dans une baignoire d'enfant. De près, il est ratatiné par le succès. Son front et son menton se sont rapprochés. On dirait un gibus ni tout à fait baissé, ni tout à fait levé. Il m'appelle : « Mon vieux Renard... Mon petit Renard. » C'est encore lui qui dédaigne le plus la pièce de Bornier, à cause des Tenailles.
Jean Lorrain va perdre l'oeil gauche. Il aimerait mieux voir les Histoires naturelles que Le Fils de l'Arétin. C'est gentil de sa part, mais il postillonne trop.
Mendès nous raconte que le petit Bornier avait une maîtresse qu'il payait 170 francs par mois. C'était une géante. Elle habitait rue Coquillère.
Léopold Lacour me demande mes livres et se vante d'avoir fait passer l'article de Souza au Gil Blas.
Il dit à l'écho : Répète voir un peu !
27 novembre.
Intéresse ! Intéresse ! Aucun prétexte d'art n'excuse d'embêter les gens.
Je ne suis pas encore couché et, derrière leurs rideaux, je vois déjà des gens qui se peignent.
La littérature, drôle de métier : moins on en fait et mieux il faut faire.
28 novembre.
De Chevillard :
-- Docteur, voulez-vous me dire pourquoi je boite depuis dix minutes ?
-- Mais, mon ami, parce que depuis dix minutes vous marchez une jambe sur la chaussée et l'autre sur le trottoir.
-- Je viens d'écrire que vous êtes un artiste japonais.
-- Merci. J'accepte. C'est exact, et ça vexera les Chinois.
Donnay a été dessinateur chez les Duclos. Quand il a lâché le dessin, sa famille était désolée. Il s'est même brouillé avec elle. Aujourd'hui, il lui donne des billets de théâtre.
29 novembre.
Lis toutes les biographies des grands morts, et tu aimeras la vie.
30 novembre.
Ramener les images au bercail où on les examine, où on les compte, où l'on sépare les saines des galeuses.
2 décembre.
La modestie va bien aux grands hommes. C'est de n'être rien et d'être quand même modeste qui est difficile.
La loutre : ses joues de cuir bouilli.
Que j'échappe à cette maladie, en serai-je plus immortel ?
Qu'importe le bonheur quand on n'a point la joie !
Le trousseau des clefs de son coeur.
Une bouche si belle que, vraiment, on ne saurait dire qu'elle a une lèvre inférieure.
Je ne suis pas encore à l'âge où l'on en voit monter de plus jeunes que soi.
6 décembre.
Enterrement du père de Courteline. Les yeux de Courteline étaient pleins de larmes. La douleur d'un homme intelligent fait plus mal à voir que celle d'un imbécile.
Un enterrement serait trop triste s'il n'y avait pas les prêtres.
-- Quand je pense, mon pauvre Allais, que tu mourras avant moi !
-- Tu es sûr ?
-- Autant qu'on peut l'être.
-- Et tu me survivras de combien ?
-- Qu'importe, dis-je, puisque tu ne le sauras pas !
-- Tu es gai. Combien d'années ai-je encore à vivre ?
-- Une huitaine.
-- En effet, dit Allais, je me sens des forces pour cette durée-là.
Mendès :
-- Voulez-vous me dire comment « cimeterre », que Ronsard employait encore, a pris un i et perdu un r pour devenir « cimetière » ?
-- Voilà une chose que je n'ai jamais sue, par exemple !
Oh ! pas de discours de société sur ma tombe. Quelques paroles d'un ami, que je lui aurais soufflées avant ma mort.
-- On dirait que la nature s'attriste de sa mort.
-- Mais non ! Elle a l'air triste parce que vous enterrez votre homme en décembre.
-- Comme nous sortions, un mariage entrait. Quel contraste douloureux !
-- Quoi ! vous n'aviez pas assez d'un enterrement.
Ils soulevaient un peu leur chapeau du côté où il ne faisait pas de vent. Ils avaient l'air d'hommes saouls.
-- Il faut plaindre surtout ceux qui restent.
-- Merci, vous êtes bien aimable.
Allais était triste, mais Alexis Lauze faisait de l'esprit.
Une couronne arrive en retard, toutes ses roses en sueur.
Un monsieur se présente à moi, un ami d'enfance de Courteline. Il est secrétaire de commissaire de police. Il a même fait un peu de littérature avec Courteline, et il sait que Courteline allait souvent chez moi, du côté de Moret. (?)
On lit les enseignes avec des airs de blague.
Jésus-Christ mesure le plafond. Le gaz est dans l'église. Il arrive par des becs en forme de croix. Des gens font le signe de la croix. Ils trempent le petit balai dans l'eau bénite.
Les cimetières, ces musées de menhirs.
Zo d'Axa. Je lui dis que son livre fait aimer son caractère, et je m'aperçois qu'il est saoul. Il n'aime que les gravures de mode. Il n'y a que des mots et des contacts. Il va en prison comme au téléphone : quand on l'appelle. Et, dit-il, comme j'aime qui m'aime, et que je vous aimais déjà, je vous aime au carré.
Moreno. Son profil d'Égyptienne. On la dessinerait au charbon sur un mur. Elle imite Mounet-Sully, ses yeux révulsés et sa poignée de main de chat.
-- Non ! dit-elle. Un acteur n'est jamais dans la peau de son héros, mais il n'est plus dans la sienne. Quand je joue Monime, je ne pense pas à Monime, mais je ne suis plus Moreno. Je suis métamorphosée en je ne sais quoi de vibrant, de surexcité, d'embêté. Je suis surtout un être qui a le trac, qui est en coton, et qui sue.
Et elle tousse, et Schwob lui dit :
-- Voyons, Marguerite ! C'est ridicule. Finissez, je vous prie.
Je veux bien signer la pétition pour Oscar Wilde, à la condition qu'il prenne l'engagement d'honneur de ne plus jamais... écrire.
J'aimerais à aller aux enterrements, si l'on me prêtait la chaire comme un cabinet de travail d'où je pourrais prendre des notes sur les têtes.
J'ai connu le bonheur, mais ce n'est pas ce qui m'a rendu le plus heureux.
-- Si vous ne pouviez me la prêter, j'emprunterais cette somme ailleurs.
-- Mon cher ami, ne vous gênez pas.
Il m'a ouvert ses tiroirs en me disant : « Prenez ! » Mais il n'y avait rien dedans.
Il est insupportable. Il a la rage de rendre service aux autres.
Et puis, il faut que ceux de ma génération renoncent tout de suite à donner leur nom à un siècle ; car nous serons à cheval sur le XIXe et le XXe.
8 décembre.
Borneau. « Comme on dit des fois... Ah ! Ça en a fait, du bruit, La Demande! Pas plus tard qu'hier, Marie Pierry, que vous avez mise dans votre Orage, me disait : « Puisque tu vas à Paris, tu vas aller à la grande opéra de monsieur Jules. » J'ai demandé a monsieur votre père ce que c'était. Il m'a répondu : « Ah ! Je n'ai rien vu. Je ne m'occupe pas de ça moi. » Le maître d'école, il voudrait faire entrer à coups de poing la mathématique dans la tête de nos enfants. Comme on dit des fois, je voulais écrire à l'inspecteur de la primaire.
Il gagne 3 fr. 50 par jour en été, à 12 heures par jour de travail, et 3 francs en hiver, à 10 heures. Il travaille au château, où il y a « de la Renaissance, du Louis XV et de l'Empire. »
La mère Françoise va tous les jours à Corbigny. Elle se lève à quatre heures, fait cuire son petit café et part un quart d'heure avant les autres, parce qu'elle marche moins vite. Elle rentre à huit heures du soir. Elle gagne ses quinze sous par jour.
9 décembre.
Hier soir, Rostand et moi, nous venons de faire faire un grand pas en avant à notre rupture. C'est ainsi que j'ai la manie des lettres, que celle d'hier matin n'était pas spirituelle, que je veux toujours m'expliquer, et que cela est inutile.
Dès que vous n'êtes plus sérieux avec votre ami, la brouille est proche. Je le sens bien, moi qui use mes amis par douzaines.
Une goutte d'âme dans un oiseau.
13 décembre.
La fréquente petite lâcheté de se mettre avec les autres contre un ami.
J'avais beau dire à la négresse : « Ote donc ta chemise » : elle restait noire.
La jambe comme un jeune arbre dont le tronc est en haut.
Si vous connaissez la vie, donnez-moi son adresse.
16 décembre.
Franz M. Melchers. -- Chez Le Barc de Boutteville avec Moreau. Des peinturlures d'enfant. Des maisons couvertes en tuiles rouges bien divisées. Des pommiers verts et ronds comme des prunes, ou comme des bonnets à poil de l'Empire. Des petits nuages qui semblent monter d'une cigarette. Des sabots qui, selon le mot de Maeterlinck, patientent à la porte. Des bonshommes épais comme des feuilles de papier et collés à des murs de briques toujours bien divisés. Je vois mes petits contes illustrés par ce peintre précis, minutieux, et quelquefois au bord du mystère.
Et tu t'imagines que, si tu n'ajoutes pas aujourd'hui vingt-cinq nouvelles lignes à ton oeuvre, te voilà oublié, perdu.
J'ai mis trop de ma vie dans mes livres. Je ne suis qu'un os rongé.
18 décembre.
Léon Bailby, le secrétaire de Jules Jaluzot, vient me voir. Vingt-huit ans, très fin, l'air honnête. Avoue ne pas connaître encore Jaluzot. Excuse son cynisme par la platitude de ses électeurs. Quand je pense que j'ai adressé, un jour, à M. Jaluzot, Coquecigrue, comme un beau produit de son département !
Je voudrais être à la place de ce secrétaire. Il voit tout. Il assiste à des baptêmes de cloches. Il prie des mendiants. Il prend part aux discussions de la Chambre. Je m'imagine que, rien qu'en étant simple, ferme et honnête, je roulerais tous ces hommes malins qui se croient très forts. Ça les embêterait joliment. Ça les dérouterait. Leur manie, c'est de toujours croire le contraire de ce qu'on dit.
19 décembre.
Et toujours l'irresponsabilité nous incombe.
Il me parle de ses projets, d'une pièce pour le Théâtre-Français accommodée au cynisme de la maison, et, tandis qu'il me parle, je regarde sa peau sèche, ses yeux creux, ses narines minces et les nerfs de son cou, et il me semble que l'araignée de la mort pose déjà ses fils.
La lettre qu'on n'a jamais reçue, d'où dépendait peut-être le bonheur de toute notre vie.
Oh ! le temps passe si vite !
-- Excepté quand on a une pièce reçue à la Comédie-Française.
Prends garde à cette phrase que tu vas écrire : des yeux de l'autre monde peut-être la liront. Il ne faut pas qu'elle y laisse un nuage trouble.
Ces gens qui ne se rappellent à notre souvenir que par des lettres de deuil.
Disant que son éditeur lui payait 50 000 francs ses Mémoires et lui donnait 1 franc par exemplaire pour un premier tirage de 100 000, Rochefort avait l'air étonné. Comme il parlait, chez Mme Jeanne Hugo, de faire avancer Dennery dans la Légion d'honneur, Mendès prit la parole et protesta avec indignation. Rochefort était interloqué. Tous deux, dit plus tard Mendès à un certain Vincent, nous avons été brillants. N'est-ce pas Vincent ?
26 décembre.
Rostand fait des haltères avec sa tristesse.
Papa Coppée laisse tout de même très bien jouer ses Jacobites en Allemagne par Mlle Segond-Weber.,
Maurice Talmeyr : Entre mufles. De ma vie je n'ai assisté à pareil insuccès. C'est indiscutable. Quelques rares applaudissements à la fin des quatre premiers actes. A la fin du cinquième, pas un. Je dis à Mendès :
-- Nous sommes loin d'une chose parfaite.
Il pousse des soupirs, mais Talmeyr (Talmeyr, talfille) est de ses amis, et il n'aura pas le courage de taper sur les « ironistes féroces » dont il me croit.
Descaves veut me persuader qu'il me faut cinquante Histoires naturelles pour faire un volume. Ce n'est pas seulement son avis : c'est celui de copains, etc. Lautrec me propose d'en illustrer une huitaine et d'en vendre cent exemplaires à 25 francs chacun. Nous partagerons les bénéfices.
Il aime bien les bars, à cause, sans doute, des tabourets où il peut se percher, il est presque aussi grand que nous.
-- Comment trouvez-vous la fin du 3e acte ? dit Marcel L'Heureux.
-- Pas du tout réussie.
-- Moi, elle me plaît. C'est peut-être que je suis gâteux.
Personne ne proteste.
Quand une actrice n'est pas ridicule à fouetter, on dit qu'elle a du talent.
Des Gachons me demande quelque chose pour le Théâtre minuscule.
-- Ça vous irait bien, me dit Rostand.
-- Oui, et à vous le Théâtre-Français.
Aujourd'hui, toute pièce rosse est une erreur chronologique.
Ce que je reproche à Forain, c'est de n'avoir peut-être jamais lu un beau vers.
Sarah Bernhardt. Je cherche une épithète pour résumer mes impressions. Je ne trouve que celle-ci : « Elle est gentille. » Je ne voulais pas la voir. Maintenant, j'ai brisé l'idole ridicule et gênante que je faisais d'elle. Il reste une femme que je croyais maigre, et qui est grasse, que je croyais laide, et qui est jolie, oui, jolie comme un sourire d'enfant.
Quand Rostand a dit : « Je vous présente Jules Renard », elle s'est tout de suite levée de sa table et a dit d'un ton joyeux, puéril, adorable :
-- Oh ! comme je suis contente ! Il est bien tel que je le croyais, n'est-ce pas, Rostand ? Monsieur, je suis votre admiratrice.
-- Madame, c'est une stupéfaction dans ma vie d'apprendre que vous puissiez admirer les oeuvres (j'ai dit : les oeuvres) de Jules Renard.
-- Pourquoi ? dit-elle. Vous me preniez donc pour une imbécile ?
-- Bon ! J'ai dit une maladresse.
-- Mais non !
Et elle se met du rouge aux lèvres.
Plus tard, dans l'escalier, j'ai trouvé ceci : « Non, madame, je vous prenais pour une femme de génie, avec tous ses inconvénients. » C'était peut-être plus bête encore.
-- Sentez comme j'ai froid ? dit-elle en passant sa main sur la joue de Rostand, qu'elle appelle « son poëte », « son auteur ».
-- En effet, elle est glacée, dit Rostand.
Et les mots qui ne me viennent pas ! Impossible d'être brillant. Je suis très ému, pris, et je voudrais faire l'homme.
-- Que faites-vous en ce moment, Renard ?
-- Madame, je viens de faire quelque chose de beau : je viens de vous écouter.
-- Oui, vous êtes un amour. Mais que faites-vous ?
-- Oh ! très peu de chose. De petits riens, des histoires naturelles des bêtes. Elles sont moins belles que celle-ci, dis-je en désignant son chien un superbe chien qu'elle appelle Djemm, je crois.
Et ma voix de pauvre homme se perd dans les poils du chien.
-- Savez-vous, dit-elle, à qui vous ressemblez ? Vous l'a-t-on déjà dit ?
-- Oui : à Rochefort.
-- Non : à Albert Delpit.
Deux autres voix :
-- A Duflos... A Lemaitre.
Je trouve que je ressemble à beaucoup trop de personnes.
-- Et vous l'aimiez, madame, Albert Delpit ?
-- Non.
-- Oh !
-- Mais, vous, je vous aime. Delpit a mal tourné, vous, vous tournerez bien. D'ailleurs, c'est fini. Vous ne pouvez plus prendre de fausse direction.
Autour de nous, on paraît un peu étonné que la tragédienne s'occupe tant de moi. On demande : « Qui est-ce ? » Les uns connaissent, les autres, pas.
Puis elle va jouer la plus belle tragédie du monde, toute seule.
Pourquoi dit-elle « cruel-e, soleil-e » ? Il faut m'y faire. Je m'y fais. J'ai déjà pour elle une grosse gratitude au coeur, l'envie de l'admirer, de l'aimer, et la peur de me laisser aller. Je fais à Rostand de petites théories sèches sur la défiance que j'avais d'elle et sur le plaisir que j'ai à la trouver gentille, oui, gentille.
Il m'est difficile de faire du théâtre parce que tous mes bonshommes m'intéresseraient également. A chacun d'eux et à tous je donnerais raison.

 

 

Année : 1896

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016