Année : 1896
1er janvier.
Je veux faire une année exceptionnelle, et je commence par me lever tard, par trop bien déjeuner et par dormir dans un fauteuil jusqu'à trois heures.
2 janvier.
Chez Sarah Bernhardt. Elle est couchée près d'une cheminée monumentale, sur une peau d'ours blanc. D'ailleurs, chez elle on ne s'assied pas : on se couche. Elle me dit : « Mettez-vous là, monsieur Renard. » Là ? Où ? Entre elle et Mme Rostand il y a un coussin. Je n'ose m'y asseoir, et je m'agenouille aux pieds de Mme Rostand, et les miens dépassent, dépassent, comme dans un confessionnal.
On craint le nombre treize. Maurice Bernhardt est là, avec sa jeune femme enceinte. Pour passer dans la salle à manger, Sarah me prend le bras. J'en oublie de lever les tentures. Je la lâche à la première assiette, mais c'est tout là-bas qu'il faut aller, vers cette grande chaise à dais. Je m'assieds à la droite, et je ne vais pas beaucoup manger. Sarah boit dans une coupe d'or. Je ne me décide pas à ouvrir la bouche, même pour réclamer ma serviette qu'un garçon m'a enlevée, et je mange ma viande avec ma fourchette à fruits. Tout à l'heure je me surprendrai à déposer proprement sur mon porte-couteau mes asperges sucées. Certain plateau de verre m'intriguera aussi : on y met sa salade. Heureusement, il y a, à la gauche de Sarah, un docteur, l'inévitable docteur des romans, des pièces de théâtre et de la vie. Il explique à Sarah pourquoi elle a entendu, cette nuit, frapper 21 coups, et pourquoi son chien a aboyé 21 fois.
Puis, c'est la revue des mains : je suis très lunaire. Je dois aimer la lune, parler d'elle, être influencé par ses variations. Je parle en effet beaucoup de la lune, mais je la regarde rarement. J'ai dans le pouce beaucoup plus de volonté que de logique. C'est vrai. Rostand a le contraire ; et Sarah prend et reprend ma main, qui est blanche et grasse, mais dont je soigne mal les ongles. Je ne les ai jamais vus comme ce soir, ni esthétiques, ni très nets.
-- Oh ! nous avons pioché ça ! dit Maurice Bernhardt au bout de la table.
Je crois plutôt que Sarah improvise. D'ailleurs, elle ne trouve rien.
Puis Mme Maurice Bernhardt renverse sur la nappe un verre où il y a des fleurs et de l'eau. Me voilà inondé. Vite, Sarah trempe ses doigts dans l'eau et me frotte la tête. Me voilà heureux pour longtemps.
Sa loi, c'est de ne jamais penser au lendemain. Demain, ce sera n'importe quoi, même la mort. Elle profite de chaque minute. Elle ne se rappelle pas quel pays elle préfère, de tous ceux qu'elle a vus, ni quel succès l'a le plus fortement émue. Elle a songé à jouer Maison de poupée, mais elle trouve que, Ibsen, c'est trop voulu. Non ! Elle veut de la clarté dans l'idéal. Elle aime trop Sardou pour aimer Ibsen. Et je lui dis ce que j'ai pensé d'elle à ma première visite :
-- Vous êtes grasse, jolie et gentille.
La Sarah que je connais par sa renommée, qui tient un demi-siècle de place, me trouble et m'étourdit ; mais la femme que j'ai là, près de moi, ne m'épate pas trop.
Puis voilà les plaisanteries : « Savez-vous pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue ?... Moi non plus. » « Quand deux jeunes mariés sont couchés, qu'est-ce qui fond ? C'est la bougie », etc. On ne se croirait plus chez la « grande ». Et ce sont les ressemblances avec les bêtes. Sarah est sûre de ressembler à l'antilope, Rostand à un rongeur, sa femme à un mouton, Maurice à un limier, sa femme à une chouette. Moi, on ne sait pas. J'ai peut-être trop de front pour un animal.
-- A la première ligne que j'ai lue de vous, me dit Sarah, j'ai pensé : Cet homme-là doit être roux. Pourtant, les roux sont méchants. D'ailleurs, vous êtes plutôt blond.
-- J'étais roux, franchement roux, et méchant, madame, mais, à mesure que la bonté me venait par la raison, mon poil passait au blond.
Et autres puérilités.
Haraucourt annonce gravement mon admiration pour Victor Hugo. « Il avait tant d'esprit ! » dit Sarah. Hugo lui a donné une bague, la « larme » de Ruy Blas. Il paraît, à ce propos, que Robert de Montesquiou, a une vraie larme dans une bague, et, dit le docteur, il a même fait des vers, qui sont, ma foi, très jolis.
Au salon. Des palmiers avec une lampe électrique sous chaque feuille. Une petite fille en terre brune, sous cloche, que Sarah finira à son retour. Des portraits, et des tas de choses de musée.
Moins cabotine que les autres, elle dit :
-- J'ai voulu tout faire, écrire, sculpter. Oh ! je sais que je n'ai aucun talent, mais j'ai voulu goûter à tout.
Ce serait une belle maîtresse de volonté.
Voici le lion, un des cinq « pumas » de Sarah Bernhardt. On le tient par une chaîne. Il vient flairer les peaux et les gens. Il a des allongements de cuisse terribles, des griffes, et Haraucourt fait bien de fermer les yeux quand le puma veut lui caresser son plastron de chemise. Enfin, un peu au soulagement de tous, on le remmène...
Arrivent deux énormes chiens au nez rose et truffé, et qui mangeraient chacun un enfant pour leur souper. Ils se roulent par terre, doux, honnêtes, et nos habits seront tout à l'heure pleins de petits cheveux blancs.
Une bouteille de champagne se renverse dans les mains du garçon. Le bouchon part, et Sarah, couchée sur sa peau d'ours, reçoit la limonade en plein visage. Un moment, j'ai cru que ça faisait partie du programme...
Je ne cherchais pas, ce soir, mon chapeau, qui était sur ma tête, mais j'emportais tranquillement à la main celui d'un autre.
6 janvier.
Il raffinait jusqu'à tendre des pièges dans la cage de son oiseau.
Ah ! Tu viens de marcher sur les pieds de mon âme.
8 janvier.
Rêvé que je voyais M.G..., M. Vernet. Il s'en allait la tête basse, les yeux morts et les moustaches pleurantes. Pris d'une folle terreur, je me suis mis à courir, à courir ! Mais il ne m'avait pas vu. Il marchait voûté, comme sous le poids de L'Écornifleur.
-- J'ai soif de vérité.
-- Prends garde à l'ivrognerie.
Vous êtes si gracieuse que je ne peux pas vous voir couchée, comme les autres femmes, dans un lit : je m'imagine que vous dormez sur une branche.
Le kangourou géant. Il s'est cassé les jambes pour pouvoir marcher à quatre pattes, mais les bras sont encore trop courts.
9 janvier.
L'enterrement de Verlaine. Comme disait cet académicien, les enterrements m'excitent. Cela me redonne une vitalité. Lepelletier avait des larmes plein la bouche. Il s'est écrié que la femme avait perdu Verlaine : c'est au moins de l'ingratitude pour Verlaine. Moréas a dit : Certes !
Barrès a bien la voix qu'il faut quand on parle sur une tombe, avec des sonorités de caveaux et de corbeau. Il a, en effet, admirablement parlé des jeunes, bien que Beaubourg prétende qu'il ait un peu tiré à lui la couverture, car c'est plutôt Anatole France qui a fait Verlaine. Avant de parler, il avait passé son chapeau à Montesquiou. J'ai eu un moment l'envie d'applaudir avec ma canne sur la tombe, mais si le mort s'était réveillé ?
Mendès a parlé d'escalier aux marches de marbre léger qu'on monte au milieu de lauriers-roses vers des cierges qui rayonnent. C'était très joli, et ça pouvait s'appliquer à tout le monde.
Coppée a été applaudi au début. On s'est refroidi quand il a retenu sa place près de Verlaine dans le Paradis. Permettez, permettez !
Mallarmé. Il faudra relire son discours. Lepelletier a fait une profession de fois matérialiste, bien qu'il n'y eût pas d'électeurs. La grande qualité de Barrès, c'est le tact. Il réussirait à bien dire, même la bouche pleine.
Donnay se présente à moi : c'est le premier service que Verlaine m'ait rendu.
Verlaine allait faire des conférences en Hollande. On lui avait retenu la plus belle chambre. Il fit monter le gérant :
-- Je veux une autre chambre.
-- Maître c'est notre plus belle.
-- Précisément ! Je dis bien : j'en veux une autre.
Il avait apporté une valise, qui ne contenait qu'un dictionnaire.
Vicaire avait l'air de prendre la succession de Verlaine sur sa tombe même. Il était déjà bien saoul, et Spont dut le hisser dans un fiacre.
Au restaurant, on plaisante : on retient la table et on commande le repas pour l'enterrement de Coppée.
C'est Mauclair qui vient encore de faire un article sans s'en douter. Je suis fier de déjeuner avec des journalistes. Il y a avec nous, au bout de la table, deux jeunes gens assez jeunes pour nous traiter bientôt de vieilles brutes.
Stuart Merrill se présente. Il est gras et gentil comme un abbé. Rachilde dit à de Souza :
-- C'est vous, l'e muet qui faites tant de bruit !
Il y a un perroquet qui nous tourne le dos et qui ne cesse de dire « caca, caca ». Schwob a sa tête d'enterrement, une tête lugubre, oeil creux, moustache qui pleure, cheveu brouillé.
D'autres disent qu'il y avait un caca au milieu de la chambre de Verlaine.
Barrès se rajeunit des morts, dit Schwob.
16 janvier.
Capus. Toujours fatigué, endormi. Il a été vendu dernièrement. Il vit dans un logement mal meublé. Des tables en bois blanc recouvertes d'une étoffe de quatre sous, et qui remuent.
Il a promu son groom au grade de chef de cuisine et « acheté » une jolie petite bonne qui a bien peur de tout ce monde-là.
18 janvier.
Son derrière allait de droite à gauche comme un fiacre pris dans des rails.
Le sourire arc-en-ciel des larmes.
La rougeur, l'aurore des larmes qui vont tomber.
Mendès dans ses chroniques théâtrales : on dirait qu'il met un casque.
J'ai connu un oiseau qui tombait par terre chaque fois qu'il voulait s'endormir sur une branche.
Ce que les bêtes provoquent surtout en moi, c'est l'étonnement, comme toute chose d'ailleurs.
Réponse à une injure sanglante :
-- Oh ! vous dites ça pour me taquiner.
Comme on serait meilleur, sans la crainte d'être dupe !
Rostand, je l'aime, et je suis content de le faire aimer aux autres, à Bernard, à Boulenger. C'est mon prince lointain, et un petit frère dont la face douloureuse me fait mal. J'ai toujours peur d'apprendre sa mort, et il va me glisser dans les bras. Il est délicat et gentil, il n'est pas méchant. Il est peut-être très malheureux. Il évite les figures qu'il ne connaît pas, et il est content de savoir qu'on l'aime... Oui, il est peut-être, dans son luxe, avec sa jolie femme, sa célébrité naissante, très malheureux. Sa mort me ferait beaucoup, beaucoup de chagrin.
Oh ! je vous en supplie, laissez-moi être un peu ridicule.
Prendre des notes, c'est faire des gammes de littérature.
La cigogne sur sa tige de roseau.
Même en plein jour il faut allumer son cerveau à alcool.
L'amitié vide plus que l'amour.
Bernard et sa bouche comme une barque légère et rose dans le fleuve noir de sa barbe.
A la prochaine guerre, il me faudra supposer tout le temps que Guillaume m'a donné une gifle.
Bernard Lazare tend un doigt à Scholl, qui lui dit :
-- Où voulez-vous que je le mette ?
Allais et Ponchon dînaient chez Lebaudy, qui, se levant de table, leur dit :
-- Quand je pense qu'il n'y a que vous deux, ici, qui ne m'ayez pas encore tapé !
Pourquoi demandes-tu des billets de théâtre aux auteurs, puisque tu ne pourras pas leur dire que tu t'es embêté à leur pièce ?
23 janvier
Rostand. Il est d'une santé si frêle qu'on hésitera toujours à ne pas lui trouver de talent.
24 janvier.
Oh ! ces villages où je passe et qui ne me verront plus !
Elle dit, quand elle a épousé Veber :
-- Je fais un mariage d'humour.
Comme on jouait au jeu innocent du gant, Veber jeta le sien sur la tête de Beaubourg et lui brisa son lorgnon sur les yeux. Tout le monde était un peu ému. La fiancée de Veber lui dit :
-- Vous avez gagné une rose et six macarons.
Un borgne, c'est un infirme qui n'a droit qu'à un demi-chien.
25 janvier.
Premier aveu : je ne comprends pas toujours Shakespeare. Deuxième aveu : je n'aime pas toujours Shakespeare. Troisième aveu : Shakespeare m'embête toujours.
Pleuré en lisant La Grand'mère, de Victor Hugo.
29 janvier.
Leconte de Lisle à Rostand :
-- Vous avez l'air si peu content des Romanesques que je commence à me défier : ça doit être bien.
31 janvier.
Un style gros et glissant comme le pavé de Paris par un temps brumeux.
1er février.
Madame Lepic, les yeux cousus de fil blanc.
Poil de carotte. Notes inutilisées de « La Chambre de la cave ». -- Il voudrait pousser la hardiesse jusqu'à appeler sa mère madame, discuter sur le sentiment de la famille, sur le théâtre. « Je serais un ange ! » -- « Tu vas te faire mal au pied », dit grand frère Félix. Madame Lepic est allée se coucher en emportant la lumière. Mon affection a sa raison d'être. Madame prévient monsieur qu'elle va se coucher. Il est peut-être allé trop loin. Soufflant la lampe, elle lui dit : « Si tu crois que je vais user de la lumière pour toi !... » Si les autres s'éloignent, sa mère lui reste. Le garde-manger, l'auge. On y calmerait sa soif sans boire. D'énormes barreaux l'empêchent d'aller se jeter dans le puits. A droite, à gauche, derrière lui, il écoute ronfler sa famille. Ses rêves. Il se réveille en sueur et il pleure de joie.
Charles Morice. Il faut prononcer son nom comme « Charbovary » sans insister.
Mallarmé. Ses vers sont un peu de la musique, oui, comme les vers libres sont un peu du dessin
3 février.
A La Revue blanche. Hier soir, Muhlfeld, Baragnon, Thadée et Alexandre Natanson reconnaissaient du talent à Maupassant, et qu'on l'avait calomnié, et à Loti, et à Bourget. Ce n'est pas tant difficile, de forcer l'admiration d'un jeune. Il faut connaître la serrure, et c'est un tour de clef à donner.
Nos lits n'étaient pas pleins d'odeurs précisément légères.
-- Il y a, dit-elle, dans Victor Hugo, de jolies expressions.
-- Lautrec est si petit, dit Mme T. Bernard, qu'il me donne le vertige.
Le poêle bourré fait craquer ses os de fonte.
La neige s'attardait çà et là, comme il reste quelquefois du savon dans les oreilles.
Oh ! en amitié, quand on s'est confié ses secrets d'argent, ça tourne mal.
-- Quand mènerez-vous votre fille dans le monde ? disait M. Legrand.
-- Oh ! répondait Mme Morneau, les bons chevaux, on vient les chercher à l'écurie : inutile de les mener à la foire.
Madame de Sévigné, dit-on, a écrit ses lettres pour la postérité. Elle a joliment bien fait ! Préféreriez-vous des brouillons mal écrits ?
Elle n'aime pas les enterrements civils : c'est trop triste.
Ses yeux dorment comme deux oiseaux.
La lâcheté des mains quand il faut l'applaudir.
Son oeil, toujours inquiet comme une marguerite qu'on fait tourner entre ses doigts.
Et avec quel miel empoisonné il me disait : « C'est une opinion qui vous est personnelle ! »
Sa tête tourne sur son cou avec la lenteur d'un soleil de jardin.
-- Hélas ! dit Tristan Bernard, on n'aurait pas besoin de faire un choix dans l'oeuvre de V... pour l'empêcher d'entrer à l'Académie.
-- Capus, je retiens une loge pour la 80e.
-- Oh ! dit Capus, ce jour-là, je vous donnerai toute la salle.
-- Je vous ai bien applaudi, l'autre soir, dans Amants.
-- Et moi, dit Guitry, je vous admire toujours. Vous devriez bien nous donner quelque chose.
-- Vous êtes le seul qui puissiez jouer Caquets de rupture mis au point.
-- Faites-le.
-- Je considère ça comme un encouragement.
-- Prenez-le de ma part comme un engagement.
-- Je vous donne rendez-vous dans un mois.
Et me voilà tout fiévreux, et j'ai dans les yeux un théâtre illuminé où je triomphe. Oh ! les bonnes heures délicieuses que j'aurai !
7 février.
Rostand. Il a un bel atelier : il n'y travaille pas. Il travaille dans une chambre à coucher, sur une petite table branlante. Avec Les Romanesques, il s'est offert un beau cabinet de toilette, baignoire, et bidet près de la baignoire. Sa belle-soeur entre, et lui dit « Bonjour, cher maître. »
Il s'isole de plus en plus. Il nous trouve faux, menteurs, méchants et rapaces.
Il écrit sur des feuilles volantes et, sur les marges, griffonne des dessins, dont quelques-uns, dit Mme Rostand, sont, ma foi, très jolis.
Il se dit capable de trouver du talent aux hommes qu'il hait, ou qu'il méprise.
-- Le modeste demi-deuil de sa robe à pois blancs, dit Rostand de la pintade.
Je n'ai vraiment qu'une raison qui me permette d'aimer encore Rostand : c'est ma crainte qu'il ne meure bientôt.
-- Eh ! bien, qu'est-ce que vous avez à me dire ?
C'est sa façon de m'accueillir ce soir après m'avoir fait poser.
-- Vous êtes insupportable ! lui dis-je. Je reste jeune, et je vous laisse à votre vieillesse. Bonjour !
Rompons ! dit-il.
Et il a des yeux petits et minces. Il frise sa moustache. Il est pâle.
-- Rostand, il n'y a plus que quelques ficelles entre nous, quelques harpons menus que je couperai.
-- Coupez !
Et, comme je ferme la porte, j'entends :
-- C'est assommant, par exemple !
Je me retourne. Je lui dis au revoir, et que l'air est délicieux.
-- Amusez-vous bien, me dit-il.
Je tremble, et il a les lèvres blanches. Et peut-être que tous deux nous éprouvons un plaisir âcre à nous tourner le dos.
Un ami de moins, quel soulagement !
10 février.
Le « je ne sais quoi » d'une femme, il n'y a que ça qui compte.
Salomé, d'Oscar Wilde. C'est impressionnant, mais il faudrait supprimer encore, çà et là, quelques têtes d'Iokanan. Il y en a trop, il y en a trop ! Et que de cris inutilement répétés, et que de richesses en toc !
Rostand, je lui souhaite une bonne maladie qui le mène aux portes de la mort et lui fasse rebrousser chemin vers la vie.
Jardin d'Acclimatation. Je vois dans une cage un petit animal qui va et vient avec une opiniâtreté noire. Il n'est pas laid : il est comique. Je sais bien à quoi il ressemble, mais je n'ose pas dire que c'en est un, et j'arrive au gardien.
-- Qu'est-ce, monsieur, que ce petit animal nouveau qui n'a pas d'étiquette ?
-- Ça ? Attendez donc ! me répond-il. Je ne me rappelle pas son nom. Il y en avait deux, vous savez bien, qui couraient dans l'herbe, la semaine dernière, l'un après l'autre. Diable de nom ! Je l'ai sur le bout de la langue.
Il cherche. Nous cherchons ensemble.
-- Ah ! dit-il soudain, j'y suis ! Je me rappelle. Eh ! bien, monsieur, c'est un petit chien.
Il y a des amis. Il n'y a pas de vrais amis.
Réconciliation de deux amis. Tout à coup, le coeur, qui était sec, dur et racorni, s'amollit et se dilate, comme s'il tombait dans l'eau pure.
Herodias. Relu ce conte de Flaubert. Il me donne l'impression de quelque chose d'ennuyeux, d'inutile, et de mal écrit. P. 173 : « Sans avoir reçu ces ordres, Mannaeï les accomplissait, car Iokanan était Juif, et il exécrait les Juifs, comme tous les Samaritains. » Qui, il? P. 171 : « Tout à coup, une voix lointaine... Il se pencha pour écouter ; elle avait disparu. » Une voix qui disparaît. P. 180 : « Il devint immobile. »
Mme Rostand vient me voir ce soir, et, dès ses premières paroles, je lui dis que j'aimais Rostand comme un frère plus jeune et malade, mais que je ne peux plus le voir, et que nous en viendrions aux gifles.
Elle sait, elle sait. Au père de Rostand elle vient d'écrire trente pages éplorées. Que faire ? Il couve un suicide. Il parle de se faire prêtre. Il se détache de tout et dit que c'est le commencement de la sagesse. Il ne se lève de son lit que pour s'asseoir, et il ne fait rien, rien. Il arrange seulement des pages en un beau désordre quand on vient le voir ; sur ces pages, il n'y a rien, que quelques gribouillis de dessins, et elles ne se suivent même pas.
Un grand médecin est venu. On ne sait pas. Neurasthénie, asthénie. Elle souhaite qu'il ait une bonne maladie. On lutterait. On le sauverait. Il serait guéri. Mais, ainsi, il a l'air d'un mort.
-- N'a-t-il pas quelque amour ?
Elle le désirerait, et, si elle connaissait une femme capable de le faire revivre, elle la jetterait dans ses bras. Et la pauvre petite femme s'en va pleurant. Il joue avec des couteaux, des armes, des bouteilles, des verres. Il manie des objets de mort.
-- Oui, dis-je. S'il était mort, ce serait intéressant de parler de ça, mais il a le défaut d'être encore vivant, si peu qu'il le soit, et, alors il n'est qu'insupportable. Il est lâche pour vous, pour ses enfants, pour ses amis. Il faudrait qu'il eût à gagner votre pain, pauvre petite femme.
-- Il ne le gagnerait pas. Il nous laisserait tous mourir de faim, car je connais son peu d'énergie, et elle décroît. Elle sera bientôt réduite à rien. Ses abattements sont de plus en plus fréquents et prolongés et il remonte de moins en moins haut.
Il n'y a là ni gaîté, ni philosophie. Il n'y a que de la tristesse mystérieuse, et de la douleur sans raison.
-- Pourquoi ne fait-il pas de la littérature avec tout ça, comme Byron, Musset, Lamartine, et d'autres ?
-- Il n'a même plus cette petite vanité-là.
Est-ce qu'il va mourir, et que j'aurai le regret de n'avoir pas pénétré au fond de cette âme charmante et trouble ?
On comprend toujours trop tard. Ah ! malheur aux heureux !
Et, tout à l'heure, comme un imbécile chronique, je demandais des héritages ! Je regrettais de n'avoir plus de billets de mille, etc., etc. Pauvres fous, tous, tous !
Et, pensant à toutes ces choses, je ne peux plus lire ni écrire. Il faut que je me lève, que je marche et me secoue, que je donne du jeu au filet de mes nerfs qui souffrent d'être trop tendus.
13 février.
Courteline dit :
-- Il faut battre une femme quand il n'y a pas d'autre moyen de la faire taire. C'est très joli, de dire : « Moi, je prendrais mon chapeau, ma canne, et je m'en irais ! » Mais ça ne se passe pas ainsi. Ça va encore dans la journée. On retrouve des amis au café, on cause, on joue ; mais, le soir, où aller ? Moi, d'abord, je ne peux pas passer la nuit dans ces hôtels où il n'y a pas de pendules. Je veux savoir l'heure, et je ne dors pas. Et je rentre chez moi, rien que pour savoir l'heure.
-- Alphonse Allais, un Démarque Twain, dit Veber.
-- C'est une plaisanterie des peintres, dit Jean Veber, que le modèle ne trouble pas. Moi, le modèle me trouble beaucoup, et c'est fort gênant.
Et moi, je suis si gêné que je ne le salue même pas, le modèle, et que je ne le regarde qu'à la dérobée ; et je sens son regard sur moi.
Je ne suis pas bourgeois, mais je me sens quelques vertus de la bourgeoisie.
Vers la clarté par n'importe quel chemin.
L'orgueil d'une femme qui a reçu beaucoup de confetti.
C'est l'heure de grazieller.
Une grenade qui rit comme un nègre.
Il y a trois de nos rois que je n'ai jamais pu me fourrer dans la tête : Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe. Je les confonds. Impossible de les débrouiller. Parfois, à l'aide de mon petit Larousse, je les remets chacun à sa place, puis, c'est le désordre. Tout est à recommencer.
20 février.
Dîner Alphonse Allais. Ce bohème qui a passé sa jeunesse et pas mal de sa maturité dans les cafés et les hôtels meublés, le voilà rangé, dans un appartement de 3 500 francs. Il y a une baignoire avec de l'eau chaude en tout temps. Les visiteurs n'ont qu'à tourner le robinet pour se brûler. Il a une cuisinière, un groom, qui s'appelle Gaëtan, qui apporte les lettres sur un plateau et dit timidement : « Madame est servie. »
-- Veux-tu pas rire quand tu dis ça ! lui dit Allais.
Il a des meubles qu'il est allé acheter en Angleterre, élégants et fins, admirablement compris, dit Gandillot qui s'assied sur une chaise, laquelle aussitôt craque d'une manière inquiétante. En attendant les suspensions, les boules électriques luisent dans du gui. Gui à tous les étages.
Et moi aussi, j'aurai un appartement de riche, et je le paierai plus de 3 500 francs ! Mais non : j'aurai une cabane de cantonnier.
Et tout vient d'Angleterre : les verres, les salières, le potage aussi, car il est bien froid, et le bifteck, car il est trop cuit. Il y a aussi un ancien vinaigre qui a mal tourné et qui est devenu un petit vin très suffisant.
-- Il n'y a que deux espèces de gens qui vont au théâtre, dit Gandillot : ceux qui paient toujours leurs places et ne vont nulle part, et ceux qui vont partout et ne paient jamais.
Un triste Gandillot, toujours maugréant contre les Auteurs Dramatiques, les confetti, le boeuf gras, et qui demande à voir rayer la France de la carte de l'Europe.
Veber, qui s'est trouvé mal à l'accouchement de sa femme et qui a dû avaler un verre de cognac, appelle son petit garçon Gil. Ainsi prend-il date pour la succession de Philippe Gille au Figaro. Il faut entendre Allais et Gandillot parler des dernières découvertes scientifiques, des rayons cathodiques, avec des détails précis, et Gandillot reprocher aux savants leur timidité. Je me croyais à Centrale. Dieu ! Que ces gens-là sont donc forts ! Et dire que ça ne les empêche pas de connaître tout de même un peu leur littérature ! Je n'ai ni mémoire, ni intelligence, et je ne peux être qu'artiste à force d'entraînement ; mais j'éprouve certaines impressions avec une telle intensité que je défie les plus grands.
Alphonse Allais, dirait un Belge, ce produit de la polichinellerie française. Selon lui, pendant la dernière guerre, toutes les villes de France ont été prises par une paire de uhlans.
Et Gandillot avait raccourci son pantalon pour faire voir ses chaussettes irlandaises.
Le mimosa est, parmi les fleurs, ce que le serin est parmi les oiseaux.
Hier, au temple israélite de la rue de la Victoire. Froid, froid, et bien fatigant à la longue, et peu hygiénique, cette habitude de garder son chapeau sur la tête. Blum souriait, souriait trop... Il y avait des gens qui semblaient garnis de furoncles. La Revue blanche faisait de l'esprit collectif... Toutes les religions se ressemblent par la quête.
-- Je vous apporte la somme.
-- Ça ne pressait pas, monsieur.
-- Oui, je sais. On dit toujours ça ; mais vous êtes joliment content tout de même, et vous avez une belle inquiétude de moins.
29 février.
Il vit de rien : une petite douleur occupe toute sa vie.
Quand nous vivons intensément, sans doute prenons-nous la part des autres, dont la vie doit diminuer.
1er mars.
Rien ne sert de mourir : il faut mourir à point.
2 mars.
Eugène Morel, l'auteur d'Artificielle. Malgré ce succès, traîne partout romans et pièces de théâtre. A quinze ans - il n'en a que vingt-cinq, - il faisait partie de la génération de Descaves, de Geffroy, de Fèvre, qui ont de dix à quinze ans de plus que lui. Le régiment le sépara d'eux. Il revint. Ils étaient arrivés et, lui, recommençait. Il recommence toujours. Il est obligé d'avoir une place à la Bibliothèque. Les éditeurs ne lisent pas ses livres, qu'il marque d'un fil. Il a une pièce qui, grâce à Mounet-Sully, reçue à corrections au Français, puis refusée net, puis reçue à l'Odéon, attend, attend. Et moi, j'ai un peu honte de ma chance, et de ma paresse.
Peut-être n'a-t-il eu que le tort d'être trop précoce. Les dernières gelées l'ont arrêté net.
Guitry. La Figurante. -- Assisté, hier, dans sa loge, à sa petite cuisine, celle d'une grande comédienne poilue. Petits pots de crème et de rouge. Sa montre est devant lui.
-- Monsieur Guitry, on n'attend plus que vous.
-- Qu'on attende ! On ne peut pas commencer sans moi.
Un coiffeur vient lui noircir la tête, lui rétrécir sa raie. Il met des souliers jaunes à éperons. Il fume, cause, a l'air calme, demande si sa cravate ne fait pas trop pansement à la glace.
-- Je ne t'embrasse pas, Jeanne Granier. Je suis encore plus maquillé que toi.
Je ne sais que dire. Je lui dis pourtant que Le Plaisir de rompre est pareil à l'acte des adieux d'Amants, mais moins moqueur et plus pénétrant. Il me regarde, surpris.
-- Ah ? Ah ? Je suis curieux de voir ça.
Il a mis à la mode les cous qui ont le goître derrière.
Dans la salle, des gens qui se rendent enfin aux efforts du Théâtre-libre. Moi, je m'amuse dans la loge de Maurice Bernhardt, avec Mme Rostand. « Ah ! Ah ! Renard, il laisse sa femme à la maison ! Il va dans le monde. Il fréquente les riches. Le paysan du Danube flirte. »
Sur la scène, ce théâtre ennuyeux et qui n'a rien d'humain. Les plaisanteries éternelles sur la politique, sur Crispi, sur les femmes qui font arriver leur mari. Oh ! les redoutables et pernicieuses bavardes ! Quand l'une d'elles commence une phrase, on peut faire un petit somme.
Et Bauer qui trouve que c'est du tac au tac ! Et le tac au tac l'horripile. Il voudrait du flou. Qui est-ce qui va lui donner du flou ? Maurice Donnay a déjà commencé. Pourvu que ça continue ! Il nous donne ainsi, à Rostand et à moi, son opinion intime, et pas son opinion pour tout le monde. Il a des rhumatismes et geint comme le loup de Vigny tourné contre le mur.
Et Antoine sur la scène ! Ce vieux savant avec son vieux coeur, et qui, en collant des os à des os, a fini par savoir, lui aussi, ce que c'est que la vie.
Chez Maire. Le joufflu Ajalbert et sa femme joufflue qui fume des cigarettes, qui errait hier dans les rues de Séville, et qui a un chapeau de quel pays, Seigneur ?
On apporte la note. Rostand dépose deux billets de 50 francs, comme ça, sans vérifier. Et sa femme s'aperçoit qu'on a porté une bouteille de vin de 17 francs que nous n'avons pas bue.
Rostand me reproche de tout répéter à tout le monde.
Je serais bien bête, de ne pas tirer de la vie tout ce qu'elle peut instantanément nous donner ! Oui, si je rencontre quelqu'un sur le boulevard, je ne lui demande pas de ses nouvelles, à lui dont je me fiche, mais je lui cite un vers que je viens de lire ou d'entendre, une idée de moi ou des autres ; et cela fait, de cette rencontre où nous n'aurions dû dire que des banalités, quelque chose de précieux, de rare, quelque chose de plus, enfin, et qui ajoute à ma vie, et qui pouvait n'être rien. J'ai ouvert une fenêtre, et j'ai respiré.
-- Je trouve, dit F.V. Griffin, que Rodenbach exploite ses images. Il ne les lâche qu'après les avoir sucées jusqu'au dernier sens.
Faut-il parler au compte-gouttes ?
7 mars.
Le Plaisir de rompre. -- Blanche. A-t-elle une jolie taille ?
Maurice : La taille d'une serviette avec son rond.
Maurice. Quand il sort du bureau, le soir, à six heures, il ne sait que faire. Par économie, il ne va pas au café. Il rentre dans sa chambre, laisse la porte entr'ouverte, s'assied, sans quitter chapeau ni pardessus, et, le menton appuyé sur sa canne, il se fait une visite en attendant l'heure du dîner.
12 mars.
Dîner chez Bernard.
-- Il y a dans les Histoires naturelles, dit Bernard, des choses de tout premier ordre, et des choses que je n'aime pas. Les Chauves-souris, l'Ane, c'est parfait, La Chenille me déplaît pour des raisons qui la feront aimer des autres.
-- La moyenne sera donc bonne.
-- C'est un travail de vieille demoiselle, réussi parce que vous êtes Jules Renard, un habile ouvrier, mais c'est faux, chiqué, traqué, sans aucune humanité. Veber me disait : « Tu n'aimes pas La Chenille parce que tu n'aimes pas la campagne. » J'ai répondu à Veber : je n'aime pas La Chenille précisément parce que j'aime la campagne, et que La Chenille est un bibelot de cabinet de travail, d'étagère, le contraire d'une bête ayant de la vie et de l'odeur.
-- Très bien, votre petit bouquin, me dit Muhlfeld, mais je fais une réserve. Je ne fais jamais de compliment sans réserve.
-- Pour avoir l'air indépendant.
-- Soit Mais pourquoi avoir mis Le Coq? Qu'est-ce qu'il vient faire là ? Un coq de clocher n'est pas une bête.
-- Et vous appelez ça une critique ? Vous me dites que mon coq de Clocher n'est pas une bête, et vous croyez que ça me vexe. Est-ce que je ne savais pas ce que vous croyez m'apprendre ? Si ! Alors, votre critique n'a aucune espèce de valeur.
-- Il y a du prêtre en vous, Renard. Votre première communion vous revient. Vous êtes pour la morale, la chasteté, le devoir.
-- C'est vrai. J'en ai assez, de notre littérature de cocus et de vos « sonnets du docteur ».
Allais, si gentil qu'il a l'air faux, vient près de moi et m'explique, encore une fois, que j'ai eu tort de quitter Le Journal en faisant claquer les portes, qu'on voudrait me ravoir, que d'Esparbès tombe, que lui, Allais, ne sait pas ce qu'il leur a fait, mais qu'il est tout puissant, que mes Histoires naturelles ont plu à beaucoup de gens, mais que j'ai aussi déchaîné bien des rages de gens qui se fichent pas mal des allures de ma dinde.
Non, non, nous ne sommes pas drôles, mais Lamartine à table était-il si drôle que ça ? Rostand avait l'air de s'embêter comme chez lui.
Comme c'est plus fin, des jalousies, des querelles d'amitié, que des querelles d'amour !
16 mars.
Il marche toujours sur la pointe des pieds, comme attiré par l'idéal même.
18 mars.
Pourquoi vouloir que les hommes me jugent sans erreur ? Est-ce que je ne me trompe pas quand je les juge ? Est-ce que je ne suis pas d'abord l'ennemi de ceux que j'aimerai plus tard ? Est-ce que je ne dédaigne pas bientôt ceux que j'ai aimés trop vite ?
Se défier des images, si belles qu'elles soient, qui datent du temps d'Homère.
Savoir, en style, et ne jamais le laisser paraître.
20 mars.
Le peu de clarté qu'il y a dans le mystère qui nous entoure vient de nous-mêmes : c'est une fausse clarté. Jamais le mystère ne nous a montré de la sienne propre.
Un homme qui se plairait trop à la lecture des essais de Maeterlinck serait un homme perdu. Si l'on veut vivre d'une vie humaine extérieure et retentissante, il ne faut ouvrir que quelques fenêtres de son cerveau, et laisser fermées les autres.
Flirt. -- Bien qu'il soit toujours d'une impolitesse ridicule de dire à une femme qu'on ne sera jamais amoureux d'elle, je crois pouvoir vous affirmer que je ne me sens pas troublé près de vous.
-- Je vous aime beaucoup, dit-elle.
Elle le dit, en insistant, les yeux sur moi. Comment m'aime-t-elle ? Si je laissais deviner que je devine, quel étonnement ! Cependant, elle n'est pas fâchée de provoquer un doute.
-- Que dirait votre mari, si... ?
-- Lui ? Oh ! rien.
Tu comprends, ma chérie, que pour moi elle n'existe pas. C'est une fleur peinte et artificiellement parfumée. Je la respire quand elle est là, mais je n'y toucherais pas, de peur de déranger ses pétales, ses cheveux, de décolorer ses yeux et sa bouche. Je n'y touche pas, même en imagination. Tu es ma seule, ma vraie, ma solide. Si tu étais jalouse, tu ne serais qu'une sotte, et tu gâterais ta vie.
Caran d'Ache, guêtres blanches, gants blancs, visage blanc, raie circulaire, et, avec ça, quelque chose de sale dans sa personne.
Tous les dix ans il faudrait refaire son collège.
Et cet autre ne fait d'article que si son exemplaire est sur papier de Hollande. Si c'est du japon, l'article est élogieux.
Celui-là ne manquera point de reprocher aux Histoires naturelles de ne pas encore résoudre la question sociale.
1er avril.
Renan, ses lettres glacées, et celles, non moins frappées de sa soeur Henriette. Ça de l'intimité ? C'est de la gelée de confidences.
C'est comme quand Sarcey nous dit d'un ton calme : « J'enrage ! »
Le petit Rostand se tient raide et marche droit avec sa canne, pour qu'on le prenne pour un nain.
Vieille figue, vieille fille.
Tirer des balles dans des toiles d'araignées.
Quand il boit avec un couple, il paie toujours, pour avoir l'air d'être l'amant.
8 avril.
Il faut excuser Barrès. Ce n'est pas commode de faire comme les imbéciles quand on a son esprit.
Il ne faut pas rire tant qu'on n'est qu'à l'extérieur des choses, mais il faut d'abord y entrer. Il faut rire du milieu des choses. Plus clairement, je ne ris pas de toute politique, car il peut en être de belle que j'ignore, mais je ris des hommes politiques que je connais, et de la politique qu'ils font sous mes yeux. Que le rire soit, non pas frivole mais sérieux et intérieur, et d'une philosophie consciente ! On n'a le droit de rire des larmes que si l'on a pleuré. Le ridicule n'existe que par moments, mais rien n'est tout à fait ni toujours ridicule.
Il ne faut rire que des belles choses qu'on peut aimer. Le banal ne fait pas rire. Avant que de rire des grands hommes, il faut savoir les aimer de toute son âme.
Le rire est inattaquable puisqu'il rit de lui-même, mais il meurt tout seul au milieu des figures graves et pensives.
Renan a dit : « Les rieurs ne règneront jamais. » Il est vrai qu'ils se moquent de régner.
11 avril.
Le ciel continue l'ardoise du toit.
Elle me demanda si je sacrifiais aux Muses.
Un amour platonique où les âmes se tutoient.
Ne vis pas ! Contente-toi de toujours désirer vivre.
13 avril.
Elle me dit qu'elle restait chez elle deux jours par semaine, mais je ne demandai pas quels jours. De peur que je n'oublie, elle me dit qu'elle restait chez elle toute la semaine.
Sa bouche est si petite que son accent paraît léger.
17 avril.
Le mendiant regarde le beau château et s'écrie :
-- Oh ! si j'avais ce château !
Il entend dire qu'on l'aurait pour un morceau de pain.
Mais il n'a pas le morceau de pain.
La genèse d'un esprit : 1° stupéfaction, 2° ironie, 3° enthousiasme.
Le mot est l'excuse de la pensée.
Ce que fait l'oeil sous la paupière.
Au désert, elle demanderait une chaise pour s'asseoir.
21 avril.
Marc Stéphane, l'auteur de Fleurs de morphine, m'envoie sa petite amie pour me demander si je n'ai pas l'intention de faire un article sur son livre à L'Écho de Paris ou au Mercure de France. Elle a des bandeaux, un petit chapeau plat, des dents jaunes, et de grosses joues, et un fort accent. Elle est comme effrontée et innocente.
Et je fais le maître, moi. Je parle des illusions que doit avoir ce jeune homme de 26 ans, des difficultés que j'ai eues, moi, de ma bonne volonté à moi. Et je suis flatté. Pensez donc ! C'est la première visite qu'une femme me fait. Elle ne se dégrafe pas, mais ça viendra. Vive la littérature française ! Le métier a du bon. Ça m'embêtera tout de même, de faire cet article. Aussi, j'ai eu la précaution de prévenir la petite dame que çà ne paraîtra pas dans le prochain numéro, qu'un article au Mercure n'avait aucune importance, mais que, si ça pouvait lui être agréable que je passe un quart d'heure à écrire deux ou trois lignes...
-- Merci, Monsieur. Vous êtes bien aimable, et je vous demande pardon de vous avoir dérangé.
Si j'avais du talent, on m'imiterait. Si l'on m'imitait, je deviendrais à la mode. Si je devenais à la mode, je passerais bientôt de mode. Donc, il vaut mieux que je n'aie pas de talent.
De Heredia, dans un salon, lançant à toute volée le quadrige de ses postillons, s'écriait :
-- Mais c'est admirable, l'Aphrodite de Pierre Louÿs ! Depuis Flaubert, on n'a jamais rien écrit de pareil. C'est le meilleur roman qui ait paru depuis cinquante ans.
Aussitôt Paul Hervieu et Vandérem fichent le camp.
-- Ils sont étonnants, ces romanciers ! dit de Heredia. On ne peut pas faire l'éloge d'un roman devant eux.
Mais quelqu'un :
-- Monsieur de Heredia, est-ce que Pierre Louÿs n'a pas aussi fait des vers ?
-- Oui, mais, entre nous, il a eu tort, car ses vers sont franchement médiocres.
24 avril.
A Catulle Mendès. « Il me semble que parfois vous me frappez sur l'épaule et me dites : « Jules Renard, vous devriez faire un petit voyage dans la lune. Ça vous changerait. » Et je réponds, résigné : « C'est une idée ; mais comment ? » Non ! Nous ne pouvons que tourner sur nous-mêmes, prendre conscience de notre petit être étroit, ou par instants il fait si noir.
« Après les Corneille et les Racine, les grands hommes de rêve, sont venus les La Bruyère et les La Rochefoucauld, les grands hommes de réalité.
« Nous avons horreur des faiseurs, des truqueurs, des faux génies, des idéals de matamores et des bouches gonflées. Le grand homme de demain, celui qui gagnera tout notre coeur, c'est l'écrivain qui n'aura pas le courage d'écrire deux cents pages, et qui posera à chaque instant sa plume en s'écriant :
« Qu'est-ce que je f...-là, mon Dieu ! Qu'est-ce que je f...-là !
« Il n'y aura plus de passionnés. Il y aura des traîtres qui s'amusent. Passionnés d'amour ! Quoi ? De quel amour ? Parce qu'on a couché avec une femme, avec toutes les femmes, il faudrait lever les bras au ciel ? Vous nous proposez la multiplication infinie du spasme. Mais, sacré mâtin ! lisez donc, avant, une pensée de Pascal, et vous tournerez le dos à la plus belle fille les chairs nues. Je ne crois pas que cette petite fatigue, la renouvelât-on jusqu'à en mourir, ait quelque chose de si enthousiasmant.
« Pour moi, si quelqu'un me propose d'écrire Les Burgraves et me donne la force de les écrire, je ferai signe, de la tête, que non. Le sublime deux fois répété, et quel chef-d'oeuvre vous désignez ! c'est Le fade.
« Vous croyez à notre impuissance et vous ne voulez pas voir notre lassitude, notre effroyable ennui. Oh ! nous continuerons d'écrire. Il faut bien toujours écrire, mais notre plume se promène sur les fleurs comme une abeille écoeurée.
« Vous dites : « Souveraines et vastes chimères » et nous ne comprenons pas. Nous remuons la tête avec un sourire, car nous la connaissons, celle-là, et dans les coins.
« Je vous le dis, mon cher maître : avec Hugo, Lamartine, Chateaubriand, le génie est monté trop haut. Il s'est cassé les reins. Maintenant, il se traîne sur la route comme une oie de village.
« Nous en avons assez, d'étudier les « relations des sexes ». Nous enjambons vos couples qui se roulent à terre, et, comme vous y êtes mêlé - nous faisons le tour - nous sommes plus loin que vous. Nous n'avons aucun mérite à être chastes, puisque nous le sommes par dégoût.
« J'entendais un grand poëte s'écrier en sortant de son alcôve : « Terre et cieux ! Nous nous sommes aimés comme des lions ! » Pourquoi ce lion ne pourrait-il être une pauvre bête ?
« Et les hoquets de l'homme saoul ! L'adultère ? La petite fatigue à trois. Mais je n'ai pas la force de vous répondre.
« Oh ! les mâles gros et fermes ! Et M. Zola, qui s'attarde quelquefois à prendre le menton de la jeunesse, ne nous a-t-il pas conseillé de nous isoler, une ou deux fois par semaine, dans les blés, avec les belles filles ? Grâce ! Ménagez-nous ! Nous allons mourir de rire.
« Et nous sommes plus haut et plus loin que vous, parce que vous êtes encore empêtré dans la vie, et que nous nous rapprochons de la mort.
« Vous attendez que quelqu'un se lève : personne ne se lèvera. On est si bien, assis, et si mieux, couché ! Et puis, nous avons trop lu : tous les passionnés, tous les sceptiques, à partir de Jules Lemaitre, et tous les farceurs. Nous avons lu des plaisanteries légères comme l'eau qui coule, et des systèmes de philosophie hauts comme des maisons de rapports Nous sommes écoeurés, moulus, noyés.
« Et les petites saletés de l'odorant amour ! »
Mai.
Les roses ont le sang à la tête.
La guigne ne s'acharne que sur la bêtise.
Surtout, ne pas confondre tristesse et ennui.
Voyage à Chitry. -- De la joie et de la tristesse selon que le coeur se serre ou se dilate, et il ne fait que ça.
Sardy-les-Epiry, quel nom !
Et tant d'histoire ancienne qui dort...
Regarder ces villages si éloignés les uns des autres, puis les voir se presser frileusement comme sur une petite carte.
Tous ceux qui ont vécu là ne sont pas nés en même temps que moi. Et les morts me disent : « Dépêche-toi de vivre ! »
L'amusant, c'est que tous ces petits villages comptaient, au Moyen Age, un ou deux artistes. Aujourd'hui l'on n'y trouverait pas un sabotier capable de sculpter une tête de République.
Titre : les Puces de nos grands hommes.
Ne t'imagine pas qu'il y a des grands hommes inconnus.
N'as-tu pas souhaité quelquefois d'être l'amant d'une Mme Roland ? Ne cherche pas : il n'y en a pas. S'il en existait une, tu le saurais. Toutes les femmes que tu as rencontrées sont - oh ! n'en doute pas - bel et bien stupides.
A six heures du matin son ménage est fini. Quelqu'un passe devant sa porte, et on cause. On cause ainsi jusqu'à midi, et le reste de la journée passe de même.
Jamais on ne la surprend à faire quelque chose. On frappe. Elle vous ouvre, en sabots, propre, les mains sur le ventre. Tout est en ordre. A quoi s'occupe-t-elle ? Des fois, elle tricote. Elle est si heureuse d'avoir perdu son mari qui se saoulait et la battait que la mort d'un de ses deux garçons n'a pu l'attrister. Elle vivrait ainsi aussi longtemps que le bon Dieu.
Perché sur ma butte, je les observe ; et je voudrais surprendre les secrets de leur humble vie.
Toute la journée, travaillé d'un oeil.
26 mai.
Chaumot. La Gloriette. -- Il a acheté un pulvérisateur pour vitrioler sa vigne. C'est assez semblable à l'appareil que portent sur leur dos les marchands de coco. Comme il voulait voir si ça marchait bien, il regarda la pomme d'arrosage, tourna le robinet et reçut un jet de vitriol dans les deux yeux. Il courut comme un aveugle au ruisseau, se lava avec de l'eau boueuse, et, depuis, ses yeux pleurent sans cesse, et ils sont rouges comme des anneaux de corail. Mais ça va mieux. Oh ! ça va bien mieux.
Le commerce. Dans les magasins de Corbigny il n'y a personne, excepté les jours de foire. Il n'y a que la sonnette, et elle dort. Elle crie quand on la réveille. Dans la salle du fond dont la porte ouvre sur le jardin, on aperçoit quelqu'un qui tend la tête, bouche ouverte, yeux étonnés. Et la femme ou l'homme hésite à venir. Qui suis-je donc ? Qui est-ce qui peut bien venir les déranger en semaine ?
Une fois mariée, la femme se fane. Elle n'a plus ni jolité, ni coquetterie. Elle ne se soigne plus. Elle s'habille pour vivre dans l'arrièreboutique. Quelquefois, ce qu'elles avaient de mieux persiste : des dents restent blanches. L'une d'elles, qui était jolie, en quatre ans a tout perdu. Elle n'a plus que ses cheveux qui mettent longtemps à se défriser.
Et on livre de la main à la main, sans faire de paquets.
-- Oh ! moi, me dit une marchande de vaisselle, je ne sais pas faire les paquets.
-- Qu'est-ce que vous pouvez bien savoir faire, ma brave dame ?
Pauvre homme ! Quand il sera mort, sur sa tombe il faudra mettre une couronne de cinq livres, en pain.
Tu as rejeté les pierres de ton jardin dans le jardin des autres, et, pour y ajouter, tu as démoli un peu de ton mur.
La vie est courte, mais comme c'est long, de la naissance à la mort !
A un gros clou pendent de petites choses légères.
Elle est toute fraîche, même en sortant du train. Elle voyage comme une fleur dans un panier.
Papa connaît Tolstoï comme socialiste, et Laurent Tailhade comme dynamité.
A mon retour au pays, le matin je fus salué par un chant d'alouettes qui pétillaient dans l'air comme des flammes au bout de hauts cierges.
Un couple dans le train. Lui, cravate de satin, veste neuve et chapeau mou, rouge et gercé comme la terre trop sèche, rasé jusqu'à la nuque, sentant fort.
Elle, rouge aussi, mains rouges sans gants. Toilette voyante, corsage acajou qui joint mal, et garni d'or, bracelet or formant noeud de cravate ou jarretière. Petits paysans qui se marient et montent en première. La jeune mariée n'en revient pas, des courroies Paris-Lyon-Méditerranée. Lui, il explique paysages, trains qui passent. Ça, c'est un train de marchandises. Des ouvriers travaillant sur la voie, il s'écrie :
-- Dire que j'ai été comme ça, moi !
Et tous deux se mettent à rire de pitié !
En face, une grosse femme bouffie et noire, en deuil, mais surtout née en deuil. Elle dort, assise sur le bord de la banquette. Elle se balance comme sur un bateau ivre ; et sa petite fille, qui est bossue, malingre, nerveuse et très « susceptible », souffre de voir sa mère ridicule. Elle l'appelle, lui tire son journal, puis se moque d'elle avec nous. Et la maman répond, du fond de son sommeil houleux :
-- Laisse-moi donc ! Et après, qu'est-ce que ça fait ?
Pense à ce que serait un village, son église rasée.
-- Courteline ne travaille pas, dit Mendès. Il a encore quinze cents francs de paresse devant lui. Après, il s'y mettra.
-- Je déteste Aphrodite, me dit Griffin.
Et il me donne de si bonnes raisons que je n'en ai aucune de n'être pas de son avis.
C'est bien entendu. Je ne peux rien faire avec génie, par inspiration. Pour obtenir un résultat, il me faut travailler ferme, et me bien tenir, et persévérer. La plus petite faiblesse, je la paie. Il faut que je m'interdise le primesautier, l'impromptu et le chic.
Mme X... Laide dès le premier abord et jusqu'à la fin. Ce ménage est comme un couple de sarments.
Gabriel Randon va à La Revue blanche où il est reçu assez grincheusement par La Jeunesse qui lui dit :
-- Que désirez-vous, Monsieur ?
-- Je désire savoir deux choses : pourquoi on m'éreinte à La Revue blanche, et ce que vous avez fait de vos c...
L'art du roman, d'après Pierre Sales.
Des arbres morts tendent leur fin squelette la nuit.
Et ces longues journées où l'on écrirait un livre tout entier.
Juin.
Égoïste ? Oui, ma vie m'intéresse plus que celle de Jules César, et elle touche à tant d'autres vies, comme un pré au milieu des prés !
Mets de l'eau dans ton sang.
Je me croyais vieillissant. J'ai vu Raymond hier. J'ai joué avec lui autrefois. Quelle ruine ! Maigre, voûté, il a les mains recouvertes d'écorce, les dents noires, les yeux éteints. Il est vieux.
On a beau dire ! Ça use, de travailler de cinq heures du matin à sept heures du soir, et de ne pas manger de bons morceaux. C'est gentil, la salade et le fromage blanc quotidiens. Ça et l'air du temps, le bon air de la campagne, ça vous tue un homme en trente ans.
Et moi qui, chaque semaine, cherche dans une glace mes nouveaux cheveux blancs !
L'aiguille de la couturière picore comme une poule minutieuse.
Il y a en moi un fonds de grossièreté qui me permet de comprendre les paysans et de pénétrer loin dans leur vie.
4 juin.
Laurent Tailhade, Écho de Paris, mercredi 3 juin 96, Revue blanche, 1er juin 96.
« Premier que de s'escrimer du poignard... » « Premier que le sôr Péladan se fût voué... »
C'est beau, le style ! Ce « premier que » est comme le « Il a la gueule noire » du propriétaire d'un chien de race.
On est pénétré de respect. Ça impressionne tant qu'on ne trouve rien à répondre.
6 juin.
Des monuments de nuages se bâtissent là-bas.
Que manque-t-il à mes paysans ? Des noms pris dans la Bible.
Pour écarter l'orage, commettre toutes les lâchetés : prier Dieu, ou feindre de travailler, ou sauver une mouche qui allait se brûler à la flamme d'une bougie.
Vieille ferme, murs qui suent du sang noir de fumier.
Cette aventure me serait-elle réservée ? Je lui écris que j'aime beaucoup, beaucoup (le second souligné), son livre ; et il me répond une lettre qui me fait rougir. Me voilà bien !
Et je prévois que ce n'est pas mon dernier mensonge.
Pourquoi suis-je ici comme en exil ? Qu'est-ce que j'y fais ?
J'ai horreur du mot « ratiociner ».
Aujourd'hui, vendu mon foin trente francs.
-- Trente francs la botte ?
-- Oui, mais l'acheteur met tout dans la même botte.
C'est le premier argent que me rapportent « mes terres », et c'est le prix que m'a été payé mon premier conte à L'Écho de Paris. Si l'agriculture manque de bras, je lui en donnerai : j'écarte les miens.
9 juin.
Un enterrement de village au soir d'un jour de semaine. On se croirait à un soir de dimanche.
Le vent passe dans les feuilles sa main invisible.
11 juin.
Quel spectacle, un vieux paysan nu !
Je me sens triste comme un Verlaine de campagne.
13 juin.
C'est la coutume, ici, qu'une fois par an le garde-champêtre et un maçon aillent, à l'entrée de l'hiver, dans toutes les maisons du village, faire une tournée de sûreté. Ils visitent les cheminées, tâtent les fours et boivent la goutte. A la dixième maison, ils sont saouls. Ils touchent chacun trois francs par jour, et ça dure trois jours.
Cette année, quand Papon est venu dire au maire qu'il allait faire sa tournée, papa, qui avait dû déjà le mettre à la porte l'année dernière, a supprimé cet usage qui ne repose sur aucun texte de loi. Il a dit à Papon :
-- Si ça te rapporte neuf francs, j'aime mieux t'en donner dix-huit pour que tu te tiennes tranquille.
Malgré les gouttes, Papon a répondu :
-- Comme vous voudrez. Moi, ça m'est égal, monsieur le maire.
Mais papa a oublié de donner les dix-huit francs.
16 juin.
Je prétends qu'une description qui dépasse dix mots n'est plus visible.
Oh, réveiller tous ces villages qui dorment !
Elle est assez originale pour trouver que le lys est une fleur bête.
Juillet.
Tuer les rats qui mangent mes cerises, pourquoi ? J'aime mieux acheter une demi-livre de cerises qu'une demi-livre de poudre.
A Paris, on a l'air de vivre, on entend du bruit, on en fait, on dépense peut-être plus qu'on ne gagne ; mais, ici, peut-être qu'on est mort.
Le vent, lutteur aux membres dispersés.
Ragotte traverse la vie. Elle va à la mort avec sa brouette de linge.
C'est une duperie que de s'efforcer d'être bon. Il faut naître bon, ou ne s'en mêler jamais.
Comme il serait intéressant, ce fait divers où l'on voit trois personnes assassinées, si vous étiez du nombre, mon cher ami !
Après avoir lu une leçon du professeur Carl Vogt sur l'utilité de la taupe, j'en ai tué une d'un coup de carabine. Je la voyais soulever son dôme de terre fraîche : deux fois je l'ai détruit. Elle recommençait. Puis, j'ai débouché son trou. Elle est venue mettre le nez à l'air. Je l'ai tuée comme un rien, avec ma foudre à moi, en me forçant un peu, pour voir comment c'était fait. Ça a dû être pour elle comme le tonnerre serait pour moi, s'il me tombait sur la tête. Je l'ai tuée comme si j'étais un dieu ! Elle était au milieu de l'allée. Elle ne faisait pas de mal à mes pieds de salade, auxquels je tiens si peu. Je l'ai tuée. Pourquoi ? Pourquoi ? Et mon chat vient de déposer sa crotte dans la housse de mon fauteuil, et je ne lui ai rien dit.
Taupinières, la chair de poule des prés.
Il y a 25° à l'ombre, et Philippe, qui brouette du sable en plein soleil, dit :
-- Ma foi, il fait bien doux !
Il a bien un chapeau de paille, mais il se lève de si bonne heure qu'à cause de la fraîcheur du matin il oublie toujours de le mettre.
9 juillet.
Je voudrais faire faire un petit pas à la littérature vivante, à la vie dans la littérature.
Un ménage pauvre où l'on désire une fille qui servira de bonne.
Un style roux. Si les littératures ont des couleurs, j'imagine que la mienne est rousse.
Nuages, nuages, où courez-vous ? On est si bien ici !
Une bouche un peu de travers, comme une cerise pendue à l'oreille.
Attendez ! J'ai jeté ma ligne en moi. Le bouchon remue.
L'orage. La force de cacher ses peurs à ses enfants.
Je ne sais pas trop où je suis né, et cela me gêne un peu. J'ai toujours l'air de chercher mes racines.
14 juillet.
Je demande :
-- Qui est-ce donc qui préside le banquet de Corbigny ?
-- Oh ! tout le monde.
Un grain d'homme au milieu des champs.
Je vois avec stupeur que je ne suis pas fait pour la campagne.
La peur est une brume de sensations.
Je ne suis fait que pour écouter et regarder vivre la terre.
Canard : le pingouin de famille.
Le sureau dont la fleur sent si bon, et l'écorce, si mauvais.
Le ciel est rouge comme une tuilerie.
Des petits gars vont à l'école avec des casquettes enfoncées jusqu'aux oreilles, des chaussettes rouges et des petits serpents de cravates.
Un coq coiffé comme on l'est à Polytechnique.
Philippe et sa femme sensibles au chant des oiseaux à deux heures du matin.
Deux jeunes filles en blanc avec des ombrelles rouges. Qu'il ferait bon dormir entre ces deux pavots !
Un vers est encore meilleur lu sur une page non coupée.
Mets un peu de lune dans ce que tu écris.
Tous les aulnes aspirent, tendent à la lune.
Je suis l'homme de la moyenne des lecteurs artistes.
L'homme aux Sourires pincés félicite M. Gaston Deschamps de savoir si bien se prendre au sérieux.
Le rat. Le canon de ma carabine le dépassait. Il se met à chanter victoire.
Un chapeau de paille pour clair de lune.
L'orage. Sous des nuages lourds et sombres - stratus, dirait Rosny - des paysages au fusain.
Je voudrais être de ces grands hommes qui avaient peu de choses à dire, et qui l'on dit en peu de mots.
Je n'ai pas le délire. Je n'ai que le vif sentiment de ce qui vaut la peine qu'on soit né, et de l'inutilité du reste.
Si vous m'annonciez la mort de ma petite fille que j'aime tant, et si, dans votre phrase, il y avait un mot pittoresque, je ne l'entendrais pas sans en être charmé.
Les absents ont toujours tort de revenir.
Une piqûre d'épingle changerait vos propos sur le duel.
Le rebouteux n'a pas pu faire sortir du pied le « sacrilège ».
Ces gens-là sont heureux leur nuit de noces, et encore !
La fleur coupée se mit à marcher toute seule comme une fillette.
La Gloriette.
Soli Deo honor et gloria.
Cette maison a été bâtie
en 1776 par M. Dubled, de Saulieu,
curé de Chaumot.
Il se précipita sur mon carnet et dit : « Ah ! je le tiens ! »
Un chat qui n'a pas pu s'habituer à sa queue. Quand il la voit soudain, il se précipite sur elle et tourne comme un soleil gris.
Philippe ne voudrait pas coucher dans une maison à paratonnerre. Il irait bien vite dans la maison à côte.
Un ciel barbouillé à l'horizon, comme une bouche, de framboises.
La meilleure santé, c'est de ne pas sentir sa santé.
18 juillet.
Mort de Goncourt. Regretté de n'être pas allé le voir plus souvent : deux fois en ma vie. Avoir supposé qu'il pouvait songer à moi, à cause de mon talent. M'être demandé si je refuserais. M'être dit que je refuserais, parce que, revenu à la raison, je commençais à ne plus espérer. M'être réjoui en apprenant que le testament pouvait être attaqué, qu'il n'y en avait peut-être pas. Et j'attends la dépêche d'ami qui m'annonce que je suis sur le testament. N'avoir fait que me demander ceux qui peuvent y être. Celui-ci est trop riche, celui-là vraiment de trop peu de talent. Je n'épargne que Rosny. Puis, m'être dit que, si 4 000 francs de rentes me tombaient au milieu de ma paresse, ce serait une injustice. Peu à peu, revenu à de plus hauts esprits. Très grand et très pauvre, voilà l'idéal.
L'artiste doit avoir tout vu et tout oublier. Il est capable de tout comprendre, mais il a l'air plutôt inintelligent.
Intituler L'Amour du pays mon livre sur la Gloriette.
Denis et le locataire qui ne veut pas dire son nom et qui crie : « Je suis celui qui loge au rez-de-chaussée. »
A Clamecy, une dame grave et sa fille obligées de passer tout près d'un étron.
Denis, valet de chambre monté au grade de concierge, apprécie les moulures de ma cheminée.
Catalogue Charpentier. Il suffit de le lire pour être modeste, au moins jusqu'à demain.
Eh ! quoi, M. Armand Silvestre a publié tous ces volumes de poésies, et l'un d'eux, La Chanson des heures, a eu une nouvelle édition considérablement augmentée ? Il est vrai que l'édition des Ailes d'or est définitive. Et je ne pourrais pas citer un seul vers de ce laborieux poëte.
Quoi ! M. André Theuriet a publié tout cela, et jamais personne ne prononce son nom dans nos conversations dites littéraires ?
Quoi ! L'oeuvre complète de M. Ferdinand Fabre a été couronnée par l'Académie Française, et je n'en savais rien ?
Et je ne dis pas cela pour être désagréable. Avant que de passer à leurs livres, il faut, de toute justice que je lise tout mon Gautier, tout mon Banville, tout mon Goncourt. Puis, j'attaquerai Zola, Daudet, Mendès. Oh ! Silvestre, cher collaborateur, jamais je n'arriverai à vous.
Et M. Edmond Laboulaye qui m'attend, auteur d'une multitude de contes bleus et d'une histoire des États-Unis en trois volumes !
Et Hector Malot ! Heureusement, il a eu la générosité de s'arrêter. Et Arthur-Arnould Matthey dont je ne sais même pas s'il continue !
Et Arsène Houssaye qui a un fils !
Michelet : une phrase qui a une maladie nerveuse, qui a le hoquet.
Contrairement à ce qui est dit dans le Sermon sur la Montagne, si tu as soif de justice, tu auras toujours soif.
Incapable de « longue haleine », je lis par-ci, par-là, et j'écris par-ci, par-là. Mais je crois bien que c'est la destinée du véritable artiste.
La gracieuse inquiétude de la tête d'un oiseau sur sa branche.
Le ridicule de ce que je fais ne me frappe que longtemps après. Je n'observe pas en même temps que je vis. Je ne reviens qu'ensuite sur chaque détail de ma vie.
Mêler un vrai serpent aux amours d'un moissonneur et d'une fille de moisson
La gloire n'est plus qu'une denrée coloniale.
Comme s'il avait lu le traité de Fénelon sur L'Éducation des filles, papa ne faisait que nous proposer Jésus-Christ en exemple : « Jésus-Christ a travaillé jusqu'à trente ans dans une boutique. » C'est exact, mais, à la longue, ça devenait fatigant.
-- Il faudra qu'un de ces jours, dit papa, je me décide à écrire un bout de testament. Deux lignes seulement : « Je désire être enterré civilement. Faites de mon corps ce que vous voudrez. »
Cet homme a dû envoyer ses témoins à l'évêque le jour où il a été confirmé.
Comme littérature, écrire un Pater ou un Ave.
Le boa, un gros serpent qui sert à attacher aux arbres les gazelles.
Pourquoi m'appelle-t-on mauvais coucheur ? Je couche avec si peu de gens !
Août.
Non ! Ce n'est pas ça. J'ai encore trop d'esprit.
-- Et vous, vous n'êtes donc pas du conseil municipal ?
-- Oh ! non. Je me suis retiré de la politique.
Placer cette parole pompeuse dans la bouche lamentable d'un pauvre homme.
La gloire, M. le ministre Alfred Rambaud, c'est d'être un excentrique de la littérature.
Deux coqs qui se battaient à mort parce qu'ils chantaient ensemble.
Phrase d'un son extraordinaire, Cicéron et ses amis, p. 245 : « Ulubres, située au milieu des marais Pontins, Ulubres la déserte, vacuæ Ulubræ, dont on appelait les habitants les Grenouilles d'Ulubres. »
Mlle Blanche. Scène à faire. En amour, pendant que ses amis s'aimaient, elle a gardé leurs enfants.
-- Ainsi, cher maître vous avez trouvé le secret du bonheur ?
-- Je m'en flatte. Voici comment je m'y prends.
Des nuages sombres où le coeur monte et étouffe.
La marguerite : une bouche ronde qui a des dents de tous côtés.
Fais chaque jour ta page ; mais, si tu sens qu'elle est mauvaise, arrête-toi. Tant pis ! C'est une journée perdue, mais il vaut encore mieux ne rien faire que de faire mal.
Je n'aime que le théâtre des hommes de théâtre amateurs, Musset, Banville, Gautier. Au théâtre des professionnels, Sardou, Augier, Dumas, je préfère mon lit.
Sur Verlaine, à propos des Invectives. -- La scène chez Vanier. Je venais d'offenser cruellement un poëte. Mes bassesses pour me faire pardonner.
-- Monsieur est riche, dit Verlaine.
Le coadmirateur inconnu. Nous allons au café Saint-Michel. La patronne, qui connaissait bien Verlaine, nous observait d'un oeil narquois. Il parla beaucoup de Racine et ne dit pas un mot de Moréas. Le milieu de son visage se resserrait à petits plis.
On confond toujours l'homme et l'artiste, sous prétexte que le hasard les a réunis dans le même corps. La Fontaine a écrit à ses femmes des lettres immorales, ce qui ne nous empêche pas de l'admirer. C'est bien simple : Verlaine avait le génie d'un dieu et le coeur d'un cochon. Ceux qui ont vécu près de lui ont dû bien souffrir. Tant pis pour eux ! Ils avaient le tort de se trouver là.
Ami ou familier de Verlaine, je lui aurais sans doute donné des calottes. Humble lecteur parmi la foule obscure, je ne connais que l'immortel poëte. Ma joie est de l'aimer, mon devoir, de l'absoudre pour le mal qu'il a fait aux autres.
A ses yeux j'avais deux mérites : il ne me connaissait pas, et je l'écoutais parler.
Mon coadmirateur tint à payer la moitié, du bout des lèvres. Pour ma part, maintenant que j'avais choqué mon verre contre celui du poëte, que j'avais le droit de conter plus tard cette aventure, j'aurais bien voulu être ailleurs.
[En marge de ces réflexions, Jules Renard a écrit : Vanier dit : « C'est cinq francs »... « La cotisation Remâcle ne va donc plus ? » Il se piéta. D'abord les mots ne lui vinrent pas. Il marqua son indignation et son mépris par un redressement du buste et des épaules. Ce fut sans doute là l'offense cruelle.]
14 août.
-- Dans nos joies les plus expansives, gardons toujours au fond de notre âme un coin triste. C'est notre refuge, en cas d'alarme subite.
La Fontaine. Qui fut plus humble que lui en apparence, et plus libre en réalité ?
17 août.
Il ne me manque que le goût de l'obscurité.
Septembre.
La rivière. Les roseaux, baïonnettes de régiments noyés. Bords spongieux où le soleil s'emplit d'eau. Trois lignes en éventail.
La tempête. Des arbres tourbillonnent sur pied, les bras en l'air comme des soldats frappés au coeur. Les maisons s'accroupissent, tremblant comme des navires à l'ancre. Les girouettes ne savent plus où tourner. État d'esprit où l'on n'aurait de plaisir qu'à marcher dans la campagne par une tempête. Les poires tombent. Les pommes de terre se découvrent. Les peupliers, toutes feuilles du même côté, ramènent leurs cheveux sur leurs tempes.
Le lièvre. Le bruit menu de la feuille qui tombe l'agace. Il s'énerve comme nous si nous entendons craquer nos meubles.
Rentrée à Paris, 9 octobre 96.
Comme une locomotive tirée sur la route par des boeufs.
Mon cerveau. Un gaufrier de mots.
Bucoliques. La façon tranquille de se battre des animaux. Deux béliers furieux se donnent un coup de tête, se remettent à manger, puis, de nouveau, sans passion, se précipitent l'un sur l'autre.
Même observation pour les coqs.
Un bon petit gars paysan, c'est un petit qui ne dit pas merci quand on lui donne des groseilles.
-- Mon Dieu ! s'écrie Mme Lepic. Qu'est-ce que j'ai donc fait pour être aussi malheureuse ! Ah ! mon pauvre Poil de Carotte, si jamais je t'ai fait des misères, je t'en demande bien pardon.
Elle pleurait comme le chéneau du toit.
Puis, soudain, le visage sec, elle disait :
-- Ah ! si ma pauvre jambe ne me faisait pas tant souffrir, je me sauverais d'ici. J'irais gagner ma vie en lavant la vaisselle dans une grande maison.
Ce qu'il y a de plus dur à regarder en face, c'est le visage d'une mère qu'on n'aime pas et qui fait pitié.
L'heure triste où l'écrivain cherche un maître.
Les paysans, un peu de terre agitée.
Premier tour de boulevard. C'est là, non à la Gloriette, qu'est le désert.
Est-ce qu'un poëte a besoin d'observer la vie !
Comme un amant que sa maîtresse appelle son chien, et qui lui dirait : « Ma chienne ! »
15 octobre.
Elle aime mieux adopter un enfant que d'en avoir un : ça fait moins mal.
Le réserviste. Peu à peu je perdais pied, et je ne voyais plus au-dessus de ma tête tout ce ciel plein d'idées où je vivais naguère.
Et votre grand'mère est bien toujours morte, n'est-ce pas ? Je ne me trompe pas ?
16 octobre.
Un bon classique ne va pas sans un peu de médiocrité.
Il n'avoue son âge que pour être mieux placé dans les banquets.
17 octobre.
Barrès fait de la politique comme Jules Favre a fait des vers.
Le plus grand homme n'est qu'un enfant que la vie a trompé.
18 octobre.
Poil de Carotte secret.
Je voudrais être un grand écrivain pour le dire avec des mots si exacts qu'ils ne paraîtraient pas trop naturels.
Nous nous servions mal de nos bouches. Elle ignorait, comme moi, l'usage de la langue. Nous ne pouvions que nous donner, sur les joues et sur les fesses, des baisers insuffisants. Je lui chatouille le derrière avec une paille. Puis, elle m'a quitté. Je ne me souviens pas que son départ m'ait fait du chagrin. Sans doute était-ce pour moi une délivrance ; déjà, je n'aimais pas à vivre de réalités : je préférais vivre de souvenirs.
Mme Lepic avait la manie de changer de chemise devant moi. Pour nouer les cordons sur sa gorge de femme, elle levait les bras et le cou. Elle se chauffait aussi à la cheminée en retroussant sa robe au-dessus des genoux. Il me fallait voir sa cuisse ; bâillant, ou la tête dans les mains, elle se balançait sur sa chaise. Ma mère, dont je ne parle qu'avec terreur, me mettait en feu.
Et ce feu est resté dans mes veines. Le jour, il dort, mais, la nuit, il s'éveille, et j'ai des rêves effroyables. En présence de M. Lepic qui lit son journal et ne nous regarde même pas, je prends ma mère qui s'offre et je rentre dans ce sein d'où je suis sorti. Ma tête disparaît dans sa bouche. C'est une jouissance infernale. Quel réveil douloureux, demain, et comme toute la journée je serai triste ! Aussitôt après, nous redevenons ennemis. C'est maintenant moi le plus fort. De ces bras dont je l'enlaçais passionnément, je la jette à terre, l'écrase ; je la piétine, et je lui broie la figure sur les carreaux de la cuisine.
Mon père inattentif continue de lire son journal.
Je jure que, si je savais que cette nuit encore je ferai ce rêve, au lieu de me coucher et de m'endormir je m'enfuirais de ma maison. Je marcherais jusqu'à l'aurore, et je ne tomberais pas de fatigue, car la peur me tiendrait debout, tout suant et tout courant.
Le ridicule au tragique : ma femme et mes enfants m'appellent Poil de Carotte.
19 octobre.
En escrime, la mauvaise foi disparaît dès qu'on a l'avantage.
Ne m'a-t-on pas toujours dit que je devais me mettre dans la peau de mes bonshommes, et ne m'est-il pas plus simple de rester dans la mienne ?
Le plaisir de se désenthousiasmer.
20 octobre.
Un homme actif comme s'il était plusieurs.
21 octobre.
Heures tristes où il semble qu'on travaille dans un tunnel glacé.
Il ne reste que du blé pur dans le van, comme la perle dans la coquille.
-- Qu'il te suffise, disait-il à sa femme, qu'en réalité je te sois fidèle ; mais permets-moi au moins les apparences d'un mari qui trompe sa femme.
Quelquefois il me semble que du doigt je touche la vie.
22 octobre.
Comme préface, se mettre devant sa glace, tirer son âme au jour et faire son portrait. Intituler ça Ma Psyché et en faire un livre à 4 francs pour Le Mercure de France.
Ma Psyché. -- Eh ! bien, non ! Je n'aime pas ma femme. Je n'aime pas mes enfants. Je n'aime que moi. Il m'arrive de me demander : « A leur mort, qu'est-ce que j'éprouverai ? » Et je n'éprouve rien, du moins rien par avance, rien, rien.
23 octobre.
Maman à notre départ, remet une caisse à Marinette. Il y a un poulet, du beurre, des fruits, et elle dit :
-- Surtout, renvoyez-moi bien, la caisse ! Soignez-la bien !
Et elle fait l'éloge de sa caisse.
Elle sait bien que Marinette la lui renverra, avec du café, dedans, et de bonnes choses de Paris.
24 octobre.
A chaque instant j'ai envie de m'enfuir à l'appel d'une autre femme qui me ferait signe, et que je rencontrerais dans un parc, et qui lirait un livre sous de grands arbres.
Est-ce que je n'ai pas honte d'avoir cru jusqu'ici que le bonheur est dans la médiocrité ? Et c'en est une de bourgeois, une médiocrité de saint.
26 octobre.
Il faudrait écrire en patois comme Rabelais ou Montaigne.
27 octobre.
-- Mon chef-d'oeuvre, dit-il, on ne le connaîtra que plus tard : c'est ma correspondance.
Ma Psyché. Le travail. -- Quand je marche, je marche comme une montre, mais je m'arrête souvent.
En il me parlant, il m'envoie un postillon énorme, presque un crachat, il ne l'essuie pas. Je ne l'essuierai pas non plus. Je me venge en ne l'essuyant pas, et il faut qu'il continue de me parler, l'oeil attiré par son crachat qu'il ne peut éviter : il y a quelque chose entre nous.
28 octobre.
Relie par des rêves bien dirigés le travail du soir au travail du matin.
Il m'arrive d'avoir conscience que je deviens un melon d'orgueil, une citrouille de vanité.
Ma Psyché. -- Je sens que je deviens de plus en plus artiste et de moins en moins intelligent. Certaines choses que je comprenais, je ne les comprends plus, et, à chaque instant, de nouvelles m'émeuvent.
1er novembre.
Ma Psyché. -- Me traite-t-on assez d'observateur ! Et rien ne m'ennuie autant que d'observer. J'ai la timidité de voir. Chaque nouvelle relation m'effraie. On me dirait : « Allez à droite, et vous rencontrerez un beau type d'humanité », que je ne me dérangerais pas de mon chemin. Je subis les « choses vues », mais je ne les recherche pas.
2 novembre.
De vieilles femmes qui sirotent leur conversation.
Les Cloportes. Les récrire.
Lettre de Poil de Carotte à M. Lepic sur ce qu'il pense de la mort.
3 novembre.
Des vers, des vers, et pas une ligne de poésie.
Parfois Baïe me parle avec une telle gravité que je lui réponds comme un domestique de grande maison.
Si l'on donnait des ailes à l'homme pour voler dans l'infini, il ne se sentirait plus que des goûts de cul-de-jatte.
5 novembre.
M. Robert de Flers me dit que Coppée a fini par écrire à Ernest La Jeunesse une lettre plate comme l'eau, où il lui dit que sa vieille gloire finit par s'incliner devant sa jeune aurore.
Ah ! si l'on m'avait dit qu'un jour Remy de Gourmont ferait de moi un portrait symboliste !
6 novembre.
-- Eh ! bien, papa, dit Baïe, si tu ne travailles pas, nous ne gagnerons jamais le gros lot.
7 novembre.
Nos admirateurs. Il y a le critique de province qui nous découvre et, soudain, est enthousiasmé. Il fait une première étude dans le journal de sa préfecture. On le remercie comme il convient : « Ah ! si Paris comptait quelques critiques comme vous, la gloire serait moins tardive ! » etc., etc. Aussitôt, il se met en tête de nous lancer, de réparer l'injustice des hommes. Il vous demande : 1° votre photographie ; 2° votre biographie ; 3° vos oeuvres complètes ; 4° quelque chose d'inédit. Le tout paraîtra dans une grande revue internationale qu'il connaît.
Et il est très étonné qu'on ne lui réponde pas.
9 novembre.
Répétition de Don César de Bazan à la Porte-Saint-Martin.
-- Parbleu, dit Jean Coquelin, nous le savons bien, que cette pièce n'est pas écrite, et nous en pleurons tous des larmes de sang.
Il rit quand son père joue bien. Il lui donne des conseils, et Jean Veber trouve cela très touchant.
Quelle vie que celle de Coquelin ! On veut qu'il aime son métier comme s'il débutait, et il voit tout. Il dit : « Je suis le roi d'Espagne, de toutes les Espagnes ! » et, aussitôt après : « Qui est-ce qui m'a fichu une serrure pareille ? Elle ne marche pas ! » Il a voulu deux serrures, une pour chaque porte, avec deux clefs, et les deux clefs son différentes, et il s'embrouille. Il dit qu'il en a par-dessus plusieurs têtes, et il répéterait encore une fois toute la pièce avant d'aller se coucher.
Bernard nous présente, Veber et moi : deux inconnus, qui ne méritent qu'un « Ah ! parfaitement ! » Jean Veber complimente, et c'est à moi que Coquelin répond. Il pique sur moi.
-- Nous, nous n'avons rien à dire. Nous jouons la pièce telle quelle. Nous en tirons ce que nous pouvons. Vous, vous n'êtes pas gobeur mais le public gobe. D'ailleurs, nous avons échenillé le style de Dumanoir et de d'Ennery. Oh ! Je suis sûr de mon public du dimanche.
Et le public peut être sûr de lui, car ils sont dignes l'un de l'autre : le rêve de Coquelin serait d'être un grand acteur populaire, mais il le réalisera difficilement. Son passage à la Comédie-Française l'a déjà trop poli. Il s'est laissé couper ses branches, son panache.
-- Tristan, qu'est-ce que vous dites ?
C'est Coquelin qui entend causer Bernard et l'interpelle par-dessus la rampe.
-- Comment se fait-il, dit Tristan, que le portrait du roi soit sur chaque pièce de monnaie d'Espagne, et que ni don César, ni la danseuse ne l'aient jamais vu ?
-- Je ne regarde jamais la monnaie que je mets dans ma poche, dit Coquelin.
D'ailleurs, ce détail importe peu. Il suffit de ne pas en parler.
Il mettra des bas jaunes. Ceux-là sont gris et ne disent rien.
Un vague descendant de Dumanoir est venu réclamer un service de presse, a voulu assister à une répétition. Elle était presque finie. Il est resté longtemps encore, attendant la suite, et tout le monde se moquait de lui.
Un ballet de répétition. L'étoile, une Italienne qui a des cuisses admirables, le dos plat. Elle est laide, mais quelles jambes ! Elle porte une petite médaille qui la protège. L'autre soir, elle est tombée sur la scène.
-- Ah ! dit-elle, j'ai grondé ma médaille. Je lui ai fait une scène épouvantable.
Et des danseuses qui ont des genouillères, par crainte du froid, des corsages de ville, des flanelles, des caleçons, des culottes de bicyclistes. Un rang de petits bonshommes qui portent des vases : on dirait d'une sortie d'école professionnelle de poterie. Et le maître de ballet qui suit l'étoile, geste pour geste, sourit, se penche, se hausse, arrondit les bras comme elle : on dirait de l'ombre de l'étoile, une ombre grotesque et en redingote.
Bernard a corrigé certains passages, et si bien que d'Ennery ne s'en est pas aperçu. Mon ami Tristan tutoie Jean. Il est là comme chez lui.
Bocks, choucroutes, jusqu'à ce que les chaises montent sur les tables et fassent des obscénités superposées, deux à deux, dirait Huysmans.
Ces notes que je prends chaque jour, c'est un avortement heureux des mauvaises choses que je pourrais écrire.
Jean Lorrain dit de Lambert qu'il a une voix de « ronde », qu'il parle comme on écrit « aronde ».
Baïe demande :
-- Est-ce que le ciel est plus haut que le plafond ?
Elle n'aime pas à voir les scènes nautiques. Elle dit :
-- Mais ils vont se noyer !
-- Ils savent nager.
-- Pourquoi qu'ils tombent dans l'eau ?
-- Ils le font exprès pour amuser les petits enfants.
-- Ce n'est pas drôle, dit-elle, de voir du monde qui tombe à l'eau.
Si tous mes admirateurs achetaient mes livres, j'en aurais moins.
10 novembre.
Nos ancêtres aimaient la campagne : ils s'y promenaient et ne la regardaient pas.
Par la fenêtre il jette l'argent à un ami sûr, qui le lui rend.
11 novembre.
J'écris d'abord une lettre d'éloges à l'auteur qui m'envoie son livre, puis je lis son livre, et je tâche de justifier ma lettre.
-- Il me doit encore quinze francs.
-- Vous savez qu'il est mort ?
-- Oh ! alors, je lui en fais cadeau.
12 novembre.
A L'OEuvre. Peer Gynt. -- Nau, désolée, qui veut se suicider. Ne faites pas ça ici ! Attendez que je n'y sois plus. Bon ou médiocre, ça existe tout de même, l'esprit français. Qui de nous aurait le courage d'écrire, le pouvant, les pièces d'Ibsen ?
La musique : quand on joue assez fort ou assez doucement, le public applaudit. Ce qu'il doit y avoir d'imbéciles, en musique !
Le monsieur furieux parce qu'on applaudit : « Oh ! non, alors ! Qu'est-ce que vous applaudissez ? »
Nous aussi, il nous vient parfois l'idée d'écrire notre Faust, mais nous nous retenons. Un homme du Nord ne se retient pas, et il fait d'un bourgeois un prisonnier ivre de liberté.
Ernest La Jeunesse se dresse pour qu'on apprenne à le voir. Il sent que quelqu'un, derrière lui, le dessine, et il ne bouge presque pas : il fait son meilleur profil. Et moi aussi, je crois qu'on me regarde. Et les maîtresses de nos grands critiques, et toutes les femmes de toutes les loges croient aussi qu'on les regarde. Pauvres gens ! Si la gloire était commune et répandue comme l'air, il n'y en aurait pas assez pour tout le monde.
L'esprit français aime les grandes choses, mais il veut voir où ça le mène. Il met au point les chefs-d'oeuvre.
Oh ! que le génie me donne un coup, dût-il me casser la tête.
C'est au prix de toutes mes angoisses que je donne aux autres l'impression d'une sécurité parfaite.
14 novembre.
Il ne peut pas vous dire : « Votre conte aujourd'hui est très bien », sans avoir l'air d'insinuer : « Il est bougrement mieux que celui d'hier ! »
Théâtre. Le cimetière des fauteuils d'orchestre sous la housse. Il ne manque que des têtes.
15 novembre.
Dîner Capus.
-- Mendès fait ses articles au café, dit Capus. Il est heureux d'entendre une petite grue répéter : « Maître, relisez-nous cette phrase. »
On s'accorde à dédaigner tout ce que Mendès a écrit, excepté ses chroniques dramatiques. Nous sommes tous heureux qu'il les publie en volume, bien que personne de nous n'ait l'intention de les relire.
-- Comment voulez-vous, dis-je à Gandillot, que j'aie la modestie de croire que mes Histoires naturelles exigent moins d'effort, de volonté, d'application, que vos vaudevilles ? J'accorde qu'il soit difficile à un homme de talent de faire un vaudeville qui rapporte cent mille francs, comme il est difficile à un honnête homme de faire une saleté lucrative.
Discussion sur la littérature. Veber et Gandillot vantent Dickens. Je crie à tue-tête que tous les étrangers m'assomment, qu'il peut y avoir de bonnes choses çà et là, mais qu'il n'y en a de parfaites que chez nous, et que je n'aime que la littérature française. Capus est de mon avis.
-- Celui, dit Descaves, qui, toutes proportions gardées, a su tirer le plus d'argent de sa copie, c'est Léon Cladel.
Et Capus :
-- Le plus terrible en affaires, ce n'est pas, comme on croit, Marcel Prévost : c'est Porto-Riche. Allais est populaire et n'a aucune réputation. Il a pris la succession d'Armand Silvestre.
-- Le plus populaire, dit Gandillot, c'est Sergines, un nom sous lequel on reproduit, aux Annales, toutes les fantaisies du journalisme. Dans les provinces les plus reculées on vous vantera M. Sergines.
16 novembre.
Verlaine. Lu ses lettres publiées par La Revue blanche, n° 83. Son style : une désagrégation, une chute de feuilles d'un arbre qui se pourrit.
Un savant, c'est un homme qui est à peu près certain.
17 novembre.
Il m'est arrivé quelquefois de danser dans la vie, mais tout seul.
A Ernest La Jeunesse : « En somme, tous ceux que vous avez abîmés sont devenus vos meilleurs amis, et c'est une honte que des littérateurs que vous avez traînés dans la boue vous tendent ensuite la main, comme s'ils voulaient s'essuyer. »
L'auteur gai. J'ai bien travaillé, et je suis content de mon travail. Je pose ma plume parce que la nuit tombe. Rêve dans le crépuscule. Ma femme et mes enfants sont dans la chambre voisine, pleins de vie. J'ai la santé, le succès, assez d'argent, pas trop.
Mon Dieu, que je suis donc malheureux !
18 novembre.
Schwob, qu'on me disait mourant, ne me semble que très fatigué par le régime qu'il suit. Néanmoins, le squelette du Juif apparaît. Son médecin a promis de le guérir.
Pendant qu'il se lève, je regarde les petites choses bizarres qu'il aime à voir sur sa table, sur sa cheminée. Un petit meuble haut comme le pouce, avec sa glace, une petite bougie de poupée. Il a dû l'allumer hier soir. Il a peut-être écrit un petit conte à sa petite clarté. Un portrait de Jean Lorrain avec ses yeux enflés et dont les paupières ressemblent à des capotes de diligences, lâches, et qui retombent toujours. Un petit chien japonais offert par Montesquiou : il n'y en a que trois comme lui en France.
Ce n'est pas tout à fait une vieille femme : c'est plutôt une femme mûre, qui a trop de graisse et qui n'a plus de sein. Peu à peu il s'anime. Il se réjouit parce qu'on lui a dit qu'Ernest La Jeunesse a sur le corps, au lieu de poils, de petites touffes de laine serrée, comme un homme préhistorique, parce que Pierre Louÿs n'est déjà plus au Journal et que La Jeunesse y fait mince figure. Moi, je dis :
-- Il suffit de lire une page de Schwob après une page de Louÿs pour voir ce que c'est que l'érudition en toc.
Il se réjouit parce que Byvanck rage, et il me dit sur la porte :
-- Vous êtes bien gentil.
-- Je vous aime bien, lui dis-je.
Il ressemble à un parent d'Ubu Roi. De petites gravures collées au mur avec d'énormes punaises. Une cheminée où l'on ne brûle que du papier. Des fauteuils dont les coussins ne sont jamais là. Une couverture, qui semble être un échantillon, pour ses jambes.
Les phonographes à la voix de grand'mère.
C'est douloureux, d'écrire un livre : c'est s'en délivrer.
Bosdeveix. Quand on le menace de la misère, il répond :
-- Un somnambule m'a prédit que je ne mourrais qu'à 54 ans. Pour vivre, il faut de l'argent. J'aurais donc toujours de l'argent.
20 novembre.
Henri Heine. Oui, oui, il y a un mot drôle de temps en temps.
Moi, changer quelque chose au style de La Fontaine, de La Bruyère, de Molière ? Pas si bête !
Meyer : J'ai mal au genou.
Capus : Un peu de migraine.
L'Amour fumant une cigarette, coiffé d'une capote et buvant un verre de sublimé, ou, encore, prêt à prendre son bock.
21 novembre.
Quand vous parlez de moi, laissez donc La Fontaine tranquille, et les proportions seront bien gardées.
Quel langage de portefaix ! Il doit avoir la langue toute verte.
22 novembre.
Une belle intelligence, avec une arrière-boutique.
23 novembre.
A la campagne, Mme Rostand laisse ses enfants jouer avec les enfants du village. Parmi eux se trouve une petite fille qui s'appelle Bouche Sèche, qui n'a pas de chemise, une vraie petite fille d'air et de terre qui appelle Maurice « mon prince ». Maurice dit un gros mot : cochon.
-- Oh ! dit Bouche Sèche, c'est vilain, ce que vous dites-là. Et vous allez tout de suite me demander pardon, prince, et faire comme ça.
Elle fait une génuflexion. Maurice, interloqué, l'imite et lui dit :
-- C'est ta maman qui te défend d'écouter des gros mots ?
-- Oui, dit-elle. Je n'en laisse jamais passer un, et, comme le petit du charbonnier en avait dit un, l'autre jour, et qu'il ne voulait pas demander pardon, je lui ai foutu une gifle.
Mme Rostand, ayant besoin d'un valet de chambre, avait, par l'intermédiaire des petites annonces du Figaro, donné rendez-vous à une quinzaine de domestiques, rue Fortuny. Ils étaient tous exacts, rangés, dans le salon vide. L'un d'eux lui dit :
-- Madame, je ne suis venu que parce que madame a une écriture chic.
Il tire une poignée de lettres de sa poche et dit :
-- Vous voyez ! Il y a des lettres que je n'ouvre même pas. Regardez, madame. Ça, ce n'est pas des écritures.
Un autre a quitté la duchesse d'Uzès parce qu'il aime mieux être premier dans une petite maison que second chez une duchesse. Un autre a quitté des gens chics parce qu'on y mettait mal le couvert.
-- Oui, madame. Et, si madame le désire, un soir qu'elle sera seule et n'aura rien à faire, je lui montrerai, rien que pour l'amuser et la faire rire, comment on mettait le couvert dans cette maison que j'ai été obligé de quitter.
Les autres étaient mariés et demandaient : le plus vieux, un soir de liberté par mois, un autre, une soirée tous les quinze jours, un autre, une soirée par semaine, et ainsi de suite par rang d'âge, jusqu'au dernier, qui était le plus jeune et qui voulait sa soirée tous les jours.
-- J'aime bien, dit Rostand, le dernier roman de Léon Daudet, Suzanne. Je trouve ça congestionné.
-- Oui, oui ! Je comprends bien ce qu'il veut dire.
-- Vous avez de la chance !
Fantec et Baïe répètent Noël. D'abord, je ne dirai rien. Et puis, je dirai : « Bonjour, maman ! Tu vas bien, maman ? » Et puis, je sauterai à bas du lit et j'irai voir dans la cheminée.
-- C'est idiot de pleurer des gens que tu détestais ou que tu n'avais pas vus depuis dix ans !
-- Oh ! c'est moi, mort, que je pleure.
Ce n'est pas à l'honnête homme que je m'adresse : c'est au filou.
24 novembre.
Il faut aussi se plaindre de son sort pour faire valoir celui des autres.
Compétitions, jalousies féroces. Il réclame à Sarah, réclame à Bauër.
-- On me met de côté, dit-il, parce que je ne suis pas un intrigant. Je vais droit dans la vie. Je suis une hache.
-- Pardon ! dit Bauër. Vous êtes décoré. Vous dînez chez les ministres. Vous vous êtes fait donner une bonne et grasse place au Trocadéro. Vous êtes une hache du côté du manche
Et il va travailler de Heredia, lui dire qu'il n'aura pas le temps de faire son sonnet, et de Heredia le croit et renonce à faire son sonnet
Et c'est Montesquiou qui voudrait bien aussi !
Et c'est Theuriet qui offre son « tout petit brin d'herbe » !
Paul Mounet a mis un pantalon des plus collants et des plus indécents.
-- Est-ce que ça se voit ? dit-il.
-- Pas trop.
-- Mais assez, au moins ?
Alfred Jarry aurait écrit Ubu Roi à treize ans, comme tout le monde.
27 novembre.
Je ne vis pas, mais je vis encore trop. Il faudrait toujours assister à sa propre vie, comme du milieu d'un rêve. Tout deviendrait amusant.
28 novembre.
On ne peut même pas se plagier soi-même.
Bien moderne. Il fait de l'esprit à l'électricité.
Ayant rencontré un fou qui pensait comme moi, je dis :
-- Vous le voyez ! Je ne suis donc pas fou.
Je quittai Mme Sarah Bernhardt dans un état d'esprit où l'on écrirait bien un beau poème épique, si l'on en avait le temps.
Gagner beaucoup d'argent et vivre pauvre.
1er décembre.
Ah ! c'est désolant : je ne peux plus mal écrire.
Il ne s'agit pas de faire du neuf. Il s'agit d'écrire une petite brochure de cinq à six pages pour prévenir, en criant et insultant, qu'on va faire du neuf.
Je ne peux plus faire de critique. Je froisserais à chaque instant des auteurs qui m'admirent à mon insu.
Un homme de lettres, c'est un homme qui a passé son baccalauréat ès-lettres. Et encore !...
2 décembre.
-- Oh ! moi, quand j'étais soldat, j'ai tué un adjudant, et jamais personne ne s'en est aperçu.
L'acte d'amour est aussi une délivrance, Après, on est tout de même un peu moins bête.
3 décembre.
Jules Bois : à désocculter.
5 décembre.
Léon Bailby me dit :
-- J'ai perdu ma mère que j'aimais comme une maîtresse. Quand elle est morte, j'ai pensé que ma vie était finie avec la sienne. Et, pourtant, j'ai eu assez d'intelligence livresque pour me sentir cabotin dans ma douleur. Oui ! Il y a du cabotinage dans les pires douleurs. C'est toujours ainsi, la vie : j'ai été nommé directeur de La Presse et de La Patrie la veille de la mort de ma mère, au moment où j'allais pouvoir lui éviter de prendre des omnibus.
7 décembre.
D'Esparbès va être décoré au mois de janvier, et il aura une bibliothèque. Il travaille maintenant en pleine nature, dans une espèce de bâtisse qui ressemble à un caveau funéraire, au milieu de colonnes brisées.
Il a les yeux éclatants, et il s'élance parmi les fiacres, sur le pavé gras, comme porté par le dieu Funn. Il reçoit des lettres de femmes, mais ne va pas aux rendez-vous. Elles attendent un tambour-major : elles verraient arriver un petit banc. Il veut garder son prestige.
Il y avait devant moi une dame avec un chapeau énorme, mais, par compensation, le monsieur qui était à côté d'elle avait enlevé jusqu'à ses cheveux.
8 décembre.
Bucoliques. Le nid de pie tout en haut de l'arbre. Une tête de nègre à l'arbre qui n'a pas encore ses feuilles.
Si j'étais décoré, il m'arriverait moins d'aventures ridicules : je ne veux pas être décoré.
Si tu as plusieurs cordes à ton arc, elles s'embrouilleront, et tu ne pourras plus viser.
Baïe reste sage pour avoir du grillé de porc frais.
Elle plaça son pot de réséda près d'un pied de réséda du jardin pour lui montrer comment on pousse.
Ne pouvant lire que des choses parfaites, je ne lis plus.
A cette femme qui s'inquiète de ce que deviendra son petit héritage après sa mort, il ne manque que la bonté.
La vache souffla, prit délicatement entre ses cornes le petit enfant qui se trouvait sur son chemin, et l'envoya dinguer en l'air.
Poules sous la pluie. Leur étroit petit manteau noir ou gris tout collé, plaqué sur les eaux.
Le chat assis, la queue ramenée en crochet sur ses pattes.
La rivière. Relié par un fil à la vie des poissons qu'on ne voit pas.
Temps maussade et pluvieux où l'on n'est bien qu'à la cuisine. Le bois qui brûle par le milieu et écume par les deux bouts. Les solives écailleuses, la porte dont un coin est rongé par les souris. La poêle pendue comme un balancier immobile, les torchons sales mais pas secs, la cocotte qui a une patte de trop, le réveille-matin qui bat comme un coeur suffoqué, la louche creuse et polie comme une calotte d'évêque. Des clous au mur qui sont tous commodes, une table aux jambes nues. La pincette toute en jambes, la pelle qui vit sur la tête. Le panier à salade enflé comme une crinoline, le balai comme une barbe rissolée d'homme roux. La terrine rose comme une tête de veau. Le savon en pierre de taille.
10 décembre.
La journée Sarah Bernhardt.
Quand elle descend l'escalier en escargot de l'hôtel, il semble qu'elle reste immobile et que l'escalier tourne autour d'elle.
A table, c'est hallucinant. Chaque fois que je veux m'asseoir, je trouve, à cette place, une carte au nom de Bergerat.
A côté de Georges Hugo qui a fait couper sa barbe et sans doute l'a passée à Léon Daudet, que j'aperçois tout barbu, Bauër sue, et s'essuie comme une table. J'imagine qu'il va demander au garçon une éponge de voiture. Magnifique comme un soleil de confiserie, il déborde sur la pâle Sarah. De son regard, elle soulève un monde. C'est une image qui fait des gestes et qui a des yeux vivants. Sardou l'embrasse, qui ressemble à un Coppée de coulisses.
-- J'ai écrit votre nom hier, me dit Haraucourt.
-- C'est gentil, ça.
-- Sur une lettre de faire-part de mon mariage.
Je ne sais pas mettre une mantille à une femme. Je mets à l'envers celle de Mme Rostand, et je ne lui donne pas bien la corne. Je lui dis :
-- Il faudra que, moi aussi, un jour que nous serons seuls dans un petit coin, je vous baise la main pour voir ce que ça fait.
-- C'est un peu au-dessus du poignet, dit-elle, que ça commence à avoir du goût.
Sarah se lève. Même jeu adorable dans l'escalier. En haut, Jules Chancel qui l'attend et lui saisit la main au passage.
A la Renaissance. Elle a voulu être trop bien. Elle joue Phèdre comme une scène d'Amants, mais elle joue admirablement l'ignoble chose de Parodi, Sarah, un extraordinaire « accroche-coeurs », si l'on peut dire. Elle n'a peut-être pas de talent, mais, après sa journée qui est la nôtre à tous, où nous nous aimons, où nous nous adorons, on se sent renouvelé et grandi ; et cet état de surexcitation est un bienfait, et si, le lendemain, on n'a pas de talent, on n'est qu'un crétin.
A deux fauteuils de moi, Jules Jaluzot applaudit les vers de Rostand, de ses larges mains commerciales. A part ça, il dort.
La Jeunesse est commissaire. Il sera tout à l'heure sur la scène. Avec son chapeau à claque, son dos voûté, sa maigreur, sa petite figure simiesque, il personnifie les petits vieux, au point que sur son passage tout le monde crie : « Quoi ! c'est ça La Jeunesse ? » et qu'il en rougit.
Succès inouï pour Rostand, qui dit avec un aplomb parfait, grâce aux yeux de Sarah Bernhardt. Succès comme si son sonnet était en cinq actes, et les applaudissements pour Rostand se confondent avec ceux qui vont à Sarah. C'est quelque chose qui n'en finit pas, et qui est inoubliable. Et elle est bien la seule qui supporte le trône, et nous sommes tous ses fidèles sujets prosternés.
Dans la loge de sa mère Maurice pleure. Je dis à Sarah Bernhardt :
-- Jamais je n'ai autant regretté de n'être pas un grand poëte.
-- Mais vous en êtes un !
-- Non ! Non ! Je ne fais que de toutes petites choses, mais je sais voir et admirer les plus grandes, et je suis, en ce moment, bien heureux.
-- Vous me trouvez bête, n'est-ce pas ?
-- Je vous trouve admirable.
-- Je veux être bête aujourd'hui. Voulez-vous m'embrasser ?
Je crois bien que je me le suis fait répéter. Elle m'embrasse franchement sur les deux joues. Je l'embrasse un petit peu, du coin de la bouche, n'osant pas appuyer. Et je dis aux Rostand, à d'autres :
-- C'est moi, qui suis content ! Sarah Bernhardt m'a embrassé ! J'ai embrassé Sarah Bernhardt.
Et Maurice, qui pleure toujours, dit :
-- On ne connaît pas ma mère. C'est une bonne, une brave femme.
Je retourne vers elle et je lui dis :
-- Tenez, madame, voulez-vous que je vous dise ? Eh ! bien, vous êtes une brave femme.
Elle n'a peut-être pas entendu le mot, mais Rostand :
-- C'est bien ce qu'il fallait lui dire.
Et nous voilà attendris, tout fondants, jusqu'au soir.
Ubu Roi. La journée d'enthousiasme finit dans le grotesque. Dès le milieu du premier acte on sent que ça va devenir sinistre. Au cri de « Merdre », quelqu'un répond : « Mangre ! » Et tout sombre. Si Jarry n'écrit pas demain qu'il s'est moqué de nous, il ne s'en relèvera pas. Bauër s'est trompé gros comme lui. Et nous nous sommes tous trompés, car, si je savais qu'à la lecture Ubu Roi résistait mal jusqu'au bout, je ne prévoyais pas cet effondrement. Pourtant, Vallette dit : « C'est drôle », et l'on entend Rachilde crier : « Assez ! » à ceux qui sifflent.
Je dis à Mme Rostand :
-- C'est le talent du mari qui oblige une femme à rester honnête. Pour moi, je sens que jamais je n'oserais faire du chagrin à un homme qui a du génie.
Schwob me présente à Montesquiou, qui a une figure vieillie et dit : « Très flatté », du bout d'un bec d'oiseau de proie qui ne se nourrirait que de vanités.
Oui, oui, finissons-en : Sarah, c'est le Génie.
Elle me remet droit, comme la foudre.
Imaginez le plus bête des hommes. Il n'a pas de talent. Il le sait et se résigne, mais, parfois, il se dresse avec un éclair dans les yeux et se dit : « Ah ! si Sarah voulait dire seulement une ligne de moi ! Demain ! je serais célèbre. Sarah c'est le génie. »
Imaginez le plus laid des hommes. Nulle ne l'aimera. Il le sait, et se résigne, mais, parfois, il songe : « Ah ! si je pouvais vivre un peu près de Sarah, dans un petit coin ! Je me croirais le plus aimé des hommes. Je ne demanderais rien aux autres femmes. Les autres, c'est très gentil, très joli, mais, Sarah, c'est le génie. »
Dans la foule qui vous attend à la porte, il y a des riches qui ne valent que parce qu'ils vous admirent, et il y a des misérables qui se haussent comme des grands de la terre parce qu'ils vont voir passer Sarah. Et il y a peut-être un criminel, un homme abandonné de tous qui s'abandonne lui-même, et qu'on va saisir dès que vous aurez passé. Mais il se dit : « Ça m'est égal, maintenant, de mourir. J'ai vu Sarah avant de mourir. O Sarah, vous êtes le génie ! »
Et, chaque soir, il y a un heureux qui voit Sarah pour la première fois.
11 décembre.
Je me sens plein de génie, et il n'est pas possible que je n'écrive jamais quelque belle page.
12 décembre.
André Theuriet, un poëte vraiment médiocre, qui s'est beaucoup promené dans la Nature, mais avec un mouchoir sur les yeux.
Quel tableau pour un peintre ! Un cimetière de vaisseaux noyés au fond de la mer.
13 décembre.
Je ne peux plus relire mes livres, parce que je sens que j'en ôterais encore.
L'arbre ouvre ses branches. Il a des ailes du haut en bas.
L'oiseau passe d'un bâton à l'autre, comme un balancier.
A ceux qui me disent : « Faites du roman », je réponds que je ne fais pas de roman. Ce que je produis, je vous l'offre dans mes livres. C'est à peu près la récolte d'une année. Dites si elle est bonne ou mauvaise, mais ne dites pas que vous auriez préféré autre chose.
Nous n'avions pas les mêmes pensées, mais nous avions des pensées de même couleur.
Un malin, Dieu, qui nous a ouvert l'espace sans nous donner des ailes.
Jusqu'ici, je n'ai été qu'une taupe.
Nous parlons de nos pères, qui se ressemblent, de cette sorte de pudeur qui nous sépare d'eux.
-- J'ai gardé l'habitude d'embrasser mon père matin et soir, dit Bernard. Ce n'est qu'une habitude, et mes amis peuvent y voir la démonstration d'une tendresse qui n'est ni dans ma nature, ni dans celle de mon père.
-- Moi, dis-je, je vois le mien à peu près une fois par an. Quand je le revois, je ne l'embrasse pas, je ne lui donne qu'une poignée de main. Nous resterons ensemble quelques jours. Je l'aurai pour ainsi dire sous la main ; il est donc inutile que je fasse des frais de tendresse qui nous gêneraient, mais, quand nous nous quittons, je l'embrasse : je ne le reverrai peut-être pas. Plus tard, il me serait désagréable de me rappeler que je pouvais l'embrasser encore une fois avant sa mort, et que je ne l'ai pas fait.
Autrefois, nous le faisions, lui et moi. Il y eut un temps où, par esprit d'homme fort, je m'en abstins, à l'arrivée comme au départ. Si mon attitude l'a étonné, il ne s'est pas trahi. Plus tard, j'ai recommencé, mais seulement au départ ; pour lui, il en avait bien perdu l'habitude. Il ne me rendra jamais mon baiser. Il lui faudrait une grosse émotion que je ne prévois pas. Quand c'est l'heure de nous quitter, il y a déjà longtemps qu'il se tait, et que je ne dis rien. Tout à coup : « Allons ! » dit-il. Et il me tend la main. Je m'approche de lui. Il a toujours un léger mouvement de recul ; vite, il comprend : « Eh ! oui, se dit-il sans doute, il veut m'embrasser. » Et, comme je l'attire à moi, il ne résiste pas. Quel singulier baiser, appuyé et pourtant froid, inutile et nécessaire ! Baiser de lèvres absentes sur une joue qui n'a aucune saveur, ni celle de la chair, ni celle du bois. Il ne sent rien à sa joue, moi, rien à mes lèvres. Le frisson reste au coeur.
Nos pères ne se jettent pas à notre cou. Ils ne nous étouffent pas dans leurs bras. Ils tiennent à nous par d'invisibles attaches, par de souterraines racines. On les aime bien, et, après leur mort, on les aimera bien. On pensera souvent à eux. On ne se lassera pas d'en parler.
-- Un père, dit Bernard, c'est solide et sûr. Chez la meilleure mère, il y a de l'hypocrisie, de la ruse et de la méchanceté, non pour son fils, mais pour les êtres devenus chers à son fils. Il ne nous arrive, d'ailleurs, de vivre en camarades, mon père et moi, que quand le reste de ma famille n'est pas là. Alors, cette confiance passagère, de lui à moi, est quelque chose de très doux. Quand j'ai écrit quelque chose de bien, il ne me le dit pas. Il le dit, quand je ne suis pas là, à des amis, à des parents, à ma mère, qui me le rapporte.
-- Oui, dis-je, nos pères sont très intelligents. Moi, j'admire le mien, mais il est évident qu'il souffre parce que je ne m'intéresse pas aux choses qu'il aime. Nous vivons en ennemis qui ne se font jamais de mal, qui ne luttent que pour de toutes petites causes, et qui, s'il le fallait, se jetteraient au feu l'un pour l'autre. Sur ma table, à la Gloriette il a vu longtemps les Histoires naturelles et La Maîtresse. Il ne me les a pas demandés ; je ne les lui ai pas offerts. Il n'avait qu'à les prendre : il ne les a pas pris. Longtemps après il écrit à ma femme : « Si j'étais à Paris, j'achèterais peut-être les deux derniers livres de Jules. » Je les lui envoie ; il ne m'en accuse même pas réception. Bien plus tard il écrit encore à ma femme : « Je voulais vous faire quelques observations sur les livres de Jules ; mais, après réflexions, je trouve que c'est inutile. »
-- J'avoue, dit Tristan, que je ne lis plus Paul Adam, et que c'est devenu une fatigue pour moi de lire Schwob.
Revue de tous ceux que nous lisons toujours, quelquefois ou jamais, des contemporains, ou de toutes les littératures.
-- Ma soeur, dis-je, aurait voulu être mon Eugénie de Guérin mais je n'étais pas Maurice de Guérin. De là, un malentendu qui dure toujours.
Tristan lit très peu d'Hervieu, Coppée, les Lettres de l'ouvreuse a cause des noms cités, Aurial, jamais les Margueritte, ni Theuriet ni Paul Arène, Shakespeare quotidiennement. Il aime Rabelais, Marivaux, Molière, Jean-Jacques Rousseau : la première partie des Confessions.
Les pattes des oiseaux font sur la neige de petites branches de lilas.
16 décembre.
Ma moralité m'est nécessaire comme mon squelette.
Sur un signe de Sarah Bernhardt je la suivrais au bout du monde, avec ma femme.
Rousseau, je le lisais en sommeillant, et je veux supprimer chez moi ce qui de lui me faisait sommeiller.
17 décembre.
Un matin si gris que les oiseaux se recouchaient
Le directeur du Rire tenant à Léandre un discours subtil pour lui prouver que, si désormais on lui prend moins de dessins, par compensation on les lui paiera moins cher.
19 décembre.
A seize ans il nous faut un gros quartier de maîtresse.
Des sommeils épais qui sont comme des échantillons de mort.
22 décembre.
Cette forme de dialogue intermittent que je croyais avoir inventée pour L'Écornifleur, voilà que je la retrouve dans les livres de la comtesse de Ségur.
24 décembre.
Dîner Veber.
-- Ma femme, raconte Capus, me dit : « J'ai rêvé de mort, cette nuit, et je n'aime pas ça. » Je me moque, et, par hasard, lui demande où elle va aujourd'hui. Elle me répond qu'elle va faire une course rue Notre-Dame-des-Victoires. Je pars. Au Gaulois je vois arriver un garçon qui me dit : « Je viens de voir écraser une femme rue Notre-Dame-des-Victoires. » Je crois que c'est elle. Je cours chez le commissaire de police, qui m'envoie à l'hôpital, d'où l'on me renvoie à un autre hôpital. J'ai enfin l'idée de rentrer chez moi, et je trouve ma femme, à qui je fais une scène.
Gandillot est collé avec une vieille habitude qui ne veut pas le lâcher. Comme il venait de ramasser d'un coup 70 000 francs dans les divers théâtres où il est joué, elle, d'un coup aussi, elle en dépense 30 000. Et voilà.
-- Ce qui me détourne de Coppée, dit Bernard, c'est qu'il prêche comme devoirs des instincts : par exemple, l'amour d'une mère pour son enfant.
25 décembre.
Il faut gémir, mais en cadence.
Il ne peut plus y avoir de Jean-Jacques Rousseau. Dès qu'on a du talent, on est connu, donc désarmé.
27 décembre.
Si tu as perdu ta journée, dis-le bien, et elle ne sera pas perdue.
28 décembre.
Oui, cela manque à ma vie d'honnête solitaire. De temps en temps, j'ai besoin d'un petit flirt. Hier, la jolie madame... me dit :
-- Êtes-vous pressé ? Non ? Alors, marchons un peu.
Avec vivacité elle me parle de choses indifférentes, puis :
-- Je vais prendre des renseignements sur une femme de chambre. Venez-vous avec moi ?
- Je veux bien.
-- Vous êtes sûr que cela ne peut pas faire de peine à votre femme ?
-- Mais non ! Mais non !
-- Moi, dit-elle, je suis sûre que cela ne fait rien à mon mari. Ça lui est égal.
J'arrête un fiacre.
-- Je suis contente que vous veniez avec moi, parce que ma nouvelle femme de chambre m'a dit que sa maîtresse est un peu folle ; et j'ai toujours peur des folles.
-- Mais je vous attendrai en bas ?
-- Naturellement !
Le fiacre roule. Elle est un peu amusée, moi, un peu inquiet, par crainte du ridicule. Nous parlons d'autres femmes. Je lui demande si Mme L..., de ses amies, est une honnête femme. Elle me répond :
-- Je sais que les apparences sont contre elle, mais à tort. D'ailleurs, elle craint son mari, qui ferait un mauvais coup.
-- Je le croyais plus débonnaire.
-- Détrompez-vous. C'est un homme terrible, mais il n'y a aucun danger. Entre nous, je la crois peu portée là-dessus.
-- Elle a l'air d'un homme. Elle préfère peut-être les femmes ?
-- Oh ! ne dites pas de ces vilaines choses.
Le fiacre s'arrête.
-- Montez avec moi, dit-elle. Ce sera drôle.
-- Vous avez décidément peur de la folle ?
-- Non.
-- Alors, je monte. Elle me prendra pour votre mari.
Une vieille dame nous reçoit dans son appartement, très riche. Pas folle du tout. Elle a une voix de petit enfant. Tout de suite elle dit :
-- C'est une personne très dansereuse à introduire dans une maison.
Elle se venge de sa bonne, qui recerce les hommes, est entretenue, ce qui lui permet de ne pas demander de gros gages, n'est pas jolie, se teint, a un râtelier, lui a volé un peignoir. Et la vieille baronne, qui s'anime, confie à une étrangère ce qu'elle ne dirait pas à un ami, et regarde froidement de mon côté. Qui est-ce que ce monsieur qui a un chapeau melon, un parapluie mal roulé, son pantalon retroussé, et qui n'a pas de gants ?
Je souris, un peu embêté. Si elle m'interroge, jamais je n'oserais dire que je suis le mari de Mme... Las d'entendre : « C'est une personne très dansereuse », nous quittons la baronne.
-- Dieu ! Que c'était drôle ! dit Mme... Un jour, j'ai fait une course pareille avec mon beau-frère, que je faisais passer pour mon mari, et il nous fallait nous tutoyer, et je me trompais, et c'était très drôle, très drôle.
-- J'ai vu, dit Baïe, un pauvre petit moineau que j'ai invité à dîner.
-- Je me déshabille.
-- C'est ce que tu as de mieux à défaire.
-- Si un loup voulait m'emporter, dit Baïe, je lui flanquerais un pot de fleurs sur la tête.
Un coeur en cervelle.
Les gens qui se disent blasés n'ont jamais rien éprouvé : la sensibilité ne s'use pas.
Le paradis n'est pas sur la terre, mais il y en a des morceaux. Il y a sur la terre un paradis brisé.
En littérature comme au billard, faire la série.
Pour faciliter la besogne du lecteur, j'en arriverai à souligner, dans chacune de mes phrases, les mots qui doivent porter.
30 décembre.
Un peu plus d'activité, et je ne ferais rien du tout.
Fantec croit encore à Noël, mais, si Noël ne lui apportait pas de joujoux, il s'en prendrait à sa maman.
L'amitié, un oiseau d'amour qui a la queue coupée.
Il y a déjà en automne de petits hivers doux et tristes.
L'annonciation de l'hiver. Toutes ces feuilles que, chaque soir, ramasse le râteau. Et il faut recommencer le lendemain, dit le jardinier de mauvaise humeur. Le coq du clocher regarde obstinément au nord. Il fait trop mauvais pour arracher les pommes de terre.
Un pêcheur jette son épervier et ne prend rien. A chaque coup, on devine qu'il ne ramènera rien. Il fait trop de vent pour que les poissons se promènent dehors, dans les champs.
Des arches du pont tremblent. Elles vont céder. Déjà, « en 66 », une inondation les a emportées. On a oublié de lever les pelles du moulin. Les maladroits s'y efforcent. Toute une forêt nage sur l'eau.
Les pieux ne luttent plus. Leur tête a disparu. On ne vendangera pas, cette année. Des treilles, des grains de raisin sont tombés, comme des gouttes de pluie figées.
Toute cette boue, c'est poignant. Partons ! Les cheminées fument. Des gamins construisent des cabanes.
Déjà, cette sonorité des portes qui fait mal au coeur.
Des villages apparaissent tous nus, que suffisaient à cacher quelques feuilles. Une feuille qui tombe découvre l'horizon.
Les deux truies. Celle qui était dessus, s'efforçait de faire le verrat ; mais celle qui était dessous, ne sentant rien de sérieux, continuait de fouiller la terre et avançait, sans hâte, par le pré.
-- Vous lui avez cassé votre canne sur la figure.
-- Quelle bonne blague ! Il y avait une tringle de fer dans ma canne.
Philippe. L'ombre de ses oreilles écartées empêche la barbe de pousser sur ses joues.
Il a fait toute la campagne de 70 comme fournisseur de l'armée.
Il aurait vécu cent ans, comme tous ceux qui meurent à vingt.
Tombé si malheureusement que la roue de la Fortune lui passa sur le corps.
Mes 28 jours. Le fils d'Octave Feuillet me dit : « Que faites-vous donc de votre métier, sergent Renard, pour calligraphier ainsi ? » Le ton était peu pressant. J'éprouvai quelque jouissance à ne pas répondre. J'aurais pu dire cette banalité : « Je fais le métier de monsieur votre père, avec moins de talent. »
Oh ! madame, mon ambition n'a pas de bornes. Pour arriver, je vous passerais sur le ventre.
Il a brûlé ses manuscrits, mais on adore ce qu'on a brûlé.
Les peintres peuvent toujours dire que leur tableau est mal éclairé.
Automne. Et je vous jure que, si c'est un jour d'automne, si c'est l'heure où la nuit tombe avec sa brusquerie oppressante, il ne manque rien à notre tristesse.
Encore un qui a son grand ressort cassé !
Et encore, rien qu'à manger trop de soupe, Papon trouve moyen de se faire mal au ventre.
Il fit deux vers à côté l'un de l'autre.
Et nous rêvons tous deux. Moi, je rêve trouble, mais elle rêve une jaquette d'astrakan.
Il n'y a pas une goutte de pluie qui ne soit tombée aujourd'hui.
Elle suit la mode comme si elle en était l'ombre.
Je suis naturaliste parce que j'aime la nature ; mais le ciel est dans la nature.
Construire un pigeonnier autour d'un pigeon.
Baïe se fait des moustaches avec le sucre de son biscuit.
Jamais nous ne sommes plus heureux que quand nos plaisanteries font rire la bonne.
Un enregistreur artiste.
Des livres disparaissent mystérieusement, comme si l'auteur, nous jugeant indignes, nous les avait repris.
Une bonne grosse qui donne de gros baisers, comme si elle collait des timbres.
Bien qu'elle n'eût l'air que de le prêter, elle lui donna un sou.
Ibels. Ses bonshommes toujours penchés comme s'ils tiraient des bateaux.
Bonne fille, elle donne des coups de poing comme si elle avait appris l'amour avec les béliers.
C'est dans les cafés de province qu'il faut voir la hideuse humanité.
Sans me répondre d'une manière définitive, vous pouvez bien me dire oui.
Un singe : un parent pauvre.
La demoiselle : petit serpent volant.
-- Mes enfants m'aident, et, moi, je bats encore d'une aile, dit la vieille.
A cette misère elle offrit un pot de confitures.
La pluie a à peine mouillé les lèvres des roses. Ce sont les feuilles d'oseille qui boivent le plus. En forme de lèvres tendues, elles n'en perdent pas une goutte.
Orage : nous l'avons tous échappé belle. Mais non, pas tous. Trois hirondelles ont été jetées par le vent et la pluie dans le feu de la cheminée. Et les voilà rôties. Trois hirondelles, trois êtres, trois fois ce que je suis.
-- Oui, Philippe, vous êtes moins bien nourri que moi, mais si vous étiez obligé de digérer tout ce que je digère !...
Se frotter les mains comme une mouche.
La lampe a mis le feu sous mes paupières, et toute la nuit je dormirai illuminé.
Ma Psyché. -- Faudra-t-il t'enterrer religieusement ?
-- Je sais que, de mon vivant, l'église, ses cloches, son encens, me produisent une forte impression.
-- Morte, ça te laissera plutôt froide ; mais il sera fait selon ton désir.
-- Comment m'habilleras-tu ? Écoute : j'ai un drap bien plus beau que les autres, ce qu'on appelle un drap de noces, pas usé. Je ne m'en sers pas, exprès. Notre enfant y est née. Ensevelis-moi dans ce drap. Et toi ?
-- Oh ! moi, une chemise.
-- Et une cravate ?
Elle ne tient qu'au souvenir.
-- Mais, lui dis-je, si tu es dans un cimetière de Paris, pour penser à toi il faudra que je pense spécialement à toi. Ici, à la Gloriette, si je me rappelle une fleur, une feuille, une clarté de rivière sous les branches, par une naturelle association d'idées je penserai à toi. Moi, une pierre, avec les titres, en or, de mes ouvrages.
-- Faudra-t-il mettre les ouvrages en reproduction ? Oh ! toi, tu resteras dans tes livres.
-- C'est plutôt toi, car je t'y consacrerai comme la femme modèle de l'homme de lettres.
Un canard mort honorablement d'ennui.
Les murs de province suent la rancune.
Jeune fille, ta feuille de vigne a le phylloxera.
Les nuages se croisent, cherchent leur place, se rangent en ordre de bataille.
Assis au coin du feu éteint, le chat continue de faire bouillir sa marmite.
Fantec dit à Philippe :
-- Vous savez tout faire, vous, Philippe. Vous feriez bien un petit garçon.
-- Oh ! pardié, oui, monsieur Fantec ! Avec un peu de terre rouge...
Le vrai ciel, c'est celui que vous voyez au fond de l'eau.
Le bon Dieu nous récompense comme il veut, même quand nous ne croyons pas le mériter : c'est son affaire.
Parce qu'elle espère gagner le gros lot de 500 000 francs, elle se croit l'imagination tourmentée, et elle dit à Gloriette :
-- Oh ! vous, vous êtes une satisfaite. Vous n'avez pas d'aspirations.
-- On n'a pas besoin d'argent pour dormir, dit Philippe.
-- Si Jules revient de ses 28 jours, dit papa, ce sera un rude gars. Ça me retourne, ces affaires-là !
28 jours.
Saint-Benin d'Azy. Les noms nouveaux des rues, les habitants ne les ont jamais lus. On me retire mon oreiller. Ennui, ennui, jusqu'à lire des articles de Clemenceau et de Jean Lorrain. Trempés, éreintés, les soldats au lieu de rester couchés dans leur paille ont encore l'héroïsme de se promener par les rues jusqu'au soir.
Châtillon-en-Bazois. Au château, dans une chambre de domestique... Un paysan me dit : « Vous avez l'air bien vieux ! » Et il s'étonne de ne pas me voir la soutache des rengagés. Attiré ce matin dans une ferme par un bon feu. La ménagère, superbe d'yeux et de seins, m'offre le café et la soupe dans une écuelle de domestique. D'ailleurs c'est ma saison chez les domestiques. Tous me parlent. Ils le peuvent mais pas avec les officiers. A cause de ces beaux arbres que je vois par ma fenêtre, aujourd'hui je trouve tout le monde gentil. Je dis merci sans cesse.
-- Sergent, on vous appellera quand on aura besoin de vous.
-- Merci, mon lieutenant.
Ce matin, passant à pied le long de la colonne, je saluais mes officiers, qui presque tous me rendaient mon salut avec une sorte de dédain. Enfin, je me suis aperçu que deux de mes boutons n'étaient pas boutonnés.
J'aime jusqu'au chant de la pie. Oh ! cette perte du sens de ce qu'on est ! Du soleil et des arbres, et j'oublie ma femme et mes enfants.
Ils engueulent le soldat qui n'est soldat que pour la patrie, mais ils sont tout miel pour l'ordonnance qui brosse leurs habits.
J'ai peur de ce domestique : il va m'offrir un verre de vin.
La solution de tous les problèmes moraux, c'est une tristesse résignée. Oui, mon cher sot. Suppose que cette jeune femme en deuil qui se promène dans les allées du parc a lu Poil de Carotte. Suppose qu'elle en aime l'auteur. Suppose que le lieutenant qui se promène avec elle lui dise : « C'est Jules Renard, mon vélocipédiste, qui écrit dans les journaux. » Suppose qu'en entendant ton nom elle éprouve une grande joie, qu'elle te fasse appeler, qu'elle lâche son lieutenant. Ton coeur bat. Tu as peine à ne pas sauter par la fenêtre.
Et, mon cher sot, va porter à bicyclette cet ordre de la brigade au colonel du 13e, mais tu es heureux de cette supposition. Mais le lieutenant profite de la dame et se gardera bien de lui dire ton nom. Et puis, quel nom ?
Oh ! il pourrait nous arriver de si merveilleuses aventures si le bon Dieu s'y prêtait un peu ! Oh ! les délicieuses folies de notre cerveau ! Froisse-toi, vanité ! Si tu savais ce qui t'attend, tu te recroquevillerais, et peut-être que tu mourrais du coup.
C'est égal, mon vieux : il te reste à travailler.
-- Est-ce que le vélocipédiste peut écrire ? demande un capitaine.
D'autres me connaissaient de la première ligne à la dernière, et bientôt ils m'appelaient monsieur Richard.
Le bruit de fagot cassé des fusillades.
Ils me conduisirent faire mes 28 jours en criant : A Berlin ! A Berlin !
Au restaurant je demandai l'addition. Il vint me la crier : « 17 fr. 50, Monsieur. » Le chef me dit que lui-même était étonné.
Porte, enceinte gallo-romaine vue pour la première fois.
Souffrir de la solitude et la rechercher.
Le garçon d'hôtel qui fait les chambres et qu'on sonne. Il crie dans le couloir : Nom de Dieu de nom de Dieu ! Je l'attends à ma porte.
-- C'est vous qui a sonné, monsieur ? dit-il.
Ses lèvres plates et blanches comme des ablettes roulées dans la farine.
La peur de saluer à bicyclette.
Un artilleur bleu et bébête dînant à table d'hôte avec un sourire étonné d'enfant, son képi sur la tête, et le commis-voyageur qui l'a invité l'encourage : « Mangez ! Vous êtes ici chez vous. »
Joueurs de cartes : « Peto Cartas. Quinque. » Pas d'écornifleur, ici.
Il ne sait pas s'il doit se mettre dans la peinture ou dans les vins. Il en est à son trente-deuxième tableau, des toiles de deux mètres qui tiennent une place ! Il réussit spécialement les « chers ». En attendant, il place des vins.
-- Vous seriez bien gentil d'aller me chercher une boîte d'allumettes-tisons.
On oublie seulement de me rembourser.
Les brigadiers de gendarmerie me serrent la main.
Ils sont encore discrets, les officiers. Avec tant d'armes en mains ils pourraient n'être que des brutes.
Année : 1897
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