BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1890

 
2 janvier.
On peut être poëte avec des cheveux courts. On peut être poëte et payer son loyer.
Quoique poëte, on peut coucher avec sa femme.
Un poëte, parfois, peut écrire en français.
23 janvier.
Peut-être, cher monsieur Tailhade, qu'il est possible d'avoir du talent sans traiter tel littérateur d'idiot, et tel autre, de dentiste.
24 janvier.
On constatait hier soir une originalité pour le Mercure de France. Les poëtes n'y ont pas encore parlé de leur lyre.
Il faut opérer par la dissociation, et non par l'association des idées. Une association est presque toujours banale. La dissociation décompose et découvre des affinités latentes.
27 janvier.
Des vers, c'est de la prose avec des gants et des bretelles américaines ; c'est de la prose qui pose, qui fait plastron comme un invité en soirée.
28 janvier.
Les bourgeois, ce sont les autres.
1er février.
Écrire un roman où l'on mettrait avant l'heure la mort d'un contemporain.
8 février
Cet homme de génie est un aigle bête comme une oie.
9 février
Ce qu'on a dû donner à Sully Prudhomme de vases à briser.
-- Avez-vous déjà donné quelque chose aux éditeurs ?
-- Oui, mais ils me l'ont bien rendu !
11 février.
Chez Rachilde. M. Langlois le peintre, le fils d'Albert Wolf peut-être, si Albert Wolf a des fils. Longueur de pieds, longueur de phrases, longueur de corps. Un pantalon un peu court, par exemple...
Charles Morice parle la tête dans son pantalon. Des guêtres sur ses souliers. Oh ! ces guêtres ! Elles se soulèvent comme des visières, des visières à plis, de pauvres visières. Un faux col sale, un gilet qui bâille par toutes ses boutonnières. Des cheveux pas coupés, une barbe rare, un monsieur mielleux et mauvais. Il doit s'être brouillé avec Trézenik. Ils ne se sont pas vus depuis dix ans pour des raisons « inférieures à tous les deux ». Trouve Rod bête, Goncourt affamé de gloire et de considération, Méténier au-dessous de rien et les idées des autres mort-nées. A promis au Mercure des « Bouquets à Chloris » qui ne sont pas déjetés.
12 février.
La confession d'un homme de lettres. Les étapes : Lamartine, Musset, Victor Hugo, Baudelaire, les jeunes.
14 février.
Rod est encore à faire une distinction entre l'observation extérieure et l'observation intérieure ou intuitivisme. Comme si, en psychologie, il n'était pas prouvé depuis longtemps que toute observation est intérieure !
Avide de tout connaître, d'être au courant, j'en suis venu à aimer les livres très courts, faciles à lire, d'une impression large, pleine d'éclaircies, afin de pouvoir le jeter le plus tôt possible dans ma bibliothèque et passer à un autre.
Faire un article sur Georges Ohnet, contre le mépris dont on veut l'accabler.
L'abus de la mort dans les livres l'horripilait, et cependant son coeur se serrait à chaque nouveau décès, à chaque nouvel enterrement, à chacune de ces banalités terribles. On se révolte. On dit : « C'est bête ! » Mais, quand c'est « bien fait », on a une grosse envie de pleurer.
15 février.
On entre dans un livre comme dans un wagon, avec des coups d'oeil en arrière, des hésitations, l'ennui de changer de lieu et d'idées. Quel sera le voyage ? Quel sera ce livre ?
Mlle Blanche, qui a 30 francs à dépenser par mois, a un jour, et elle est très froissée qu'on n'y aille pas à son jour ! Mais elle le maintient contre toutes les indifférences. Ah ! la peur de vieillir, et la maladresse de s'accrocher à tout, de vouloir être quelque chose dans la vie des autres, et la douleur de sentir que « ça ne prend plus » et que c'est fini, qu'on n'est plus qu'une vieille maussade et inutile, bonne à mourir !
Nouvelle à exécuter prochainement :
Deux jeunes mariés sont à la campagne. Ils s'ennuient. Ils écrivent étourdiment à Mlle Blanche de venir. Son arrivée. Les premiers temps, c'est charmant, puis tout change. La petite vieille tourne à l'aigre. Elle devient assommante. Comment s'en débarrasser ? En effet, dans leur précipitation, ils lui ont écrit qu'elle finirait ses jours avec eux ; que c'est bon de faire le bien ! Elle a donc perdu sa petite clientèle. Ils ne peuvent la renvoyer. D'ailleurs, elle ne s'aperçoit de rien. Elle exaspère par sa franchise. Elle trouve le bébé mal élevé et entreprend de le corriger. Colère du père et de la mère, de celle-ci surtout : « Je ne veux pas qu'elle touche à mon enfant ! » Un jour, ils ont une fausse joie. Elle tombe malade, mais elle guérit. Le jeune homme voit son ménage troublé, le supplice d'une vie qui menace d'être toujours la même et cette petite vieille qui n'en finit plus ! Il décidé froidement sa mort. (Variante : elle prend le parti de se tuer.) La jeune femme ne prend point part au crime mais elle le devine. Faire de ce crime une chose très bien faite et très lugubre.
La jeune femme a peur.
-- Qui donc nous soupçonnerait ? dit le jeune homme.
En effet, ils ne sont pas soupçonnés. Ils reprennent tranquillement leur vie heureuse et n'ont aucun remords. Comme la petite vieille est très peureuse, le mari élève une bande de rats dans le plafond. Un jour, il loge une chouette dans sa chambre même. Elle ne part pas. Elle se croit attachée au couple par sa reconnaissance même.
Faire de cette nouvelle une étude très fouillée et très froidement féroce.
-- Votre dernière nouvelle me déplaît.
Il répondit :
-- Ce qui me déplaît, à moi, c'est la franchise hors de propos et de mauvais goût.
Ses narines se collèrent comme les feuilles d'un livre qu'on ferme. Elle pâlit à certains points de sa peau parcheminée et fit : « Oi ! Oi ! » comme un enfant qui reçoit brusquement un coup de règle sur les doigts. Les deux jeunes gens la supportent par un reste d'amitié, puis par charité, puis par devoir, jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus du tout la sentir. Ils disent d'abord : « Il faut lui pardonner. Elle est si bonne ! » Puis : « Elle nous embête, à la fin ! Ses qualités, où sont-elles ? »
Les petites manières de Mlle Blanche qui se couronne de bleuets, de fleurs des champs comme une jeune fille. On en rit d'abord ; ensuite, on la trouve ridicule.
16 février.
L'ennui de passer près d'un banc où sont assis des gens. C'est qu'en effet l'homme assis sur un banc se sent très fort. Il peut regarder les passants, et rire à son aise, et faire ses réflexions. Il sait que ceux qui passent ne peuvent en faire, surtout ne peuvent s'arrêter, regarder, ni rire à leur tour.
17 février.
Cherchez le ridicule en tout, vous le trouverez.
18 février.
L'enfant, Victor Hugo et bien d'autres l'ont vu ange. C'est féroce et infernal qu'il faut le voir. D'ailleurs la littérature sur l'enfant ne peut être renouvelée que si l'on se place à ce point de vue. Il faut casser l'enfant en sucre que tous les Droz ont donné jusqu'ici à sucer au public. L'enfant est un petit animal nécessaire. Un chat est plus humain. Non l'enfant qui fait des mots, mais celui qui enfonce ses griffes dans tout ce qu'il rencontre de tendre. La préoccupation du parent est continue, de les lui faire rentrer.
Sa chemise remuait doucement, comme agitée par une vermine.
19 février.
Une femme hautaine et majestueuse dans l'exercice de sa vertu.
20 février.
Ce regard quêteur que l'acteur promène circulairement même dans ses préoccupations les plus graves, afin de s'assurer qu'on le regarde et qu'il est reconnu.
21 février.
Il faut avoir l'esprit large, me disait-on hier soir c'est-à-dire, sans doute, se donner des airs de comprendre tout, et d'être universel comme une bonne à tout faire ; pour que les mères qui ont des filles à marier pensent : « En voilà un qui a reçu une éducation complète ! » Esprit large et conscience large ! Ne dirait-on pas qu'il s'agit de poches profondes où l'on serre avec soin et commodément un tas de petites saletés ?
Ah ! Tant pis pour moi ! La musique m'embête. La peinture, j'en ignore, et une sculpture me ravit autant qu'une figure de cire chez un coiffeur. Encore celle-ci est-elle animée ; elle semble vivre. Elle tourne lentement sur une vis, et elle soulève et abaisse, comme un président de Cour, son faux toupet avec une régularité opiniâtre.
C'est qu'il vous manque un sens, me dira-t-on. La psychologie m'avait déjà dit que je n'en ai que cinq. Un sens de plus, un de moins, qu'importe, pourvu qu'il me reste le bon !
C'est quelquefois la critique d'un critique que nous n'aimons pas qui nous fait aimer le livre critiqué.
Le droit d'un critique est de renier ses articles l'un après l'autre, et son devoir est de n'avoir aucune espèce de conviction.
22 février.
Elle avait une peur ridicule du ridicule.
Insupportable comme un homme qui vous parle du « divin Virgile ». Ah ! elle est bien là tout entière, la tradition ! Honore ton père, et ta mère, et Virgile.
26 février.
Innocent comme la mère de l'enfant qui vient de naître.
27 février.
Mais, enfin, pourquoi donc mépriser un homme qui a de l'égoïsme plutôt qu'un homme qui a du coeur.
1er mars.
Il arrivera, il en est sûr, mais lentement, sans à-coups. Il ira se ranger, à la fin, par mille réputations solides. Ce ne sera pas, sa renommée, un feu de paille, ce sera bien plutôt une longue consomption de bois vert.
2 mars.
M. A... est fanatique de Péladan, « le plus grand génie du siècle », rien que ça. Il a dîné avec lui. Est-ce hier ? Bien en dèche, ce pauvre Péladan ! M. A..., qui a dix neuf ans, peut-être moins, enfin, qui est mineur, s'imagine que la dèche, c'est les trois quarts du génie. Il a inventé une nouvelle instrumentation, mais il n'en parle pas aux poëtes, qui pourraient lui voler son idée. Il n'en parle qu'aux musiciens, qui comprennent et s'exclament, tant c'est bien, eux qui, en général, ne comprennent jamais rien. Il en a touché quelques mots à R..., lequel a paru très étonné sans, bien entendu, vouloir le paraître. Il me tendait l'article Fin de siècle, qui doit passer à la Caravane.
-- Voulez-vous le revoir ?
Je ne comprenais pas son insistance, quand je me suis aperçu que l'enveloppe était couverte de timbres. Il avait dû payer neuf sous pour insuffisance d'affranchissement, et, franchement, je ne pouvais pas faire une petite bêtise plus inopportune et plus navrante. Il disait : « Cela ne fait rien », comme un grand seigneur. Ah ! le monde des Lettres ! Curieux monde, le monde des douleurs ironiques et des misères qui font ricaner.
4 mars
Dubus, très vexé de la chute de Constans. A écrit cent articles dont dix au moins sont bons. Prie Rachilde de fouiller dans ses oeuvres pour y trouver des choses. Va hériter prochainement, peut-être jeudi prochain, de 500 000 francs, achètera le Mercure de France, nous rétribuera, ou bien en fera une anthologie où il sera tout seul. Revient au vers avec une césure, au vers classique ! de Racine, veut faire autographier ses poésies, passe d'une idée à l'autre en sautillant, en bavardant et, en vérité, n'a pas le temps de s'occuper de littérature puisqu'il cloue des tapis dans son appartement : six pièces, deux fenêtres à la chambre à coucher, etc.
Quand il voyait une jolie femme au teint animé par une course, embellie par une agitation quelconque, il ne manquait pas de se dire qu'en ce moment même elle devait avoir le derrière suant, et cela l'en dégoûtait tout de suite.
12 mars.
Hier soir, chez les Colas, un dîner compliqué, un mélange de vins forts et de mets échauffants pas sérieux et, à la fin du repas, une discussion sur le socialisme où M. Clément, qui s'était repu pendant deux heures entières, m'a fait l'effet d'un cochon plein donnant des coups de groin à des chiens galeux.
13 mars.
Il est aussi utile à un peuple de craindre la guerre qu'à un individu, la mort.
14 mars.
Lu Le Besoin d'aimer, de Paul Alexis. Des nouvelles lourdes, insignifiantes, une phrase incolore. Laisser ce monsieur bien tranquille. Une manière de voir les choses de gros myope qui, voyant petit, croit voir fin et vrai.
Pierre marche. Il fait une dizaine de pas tout seul tombe sur ses fesses et se met à rire, et court dès qu'il est à portée des genoux de sa maman.
Malgré l'ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.
17 mars.
Je passe un bien vilain moment. Tous les livres me dégoûtent. Je ne fais rien. Je m'aperçois plus que jamais que je ne sers à rien. Je sens que je n'arriverai à rien, et ces lignes que j'écris me paraissent puériles, ridicules, et même, et surtout, absolument inutiles. Comment sortir de là ? J'ai une ressource : l'hypocrisie. Je reste enfermé des heures, et on croit que je travaille. On me plaint peut-être, quelques-uns m'admirent, et je m'ennuie, et je bâille, l'oeil plein des reflets jaunes, des reflets de jaunisse de ma bibliothèque. J'ai une femme qui est un fort et doux être plein de vie, un bébé qui illustrerait un concours, et je n'ai aucune espèce de force pour jouir de tout cela. Je sais bien que cet état d'âme ne durera pas. Je vais ravoir des espérances, de nouveaux courages, je vais faire des efforts tout neufs. Si encore ces aveux me servaient ! Si plus tard je devenais un grand psychologue, grand comme M. Bourget ! Mais je ne me crois pas en puissance assez de vie. Je mourrai avant l'heure, ou je me rendrai, et je deviendrai un ivrogne de rêverie. Mieux vaudrait casser des pierres, labourer des champs. Je passerai donc ma vie, courte ou longue, à dire : Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre âme, ce va-et-vient de nos ardeurs ? Nos espérances sont comme les flots de la mer : quand ils se retirent, ils laissent à nu un tas de choses nauséabondes, de coquillages infects et de crabes, de crabes moraux et puants oubliés là, qui se traînent de guingois pour rattraper la mer. Est-ce assez stérile, la vie d'un homme de lettres qui n'arrive pas ! Mon Dieu, je suis intelligent, plus intelligent que bien d'autres. C'est évident, puisque je lis sans m'endormir la Tentation de saint Antoine. Mais, cette intelligence, c'est comme une eau qui coule inutile, inconnue, où l'on n'a pas encore installé un moulin. Oui, c'est ça : moi, je n'ai pas encore trouvé mon moulin. Le trouverai-je jamais ?
18 mars.
« Avez-vous lu Monsieur Vénus ? Avez-vous lu La Terre ? » Et, si oui, c'est des effarouchements, des pudeurs, des reculs de buste. Franchement, je ne vois pas quelle lecture peuvent s'interdire des femmes mariées qui font, ou ont le droit de faire la bête à deux dos toutes les nuits.
Un pédant est un homme qui digère mal intellectuellement.
Ce railleur de Dubus était tout ému, hier, presque pâle, parce qu'on lui apprenait qu'un journal quelconque avait parlé de lui.
On place ses éloges comme on place de l'argent, pour qu'ils nous soient rendus avec les intérêts.
De longues heures, il épluchait Flaubert, cherchait les poux, les taies, et finissait par conclure qu'après tout « ce n'était pas un si grand écrivain que ça ».
21 mars
Dit, hier soir, entre autres bêtises :
-- La synthèse du naturalisme n'a pas été faite. Nous sommes à une époque de transition, et nous marchons au mysticisme et au socialisme. La Bruyère n'est pas une littérature, mais pourquoi ? Si le roman avait eu de son temps la vogue qu'il a de nos jours, La Bruyère aurait mis ses Caractères en roman. Quel est l'homme qui viendra recréer un monde ? On comptait sur Rosny. Rosny s'est et nous a trompés. Qui laissera une oeuvre ? On relira Madame Bovary, peut-être, et quelque chose de Balzac, mais quoi ?
Du Plessys : La philosophie de Ghil ? Mais Ghil confond Haeckel avec Hegel.
Vallette : Rachilde ne fait pas de pornographie. Ses livres manquent de phosphore. Elle ne fait pas titiller. Mendès ne fait pas titiller.
-- Et vous, Rachilde, vous faites du sadisme, de la cruauté en amour.
Du Plessys : Raynaud est un enfant
Marius André : Vous aimez le joli, moi, j'aime le grand. Je suis encore un romantique. Ainsi, Péladan fait grand. J'ai pris deux fois le cordon de sa sonnette sans oser le tirer. J'ai relu dix fois Monsieur de la Nouveauté.
Rachilde : Oh ! Oh !
Vallette : Quand vous serez à la centième, vous nous payerez à dîner.
Rachilde : Samain doit avoir des coins redoutables
Vallette : Je vous connais par deux coins, vous, Renard...
J'avais peur de Barbey d'Aurevilly, à cause de Brummel, de Huysmans avec lequel j'ai passé une soirée en demandant tout le temps : Se moque-t-il de moi ? Mais, je considère François Coppée comme un copain.
N'ayant encore rien observé, il aimait le grand et l'emphatique.
31 mars.
Défiez-vous des sceptiques à outrance : ils sont capables de juger bien sévèrement vos moindres actions.
1er avril.
Un monsieur très bien, propriétaire d'un palmier en Tunisie.
Faire tous les frais de la conversation, c'est encore le meilleur moyen de ne pas s'apercevoir que les autres sont des imbéciles.
4 avril.
Hier, Mlle Blanche a apporté l'oeuf de Pâques de madame : un petit sac-panier soigneusement ouvragé, plein jusqu'aux cordons de bonbons Fouquet. Elle dit une parole et me regarde. Elle a rêvé, durant ces quinze derniers jours, quatre fois de nous, surtout de moi. Une fois, je lui ai dit des sottises. Une autre fois, j'ai été charmant. Elle me demande un livre, le Mercure. Je ne réponds pas, ou je réponds mal. C'est insupportable et pénible. Les gens qui ne veulent pas comprendre se rendent inutilement bien malheureux. Je voudrais lui dire des choses agréables, et des plaisanteries de mauvais goût me viennent aux lèvres, sur son front découvert, par exemple, sur le bouton purulent de sa bouche. Je les ravale avec effort, comme du gras qui ne veut pas passer. Marinette rit. Mme B..., un peu lâchement, d'ailleurs, pour me faire plaisir sans doute, multiplie des mots qui sont à des mots d'esprit ce qu'une cassure de verre est à un diamant. On s'imagine que c'est commode d'avoir de la bonté ! Et, durant toute cette soirée ennuyeuse, Mlle Blanche sourit à contretemps, prête l'oreille -- ai-je parlé ? -- distille ses phrases d'institutrice très bien élevée sur les maladies de l'estomac, la graisse indigeste, la viande blanche qui est aussi lourde que la viande noire, quoi qu'on en dise, indique des régimes à suivre ; et j'ai beau m'enfoncer dans mon fauteuil, les mains dans mes poches, boutonné, digne et froid comme un riche médiocre auquel un pauvre demande un sou : je sens les deux yeux quêteurs de la vieille demoiselle errer sur moi, des yeux vaguement suppliants. Je baisse les miens, je les ferme, mais je la vois remuer encore comme au travers d'une couche d'eau. C'est ridicule et navrant. Je m'en veux. Je me traite de sans-coeur et de misérable, mais je n'y peux rien, et je me convaincs une fois de plus que nous ne pardonnons jamais qu'à ceux auxquels nous avons intérêt à pardonner. Et, sur le tableau noir des lâchetés humaines, je marque un point de plus à l'actif de Satan.
9 avril.
Lire Fanny de Feydeau, la seule chose de lui qui soit à lire.
Revu la famille Fort, madame exceptée. Georges me montrera, pour savoir ce que j'en pense, une lettre d'invitation à venir prendre une tasse de thé, une lettre en vers avec une cigale -- la dame s'appelle Cigale -- dans un coin à gauche. Paul fait du théâtre, mais, là, très sérieusement. Il a une pièce en lecture au théâtre Montparnasse, une pièce tirée de Paul de Kock. Henry de Kock la trouve très bien et l'a invité à déjeuner. Il a déjà été refusé au Conservatoire, mais aussi il avait préparé son examen douze jours avant. (Pourquoi pas douze jours après ?) Il est de l'école de Dupont-Vernon, meilleur professeur qu'acteur. Un homme très bien, ce Dupont-Vernon, décoré des palmes violettes, professeur dans un collège, un homme du monde, enfin. Quant à lui, Georges, il suit « la ligne tracée » par son père, et gagne 1100 francs par an. La petite fille était en crème avec des gants rouge sang de boeuf.
Il y a, dans Fanny, une chose originale : c'est l'admiration de l'amant pour le mari.
A vingt-six ans, on a tellement appétit du neuf et peur de se répéter qu'on ne se sert jamais de ses notes.
Un enfant de vingt ans qui aime une femme de quarante lui dit toujours : « Laissez-moi vous aimer comme un père ! » Le mot est du genre sublime grotesque. Mettez le au théâtre, et la salle éclate de rire.
Ce seront toujours les livres comme Fanny, écrits en onze jours, mais avec passion et sans digressions, sans problème posé, sans descriptions, qui plairont le plus au public. Il les boit d'un trait, comme de grands coups de vin. Il s'ensoleille avec et se f... du reste, et, franchement, le reste est de peu de prix.
11 avril.
Faire un livre intitulé le Nihilisme, et raconter les chapitres de la philosophie moderne d'une manière expérimentale, c'est-à-dire avec des comparaisons tirées de la vie banale. Montrer un esprit qui rentre peu à peu en lui-même, qui se pose les problèmes de la connaissance, avec l'intérêt d'un bourgeois qui fait des affaires, et en arriver peu à peu à la critique de la raison pure de Kant, en mettant de côté sa morale, comme une chose trop voulue et artificielle. En somme, faire un livre qui serait à l'histoire de la pensée moderne ce qu'un roman de Zola est à ses théories naturalistes. Faire l'application de la philosophie.
12 avril.
Qu'importe ce que je fais ! Demandez-moi ce que je pense.
13 avril.
Un métaphysicien humoristique.
Raynaud, parlant d'une femme qui rit bêtement, dit : « La file d'oies de ses sourires. » Délicieux !
Un arbre au tronc mollement ployé semblait vouloir s'agenouiller.
D'après l'Avenir de la Science de Renan, M. M... aurait été un commerçant habile et heureux afin que sa fille riche pût épouser un homme de lettres pauvre, lequel, intelligent, sans doute, mais ordinaire, en somme, possède un fils qu'il dirigera, qu'il formera, poussera, et dont il fera le grand homme de la race.
15 avril.
-- Je vais fonder un journal avec Lombard, dit Marius André. Nous avons de l'argent pour deux ans.
-- Alors, vous allez bien durer deux mois !
17 avril.
Les deux Dumas ont renversé la théorie de l'économie. C'est le père qui fut le prodigue, et le fils qui fut l'avare.
19 avril.
En somme, je ne serai jamais qu'un croque-notes littéraire.
21 avril.
Quand on commet une indiscrétion, l'on se croit quitte en recommandant à la personne d'être... plus discrète qu'on ne l'a été soi-même.
22 avril.
Les phrases de Villiers de L'Isle-Adam : des hochets d'os où sonneraient des grelots d'or.
28 avril.
J'ai l'air de vivre au jour le jour, « en décousu », et pourtant je suis une ligne de conduite très droite et très précise : donner tout le bonheur matériel possible à ma femme et à mon enfant, me contenter pour ma part du moins possible, et arriver à ceci : que mon nom sonne un peu comme un grelot de cuivre.
29 avril.
Faire une idylle avec l'amour de deux métaux. D'abord on les vit inertes et froids entre les doigts du professeur entremetteur, puis, sous l'action du feu, se mêler, s'imprégner l'un de l'autre et s'identifier en une fusion absolue, telle que n'en réaliseront jamais les plus farouches amours. L'un d'eux cédait déjà, se liquéfiait par le bout, se résolvait en gouttes blanchâtres et crépitantes.
En ce moment, le port de Barfleur est bleu d'eau de Javel, comme si un peuple de blanchisseuses venaient d'y laver leur linge.
Un vent stupide, qui poussait devant lui, avec une dépense de souffle extraordinaire, deux ou trois petits nuages blancs en forme de lapins.
30 avril.
La métempsycose avec amendement : l'âme de Bismarck passant au coeur d'une sensitive.
3 mai.
On voit des hommes qui ont des sourcils blancs, et des poissons qui sont grands comme des hommes. M. le maire me disait à propos du 1er mai : « Monsieur, j'étais sûr du calme. Je connais mon Paris. » Tous sont donc intelligents, mais, par ma lyre ! ils ont des yeux vilains, des paupières rouges et des affaires blanches au milieu. Cela donne la sensation d'anchois nageant dans de la lie de vin.
J'ai une idée de roman en forme de hérisson, car je n'ose pas y toucher. -- Notre petit Fantec est réjouissant à voir. Il a des joues-fesses remarquables et un teint « pièce-de-deux-sous » fort réussi. Toutefois, les crabes à la marche oblique et les homards aux tâtonnements d'aveugles l'épouvantent. Comme on lui avait glissé une petite écrevisse dans la poche de son tablier, il a mis ses mains derrière son dos comme Napoléon après Moscou, et il a attendu ainsi une bonne demi-heure, en proie à je ne sais quelles idées, marchant parfois à reculons, passablement intrigué par ce jouet qui lui remuait sur le ventre. Voilà un moyen de le rendre sage, auquel nous n'avions pas songé.
Je pourrais bien dire que c'est encore en moi que j'ai trouvé la plus grande quantité de ridicules à noter.
5 mai.
« Ma peur en me mariant, dit la jeune femme, et je n'en avais pas d'autre, c'était d'avoir besoin d'aller aux cabinets pendant la bénédiction nuptiale. »
Je parlais hier à Alix de sa vie en Islande, et vaguement de Loti qui y avait pris ses plus beaux livres.
-- C'est comme moi, dit Alix. Quand j'ai fait ma campagne d'Islande, j'écrivais sur un morceau de papier les manoeuvres qu'on nous faisait faire, les affaires que je voyais. C'était rudement bien, allez ! On m'a volé mon bout de papier. Je le regrette bien.
8 mai.
Je m'applique à faire par jour trois pages de mon roman. Cela m'est agréable à peu près comme un pensum.
Il jouait du piano d'une façon remarquable avec un seul doigt.
10 mai.
Il souffle bien, dit Alix en parlant d'un bon vieux qui chante.
11 mai.
Ce que je recherche avant tout dans un roman, ce sont des curiosités de phrase. C'est dire que les romans étrangers, même russes, même de Tolstoï, me sont insupportables.
Lu Âme d'enfant. Inutile et bêta, ce livre.
14 mai
« Un jour, dit-il, je suis resté huit jours sans manger »
15 mai
On voit ici des vieux marins qui ont une veste courte et un chapeau haut de forme.
21 mai.
La coquetterie du marin est de porter autour du cou un lourd cache-nez de laine, et, cela, même aux plus beaux jours.
26 mai.
Je dis à Alix que les pièces qu'on joue sur les planches d'un théâtre sont écrites par des hommes de lettres
-- Il faut qu'ils écrivent rudement vite, dit-il.
Pour « se relever », le marin dit « se remâter ».
Une figure franche ouverte à deux battants.
27 mai.
Ce qui manque peut-être aux Goncourt, c'est l'art de faire ressortir leurs mots, leurs curiosités de langage, de les mettre en vitrine afin que le badaud s'attarde. On ne s'aperçoit qu'ils ont de l'esprit -- et du plus rare --, qu'à la deuxième ou troisième lecture. Mais un honnête homme ne lit pas deux fois la même chose.
28 mai
Un rire triste comme un clown en habit noir.
Croire humain ce qui ne nous est que particulier, voilà la grande erreur.
30 mai.
Une Vierge en cire sous un globe, avec une pomme dorée sur la tête, immobile comme si elle attendait Guillaume Tell.
Le silence était si absolu que je me croyais sourd.
Donner comme épigraphe aux Cloportes cette phrase de Flaubert.-- Journal des Goncourt, 1er volume, page 367 : « Je n'ai eu que l'idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes. »
Le réalisme ! Le réalisme ! Donnez-moi une belle réalité : je travaillerai d'après elle.
2 juin.
J'ai bâti de si beaux châteaux que les ruines m'en suffiraient.
3 juin.
Le Curé de village, de Balzac, un livre où une femme criminelle se réhabilite par l'agriculture !
4 juin.
Relu Le Curé de village. La mort de Mme Graslin est une très belle chose. Toutefois, je pense que ce genre de roman est mort, du moins pour les hommes d'un grand talent. C'est du trompe-l'oeil. Cela produit une grosse sensation, mais l'effet ne dure pas, et on sourit un peu. Je veux dire que Balzac n'est alors qu'un Montépin de talent, de génie si on préfère, et je crois que les écrivains vraiment doués ne pourront plus écrire de ces livres-là, sérieusement.
6 juin.
Un salon embêtant, triste à la mort, où les bougies semblent des cierges.
7 juin
Peut-être qu'un jour on verra la mer sillonnée de routes et les pauvres pêcheurs d'ici, devenus bourgeois et presque amateurs, pêcher en veston de molleton bleu, en pantoufles, et au gaz !
Une tempête de calme.
Dans ses Paysans, Balzac fait le paysan bavard : je crois, au contraire, qu'il ne l'est pas du tout.
Balzac a trop de génie : il en donne à ses paysans.
13 juin.
Quand je fais une plaisanterie, je regarde la bonne du coin de l'oeil, pour voir si elle rit.
18 juin.
Un homme qui pêche à la ligne dans la mer.
Le regret de n'être pas l'ami intime d'un écrivain qu'on aime nous en fait dire du mal.
21 juin.
Un peintre, c'est un homme qui porte un béret.
Si vous avez envie de rire, vous me trouverez spirituel.
Le bateau s'avance derrière ses voiles comme un guerrier antique derrière son bouclier.
De l'étrange avec du simple.
Certaines phrases intenses de Villiers de L'Isle-Adam me font comme un coup de fusil tiré dans la tête.
C'est surtout au théâtre que chacun est responsable de ses actes.
23 juin.
La nuit d'orgie dans une pension : il ne reste plus qu'une odeur, une odeur bizarre d'oeufs de Pâques écrasés. L'ange du mal, perché sur les rideaux du maître d'étude, chante victoire et, d'une voix fêlée, s'écrie : « Je tiens ces âmes ! -- Mais non ! Tu ne tiens rien du tout ! » dit l'ange du bien, tranquille, assis au chevet d'un amant et sur une table de nuit. « Mais non. Comme dans les contes de la mère l'Oye et les poésies de Charles Baudelaire, pour ma part, je n'y vois aucun mal. Cela les calme, les chers petits, et cela ne tire pas à conséquence. »
L'ange du mal pleurant de dépit dans un vase...
-- Moi, je dors, mes amis, je dors. Allez !
Aussitôt ils vont, c'est-à-dire ils s'aiment.
Le premier frottement d'une peau de femme enlèvera ce vice comme un papier de verre efface une moisissure.
25 juin.
Cette nuit, on entendait les trompes des brêmiers rentrant au port gémir et jeter leurs rauques avertissements dans la brume. On aurait dit le cor d'Hernani, ou plutôt des taureaux apocalyptiques beuglant la fin du monde.
27 juin.
Ah ! notre vanité ! Je lis, dans Le Roquet, mon article, l'Art pour l'argent, émasculé de belle manière. Il m'a semblé toute la matinée qu'on me donnait des coups de canif en pleine chair.
Le bafouillage hautain de Barbey d'Aurevilly.
28 juin.
A Vallette et Rachilde. « Un coeur de femme, de Bourget, c'est écrit comme un pensum avec une plume à trois becs. Je suis arrivé à la cent cinquantième page de mon Écornifleur, et je ne trouve plus rien à dire, mais, là, rien du tout, comme si mes personnages étaient morts. Vous faites de la psychologie de toilette, dans vos Furia- Mode. Oui, on dirait, positivement, que vous faites des tours de psychologie dans un chapeau gondole. »
On a vingt ans depuis quinze jusqu'à trente ans.
1er juillet.
Le véritable auteur d'un livre est celui qui le fait publier.
7 juillet.
Une note est pour moi quelque chose de si mort que je ne peux jamais m'en servir.
8 juillet.
Mme Alix sort avec un parapluie qu'elle n'a pas encore « mis ».
18 juillet.
Trézenik, qui ne mangerait pas en chemin de fer par fausse honte, se promène avec une ombrelle blanche au milieu des marins qui ricanent. Il dit : « Ce ne serait pas la peine d'être un homme de lettres indépendant si je ne pouvais pas porter une ombrelle sans m'occuper du qu'en-dira-t-on. »
Ainsi, audace en deçà, lâcheté au-delà.
Une plante exotique s'ouvrait comme un éventail de rasoirs.
20 juillet.
Deux jeunes gens très Paul et Virginisés.
1er août.
Un style blanc.
12 août.
Peut-être Mérimée est-il l'écrivain qui restera le plus longtemps. En effet, il se sert moins que tout autre de l'image, cette cause de vieillesse du style. La postérité appartiendra aux écrivains secs, aux constipés.
19 août.
Trézenik tient beaucoup à faire ressortir que, si Le Roquet prend ce que je lui envoie, c'est parce que cela n'est pas payé.
Ça sent tout de même un peu trop la parfumerie, les oeuvres de Bourget.
27 août.
Ça m'étonnerait, me dit amicalement Trézenik, que Jullien n'insère pas votre article. Il n'a pas, en ce moment, de copie sous la main.
3 septembre.
Vallette définissait Flaubert : la perfection du talent, mais du talent seulement.
C'est étonnant comme, entre littérateurs, on peut s'aimer tout en se débinant !
Il est tombé sur moi à coups de compliments.
4 septembre.
La porcelaine cassée dure plus que la porcelaine intacte.
5 septembre.
Le jour très prochain où les cerfs-volants serviront a la photographie.
9 septembre.
Vu, chez Vallette, Jean Lombard. Brun, un front étroit et un aspect un peu défraîchi, l'air d'un petit charpentier que j'ai connu. Écrit pour son plaisir. A mis un an et demi à faire Byzance.
Léon Riotor, l'homme qui connaît tout le monde.
-- Vous voulez une marque d'éditeur ? Pourquoi ne prenez-vous pas Lemerre ?
-- Je ne le connais pas.
-- Venez, je vous présenterai.
Il me donne des conseils, parle tout le temps et, devant ma froideur, cherche à m'expliquer comment il m'emmène chez Lemerre. Il a déjeuné avec Paul Arène ce matin même, et garde son chapeau sur sa tête en parlant à Émile : c'est, je crois, le premier commis de Lemerre, un homme influent dont il me conciliera les bonnes grâces. Il reconnaît Dreyfus (Camille) et son secrétaire qui passent en voiture. Il fait de la littérature depuis dix ans et vit de journalisme.
M'a vu quelque part, et, comme nous faisons la revue des endroits où il aurait pu me rencontrer :
-- Ça doit être dans la rue, dit-il.
12 septembre.
Hier soir, longuement causé avec Vallette. Babylas, c'est lui, l'homme auquel il n'arrive rien, l'homme triste, navré, qui le sera toujours, dont la vie, quoique finie, se continue pourtant, il ne sait pourquoi. Il a plusieurs idées de romans : la fille de l'officier supérieur, l'homme qui a épousé une femme froide. C'est le roman gris, le roman des petits, pour lesquels il a une grande pitié.
Il n'ose pas regarder en lui : il se fait peur. Il vient de me raconter le thème des Aveugles, et, encore tout tremblant du frisson de la petite mort, nous parlons de la vie, de son imbécillité. Il me dit :
-- Nous nous sommes faits, nous autres, et, vous, vous êtes encore ce que vous êtes né.
Ma phrase de demain : le sujet, le verbe et l'attribut.
24 septembre.
Nous ne connaissons pas l'Au-delà parce que cette ignorance est la condition sine qua non de notre vie à nous. De même la glace ne peut connaître le feu qu'à la condition de fondre, de s'évanouir.
9 octobre.
Riotor nous racontait hier que le journal le Temps nomme, pour une année, une famille : père, mère et fille, pour recevoir les feuilletons. Elle fait un rapport détaillé, d'après lequel le Temps refuse ou accepte le roman présenté.
Le vers de José-Maria de Heredia, de Leconte de Lisle. On dirait un cheval de labour qui marche.
13 octobre.
Vu ce matin M. Ledrain. Type de vieux savant, aux cheveux rares, à la peau racornie, aux ongles noirs, au parler moelleux. Des lunettes, un chien, un petit judas. A beaucoup connu M. Delaville. Connaît aussi Rachilde, avec laquelle il a failli avoir une histoire. A beaucoup parlé d'Anatole France, un timide, qu'il a supplanté chez Lemerre comme lecteur. En somme, bonne apparence ; mais qu'est-ce qu'il y a derrière ?
Vu Lemerre fils. Type de fils de commerçant aux joues et à la suffisance pleines.
19 octobre.
J'attends ce soir Émile Bergerat. Mettre d'un côté l'idée que je m'en fais et, de l'autre, l'impression qu'il me produira.
Vu Bergerat. O gloire ! Un gros homme coiffé d'un chapeau mou, vêtu d'un jersey bien inélégant, tout gris, des yeux de fouine, un nez idem, et des bottines, et ces élastiques de bottines ! Nous sommes allés prendre des bocks. Nous étions une dizaine, tous éblouis de le voir en homme naturel. Il nous prenait par le bras, nous disait : mon vieux, mes enfants, si vous étiez malins, vous feriez ça. Il dit de mon escalier : voilà l'escalier où je vais mourir. Je lui demande :
Vous avez fait un Gautier bien intéressant, dans vos Entretiens ?
-- Oh ! oui, mais j'ai ajouté beaucoup, vous savez.
-- Et le Gautier des Goncourt, comment le trouvez-vous ?
-- C'est pas ca. Gautier disait merde, mais en gentilhomme. Ma vie a été bizarre. Dès mes débuts, j'ai dû accrocher quelque chose, frotter une borne qui m'a fait dévier. Je n'ai pas eu un succès de cinquante mille francs, comme tout le monde peut en avoir. J'ai des charges, de la famille. J'aimerais mieux crever, disparaître.
Il trouve ineptes les chroniques de Fouquier.
-- On se débine, dans les lettres, mais on se soutient. J'ai fait entrer au Figaro Jules Case, Séverine, qui n'a pas pu y rester, tant d'autres ! J'ai connu Flaubert, qui est venu me demander des choses sur le duc d'Angoulême. J'ai connu Hugo. Il aimait beaucoup ma voix, surtout quand il est devenu sourd (sic). C'était un timide. Quand il prenait ses grands airs, c'est qu'il avait peur. Il m'aimait encore parce que je lui faisais des calembours et, à table, me plaçait à côté de lui, de préférence à une femme. Houssaye lui faisait baiser des filles incognito. Deux ans avant sa mort, il était amoureux d'une charcutière, il lui suçait le bout des doigts dévotement.
-- Il parle gras, dit ce cochon de Guérin.
Dix ans de suite, à L'Officiel, il a fait les Beaux-Arts pour se former le style. Il se vante d'avoir « fait » Antoine. Il trouve que je ressemble à Rochefort. Je lui dis :
-- Êtes-vous pressé ! Restez donc quelques minutes. Nous parlerions littérature.
-- Ah ! non, dit-il. J'aime mieux aller me promener, prendre l'air. Venez avec moi, si vous voulez.
29 octobre.
Ajalbert, un garçon d'apparence douce, raconte avec bonne humeur des histoires sur Léonide Leblanc et me complimente « sur mon talent de chroniqueur ».
Chez Léonide Leblanc, Gilbert s'amusait à tuer des feuilles à coups de revolver, des feuilles et des chapeaux hauts de forme. Or, un jour, dans un de ceux-ci se trouvait un crâne si pointu qu'il touchait presque le fond, et la balle lui grilla les cheveux.
4 novembre.
Sixtine, par R. de Gourmont : un délayage bien fait. C'est plein de belles choses grises, de gens qui raisonnent et ne vivent pas. Les noms mêmes sont distingués, prétentieux. Du Barrès, avec moins d'esprit. Et puis, aussi, des souvenirs de procédés latins qui l'obligent à faire toujours suivre un mot d'une épithète quelconque. Il donne une énorme importance au cogito de Descartes, et oublie que c'est une banalité ou simplement, peut-être, un jeu de mots. C'est d'un joli pathos. Je vous dis que nous revenons à Mlle de Scudéry. Un livre tout entier dominé par l'idée kantienne. C'est un livre superbe pour le cas qu'il fait de Villiers de L'Isle-Adam.
5 novembre.
Ça finit, Sixtine, par la mort d'un parapluie.
9 novembre.
Il paraît que Maurice du Plessys m'appelle un Gustave Droz n°2.
29 novembre.
Barrès a rencontré la meilleure manière d'être neuf : c'est de compliquer l'expression des choses anciennes.
Il ne faudrait pourtant pas laisser passer, sans faire un chef-d'oeuvre, le temps où l'on croit à la littérature : il est court.
3o novembre.
La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l'air de siffler des chiens.
1er décembre.
On a la sensation, en lisant Sixtine, de tremper le bout de ses doigts dans du velours où il y aurait des épingles. Le velours, il s'étale. Les épingles, elles piquent.
2 décembre.
Profession d'une foule de jeunes gens : ils sont en train de « faire quelque chose pour le Théâtre Libre ».
Tableautin. Le cochon, et le porcher qui lui donne des coups de sabot dans son derrière rose de jeune fille. Mais ce que ça lui est égal ! Ses oreilles roses en remuent à peine.
3 décembre.
Provoquer une tempête en collant des cantharides au tronc des arbres.
5 décembre
M. Julien Leclercq est venu me demander d'être son témoin contre M. R. Darzens. Il veut en finir. Il demande un duel féroce, quinze mètres, puis vingt, puis vingt-cinq, à trois balles, puis à deux, au visé, puis comme on voudra. -- Romanesque, non, mais il a aimé toute sa vie. Son futur beau-père exige qu'il lui apporte un certificat de médecin constatant qu'il n'est pas pédéraste.
10 décembre.
Dès qu'une femme me montre ses dents, si belles qu'elles soient, je vois déjà sa tête en tête de mort.
10 décembre.
Vu, ce matin Alphonse Daudet. Bonnetain était là. Daudet s'est levé, m'a regardé à la lumière et m'a dit : « Je reconnais Poil de Carotte. » Une belle tête, bien telle qu'on la voit aux vitrines, la barbe salée un peu. Un méridional très adouci, vieux, déjà estropié, marchant à l'aide d'une canne terminée par un bout en caoutchouc. Il me fait de grands compliments. Je ne sais de quelle manière lui répondre. Faut-il dire « Monsieur » ou « cher Maître » ? Il nous parle un peu de tout, sans esprit, mais largement, sainement. Il dit que les protestations de Renan ont fait mal à l'estomac de Goncourt. Il nous parle de Brinn'Gaubast qui a été professeur de Lucien, son fils, et de la vilaine histoire du manuscrit, volé, des Lettres de mon Moulin Daudet disait à Brinn'Gaubast : « Vous, vous feriez le coup de La lutte pour la vie : vous assassineriez pour trois francs. »
Il dit :
-- La première, l'unique fois que je voulus jouer du biniou, c'était devant mes cousines, et je fis un gros pet ; oui, en voulant enfler ma pauvre joue, je fis un énorme pet. C'est à cette piteuse aventure que me font penser les jeunes littérateurs d'aujourd'hui.
14 décembre.
La patrie serait bien forte si on était soldat à douze ans ; à vingt ans, c'est déjà trop tard.
15 décembre.
Sur les jets d'eau, la nuit, grandissent les ours blancs.
20 décembre.
Le théâtre est très bon parce qu'on ne peut pas s'y servir de phrases dites « psychologiques » pour préparer des états d'âme.
27 décembre.
Etre prodigue, ce n'est pas si commode. Ceux qui recherchent ce défaut ne l'ont jamais.
31 décembre.
Le duel Leclercq-Darzens, Duel-vaccin sur la route. De braves gens, bras croisés, nous regardaient.
-- Messieurs, disait Ajalbert, je suis très nerveux, je suis très nerveux. Allez, messieurs, dit-il encore, et faites en gens d'honneur.
Darzens ricanait. Leclercq souriait et tirait un peu au hasard, tandis que son adversaire se servait de son épée comme d'une aiguille, visait la main et avait l'air d'un monsieur qui veut piquer une guêpe sur une feuille de vigne.
-- En pensant, me dit Leclercq, que toute cette sale affaire aboutissait à cette piqûre, et que je devais me considérer comme suffisamment vengé des injures de cet homme, j'avais une grande envie de pleurer. Vous êtes furieux, vous, Renard.
Je l'étais, en effet, et, sans vantardise, c'eût été une joie pour moi de m'aligner à mon tour.
-- Mais nous sommes des seconds, me dit Paul Gauguin. Pourquoi ne nous battons-nous pas ?
Lui aussi était furieux.
Ainsi, voilà deux hommes qui se sont donné des coups de poing, américains, paraît-il, du côté de Darzens. Ils ont failli s'assommer. Ils se sont vraiment battus, et le point d'honneur -- l'honneur qu'il faut satisfaire comme un besoin, les obligeait d'aller ridiculement poser sur la route en face de braves gens gouailleurs, à peine intéressés ! C'est grotesque, et dire que je suis tout prêt a être grotesque comme ça !
Le duel est un prétexte à avocasseries, à phrases creuses, à sentences de mirliton. C'est aussi une occasion de boire beaucoup et de ne pas déjeuner. C'est un motif pour faire sortir de leur indifférence quantité d'amis glabres, qui viennent voir le combat comme des hyènes. Ils emporteront chacun un morceau du ridicule qui s'étale en plein air, et le collent en étiquette au nom de leur ami.
J'avais fait un paquet, composé de mes deux épées d'une couverture et d'un parapluie, si bien réussi que j'aurais été très ennuyé s'il m'avait fallu le défaire.

 

 

Année : 1891

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016