BIBLIOBUS Littérature

Don Quichotte ; Livre 3° - Cervantès



Chapitre XV

Où l’on raconte la disgracieuse aventure que rencontra don Quichotte en rencontrant quelque Yangois[104] dénaturés


Le sage Cid Hamet Ben-Engeli raconte qu’aussitôt que don Quichotte eut pris congé de ses hôtes et de tous ceux qui s’étaient trouvés à l’enterrement de Chrysostome, il entra, suivi de son écuyer, dans le bois où ils avaient vu disparaître la bergère Marcelle ; mais, après avoir erré çà et là pendant deux heures, la cherchant de toutes parts, sans avoir pu la rencontrer, ils arrivèrent à une prairie couverte d’herbe fraîche, au milieu de laquelle coulait un doux et limpide ruisseau. Conviés par la beauté du lieu, ils résolurent d’y passer les heures de la sieste ; car l’ardeur de midi commençait à se faire rudement sentir.

Don Quichotte et Sancho mirent pied à terre, et, laissant l’âne et Rossinante paître tout à leur aise l’herbe abondante que le pré leur offrait, ils donnèrent l’assaut au bissac, et, sans cérémonie, en paix et en bonne société, maître et valet se mirent à manger ensemble ce qu’ils y trouvèrent.

Sancho n’avait pas songé à mettre des entraves à Rossinante ; car il le connaissait pour si bonne personne et si peu enclin au péché de la chair, que toutes les juments des herbages de Cordoue ne lui auraient pas donné la moindre tentation. Mais le sort ordonna, et le diable aussi, qui ne dort pas toujours, que justement dans ce vallon se trouvassent à paître un troupeau de juments galiciennes que menaient des muletiers yangois, lesquels ont coutume de faire la sieste avec leurs bêtes dans les endroits où se trouvent l’herbe et l’eau. Celui où s’était arrêté don Quichotte était donc fort à leur convenance. Or, il arriva que Rossinante sentit tout à coup le désir d’aller folâtrer avec mesdames les juments, et sortant, dès qu’il les eut flairées, de ses habitudes et de ses allures naturelles, sans demander permission à son maître, il prit un petit trot coquet, et s’en alla leur communiquer son amoureuse envie. Mais les juments, qui avaient sans doute plus besoin de paître que d’autre chose, le reçurent à coups de pieds et à coups de dents, si bien qu’en un moment elles rompirent les sangles de la selle, et le laissèrent tout nu sur le pré. Mais une autre disgrâce l’attendait, plus cuisante encore : les muletiers, voyant qu’il voulait faire violence à leurs juments, recoururent aux pieux qui servaient à les attacher, et lui assenèrent une telle bastonnade, qu’ils l’eurent bientôt jeté les quatre fers en l’air.

Cependant don Quichotte et Sancho, qui voyaient la déconfiture de Rossinante, accouraient tout haletants, et don Quichotte dit à son écuyer :

« À ce que je vois, ami Sancho, ces gens-là ne sont pas des chevaliers, mais de la vile et basse canaille. Ainsi, tu peux, en toute sûreté de conscience, m’aider à tirer une vengeance légitime de l’outrage qu’ils ont fait devant nos yeux à Rossinante.

– Quelle diable de vengeance avons-nous à tirer, répondit Sancho, s’ils sont plus de vingt, et nous seulement deux, ou plutôt un et demi ?

– Moi, j’en vaux cent, » répliqua don Quichotte ; et, sans plus de discours, il mit l’épée à la main et fondit sur les Yangois. Sancho fit de même, excité par l’exemple de son maître.

À la première attaque, don Quichotte porta à l’un des muletiers un si grand coup d’épée, qu’il lui fendit un pourpoint de cuir, dont il était vêtu, et, de compagnie, un bon morceau de l’épaule. Les Yangois, qui se virent malmener par deux hommes seuls, étant si nombreux, accoururent avec leurs gourdins, et, enfermant au milieu de la troupe les deux téméraires, se mirent à jouer du bâton sur leurs reins avec une merveilleuse diligence. Il est vrai qu’à la seconde décharge ils avaient jeté Sancho sur le carreau, et que don Quichotte, en dépit de son adresse et de son courage, n’avait pas été quitte à meilleur marché. Son étoile voulut même qu’il allât tomber aux pieds de Rossinante, qui ne s’était pas encore relevé : tableau qui démontre bien avec quelle fureur officie le bâton entre des mains grossières et courroucées. Les Yangois, voyant donc la méchante besogne qu’ils avaient faite, se dépêchèrent de charger leurs bêtes, et s’éloignèrent en toute hâte, laissant les deux aventuriers en mauvaise mine et en pire état.

Le premier qui reprit ses sens fut Sancho Panza, lequel, se trouvant tout auprès de son maître, lui dit d’une voix plaintive et dolente :

« Seigneur don Quichotte, aïe ! aïe ! seigneur don Quichotte !

– Que veux-tu, mon frère Sancho ? répondit le chevalier d’un accent aussi lamentable.

– Je voudrais bien, si c’était possible, répondit Sancho, que Votre Grâce me donnât deux gorgées de ce breuvage du Fier-Blas, si elle en a par hasard sous la main ; peut-être sera-t-il aussi bon pour les os rompus que pour la chair ouverte.

– Ah ! si j’en avais, malheureux que je suis, répondit don Quichotte, que nous manquerait-il ? Mais je te jure, Sancho Panza, foi de chevalier errant, que deux jours ne se passeront pas, si la fortune n’ordonne autre chose, sans que j’aie ce baume en mon pouvoir, ou j’aurai perdu l’usage des mains.

– Deux jours ! répliqua Sancho ; mais en combien donc Votre Grâce croit-elle que nous aurons recouvré l’usage des pieds ?

– Pour mon compte, reprit le moulu chevalier, je ne pourrais trop en dire le nombre. Mais je crois que de ce malheur toute la faute est à moi : je ne devais pas tirer l’épée contre des hommes qui ne fussent pas armés chevaliers ; et c’est pour avoir violé les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles a permis que je reçusse ce châtiment. C’est pourquoi, mon frère Sancho, il est bon que je t’avertisse d’une chose qui importe beaucoup au salut de tous deux ; à savoir, que, dès que tu verras qu’une semblable canaille nous fait insulte, tu n’attendes pas que je tire l’épée pour les châtier, ce que je ne ferai plus d’aucune façon ; mais toi, mets l’épée à la main, et châtie-les tout à ton aise ; et si des chevaliers accourent à leur aide et défense, alors je saurai bien te défendre et les repousser de la bonne manière, car tu as vu déjà, par mille preuves et expériences, jusqu’où s’étendent la force et la valeur de ce bras invincible. »

Tant le pauvre gentilhomme avait conservé d’arrogance depuis sa victoire sur le vaillant Biscayen !

Mais Sancho ne trouva pas tellement bon l’avis de son maître, qu’il ne crût devoir y répondre :

« Seigneur, dit-il, je suis un homme doux, calme et pacifique, et je sais dissimuler toute espèce d’injures, parce que j’ai une femme à nourrir et des enfants à élever. Ainsi, que Votre Grâce reçoive également cet avis, puisque je ne peux dire cet ordre, que je ne mettrai d’aucune manière l’épée à la main, ni contre vilain, ni contre chevalier, et que, dès à présent jusqu’au jugement dernier, je pardonne toutes les offenses qu’on m’a faites ou qu’on pourra me faire, qu’elles soient venues, viennent ou doivent venir de personne haute ou basse, de riche ou de pauvre, d’hidalgo ou de manant, sans excepter aucun état ni condition. »

Quand il entendit cela, son maître répondit :

« Je voudrais avoir assez d’haleine pour parler posément, et que la douleur dont je souffre à cette côte brisée se calmât un peu, pour te faire comprendre, ô Panza ! dans quelle erreur tu es. Or çà, pécheur impénitent, si le vent de la fortune, jusqu’à présent si contraire, tourne en notre faveur et remplit les voiles de notre désir, pour nous faire, sans plus de tempêtes, prendre port en quelqu’une des îles que je t’ai promises, qu’arrivera-t-il de toi, si, quand j’aurai conquis cette île, je veux t’en faire seigneur ? Tu vas m’en empêcher, parce que tu ne seras pas chevalier, et que tu ne veux pas l’être, et que tu n’as ni courage ni point d’honneur pour venger tes injures et défendre ta seigneurie : car il faut que tu saches que, dans les provinces ou royaumes nouvellement conquis, les esprits des naturels ne sont pas tellement tranquilles, ni tellement dans le parti de leur nouveau maître, qu’on ne doive craindre qu’ils ne veuillent encore brouiller les affaires, et, comme on dit, tenter fortune. Il faut donc que le nouveau possesseur ait assez d’entendement pour savoir se gouverner, et assez de valeur pour prendre, en tout événement, l’offensive et la défensive.

– Dans celui qui vient de nous arriver, répondit Sancho, j’aurais bien voulu avoir cet entendement et cette valeur que vous dites. Mais je vous jure, foi de pauvre homme, qu’à cette heure j’ai plus besoin d’emplâtres que de sermons. Voyons, que Votre Grâce essaye de se lever, et nous aiderons ensuite Rossinante, bien qu’il ne le mérite guère, car c’est lui qui est la cause principale de toute cette pluie de coups. Jamais je n’aurais cru cela de Rossinante, que je tenais pour une personne chaste et pacifique autant que moi. Enfin, on a bien raison de dire qu’il faut bien du temps pour connaître les gens, et que rien n’est sûr en cette vie. Qui aurait dit qu’après les grands coups d’épée que Votre Grâce a donnés à ce malheureux errant, viendrait si vite à leur suite cette grande tempête de coups de bâton qui est venue fondre sur nos épaules ?

– Encore les tiennes, Sancho, répliqua don Quichotte, sont-elles faites à de semblables averses ; mais pour les miennes, élevées dans la fine toile de Hollande, il est clair qu’elles sentiront bien plus longtemps la douleur de cette triste aventure ; et si je n’imaginais, que dis-je, imaginer ! si je n’étais certain que toutes ces incommodités sont attachées forcément à la profession des armes, je me laisserais mourir à cette place de honte et de dépit. »

À cela l’écuyer répondit :

« Seigneur, puisque ces disgrâces sont dans les revenus de la chevalerie, pourriez-vous me dire si elles arrivent tout le long de l’année, ou si elles ont des époques fixes, comme les moissons ? car il me semble que si nous faisons deux récoltes comme celle-ci, nous ne serons guère en état d’en faire une troisième, à moins que Dieu ne nous prête le secours de son infinie miséricorde.

– Sache donc, ami Sancho, répondit don Quichotte, que la vie des chevaliers errants est sujette à mille dangers et à mille infortunes ; mais aussi qu’ils sont incessamment en passe de devenir rois et empereurs, comme l’a prouvé l’expérience en divers chevaliers, dont je sais parfaitement les histoires ; et je pourrais maintenant, si la douleur me le permettait, te conter celles de quelques-uns d’entre eux qui, par la seule valeur de leur bras, sont montés jusqu’au trône. Eh bien ! ces mêmes chevaliers s’étaient vus avant et se virent depuis plongés dans les malheurs et les misères. Ainsi le valeureux Amadis de Gaule se vit au pouvoir de son mortel ennemi, l’enchanteur Archalaüs, et l’on tient pour avéré que celui-ci, le tenant prisonnier, lui donna plus de deux cents coups de fouet avec les rênes de son cheval, après l’avoir attaché à une colonne de la cour de son château[105]. Il y a même un auteur secret et fort accrédité qui raconte que le chevalier de Phébus, ayant été pris dans une certaine trappe qui s’enfonça sous ses pieds dans un certain château, se trouva en tombant dans un profond souterrain, les pieds et les mains attachés ; que là, on lui administra un remède d’eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort ; et que s’il n’eût été secouru dans cette transe par un sage, son grand ami, c’en était fait du pauvre chevalier. Ainsi je puis bien passer par les mêmes épreuves que de si nobles personnages ; car ils eurent à souffrir de plus grands affronts que celui que nous essuyons à cette heure. Et je veux en effet t’apprendre, Sancho, que les blessures faites avec les instruments qui se trouvent sous la main ne causent point d’affront, et cela se trouve écrit en termes exprès dans la loi du duel. « Si le cordonnier, y est-il dit, en frappe un autre avec la forme qu’il tient à la main, bien que véritablement cette forme soit de bois, on ne dira pas que celui qui a reçu le coup soit bâtonné. » Je te dis cela pour que tu ne t’avises pas de penser qu’ayant été moulus dans cette rencontre, nous ayons aussi été outragés ; car les armes que portaient ces hommes, et avec lesquelles ils nous ont assommés, n’étaient autre chose que leurs pieux, et nul d’entre eux, si j’ai bonne mémoire, ne portait épée, poignard ou coutelas.

– Ma foi, répondit Sancho, ils ne m’ont pas donné le temps d’y regarder de si près ; car à peine eus-je mis ma tisonne[106] au vent, qu’ils me chatouillèrent les épaules avec leurs rondins, tellement qu’ils m’ôtèrent la vue des yeux et la force des pieds, et qu’ils me jetèrent juste à l’endroit où je suis encore gisant ; et ce qui m’y donne de la peine, ce n’est pas de penser si les coups de pieux m’ont ou non causé d’outrage, mais bien la douleur que m’ont laissée ces coups, qui resteront aussi longtemps gravés dans ma mémoire que sur mes épaules.

– Avec tout cela, répondit don Quichotte, je dois te rappeler, mon frère Panza, qu’il n’y a point de ressentiment que le temps n’efface, ni de douleur que la mort ne guérisse.

– Oui-da, répliqua Sancho ; mais quel plus grand mal peut-il y avoir que celui qui doit attendre le temps pour s’effacer et la mort pour se guérir ? Si du moins notre mal d’aujourd’hui était de ceux que guérit une paire d’emplâtres, patience ; mais je commence à croire que tous les cataplasmes d’un hôpital ne suffiraient pas seulement pour nous remettre sur pied.

– Allons, Sancho, reprit don Quichotte, cesse de te plaindre, et fais contre fortune bon cœur ; je te donnerai l’exemple. Et voyons un peu comment se porte Rossinante ; car il me semble que le pauvre animal a reçu sa bonne part de l’orage.

– Il n’y a pas de quoi s’en étonner, répondit Sancho, puisqu’il est aussi chevalier errant. Mais ce qui m’étonne, c’est que mon âne en soit sorti sain et sauf, et qu’il n’ait pas perdu un poil où nous avons, comme on dit, laissé la toison.

– Dans le malheur, reprit don Quichotte, la fortune laisse toujours une porte ouverte pour en sortir. Je dis cela, parce que cette bonne bête pourra suppléer au défaut de Rossinante, et me porter d’ici à quelque château où je sois pansé de mes blessures. D’autant plus que je ne tiendrai pas une telle monture à déshonneur ; car je me rappelle avoir lu que ce bon vieux Silène, le père nourricier du dieu de la joie, se prélassait à cheval sur un bel âne quand il fit son entrée dans la ville aux cent portes.

– Il devait être à cheval, en effet, comme dit Votre Grâce, répondit Sancho ; mais il y a bien de la différence entre aller de cette manière, jambe de çà, jambe de là, ou bien être étendu de travers comme un sac de farine.

– Les blessures qui se reçoivent dans les batailles, repartit gravement don Quichotte, donnent de l’honneur loin de l’ôter. Ainsi donc, ami Panza, ne réplique pas davantage ; mais, au contraire, comme je te l’ai dit, lève-toi du mieux qu’il te sera possible, mets-moi sur ton âne de la manière qu’il te conviendra le plus, et partons d’ici, avant que la nuit nous surprenne dans cette solitude.

– Mais j’ai souvent ouï dire à Votre Grâce, répondit Sancho, qu’il est très-habituel aux chevaliers errants de coucher dans les déserts à la belle étoile, et qu’ils s’en font un vrai plaisir.

– Cela arrive, reprit don Quichotte, quand ils ne peuvent faire autrement, ou quand ils sont amoureux. Et tu as si bien dit vrai, qu’il y a eu tel chevalier qui est resté sur une roche, exposé au soleil, à l’ombre et à toutes les inclémences du ciel, pendant deux années entières, sans que sa dame le sût. Et l’un de ceux-là fut Amadis, lorsque s’étant appelé Beau-Ténébreux[107], il se gîta sur la Roche-Pauvre, et y passa je ne sais pas trop si ce fut huit ans ou huit mois, car le compte m’en est échappé ; il suffit de savoir qu’il y resta en pénitence pour je ne sais quelle rebuffade qu’il avait essuyée de sa dame Oriane. Mais laissons tout cela, Sancho, et finissons-en, avant qu’une autre disgrâce arrive à l’âne comme à Rossinante.

– Ce serait bien le diable, » répliqua Sancho ; puis, poussant trente soupirs, soixante aïe ! aïe ! et cent vingt jurons ou malédictions contre qui l’avait amené là, il finit par se mettre sur pied ; mais, s’arrêtant à mi-chemin de la besogne, il resta ployé comme un arc, sans pouvoir achever de se redresser.

Dans cette douloureuse posture, il lui fallut rattraper et harnacher l’âne, qui avait pris aussi quelque distraction, à la faveur des libertés de cette journée. Ensuite il releva Rossinante, lequel, s’il eût eu une langue pour se plaindre, aurait bien tenu tête au maître et au valet. Finalement, Sancho accommoda don Quichotte sur la bourrique, attacha Rossinante en arrière-garde, et, tirant sa bête par le licou, il s’achemina du côté où il lui semblait que pouvait se trouver le grand chemin. En effet, au bout d’une petite heure de marche, la fortune, qui menait de mieux en mieux ses affaires, lui présenta tout à coup la grande route, sur laquelle il découvrit une hôtellerie, qui, malgré lui, mais au gré de don Quichotte, devait être un château. Sancho soutenait que c’était une hôtellerie, et don Quichotte un château ; et la querelle dura si longtemps, qu’avant de l’avoir terminée, ils étaient à la porte de la maison, où Sancho entra, sans autre vérification, avec toute sa caravane.

Chapitre XVI

De ce qui arriva à l’ingénieux hidalgo dans l’hôtellerie qu’il prenait pour un château


L’hôtelier qui vit don Quichotte mis en travers sur un âne, demanda à Sancho quel mal s’était fait cet homme. Sancho répondit que ce n’était rien ; qu’il avait roulé du haut d’une roche en bas, et qu’il venait avec les reins tant soit peu meurtris. Cet hôtelier avait une femme qui, bien au rebours de celles d’un semblable métier, était naturellement charitable et s’apitoyait sur les afflictions du prochain. Aussi elle accourut bien vite pour panser don Quichotte, et se fit aider par une fille qu’elle avait, jeune personne avenante et de fort bonne mine.

Il y avait encore, dans la même hôtellerie, une servante asturienne, large de face, plate du chignon, camuse du nez, borgne d’un œil et peu saine de l’autre. À la vérité, l’élégance du corps suppléait aux défauts du visage. Elle n’avait pas sept palmes des pieds à la tête, et ses épaules, qui chargeaient et voûtaient quelque peu son dos, lui faisaient baisser les yeux à terre plus souvent qu’elle n’aurait voulu. Cette gentille personne vint aider la fille de la maison, et toutes deux dressèrent un méchant lit à don Quichotte dans un galetas qui, selon toutes les apparences, avait servi de longues années de grenier à paille. Dans la même pièce logeait aussi un muletier, qui avait son lit un peu plus loin que celui de notre don Quichotte ; et, quoique le lit du manant fût fait des bâts et des couvertures de ses mules, il valait cent fois mieux que celui du chevalier : car c’étaient tout bonnement quatre planches mal rabotées posées sur deux bancs inégaux ; un matelas, si mince qu’il avait l’air d’une courtepointe, tout couvert d’aspérités qu’on aurait prises au toucher pour des cailloux, si l’on n’eût vu, par quelques trouées, que c’étaient des tapons de laine ; deux draps en cuir de buffle, et une couverture dont on aurait compté les fils, sans en échapper un seul. Ce fut dans ce méchant grabat que s’étendit don Quichotte ; et tout aussitôt l’hôtesse et sa fille vinrent l’oindre d’onguent des pieds à la tête, à la lueur d’une lampe que tenait Maritornes, car c’est ainsi que s’appelait l’Asturienne.

Pendant l’opération, l’hôtesse, voyant don Quichotte noir et meurtri en tant d’endroits :

« Ceci, dit-elle, ressemble plus à des coups qu’à une chute.

– Ce ne sont pourtant pas des coups, répondit Sancho ; mais la roche où il est tombé avait beaucoup de pointes, et chacune a marqué sa place. »

Puis il ajouta :

« Faites en sorte, madame, s’il plaît à Votre Grâce, qu’il reste quelques étoupes ; je sais quelqu’un qui saura bien en tirer parti, car les reins me cuisent aussi quelque peu.

– Vous êtes donc aussi tombé ? demanda l’hôtesse.

– Non vraiment, répliqua Sancho ; mais de la frayeur et de la secousse que j’ai eues en voyant tomber mon maître, le corps me fait si mal qu’on dirait que j’ai reçu cent coups de bâton.

– Cela pourrait bien être, interrompit la jeune fille ; car il m’est arrivé souvent de rêver que je tombais du haut d’une tour en bas, et que je ne finissais jamais d’arriver jusqu’à terre ; et, quand je me réveillais, j’étais aussi lasse et aussi brisée que si je fusse tombée réellement.

– Voilà justement l’affaire, mademoiselle, s’écria Sancho ; et moi, sans rien rêver du tout, et plus éveillé que je ne le suis à présent, je me trouve presque autant de marques noires et bleues sur le corps que mon seigneur don Quichotte.

– Comment appelez-vous ce cavalier ? demanda l’Asturienne Maritornes.

– Don Quichotte de la Manche, répondit Sancho Panza ; c’est un chevalier errant, l’un des plus braves et des plus dignes qu’on ait vus de longtemps sur la terre.

– Qu’est-ce qu’un chevalier errant ? répliqua la gracieuse servante.

– Quoi ! reprit Sancho, vous êtes si neuve en ce monde que vous ne le sachiez pas ? Eh bien ! sachez, ma sœur, qu’un chevalier errant est quelque chose qui, en un tour de main, est bâtonné ou empereur ; aujourd’hui, c’est la plus malheureuse créature du monde, et la plus affamée ; demain, il aura trois ou quatre couronnes de royaumes à donner à son écuyer.

– Comment alors, interrompit l’hôtesse, puisque vous êtes celui de ce bon seigneur, n’avez-vous pas au moins quelque comté ?

– Il est de bonne heure encore, répondit Sancho ; car il n’y a pas plus d’un mois que nous sommes à chercher les aventures, et, jusqu’à présent, nous n’en avons pas encore rencontré qui valût la peine de s’appeler ainsi. Il arrive quelquefois de chercher une chose et d’en trouver une autre. Mais que mon seigneur don Quichotte guérisse de cette blessure, ou de cette chute, et que je n’en reste pas moi-même estropié, et je ne troquerais pas mes espérances pour la meilleure seigneurie d’Espagne. »

Tout cet entretien, don Quichotte l’écoutait de son lit avec grande attention ; se mettant comme il put sur son séant, il prit tendrement la main de l’hôtesse, et lui dit :

« Croyez-moi, belle et noble dame, vous pouvez vous appeler heureuse pour avoir recueilli dans votre château ma personne, qui est telle que, si je ne la loue pas, c’est parce qu’on a coutume de dire que la louange propre avilit ; mais mon écuyer vous dira qui je suis. Je veux seulement vous dire que j’aurai éternellement gravé dans la mémoire le service que vous m’avez rendu, pour vous en garder reconnaissance autant que durera ma vie. Et plût au ciel que l’amour ne me tînt pas assujetti à ses lois, et ne m’eût pas fait l’esclave des yeux de cette belle ingrate que je nomme entre mes dents ; car ceux de cette aimable damoiselle seraient maintenant les maîtres de ma liberté. »

L’hôtesse, sa fille et la bonne Maritornes restaient toutes confuses aux propos du chevalier errant, qu’elles n’entendaient pas plus que s’il eût parlé grec. Elles devinaient bien pourtant que tout cela tirait à des remercîments et à des galanteries ; mais, peu faites à semblable langage, elles le regardaient et se regardaient, et don Quichotte leur semblait un tout autre homme que les autres. Après l’avoir remercié de ses politesses en propos d’hôtellerie, elles le quittèrent, et Maritornes alla panser Sancho, qui n’en avait pas moindre besoin que son maître.

Or il faut savoir que le muletier et l’Asturienne avaient comploté de prendre ensemble cette nuit leurs ébats. Celle-ci lui avait donné sa parole qu’aussitôt que les hôtes seraient retirés et ses maîtres endormis, elle irait le trouver pour lui faire plaisir en tout ce qu’il lui commanderait. Et l’on raconte de cette bonne fille que jamais elle ne donna semblable parole sans la tenir, l’eût-elle donnée au fond d’un bois, et sans aucun témoin ; car elle se piquait d’avoir du sang d’hidalgo dans les veines, et ne se tenait pas pour avilie d’être servante d’auberge, disant que des malheurs et des revers de fortune l’avaient jetée dans cet état.

Le lit dur, étroit, chétif et traître sur lequel reposait don Quichotte, se trouvait le premier au milieu de cet appartement d’où l’on voyait les étoiles. Auprès de lui, Sancho fit le sien, tout bonnement avec une natte de jonc et une couverture qui semblait plutôt de crin que de laine. À ces deux lits succédait celui du muletier, fabriqué, comme on l’a dit, avec les bâts et tout l’attirail de ses deux meilleurs mulets ; et il en menait douze, tous gras, brillants et vigoureux, car c’était un des riches muletiers d’Arevalo, à ce que dit l’auteur de cette histoire, lequel fait dudit muletier mention particulière, parce qu’il le connaissait très-intimement, et l’on assure même qu’il était tant soit peu son parent[108]. Cid Hamet Ben-Engeli fut, en effet, un historien très-curieux et très-ponctuel en toutes choses, ce que prouvent assez celles qu’il a rapportées jusqu’à présent, puisque, si communes et chétives qu’elles soient, il n’a pas voulu les passer sous silence. De lui pourront prendre exemple les historiens sérieux et graves, qui nous racontent les actions de leurs personnages d’une façon si courte et si succincte, qu’à peine le goût nous en touche les lèvres, et qui laissent dans l’encrier, par négligence, ignorance ou malice, le plus substantiel de l’ouvrage. Loué soit mille fois l’auteur de Tablante de Ricamonte, et celui du livre qui rapporte les faits et gestes du Comte Tomillas ! Avec quelle exactitude tout est décrit par eux !

Je dis donc, pour en revenir à notre histoire, que le muletier, après avoir visité ses bêtes et leur avoir donné la seconde ration d’orge, s’étendit sur ses harnais, et se mit à attendre sa ponctuelle Maritornes. Sancho Panza était bien graissé et couché ; mais, quoiqu’il fît tout ce qu’il put pour dormir, la douleur de ses côtes l’en tenait empêché, et quant à don Quichotte, avec la douleur des siennes, il avait les yeux ouverts comme un lièvre. Toute l’hôtellerie était ensevelie dans le silence, et il n’y avait pas, dans la maison entière, d’autre lumière que celle d’une lampe qui brûlait suspendue sous le portail. Cette merveilleuse tranquillité, et les pensées qu’entretenait toujours en l’esprit de notre chevalier le souvenir des événements qui se lisent à chaque page dans les livres auteurs de sa disgrâce, lui firent naître en l’imagination l’une des plus étranges folies que de sang-froid l’on pût imaginer. Il se persuada qu’il était arrivé à un fameux château, puisque toutes les hôtelleries où il logeait étaient autant de châteaux à ses yeux, et que la fille de l’hôtelier était la fille du châtelain, laquelle, vaincue par sa bonne grâce, s’était éprise d’amour pour lui, et résolue à venir cette nuit même, en cachette de ses parents, le visiter dans son alcôve.

Prenant toute cette chimère, qu’il avait fabriquée, pour réelle et véritable, il commença à se troubler et à s’affliger, en pensant à l’imminent péril que sa chasteté courait ; mais il résolut au fond de son cœur de ne commettre aucune déloyauté contre sa dame Dulcinée du Toboso, quand la reine Genièvre elle-même, assistée de sa duègne Quintagnonne, viendrait l’en solliciter.

En continuant de rêver à ces extravagances, le temps passa, et l’heure arriva, pour lui fatale, où devait venir l’Asturienne, laquelle, en chemise et pieds nus, les cheveux retenus dans une coiffe de futaine, se glissa à pas de loup dans l’appartement où logeaient les trois hôtes, à la quête de son muletier. Mais à peine eut-elle passé la porte, que don Quichotte l’entendit, et, s’asseyant sur son lit, en dépit de ses emplâtres et de son mal de reins, il étendit les bras pour recevoir sa charmante damoiselle l’Asturienne, qui, toute ramassée et retenant son haleine, allait les mains en avant, cherchant à tâtons son cher ami. Elle vint donner dans les bras de don Quichotte, qui la saisit fortement par un poignet, et, la tirant vers lui sans qu’elle osât souffler mot, la fit asseoir sur son lit. Il tâta sa chemise, qui lui sembla, bien qu’elle fût de toile à faire des sacs, de la plus fine percale de lin. Elle portait aux bras des espèces de bracelets en boules de verre qui lui parurent avoir le reflet des perles orientales ; ses cheveux, qui tiraient un peu sur la nature et la couleur du crin, il les prit pour des tresses d’or fin d’Arabie, dont l’éclat obscurcissait celui du soleil, et son haleine, qui sentait assurément la salade à l’ail marinée de la veille, lui parut répandre une odeur suave et parfumée. Finalement, il se la peignit dans son imagination avec les mêmes charmes et les mêmes atours que cette autre princesse qu’il avait lu dans ses livres être venue visiter de nuit le chevalier blessé, vaincue par l’amour dont elle s’était éprise. Tel était l’aveuglement du pauvre hidalgo, que rien ne pouvait le détromper, ni le toucher, ni l’haleine, ni certaines autres choses qui distinguaient la pauvre fille, lesquelles auraient pourtant fait vomir les entrailles à tout autre qu’un muletier ; au contraire, il croyait serrer dans ses bras la déesse des amours, et, la tenant amoureusement embrassée, il lui dit d’une voix douce et tendre :

« Je voudrais bien, haute et charmante dame, me trouver en passe de payer une faveur infinie comme celle que, par la vue de votre extrême beauté, vous m’avez octroyée ; mais la fortune, qui ne se lasse pas de persécuter les bons, a voulu me jeter dans ce lit, où je gis moulu et brisé, tellement que si ma volonté voulait correspondre à la vôtre, elle n’en aurait pas le pouvoir. Mais à cette impossibilité s’en ajoute une plus grande : c’est la foi que j’ai promise et donnée à la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique dame de mes plus secrètes pensées. Certes, si ces obstacles ne venaient pas à la traverse, je ne serais pas un assez niais chevalier pour laisser passer en fumée l’heureuse occasion que m’offre votre infinie bonté. »

Maritornes était dans une mortelle angoisse de se voir retenue si fortement par don Quichotte, et, ne prêtant nulle attention aux propos qu’il lui tenait, elle faisait, sans dire mot, tous les efforts possibles pour se dégager.

Le bon muletier, que tenaient éveillé ses méchants désirs, avait aussi entendu sa nymphe dès qu’elle eut passé le seuil de la porte. Il écouta très-attentivement tout ce que disait don Quichotte, et, jaloux de ce que l’Asturienne lui eût manqué de parole pour un autre, il se leva, s’approcha davantage du lit de don Quichotte, et se tint coi pour voir où aboutiraient ces propos qu’il ne pouvait entendre. Mais quand il vit que la pauvre fille travaillait à se dépêtrer, tandis que don Quichotte s’efforçait de la retenir, le jeu lui déplut ; il éleva le bras tout de son long, et déchargea un si terrible coup de poing sur les étroites mâchoires de l’amoureux chevalier, qu’il lui mit la bouche tout en sang ; et, non content de cette vengeance, il lui monta sur la poitrine, et, d’un pas un peu plus vite que le trot, il lui parcourut toutes les côtes du haut en bas. Le lit, qui était de faible complexion et de fondements peu solides, ne pouvant supporter la surcharge du muletier, s’enfonça et tomba par terre. Au bruit de ses craquements, l’hôtelier s’éveilla, et bientôt il s’imagina que ce devait être quelque démêlé de Maritornes, car, quoiqu’il l’appelât à tue-tête, elle ne répondait pas. Dans ce soupçon, il se leva, alluma sa lampe à bec, et s’avança du côté d’où venait le tapage. La servante, entendant venir son maître, dont elle connaissait l’humeur terrible, toute troublée et tremblante, alla se réfugier dans le lit de Sancho Panza, qui dormait encore, et s’y tapit, recoquillée comme un peloton. L’hôtelier entra en disant :

« Où es-tu, carogne ? car, à coup sûr, ce sont ici de tes équipées. »

En ce moment, Sancho entr’ouvrit les yeux, et, sentant cette masse sur son estomac, il crut qu’il avait le cauchemar ; il se mit donc à allonger des coups de poing de droite et de gauche dont la meilleure partie attrapèrent Maritornes, laquelle, excitée par la douleur, et perdant avec la patience toute retenue, rendit à Sancho la monnaie de sa pièce, et si dru, qu’elle eut bientôt achevé de l’éveiller. Sancho, se voyant traiter ainsi, sans savoir par qui ni pourquoi, se releva du mieux qu’il put, et, prenant Maritornes à bras le corps, ils commencèrent entre eux la plus acharnée et la plus gracieuse escarmouche qu’on ait jamais vue. Cependant le muletier, voyant à la lueur de la lampe la transe où se trouvait sa dame, laissant enfin don Quichotte, accourut lui porter le secours dont elle avait tant besoin. L’hôtelier fit de même, mais dans une intention différente, car il voulait châtier l’Asturienne, croyant bien qu’elle était l’unique cause de cette diabolique harmonie. Et de même qu’on a coutume de dire le chien au chat, et le chat au rat, le muletier tapait sur Sancho, Sancho sur la fille, la fille sur Sancho et l’hôte sur la fille ; et tous les quatre y allaient de si bon cœur et de si bon jeu, qu’ils ne se donnaient pas un instant de répit. Le meilleur de l’affaire, c’est que la lampe de l’hôtelier s’éteignit, et, comme ils se trouvèrent tout à coup dans les ténèbres, les coups donnés à tâtons roulaient si impitoyablement à tort et à travers, que, partout où portaient leurs mains, ils ne laissaient ni chair saine ni morceau de chemise.

Par hasard logeait cette nuit dans l’hôtellerie un archer de ceux qu’on appelle de la Sainte-Hermandad vieille de Tolède[109]. Quand il entendit l’étrange vacarme de la bataille, il empoigna sa verge noire et la boîte de fer-blanc qui contenait ses titres ; puis, entrant à tâtons dans la pièce où se livrait le combat :

« Holà ! s’écria-t-il, arrêtez au nom de la justice, au nom de la Sainte-Hermandad ! »

Le premier qu’il rencontra sous sa main fut le déplorable don Quichotte, qui était encore sur les débris de sa couche, étendu la bouche en l’air, et sans aucune connaissance. L’archer, l’empoignant par la barbe, ne cessait de crier :

« Main-forte à la justice ! »

Mais, voyant que celui qu’il tenait à poignée ne bougeait ni ne remuait le moins du monde, il s’imagina qu’il était mort et que les autres étaient ses meurtriers. Dans cette croyance, il haussa encore la voix, et s’écria :

« Qu’on ferme la porte de la maison, et qu’on ait soin que personne ne s’échappe. On vient de tuer un homme ici. »

Ce cri effraya tous les combattants ; chacun d’eux laissa la bataille indécise, et justement au point où l’avait trouvée la voix de l’archer. L’hôtelier se retira dans sa chambre, la servante dans son taudis, le muletier sur ses harnais entassés ; les deux malheureux don Quichotte et Sancho furent les seuls qui ne purent bouger de la place. L’archer, lâchant enfin la barbe de don Quichotte, sortit pour aller chercher de la lumière et revenir arrêter les coupables ; mais il n’en trouva pas une étincelle, l’hôtelier ayant exprès éteint la lampe du portail en se retirant. L’archer fut donc obligé de recourir à la cheminée, où ce ne fut qu’à force de patience et de temps perdu qu’il trouva moyen de rallumer une autre mèche.

Chapitre XVII

Où se poursuit l’histoire des innombrables travaux qu’eut à supporter le brave don Quichotte avec son bon écuyer Sancho Panza, dans l’hôtellerie qu’il avait crue, pour son malheur, être un château


Dans cet intervalle, don Quichotte était enfin revenu de son évanouissement ; et, de ce même accent plaintif avec lequel il avait appelé la veille son écuyer, quand il était étendu dans la vallée des Gourdins, il se mit à l’appeler de nouveau :

« Sancho, mon ami, dors-tu ? Dors-tu, mon ami Sancho ?

– Que diable voulez-vous que je dorme, répondit Sancho, plein de désespoir et de dépit, si tous les démons de l’enfer se sont déchaînés cette nuit contre moi ?

– Ah ! tu peux bien le croire en effet, reprit don Quichotte ; car, ou je ne sais pas grand’chose, ou ce château est enchanté. Il faut que tu saches… Mais, avant de parler, je veux que tu me jures que tu tiendras secret ce que je vais te dire, jusqu’après ma mort.

– Oui, je le jure, répondit Sancho.

– Je te demande ce serment, reprit don Quichotte, parce que je hais de faire tort à l’honneur de personne.

– Puisque je vous dis que je le jure, répéta Sancho, et que je tairai la chose jusqu’à la fin de vos jours ! Mais plût à Dieu que je pusse la découvrir dès demain !

– Est-ce que je me conduis si mal envers toi, Sancho, répondit don Quichotte, que tu veuilles me voir sitôt trépassé ?

– Ce n’est pas pour cela, répliqua Sancho, c’est que je n’aime pas garder beaucoup les secrets : je craindrais qu’ils ne se pourrissent dans mon estomac d’être trop gardés.

– Que ce soit pour une raison ou pour une autre, reprit don Quichotte, je me confierai plus encore à ton affection et à ta courtoisie. Eh bien ! sache donc qu’il m’est arrivé cette nuit une des plus étranges aventures dont je puisse tirer gloire ; et, pour te la conter le plus brièvement possible, tu sauras qu’il y a peu d’instants je vis venir près de moi la fille du seigneur de ce château, qui est bien la plus accorte et la plus ravissante damoiselle qu’on puisse trouver sur une grande partie de la terre. Que pourrais-je te dire des charmes de sa personne, des grâces de son esprit, et d’autres attraits cachés que, pour garder la foi que je dois à ma dame Dulcinée du Toboso, je laisserai passer sans y toucher, et sans en rien dire ! Je veux te dire seulement que, le ciel se trouvant envieux du bonheur extrême que m’envoyait la fortune, ou peut-être, ce qui est plus certain, ce château, comme je viens de dire, étant enchanté, au moment où j’étais avec elle dans le plus doux, le plus tendre et le plus amoureux entretien, voilà que, sans que je la visse, ou sans que susse d’où elle venait, une main qui pendait au bras de quelque géant démesuré m’assena un si grand coup de poing sur les mâchoires, qu’elles sont encore toutes baignées de sang ; puis ensuite le géant me battit et me moulut de telle sorte, que je suis en pire état qu’hier, lorsque les muletiers, à propos de l’incontinence de Rossinante, nous firent l’affront que tu sais bien. D’où je conjecture que le trésor de la beauté de cette damoiselle doit être confié à la garde de quelque More enchanté, et qu’il n’est pas réservé pour moi.

– Ni pour moi non plus, s’écria Sancho ; car plus de quatre cents Mores m’ont tanné la peau de telle manière que la mouture d’hier sous les gourdins n’était que pain bénit en comparaison. Mais dites-moi, seigneur, comment appelez-vous belle et rare cette aventure qui nous laisse dans l’état où nous sommes ? Encore, pour Votre Grâce, le mal n’a pas été si grand, puisqu’elle a tenu dans ses bras cette incomparable beauté. Mais moi, qu’ai-je attrapé, bon Dieu, sinon les plus effroyables gourmades que je pense recevoir en toute ma vie ? Malheur à moi et à la mère qui m’a mis au monde ! Je ne suis pas chevalier errant, et je n’espère jamais le devenir ; et de toutes les mauvaises rencontres j’attrape la meilleure part !

– Comment, on t’a donc aussi gourmé ? demanda don Quichotte.

– Qu’il en cuise à ma race ! s’écria Sancho ; qu’est-ce que je viens donc de vous dire ?

– Ne te mets pas en peine, ami, reprit don Quichotte ; je vais préparer tout à l’heure le baume précieux avec lequel nous guérirons en un clin d’œil. »

En ce moment, l’archer de la Sainte-Hermandad, qui venait d’allumer sa lampe, rentra pour visiter celui qu’il pensait avoir été tué. Quand Sancho le vit entrer, en chemise, un mouchoir roulé sur la tête, sa lampe à la main, et, pardessus le marché, ayant une figure d’hérétique, il demanda à son maître :

« Seigneur, ne serait-ce pas là, par hasard, le More enchanté qui revient achever la danse, si les mains et les pieds lui démangent encore ?

– Non, répondit don Quichotte, ce ne peut être le More, car les enchantés ne se font voir de personne.

– Ma foi, reprit Sancho, s’ils ne se font pas voir, ils se font bien sentir ; sinon, qu’on en demande des nouvelles à mes épaules.

– Les miennes pourraient en donner aussi, répondit don Quichotte ; mais ce n’est pas un indice suffisant pour croire que celui que nous voyons soit le More enchanté. »

L’archer s’approcha, et, le trouvant en si tranquille conversation, s’arrêta tout surpris. Il est vrai que don Quichotte était encore la bouche en l’air, sans pouvoir bouger, de ses coups et de ses emplâtres. L’archer vint à lui.

« Eh bien, dit-il, comment vous va, bonhomme ?

– Je parlerais plus courtoisement, reprit don Quichotte, si j’étais à votre place. Est-il d’usage, dans ce pays, de parler ainsi aux chevaliers errants, malotru ? »

L’archer, qui s’entendit traiter de la sorte par un homme de si pauvre mine, ne put souffrir son arrogance ; et, levant la lampe qu’il tenait à la main, il l’envoya avec toute son huile sur la tête de don Quichotte, qui en fut à demi trépané ; puis, laissant tout dans les ténèbres, il s’enfuit aussitôt.

« Sans aucun doute, seigneur, dit Sancho Panza, c’est bien là le More enchanté : il doit garder le trésor pour d’autres ; mais pour nous, il ne garde que les coups de poing et les coups de lampe.

– Ce doit être ainsi, répondit don Quichotte ; mais il ne faut faire aucun cas de tous ces enchantements, ni prendre contre eux dépit ou colère : comme ce sont des êtres invisibles et fantastiques, nous chercherions vainement de qui nous venger. Lève-toi, Sancho, si tu peux ; appelle le commandant de cette forteresse, et fais en sorte qu’il me donne un peu d’huile, de vin, de sel et de romarin, pour en composer le baume salutaire. En vérité, je crois que j’en ai grand besoin maintenant, car je perds beaucoup de sang par la blessure que m’a faite ce fantôme. »

Sancho se leva, non sans douleur de la moelle de ses os, et s’en fut à tâtons chercher l’hôte ; et, rencontrant sur son chemin l’archer, qui s’était arrêté près de la porte, inquiet de savoir ce que devenait son ennemi blessé :

« Seigneur, lui dit-il, qui que vous soyez, faites-nous la grâce et la charité de nous donner un peu de romarin, d’huile, de vin et de sel, dont nous avons besoin pour panser un des meilleurs chevaliers errants qu’il y ait sur toute la surface de la terre, lequel gît à présent dans ce lit, grièvement blessé par les mains du More enchanté qui habite cette hôtellerie. »

Quand l’archer entendit de semblables propos, il prit Sancho pour un cerveau timbré ; mais, le jour commençant à poindre, il alla ouvrir la porte de l’hôtellerie, et appela l’hôte pour lui dire ce que ce bonhomme voulait. L’hôte pourvut Sancho de toutes les provisions qu’il était venu chercher, et celui-ci les porta bien vite à don Quichotte, qu’il trouva la tête dans ses deux mains, se plaignant du mal que lui avait causé le coup de lampe, qui ne lui en avait causé d’autre pourtant que de lui faire pousser au front deux bosses assez renflées ; car ce qu’il prenait pour du sang n’était que l’huile de la lampe mêlée à la sueur qu’avaient fait couler de son front les angoisses de la tempête passée. Finalement, il prit ses drogues, les mêla dans une marmite et les fit bouillir sur le feu jusqu’à ce qu’il lui semblât qu’elles fussent à leur point de cuisson. Il demanda ensuite quelque fiole pour y verser cette liqueur ; mais, comme on n’en trouva point dans toute l’hôtellerie, il se décida à la mettre dans une burette d’huile en fer-blanc, dont l’hôte lui fit libéralement donation. Puis il récita sur la burette plus de quatre-vingts Pater noster, autant d’Ave Maria, de Salve et de Credo, accompagnant chaque parole d’un signe de croix en manière de bénédiction. À cette cérémonie se trouvaient présents Sancho, l’hôte et l’archer, car le muletier avait repris paisiblement le soin et le gouvernement de ses mulets.

Cela fait, don Quichotte voulut aussitôt expérimenter par lui-même la vertu de ce baume, qu’il s’imaginait si précieux. Il en but donc, de ce qui n’avait pu tenir dans la burette et qui restait encore dans la marmite où il avait bouilli, plus d’une bonne demi-pinte. Mais à peine eut-il fini de boire qu’il commença de vomir, de telle manière qu’il ne lui resta rien au fond de l’estomac ; et les angoisses du vomissement lui causant, en outre, une sueur abondante, il demanda qu’on le couvrît bien dans son lit et qu’on le laissât seul. On lui obéit, et il dormit paisiblement plus de trois grandes heures, au bout desquelles il se sentit, en s’éveillant, le corps tellement soulagé et les reins si bien remis de leur foulure, qu’il se crut entièrement guéri ; ce qui, pour le coup, lui fit penser qu’il avait vraiment trouvé la recette du baume de Fierabras, et qu’avec un tel remède il pouvait désormais affronter sans crainte toute espèce de rencontres, de querelles et de batailles, quelque périlleuses qu’elles fussent. Sancho Panza, tenant aussi à miracle le soulagement de son maître, le pria de lui laisser prendre ce qui restait dans la marmite, et qui n’était pas une faible dose. Don Quichotte le lui abandonna, et Sancho, prenant le pot à deux anses de la meilleure foi du monde, comme de la meilleure grâce, s’en versa dans le gosier presque autant que son maître.

Or, il arriva que l’estomac du pauvre Sancho n’avait pas sans doute toute la délicatesse de celui de son seigneur ; car, avant de vomir, il fut tellement pris de sueurs froides, de nausées, d’angoisses et de haut-le-cœur, qu’il pensa bien véritablement que sa dernière heure était venue ; et, dans son affliction, il maudissait, non-seulement le baume, mais le gredin qui le lui avait fait prendre. Don Quichotte, le voyant en cet état, lui dit gravement :

« Je crois, Sancho, que tout ce mal te vient de ce que tu n’es pas armé chevalier, car j’ai l’opinion que cette liqueur ne doit pas servir à ceux qui ne le sont pas.

– Malédiction sur moi et sur toute ma race ! s’écria Sancho ; si Votre Grâce savait cela d’avance, pourquoi donc me l’a-t-elle seulement laissé goûter ? »

En ce moment, le breuvage fit enfin son opération, et le pauvre écuyer commença à se vider par les deux bouts, avec tant de hâte et si peu de relâche, que la natte de jonc sur laquelle il s’était recouché, et la couverture de toile à sac qui le couvrait furent à tout jamais mises hors de service. Il faisait, cependant, de tels efforts et souffrait de telles convulsions, que non-seulement lui, mais tous les assistants, crurent qu’il y laisserait la vie. Cette bourrasque et ce danger durèrent presque deux heures, au bout desquelles il ne se trouva pas soulagé comme son maître, mais, au contraire, si fatigué et si rompu, qu’il ne pouvait plus se soutenir.

Mais don Quichotte, qui se sentait, comme on l’a dit, guéri radicalement, voulut aussitôt se remettre en route à la recherche des aventures ; car il lui semblait que tout le temps qu’il perdait en cet endroit, c’était le faire perdre au monde et aux malheureux qui attendaient son secours, surtout joignant à cette habituelle pensée la confiance qu’il mettait désormais en son baume. Aussi, dans son impatient désir, il mit lui-même la selle à Rossinante, le bât à l’âne de Sancho ; puis aida Sancho à se hisser sur l’âne, après l’avoir aidé à se vêtir. Ayant ensuite enfourché son cheval, il s’avança dans un coin de la cour de l’hôtellerie, et prit une pique de messier qui était là pour qu’elle lui servît de lance. Tous les gens qui se trouvaient dans l’hôtellerie, et leur nombre passait vingt personnes, s’étaient mis à le regarder. La fille de l’hôte le regardait aussi, et lui ne cessait de tenir les yeux sur elle, jetant de temps à autre un soupir qu’il tirait du fond de ses entrailles ; mais tout le monde croyait que c’était la douleur qui le lui arrachait, ceux du moins qui l’avaient vu graisser et emplâtrer la veille.

Dès qu’ils furent tous deux à cheval, don Quichotte, s’arrêtant à la porte de la maison, appela l’hôtelier, et lui dit d’une voix grave et posée :

« Grandes et nombreuses, seigneur châtelain, sont les grâces que j’ai reçues dans votre château, et je suis étroitement obligé à vous en être reconnaissant tous les jours de ma vie. Si je puis les reconnaître et les payer en tirant pour vous vengeance de quelque orgueilleux qui vous ait fait quelque outrage, sachez que ma profession n’est pas autre que de secourir ceux qui sont faibles, de venger ceux qui reçoivent des offenses, et de châtier les félonies. Consultez donc votre mémoire, et, si vous trouvez quelque chose de cette espèce à me recommander, vous n’avez qu’à le dire, et je vous promets, par l’ordre de chevalerie que j’ai reçu, que vous serez pleinement quitte et satisfait. »

L’hôte lui répondit avec le même calme et la même gravité :

« Je n’ai nul besoin, seigneur chevalier, que Votre Grâce me venge d’aucun affront ; car, lorsque j’en reçois, je sais bien moi-même en tirer vengeance. J’ai seulement besoin que Votre Grâce me paye la dépense qu’elle a faite cette nuit dans l’hôtellerie, aussi bien de la paille et de l’orge données à ses deux bêtes que des lits et du souper.

– Comment ! c’est donc une hôtellerie ? s’écria don Quichotte.

– Et de très-bon renom, répondit l’hôtelier.

– En ce cas, reprit don Quichotte, j’ai vécu jusqu’ici dans l’erreur ; car, en vérité, j’ai pensé que c’était un château, et non des plus mauvais. Mais, puisque c’est une hôtellerie et non point un château, ce qu’il y a de mieux à faire pour le moment, c’est que vous renonciez au payement de l’écot ; car je ne puis contrevenir à la règle des chevaliers errants, desquels je sais de science certaine, sans avoir jusqu’à ce jour lu chose contraire, que jamais aucun d’eux ne paya logement, nourriture, ni dépense d’auberge. En effet, on leur doit, par droit et privilège spécial, bon accueil partout où ils se présentent, en récompense des peines insupportables qu’ils se donnent pour chercher les aventures de nuit et de jour, en hiver et en été, à pied et à cheval, avec la soif et la faim, sous le chaud et le froid, sujets enfin à toutes les inclémences du ciel et à toutes les incommodités de la terre.

– Je n’ai rien à voir là dedans, répondit l’hôtelier : qu’on me paye ce qu’on me doit, et trêve de chansons : tout ce qui m’importe, c’est de faire mon métier et de recouvrer mon bien.

– Vous êtes un sot et un méchant gargotier, » repartit don Quichotte ; puis, piquant des deux à Rossinante, et croisant sa pique, il sortit de l’hôtellerie sans que personne le suivît ; et, sans voir davantage si son écuyer le suivait, il gagna champ à quelque distance.

L’hôtelier, voyant qu’il s’en allait et ne le payait point, vint réclamer son dû à Sancho Panza, lequel répondit que, puisque son maître n’avait pas voulu payer, il ne le voulait pas davantage ; et qu’étant écuyer de chevalier errant, il devait jouir du même bénéfice que son maître pour ne payer aucune dépense dans les auberges et hôtelleries. L’hôte eut beau se fâcher, éclater, et menacer, s’il ne le payait pas, de lui faire rendre gorge d’une façon qui lui en cuirait, Sancho jura, par la loi de chevalerie qu’avait reçue son maître, qu’il ne payerait pas un maravédi, dût-il lui en coûter la vie.

« Car, disait-il, ce n’est point par mon fait que doit se perdre cette antique et excellente coutume des chevaliers errants, et je ne veux pas que les écuyers de ceux qui sont à venir au monde aient à se plaindre de moi pour me reprocher la violation d’un si juste privilège »

La mauvaise étoile de l’infortuné Sancho voulut que, parmi les gens qui avaient couché dans l’hôtellerie, se trouvassent quatre drapiers de Ségovie, trois merciers de Cordoue et deux marchands forains de Séville, tous bons diables et bons vivants, aimant les niches et la plaisanterie. Ces neuf gaillards, comme poussés d’un même esprit, s’approchèrent de Sancho, le firent descendre de son âne, et, l’un d’eux ayant couru chercher la couverture du lit de l’hôtesse, on jeta dedans le pauvre écuyer. Mais, en levant les yeux, ils s’aperçurent que le plancher du portail était trop bas pour leur besogne. Ils résolurent donc de sortir dans la basse-cour, qui n’avait d’autre toit que le ciel ; et là, ayant bien étendu Sancho sur la couverture, ils commencèrent à l’envoyer voltiger dans les airs, se jouant de lui comme on fait d’un chien dans le temps du carnaval[110].

Les cris que poussait le malheureux berné étaient si perçants, qu’ils arrivèrent jusqu’aux oreilles de son maître, lequel, s’arrêtant pour écouter avec attention, crut d’abord qu’il lui arrivait quelque nouvelle aventure ; mais il reconnut bientôt que c’était son écuyer qui jetait ces cris affreux. Tournant bride aussitôt, il revint de tout le pesant galop de son cheval à l’hôtellerie, et, la trouvant fermée, il en fit le tour pour voir s’il ne rencontrerait pas quelque passage. Mais il ne fut pas plutôt arrivé devant les murs de la cour, qui n’étaient pas fort élevés, qu’il aperçut le mauvais jeu qu’on faisait jouer à son écuyer. Il le vit monter et descendre à travers les airs, avec tant de grâce et d’agilité, que, si la colère ne l’eût suffoqué, je suis sûr qu’il aurait éclaté de rire. Il essaya de grimper de son cheval sur le mur ; mais il était si moulu et si harassé, qu’il ne put pas seulement mettre pied à terre. Ainsi, du haut de son cheval, il commença à proférer tant d’injures et de défis à ceux qui bernaient Sancho, qu’il n’est pas possible de parvenir à les rapporter. Mais, en dépit de ses malédictions, les berneurs ne cessaient ni leur besogne ni leurs éclats de rire, et le voltigeur Sancho ne cessait pas non plus ses lamentations, qu’il entremêlait tantôt de menaces et tantôt de prières ; rien n’y faisait, et rien n’y fit, jusqu’à ce qu’ils l’eussent laissé de pure lassitude.

On lui ramena son âne, et l’ayant remis dessus, on le couvrit bien de son petit manteau. Le voyant si harassé, la compatissante Maritornes crut lui devoir le secours d’une cruche d’eau, et l’alla tirer du puits pour qu’elle fût plus fraîche. Sancho prit la cruche, et l’approcha de ses lèvres ; mais il s’arrêta aux cris de son maître, qui lui disait :

« Sancho, mon fils, ne bois pas de cette eau ; n’en bois pas, mon enfant, elle te tuera. Vois-tu, j’ai ici le très-saint baume (et il lui montrait sa burette) ; avec deux gouttes que tu boiras, tu seras guéri sans faute. »

À ces cris, Sancho tourna les yeux tant soit peu de travers, et répondit en criant plus fort :

« Est-ce que, par hasard, Votre Grâce oublie déjà que je ne suis pas chevalier, et veut-elle que j’achève de vomir le peu d’entrailles qui me restent d’hier soir ? Gardez votre liqueur, de par tous les diables ! et laissez-moi tranquille. »

Achever de dire ces mots et commencer de boire, ce fut tout un ; mais voyant, à la première gorgée, que c’était de l’eau, il ne voulut pas continuer, et pria Maritornes de lui apporter du vin, ce qu’elle fit aussitôt de très-bonne grâce, et même elle le paya de sa poche ; car on dit d’elle, en effet, que quoiqu’elle fût réduite à cet état, elle avait encore quelque ombre éloignée de vertu chrétienne.

Dès que Sancho eut achevé de boire, il donna du talon à son âne, et, lui faisant ouvrir toute grande la porte de l’hôtellerie, il sortit, enchanté de n’avoir rien payé du tout, et d’être venu à bout de sa résolution, bien que c’eût été aux dépens de ses cautions ordinaires, c’est-à-dire de ses épaules. Il est vrai que l’hôtelier garda son bissac en payement de ce qui lui était dû ; mais Sancho s’était enfui si troublé qu’il ne s’aperçut pas de cette perte. Dès qu’il le vit dehors, l’hôtelier voulut barricader la porte, mais les berneurs l’en empêchèrent ; car c’étaient de telles gens que, si don Quichotte eût été réellement un des chevaliers de la Table-Ronde, ils n’en auraient pas fait cas pour deux liards de plus.

Chapitre XVIII

Où l’on raconte l’entretien qu’eurent Sancho Panza et son seigneur don Quichotte, avec d’autres aventures bien dignes d’être rapportées


Sancho rejoignit son maître, si abattu, si affaissé, qu’il ne pouvait plus seulement talonner son âne. Quand don Quichotte le vit en cet état :

« Pour le coup, bon Sancho, lui dit-il, j’achève de croire que ce château, ou hôtellerie si tu veux, est enchanté sans aucun doute. Car enfin ceux qui se sont si atrocement joués de toi, que pouvaient-ils être, sinon des fantômes et des gens de l’autre monde ? Ce qui me confirme dans cette pensée, c’est que, tandis que je regardais les actes de ta déplorable tragédie par-dessus l’enceinte de la cour, il ne me fut possible ni de monter sur les murs, ni de les franchir, ni même de descendre de cheval. Sans doute ils me tenaient moi-même enchanté ; car je te jure, par la foi d’un homme tel que je suis, que si j’avais pu monter au mur ou mettre pied à terre, je t’aurais si bien vengé de ces félons et mauvais garnements, qu’ils auraient à tout jamais gardé le souvenir de leur méchant tour, quand bien même j’eusse dû, pour les châtier, contrevenir aux lois de la chevalerie, qui ne permettent pas, comme je te l’ai déjà dit maintes fois, qu’un chevalier porte la main sur celui qui ne l’est pas, sinon pour la défense de sa propre vie et en cas d’urgente nécessité.

– Chevalier ou non, répondit Sancho, je me serais, pardieu ! bien vengé moi-même, si j’avais pu, mais le mal est que je ne pouvais pas. Et pourtant je jurerais bien que ces gens-là qui se sont divertis à mes dépens n’étaient ni fantômes ni hommes enchantés, comme dit Votre Grâce, mais bien de vrais hommes de chair et d’os tout comme nous ; et je le sais bien, puisque je les entendais s’appeler l’un l’autre pendant qu’ils me faisaient voltiger, et que chacun d’eux avait son nom. L’un s’appelait Pedro Martinez ; l’autre, Tenorio Fernandez, et l’hôtelier, Jean Palomèque le gaucher. Ainsi donc, seigneur, si vous n’avez pu sauter la muraille, ni seulement mettre pied à terre, cela venait d’autre chose que d’un enchantement. Quant à moi, ce que je tire au clair de tout ceci, c’est que ces aventures que nous allons cherchant nous mèneront à la fin des fins à de telles mésaventures, que nous ne saurons plus reconnaître quel est notre pied droit. Ce qu’il y a de mieux à faire et de plus raisonnable, selon mon faible entendement, ce serait de nous en retourner au pays, maintenant que c’est le temps de la moisson, et de nous occuper de nos affaires, au lieu de nous en aller, comme on dit, de fièvre en chaud mal, et de l’alguazil au corregidor.

– Que tu sais peu de chose, Sancho, répondit don Quichotte, en fait de chevalerie errante ! Tais-toi, et prends patience : un jour viendra où tu verras par la vue de tes yeux quelle grande et noble chose est l’exercice de cette profession. Sinon, dis-moi, quelle plus grande joie, quel plus doux ravissement peut-il y avoir dans ce monde, que celui de remporter une victoire et de triompher de son ennemi ? Aucun, sans doute.

– Cela peut bien être, repartit Sancho, encore que je n’en sache rien ; mais tout ce que je sais, c’est que, depuis que nous sommes chevaliers errants, ou Votre Grâce du moins, car je ne mérite pas de me compter en si honorable confrérie, nous n’avons jamais remporté de victoire, si ce n’est pourtant contre le Biscayen : encore Votre Grâce en est-elle sortie en y laissant une moitié d’oreille et une moitié de salade. Depuis lors, tout a été pour nous coups de poing sur coups de bâton, et coups de bâton sur coups de poing ; mais j’ai reçu, pardessus le marché, les honneurs du bernement, et encore de gens enchantés, dont je ne pourrais tirer vengeance pour savoir jusqu’où s’étend, comme dit Votre Grâce, le plaisir de vaincre son ennemi.

– C’est bien la peine que je ressens, répondit don Quichotte, et celle que tu dois ressentir aussi. Mais sois tranquille ; je vais dorénavant faire en sorte d’avoir aux mains une épée forgée avec tant d’art, que celui qui la porte soit à l’abri de toute espèce d’enchantement. Il se pourrait même bien que la fortune me fît présent de celle que portait Amadis quand il s’appelait le chevalier de l’Ardente-Épée[111], laquelle fut une des meilleures lames que chevalier posséda jamais au monde ; car, outre qu’elle avait la vertu dont je viens de parler, elle coupait comme un rasoir, et nulle armure, quelque forte ou enchantée qu’elle fût, ne résistait à son tranchant.

– Je suis si chanceux, moi, reprit l’écuyer, que, quand même ce bonheur vous arriverait, et qu’une semblable épée tomberait en vos mains, elle ne pourrait servir et profiter qu’aux chevaliers dûment armés tels, tout de même que le baume ; et quant aux écuyers, bernique.

– N’aie pas cette crainte, Sancho, reprit don Quichotte ; le ciel en agira mieux avec toi. »

Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir. Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue. Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près. Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana[112], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes[113], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule.

– Et pourquoi, demanda Sancho, ces deux seigneurs-là s’en veulent-ils ainsi ?

– Ils s’en veulent, répondit don Quichotte, parce que cet Alifanfaron est un furieux païen qui est tombé amoureux de la fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte dame, laquelle est chrétienne, et son père ne la veut pas donner au roi païen, à moins que celui-ci ne renonce d’abord à la loi de son faux prophète Mahomet pour embrasser celle de sa fiancée.

– Par ma barbe ! s’écria Sancho, je jure que Pentapolin a bien raison, et que je l’aiderai de bon cœur du mieux que je pourrai.

– Tu ne feras en cela que ce que tu dois, Sancho, reprit don Quichotte ; car pour prendre part à de semblables batailles, il n’est pas requis et nécessaire d’être armé chevalier.

– J’entends bien cela, répondit Sancho ; mais où mettrons-nous cet âne, pour être sûrs de le retrouver après la fin de la mêlée ? car s’y fourrer sur une telle monture, je ne crois pas que cela se soit vu jusqu’à présent.

– C’est vrai, reprit don Quichotte ; mais ce que tu peux faire de lui, c’est de le laisser aller à la bonne aventure, qu’il se perde ou se retrouve ; car, après la victoire, nous aurons tant et tant de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court grand risque d’être troqué pour un autre. Mais fais silence, regarde, et prête-moi toute ton attention. Je veux te désigner et te dépeindre les principaux chevaliers qui viennent dans les deux armées ; et pour que tu les voies et distingues plus facilement, retirons-nous sur cette éminence, d’où l’on doit aisément découvrir l’une et l’autre. »

Ils quittèrent le chemin, et gravirent une petite hauteur, de laquelle on aurait, en effet, parfaitement distingué les deux troupeaux que don Quichotte prenait pour des armées, si les nuages de poussière qui se levaient sous leurs pieds n’en eussent absolument caché la vue. Mais enfin, voyant dans son imagination ce qu’il ne pouvait voir de ses yeux et ce qui n’existait pas, don Quichotte commença d’une voix élevée :

« Ce chevalier que tu vois là-bas, avec des armes dorées, qui porte sur son écu un lion couronné, rendu aux pieds d’une jeune damoiselle, c’est le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont-d’Argent. Cet autre, aux armes à fleurs d’or, qui porte sur son écu trois couronnes d’argent en champ d’azur, c’est le redoutable Micocolembo, grand-duc de Quirocie. Cet autre, aux membres gigantesques, qui se trouve à sa main droite, c’est le toujours intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies ; il a pour cuirasse une peau de serpent, et pour écu une porte, qu’on dit être une de celles du temple que renversa Samson de fond en comble, quand, au prix de sa vie, il se vengea des Philistins ses ennemis[114]. Mais tourne maintenant les yeux de ce côté, et tu verras, à la tête de cette autre armée, le toujours vainqueur et jamais vaincu Timonel de Carcaxona, prince de la Nouvelle-Biscaye ; il est couvert d’armes écartelées d’azur, de sinople, d’argent et d’or, et porte sur son écu un chat d’or, en champ lionné, avec ces quatre lettres : Miou, qui forment le commencement du nom de sa dame, laquelle est, à ce qu’on assure, l’incomparable Mioulina, fille du duc Alfégniquen des Algarves. Cet autre, qui charge et fait plier les reins de cette puissante cavale, dont les armes sont blanches comme la neige et l’écu sans aucune devise, c’est un chevalier novice, Français de nation, qu’on appelle Pierre Papin, seigneur des baronnies d’Utrique. Cet autre, qui de ses larges étriers bat les flancs mouchetés de ce zèbre rapide, et porte des armes parsemées de coupes d’azur, c’est le puissant duc de Nerbie, Espartafilardo du Boccage, dont l’emblème, peint sur son écu, est un champ d’asperges, avec cette devise espagnole : Rastrea mi suerte[115]. »

Don Quichotte continua de la même manière à nommer une foule de chevaliers qu’il s’imaginait voir dans l’une et l’autre armée, leur donnant à chacun, sans hésiter, les armes, les couleurs et les devises que lui fournissait son intarissable folie ; puis, sans s’arrêter un instant, il poursuivit de la sorte :

« Ces escadrons que tu vois en face de nous sont formés d’une infinité de nations diverses. Voici ceux qui boivent les douces eaux du fleuve appelé Xante par les dieux, et par les hommes Scamandre ; ici sont les montagnards qui foulent les champs massyliens ; là, ceux qui criblent la fine poudre d’or de l’heureuse Arabie ; là, ceux qui jouissent des fraîches rives du limpide Thermodon ; là, ceux qui épuisent, par mille saignées, le Pactole au sable doré ; là, les Numides, de foi douteuse et inconstante ; les Perses, fameux par leur adresse à tirer de l’arc ; les Parthes et les Mèdes, qui combattent en fuyant ; les Arabes, aux tentes nomades ; les Scythes, aussi cruels de cœur que blancs de peau ; les Éthiopiens, qui s’attachent des anneaux aux lèvres ; et enfin cent autres nations dont je vois bien et reconnais les visages, mais dont les noms m’ont échappé. Dans cette autre armée, voici venir ceux qui s’abreuvent au liquide cristal du Bétis, père des oliviers ; ceux qui lavent et polissent leurs visages dans les ondes dorées que le Tage roule toujours à pleins bords ; ceux qui jouissent des eaux fertilisantes du divin Génil[116] ; ceux qui foulent les champs tartésiens[117] aux gras pâturages ; ceux qui folâtrent dans les prés élyséens de Xérès ; les riches Manchois couronnés de blonds épis ; ceux qui se couvrent de fer, antiques restes du sang des Gots[118] ; ceux qui se baignent dans la Pisuerga, fameuse par la douceur de ses courants ; ceux qui paissent d’innombrables troupeaux dans les vastes pâturages qu’enserre en ses détours le tortueux Guadiana, célèbre par son cours souterrain ; ceux qui tremblent de froid sous les vents qui sifflent dans les vallons des Pyrénées, ou sous les flocons de neige qui blanchissent le sommet de l’Apennin ; finalement, toutes les nations diverses que l’Europe renferme en son sein populeux. »

Qui pourrait redire toutes les provinces que cita don Quichotte et tous les peuples qu’il nomma, en donnant à chacun d’eux, avec une merveilleuse célérité, ses attributs les plus caractéristiques, tout absorbé qu’il était par le souvenir de ses livres mensongers ? Sancho Panza restait, comme on dit, pendu à ses paroles, sans trouver moyen d’en placer une seule ; seulement, de temps à autre, il tournait la tête pour voir s’il apercevait les géants et les chevaliers que désignait son maître ; et comme il ne pouvait en découvrir aucun :

« Par ma foi ! seigneur, s’écria-t-il enfin, je me donne au diable, si homme, géant ou chevalier paraît de tous ceux que vous avez nommés là ; du moins, je n’en vois pas la queue d’un, et tout cela doit être des enchantements comme les fantômes d’hier soir.

– Comment peux-tu parler ainsi ? répondit don Quichotte ; n’entends-tu pas les hennissements des chevaux, le son des trompettes, le bruit des tambours ?

– Je n’entends rien autre chose, répliqua Sancho, sinon des bêlements d’agneaux et de brebis. »

Ce qui était parfaitement vrai, car les deux troupeaux s’étaient approchés assez près pour être entendus.

« C’est la peur que tu as, reprit don Quichotte, qui te fait, Sancho, voir et entendre tout de travers ; car l’un des effets de cette triste passion est de troubler les sens, et de faire paraître les choses autrement qu’elles ne sont. Mais, si ta frayeur est si grande, retire-toi à l’écart, et laisse-moi seul ; seul, je donnerai la victoire au parti où je porterai le secours de mon bras. »

En disant ces mots, il enfonce les éperons à Rossinante, et, la lance en arrêt, descend comme un foudre du haut de la colline. Sancho lui criait de toutes ses forces :

« Arrêtez ! seigneur don Quichotte, arrêtez ! Je jure Dieu que ce sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer. Revenez donc, par la vie du père qui m’a engendré. Quelle folie est-ce là ? Mais regardez qu’il n’y a ni géant, ni chevalier, ni chat, ni asperges, ni champ, ni écu d’azur, ni quartier d’écu, ni diable, ni rien. Par les péchés que je dois à Dieu, qu’est-ce que vous allez faire ? »

Ces cris n’arrêtaient point don Quichotte, lequel, au contraire, criait encore plus haut :

« Courage ! chevaliers qui combattez sous la bannière du valeureux empereur Pentapolin au bras retroussé ; courage ! suivez-moi tous, et vous verrez avec quelle facilité je tirerai pour lui vengeance de son ennemi, Alifanfaron de Taprobana. »

En disant cela, il se jette à travers l’escadron des brebis, et commence à les larder à coups de lance, avec autant d’ardeur et de rage que s’il eût réellement frappé ses plus mortels ennemis. Les pâtres qui menaient le troupeau lui crièrent d’abord de laisser ces pauvres bêtes ; mais, voyant que leurs avis ne servaient de rien, ils délièrent leurs frondes, et se mirent à lui saluer les oreilles avec des cailloux gros comme le poing. Don Quichotte, sans se soucier des pierres qui pleuvaient sur lui, courait çà et là, et disait :

« Où donc es-tu, superbe Alifanfaron ? Viens à moi, c’est un seul chevalier qui veut éprouver tes forces corps à corps, et t’ôter la vie en peine de la peine que tu causes au valeureux Garamante Pentapolin. »

En cet instant arrive une amande de rivière qui, lui donnant droit dans le côté, lui ensevelit deux côtes au fond de l’estomac. À ce coup, il se crut mort ou grièvement blessé ; et, se rappelant aussitôt son baume, il tire la burette, la porte à ses lèvres, et commence à se verser dans le corps la précieuse liqueur. Mais, avant qu’il eût fini d’avaler ce qui lui en semblait nécessaire, voilà qu’une seconde dragée lui arrive, qui frappe si en plein sur sa main et sur sa burette, qu’elle fait voler celle-ci en éclats, lui écrase deux doigts horriblement, et lui emporte, chemin faisant, trois ou quatre dents de la bouche. Telle fut la roideur du premier coup, et telle celle du second, que force fut au pauvre chevalier de se laisser tomber de son cheval en bas. Les pâtres s’approchèrent de lui, et, croyant qu’ils l’avaient tué, ils se dépêchèrent de rassembler leurs troupeaux, chargèrent sur leurs épaules les brebis mortes, dont le nombre passait six à huit, et, sans autre enquête, s’éloignèrent précipitamment.

Sancho était resté tout ce temps sur la hauteur, d’où il contemplait les folies que faisait son maître, s’arrachant la barbe à pleines mains et maudissant l’heure où la fortune avait permis qu’il en fît la connaissance. Quand il le vit par terre et les bergers loin, il descendit de la colline, s’approcha de lui, et le trouva dans un piteux état, quoiqu’il n’eût pas perdu le sentiment.

« Eh bien, seigneur don Quichotte, lui dit-il, ne vous disais-je pas bien de revenir, et que vous alliez attaquer, non pas des armées, mais des troupeaux de moutons ?

– C’est ainsi, répondit don Quichotte, qu’a fait disparaître et changer les choses ce larron de sage enchanteur, mon ennemi. Car apprends, ô Sancho, qu’il est très-facile à ces gens-là de nous faire apparaître ce qu’ils veulent ; et ce malin nécromant qui me persécute, envieux de la gloire qu’il a bien vu que j’allais recueillir dans cette bataille, a changé les escadrons de soldats en troupeaux de brebis. Sinon, Sancho, fais une chose, par ma vie ! Pour que tu te détrompes et que tu voies la vérité de ce que je dis, monte sur ton âne, et suis-les, sans faire semblant de rien ; dès qu’ils se seront éloignés quelque peu, ils reprendront leur forme naturelle, et, cessant d’être moutons, redeviendront hommes faits et parfaits, tout comme je te les ai dépeints d’abord. Mais non, n’y va pas à présent : j’ai trop besoin de ton secours et de tes services. Approche et regarde combien il me manque de dents ; car je crois, en vérité, qu’il ne m’en reste pas une seule dans la bouche. »

Sancho s’approcha de son maître, et si près, qu’il lui mettait presque les yeux dans le gosier. C’était alors que le baume venait d’opérer dans l’estomac de don Quichotte ; au moment où Sancho se mettait à regarder l’état de ses mâchoires, l’autre leva le cœur, et, plus violemment que n’aurait fait une arquebuse, lança tout ce qu’il avait dans le corps à la barbe du compatissant écuyer.

« Sainte Vierge ! s’écria Sancho, qu’est-ce qui vient de m’arriver là ? Sans doute que ce pécheur est blessé à mort, puisqu’il vomit le sang par la bouche. »

Mais dès qu’il eut regardé de plus près, il reconnut, à la couleur, odeur et saveur, que ce n’était pas du sang, mais bien le baume de la burette qu’il lui avait vu boire. Alors il fut pris d’une horrible nausée, que, le cœur aussi lui tournant, il vomit ses tripes au nez de son seigneur, et qu’ils restèrent tous deux galamment accoutrés.

Sancho courut à son âne pour prendre de quoi s’essuyer et panser son maître ; mais, ne trouvant plus le bissac, il fut sur le point d’en perdre l’esprit. Il se donna de nouveau mille malédictions, et résolut, dans le fond de son cœur, d’abandonner son maître pour regagner le pays, dût-il perdre ses gages et les espérances du gouvernement de l’île tant promise. Don Quichotte se leva cependant, et, tenant ses mâchoires de la main droite pour empêcher de tomber le reste de ses dents, il prit la bride de Rossinante, lequel n’avait pas bougé des côtés de son maître, tant il était fidèle et loyal serviteur ; puis il s’en alla trouver son écuyer qui, la poitrine appuyée sur son âne et la joue sur sa main, se tenait comme un homme accablé de tristesse.

En voyant sa posture et ses marques de profond chagrin, don Quichotte lui dit :

« Apprends, ô Sancho, qu’un homme n’est pas plus qu’un autre, s’il ne fait plus qu’un autre. Tous ces orages dont nous sommes assaillis sont autant de signes que le temps va enfin reprendre sa sérénité, et nos affaires un meilleur cours ; car il est impossible que le bien ou le mal soient durables : d’où il suit que le mal ayant beaucoup duré, le bien doit être proche. Ainsi tu ne dois pas t’affliger outre mesure des disgrâces qui m’arrivent, puisque tu n’en prends aucune part.

– Comment non ? répondit Sancho ; est-ce que par hasard celui qu’on faisait danser hier sur la couverture était un autre que le fils de mon père ? Et le bissac qui me manque aujourd’hui, avec tout mon bagage, était-il à d’autres qu’au même ?

– Quoi ! tu n’as plus le bissac ? s’écria douloureusement don Quichotte.

– Non, je ne l’ai plus, répliqua Sancho.

– En ce cas nous n’avons rien à manger aujourd’hui, reprit don Quichotte.

– Ce serait vrai, répondit Sancho, si ces prés manquaient des plantes que Votre Grâce dit connaître si bien, et avec lesquelles ont coutume de suppléer à de telles privations d’aussi malencontreux chevaliers errants que vous l’êtes.

– Avec tout cela, reprit don Quichotte, j’aimerais mieux, à l’heure qu’il est, un quartier de pain bis avec deux têtes de harengs, que toutes les plantes que décrit Dioscorides, fût-il commenté par le docteur Laguna[119]. Mais allons, bon Sancho, monte sur ton âne, et viens-t’en derrière moi ; Dieu, qui pourvoit à toutes choses, ne nous manquera pas, surtout travaillant, comme nous le faisons, si fort à son service : car il ne manque ni aux moucherons de l’air, ni aux vermisseaux de la terre, ni aux insectes de l’eau ; il est si miséricordieux, qu’il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et tomber sa pluie sur le juste et l’injuste.

– En vérité, répondit Sancho, vous étiez plus fait pour devenir prédicateur que chevalier errant.

– Les chevaliers errants, Sancho, reprit don Quichotte, savaient et doivent savoir de tout ; et tel d’entre eux, dans les siècles passés, s’arrêtait à faire un sermon au milieu du grand chemin, comme s’il eût pris ses licences à l’université de Paris. Tant il est vrai que jamais l’épée n’émoussa la plume, ni la plume l’épée.

– À la bonne heure, répondit Sancho, qu’il en soit comme veut Votre Grâce. Allons-nous-en de là, et tâchons de trouver un gîte pour la nuit ; mais que Dieu veuille que ce soit en tel lieu qu’il n’y ait ni berne, ni berneur, ni fantômes, ni Mores enchantés : car, si j’en retrouve, j’envoie à tous les diables le manche après la cognée.

– Demandes-en la grâce à Dieu, mon fils, répliqua don Quichotte, et mène-nous où tu voudras ; je veux, cette fois-ci, laisser à ton choix le soin de notre logement. Mais, avant tout, donne voir ta main, et tâte avec le doigt pour savoir combien de dents me manquent de ce côté droit de la mâchoire supérieure ; car c’est là que je sens le plus de mal. »

Sancho lui mit la main dans la bouche, et tâtant de haut en bas :

« Combien de dents, lui demanda-t-il, aviez-vous l’habitude d’avoir de ce côté ?

– Quatre, répondit don Quichotte, sans compter l’œillère, toutes bien entières et bien saines.

– Faites attention à ce que vous dites, seigneur, reprit Sancho.

– Je dis que j’en avais quatre, si ce n’est même cinq, répondit don Quichotte ; car en toute ma vie, on ne m’a pas tiré une dent de la bouche, et je n’en ai perdu ni de carie ni de pituite.

– Eh bien ! à ce côté d’en bas, di Sancho, Votre Grâce n’a plus que deux dents et demie, et, à celui d’en haut, ni demie ni entière : tout est ras et plat comme la paume de la main.

– Oh ! malheureux que je suis ! s’écria don Quichotte aux tristes nouvelles que lui donnait son écuyer ; j’aimerais mieux qu’ils m’eussent enlevé un bras, pourvu que ce ne fût pas celui de l’épée : car il faut que tu saches, Sancho, qu’une bouche sans dents est comme un moulin sans meule, et qu’on doit mille fois plus estimer une dent qu’un diamant. Mais enfin, ce sont des disgrâces auxquelles nous sommes sujets, nous tous qui avons fait profession dans l’ordre austère de la chevalerie errante. Allons, monte sur ton âne, ami, et conduis-nous ; je te suivrai au train que tu voudras. »

Sancho fit ce qu’ordonnait son maître, et s’achemina du côté où il lui parut plus sûr de trouver un gîte, sans s’écarter toutefois du grand chemin, qui, là, se dirigeait en ligne droite. Comme ils s’en allaient ainsi l’un devant l’autre et pas à pas, parce que la douleur des mâchoires ne laissait à don Quichotte ni repos ni envie de se hâter beaucoup, Sancho, voulant endormir son mal et le divertir en lui contant quelque chose, lui dit ce qu’on verra dans le chapitre suivant.

Chapitre XIX

Des ingénieux propos que Sancho tint à son maître, et de l’aventure arrivée à celui-ci avec un corps mort, ainsi que d’autres événements fameux


« Il me semble, seigneur, que toutes ces mésaventures qui nous sont arrivées depuis quelques jours doivent être la peine du péché que Votre Grâce a commis contre l’ordre de sa chevalerie, en manquant d’accomplir le serment que vous aviez fait de ne pas manger pain sur nappe, ni badiner avec la reine, ni tout ce qui s’ensuit, et que vous aviez juré d’accomplir jusqu’à ce que vous ayez enlevé cet armet de Malandrin, ou comme s’appelle le More, car je ne me souviens pas très-bien de son nom.

– Tu as vraiment raison, Sancho, répondit don Quichotte ; mais, à vrai dire, cela m’était tout à fait sorti de la mémoire. Et tu peux bien être assuré de même que c’est pour la faute que tu as commise en manquant de m’en faire ressouvenir à temps, que tu as attrapé l’aventure de la berne. Mais je vais réparer la mienne ; car il y a aussi, dans l’ordre de la chevalerie, des compositions sur toutes sortes de péchés.

– Est-ce que, par hasard, j’ai juré quelque chose, moi ? reprit Sancho.

– Peu importe que tu n’aies pas juré, répliqua don Quichotte : il suffit que tu ne sois pas très à l’abri du reproche de complicité. Ainsi, pour oui ou pour non, il vaut mieux nous pourvoir de dispenses.

– Ma foi, s’il en est ainsi, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne garde à ne pas oublier ce nouveau serment comme l’autre ; car les fantômes pourraient bien reprendre l’envie de se divertir encore avec moi, et même avec Votre Grâce, s’ils la voient en rechute. »

Durant ces entretiens et d’autres semblables, la nuit les surprit au milieu du chemin, sans qu’ils sussent comment avoir ni comment découvrir où se mettre à l’abri ; et le pis de l’affaire, c’est qu’ils mouraient de faim, car avec le bissac s’était envolée toute la provision.

Pour achever pleinement leur disgrâce, il leur arriva une aventure qui cette fois, et sans artifice, pouvait bien s’appeler ainsi. La nuit était venue, et fort obscure ; cependant ils cheminaient toujours, Sancho croyant que, de bon compte, on ne pouvait faire plus d’une à deux lieues sur la grande route sans rencontrer quelque hôtellerie.

Or donc, pendant qu’ils marchaient ainsi par la nuit noire, l’écuyer mourant de faim, et le chevalier avec grand appétit, voilà qu’ils aperçurent venir, sur le chemin qu’ils suivaient, une grande multitude de lumières qui semblaient autant d’étoiles mouvantes. À cette vue, Sancho perdit la carte, et son maître sentit un peu la chair de poule. L’un tira son âne par le licou, l’autre son bidet par la bride, et tous deux se tinrent cois, regardant avec grande attention ce que ce pouvait être. Ils virent que les lumières venaient droit de leur côté, et que plus elles s’approchaient, plus elles semblaient grandes.

Pour le coup, Sancho se mit à trembler de tous ses membres, comme un épileptique, et les cheveux se dressèrent sur la tête de don Quichotte, lequel, s’animant néanmoins un peu :

« Voici sans doute, dit-il, une grande et périlleuse aventure, où il va falloir, Sancho, que je montre toute ma force et tout mon courage.

– Malheureux que je suis ! répondit Sancho, si c’est une aventure de fantômes, comme elle m’en a tout l’air, où trouver des côtes pour y suffire ?

– Tout fantômes qu’ils puissent être, s’écria don Quichotte, je ne permettrai pas qu’ils te touchent seulement au poil du pourpoint. S’ils t’ont fait un mauvais tour l’autre fois, c’est que je n’ai pu sauter les murs de la basse-cour ; mais nous sommes maintenant en rase campagne, où je pourrai jouer de l’épée tout à mon aise.

– Mais s’ils vous enchantent et vous engourdissent comme la fois passée, répliqua Sancho, que vous servira-t-il d’avoir ou non la clef des champs ?

– En tout cas, reprit don Quichotte, je te supplie, Sancho, de reprendre courage ; l’expérience te fera voir quel est le mien.

– Eh bien ! oui, j’en aurai, s’il plaît à Dieu, » répondit Sancho.

Et tous deux, se détournant un peu du chemin, se remirent à considérer attentivement ce que pouvaient être ces lumières qui marchaient.

Ils aperçurent bientôt un grand nombre d’hommes enchemisés dans des robes blanches[120], et cette effrayante vision acheva si bien d’abattre le courage de Sancho Panza, qu’il commença à claquer des dents comme dans un accès de fièvre tierce ; mais la peur et le claquement augmentèrent encore quand ils virent enfin distinctement ce que c’était. Ils découvrirent au moins une vingtaine de ces gens en chemise, tous à cheval, tenant à la main des torches allumées, derrière lesquels venait une litière tendue en deuil, que suivaient six autres cavaliers habillés de noir jusqu’aux pieds de leurs mules, car on voyait bien, au calme de l’allure de ces bêtes, que ce n’étaient pas des chevaux. Ces fantômes blancs cheminaient en murmurant d’inintelligibles paroles d’une voix basse et plaintive.

Cette étrange apparition, à une telle heure et dans un tel lieu désert, suffisait bien pour faire pénétrer l’effroi jusqu’au cœur de Sancho, et même jusqu’à celui de son maître. Néanmoins, tandis que toute la résolution de Sancho faisait naufrage, le contraire arriva pour don Quichotte, auquel sa folle imagination représenta sur-le-champ que c’était une des aventures de ses livres. Il se figura que la litière était un brancard où l’on portait quelque chevalier mort ou grièvement blessé, dont la vengeance était réservée à lui seul. Sans plus de réflexion, il s’affermit bien sur la selle, met en arrêt sa pique de messier, et, d’une contenance assurée, va se planter au beau milieu du chemin où devaient forcément passer les gens aux blancs manteaux. Dès qu’il les vit s’approcher, il leur cria d’une voix terrible :

« Halte-là, chevaliers ! qui que vous soyez, halte-là ! Dites-moi qui vous êtes, d’où vous venez, où vous allez, et ce que vous menez sur ce brancard. Selon toutes les apparences, ou vous avez fait, ou l’on vous a fait quelque tort et grief ; il convient donc et il est nécessaire que j’en sois instruit, soit pour vous châtier du mal que vous avez fait, soit pour vous venger de celui qu’on vous a fait.

– Nous sommes pressés, et l’hôtellerie est loin, répondit un des hommes en chemise ; nous n’avons pas le temps de vous rendre tous les comptes que vous demandez ; » et, piquant sa mule, il voulut passer outre.

Mais don Quichotte s’était grandement irrité de cette réponse ; saisissant la mule par le mors :

« Halte-là ! vous dis-je, et soyez plus poli. Qu’on réponde à ce que j’ai demandé, ou sinon je vous déclare la guerre à tous, et vous livre bataille. »

La mule était ombrageuse : se sentant prise au mors, elle se cabra et se renversa par terre sur son cavalier. Un valet, qui marchait à pied, voyant tomber son maître, se mit à injurier don Quichotte, lequel, déjà enflammé de colère, baisse sa lance sans attendre davantage, et fondant sur un des habillés de noir, l’envoie rouler sur la poussière atteint d’un mauvais coup ; puis, se ruant à travers la troupe, c’était merveille de voir avec quelle promptitude il les attaquait et les culbutait l’un après l’autre ; l’on eût dit qu’il avait en cet instant poussé des ailes à Rossinante, tant il se montrait fier et léger.

Tous ces manteaux blancs étaient des gens timides et sans armes ; dès les premiers coups, ils lâchèrent pied, et se mirent à courir à travers champs avec leurs torches allumées, si bien qu’on les aurait pris pour une des mascarades qui courent les nuits de carnaval. Quant aux manteaux noirs, ils étaient si empêtrés dans leurs longues jupes qu’ils ne pouvaient remuer. Don Quichotte put donc les bâtonner et les chasser tout devant lui, restant à bon marché maître du champ de bataille ; car ils imaginaient tous que ce n’était pas un homme, mais bien le diable en personne qui était venu de l’enfer les attendre au passage, pour leur enlever le corps mort qu’ils menaient dans la litière. Sancho, cependant, regardait tout cela, admirant l’intrépidité de son seigneur, et il disait dans sa barbe :

« Sans aucun doute, ce mien maître-là est aussi brave et vaillant qu’il le dit. »

Une torche était restée, brûlant par terre, auprès du premier qu’avait renversé la mule. Don Quichotte, l’apercevant à cette lueur, s’approcha de lui, et, lui posant la pointe de sa lance sur la gorge, il lui cria de se rendre, ou, sinon, qu’il le tuerait.

« Je ne suis que trop rendu, répondit l’homme à terre, puisque je ne puis bouger, et que j’ai, je crois, la jambe cassée. Mais, si vous êtes gentilhomme et chrétien, je supplie Votre Grâce de ne pas me tuer ; elle commettrait un sacrilège, car je suis licencié et j’ai reçu les premiers ordres.

– Et qui diable, étant homme d’Église, vous a conduit ici ? s’écria don Quichotte.

– Qui, seigneur ? répondit l’autre ; mon malheur.

– Eh bien ! répliqua don Quichotte, un autre plus grand vous menace, si vous ne répondez sur-le-champ à toutes les questions que je vous ai faites.

– Vous allez être aisément satisfait, reprit le licencié ; et d’abord Votre Grâce saura que, bien que j’aie dit tout à l’heure que j’avais les licences, je ne suis encore que bachelier. Je m’appelle Alonzo Lopez, et suis natif d’Alcovendas. Je viens de la ville de Baéza, en compagnie d’onze autres prêtres, ceux qui fuyaient avec des torches. Nous allons à Ségovie, accompagnant un corps mort qui est dans cette litière : ce corps mort est celui d’un gentilhomme qui mourut à Baéza, où il a été quelque temps déposé au cimetière ; mais, comme je vous ai dit, nous portons ses os à Ségovie, où est la sépulture de sa famille.

– Et qui l’a tué ? demanda don Quichotte.

– Dieu, par le moyen d’une fièvre maligne qu’il lui a envoyée, répondit le bachelier.

– En ce cas, reprit don Quichotte, le Seigneur m’a dispensé de la peine que j’aurais prise de venger sa mort, si tout autre l’eût tué. Mais, étant frappé de telle main, je n’ai plus qu’à me taire et à plier les épaules, ce que je ferais s’il m’eût frappé moi-même. Mais je veux apprendre à Votre Révérence que je suis un chevalier de la Manche, appelé don Quichotte, et que ma profession est d’aller par le monde redressant les torts et réparant les injustices.

– Je ne sais trop, répondit le bachelier, comment vous entendez le redressement des torts, car de droit que j’étais, vous m’avez fait tordu, me laissant avec une jambe cassée, qui ne se verra plus droite en tous les jours de sa vie ; et l’injustice que vous avez réparée en moi, ç’a été de m’en faire une irréparable, et nulle plus grande mésaventure ne pouvait m’arriver que de vous rencontrer cherchant des aventures.

– Toutes les choses ne se passent point de la même façon, répliqua don Quichotte ; le mal est venu, seigneur bachelier Alonzo Lopez, de ce que vous cheminiez la nuit, vêtus de surplis blancs, des torches à la main, marmottant entre vos lèvres et couverts de deuil, tels enfin que vous ressembliez à des fantômes et à des gens de l’autre monde. Aussi je n’ai pu me dispenser de remplir mon devoir en vous attaquant, et je n’aurais pas manqué de le faire, quand bien même vous auriez été réellement, comme je n’ai cessé de le croire, une troupe de démons échappés de l’enfer.

– Puisque ainsi l’a voulu ma mauvaise fortune, reprit le bachelier, je vous supplie, seigneur chevalier errant, qui m’empêcherez pour longtemps d’errer, de m’aider à me dégager de cette mule, sous laquelle ma jambe est prise entre la selle et l’étrier.

– Vous parliez donc pour demain, à ce qu’il paraît ? répondit don Quichotte. Et que diable attendiez-vous pour me conter votre souci ? »

Il cria aussitôt à Sancho de venir ; mais celui-ci n’avait garde de se presser, parce qu’il s’occupait à dévaliser un mulet de bât que ces bons prêtres menaient chargé d’excellentes provisions de bouche. Sancho fit de son manteau une manière de havre-sac, et l’ayant farci de tout ce qu’il put y faire entrer, il en chargea son âne, puis il accourut aux cris de son maître, auquel il prêta la main pour tirer le seigneur bachelier de dessous sa mule. Ils parvinrent à le remettre en selle, lui rendirent sa torche, et don Quichotte lui dit de suivre le chemin qu’avaient pris ses compagnons, en le chargeant de leur demander de sa part pardon de l’offense qu’il n’avait pu s’empêcher de leur faire. Sancho lui dit encore :

« Si par hasard ces messieurs veulent savoir quel est le brave qui les a mis en déroute, vous n’avez qu’à leur dire que c’est le fameux don Quichotte de la Manche, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure. »

Le bachelier s’éloigna sans demander son reste, et don Quichotte alors s’informa de Sancho pour quel motif il l’avait appelé le chevalier de la Triste-Figure, plutôt à cette heure qu’à toute autre.

« Je vais vous le dire, répondit Sancho : c’est que je vous ai un moment considéré à la lueur de cette torche que porte ce pauvre boiteux ; et véritablement Votre Grâce a bien la plus mauvaise mine que j’aie vue depuis longues années : ce qui doit venir sans doute, ou des fatigues de ce combat, ou de la perte de vos dents.

– Ce n’est pas cela, répondit don Quichotte ; mais le sage auquel est confié le soin d’écrire un jour l’histoire de mes prouesses aura trouvé bon que je prenne quelque surnom significatif, comme en prenaient tous les chevaliers du temps passé. L’un s’appelait le chevalier de l’Ardente-Épée ; l’autre, de la Licorne ; celui-ci, des Demoiselles ; celui-là, du Phénix ; cet autre, du Griffon ; et cet autre, de la Mort ; et c’est par ces surnoms et ces insignes qu’ils étaient connus sur toute la surface de la terre. Ainsi donc, dis-je, le sage dont je viens de parler t’aura mis dans la pensée et sur la langue ce nom de chevalier de la Triste-Figure[121], que je pense bien porter désormais ; et pour que ce nom m’aille mieux encore, je veux faire peindre sur mon écu, dès que j’en trouverai l’occasion, une triste et horrible figure.

– Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, il est bien inutile de dépenser du temps et de l’argent à faire peindre cette figure-là. Votre Grâce n’a qu’à montrer la sienne, et à regarder en face ceux qui la regarderont, et je vous réponds que, sans autre image et sans nul écu, ils vous appelleront tout de suite le chevalier de la Triste-Figure. Et croyez bien que je vous dis vrai ; car je vous assure, soit dit en badinage, que la faim et le manque de dents vous donnent une si piteuse mine qu’on peut, comme je l’ai dit, très-aisément épargner la peinture. »

Don Quichotte se mit à rire de la saillie de son écuyer, mais pourtant n’en résolut pas moins de prendre ce surnom, en faisant peindre son bouclier comme il l’entendait.

« Sais-tu bien, Sancho, lui dit-il ensuite, que me voilà excommunié pour avoir violemment porté les mains sur une chose sainte, suivant le texte : Si quis, suadente diabolo[122], etc. ? Et cependant, à vrai dire, je n’ai pas porté les mains, mais cette pique ; et d’ailleurs je ne pensais guère offenser des prêtres et des choses de l’Église, que je respecte et que j’adore comme fidèle chrétien catholique que je suis, mais au contraire des fantômes et des spectres de l’autre monde. Et quand il en serait ainsi, je n’ai pas oublié ce qui arriva au Cid Ruy-Diaz quand il brisa la chaise de l’ambassadeur d’un certain roi devant Sa Sainteté le pape, qui l’excommunia pour ce fait ; ce qui n’empêcha pas que le bon Rodrigo de Vivar n’eût agi ce jour-là en loyal et vaillant chevalier.[123] »

Le bachelier s’étant éloigné sur ces entrefaites, don Quichotte avait envie de voir si le corps qui venait dans la litière était de chair ou d’os ; mais Sancho ne voulut jamais y consentir.

« Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce a mis fin à cette aventure à moins de frais que toutes celles que j’ai vues jusqu’à présent. Il ne faut pas tenter le diable. Ces gens, quoique vaincus et mis en déroute, pourraient bien cependant s’apercevoir qu’une seule personne les a battus ; la honte et le dépit pourraient bien les ramener sur nous prendre leur revanche, et ils nous donneraient du fil à retordre. Croyez-moi, l’âne est pourvu, la montagne est près, la faim nous talonne : il n’y a rien de mieux à faire que de nous en aller bravement les pieds l’un devant l’autre ; et, comme on dit, que le mort aille à la sépulture et le vivant à la pâture. »

Là-dessus, prenant son âne par le licou, il pria son maître de le suivre, lequel obéit, voyant que Sancho avait la raison de son côté.

Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux, ils arrivèrent dans un large et frais vallon, où ils mirent pied à terre. Sancho soulagea bien vite son âne ; puis, maître et valet, étendus sur l’herbe verte, ayant toute la sauce de leur appétit, déjeunèrent, dînèrent, goûtèrent et soupèrent tout à la fois, pêchant dans plus d’un panier de viandes froides que messieurs les prêtres du défunt, gens qui rarement oublient les soins d’ici-bas, avaient eu l’attention de charger sur les épaules du mulet. Mais il leur arriva une autre disgrâce, que Sancho trouva la pire de toutes : c’est qu’ils n’avaient pas de vin à boire, pas même une goutte d’eau pour se rafraîchir la bouche. La soif à son tour les tourmentait, et Sancho, voyant que le pré sur lequel ils étaient assis avait beaucoup d’herbe fraîche et menue, dit à son maître ce qui se dira dans le chapitre suivant.

Chapitre XX

De l’aventure inouïe que mit à fin le valeureux don Quichotte, avec moins de péril que n’en courut en nulle autre nul fameux chevalier


« Il est impossible, mon seigneur, que ce gazon vert ne rende pas témoignage qu’ici près coule quelque fontaine ou ruisseau qui le mouille et le rafraîchit. Nous ferons donc bien d’avancer un peu, car nous trouverons sans doute de quoi calmer cette terrible soif qui nous obsède, et dont le tourment est pire encore que celui de la faim. »

Don Quichotte approuva cet avis : il prit Rossinante par la bride, et Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les débris du souper ; puis ils commencèrent à cheminer en remontant la prairie à tâtons, car l’obscurité de la nuit ne laissait pas apercevoir le moindre objet. Ils n’eurent pas fait deux cents pas que leurs oreilles furent frappées par un grand bruit d’eau, comme serait celui d’une cascade qui tomberait du haut d’un rocher. Ils sentirent à ce bruit une joie infinie, et s’étant arrêtés pour écouter attentivement d’où il partait, ils entendirent tout à coup un autre vacarme qui calma tout à la fois leur joie et leur soif, surtout pour Sancho, naturellement poltron. Ils entendirent de grands coups sourds, frappés en cadence, et accompagnés d’un certain cliquetis de fer et de chaînes, qui, joint au bruit du torrent, aurait jeté l’effroi dans tout autre cœur que celui de don Quichotte. La nuit, comme je viens de le dire, était très-obscure, et le hasard les avait amenés sous un bouquet de grands arbres, dont les feuilles, agitées par la brise, faisaient un autre bruit à la fois doux et effrayant ; si bien que la solitude, le site, l’obscurité, le bruit de l’eau et le murmure des feuilles, tout répandait l’horreur et l’épouvante. Ce fut pis encore quand ils virent que les coups ne cessaient de frapper, ni le vent de souffler, et que le jour tardait à poindre pour leur apprendre du moins où ils se trouvaient.

Mais don Quichotte, soutenu par son cœur intrépide, sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance :

« Ami Sancho, s’écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer, pour y ressusciter l’âge d’or. C’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C’est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table-Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée ; qui dois mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant, Olivant et Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers errants des siècles passés, faisant en ce siècle où je me trouve de si grands et de si merveilleux faits d’armes, qu’ils obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à se vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de cette nuit et son profond silence, le bruit sourd et confus de ces arbres, l’effroyable tapage de cette eau que nous étions venus chercher, et qui semble se précipiter du haut des montagnes de la Lune[124] ; enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui nous déchirent les oreilles ; toutes choses qui, non-seulement ensemble, mais chacune en particulier, sont capables de jeter la surprise, la peur et l’effroi dans l’âme même du dieu Mars, à plus forte raison de celui qui n’est pas fait à de tels événements. Eh bien ! toutes ces choses que je viens de te peindre sont autant d’aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le cœur me bondit dans la poitrine du désir que j’éprouve d’affronter cette aventure, toute périlleuse qu’elle s’annonce. Ainsi donc, Sancho, serre un peu les sangles de Rossinante, et reste à la garde de Dieu. Tu m’attendras ici l’espace de trois jours, au bout desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t’en retourner à notre village, et de là, pour faire une bonne œuvre et me rendre service, tu iras au Toboso, où tu diras à Dulcinée, mon incomparable dame, que son captif chevalier est mort pour accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se nommer ainsi. »

Lorsque Sancho entendit son maître parler de la sorte, il se prit à pleurer avec le plus profond attendrissement.

« Seigneur, lui dit-il, je ne sais pourquoi Votre Grâce veut absolument s’engager dans une si périlleuse aventure. Il est nuit à cette heure, personne ne nous voit ; nous pouvons bien changer de route et échapper au danger, dussions-nous ne pas boire de trois jours ; et puisqu’il n’y a personne pour nous voir, il n’y en aura pas davantage pour nous traiter de poltrons. Et d’ailleurs, j’ai souvent entendu prêcher au curé de notre endroit, ce curé que Votre Grâce connaît bien, que quiconque cherche le péril y succombe. Ainsi donc il ne serait pas bien de tenter Dieu, en se jetant dans une si effroyable affaire qu’on ne pût s’en tirer que par miracle. C’est bien assez de ceux qu’a faits le ciel en votre faveur, lorsqu’il vous a préservé d’être berné comme moi, et qu’il vous a donné pleine victoire sans qu’il vous en coûtât la moindre égratignure, sur tous ces ennemis qui accompagnaient le corps du défunt. Mais si tout cela ne peut toucher ni attendrir ce cœur de rocher, qu’il s’attendrisse du moins en pensant qu’à peine Votre Grâce aura fait un pas pour s’éloigner d’ici, je rendrai de frayeur mon âme à qui voudra la prendre. J’ai quitté mon pays, j’ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre et servir Votre Grâce, croyant valoir plutôt plus que moins. Mais, comme on dit, l’envie d’y trop mettre rompt le sac : elle a détruit mes espérances ; car, au moment où je comptais le plus attraper enfin cette île malencontreuse que Votre Grâce m’a tant de fois promise, voilà qu’en échange et en payement de mes services, vous voulez maintenant me laisser tout seul dans un lieu si éloigné du commerce des hommes. Ah ! par un seul Dieu, mon seigneur, n’ayez pas à mon égard tant de cruauté. Et si Votre Grâce ne veut pas absolument renoncer à courir cette aventure, attendez au moins jusqu’au matin ; car, à ce que m’apprend la science que j’ai apprise quand j’étais berger, il ne doit pas y avoir trois heures d’ici à l’aube du jour : en effet, la bouche de la petite Ourse est par-dessus la tête de la Croix, tandis que minuit se marque à la ligne du bras gauche[125].

– Mais, Sancho, répondit don Quichotte, comment peux-tu voir cette ligne, ni où sont la bouche et la tête, puisque la nuit est si obscure qu’on ne distingue pas une seule étoile ?

– C’est bien vrai, répliqua Sancho ; mais la peur a de bons yeux, et puisqu’elle voit, à ce qu’on dit, sous la terre, elle peut bien voir en haut dans le ciel ; d’ailleurs il est aisé de conjecturer qu’il n’y a pas loin d’ici au jour.

– Qu’il vienne tôt ou qu’il vienne tard, reprit don Quichotte, il ne sera pas dit, à cette heure ni dans aucun temps, que des larmes ou des prières m’aient empêché de faire ce que je dois en qualité de chevalier. Je te prie donc, Sancho, de te taire. Dieu, qui m’a mis dans le cœur l’envie d’affronter cette aventure inouïe et formidable, aura soin de veiller à mon salut et de consoler ton affliction. Ce que tu as à faire, c’est de bien serrer les sangles de Rossinante, et de te tenir ici ; je te promets d’être bientôt de retour, mort ou vif. »

Sancho, voyant l’inébranlable résolution de son maître et le peu d’influence qu’avaient sur lui ses conseils, ses prières et ses larmes, résolut de recourir à son adresse, et de lui faire, s’il était possible, attendre le jour bon gré mal gré. Pour cela, tandis qu’il serrait les sangles du cheval, sans faire semblant de rien et sans être aperçu, il attacha avec le licou de l’âne les deux pieds de Rossinante, de façon que, lorsque don Quichotte voulut partir, il n’en put venir à bout, car le cheval ne pouvait bouger, si ce n’est par sauts et par bonds. Voyant le succès de sa ruse, Sancho Panza lui dit aussitôt :

« Eh bien ! seigneur, vous le voyez : le ciel, touché de mes pleurs et de mes supplications, ordonne que Rossinante ne puisse bouger de là, et si vous vous opiniâtrez, si vous tourmentez cette pauvre bête, ce sera vouloir fâcher la fortune, et donner, comme on dit, du poing contre l’aiguillon. »

Cependant don Quichotte se désespérait ; mais, plus il frappait son cheval de l’éperon, moins il le faisait avancer. Enfin, sans se douter de la ligature, il trouva bon de se calmer et d’attendre, ou que le jour vînt, ou que Rossinante remuât. Toutefois, attribuant son refus de marcher à toute autre cause que l’industrie de Sancho :

« Puisqu’il en est ainsi, lui dit-il, et que Rossinante ne veut pas avancer, il faut bien me résigner à attendre que l’aube nous rie, quoique j’aie à pleurer tout le temps qu’elle va tarder à poindre.

– Il n’y a pas de quoi pleurer, répondit Sancho ; j’amuserai Votre Grâce en lui contant des contes jusqu’au jour ; à moins pourtant que vous n’aimiez mieux descendre de cheval, et dormir un peu sur le gazon, à la mode des chevaliers errants, pour vous trouver demain mieux reposé, et plus en état d’entreprendre cette furieuse aventure qui vous attend.

– Qu’appelles-tu descendre, qu’appelles-tu dormir ? s’écria don Quichotte. Suis-je par hasard de ces chevaliers musqués qui prennent du repos dans les périls ? Dors, toi qui es né pour dormir, et fais tout ce que tu voudras ; mais je ferai, moi, ce qui convient le plus à mes desseins.

– Que votre Grâce ne se fâche pas, mon cher seigneur, répondit Sancho ; j’ai dit cela pour rire. »

Et, s’approchant de lui, il mit une main sur l’arçon de devant, passa l’autre sur l’arçon de derrière, de sorte qu’il se tint embrassé à la cuisse gauche de son maître, sans oser s’en éloigner d’une seule ligne, tant sa frayeur était grande au bruit des coups qui continuaient à frapper alternativement.

Don Quichotte dit alors à Sancho de lui conter un conte, comme il le lui avait promis.

« Je le ferais de bon cœur, répondit l’écuyer, si la peur me laissait la parole ; et cependant je vais m’efforcer de vous dire une histoire telle, que, si je parviens à la conter et si je n’en oublie rien, ce sera la meilleure de toutes les histoires. Que Votre Grâce soit donc attentive, je vais commencer.

« Il y avait un jour ce qu’il y avait… que le bien qui vient soit pour tout le monde, et le mal pour celui qui l’est allé chercher[126]… Et je vous prie de remarquer, mon seigneur, le commencement que les anciens donnaient à leurs contes de la veillée ; ce n’était pas le premier venu, mais bien une sentence de Caton, l’encenseur romain, qui dit : « Et le mal pour celui qui l’est allé chercher. » Laquelle sentence vient ici comme une bague au doigt, pour que Votre Grâce reste tranquille, et pour qu’elle n’aille chercher le mal d’aucun côté ; mais bien plutôt pour que nous prenions un autre chemin, puisque personne ne nous force à continuer celui où nous assaillent tant de frayeurs.

– Continue ton conte, Sancho, dit don Quichotte ; et du chemin que nous devons prendre, laisse-m’en le souci.

– Je dis donc, continua Sancho, que, dans un endroit de l’Estrémadure, il y avait un pâtre chevrier, c’est-à-dire qui gardait les chèvres, lequel pâtre ou chevrier, comme dit mon histoire, s’appelait Lope Ruiz, et ce Lope Ruiz était amoureux d’une bergère qui s’appelait Torralva, laquelle bergère appelée Torralva était fille d’un riche propriétaire de troupeaux, et ce riche propriétaire de troupeaux…

– Mais si c’est ainsi que tu contes ton histoire, Sancho, interrompit don Quichotte, répétant deux fois ce que tu as à dire, tu ne finiras pas en deux jours. Conte-la tout uniment, de suite, et comme un homme d’intelligence ; sinon, tais-toi, et n’en dis pas davantage.

– De la manière que je la conte, répondit Sancho, se content dans mon pays toutes les histoires de veillées ; je ne sais pas la conter autrement, et il n’est pas juste que Votre Grâce exige que je fasse des modes nouvelles.

– Conte donc comme tu voudras, s’écria don Quichotte, et, puisque le sort m’a réduit à t’écouter, continue.

– Vous saurez donc, seigneur de mon âme, poursuivit Sancho, que, comme j’ai déjà dit, ce berger était amoureux de Torralva la bergère, laquelle était une fille joufflue et rebondie, assez farouche et même un peu hommasse, car elle avait quelques poils de moustache, si bien que je crois la voir d’ici.

– Tu l’as donc connue quelque part ? demanda don Quichotte.

– Non, je ne l’ai pas connue, reprit Sancho ; mais celui qui m’a conté l’histoire m’a dit qu’elle était si véritable et si certaine, que, quand je la raconterais à un autre, je pourrais bien jurer et affirmer que j’avais vu tout ce qui s’y passe. Or donc, les jours allant et venant, comme on dit, le diable qui ne s’endort pas et qui se fourre partout pour tout embrouiller, fit si bien, que l’amour qu’avait le berger pour la bergère se changea en haine et en mauvais vouloir ; et la cause en fut, selon les mauvaises langues, une certaine quantité de petites jalousies qu’elle lui donna les unes sur les autres, et telles, ma foi, qu’elles passaient la plaisanterie. Depuis ce temps, la haine du berger devint si forte, que, pour ne plus voir la bergère, il résolut de quitter son pays, et d’aller jusqu’où ses yeux ne pussent jamais la revoir. La Torralva, tout aussitôt qu’elle se vit dédaignée de Lope, l’aima bien plus fort que lui ne l’avait jamais aimée.

– C’est la condition naturelle des femmes, interrompit don Quichotte, de dédaigner qui les aime, et d’aimer qui les dédaigne. Continue, Sancho.

– Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger mit en œuvre son projet, et, poussant ses chèvres devant lui, il s’achemina dans les champs de l’Estrémadure, pour passer au royaume de Portugal. La Torralva, qui eut vent de sa fuite, se mit aussitôt à ses trousses ; elle le suivait de loin, à pied, ses souliers dans une main, un bourdon dans l’autre, et portant à son cou un petit bissac qui contenait, à ce qu’on prétend, un morceau de miroir, la moitié d’un peigne, et je ne sais quelle petite boîte de fard à farder pour le visage. Mais, qu’elle portât ces choses ou d’autres, ce que je n’ai pas envie de vérifier à présent, toujours est-il que le berger arriva avec son troupeau pour passer le Guadiana, dans le temps où les eaux avaient tellement crû, que la rivière sortait presque de son lit ; et du côté où il arriva, il n’y avait ni barque, ni bateau, ni batelier, pour le passer lui et ses chèvres, ce qui le fit bien enrager, parce qu’il voyait déjà la Torralva sur ses talons, et qu’elle allait lui faire passer un mauvais quart d’heure avec ses pleurs et ses criailleries. Mais il regarda tant de côté et d’autre, qu’à la fin il aperçut un pêcheur qui avait auprès de lui un petit bateau, mais si petit qu’il ne pouvait y tenir qu’une chèvre et une personne. Et pourtant il l’appela, et fit marché pour qu’il le passât à l’autre bord, lui et trois cents chèvres qu’il conduisait. Le pêcheur se met dans la barque, vient prendre une chèvre et la passe ; puis revient et en passe une autre, puis revient encore et en passe encore une autre… Ah çà ! que Votre Grâce fasse bien attention de compter les chèvres que passe le pêcheur ; car si vous en échappez une seule, le conte finira sans qu’on puisse en dire un mot de plus. Je continue donc, et je dis que la rive de l’autre côté était escarpée, argileuse et glissante, de sorte que le pêcheur tardait beaucoup pour aller et venir. Il revint pourtant chercher une autre chèvre, puis une autre, puis une autre encore.

– Eh, pardieu ! suppose qu’il les a toutes passées ! s’écria don Quichotte, et ne te mets pas à aller et venir de cette manière, car tu ne finirais pas de les passer en un an.

– Combien y en a-t-il de passées jusqu’à cette heure ? demanda Sancho.

– Et qui diable le sait ? répondit don Quichotte.

– Je vous le disais bien, pourtant, d’en tenir bon compte, reprit Sancho. Eh bien ! voilà que l’histoire est finie, et qu’il n’y a plus moyen de la continuer.

– Comment cela peut-il être ? s’écria don Quichotte ; est-il donc si essentiel à ton histoire de savoir par le menu le nombre de chèvres qui ont passé, que, si l’on se trompe d’une seule, tu ne puisses en dire un mot de plus ?

– Non, seigneur, en aucune façon, répondit Sancho ; car, au moment où je demandais à Votre Grâce combien de chèvres avaient passé, et que vous m’avez répondu que vous n’en saviez rien, tout aussitôt ce qui me restait à dire s’en est allé de ma mémoire, et c’était, par ma foi, le meilleur et le plus divertissant.

– De façon, reprit don Quichotte, que l’histoire est finie ?

– Comme la vie de ma mère, répondit Sancho.

– Je t’assure, en vérité, répliqua don Quichotte, que tu viens de conter là l’un des plus merveilleux contes, histoires ou historiettes, qu’on puisse inventer dans ce monde[127], et qu’une telle manière de le conter et de le finir ne s’est vue et ne se verra jamais. Je ne devais pas, au surplus, attendre autre chose de ta haute raison. Mais pourquoi m’étonner ? Peut-être que ces coups, dont le bruit ne cesse pas, t’ont quelque peu troublé la cervelle ?

– Tout est possible, répondit Sancho ; mais, à propos de mon histoire, je sais qu’il n’y a plus rien à dire, et qu’elle finit juste où commence l’erreur du compte des chèvres qui passent.

– À la bonne heure, répondit don Quichotte, qu’elle finisse où tu voudras. Mais voyons si maintenant Rossinante peut remuer. »

En disant cela, il se remit à lui donner de l’éperon, et le cheval se remit à faire un saut de mouton, sans bouger de place, tant il était bien attaché.

En ce moment il arriva, soit à cause de la fraîcheur du matin qui commençait à se faire sentir, soit parce que Sancho avait mangé la veille au soir quelque chose de laxatif, soit enfin, ce qui est le plus probable, que la nature opérât en lui, il arriva qu’il se sentit envie de déposer une charge dont personne ne pouvait le soulager. Mais telle était la peur qui s’était emparée de son âme, qu’il n’osait pas s’éloigner de son maître de l’épaisseur d’un ongle. D’une autre part, essayer de remettre ce qu’il avait à faire était impossible. Dans cette perplexité, il imagina de lâcher la main droite avec laquelle il se tenait accroché à l’arçon de derrière ; puis, sans faire ni bruit ni mouvement, il détacha l’aiguillette qui soutenait ses chausses, lesquelles lui tombèrent aussitôt sur les talons, et lui restèrent aux pieds comme des entraves ; ensuite il releva doucement le pan de sa chemise, et mit à l’air les deux moitiés d’un postérieur qui n’était pas de mince encolure. Cela fait, et lorsqu’il croyait avoir achevé le plus difficile pour sortir de cette horrible angoisse, un autre embarras lui survint, plus cruel encore ; il lui sembla qu’il ne pouvait commencer sa besogne sans laisser échapper quelque bruit, et le voilà, serrant les dents et pliant les épaules, qui retient son souffle de toute la force de ses poumons. Mais en dépit de tant de précautions, il fut si peu chanceux, qu’à la fin il fit un léger bruit, fort différent de celui qui causait sa frayeur. Don Quichotte l’entendit.

« Quel est ce bruit ? demanda-t-il aussitôt.

– Je ne sais, seigneur, répondit l’autre ; mais ce doit être quelque chose de nouveau, car les aventures et mésaventures ne commencent jamais pour un peu. »

Puis il se remit à tenter la fortune, et cette fois avec tant de succès, que, sans plus de scandale ni d’alarme, il se trouva délivré du fardeau qui l’avait si fort mis à la gêne.

Mais, comme don Quichotte avait le sens de l’odorat tout aussi fin que celui de l’ouïe, et comme Sancho était si près et si bien cousu à ses côtés que les vapeurs lui montaient à la tête presque en ligne droite, il ne put éviter que quelques-unes n’arrivassent jusqu’à ses narines. Dès qu’il les eut senties, il appela ses doigts au secours de son nez, qu’il serra étroitement entre le pouce et l’index.

« Il me semble, Sancho, dit-il alors d’un ton nasillard, que tu as grand’peur en ce moment.

– C’est vrai, répondit Sancho ; mais à quoi Votre Grâce s’aperçoit-elle que ma peur est plus grande à présent que tout à l’heure ?

– C’est qu’à présent tu sens plus fort que tout à l’heure, reprit don Quichotte, et ce n’est pas l’ambre, en vérité.

– C’est encore possible, répliqua Sancho ; mais la faute n’en est pas à moi : elle est à Votre Grâce, qui m’amène à ces heures indues dans ces parages abandonnés.

– Retire-toi deux ou trois pas, mon ami, reprit don Quichotte sans lâcher les doigts qui lui tenaient le nez ; et désormais prends un peu plus garde à ta personne et à ce que tu dois à la mienne ; c’est sans doute de la grande liberté que je te laisse prendre avec moi qu’est née cette irrévérence.

– Je gagerais, répliqua Sancho, que Votre Grâce s’imagine que j’ai fait de ma personne quelque chose que je ne devais point faire.

– Laisse, laisse, ami Sancho, s’écria don Quichotte : ce sont matières qu’il vaut mieux ne pas agiter. »

Ce fut en ces entretiens et d’autres semblables que le maître et le valet passèrent le reste de la nuit. Dès que Sancho vit que l’aube allait poindre, il détacha tout doucement les liens de Rossinante et releva ses chausses. Se voyant libre, Rossinante se sentit, à ce qu’il parut, un peu de cœur au ventre. Quoiqu’il ne fût nullement fougueux de sa nature, il se mit à piétiner du devant, car, quant à faire des courbettes, je lui en demande bien pardon, mais il n’en était pas capable. Don Quichotte, voyant qu’enfin Rossinante remuait, en tira bon augure, et vit là le signal d’entreprendre cette aventure redoutable.

Pendant ce temps, le jour achevait de venir, et les objets se montraient distinctement. Don Quichotte vit qu’il était sous un groupe de hauts châtaigniers, arbres qui donnent une ombre très-épaisse ; mais, quant au bruit des coups, qui ne cessaient pas un instant, il ne put en découvrir la cause. Ainsi donc, sans attendre davantage, il fit sentir l’éperon à Rossinante, et, prenant encore une fois congé de son écuyer, il lui ordonna de l’attendre en cet endroit trois jours au plus, comme il lui avait dit précédemment, au bout desquels, si Sancho ne le voyait pas revenir, il pourrait tenir pour certain qu’il avait plu à Dieu de lui faire laisser la vie dans cette périlleuse aventure. Il lui rappela ensuite l’ambassade qu’il devait présenter de sa part à sa dame Dulcinée ; enfin il ajouta que Sancho ne prît aucun souci du payement de ses gages, parce que lui don Quichotte, avant de quitter le pays, avait laissé son testament, où se trouvait l’ordre de lui payer gages et gratifications au prorata du temps qu’il l’avait servi.

« Mais, continua-t-il, s’il plaît à Dieu de me tirer de ce péril sain et sauf et sans encombre, tu peux regarder comme bien plus que certaine la possession de l’île que je t’ai promise. »

Quand Sancho entendit les touchants propos de son bon seigneur, il se remit à pleurer, et résolut de ne plus le quitter jusqu’à l’entière et complète solution de l’affaire. De ces pleurs et de cette honorable détermination, l’auteur de notre histoire tire la conséquence que Sancho Panza devait être bien né, et tout au moins vieux chrétien[128]. Son affliction attendrit quelque peu son maître, mais pas assez pour qu’il montrât la moindre faiblesse. Au contraire, dissimulant du mieux qu’il put, il s’achemina sans retard du côté d’où semblait venir le bruit continuel de l’eau et des coups frappés.

Sancho le suivit à pied, selon sa coutume, menant par le licou son âne, éternel compagnon de sa bonne et de sa mauvaise fortune. Quand ils eurent marché quelque temps sous le feuillage de ces sombres châtaigniers, ils arrivèrent dans une petite prairie, au pied de quelques roches élevées, d’où tombait avec grand bruit une belle chute d’eau. Au bas de ces roches étaient quelques mauvaises baraques, plus semblables à des ruines qu’à des maisons, du milieu desquelles ils s’aperçurent que partait le bruit de ces coups redoublés qui continuaient toujours. Rossinante s’effraya du bruit que faisaient les coups et la chute de l’eau. Mais don Quichotte, après l’avoir calmé de la voix et de la main, s’approcha peu à peu des masures, se recommandant du profond de son cœur à sa dame, qu’il suppliait de lui accorder faveur en cette formidable entreprise, et, chemin faisant, invoquant aussi l’aide de Dieu. Pour Sancho, qui ne s’éloignait pas des côtés de son maître, il étendait tant qu’il pouvait le cou et la vue par-dessous le ventre de Rossinante, pour voir s’il apercevrait ce qui le tenait depuis si longtemps en doute et en émoi. Ils avaient fait encore une centaine de pas dans cette posture, lorsqu’enfin, au détour d’un rocher, se découvrit manifestement à leurs yeux la cause de cet infernal tapage qui, pendant la nuit tout entière, leur avait causé de si mortelles alarmes. Et c’était tout bonnement, si cette découverte, ô lecteur, ne te donne ni regret ni dépit, six marteaux de moulin à foulon, qui, de leurs coups alternatifs, faisaient tout ce vacarme.

À cette vue, don Quichotte devint muet ; il pâlit et défaillit du haut en bas. Sancho le regarda, et vit qu’il avait la tête baissée sur sa poitrine, comme un homme confus et consterné. Don Quichotte aussi regarda Sancho : il le vit les deux joues enflées, et la bouche tellement pleine d’envie de rire qu’il semblait vouloir en étouffer ; et toute sa mélancolie ne pouvant tenir contre la comique grimace de Sancho, il se laissa lui-même aller à sourire. Dès que Sancho vit que son maître commençait, il lâcha la bonde, et s’en donna de si bon cœur, qu’il fut obligé de se serrer les rognons avec les poings pour ne pas crever de rire. Quatre fois il se calma, et quatre fois il se reprit avec la même impétuosité que la première. Don Quichotte s’en donnait au diable, surtout quand il l’entendit s’écrier, par manière de figue, et contrefaisant sa voix et ses gestes :

« Apprends, ami Sancho, que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer pour y ressusciter l’âge d’or : c’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits ; » continuant de répéter ainsi les propos que lui avait tenus son maître lorsqu’il entendit pour la première fois le bruit des coups de marteau. Voyant donc que Sancho se moquait de lui décidément, don Quichotte fut saisi d’une telle colère, qu’il leva le manche de sa pique, et lui en assena deux coups si violents, que, s’ils eussent frappé sur la tête aussi bien que sur les épaules, son maître était quitte de lui payer ses gages, à moins que ce ne fût à ses héritiers. Quand Sancho vit que ses plaisanteries étaient payées de cette monnaie, craignant que son maître ne doublât la récompense, il prit une contenance humble et un ton contrit :

« Que Votre Grâce s’apaise ! lui dit-il ; ne voyez-vous pas que je plaisante ?

– Et c’est justement parce que vous plaisantez que je ne plaisante pas, répondit don Quichotte. Venez ici, monsieur le rieur, et répondez. Vous semble-t-il, par hasard, que si ces marteaux à foulon eussent été aussi bien une périlleuse aventure, je n’avais pas montré assez de courage pour l’entreprendre et la mettre à fin ? et suis-je obligé, par hasard, chevalier que je suis, à distinguer les sons, et à reconnaître si le bruit que j’entends vient de marteaux à foulon ou d’autre chose ? et ne pourrait-il pas arriver, comme c’est la vérité toute pure, que je n’en aie jamais entendu de ma vie, comme vous les avez vus et entendus, vous, rustre et vilain que vous êtes, né et élevé dans leur voisinage ? Sinon, faites voir un peu que ces six marteaux se changent en six géants, et jetez les-moi à la barbe l’un après l’autre, ou tous ensemble ; et si je ne les mets pas tous les six les quatre fers en l’air, alors je vous permets de vous moquer de moi tout à votre aise.

– En voilà bien assez, mon cher seigneur, répliqua Sancho ; je confesse que j’ai trop lâché la bride à ma bonne humeur. Mais, dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est faite (que Dieu vous tire de toutes les aventures aussi sain et aussi sauf que de celle-ci !), dites-moi, n’y a-t-il pas de quoi rire, et aussi de quoi conter, dans cette grande frayeur que nous avons eue ? dans la mienne, je veux dire, car je sais bien que Votre Grâce n’a jamais connu le nom même de la peur.

– Je ne nie pas, répondit don Quichotte, que dans ce qui nous est arrivé, il n’y ait réellement matière à rire ; mais je ne pense pas qu’il y ait matière à conter, car tous les gens qui vous écoutent n’ont pas assez de sens et d’esprit pour mettre les choses à leur vrai point.

– Tout au moins, reprit Sancho, vous avez su mettre à son vrai point le manche de la lance ; car, en me visant sur la tête, vous m’avez donné sur les épaules, grâce à Dieu et au soin que j’ai pris de gauchir à droite. Mais passe : tout s’en va, comme on dit, dans la lessive, et j’ai souvent ouï dire encore : Celui-là t’aime bien qui te fait pleurer ; et d’autant plus que les grands seigneurs, après une mauvaise parole dite à leurs valets, ont coutume de leur donner une nippe. Je ne sais trop ce qu’ils leur donnent quand ils leur ont donné des coups de bâton ; mais j’imagine que les chevaliers errants donnent après le bâton des îles ou des royaumes en terre ferme.

– La chance pourrait tourner de telle sorte, répondit don Quichotte, que tout ce que tu dis vînt à se vérifier. Et d’abord, pardonne le passé : tu es raisonnable, et tu sais que les premiers mouvements ne sont pas dans la main de l’homme. Mais je veux aussi que tu sois désormais informé d’une chose, afin que tu te contiennes et t’abstiennes de trop parler avec moi : c’est que, dans tous les livres de chevalerie que j’ai lus, et le nombre en est infini, jamais je n’ai vu qu’aucun écuyer bavardât avec son seigneur aussi hardiment que tu bavardes avec le tien. Et, à vrai dire, nous avons aussi grand tort l’un que l’autre : toi, parce que tu ne me respectes pas assez ; moi, parce que je ne me fais pas assez respecter. Voilà Gandalin, l’écuyer d’Amadis, qui devint comte de l’Île-Ferme ; eh bien ! on dit de lui que jamais il ne parlait à son seigneur, sinon le bonnet à la main, la tête penchée et le corps incliné, more turquesco. Mais que dirons-nous de Gasabal, l’écuyer de don Galaor, lequel fut si discret, que, pour nous instruire de son merveilleux talent à garder le silence, son nom n’est cité qu’une fois dans tout le cours de cette grande et véridique histoire ? De tout ce que je viens de dire tu dois inférer, Sancho, qu’il est nécessaire de faire la différence du maître au valet, du seigneur au vassal, du chevalier à l’écuyer. Ainsi donc désormais nous devrons nous traiter avec plus de respect, sans prendre trop de corde et nous permettre trop de badinage. Car enfin, de quelque manière que je vienne à me fâcher contre vous, ce sera toujours tant pis pour la cruche[129]. Les récompenses et les bienfaits que je vous ai promis viendront à leur temps, et s’ils ne viennent pas, du moins, comme je vous l’ai dit, votre salaire ne se perdra point.

– Tout ce que dit Votre Grâce est parfaitement bien, répondit Sancho ; mais je voudrais savoir, si le temps des récompenses ne devait jamais venir, et qu’il fallût s’en tenir aux gages, combien gagnait dans ce temps-là un écuyer de chevalier errant, et s’il faisait marché au mois ou à la journée, comme les goujats des maçons.

– À ce que je crois, répliqua don Quichotte, les écuyers de ce temps-là n’étaient pas à gages, mais à merci ; et si je t’ai assigné des gages dans le testament clos que j’ai laissé chez moi, c’est en vue de ce qui pourrait arriver. Car, en vérité, je ne sais pas encore comment prendra la chevalerie dans les siècles calamiteux où nous sommes, et je ne voudrais pas que, pour si peu de chose, mon âme fût en peine dans l’autre monde. Il faut en effet que tu saches, ami Sancho, qu’en celui-ci, il n’est pas d’état plus scabreux et plus périlleux que celui des coureurs d’aventures.

– Je le crois bien, reprit Sancho, puisque le seul bruit des marteaux à foulon a pu troubler et désarçonner le cœur d’un errant aussi valeureux que Votre Grâce. Au reste, vous pouvez être bien certain que désormais je ne desserrerai plus les dents pour badiner sur vos affaires, mais seulement pour vous honorer comme mon maître et seigneur naturel.

– En ce cas, répliqua don Quichotte, tu vivras, comme on dit, sur la face de la terre ; car, après les parents, ce sont les maîtres qu’on doit respecter le plus, et comme s’ils avaient les mêmes droits et la même qualité. »

Chapitre XXI

Qui traite de la haute aventure et de la riche conquête de l’armet de Mambrin[130] ainsi que d’autres choses arrivées à notre invincible chevalier


En ce moment, il commença de tomber un peu de pluie, et Sancho aurait bien voulu se mettre à l’abri en entrant dans les moulins à foulon. Mais don Quichotte les avait pris en telle aversion pour le mauvais tour qu’ils venaient de lui jouer, qu’il ne voulut en aucune façon consentir à y mettre le pied. Il tourna bride brusquement à main droite, et tous deux arrivèrent à un chemin pareil à celui qu’ils avaient suivi la veille.

À peu de distance, don Quichotte découvrit de loin un homme à cheval, portant sur sa tête quelque chose qui luisait et brillait comme si c’eût été de l’or. À peine l’avait-il aperçu qu’il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Il me semble, Sancho, qu’il n’y a point de proverbe qui n’ait un sens véritable ; car que sont-ils, sinon des sentences tirées de l’expérience même, qui est la commune mère de toutes les sciences ? Cela est vrai spécialement du proverbe qui dit : Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. En effet, si la fortune hier soir nous a fermé la porte de l’aventure que nous cherchions, en nous abusant sur le bruit des marteaux à foulon, voilà maintenant qu’elle nous ouvre à deux battants la porte d’une autre aventure meilleure et plus certaine ; et cette fois, si je ne réussis pas à en trouver l’entrée, ce sera ma faute, sans que je puisse m’excuser sur mon ignorance des moulins à foulon, ni sur l’obscurité de la nuit. Je dis tout cela, parce que, si je ne me trompe, voilà quelqu’un qui vient de notre côté portant coiffé sur sa tête cet armet de Mambrin à propos duquel j’ai fait le serment que tu n’as pas oublié.

– Pour Dieu ! seigneur, répondit Sancho, prenez bien garde à ce que vous dites, et plus encore à ce que vous faites ; je ne voudrais pas que ce fussent d’autres marteaux à foulon qui achevassent de nous fouler et de nous marteler le bon sens.

– Que le diable soit de l’homme ! s’écria don Quichotte. Qu’a de commun l’armet avec les marteaux ?

– Je n’en sais rien, répondit Sancho ; mais, par ma foi, si je pouvais parler comme j’en avais l’habitude, je vous donnerais de telles raisons, que Votre Grâce verrait bien qu’elle se trompe en ce qu’elle dit.

– Comment puis-je me tromper en ce que je dis, traître méticuleux ? reprit don Quichotte. Dis-moi, ne vois-tu pas ce chevalier qui vient à nous, monté sur un cheval gris pommelé, et qui porte sur la tête un armet d’or ?

– Ce que j’avise et ce que je vois, répondit Sancho, ce n’est rien autre qu’un homme monté sur un âne gris comme le mien, et portant sur la tête quelque chose qui reluit.

– Eh bien ! ce quelque chose, c’est l’armet de Mambrin, reprit don Quichotte. Range-toi de côté, et laisse-moi seul avec lui. Tu vas voir comment, sans dire un mot, pour ménager le temps, j’achève cette aventure, et m’empare de cet armet que j’ai tant souhaité.

– De me ranger à l’écart, c’est mon affaire, répondit Sancho ; mais Dieu veuille, dis-je encore, que ce soit de la fougère et non des foulons.

– Je vous ai déjà dit, frère, s’écria don Quichotte, que vous cessiez de me rebattre les oreilles de ces foulons ; car je jure de par tous les…, vous m’entendez bien, que je vous foulerai l’âme au fond du corps. »

Sancho se tut aussitôt, craignant que son maître n’accomplît son serment, car il l’avait assaisonné à se déchirer la bouche.

Or, voici ce qu’étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier que voyait don Quichotte. Il y avait dans ces environs deux villages voisins : l’un si petit qu’il n’avait ni pharmacie ni barbier ; et l’autre plus grand, ayant l’une et l’autre. Le barbier du grand village desservait le petit, dans lequel un malade avait besoin d’une saignée, et un autre habitant de se faire la barbe. Le barbier s’y rendait pour ces deux offices, portant un plat à barbe en cuivre rouge ; le sort ayant voulu que la pluie le prît en chemin, pour ne pas tacher son chapeau qui était neuf sans doute, il mit par-dessus son plat à barbe, lequel, étant bien écuré, reluisait d’une demi-lieue. Il montait un âne gris, comme avait dit Sancho ; et voilà pourquoi don Quichotte crut voir un cheval pommelé, un chevalier et un armet d’or : car toutes les choses qui frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire chevaleresque et à ses mal-errantes pensées.

Dès qu’il vit que le pauvre chevalier s’approchait, sans entrer en pourparlers, il fondit sur lui, la lance basse, de tout le galop de Rossinante, bien résolu à le traverser d’outre en outre ; mais, au moment de l’atteindre, et sans ralentir l’impétuosité de sa course, il lui cria :

« Défends-toi, chétive créature, ou livre-moi de bonne grâce ce qui m’est dû si justement. »

Le barbier, qui, sans y penser ni le prévoir, vit tout à coup fondre sur lui ce fantôme, ne trouva d’autre moyen de se garer du coup de lance que de se laisser choir en bas de son âne ; puis, dès qu’il eut touché la terre, il se releva plus agile qu’un daim, et se mit à courir si légèrement à travers la plaine, que le vent même n’eût pu l’attraper. Il laissa son bassin par terre, et c’est tout ce que demandait don Quichotte, lequel s’écria que le païen n’était pas bête, et qu’il avait imité le castor, qui, se voyant pressé par les chasseurs, coupe de ses propres dents ce que son instinct naturel lui apprend être l’objet de leurs poursuites.

Il ordonna ensuite à Sancho de ramasser l’armet, et celui-ci, le pesant dans la main :

« Pardieu ! dit-il, ce plat à barbe est bon, et vaut une piastre comme un maravédi. »

Puis il le donna à son maître, qui le mit aussitôt sur sa tête, le tournant et le retournant de tous côtés pour en trouver l’enchâssure ; et comme il ne pouvait en venir à bout :

« Il faut, s’écria-t-il, que ce païen, à la mesure duquel on a forgé pour la première fois cette fameuse salade, ait eu la tête bien grosse ; et le pis, c’est qu’il en manque la moitié. »

Quand Sancho entendit appeler salade un plat à barbe, il ne put retenir un grand éclat de rire ; mais la colère de son maître lui revenant en mémoire, il fit halte à mi-chemin.

« De quoi ris-tu, Sancho ? lui demanda don Quichotte.

– Je ris, répondit-il, en considérant quelle grosse tête devait avoir le païen, premier maître de cet armet, qui ressemble à un bassin de barbier comme une mouche à l’autre.

– Sais-tu ce que j’imagine, Sancho ? reprit don Quichotte : que cette pièce fameuse, cet armet enchanté, a dû, par quelque étrange accident, tomber aux mains de quelqu’un qui ne sut ni connaître ni estimer sa valeur, et que ce nouveau maître, sans savoir ce qu’il faisait, et le voyant de l’or le plus pur, s’imagina d’en fondre la moitié pour en faire argent ; de sorte que l’autre moitié est restée sous cette forme, qui ne ressemble pas mal, comme tu dis, à un plat de barbier. Mais qu’il en soit ce qu’il en est ; pour moi qui le connais, sa métamorphose m’importe peu ; je le remettrai en état au premier village où je rencontrerai un forgeron, et de telle façon qu’il n’ait rien à envier au casque même que fourbit le dieu des fournaises pour le dieu des batailles. En attendant, je le porterai comme je pourrai, car mieux vaut quelque chose que rien du tout, et d’ailleurs il sera bien suffisant pour me défendre d’un coup de pierre.

– Oui, répondit Sancho, pourvu qu’on ne les lance pas avec une fronde, comme dans la bataille des deux armées, quand on vous rabota si bien les mâchoires, et qu’on mit en morceaux la burette où vous portiez ce bienheureux breuvage qui m’a fait vomir la fressure.

– Je n’ai pas grand regret de l’avoir perdu, reprit don Quichotte ; car tu sais bien, Sancho, que j’en ai la recette dans la mémoire.

– Moi aussi, je la sais par cœur, répondit Sancho ; mais si je le fais ou si je le goûte une autre fois en ma vie, que ma dernière heure soit venue. Et d’ailleurs, je ne pense pas me mettre davantage en occasion d’en avoir besoin ; au contraire, je pense me garer, avec toute la force de mes cinq sens, d’être blessé et de blesser personne. Quant à être une autre fois berné, je n’en dis rien : ce sont de ces malheurs qu’on ne peut guère prévenir ; et quand ils arrivent, il n’y a rien de mieux à faire que de plier les épaules, de retenir son souffle, de fermer les yeux, et de se laisser aller où le sort et la couverture vous envoient.

– Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte lorsqu’il entendit ces dernières paroles ; car jamais tu n’oublies l’injure qu’on t’a faite. Apprends donc qu’il est d’un cœur noble et généreux de ne faire aucun cas de tels enfantillages. Dis-moi, de quel pied boites-tu ? Quelle côte enfoncée, ou quelle tête rompue as-tu tirée de la bagarre, pour ne pouvoir oublier cette plaisanterie ? Car enfin, en examinant la chose, il est clair que ce ne fut qu’une plaisanterie et un passe-temps. Si je ne l’entendais pas ainsi, je serais déjà retourné là-bas, et j’aurais fait pour te venger plus de ravage que n’en firent les Grecs pour venger l’enlèvement d’Hélène ; laquelle, si elle fût venue dans cette époque, ou ma Dulcinée dans la sienne, pourrait bien être sûre de n’avoir pas une si grande réputation de beauté. »

En disant cela, il poussa un profond soupir, qu’il envoya jusqu’aux nuages.

« Eh bien ! reprit Sancho, que ce soit donc pour rire, puisqu’il n’y a pas moyen de les en faire pleurer ; mais je sais bien, quant à moi, ce qu’il y avait pour rire et pour pleurer, et ça ne s’en ira pas plus de ma mémoire que de la peau de mes épaules. Mais laissons cela de côté, et dites-moi, s’il vous plaît, seigneur, ce que nous ferons de ce cheval gris pommelé, qui semble un âne gris, et qu’a laissé à l’abandon ce Martin que Votre Grâce a si joliment flanqué par terre. Au train dont il a pendu ses jambes à son cou, pour prendre la poudre d’escampette, il n’a pas la mine de revenir jamais le chercher ; et, par ma barbe, le grison n’a pas l’air mauvais.

– Je n’ai jamais coutume, répondit don Quichotte, de dépouiller ceux que j’ai vaincus ; et ce n’est pas non plus l’usage de la chevalerie de leur enlever les chevaux et de les laisser à pied, à moins pourtant que le vainqueur n’ait perdu le sien dans la bataille ; car alors il lui est permis de prendre celui du vaincu, comme gagné de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse ce cheval, ou âne, ou ce que tu voudras qu’il soit, car dès que son maître nous verra loin d’ici, il viendra le reprendre.

– Dieu sait pourtant si je voudrais l’emmener, répliqua Sancho, ou tout au moins le troquer contre le mien, qui ne me semble pas si bon. Et véritablement les lois de votre chevalerie sont bien étroites, puisqu’elles ne s’étendent pas seulement à laisser troquer un âne contre un autre. Mais je voudrais savoir si je pourrais tout au moins troquer les harnais.

– C’est un cas dont je ne suis pas très-sûr, répondit don Quichotte ; de façon que, dans le doute, et jusqu’à une plus ample information, je permets que tu les échanges, si tu en as un extrême besoin.

– Si extrême, répliqua Sancho, que si ces harnais étaient pour ma propre personne, je n’en aurais pas un besoin plus grand. »

Aussitôt, profitant de la licence, il fit mutatio capparum, comme disent les étudiants, et para si galamment son âne, qu’il lui en parut avantagé du quart et du tiers.

Cela fait, ils déjeunèrent avec les restes des dépouilles prises sur le mulet des bons pères, et burent de l’eau du ruisseau des moulins à foulon, mais sans tourner la tête pour les regarder, tant ils les avaient pris en aversion pour la peur qu’ils en avaient eue. Enfin, la colère étant passée avec l’appétit, et même la mauvaise humeur, ils montèrent à cheval, et, sans prendre aucun chemin déterminé, pour se mieux mettre à l’unisson des chevaliers errants, ils commencèrent à marcher par où les menait la volonté de Rossinante ; car celle du maître se laissait entraîner, et même celle de l’âne, qui le suivait toujours en bon camarade quelque part que l’autre voulût le conduire. De cette manière, ils revinrent sur le grand chemin, qu’ils suivirent à l’aventure, et sans aucun parti pris.

Tandis qu’ils cheminaient ainsi tout droit devant eux, Sancho dit à son maître :

« Seigneur, Votre Grâce veut-elle me donner permission de deviser un peu avec elle ? Depuis que vous m’avez imposé ce rude commandement du silence, plus de quatre bonnes choses m’ont pourri dans l’estomac, et j’en ai maintenant une sur le bout de la langue, une seule, que je ne voudrais pas voir perdre ainsi.

– Dis-la, répondit don Quichotte ; et sois bref dans tes propos ; aucun n’est agréable s’il est long.

– Je dis donc, seigneur, reprit Sancho, que, depuis quelques jours, j’ai considéré combien peu l’on gagne et l’on amasse à chercher ces aventures que Votre Grâce cherche par ces déserts et ces croisières de grands chemins, où, quels que soient les dangers qu’on affronte et les victoires qu’on remporte, comme il n’y a personne pour les voir et les savoir, vos exploits restent enfouis dans un oubli perpétuel, au grand détriment des bonnes intentions de Votre Grâce et de leur propre mérite. Il me semble donc qu’il vaudrait mieux, sauf le meilleur avis de Votre Grâce, que nous allassions servir un empereur, ou quelque autre grand prince, qui eût quelque guerre à soutenir, au service duquel Votre Grâce pût montrer la valeur de son bras, ses grandes forces et son intelligence plus grande encore. Cela vu du seigneur que nous servirons, force sera qu’il nous récompense, chacun selon ses mérites. Et là se trouveront aussi des clercs pour coucher par écrit les prouesses de Votre Grâce, et pour en garder mémoire. Des miennes je ne dis rien, parce qu’elles ne doivent pas sortir des limites de la gloire écuyère ; et pourtant j’ose dire que, s’il était d’usage dans la chevalerie d’écrire les prouesses des écuyers, je crois bien que les miennes ne resteraient pas entre les lignes.

– Tu n’as pas mal parlé, Sancho, répondit don Quichotte ; mais avant que d’en arriver là, il faut d’abord aller par le monde, comme en épreuves, cherchant les aventures, afin de gagner par ces hauts faits nom et renom, tellement que, dès qu’il se présente à la cour d’un grand monarque, le chevalier soit déjà connu par ses œuvres, et qu’à peine il ait franchi les portes de la ville, tous les petits garçons le suivent et l’entourent, criant après lui :

« Voici le chevalier du Soleil[131], ou bien du Serpent[132], ou de quelque autre marque distinctive sous laquelle il sera connu pour avoir fait de grandes prouesses ; voici, diront-ils, celui qui a vaincu en combat singulier l’effroyable géant Brocabruno de la grande force, celui qui a désenchanté le grand Mameluk de Perse d’un long enchantement où il était retenu depuis bientôt neuf cents années. »

Ainsi, de proche en proche, ils iront publiant ses hauts faits ; et bientôt, au tapage que feront les enfants et le peuple tout entier, le roi de ce royaume se mettra aux balcons de son royal palais ; et, dès qu’il aura vu le chevalier, qu’il reconnaîtra par la couleur des armes et la devise de l’écu, il devra forcément s’écrier :

« Or sus, que tous les chevaliers qui se trouvent à ma cour sortent pour recevoir la fleur de la chevalerie qui s’avance ! »

À cet ordre, ils sortiront tous, et lui-même descendra jusqu’à la moitié de l’escalier, puis il embrassera étroitement son hôte, et lui donnera le baiser de paix au milieu du visage[133] ; aussitôt il le conduira par la main dans l’appartement de la reine, où le chevalier la trouvera avec l’infante sa fille, qui ne peut manquer d’être une des plus belles et des plus parfaites jeunes personnes qu’à grand’peine on pourrait trouver sur une bonne partie de la face de la terre. Après cela, il arrivera tout aussitôt que l’infante jettera les yeux sur le chevalier, et le chevalier sur l’infante, et chacun d’eux paraîtra à l’autre plutôt une chose divine qu’humaine ; et, sans savoir pourquoi ni comment, ils resteront enlacés et pris dans les lacs inextricables de l’amour, et le cœur percé d’affliction de ne savoir comment se parler pour se découvrir leurs sentiments, leurs désirs et leurs peines. De là, sans doute, on conduira le chevalier dans quelque salle du palais richement meublée, où, après lui avoir ôté ses armes, on lui présentera une riche tunique d’écarlate pour se vêtir ; et s’il avait bonne mine sous ses armes, il l’aura meilleure encore sous un habit de cour. La nuit venue, il soupera avec le roi, la reine et l’infante, et n’ôtera pas les yeux de celle-ci, la regardant en cachette des assistants, ce qu’elle fera de même et avec autant de sagacité ; car c’est, comme je l’ai dit, une très-discrète personne. Le repas desservi, on verra tout à coup entrer par la porte de la salle un petit vilain nain, et, derrière lui, une belle dame entre deux géants, laquelle vient proposer une certaine aventure préparée par un ancien sage, et telle que celui qui en viendra à bout sera tenu pour le meilleur chevalier du monde[134]. Aussitôt le roi ordonnera que tous les chevaliers de sa cour en fassent l’épreuve ; mais personne ne pourra la mettre à fin, si ce n’est le chevalier étranger, au grand accroissement de sa gloire, et au grand contentement de l’infante, qui se tiendra satisfaite et même récompensée d’avoir placé en si haut lieu les pensées de son âme. Le bon de l’affaire, c’est que ce roi, ou prince, ou ce qu’il est enfin, soutient une guerre acharnée contre un autre prince aussi puissant que lui, et le chevalier, son hôte, après avoir passé quelques jours dans son palais, lui demandera permission d’aller le servir dans cette guerre. Le roi la lui donnera de très-bonne grâce, et le chevalier lui baisera courtoisement les mains pour la faveur qui lui est octroyée. Et cette nuit même, il ira prendre congé de l’infante sa maîtresse, à travers le grillage d’un jardin sur lequel donne sa chambre à coucher. Il l’a déjà entretenue plusieurs fois en cet endroit, par l’entremise d’une demoiselle, leur confidente, à qui l’infante confie tous ses secrets[135]. Il soupire, elle s’évanouit ; la damoiselle apporte de l’eau, et s’afflige de voir venir le jour, ne voulant pas, pour l’honneur de sa maîtresse, qu’ils soient découverts. Finalement, l’infante reprend connaissance, et tend à travers la grille ses blanches mains au chevalier, qui les couvre de mille baisers et les baigne de ses larmes ; ils se concertent sur la manière de se faire savoir leurs bonnes ou mauvaises fortunes, et la princesse le supplie d’être absent le moins longtemps possible ; il lui en fait la promesse avec mille serments, et, après lui avoir encore une fois baisé les mains, il s’arrache d’auprès d’elle avec de si amers regrets, qu’il est près de laisser là sa vie ; il regagne son appartement, se jette sur son lit, mais ne peut dormir du chagrin que lui cause son départ ; il se lève de grand matin, va prendre congé du roi, de la reine et de l’infante ; mais les deux premiers, en recevant ces adieux, lui disent que l’infante est indisposée et ne peut recevoir de visite. Le chevalier pense alors que c’est de la peine de son éloignement ; son cœur est navré, et peu s’en faut qu’il ne laisse éclater ouvertement son affliction. La confidente est témoin de la scène, elle remarque tout, et va le conter à sa maîtresse, qui l’écoute en pleurant, et lui dit qu’un des plus grands chagrins qu’elle éprouve, c’est de ne savoir qui est son chevalier, s’il est ou non de sang royal. La damoiselle affirme que tant de grâce, de courtoisie, de vaillance ne peuvent se trouver ailleurs que dans une personne royale et de qualité. La princesse affligée accepte cette consolation ; elle essaye de cacher sa tristesse pour ne pas donner une mauvaise opinion d’elle à ses parents, et au bout de deux jours elle reparaît en public. Cependant le chevalier est parti ; il prend part à la guerre, combat et défait l’ennemi du roi, emporte plusieurs villes, gagne plusieurs victoires. Il revient à la cour, voit sa maîtresse à leur rendez-vous d’habitude, et convient avec elle qu’il la demandera pour femme à son père, en récompense de ses services ; le roi ne le veut pas accepter pour gendre, ne sachant qui il est ; et pourtant, soit par enlèvement, soit d’autre manière, l’infante devient l’épouse du chevalier, et son père finit par tenir cette union à grand honneur, parce qu’on vient à découvrir que ce chevalier est fils d’un vaillant roi de je ne sais quel royaume, car il ne doit pas se trouver sur la carte. Le père meurt, l’infante hérite, et voilà le chevalier roi[136]. C’est alors le moment de faire largesse à son écuyer et à tous ceux qui l’ont aidé à s’élever si haut. Il marie son écuyer avec une damoiselle de l’infante, qui sera sans doute la confidente de ses amours, laquelle est fille d’un duc de première qualité.

– C’est cela ! s’écria Sancho ; voilà ce que je demande, et vogue la galère ! Oui, je m’en tiens à cela, et tout va nous arriver au pied de la lettre, pourvu que Votre Grâce s’appelle le chevalier de la Triste-Figure.

– N’en doute pas, Sancho, répondit don Quichotte, car c’est par les mêmes degrés et de la même manière que je viens de te conter que montaient et que montent encore les chevaliers errants jusqu’au rang de rois ou d’empereurs[137]. Il ne manque plus maintenant que d’examiner quel roi des chrétiens ou des païens a sur les bras une bonne guerre et une belle fille. Mais nous avons le temps de penser à cela ; car, ainsi, que je te l’ai dit, il faut d’abord acquérir ailleurs de la renommée avant de se présenter à la cour. Pourtant, il y a bien encore une chose qui me manque : en supposant que nous trouvions un roi avec une guerre et une fille, et que j’aie gagné une incroyable renommée dans l’univers entier je ne sais pas trop comment il pourrait se faire que je me trouvasse issu de roi, ou pour le moins cousin issu de germain d’un empereur. Car enfin, avant d’en être bien assuré, le roi ne voudra pas me donner sa fille pour femme, quelque prix que méritent mes éclatants exploits ; et voilà que, par ce manque de parenté royale, je vais perdre ce que mon bras a bien mérité. Il est vrai que je suis fils d’hidalgo, de souche connue, ayant possession et propriété, et bon pour exiger cinq cents sous de réparation[138]. Il pourrait même se faire que le sage qui écrira mon histoire débrouillât et arrangeât si bien ma généalogie, que je me trouvasse arrière-petit-fils de roi, à la cinquième ou sixième génération. Car il est bon, Sancho, que je t’apprenne une chose : il y a deux espèces de descendances et de noblesses. Les uns tirent leur origine de princes et de monarques ; mais le temps, peu à peu, les a fait déchoir, et ils finissent en pointe comme les pyramides ; les autres ont pris naissance en basse extraction, et vont montant de degré en degré jusqu’à devenir de grands seigneurs. De manière qu’entre eux il y a cette différence, que les uns ont été ce qu’ils ne sont plus, et que les autres sont ce qu’ils n’avaient pas été ; et, comme je pourrais être de ceux-là, quand il serait bien avéré que mon origine est grande et glorieuse, il faudrait à toute force que cela satisfît le roi mon futur beau-père : sinon l’infante m’aimerait si éperdument, qu’en dépit de son père, et sût-il à n’en pouvoir douter que je suis fils d’un porteur d’eau, elle me prendrait encore pour son époux et seigneur. Sinon, enfin, ce serait le cas de l’enlever et de l’emmener où bon me semblerait, jusqu’à ce que le temps ou la mort eût apaisé le courroux de ses parents.

– C’est aussi le cas de dire, reprit Sancho, ce que disent certains vauriens : Ne demande pas de bon gré ce que tu peux prendre de force. Quoique cependant cet autre dicton vienne plus à propos : Mieux vaut le saut de la haie que la prière des braves gens. Je dis cela parce que si le seigneur roi, beau-père de Votre Grâce, ne veut pas se laisser fléchir jusqu’à vous donner Madame l’infante, il n’y a pas autre chose à faire, comme dit Votre Grâce, que de l’enlever et de la mettre en lieu sûr. Mais le mal est qu’en attendant que la paix soit faite, et que vous jouissiez paisiblement du royaume, le pauvre écuyer pourra bien rester avec ses dents au crochet dans l’attente des faveurs promises ; à moins pourtant que la damoiselle confidente, qui doit devenir sa femme, ne soit partie à la suite de l’infante, et qu’il ne passe avec elle sa pauvre vie, jusqu’à ce que le ciel en ordonne autrement ; car, à ce que je crois, son seigneur peut bien la lui donner tout de suite pour légitime épouse.

– Et qui l’en empêcherait ? répondit don Quichotte.

– En ce cas, reprit Sancho, nous n’avons qu’à nous recommander à Dieu, et laisser courir le sort comme soufflera le vent.

– Oui, répliqua don Quichotte, que Dieu fasse ce qui convient à mon désir et à ton besoin, Sancho, et que celui-là ne soit rien qui ne s’estime pour rien.

– À la main de Dieu ! s’écria Sancho ; je suis vieux chrétien, et pour être comte, c’est tout assez.

– Et c’est même trop, reprit don Quichotte ; tu ne le serais pas que cela ne ferait rien à l’affaire. Une fois que je serai roi, je puis bien te donner la noblesse, sans que tu l’achètes ou que tu la gagnes par tes services ; car, si je te fais comte, te voilà du coup gentilhomme, et, quoi que disent les mauvaises langues, par ma foi, ils seront bien obligés, malgré tout leur dépit, de te donner de la seigneurie.

– Et quand même ! s’écria Sancho, croit-on que je ne saurais pas faire valoir mon litre ?

– Titre il faut dire, et non litre, reprit son maître.

– Volontiers, dit Sancho ; et je dis que je saurais bien m’en affubler, car j’ai été, dans un temps, bedeau d’une confrérie, et, par ma vie, la robe de bedeau m’allait si bien, que tout le monde disait que j’avais bonne mine pour être marguillier. Que sera-ce, bon Dieu, quand je me mettrai un manteau ducal sur le dos, et que je serai tout habillé d’or et de perles, à la mode d’un comte étranger ! J’ai dans l’idée qu’on me viendra voir de cent lieues.

– Assurément tu auras bonne mine, répondit don Quichotte, mais il sera bon que tu te râpes souvent la barbe ; car tu l’as si épaisse, si emmêlée et si crasseuse, que, si tu n’y mets pas le rasoir au moins tous les deux jours, on reconnaîtra qui tu es à une portée d’arquebuse.

– Eh bien ! répliqua Sancho, il n’y a qu’à prendre un barbier et l’avoir à gages à la maison ; et même, si c’est nécessaire, je le ferai marcher derrière moi comme l’écuyer d’un grand seigneur.

– Et comment sais-tu, demanda don Quichotte, que les grands seigneurs mènent derrière eux leurs écuyers ?

– Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a des années que j’ai été passer un mois à la cour ; et là, je vis à la promenade un seigneur qui était très-petit, et tout le monde disait qu’il était très-grand[139]. Un homme le suivait à cheval à tous les tours qu’il faisait, si bien qu’on aurait dit que c’était sa queue. Je demandai pourquoi cet homme ne rejoignait pas l’autre et restait toujours derrière lui. On me répondit que c’était son écuyer, et que les grands avaient coutume de se faire suivre ainsi de ces gens[140]. Voilà comment je le sais depuis ce temps-là, car je n’ai jamais oublié l’aventure.

– Je dis que tu as pardieu raison, reprit don Quichotte, et que tu peux fort bien mener ton barbier à ta suite. Les modes ne sont pas venues toutes à la fois ; elles s’inventent l’une après l’autre, et tu peux bien être le premier comte qui se fasse suivre de son barbier. D’ailleurs c’est plutôt un office de confiance, celui de faire la barbe, que celui de seller le cheval.

– Pour ce qui est du barbier, dit Sancho, laissez-m’en le souci ; et gardez celui de faire en sorte d’arriver à être roi et à me faire comte.

– C’est ce qui sera, avec l’aide de Dieu, » répondit don Quichotte ; et, levant les yeux, il aperçut ce qu’on dira dans le chapitre suivant.
Chapitre XXII

De la liberté que rendit don Quichotte à quantité de malheureux que l’on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien aises de ne pas aller


Cid Hamet Ben-Engeli, auteur arabe et manchois, raconte, dans cette grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire, qu’après que le fameux don Quichotte de la Manche et Sancho Panza, son écuyer, eurent échangé les propos qui sont rapportés à la fin du chapitre XXI, don Quichotte leva les yeux, et vit venir, sur le chemin qu’il suivait, une douzaine d’hommes à pied, enfilés par le cou à une longue chaîne de fer, comme les grains d’un chapelet, et portant tous des menottes aux bras. Ils étaient accompagnés de deux hommes à cheval et de deux hommes à pied, ceux à cheval portant des arquebuses à rouet, ceux à pied, des piques et des épées. Dès que Sancho les aperçut, il s’écria :

« Voilà la chaîne des galériens, forçats du roi, qu’on mène ramer aux galères.

– Comment ! forçats ? répondit don Quichotte. Est-il possible que le roi fasse violence à personne ?

– Je ne dis pas cela, reprit Sancho ; je dis que ce sont des gens condamnés, pour leurs délits, à servir par force le roi dans les galères.

– Finalement, répliqua don Quichotte, et quoi qu’il en soit, ces gens que l’on conduit vont par force et non de leur plein gré ?

– Rien de plus sûr, répondit Sancho.

– Eh bien ! alors, reprit son maître, c’est ici que se présente l’exécution de mon office, qui est d’empêcher les violences et de secourir les malheureux.

– Faites attention, dit Sancho, que la justice, qui est la même chose que le roi, ne fait ni violence ni outrage à de semblables gens, mais qu’elle les punit en peine de leurs crimes. »

Sur ces entrefaites, la chaîne des galériens arriva près d’eux, et don Quichotte, du ton le plus honnête, pria les gardiens de l’informer de la cause ou des causes pour lesquelles ils menaient de la sorte ces pauvres gens.

« Ce sont des forçats, répondit un des gardiens à cheval, qui vont servir Sa Majesté sur les galères. Je n’ai rien de plus à vous dire, et vous rien de plus à demander.

– Cependant, répliqua don Quichotte, je voudrais bien savoir sur chacun d’eux en particulier la cause de leur disgrâce. »

À cela il ajouta d’autres propos si polis pour les engager à l’informer de ce qu’il désirait tant savoir, que l’autre gardien lui dit enfin :

« Nous avons bien ici le registre où sont consignées les condamnations de chacun de ces misérables ; mais ce n’est pas le moment de nous arrêter pour l’ouvrir et en faire lecture. Approchez-vous, et questionnez-les eux-mêmes ; ils vous répondront s’ils en ont envie, et bien certainement ils l’auront, car ce sont des gens qui prennent également plaisir à faire et à raconter des tours de coquins. »

Avec cette permission, que don Quichotte aurait bien prise si on ne la lui eût accordée, il s’approcha de la chaîne, et demanda au premier venu pour quels péchés il allait en si triste équipage.

« Pour avoir été amoureux, répondit l’autre.

– Quoi ! pas davantage ? s’écria don Quichotte. Par ma foi ! si l’on condamne les gens aux galères pour être amoureux, il y a longtemps que je devrais y ramer.

– Oh ! mes amours ne sont pas de ceux qu’imagine Votre Grâce, répondit le galérien. Quant à moi, j’aimai si éperdument une corbeille de lessive remplie de linge blanc, et je la serrai si étroitement dans mes bras, que, si la justice ne me l’eût arrachée par force, je n’aurais pas encore, à l’heure qu’il est, cessé mes caresses. Je fus pris en flagrant ; il n’était pas besoin de question ; la cause fut bâclée : on me chatouilla les épaules de cent coups de fouet, et quand j’aurai, de surcroît, fauché le grand pré pendant trois ans, l’affaire sera faite.

– Qu’est-ce que cela, faucher le grand pré ? demanda don Quichotte.

– C’est ramer aux galères, » répondit le forçat, qui était un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, natif, à ce qu’il dit, de Piédraïta.

Don Quichotte fit la même demande au second, qui ne voulut pas répondre un mot, tant il marchait triste et mélancolique. Mais le premier répondit pour lui :

« Celui-là, seigneur, va aux galères en qualité de serin de Canarie, je veux dire de musicien et de chanteur.

– Comment donc ! s’écria don Quichotte, envoie-t-on aussi les musiciens et les chanteurs aux galères ?

– Oui, seigneur, répondit le forçat ; il n’y a rien de pire au monde que de chanter dans le tourment.

– Mais, au contraire, reprit don Quichotte ; j’avais toujours entendu dire, avec le proverbe : Qui chante, ses maux enchante.

– Eh bien ! c’est tout au rebours ici, repartit le galérien ; qui chante une fois pleure toute sa vie.

– Je n’y comprends rien, » dit don Quichotte.

Mais un des gardiens lui dit :

« Seigneur cavalier, parmi ces gens de bien, chanter dans le tourment veut dire confesser à la torture. Ce drôle a été mis à la question, et a fait l’aveu de son crime, qui est d’avoir été voleur de bestiaux ; et, sur son aveu, on l’a condamné à six ans de galères, sans compter deux cents coups de fouet qu’il porte déjà sur les épaules. Il marche toujours triste et honteux, à cause que les autres voleurs, aussi bien ceux qu’il laisse là-bas que ceux qui l’accompagnent ici, le méprisent, le bafouent et le maltraitent, parce qu’il a confessé le délit, et n’a pas eu le courage de tenir bon pour le nier ; car ils disent qu’il n’y a pas plus de lettres dans un non que dans un oui, et que c’est trop de bonheur pour un accusé d’avoir sur sa langue sa vie ou sa mort, et non pas sur la langue des témoins et des preuves ; et, quant à cela, je trouve que tout le tort n’est pas de leur côté.

– C’est bien aussi ce que je pense, » répondit don Quichotte, lequel, passant au troisième, lui fit la même question qu’aux autres ; et celui-ci, sans se faire tirer l’oreille, répondit d’un ton dégagé :

« Moi, je vais faire une visite de cinq ans à mesdames les galères faute de dix ducats.

– J’en donnerais bien vingt de bon cœur pour vous préserver de cette peine, s’écria don Quichotte.

– Cela ressemble, reprit le galérien, à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim, ne pouvant acheter ce qui lui manque. Je dis cela, parce que, si j’avais eu en temps opportun les vingt ducats que m’offre à présent Votre Grâce, j’aurais graissé la patte du greffier, avivé l’esprit et la langue de mon avocat, de manière que je me verrais aujourd’hui au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non le long de ce chemin, accouplé comme un chien de chasse. Mais Dieu est grand, la patience est bonne, et tout est dit. »

Don Quichotte passa au quatrième. C’était un homme de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui couvrait toute la poitrine ; lequel, s’entendant demander pour quel motif il se trouvait à la chaîne, se mit à pleurer sans répondre un mot ; mais le cinquième condamné lui servit de truchement.

« Cet honnête barbon, dit-il, va pour quatre ans aux galères, après avoir été promené en triomphe dans les rues, à cheval et magnifiquement vêtu.

– Cela veut dire, si je ne me trompe, interrompit Sancho, qu’il a fait amende honorable, et qu’il est monté au pilori.

– Tout justement, reprit le galérien ; et le délit qui lui a valu cette peine, c’est d’avoir été courtier d’oreille, et même du corps tout entier ; je veux dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et parce qu’il avait aussi quelques pointes et quelques grains de sorcellerie.

– De ces pointes et de ces grains, je n’ai rien à dire, répondit don Quichotte ; mais, quant à la qualité de Mercure galant tout court, je dis que cet homme ne mérite pas d’aller aux galères, si ce n’est pour y commander et pour en être le général. Car l’office d’entremetteur d’amour n’est pas comme le premier venu ; c’est un office de gens habiles et discrets, très-nécessaire dans une république bien organisée, et qui ne devrait être exercé que par des gens de bonne naissance et de bonne éducation. On devrait même créer des inspecteurs et examinateurs pour cette charge comme pour les autres, et fixer le nombre des membres en exercice, ainsi que pour les courtiers de commerce. De cette manière on éviterait bien des maux, dont la seule cause est que trop de gens se mêlent du métier ; gens sans tenue et sans intelligence, femmelettes, petits pages, drôles de peu d’années et de nulle expérience, qui, dans l’occasion la plus pressante, et quand il faut prendre un parti, ne savent plus reconnaître leur main droite de la gauche, et laissent geler leur soupe de l’assiette à la bouche. Je voudrais pouvoir continuer ce propos, et démontrer pourquoi il conviendrait de faire choix des personnes qui exerceraient dans l’État cet office si nécessaire ; mais ce n’est ici ni le lieu ni le temps. Quelque jour j’en parlerai à quelqu’un qui puisse y pourvoir. Je dis seulement aujourd’hui que la peine que m’a causée la vue de ces cheveux blancs et de ce vénérable visage, mis à si rude épreuve pour quelques messages d’amour, s’est calmée à cette autre accusation de sorcellerie. Je sais bien pourtant qu’il n’y a dans le monde ni charmes ni sortilèges qui puissent contraindre ou détourner la volonté, comme le pensent quelques simples. Nous avons parfaitement notre libre arbitre : ni plantes ni enchantements ne peuvent lui faire violence. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, ou quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, de vrais poisons avec lesquels ils rendent les hommes fous, faisant accroire qu’ils ont le pouvoir de les rendre amoureux, tandis qu’il est, comme je le dis, impossible de contraindre la volonté[141].

– Cela est bien vrai, s’écria le bon vieillard. Et en vérité, seigneur, quant à la sorcellerie, je n’ai point de faute à me reprocher : je ne puis nier quant aux entremises d’amour ; mais jamais je n’ai cru mal faire en cela. Ma seule intention était que tout le monde se divertît, et vécût en paix et en repos, sans querelles comme sans chagrins. Mais ce désir charitable ne m’a pas empêché d’aller là d’où je pense bien ne plus revenir, tant je suis chargé d’années, et tant je souffre d’une rétention d’urine qui ne me laisse pas un instant de répit. »

À ces mots, le bonhomme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en prit tant de pitié, qu’il tira de sa poche une pièce de quatre réaux, et lui en fit l’aumône.

Don Quichotte, continuant son interrogatoire, demanda au suivant quel était son crime ; celui-ci, d’un ton non moins vif et dégagé que le précédent, répondit :

« Je suis ici pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et avec deux autres cousines qui n’étaient pas les miennes. Finalement, nous avons si bien joué tous ensemble aux petits jeux innocents, qu’il en est arrivé un accroissement de famille tel et tellement embrouillé, qu’un faiseur d’arbres généalogiques n’aurait pu s’y reconnaître. Je fus convaincu par preuves et témoignages ; la faveur me manqua, l’argent aussi, et je fus mis en danger de périr par la gorge. On m’a condamné à six ans de galères ; je n’ai point appelé : c’est la peine de ma faute. Mais je suis jeune, la vie est longue, et tant qu’elle dure, il y a remède à tout. Si Votre Grâce, seigneur chevalier, a de quoi secourir ces pauvres gens, Dieu vous le payera dans le ciel, et nous aurons grand soin sur la terre de prier Dieu dans nos oraisons pour la santé et la vie de Votre Grâce, afin qu’il vous les donne aussi bonne et longue que le mérite votre respectable personne. »

Celui-ci portait l’habit d’étudiant, et l’un des gardiens dit qu’il était très-élégant discoureur, et fort avancé dans le latin.

Derrière tous ceux-là venait un homme d’environ trente ans, bien fait et de bonne mine, si ce n’est cependant que lorsqu’il regardait il mettait l’un de ses yeux dans l’autre. Il était attaché bien différemment de ses compagnons ; car il portait au pied une chaîne si longue, qu’elle lui faisait, en remontant, le tour du corps, puis deux forts anneaux à la gorge, l’un rivé à la chaîne, l’autre comme une espèce de carcan duquel partaient deux barres de fer qui descendaient jusqu’à la ceinture et aboutissaient à deux menottes où il avait les mains attachées par de gros cadenas ; de manière qu’il ne pouvait ni lever ses mains à sa tête, ni baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi cet homme portait ainsi bien plus de fers que les autres. Le gardien répondit que c’était parce qu’il avait commis plus de crimes à lui seul que tous les autres ensemble, et que c’était un si hardi et si rusé coquin, que, même en le gardant de cette manière, ils n’étaient pas très-sûrs de le tenir, et qu’ils avaient toujours peur qu’il ne vînt à leur échapper.

« Mais quels grands crimes a-t-il donc faits, demanda don Quichotte, s’ils ne méritent pas plus que les galères ?

– Il y est pour dix ans, répondit le gardien, ce qui emporte la mort civile. Mais il n’y a rien de plus à dire, sinon que c’est le fameux Ginès de Passamont, autrement dit Ginésille de Parapilla.

– Holà ! seigneur commissaire, dit alors le galérien, tout doucement, s’il vous plaît, et ne nous amusons pas à épiloguer sur les noms et surnoms. Je m’appelle Ginès et non Ginésille ; et Passamont est mon nom de famille, non point Parapilla, comme vous dites. Et que chacun à la ronde se tourne et s’examine, et ce ne sera pas mal fait.

– Parlez un peu moins haut, seigneur larron de la grande espèce, répliqua le commissaire, si vous n’avez envie que je vous fasse taire par les épaules.

– On voit bien, reprit le galérien, que l’homme va comme il plaît à Dieu ; mais, quelque jour, quelqu’un saura si je m’appelle ou non Ginésille de Parapilla.

– N’est-ce pas ainsi qu’on t’appelle, imposteur ? s’écria le gardien.

– Oui, je le sais bien, reprit le forçat ; mais je ferai en sorte qu’on ne me donne plus ce nom, ou bien je m’arracherai la barbe, comme je le dis entre mes dents. Seigneur chevalier, si vous avez quelque chose à nous donner, donnez-nous-le vite, et allez à la garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer ; et si vous voulez connaître la mienne, sachez que je suis Ginès de Passamont, dont l’histoire est écrite par les cinq doigts de cette main.

– Il dit vrai, reprit le commissaire ; lui-même a écrit sa vie, et si bien, qu’on ne peut rien désirer de mieux. Mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.

– Et je pense bien le retirer, s’écria Ginès, fût-il engagé pour deux cents ducats.

– Est-il donc si bon ? demanda don Quichotte.

– Si bon, reprit le galérien, qu’il fera la barbe à Lazarille de Tormès[142], et à tous ceux du même genre écrits ou à écrire. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c’est qu’il rapporte des vérités, mais des vérités si gracieuses et si divertissantes, qu’aucun mensonge ne peut en approcher.

– Et quel est le titre du livre ? demanda don Quichotte.

– La vie de Ginès de Passamont, répondit l’autre.

– Est-il fini ? reprit don Quichotte.

– Comment peut-il être fini, répliqua Ginès, puisque ma vie ne l’est pas ? Ce qui est écrit comprend depuis le jour de ma naissance jusqu’au moment où l’on m’a condamné cette dernière fois aux galères.

– Vous y aviez donc été déjà ? reprit don Quichotte.

– Pour servir Dieu et le roi, répondit Ginès, j’y ai déjà fait quatre ans une autre fois, et je connais le goût du biscuit et du nerf de bœuf, et je n’ai pas grand regret d’y retourner encore, car j’aurai le temps d’y finir mon livre ; il me reste une foule de bonnes choses à dire, et, dans les galères d’Espagne, on a plus de loisir que je n’en ai besoin, d’autant plus qu’il ne m’en faut pas beaucoup pour ce qui me reste à écrire, car je le sais déjà par cœur[143].

– Tu as de l’esprit, lui dit don Quichotte.

– Et du malheur, répondit Ginès, car le malheur poursuit toujours l’esprit.

– Poursuit toujours la scélératesse ! s’écria le gardien.

– Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, répliqua Passamont, de parler plus doux. Ces messieurs de la chancellerie ne vous ont pas mis cette verge noire en main pour maltraiter les pauvres gens qui sont ici, mais pour nous conduire où l’ordonne Sa Majesté. Sinon, et par la vie de… Mais suffit. Quelque jour les taches faites dans l’hôtellerie pourraient bien s’en aller à la lessive ; que chacun se taise, et vive bien, et parle mieux encore ; et suivons notre chemin, car c’est bien assez de fadaises comme cela. »

Le commissaire leva sa baguette pour donner à Passamont la réponse à ses menaces ; mais don Quichotte, se jetant au-devant du coup, le pria de ne point le frapper :

« Ce n’est pas étonnant, lui dit-il, que celui qui a les mains si bien attachées ait du moins la langue un peu libre. »

Puis, s’adressant à tous les forçats de la chaîne, il ajouta :

« De tout ce que vous venez de me dire, mes très-chers frères, je découvre clairement que, bien qu’on vous ait punis pour vos fautes, les châtiments que vous allez subir ne sont pas fort à votre goût, et qu’enfin vous allez aux galères tout à fait contre votre gré. Je découvre aussi que le peu de courage qu’a montré l’un dans la question, le manque d’argent pour celui-ci, pour celui-là le manque de faveur, et, finalement, l’erreur ou la passion du juge, ont été les causes de votre perdition, et vous ont privés de la justice qui vous était due. Tout cela maintenant s’offre à ma mémoire pour me dire, me persuader et me certifier que je dois montrer à votre égard pourquoi le ciel m’a mis au monde, pourquoi il a voulu que je fisse profession dans l’ordre de chevalerie dont je suis membre, et pourquoi j’ai fait vœu de porter secours aux malheureux et aux faibles qu’oppriment les forts. Mais, comme je sais qu’une des qualités de la prudence est de ne pas faire par la violence ce qui peut se faire par la douceur, je veux prier messieurs les gardiens et monsieur le commissaire de vouloir bien vous détacher et vous laisser aller en paix ; d’autres ne manqueront pas pour servir le roi en meilleures occasions, et c’est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves ceux que Dieu et la nature ont faits libres. Et d’ailleurs, seigneurs gardiens, continua don Quichotte, ces pauvres diables ne vous ont fait nulle offense ; eh bien ! que chacun d’eux reste avec son péché : Dieu est là-haut dans le ciel, qui n’oublie ni de châtier le méchant ni de récompenser le bon, et il n’est pas bien que des hommes d’honneur se fassent les bourreaux d’autres hommes, quand ils n’ont nul intérêt à cela. Je vous prie avec ce calme et cette douceur, afin d’avoir, si vous accédez à ma demande, à vous remercier de quelque chose. Mais, si vous ne le faites de bonne grâce, cette lance et cette épée, avec la valeur de mon bras, vous feront bien obéir par force.

– Voilà, pardieu, une gracieuse plaisanterie ! s’écria le commissaire ; c’était bien la peine de tant lanterner pour accoucher de cette belle idée. Tiens ! ne veut-il pas que nous laissions aller les forçats du roi, comme si nous avions le pouvoir de les lâcher, ou qu’il eût celui de nous en donner l’ordre ! Allons donc, seigneur, passez votre chemin, et redressez un peu le bassin que vous avez sur la tête, sans vous mêler de chercher cinq pattes à notre chat.

– C’est vous qui êtes le chat, le rat et le goujat ! » s’écria don Quichotte.

Et sans dire gare, il s’élance sur lui avec tant de furie, qu’avant que l’autre ait eu le temps de se mettre en garde, il le jette sur le carreau grièvement blessé d’un coup de lance. Le bonheur voulut que ce fût justement l’homme à l’arquebuse. Les autres gardes restèrent d’abord étonnés et stupéfaits à cette attaque inattendue ; mais, reprenant bientôt leurs esprits, ils empoignèrent, ceux à cheval leurs épées, ceux à pied leurs piques, et assaillirent tous ensemble don Quichotte, qui les attendait avec un merveilleux sang-froid. Et sans doute il eût passé un mauvais quart d’heure, si les galériens, voyant cette belle occasion de recouvrer la liberté, n’eussent fait tous leurs efforts pour rompre la chaîne où ils étaient attachés côte à côte. La confusion devint alors si grande, que les gardiens, tantôt accourant aux forçats qui se détachaient, tantôt attaquant don Quichotte, dont ils étaient attaqués, ne firent enfin rien qui vaille. Sancho aidait de son côté à délivrer Ginès de Passamont, qui prit le premier la clef des champs ; et celui-ci, dès qu’il se vit libre, sauta sur le commissaire abattu, lui prit son épée et son arquebuse, avec laquelle, visant l’un, visant l’autre, sans tirer jamais, il eut bientôt fait vider le champ de bataille à tous les gardes, qui échappèrent, en fuyant, aussi bien à l’arquebuse de Passamont qu’aux pierres que leur lançaient sans relâche les autres galériens délivrés.

Sancho s’affligea beaucoup de ce bel exploit, se doutant bien que ceux qui se sauvaient à toutes jambes allaient rendre compte de l’affaire à la Sainte-Hermandad, laquelle se mettrait, au son des cloches et des tambours, à la poursuite des coupables. Il communiqua cette crainte à son maître, le priant de s’éloigner bien vite du chemin et de s’enfoncer dans la montagne qui était proche.

« C’est fort bien, répondit don Quichotte, mais je sais ce qu’il convient de faire avant tout. »

Appelant alors tous les galériens qui couraient pêle-mêle, et qui avaient dépouillé le commissaire jusqu’à la peau, ces honnêtes gens se mirent en rond autour de lui pour voir ce qu’il leur voulait. Don Quichotte leur tint ce discours :

« Il est d’un homme bien né d’être reconnaissant des bienfaits qu’il reçoit, et l’un des péchés qui offensent Dieu davantage, c’est l’ingratitude. Je dis cela, parce que vous avez vu, seigneurs, par manifeste expérience, le bienfait que vous avez reçu de moi en payement duquel je désire, ou plutôt telle est ma volonté, que, chargés de cette chaîne dont j’ai délivré vos épaules, vous vous mettiez immédiatement en chemin pour vous rendre à la cité du Toboso ; que là vous vous présentiez devant ma dame, Dulcinée du Toboso, à laquelle vous direz que son chevalier, celui de la Triste-Figure, lui envoie ses compliments, et vous lui conterez mot pour mot tous les détails de cette fameuse aventure, jusqu’au moment où je vous ai rendu la liberté si désirée. Après quoi vous pourrez vous retirer, et vous en aller chacun à la bonne aventure.[144] »

Ginès de Passamont, se chargeant de répondre pour tous, dit à don Quichotte :

« Ce que Votre Grâce nous ordonne, seigneur chevalier notre libérateur, est impossible à faire, de toute impossibilité ; car nous ne pouvons aller tous ensemble le long de ces grands chemins, mais, au contraire, seuls, isolés, chacun tirant à part soi, et s’efforçant de se cacher dans les entrailles de la terre, pour n’être pas rencontrés par la Sainte-Hermandad, qui va sans aucun doute lâcher ses limiers à nos trousses. Ce que Votre Grâce peut faire, et ce qu’il est juste qu’elle fasse, c’est de commuer ce service et cette obligation de passage devant cette dame Dulcinée du Toboso en quelques douzaines de Credo et d’Ave Maria, que nous dirons en votre intention. C’est du moins une pénitence qu’on peut faire, de nuit et de jour, pendant la fuite comme pendant le repos, en paix comme en guerre. Mais penser que nous allons maintenant retourner en terre d’Égypte, je veux dire que nous allons reprendre notre chaîne et suivre le chemin du Toboso, c’est penser qu’il fait nuit à présent, quoiqu’il ne soit pas dix heures du matin ; et nous demander une telle folie, c’est demander des poires à l’ormeau.

– Eh bien ! je jure Dieu, s’écria don Quichotte, s’enflammant de colère, don fils de mauvaise maison, don Ginésille de Paropillo, ou comme on vous appelle, que vous irez tout seul, l’oreille basse et la queue entre les jambes, avec toute la chaîne sur le dos. »

Passamont, qui n’était pas fort endurant de sa nature, et qui n’était plus à s’apercevoir que la cervelle de don Quichotte avait un faux pli, puisqu’il avait commis une aussi grande extravagance que celle de leur rendre la liberté, se voyant traiter si cavalièrement, cligna de l’œil à ses compagnons, lesquels, s’éloignant tout d’une volée, firent pleuvoir sur don Quichotte une telle grêle de pierres, qu’il n’avait pas assez de mains pour se couvrir de sa rondache ; et quant au pauvre Rossinante, il ne faisait pas plus de cas de l’éperon que s’il eût été coulé en bronze.

Sancho se jeta derrière son âne, et se défendit avec cet écu du nuage de pierres qui crevait sur tous les deux. Mais don Quichotte ne put pas si bien s’abriter, que je ne sais combien de cailloux ne l’atteignissent dans le milieu du corps, et si violemment, qu’ils l’emmenèrent avec eux par terre. Dès qu’il fut tombé, l’étudiant lui sauta dessus, et lui ôta de la tête son plat à barbe, dont il lui donna trois ou quatre coups sur les épaules, qu’il frappa ensuite autant de fois sur la terre, et qu’il mit presque en morceaux. Ces vauriens prirent ensuite au pauvre chevalier un pourpoint à doubles manches qu’il portait par-dessus ses armes, et lui auraient enlevé jusqu’à ses bas, si l’armure des grèves n’en eût empêché. Ils débarrassèrent aussi Sancho de son manteau court, et le laissèrent en justaucorps ; puis, ayant partagé entre eux tout le butin de la bataille, ils s’échappèrent chacun de son côté, ayant plus de soin d’éviter la Sainte-Hermandad, dont ils avaient grand’peur, que de se mettre la chaîne au cou, et de se présenter en cet état devant madame Dulcinée du Toboso. Il ne resta plus sur la place que l’âne, Rossinante, Sancho et don Quichotte : l’âne, pensif et tête basse, secouant de temps en temps les oreilles, comme si l’averse de pierres n’eût pas encore cessé ; Rossinante, étendu le long de son maître, car une autre décharge l’avait aussi jeté sur le carreau ; Sancho, en manches de chemise, et tremblant à l’idée de la Sainte-Hermandad ; enfin don Quichotte, l’âme navrée de se voir ainsi maltraité par ceux-là mêmes qui lui devaient un si grand bienfait.

Chapitre XXIII

De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra Moréna[145], l’une des plus rares aventures que rapporte cette véridique histoire


Don Quichotte, se voyant en si triste état, dit à son écuyer :

« Toujours, Sancho, j’ai entendu dire que faire du bien à de la canaille, c’est jeter de l’eau dans la mer. Si j’avais cru ce que tu m’as dit, j’aurais évité ce déboire ; mais la chose est faite, prenons patience pour le moment, et tirons expérience pour l’avenir.

– Vous tirerez expérience, répondit Sancho, tout comme je suis Turc. Mais, puisque vous dites que, si vous m’aviez cru, vous eussiez évité ce malheur, croyez-moi maintenant, et vous en éviterez un bien plus grand encore. Car je vous déclare qu’avec la Sainte-Hermandad il n’y a pas de chevalerie qui tienne, et qu’elle ne fait pas cas de tous les chevaliers errants du monde pour deux maravédis. Tenez, il me semble déjà que ses flèches me sifflent aux oreilles[146].

– Tu es naturellement poltron, Sancho, reprit don Quichotte ; mais, afin que tu ne dises pas que je suis entêté, et que je ne fais jamais ce que tu me conseilles, pour cette fois, je veux suivre ton avis, et me mettre à l’abri de ce courroux qui te fait si peur. Mais c’est à une condition : que jamais, en la vie ou en la mort, tu ne diras à personne que je me suis éloigné et retiré de ce péril par frayeur, mais bien pour complaire à tes supplications. Si tu dis autre chose, tu en auras menti, et dès à présent pour alors, comme alors pour dès à présent, je te donne un démenti, et dis que tu mens et mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Et ne me réplique rien, car, de penser seulement que je m’éloigne d’un péril, de celui-ci principalement, où il me semble que je montre je ne sais quelle ombre de peur, il me prend envie de rester là, et d’y attendre seul, non-seulement cette Sainte-Hermandad ou confrérie qui t’épouvante, mais encore les frères des douze tribus d’Israël, et les sept frères Macchabées, et les jumeaux Castor et Pollux, et tous les frères, confrères et confréries qu’il y ait au monde.

– Seigneur, répondit Sancho, se retirer n’est pas fuir, et attendre n’est pas sagesse quand le péril surpasse l’espérance et les forces. Il est d’un homme sage de se garder aujourd’hui pour demain, et de ne pas s’aventurer tout entier en un jour. Et sachez que, tout rustre et vilain que je suis, j’ai bien quelque idée pourtant de ce qu’on appelle se bien gouverner. Ainsi, ne vous repentez pas d’avoir suivi mon conseil ; montez plutôt sur Rossinante, si vous pouvez, ou sinon je vous aiderai ; et suivez-moi, car le cœur me dit que nous avons plus besoin maintenant de nos pieds que de nos mains. »

Don Quichotte monta sur sa bête, sans répliquer un mot ; et, Sancho prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans une gorge de la Sierra-Moréna, dont ils étaient proches. L’intention de Sancho était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d’aller déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo, après s’être cachés quelques jours dans ces solitudes, pour échapper à la Sainte-Hermandad, si elle se mettait à leur piste. Ce qui l’encouragea dans ce dessein, ce fut de voir que le sac aux provisions qu’il portait sur son âne avait échappé au pillage des galériens, chose qu’il tint à miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté, et pris tout ce qui leur convenait.

Les deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au cœur de la Sierra-Moréna, où Sancho trouva bon de faire halte, et même de passer quelques jours, au moins tant que dureraient les vivres. Ils s’arrangèrent donc pour la nuit entre deux roches et quantité de grands liéges. Mais la destinée, qui, selon l’opinion de ceux que n’éclaire point la vraie foi, ordonne et règle tout à sa fantaisie, voulut que Ginès de Passamont, cet insigne voleur qu’avaient délivré de la chaîne la vertu et la folie de don Quichotte, poussé par la crainte de la Sainte-Hermandad, qu’il redoutait avec juste raison, eût aussi songé à se cacher dans ces montagnes. Elle voulut de plus que sa frayeur et son étoile l’eussent conduit précisément où s’étaient arrêtés don Quichotte et Sancho Panza, qu’il reconnut aussitôt, et qu’il laissa paisiblement s’endormir. Comme les méchants sont toujours ingrats, comme la nécessité est l’occasion qui fait le larron, et que le présent fait oublier l’avenir, Ginès, qui n’avait pas plus de reconnaissance que de bonnes intentions, résolut de voler l’âne de Sancho Panza, se souciant peu de Rossinante, qui lui parut un aussi mauvais meuble à vendre qu’à mettre en gage. Sancho dormait ; Ginès lui vola son âne, et, avant que le jour vînt, il était trop loin pour qu’on pût le rattraper.

L’aurore parut, réjouissant la terre, et attristant le bon Sancho Panza ; car, ne trouvant plus son âne, et se voyant sans lui, il se mit à faire les plus tristes et les plus douloureuses lamentations, tellement que don Quichotte s’éveilla au bruit de ses plaintes, et l’entendit qui disait en pleurant :

« Ô fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, soulagement de mes charges, et finalement nourricier de la moitié de ma personne, car, avec vingt-six maravédis que tu gagnais par jour, tu fournissais à la moitié de ma dépense ! »

Don Quichotte, qui vit les pleurs de Sancho et en apprit la cause, le consola par les meilleurs raisonnements qu’il put trouver, et lui promit de lui donner une lettre de change de trois ânons sur cinq qu’il avait laissés dans son écurie. À cette promesse, Sancho se consola, sécha ses larmes, calma ses sanglots, et remercia son maître de la faveur qu’il lui faisait.

Celui-ci, dès qu’il eut pénétré dans ces montagnes, qui lui semblaient des lieux tout à fait propres aux aventures qu’il cherchait, s’était senti le cœur bondir de joie. Il repassait en sa mémoire ces merveilleux événements qui, dans de semblables lieux, âpres et solitaires, étaient arrivés à des chevaliers errants, et ces pensées l’absorbaient et le transportaient au point qu’il oubliait toute autre chose. Quant à Sancho, il n’avait d’autre souci, depuis qu’il croyait cheminer en lieu sûr, que de restaurer son estomac avec les débris qui restaient du butin fait sur les prêtres du convoi. Il s’en allait donc derrière son maître, chargé de tout ce qu’aurait dû porter le grison[147], et tirant du sac pour mettre en son ventre ; et il se trouvait si bien de cette manière d’aller, qu’il n’aurait pas donné une obole pour rencontrer toute autre aventure. En ce moment il leva les yeux, et vit que son maître, s’étant arrêté, essayait de soulever avec la pointe de sa lance je ne sais quel paquet qui gisait par terre. Se hâtant alors d’aller lui aider, s’il en était besoin, il arriva au moment où don Quichotte soulevait sur le bout de sa pique un coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris. Mais le paquet pesait tant que Sancho fut obligé de l’aller prendre à la main, et son maître lui dit de voir ce qu’il y avait dans la valise. Sancho s’empressa d’obéir, et, quoiqu’elle fût fermée avec une chaîne et son cadenas, il lui fut facile, par les trous qu’avait faits la pourriture, de voir ce qu’elle contenait. C’étaient quatre chemises de fine toile de Hollande, et d’autres hardes aussi élégantes que propres ; et de plus, Sancho trouva dans un mouchoir un bon petit tas d’écus d’or. Dès qu’il les vit :

« Béni soit le ciel tout entier, s’écria-t-il, qui nous envoie enfin une aventure à gagner quelque chose. »

Il se remit à chercher, et trouva un petit livre de poche richement relié.

« Donne-moi ce livre, lui dit don Quichotte ; quant à l’argent, garde-le, je t’en fais cadeau. »

Sancho lui baisa les mains pour le remercier de cette faveur, et, dévalisant la valise, il mit la lingerie dans le sac aux provisions. À la vue de toutes ces circonstances, don Quichotte dit à son écuyer :

« Il me semble, Sancho, et ce ne peut être autre chose, que quelque voyageur égaré aura voulu traverser ces montagnes, et que des brigands, l’ayant surpris au passage, l’auront assassiné, et seront venus l’enterrer dans cet endroit désert.

– Cela ne peut pas être, répondit Sancho ; car des voleurs n’auraient point laissé l’argent.

– Tu as raison, reprit don Quichotte, et je ne devine vraiment pas ce que ce peut être. Mais attends, nous allons voir s’il n’y a pas dans ces tablettes quelque note d’où nous puissions dépister et découvrir ce que nous désirons savoir. »

Il ouvrit le petit livre, et la première chose qu’il vit écrite, comme en brouillon, quoique d’une belle écriture, fut un sonnet qu’il lut à haute voix pour que Sancho l’entendît. Ce sonnet disait :

« Ou l’amour n’a point assez de discernement, ou il a trop de cruauté, ou bien ma peine n’est point en rapport avec la faute qui me condamne à la plus dure espèce de tourment.

« Mais, si l’amour est un dieu, personne n’ignore, et la raison le veut ainsi, qu’un dieu ne peut être cruel. Qui donc ordonne l’amère douleur que j’endure et que j’adore ?


« Si je dis que c’est vous, Philis, je me trompe ; car tant de mal ne peut sortir de tant de bien, et ce n’est pas du ciel que me vient cet enfer.

« Il faut donc mourir, voilà le plus certain : car au mal dont la cause est inconnue, ce serait miracle de trouver le remède. »

« Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho ; à moins pourtant que, par ce fil dont il y est question, nous ne tirions le peloton de toute l’aventure.

– De quel fil parles-tu ? demanda don Quichotte.

– Il me semble, répondit Sancho, que Votre Grâce a parlé de fil.

– De Philis j’ai parlé, reprit don Quichotte, et c’est sans doute le nom de la dame dont se plaint l’auteur de ce sonnet ; et, par ma foi ! ce doit être un poëte passable, ou je n’entends rien au métier.

– Comment donc ! s’écria Sancho ; est-ce que Votre Grâce s’entend aussi à composer des vers ?

– Et plus que tu ne penses, répondit don Quichotte. C’est ce que tu verras bientôt, quand tu porteras à madame Dulcinée du Toboso une lettre écrite en vers du haut en bas. Il faut que tu saches, Sancho, que tous, ou du moins la plupart des chevaliers errants des temps passés, étaient de grands troubadours, c’est-à-dire de grands poëtes et de grands musiciens : car ces deux talents, ou ces deux grâces, pour les mieux nommer, sont essentielles aux amoureux errants. Il est vrai que les strophes des anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse[148].

– Lisez autre chose, dit Sancho ; peut-être trouverez-vous de quoi nous satisfaire. »

Don Quichotte tourna la page.

« Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.

– À une lettre missive[149] ? demanda Sancho.

– Elle ne me semble, au commencement, qu’une lettre d’amour, répondit don Quichotte.

– Eh bien ! que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut, reprit Sancho ; j’aime infiniment ces histoires d’amour.

– Volontiers, » dit don Quichotte ; et, lisant à haute voix, comme Sancho l’en avait prié, il trouva ce qui suit :

« La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d’où arriveront plus tôt à tes oreilles les nouvelles de ma mort que les expressions de mes plaintes. Tu m’as trahi, ingrate, pour un homme qui a plus, mais qui ne vaut pas plus que moi. Si la vertu était estimée une richesse, je n’envierais pas le bonheur d’autrui, je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu’avait édifié ta beauté, tes actions l’ont détruit. Par l’une, je te crus un ange ; par les autres, j’ai reconnu que tu étais une femme. Reste en paix, toi qui me fais la guerre ; et fasse le ciel que les perfidies de ton époux demeurent toujours cachées, afin que tu ne te repentes point de ce que tu as fait, et que je ne tire pas vengeance de ce que je ne désire plus. »

Quand don Quichotte eut achevé de lire cette lettre :

« Elle nous en apprend encore moins que les vers, dit-il, si ce n’est pourtant que celui qui l’a écrite est quelque amant rebuté. »

Feuilletant ensuite le livre entier, il y trouva d’autres poésies et d’autres lettres, tantôt lisibles, tantôt effacées. Mais elles ne contenaient autre chose que des plaintes, des lamentations, des reproches, des plaisirs et des peines, des faveurs et des mépris, célébrant les unes et déplorant les autres.

Pendant que don Quichotte faisait l’examen des tablettes, Sancho faisait celui de la valise, sans y laisser, non plus que dans le coussin, un coin qu’il ne visitât, un repli qu’il ne furetât, une couture qu’il ne rompît, un flocon de laine qu’il ne triât soigneusement, pour que rien ne se perdît faute de diligence et d’attention : tant lui avaient éveillé l’appétit les écus d’or déjà trouvés, et dont le nombre passait la centaine ! Bien qu’il ne rencontrât rien de plus que cette trouvaille, il donna pour bien employés les sauts sur la couverture, les vomissements du baume de Fierabras, les caresses des gourdins, les coups de poing du muletier, l’enlèvement du bissac, le vol du manteau, et toute la faim, la soif et la fatigue qu’il avait souffertes au service de son bon seigneur, trouvant qu’il en était plus que payé et récompensé par l’abandon du trésor découvert.

Le chevalier de la Triste-Figure conservait un grand désir de savoir quel était le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la monnaie d’or et par les chemises fines, qu’elle devait avoir appartenu à quelque amoureux de haut étage, que les dédains et les perfidies de sa dame avaient conduit à quelque fin désespérée. Mais, comme en cet endroit âpre et sauvage il ne se trouvait personne dont il pût recueillir des informations, il ne pensa qu’à passer outre, sans prendre d’autre chemin que celui qui convenait à Rossinante, c’est-à-dire où la pauvre bête pouvait mettre un pied devant l’autre, et s’imaginant toujours qu’au travers de ces broussailles devait enfin s’offrir quelque étrange aventure. Tandis qu’il cheminait dans ces pensées, il aperçut tout à coup, à la cime d’un monticule qui se trouvait en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut reconnaître qu’il était à demi-nu, la barbe noire et touffue, les cheveux longs et en désordre, la tête découverte, les pieds sans chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses, qui semblaient de velours jaune, lui couvraient les cuisses, mais tellement en lambeaux, qu’elles laissaient voir la chair en plusieurs endroits. Bien qu’il eût passé avec la rapidité de l’éclair, cependant tous ces détails furent remarqués et retenus par le chevalier de la Triste-Figure. Celui-ci aurait bien voulu le suivre ; mais il n’était pas donné aux faibles jarrets de Rossinante de courir à travers ces pierrailles, ayant d’ailleurs de sa nature le pas court et l’humeur flegmatique. Don Quichotte s’imagina aussitôt que ce devait être le maître de la valise, et il résolut à part soi de se mettre à sa poursuite, dû-t-il, pour le trouver, courir toute une année par ces montagnes. Il ordonna donc à Sancho de prendre par un côté du monticule, tandis qu’il prendrait par l’autre, espérant, à la faveur d’une telle manœuvre, rencontrer cet homme qui avait disparu si vite à leurs yeux.

« Je ne puis faire ce que vous commandez, répondit Sancho ; car, dès que je quitte Votre Grâce, la peur est avec moi, qui m’assaille de mille espèces d’alarmes et de visions. Et ce que je dis là doit vous servir d’avis pour que dorénavant vous ne m’éloigniez pas d’un doigt de votre présence.

– J’y consens, reprit le chevalier de la Triste-Figure, et je suis ravi que tu aies ainsi confiance en mon courage, qui ne te manquera pas, quand même l’âme te manquerait au corps. Viens donc derrière moi, pas à pas, ou comme tu pourras, et fais de tes yeux des lanternes. Nous ferons le tour de ces collines, et peut-être tomberons-nous sur cet homme que nous venons d’entrevoir, et qui sans aucun doute n’est autre que le maître de notre trouvaille.

– En ce cas, répondit Sancho, il vaut bien mieux ne pas le chercher ; car si nous le trouvons, et s’il est par hasard le maître de l’argent, il est clair que me voilà contraint de le lui restituer. Mieux vaut, dis-je, sans faire ces inutiles démarches, que je reste en possession de bonne foi, jusqu’à ce que, sans tant de curiosité et de diligence, le véritable propriétaire vienne à se découvrir. Ce sera peut-être après que j’aurai dépensé l’argent, et alors le roi m’en fera quitte.

– Tu te trompes en cela, Sancho, répondit don Quichotte. Dès que nous soupçonnons que c’est le maître de cet argent que nous avons eu devant les yeux, nous sommes obligés de le chercher et de lui faire restitution ; et si nous ne le cherchions pas, la seule puissante présomption qu’il en est le maître nous mettrait dans la même faute que s’il l’était réellement. Ainsi donc, ami Sancho, n’aie pas de peine de le chercher, car ce sera m’en ôter une grande si je le trouve. »

Cela dit, il donna de l’éperon à Rossinante, et Sancho le suivit à pied, portant la charge de l’âne, grâce à Ginès de Passamont.

Quand ils eurent presque achevé le tour de la montagne, ils trouvèrent, au bord d’un ruisseau, le cadavre d’une mule portant encore la selle et la bride, à demi dévoré par les loups et les corbeaux : ce qui confirma davantage leur soupçon que ce fuyard était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu’ils la considéraient, ils entendirent un coup de sifflet, comme ceux des pâtres qui appellent leurs troupeaux ; puis tout à coup, à leur main gauche, ils virent paraître une grande quantité de chèvres, et derrière elles parut, sur le haut de la montagne, le chevrier qui les gardait, lequel était un homme d’âge. Don Quichotte l’appela aussitôt à grands cris, et le pria de descendre auprès d’eux. L’autre répondit en criant de même, et leur demanda comment ils étaient venus dans un lieu qui n’était guère foulé que par le pied des chèvres, ou des loups et d’autres bêtes sauvages. Sancho lui répliqua qu’il n’avait qu’à descendre, et qu’on lui rendrait bon compte de toute chose. Le chevrier descendit donc, et en arrivant auprès de don Quichotte, il lui dit :

« Je parie que vous êtes à regarder la mule de louage qui est morte dans ce ravin. Eh bien ! de bonne foi, il y a bien six mois qu’elle est à la même place. Mais, dites-moi, avez-vous rencontré par là son maître ?

– Nous n’avons rencontré personne, répondit don Quichotte, mais seulement un coussin et une valise que nous avons trouvés près d’ici.

– Je l’ai bien aussi trouvée, moi, cette valise, repartit le chevrier ; mais je n’ai voulu ni la relever ni m’en approcher tant seulement, craignant quelque malheur, et qu’on ne m’accusât de l’avoir eue par vol, car le diable est fin, et il jette aux jambes de l’homme de quoi le faire trébucher et tomber, sans savoir pourquoi ni comment.

– C’est justement ce que je disais, répondit Sancho ; moi aussi, je l’ai trouvée, mais je n’ai pas voulu m’en approcher d’un jet de pierre. Je l’ai laissée là-bas, où elle est comme elle était, car je n’aime pas attacher des grelots aux chiens.

– Dites-moi, bonhomme, reprit don Quichotte, savez-vous, par hasard, quel est le maître de ces objets ?

– Ce que je saurai vous dire, répondit le chevrier, c’est qu’il y a au pied de six mois environ qu’à des huttes de bergers, qui sont comme à trois lieues d’ici, arriva un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur cette même mule qui est morte par là, et avec cette même valise que vous dites avoir trouvée et n’avoir pas touchée. Il nous demanda quel était l’endroit de la montagne le plus âpre et le plus désert. Nous lui dîmes que c’était celui où nous sommes à présent ; et c’est bien la vérité, car si vous entriez une demi-lieue plus avant, peut-être ne trouveriez-vous plus moyen d’en sortir, et je m’émerveille que vous ayez pu pénétrer jusqu’ici, car il n’y a ni chemin ni sentier qui conduise en cet endroit. Je dis donc qu’en écoutant notre réponse, le jeune homme tourna bride et s’achemina vers le lieu que nous lui avions indiqué, nous laissant tous ravis de sa bonne mine et de la hâte qu’il se donnait à s’enfoncer dans le plus profond de la montagne. Et depuis lors nous ne le vîmes plus jamais, jusqu’à ce que, quelques jours après, il coupa le chemin à un de nos pâtres ; et, sans lui rien dire, il s’approcha de lui, et lui donna une quantité de coups de pied et de coups de poing. Ensuite, il s’en fut à la bourrique aux provisions, prit tout le pain et le fromage qu’elle portait, et, cela fait, il s’enfuit et rentra dans la montagne plus vite qu’un cerf. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mîmes, quelques chevriers et moi, à le chercher, presque pendant deux jours, dans le plus épais des bois de la montagne, au bout desquels nous le trouvâmes blotti dans le creux d’un gros liège. Il vint à nous avec beaucoup de douceur, mais les habits déjà en pièces, et le visage si défiguré, si brûlé du soleil, qu’à peine nous le reconnaissions ; si bien que ce furent ses habits, tout déchirés qu’ils étaient, qui, par le souvenir que nous en avions gardé, nous firent entendre que c’était bien là celui que nous cherchions. Il nous salua très-poliment ; puis, en de courtes mais bonnes raisons, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir aller et vivre de la sorte, que c’était pour accomplir certaine pénitence que lui avaient fait imposer ses nombreux péchés. Nous le priâmes de nous dire qui il était ; mais nous ne pûmes jamais l’y décider. Nous lui dîmes aussi, quand il aurait besoin de nourriture et de provisions, de nous indiquer où nous le trouverions, parce que nous lui en porterions de bon cœur et très-exactement ; et, si cela n’était pas plus de son goût, qu’il vînt les demander, mais non les prendre de force aux bergers. Il nous remercia beaucoup de nos offres, nous demanda pardon des violences passées, et nous promit de demander dorénavant sa nourriture pour l’amour de Dieu, sans faire aucun mal à personne. Quant à son habitation, il nous dit qu’il n’en avait pas d’autre que celle qu’il pouvait rencontrer où la nuit le surprenait ; enfin, après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si tendrement, que nous aurions été de pierre, nous tous qui étions à l’écouter, si nous n’eussions fondu en larmes. Il suffisait de considérer comment nous l’avions vu la première fois, et comment nous le voyions alors ; car, ainsi que je vous l’ai dit, c’était un gentil et gracieux jeune homme, et qui montrait bien, dans la politesse de ses propos, qu’il était de bonne naissance et richement élevé, si bien que nous étions tous des rustres, et que, pourtant, sa gentillesse était si grande, qu’elle se faisait reconnaître même par la rusticité. Et tout à coup pendant qu’il était au milieu de sa conversation, le voilà qui s’arrête, qui devient muet, qui cloue ses yeux en terre un bon morceau de temps, et nous voilà tous étonnés, inquiets, attendant comment allait finir cette extase, et prenant de lui grande pitié ; en effet, comme tantôt il ouvrait de grands yeux, tantôt les fermait, tantôt regardait à terre sans ciller, puis serrait les lèvres et fronçait les sourcils, nous reconnûmes facilement qu’il était pris de quelque accident de folie. Mais il nous fit bien vite voir que nous pensions vrai ; car il se releva tout à coup, furieux, de la terre où il s’était couché, et se jeta sur le premier qu’il trouva près de lui, avec tant de vigueur et de rage, que si nous ne le lui eussions arraché des mains, il le tuait à coups de poing et à coups de dents. Et tout en le frappant il disait :

« Ah ! traître de Fernand ! c’est ici, c’est ici que tu me payeras le tour infâme que tu m’as joué ; ces mains vont t’arracher le cœur où logent et trouvent asile toutes les perversités réunies, principalement la fraude et la trahison ; » et il ajoutait à cela d’autres propos qui tendaient tous à mal parler de ce Fernand, et à l’appeler traître et perfide. Enfin, nous lui ôtâmes, non sans peine, notre pauvre camarade, et alors, sans dire un mot, il s’éloigna de nous à toutes jambes, et disparut si vite entre les roches et les broussailles qu’il nous fut impossible de le suivre. Nous avons de là conjecturé que la folie le prenait par accès, et qu’un particulier nommé Fernand a dû lui faire quelque méchant tour, aussi cruel que le montre l’état où il l’a réduit. Et tout cela s’est confirmé depuis par le nombre de fois qu’il est venu à notre rencontre, tantôt pour demander aux bergers de lui donner une part de leurs provisions, tantôt pour la leur prendre de force ; car, quand il est dans ses accidents de folie, les bergers ont beau lui offrir de bon cœur ce qu’ils ont, il ne veut rien recevoir, mais il prend à coups de poing. Au contraire, quand il est dans son bon sens, il demande pour l’amour de Dieu, avec beaucoup de politesse ; et quand il a reçu, il fait tout plein de remerciements, sans manquer de pleurer aussi. Et je puis vous dire, en toute vérité, seigneurs, continua le chevrier, qu’hier nous avons résolu, moi et quatre bergers, dont deux sont mes pâtres et deux mes amis, de le chercher jusqu’à ce que nous le trouvions, et, quand nous l’aurons trouvé, de le conduire, de gré ou de force, à la ville d’Almodovar, qui est à huit lieues d’ici ; et là nous le ferons guérir si son mal peut être guéri, ou du moins nous saurons qui il est, quand il aura son bon sens, et s’il a des parents auxquels nous puissions donner avis de son malheur. Voilà, seigneurs, tout ce que je puis vous dire touchant ce que vous m’avez demandé, et comptez bien que le maître des effets que vous avez trouvés est justement le même homme que vous avez vu passer avec d’autant plus de légèreté que ses habits ne le gênent guère. »

Don Quichotte, qui avait dit, en effet, au chevrier comment il avait vu courir cet homme à travers les broussailles, resta tout surpris de ce qu’il venait d’entendre ; et, sentant s’accroître son désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de poursuivre sa première pensée, et de le chercher par toute la montagne, sans y laisser une caverne, une fente, un trou qu’il ne visitât jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé. Mais la fortune arrangea mieux les choses qu’il ne l’espérait ; car, en ce même instant, parut dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le jeune homme qu’il voulait chercher. Celui-ci s’avançait en marmottant dans ses lèvres des paroles qu’il n’eût pas même été possible d’entendre de près. Son costume était tel qu’on l’a dépeint ; seulement, lorsqu’il fut proche, don Quichotte s’aperçut qu’un pourpoint en lambeaux qu’il portait sur les épaules était de peau de daim parfumée d’ambre[150] : ce qui acheva de le convaincre qu’une personne qui portait de tels habits ne pouvait être de basse condition. Quand le jeune homme arriva près d’eux, il les salua d’une voix rauque et brusque, mais avec beaucoup de courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de civilité, et, mettant pied à terre, il alla l’embrasser avec une grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré sur sa poitrine, comme s’il l’eût connu depuis longues années. L’autre, que nous pouvons appeler le Déguenillé de la mauvaise mine, comme don Quichotte le chevalier de la Triste-Figure, après s’être laissé donner l’embrassade, l’écarta un peu de lui, et, posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, il se mit à le regarder comme s’il eût voulu chercher à le reconnaître, n’étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l’air et les armes de don Quichotte, que don Quichotte ne l’était de le voir lui-même en cet état. Finalement le premier qui parla, après leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous rapporterons plus loin.

Chapitre XXIV

Où se continue l’histoire de la Sierra-Moréna


L’histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême attention le misérable chevalier de la Montagne, lequel, poursuivant l’entretien, lui dit :

« Assurément, seigneur, qui que vous soyez, car je ne vous connais pas, je vous rends grâce des marques de courtoisie et d’affection que vous me donnez ; et je voudrais me trouver en position de répondre autrement que par ma bonne volonté à celle que vous me témoignez dans l’aimable accueil que je reçois de vous. Mais ma triste destinée ne me donne rien autre chose, pour correspondre aux bons offices qui me sont rendus, que de bons désirs de les reconnaître.

– Les miens, repartit don Quichotte, sont de vous servir, tellement que j’avais résolu de ne pas sortir de ces montagnes jusqu’à ce que je vous eusse découvert, et que j’eusse appris de votre bouche si la douleur dont l’étrangeté de votre vie montre que vous êtes atteint peut trouver quelque espèce de remède, pour le chercher, dans ce cas, avec toute la diligence possible. Et si votre malheur est de ceux qui tiennent la porte fermée à toute espèce de consolation, je voulais du moins vous aider à le supporter, en mêlant aux vôtres mes gémissements et mes pleurs ; car, enfin, c’est un soulagement dans les peines que de trouver quelqu’un qui s’y montre sensible. Si donc mes bonnes intentions méritent d’être récompensées par quelque preuve de courtoisie, je vous supplie, seigneur, par celle que je vois briller en vous, et je vous conjure aussi par l’objet que vous avez aimé, ou que vous aimez le plus au monde, de me dire qui vous êtes, et quel motif vous a poussé à vivre et à mourir comme une bête brute au milieu de ces solitudes, où vous séjournez si différent de vous-même, ainsi que le prouvent les dehors de votre personne. Je jure, continua don Quichotte, par l’ordre de chevalerie que j’ai reçu, quoique pécheur indigne, et par la profession de chevalier errant, que si vous consentez, seigneur, à me complaire en cela, je vous servirai avec toute l’ardeur et le dévouement auxquels je suis tenu, étant ce que je suis, soit en soulageant votre disgrâce, s’il s’y trouve quelque remède, soit, comme je vous l’ai promis, en vous aidant à la pleurer. »

Le chevalier de la Forêt, qui entendait parler de cette façon celui de la Triste-Figure, ne faisait autre chose que le regarder, l’examiner, le considérer du haut en bas, et quand il l’eut contemplé tout à son aise :

« Si l’on a, dit-il, quelque chose à me donner à manger, qu’on me le donne pour l’amour de Dieu ; et quand j’aurai mangé, je ferai et je dirai tout ce qu’on voudra, en reconnaissance des bonnes intentions qui me sont témoignées. »

Aussitôt Sancho tira de son bissac et le chevrier de sa panetière ce qu’il fallait au Déguenillé pour apaiser sa faim. Celui-ci se jeta sur ce qu’on lui offrit, comme un être abruti et stupide, et se mit à manger avec tant de voracité, qu’une bouchée n’attendait pas l’autre, et qu’il semblait plutôt les engloutir que les avaler.

Tant qu’il mangea, ni lui ni ceux qui le regardaient ne soufflèrent mot ; mais dès qu’il eut fini son repas, il leur fit signe de le suivre, et les conduisit dans une petite prairie verte et fraîche, qui se trouvait près de là au détour d’un rocher. En arrivant à cet endroit, il s’étendit sur l’herbe, les autres firent de même, et tout cela sans rien dire, jusqu’à ce qu’enfin le chevalier Déguenillé, s’étant bien arrangé dans sa place, leur parla de la sorte :

« Si vous voulez, seigneur, que je vous conte en peu de mots l’immensité de mes malheurs, il faut que vous me promettiez que, par aucune question, par aucun geste, vous n’interromprez le fil de ma triste histoire ; car, à l’instant où vous le feriez, ce que je raconterais en resterait là. »

Ce préambule du chevalier Déguenillé rappela aussitôt à la mémoire de don Quichotte l’histoire que lui avait contée son écuyer, et qui resta suspendue faute d’avoir trouvé le nombre de chèvres qui avaient passé la rivière. Cependant le Déguenillé poursuivit :

« Si je prends cette précaution, dit-il, c’est parce que je voudrais passer rapidement sur l’histoire de mes infortunes ; car les rappeler à ma mémoire ne peut servir à rien qu’à m’en causer de nouvelles ; et moins vous m’interrogerez, plus tôt j’aurai fait de les dire : mais je n’omettrai rien toutefois de ce qui a quelque importance pour satisfaire pleinement votre curiosité. »

Don Quichotte lui fit, au nom de tous, la promesse qu’il ne serait point interrompu ; et lui, sur cette assurance, commença de la sorte :

« Mon nom est Cardénio, mon pays une des principales villes de l’Andalousie, ma famille noble, mes parents riches, et mon malheur si grand, que mes parents l’auront pleuré et que ma famille l’aura ressenti, sans que leur richesse puisse l’adoucir ; car pour remédier aux maux que le ciel envoie, les biens de la fortune ont peu de puissance. Dans ce même pays vivait un ange du ciel, en qui l’amour avait placé toutes les perfections, toutes les gloires qu’il me fût possible d’ambitionner. Telle était la beauté de Luscinde, demoiselle aussi noble, aussi riche que moi, mais plus heureuse, et moins constante que ne méritaient mes honnêtes sentiments. Cette Luscinde, je l’aimai, je l’adorai dès mes plus tendres années. Elle aussi, elle m’aima avec cette innocence et cette naïveté que permettait son jeune âge. Nos parents s’étaient aperçus de notre mutuelle affection, mais sans regret, car ils voyaient bien qu’en continuant au delà de l’enfance, elle ne pouvait avoir d’autre fin que le mariage, chose que semblait arranger d’avance l’égalité de notre noblesse et de nos fortunes.

« Pour tous deux, en effet, l’amour grandit avec l’âge, et le père de Luscinde crut devoir, par bienséance, me refuser l’entrée de sa maison, imitant ainsi les parents de cette Thisbé, tant de fois célébrée par les poëtes. Cette défense de nous voir ne fit qu’ajouter un désir au désir, une flamme à la flamme ; car, bien qu’elle imposât silence à nos lèvres, elle ne put l’imposer à nos plumes, lesquelles savent, plus librement que la langue, faire entendre à qui l’on veut les sentiments que l’âme renferme, puisque souvent la présence de l’objet aimé trouble la résolution la mieux arrêtée, et rend muette la langue la plus hardie. Ô ciel ! combien de billets je lui écrivis ! combien de réponses je reçus, honnêtes et tendres ! combien de chansons je composai, et de vers amoureux, où mon âme déclarait ses sentiments secrets, peignait ses désirs brûlants, entretenait ses souvenirs, et se délassait de ses transports !

« À la fin, me voyant réduit au désespoir, et sentant que mon âme se consumait dans l’envie de revoir Luscinde, je résolus de tenter et de mettre en œuvre ce qui me semblait le plus convenable pour atteindre le prix si désiré et si mérité de mon amour, c’est-à-dire de la demander à son père pour légitime épouse. Je le fis en effet ; il me répondit qu’il était sensible à l’intention que je montrais de vouloir l’honorer de mon alliance et m’honorer de la sienne ; mais que mon père vivant encore, c’était à lui qu’il appartenait à juste droit de faire cette demande ; car, si cette union n’était pleinement de son agrément et de son goût, Luscinde n’était point une femme à prendre un mari et à se donner pour épouse à la dérobée. Comme il me parut avoir raison en tout ce qu’il disait, je lui rendis grâce de ses bonnes intentions, et j’espérai que mon père donnerait son consentement dès que je le lui demanderais.

« Dans cet espoir, j’allai à l’instant même dire à mon père quel était mon désir. Mais, au moment où j’entrai dans son appartement, je le trouvai tenant à la main une lettre ouverte, qu’il me remit avant que je lui eusse dit une parole. « Cardénio, me dit-il, tu verras par cette lettre que le duc Ricardo te veut du bien. » Le duc Ricardo, comme vous devez le savoir, seigneurs, est un grand d’Espagne qui a ses terres dans la plus belle contrée de l’Andalousie. Je pris la lettre, je la lus, et je vis qu’elle était conçue en termes tels, qu’à moi-même il me parut impossible que mon père manquât de condescendre à ce qui lui était demandé. Le duc le priait de m’envoyer aussitôt où il résidait, disant qu’il voulait que je fusse, non point attaché à la personne de son fils aîné, mais son compagnon, et qu’il se chargeait de me placer en une situation qui répondît à l’estime qu’il avait pour moi. Je devins muet à la lecture de cette lettre, et surtout quand j’entendis mon père ajouter : « D’ici à deux jours, Cardénio, tu partiras pour obéir à la volonté du duc, et rends grâces à Dieu, qui t’ouvre un chemin par lequel tu dois atteindre à ce que tu mérites. » À ces propos, il ajouta les conseils que donne un père en cette occasion.

« Le moment de mon départ arriva. J’avais entretenu Luscinde la nuit précédente, et lui avais conté tout ce qui se passait. J’en avais également rendu compte à son père, en le suppliant de me garder quelque temps sa parole, et de différer de prendre un parti pour sa fille, au moins jusqu’à ce que je susse ce que Ricardo voulait de moi. Il m’en fit la promesse, et Luscinde la confirma par mille serments, par mille défaillances. Je me rendis enfin auprès du duc Ricardo, et je reçus de lui un accueil si bienveillant, qu’aussitôt l’envie s’éveilla parmi les gens de sa maison, car il leur sembla que les marques d’intérêt dont me comblait le duc étaient à leur préjudice. Mais celui de tous qui témoigna le plus de joie de mon arrivée, ce fut son second fils, appelé don Fernand, beau jeune homme, de nobles manières, libéral, et facile à s’éprendre, lequel voulut bientôt que je fusse à tel point son ami, que notre liaison fit gloser tout le monde. L’aîné m’aimait sans doute, et me traitait avec distinction, mais sans avoir pour moi, néanmoins, l’affection et l’intimité de don Fernand. Or il arriva que, comme entre amis rien n’est secret, et que la privauté dont je jouissais auprès de don Fernand avait cessé de s’appeler ainsi pour devenir amitié, il me confiait toutes ses pensées, entre autres un sentiment amoureux qui lui causait quelque souci. Il aimait une jeune paysanne, vassale de son père, dont les parents étaient très-riches, et si belle, si spirituelle, si sage, que ceux qui la connaissaient ne savaient en laquelle de ces qualités elle excellait davantage. Tant d’attraits réunis en la belle paysanne enflammèrent à tel point les désirs de don Fernand, qu’il résolut, pour faire sa conquête, et tout autre moyen demeurant sans succès, de lui donner parole de l’épouser. Pour répondre à l’amitié qu’il me portait, je me crus obligé de chercher, par les plus puissantes raisons et les exemples les plus frappants que je pus trouver, à le détourner d’un tel dessein ; et, voyant que mes remontrances étaient vaines, je résolus de tout découvrir au duc son père. Mais don Fernand, adroit et fin, se douta que je prendrais ce parti : car il vit bien qu’en serviteur loyal je ne pouvais tenir cachée une chose si déshonorante pour le duc mon seigneur. Aussi, voulant me distraire et me tromper, il me dit qu’il ne trouvait pas de meilleur remède pour écarter de son souvenir la beauté qui l’avait soumis que de s’absenter quelques mois, et qu’il voulait en conséquence que nous vinssions tous deux chez mon père, en donnant au duc le prétexte d’aller acheter quelques bons chevaux dans ma ville natale, où s’élèvent les meilleurs de l’univers. Quand je l’entendis ainsi parler, poussé par ma tendresse, j’aurais approuvé sa résolution, fût-elle moins sage, comme la plus judicieuse qui se pût imaginer, en voyant quelle occasion elle m’offrait de revoir ma Luscinde. Dans cette pensée et dans ce désir, j’approuvai son avis, je l’affermis en son dessein, et lui conseillai de le mettre en pratique sans retard, disant que l’absence, en dépit des plus fermes sentiments, a d’infaillibles effets. Mais, comme je l’appris ensuite, don Fernand ne m’avait fait cette proposition qu’après avoir abusé de la jeune paysanne sous le faux titre de son époux, et il cherchait une occasion de se mettre en sûreté avant d’être découvert, craignant le courroux que ferait éclater son père en apprenant sa faute. Comme, chez la plupart des jeunes gens, l’amour ne mérite pas ce nom, que c’est un désir passager qui n’a d’autre but que le plaisir, et qu’une fois celui-ci obtenu l’autre s’éteint, ce qui n’arrive point à l’amour véritable, aussitôt que don Fernand eut possédé la paysanne, ses désirs s’apaisèrent, et sa flamme s’éteignit ; tellement que, s’il avait d’abord feint de vouloir s’éloigner pour éviter de prendre un engagement, il voulait s’éloigner alors pour éviter de le tenir. Le duc lui donna la permission de partir, et me chargea de l’accompagner.

« Nous arrivâmes dans ma ville, où mon père le reçut comme l’exigeait la qualité d’un tel hôte. Je revis bientôt Luscinde, et mes feux renaquirent, sans avoir été ni morts ni refroidis. Pour mon malheur, je les fis connaître à don Fernand, car il me semblait que la loi de notre amitié m’obligeait à ne lui garder aucun secret. Je lui vantai les charmes, les grâces et l’esprit de Luscinde, avec une telle passion, que mes louanges lui donnèrent l’envie de voir une personne ornée de tant d’attraits. Mon triste sort voulut que je satisfisse son désir ; une nuit, je la lui fis voir à la lumière d’une bougie, par une fenêtre où nous avions coutume de nous entretenir. Il la vit, et toutes les beautés qu’il avait vues jusqu’alors furent mises en oubli. Il resta muet, absorbé, insensible, et, finalement, épris d’amour au point où vous le verrez dans le cours de ma triste histoire. Pour enflammer davantage son désir, qu’il me cachait à moi, et ne découvrait qu’au ciel, la destinée voulut qu’il trouvât un jour un billet qu’elle m’écrivait pour m’engager à demander sa main à son père, billet si plein de grâce, de pudeur et d’amour, qu’après l’avoir lu il me dit qu’en la seule Luscinde se trouvaient réunis tous les charmes de l’esprit et de la beauté répartis dans le reste des femmes. Il est bien vrai, et je veux l’avouer à présent, que, tout en voyant avec quels justes motifs don Fernand faisait l’éloge de Luscinde, j’étais fâché d’entendre de telles louanges dans sa bouche, et je commençai justement à me défier de lui. En effet, à tous moments il voulait que nous parlassions de Luscinde, et sans cesse il ramenait l’entretien sur son compte, dût-il le tirer par les cheveux. Tout cela éveillait en mon âme quelque soupçon de jalousie, non que je craignisse aucun revers de la constance et de la loyauté de Luscinde, et pourtant ma destinée me faisait craindre précisément ce qu’elle me préparait. Don Fernand cherchait toujours à lire les billets que j’envoyais à Luscinde et ceux qu’elle me répondait, sous le motif qu’il prenait un grand plaisir à l’ingénieuse expression de notre tendresse.

« Un jour, il arriva que Luscinde m’ayant demandé à lire un livre de chevalerie pour lequel elle avait beaucoup de goût, l’Amadis de Gaule… »

À peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de chevalerie, qu’il s’écria :

« Si Votre Grâce m’eût dit, au commencement de son histoire, que Sa Grâce Mlle Luscinde avait du goût pour les livres de chevalerie, vous n’auriez eu nul besoin d’autre éloge pour me faire apprécier l’élévation de son intelligence, qui ne pouvait être ornée d’autant de mérite que vous, seigneur, nous l’avez dépeinte, si elle eût manqué de goût pour une si exquise et si savoureuse lecture. Aussi, quant à moi, n’est-il plus besoin d’entrer en dépense de paroles pour me vanter ses charmes, son mérite et son esprit ; il m’a suffi d’apprendre où se dirigent ses goûts pour la déclarer la plus belle et la plus spirituelle des femmes de ce monde. Seulement j’aurais voulu, seigneur, que Votre Grâce lui eût envoyé, en même temps qu’Amadis de Gaule, ce bon don Rugel de Grèce, car je suis sûr que Mlle Luscinde se fût beaucoup divertie de Daraïda et Garaya, et des élégants propos du pasteur Darinel[151], et des admirables vers de ses bucoliques, qu’il chantait et jouait avec tant de grâce, d’esprit et d’enjouement ; mais le temps viendra de réparer facilement cette faute ; et ce sera dès que Votre Grâce voudra bien s’en venir avec moi dans mon village : car là, je pourrai lui donner plus de trois cents volumes qui font les délices de mon âme et les délassements de ma vie, bien que je croie me rappeler que je n’en ai plus aucun, grâce à la malice et à l’envie des méchants enchanteurs. Et que Votre Grâce me pardonne si j’ai contrevenu à la promesse que nous lui avions faite de ne point interrompre son récit ; mais dès que j’entends parler de chevalerie et de chevaliers errants, il n’est pas plus en mon pouvoir de m’empêcher d’y joindre mon mot qu’il n’est possible aux rayons du soleil de cesser de répandre la chaleur, ou à ceux de la lune, l’humidité. Ainsi donc, excusez, et poursuivez, ce qui viendra maintenant le plus à propos. »

Pendant que don Quichotte débitait le discours qui vient d’être rapporté, Cardénio avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, dans l’attitude d’un homme qui rêve profondément. Et, bien que, par deux fois, don Quichotte l’eût prié de continuer son histoire, il ne voulait ni relever la tête ni répondre un mot. Mais enfin, après un long silence, il se redressa et dit :

« Je ne puis m’ôter une chose de la pensée, et personne au monde ne me l’en ôtera, et celui-là serait un grand maraud qui croirait ou ferait croire le contraire : c’est que ce bélître insigne de maître Élisabad[152] vivait en concubinage avec la reine Madasime.

– Oh ! pour cela non, de par tous les diables ! s’écria don Quichotte enflammé de colère, et donnant un démenti assaisonné comme de coutume ; c’est une grande malignité, ou plutôt une grande coquinerie de parler ainsi. La reine Madasime fut une noble et vertueuse dame, et l’on ne peut supposer qu’une si haute princesse s’avisât de faire l’amour avec un guérisseur de hernies. Et qui dira le contraire en a menti comme un misérable coquin ; et c’est ce que je lui ferai voir à pied ou à cheval, armé ou désarmé, de jour ou de nuit, et de telle manière qu’il lui fera plaisir. »

Cependant Cardénio le regardait fixement, car il venait d’être repris d’un accès de folie, et n’était pas plus en état de continuer son histoire que don Quichotte de l’entendre, tant celui-ci s’était piqué de l’injure faite à Madasime. Chose étrange ! il avait pris parti pour elle, tout comme si elle eût été réellement sa véritable et légitime souveraine : tellement il s’était entêté de ses excommuniés de livres !

Or donc, Cardénio étant redevenu fou, dès qu’il s’entendit donner un démenti et traiter de coquin, avec d’autres gentillesses semblables, il prit mal la plaisanterie, et, ramassant un gros caillou qui se trouvait à ses pieds, il en donna un tel coup dans la poitrine à don Quichotte, qu’il le culbuta sur le dos. Sancho Panza, qui vit ainsi traiter son seigneur, se jeta sur le fou le poing fermé ; mais le fou le reçut de telle sorte que, d’une gourmade, il l’envoya par terre ; et, lui montant sur l’estomac, il lui foula les côtes tout à plaisir. Le chevrier, qui voulut défendre Sancho, courut la même chance, et après les avoir tous trois moulus et rendus, le fou les laissa, et s’en fut, avec un merveilleux sang-froid, regagner les bois de la montagne.

Sancho se releva ; mais, dans la rage qu’il avait de se voir ainsi rossé sans raison, il s’en prit au chevrier, lui disant que c’était sa faute, puisqu’il ne les avait pas avertis que cet homme avait de temps en temps des accès de folie, et que, s’ils l’eussent su, ils se seraient tenus sur leurs gardes. Le chevrier répondit qu’il avait dit cela précisément, et que, si l’autre ne l’avait pas entendu, ce n’était pas sa faute. Sancho repartit, le chevrier répliqua, et la fin des reparties et des répliques fut de s’empoigner à la barbe, et de se donner de telles gourmades, que si don Quichotte ne les eût séparés, ils se mettaient en pièces. Sancho disait, tenant le chevrier à la poignée :

« Laisse-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure ; celui-ci est vilain comme moi, et n’est pas armé chevalier ; et je puis bien tout à mon aise me venger du tort qu’il m’a fait, en combattant avec lui main à main, comme un homme d’honneur.

– C’est vrai, répondit don Quichotte ; mais je sais qu’il n’y a nullement de sa faute dans ce qui nous est arrivé. »

En disant cela, il leur fit faire la paix ; puis il demanda de nouveau au chevrier s’il serait possible de trouver Cardénio, car il mourait d’envie de savoir la fin de son histoire. Le chevrier lui répéta ce qu’il lui avait déjà dit, qu’il ne savait au juste où Cardénio faisait sa demeure, mais que, s’il parcourait avec soin ces alentours, il ne manquerait pas de le rencontrer, ou raisonnable ou fou.

Chapitre XXV

Qui traite des choses étranges qui arrivèrent dans la SierraMoréna au vaillant chevalier de la Manche, et de la pénitence qu’il fit à l’imitation du Beau-Ténébreux


Don Quichotte, ayant fait ses adieux au chevrier, remonta sur Rossinante, et donna ordre à Sancho de le suivre ; lequel obéit, mais de mauvaise grâce, forcé qu’il était d’aller à pied. Ils pénétraient peu à peu dans le plus âpre de la montagne, et Sancho mourait d’envie de deviser, tout en marchant, avec son maître, mais il aurait voulu que celui-ci engageât la conversation, pour ne pas contrevenir aux ordres qu’il en avait reçus. À la fin, ne pouvant supporter un aussi long silence, il lui dit :

« Seigneur don Quichotte, que Votre Grâce veuille bien me donner sa bénédiction et mon congé ; je veux m’en aller d’ici, et retourner à ma maison pour y trouver ma femme et mes enfants, avec lesquels je pourrai du moins parler et converser tout à mon aise ; car enfin, prétendre que j’aille avec Votre Grâce à travers ces solitudes, de jour et de nuit, sans que je puisse lui parler quand l’envie m’en prend, c’est m’enterrer tout vif. Encore, si le sort voulait que les animaux parlassent, comme au temps d’Isope, le mal ne serait pas si grand, car je causerais avec mon âne[153] de tout ce qui me passerait par l’esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience. Mais c’est une rude chose, et qu’on ne peut bonnement supporter, que de s’en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des coups de pierre et des sauts de couverture ; et avec tout cela, il faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu’on a sur le cœur, comme si l’on était muet.

– Je t’entends, Sancho, répondit don Quichotte : tu meurs d’envie que je lève l’interdit que j’ai jeté sur ta langue. Eh bien ! tiens-le pour levé, et dis tout ce que tu voudras, mais à condition que cette suspension de l’interdit ne durera pas au delà du temps que nous passerons dans ces montagnes.

– Soit, dit Sancho ; pourvu que je parle maintenant, Dieu sait ce qui viendra plus tard. Et pour commencer à jouir de ce sauf-conduit, je vous demanderai à quel propos Votre Grâce s’avisait de prendre le parti de cette reine Marcassine, ou comme elle s’appelle ? Et que diable vous importait que cet Élie l’abbé fût ou non son bon ami ? Je crois que si vous aviez laissé passer ce point, dont vous n’étiez pas juge, le fou aurait passé plus avant dans son histoire, et nous aurions évité, vous le caillou dans l’estomac, moi plus de dix soufflets sur la face et autant de coups de pied sur le ventre.

– Par ma foi, Sancho, répondit don Quichotte, si tu savais aussi bien que je le sais quelle noble et respectable dame fut cette reine Madasime, je sais que tu dirais que ma patience a été grande de ne pas briser la bouche d’où étaient sortis de tels blasphèmes, et c’est un grand blasphème de dire ou de penser qu’une reine vive en concubinage avec un chirurgien. La vérité de l’histoire est que ce maître Élisabad dont le fou a parlé était un homme très-prudent et de bon conseil, et qu’il servit autant de gouverneur que de médecin à la reine ; mais s’imaginer qu’elle était sa bonne amie, c’est une insolence digne du plus sévère châtiment. Et d’ailleurs, pour que tu conviennes que Cardénio ne savait ce qu’il disait, tu dois observer que, lorsqu’il parlait ainsi, il était déjà retombé dans ses accès.

– C’est justement ce que je dis, reprit Sancho, et qu’il ne fallait faire aucun cas des paroles d’un fou : car enfin, si votre bonne étoile ne vous eût secouru, et si le caillou, au lieu de s’acheminer à l’estomac, eût pris la route de la tête, nous serions frais maintenant pour avoir voulu défendre cette belle dame que Dieu a mise en pourriture.

– Eh bien ! Sancho, répliqua don Quichotte, mets-toi dans la tête que sa folie même ne pouvait absoudre Cardénio. Contre les sages et contre les fous, tout chevalier errant est obligé de prendre parti pour l’honneur des femmes, quelles qu’elles puissent être ; à plus forte raison des princesses de haut étage, comme le fut la reine Madasime, à laquelle je porte une affection toute particulière pour ses rares qualités ; car, outre qu’elle était prodigieusement belle, elle se montra prudente, patiente et courageuse dans les nombreux malheurs qui l’accablèrent. C’est alors que les conseils et la société de maître Élisabad lui furent d’un grand secours pour l’aider à supporter ses peines avec prudence et fermeté. De là le vulgaire ignorant et malintentionné prit occasion de dire et de croire qu’elle était sa maîtresse. Mais ils en ont menti, dis-je encore, et ils en auront encore menti deux cents autres fois, tous ceux qui oseront dire ou penser telle chose.

– Je ne le dis ni ne le pense, moi, répondit Sancho ; et que ceux qui mordent à ce conte le mangent avec leur pain. S’ils ont ou non couché ensemble, c’est à Dieu qu’ils en auront rendu compte. Moi, je viens de nos vignes, je ne sais rien de rien ; et je n’aime pas à m’enquérir de la vie d’autrui ; et celui qui achète et ment, dans sa bourse le sent. D’ailleurs, nu je suis né, nu je me trouve ; je ne perds ni ne gagne. Mais eussent-ils été bons amis, que n’importe à moi ? Bien des gens croient qu’il y a des quartiers de lard où il n’y a pas seulement de crochets pour les pendre. Mais qui peut mettre des portes aux champs ? n’a-t-on pas glosé de Dieu lui-même ?

– Ah ! sainte Vierge, s’écria don Quichotte, combien de niaiseries enfiles-tu, Sancho, les unes au bout des autres ! Eh ! quel rapport y a-t-il entre l’objet qui nous occupe et les proverbes que tu fais ainsi défiler ? Par ta vie, Sancho, tais-toi une fois pour toutes, et ne t’occupe désormais que de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde pas, et mets-toi bien dans la tête, avec l’aide de chacun de tes cinq sens, que tout ce que je fis, fais et ferai, est d’accord avec la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que je connais mieux que tous les chevaliers qui en ont fait profession dans le monde.

– Mais, seigneur, répondit Sancho, est-ce une bonne règle de chevalerie que nous allions ainsi par ces montagnes comme des enfants perdus, sans chemin ni sentier, et cherchant un fou, auquel, dès que nous l’aurons trouvé, il pourrait bien prendre envie de finir ce qu’il a commencé, non de son histoire, mais de la tête de Votre Grâce et de mes côtes à moi, je veux dire d’achever de nous les rompre ?

– Tais-toi, Sancho, je te le répète, reprit don Quichotte ; car il faut que tu saches que ce qui m’amène dans ces lieux déserts, ce n’est pas seulement le désir de rencontrer le fou, mais bien aussi celui que j’ai d’y faire une prouesse capable d’éterniser mon nom et de répandre ma renommée sur toute la surface de la terre, telle enfin qu’elle doit mettre le sceau à tous les mérites qui rendent parfait et fameux un chevalier errant.

– Et cette prouesse est-elle bien périlleuse ? demanda Sancho.

– Non, répondit le chevalier de la Triste-Figure, bien que le dé puisse tourner de manière que nous ayons, au lieu de chance, du guignon. Mais tout dépendra de ta diligence.

– Comment, de ma diligence ? reprit Sancho.

– Oui, reprit don Quichotte : car si tu reviens vite d’où je vais t’envoyer, vite finira ma peine et vite commencera ma gloire. Mais comme il n’est pas juste que je te tienne davantage en suspens et dans l’attente du sujet de mes propos, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants : que dis-je ? un des plus parfaits ! le seul, l’unique, le premier, le seigneur de tous les chevaliers qui étaient au monde de son temps. J’en suis bien fâché pour don Bélianis, et pour tous ceux qui disent qu’il l’égala en quelque chose, car ils se trompent, sur ma foi. Je dis, d’un autre côté, que, lorsqu’un peintre veut devenir célèbre dans son art, il essaye d’imiter les originaux des meilleurs peintres qu’il connaisse ; et la même règle doit courir pour tous les métiers, pour toutes les professions qui servent à la splendeur des républiques. C’est encore ce que doit faire et ce que fait celui qui veut gagner une réputation de prudence et de patience : il imite Ulysse, dans la personne et les travaux duquel Homère nous a tracé un portrait vivant de l’homme prudent et ferme dans le malheur, de même que Virgile nous a montré, dans la personne d’Énée, la valeur d’un fils pieux et la sagacité d’un vaillant capitaine ; les peignant tous deux, non tels qu’ils furent, mais tels qu’ils devaient être, afin de laisser aux hommes à venir un modèle achevé de leurs vertus. De la même manière, Amadis fut le nord, l’étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amoureux, et c’est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de l’amour et de la chevalerie. Cela donc étant ainsi, il me paraît, Sancho, que le chevalier errant qui l’imitera le mieux sera le plus près d’atteindre à la perfection de la chevalerie. Or, l’une des choses où ce chevalier fit le plus éclater sa prudence, sa valeur, sa fermeté, sa patience et son amour, ce fut quand il se retira, dédaigné par sa dame Oriane, pour faire pénitence sur la Roche-Pauvre, après avoir changé son nom en celui du Beau-Ténébreux, nom significatif, à coup sûr, et bien propre à la vie qu’il s’était volontairement imposée[154]. Ainsi, comme il m’est plus facile de l’imiter en cela qu’à pourfendre des géants, à décapiter des andriaques[155], à défaire des armées, à disperser des flottes et à détruire des enchantements ; comme, d’ailleurs, ces lieux sauvages sont admirablement propres à de tels desseins, je n’ai pas envie de laisser passer sans la saisir l’occasion qui m’offre si commodément les mèches de ses cheveux.

– En fin de compte, demanda Sancho, qu’est-ce que Votre Grâce prétend faire dans cet endroit si écarté ?

– Ne t’ai-je pas dit, répondit don Quichotte, que je veux imiter Amadis, faisant le désespéré, l’insensé, le furieux, afin d’imiter en même temps le valeureux don Roland, quand il trouva sur les arbres d’une fontaine les indices qu’Angélique la belle s’était avilie dans les bras de Médor, ce qui lui donna tant de chagrin qu’il en devint fou, et qu’il arracha des arbres, troubla l’eau des claires fontaines, tua des bergers, détruisit des troupeaux, incendia des chaumières, renversa des maisons, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d’éternelle renommée[156] ? Il est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la fois) de point en point, dans toutes les folies qu’il fit, dit ou pensa. Mais j’ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter tout simplement de l’imitation d’Amadis, qui, sans faire de folies d’éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir, obtint autant de gloire que personne.

– Quant à moi, dit Sancho, il me semble que les chevaliers qui en agirent de la sorte y furent provoqués, et qu’ils avaient des raisons pour faire ces sottises et ces pénitences. Mais vous, mon seigneur, quelle raison avez-vous de devenir fou ? quelle dame vous a rebuté ? ou quels indices avez-vous trouvés qui fissent entendre que ma dame Dulcinée du Toboso ait fait quelque enfantillage avec More ou chrétien ?

– Eh ! par Dieu, voilà le point, répondit don Quichotte ; et c’est là justement qu’est le fin de mon affaire. Qu’un chevalier errant devienne fou quand il en a le motif, il n’y a là ni gré ni grâce ; le mérite est de perdre le jugement sans sujet, et de faire dire à ma dame : « S’il fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud ? » D’ailleurs, n’ai-je pas un motif bien suffisant dans la longue absence qui me sépare de ma dame et toujours maîtresse Dulcinée du Toboso ? car, ainsi que tu l’as entendu dire à ce berger de l’autre jour, Ambroise : Qui est absent, tous les maux craint ou ressent. Ainsi donc, ami Sancho, ne perds pas en vain le temps à me conseiller que j’abandonne une imitation si rare, si heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu’à ce que tu reviennes avec la réponse d’une lettre que je pense te faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence ; si le contraire arrive, alors je deviendrai fou tout de bon, et, l’étant, je n’aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière qu’elle réponde, je sortirai de la confusion et du tourment où tu m’auras laissé, jouissant du bien que tu m’apporteras, à la faveur de ma raison, ou cessant de sentir le mal, à la faveur de ma folie. Mais, dis-moi, Sancho, as-tu bien précieusement gardé l’armet de Mambrin ? J’ai vu que tu l’as relevé de terre quand cet ingrat voulut le mettre en pièces, et ne put en venir à bout ; ce qui démontre bien clairement toute la finesse de sa trempe. »

À cela Sancho répondit :

« Vive Dieu ! seigneur chevalier de la Triste-Figure, je ne puis souffrir ni porter en patience certaines choses que dit Votre Grâce. Elles me font imaginer à la fin que tout ce que vous me dites d’aventures de chevalerie, de gagner des royaumes et des empires, de donner des îles et de faire d’autres faveurs et générosités à la mode des chevaliers errants, que tout cela, dis-je, n’est que vent et mensonge, et autant de contes à dormir debout. Car, enfin, quiconque entendrait dire à Votre Grâce qu’un plat à barbe de barbier est l’armet de Mambrin, et ne vous verrait pas sortir de cette erreur en plus de quatre jours, qu’est-ce qu’il devrait penser, sinon que celui qui dit et affirme une telle chose doit avoir le cerveau timbré ? Le plat à barbe, je l’ai dans mon bissac, tout aplati et tout bossué, et je l’emporte pour le redresser à la maison, et m’y faire la barbe, si Dieu me fait assez de grâce pour que je me retrouve un jour avec ma femme et mes enfants.

– Vois-tu, Sancho, reprit don Quichotte, par le même Dieu au nom duquel tu viens de jurer, je te jure que tu as le plus étroit entendement qu’écuyer eut jamais au monde. Est-il possible que, depuis le temps que tu marches à ma suite, tu ne te sois pas encore aperçu que toutes les choses des chevaliers errants semblent autant de chimères, de billevesées et d’extravagances, et qu’elles vont sans cesse au rebours des autres ? Ce n’est point parce qu’il en est ainsi, mais parce qu’au milieu de nous s’agite incessamment une tourbe d’enchanteurs qui changent nos affaires, les troquent, les dénaturent et les bouleversent à leur gré, selon qu’ils ont envie de nous nuire ou de nous prêter faveur. Voilà pourquoi cet objet, qui te paraît à toi un plat à barbe de barbier, me paraît à moi l’armet de Mambrin, et à un autre paraîtra toute autre chose. Et ce fut vraiment une rare précaution du sage qui est de mon parti, de faire que tout le monde prît pour un plat à barbe ce qui est bien réellement l’armet de Mambrin, car cet objet étant de si grande valeur, tout le monde me poursuivrait pour me l’enlever. Mais, comme on voit que ce n’est rien autre chose qu’un bassin de barbier, personne ne s’en met en souci. C’est ce qu’a bien prouvé celui qui voulait le rompre, et qui l’a laissé par terre sans l’emporter ; car, ma foi, s’il eût connu ce que c’était, il ne serait pas parti les mains vides. Garde-le, ami ; à présent je n’en ai nul besoin, car je dois au contraire me dépouiller de toutes ces armes, et rester nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, s’il me prend fantaisie d’imiter dans ma pénitence plutôt Roland qu’Amadis. »

Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée. Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient. Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure pour faire sa pénitence. Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

« Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé. Ô vous, qui que vous soyez, dieux rustiques, qui faites votre séjour dans ces lieux inhabités, écoutez les plaintes de ce misérable amant qu’une longue absence et d’imaginaires motifs de jalousie ont réduit à venir se lamenter dans ces déserts, et à se plaindre des rigueurs de cette belle ingrate, modèle et dernier terme de l’humaine beauté. Ô vous ! napées et dryades, qui habitez d’ordinaire dans les profondeurs des montagnes, puissent les légers et lascifs satyres dont vous êtes vainement adorées ne troubler jamais votre doux repos, pourvu que vous m’aidiez à déplorer mes infortunes, ou du moins que vous ne vous lassiez pas d’entendre mes plaintes ! Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi ! Ô vous, arbres solitaires, qui allez désormais tenir compagnie à ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas[157]. Et toi, ô mon écuyer, agréable et fidèle compagnon de ma bonne et mauvaise fortune, retiens bien dans ta mémoire ce qu’ici tu me verras faire, pour que tu le transmettes et le racontes à celle qui en est la cause unique. »

En disant ces derniers mots, il mit pied à terre, se hâta d’ôter le mors et la selle à Rossinante, et, le frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main :

« Reçois la liberté, lui dit-il, de celui qui l’a perdue, ô coursier aussi excellent par tes œuvres que malheureux par ton sort ; va-t’en, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que nul ne t’a égalé en légèreté et en vigueur, ni l’hippogriffe d’Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante.[158] »

Sancho, voyant cela :

« Pardieu ! s’écria-t-il, bien en a pris vraiment à celui qui nous a ôté la peine de débâter le grison ; on ne manquerait, par ma foi, ni de caresses à lui faire, ni de belles choses à dire à sa louange. Mais s’il était ici, je ne permettrais point que personne le débâtât ; car, à quoi bon ? Il n’avait que voir aux noms d’amoureux et de désespéré, puisque son maître n’était ni l’un ni l’autre, lequel maître était moi, quand il plaisait à Dieu. En vérité, seigneur chevalier de la Triste-Figure, si mon départ et votre folie ne sont pas pour rire, mais tout de bon, il sera fort à propos de resseller Rossinante, pour qu’il supplée au défaut du grison ; ce sera gagner du temps sur l’allée et le retour ; car si je fais à pied le chemin, je ne sais ni quand j’arriverai ni quand je reviendrai, tant je suis pauvre marcheur.

– Je dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu fasses comme tu voudras, et que ton idée ne me semble pas mauvaise. Et j’ajoute que tu partiras dans trois jours, afin que tu voies d’ici là tout ce que je fais et dis pour elle, et que tu puisses le lui répéter.

– Et qu’est-ce que j’ai à voir, reprit Sancho, de plus que je n’ai vu ?

– Tu n’es pas au bout du compte, répondit don Quichotte. À présent ne faut-il pas que je déchire mes vêtements, que je disperse les pièces de mon armure, et que je fasse des culbutes la tête en bas sur ces rochers, ainsi que d’autres choses de même espèce qui vont exciter ton admiration ?

– Pour l’amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière de faire ces culbutes ; vous pourriez tomber sur telle roche et en telle posture, qu’au premier saut se terminerait toute la machine de cette pénitence. Moi, je suis d’avis que, puisque Votre Grâce trouve ces culbutes tout à fait nécessaires, et que l’œuvre ne peut s’en passer, vous vous contentiez, tout cela n’étant qu’une chose feinte et pour rire, vous vous contentiez, dis-je, de les faire dans l’eau, ou sur quelque chose de doux, comme du coton ; et laissez-moi me charger du reste : je saurai bien dire à ma dame Dulcinée que Votre Grâce faisait ces culbutes sur une pointe de rocher plus dure que celle d’un diamant.

– Je suis reconnaissant de ta bonne intention, ami Sancho, répondit don Quichotte ; mais je veux te faire savoir que toutes ces choses que je fais ici, loin d’être pour rire, sont très-réelles et très-sérieuses : car, d’une autre manière, ce serait contrevenir aux règlements de la chevalerie, qui nous défendent de dire aucun mensonge, sous la peine des relaps ; et faire une chose pour une autre, c’est la même chose que mentir. Ainsi donc mes culbutes doivent être franches, sincères et véritables, sans mélange de sophistique ou de fantastique. Il sera même nécessaire que tu me laisses quelques brins de charpie pour me panser, puisque le sort a voulu que nous perdissions le baume.

– Ça été bien pis de perdre l’âne, reprit Sancho, car avec lui s’en est allée la charpie et toute la boutique. Et je supplie Votre Grâce de ne plus se rappeler ce maudit breuvage ; il suffit que j’en entende le nom pour me mettre toute l’âme à l’envers, et l’estomac sens dessus dessous. Je vous supplie, en outre, de tenir pour passés les trois jours de délai que vous m’avez accordés afin de voir quelles folies vous faites ; je les donne pour dûment vues et pour passées en force de chose jugée. J’en dirai des merveilles à ma dame ; mais écrivez la lettre, et dépêchez-moi vite, car j’ai la meilleure envie de revenir tirer Votre Grâce de ce purgatoire où je la laisse.

– Purgatoire, dis-tu, Sancho ? reprit don Quichotte. Tu ferais mieux de l’appeler enfer, et pire encore s’il y a quelque chose de pire.

– Qui est en enfer, répliqua Sancho, nulla est retentio[159], à ce que j’ai ouï dire.

– Je n’entends pas ce que veut dire retentio, reprit don Quichotte.

– Retentio veut dire, repartit Sancho, que qui est en enfer n’en sort plus jamais, et n’en peut plus sortir ; ce qui sera tout au rebours pour Votre Grâce, ou ma foi, je ne saurais plus jouer des talons, au cas que je porte des éperons pour éveiller Rossinante. Et plantez-moi une bonne fois pour toutes dans le Toboso, et en présence de ma dame Dulcinée ; je lui ferai un tel récit des bêtises et des folies (c’est tout un) que Votre Grâce a faites et qui lui restent encore à faire, que je finirai par la rendre plus souple qu’un gant, dussé-je la trouver plus dure qu’un tronc de liége. Avec cette réponse douce et mielleuse, je reviendrai à travers les airs, comme un sorcier, et je tirerai Votre Grâce de ce purgatoire, qui paraît un enfer, bien qu’il ne le soit pas, puisqu’il y a grande espérance d’en sortir, ce que n’ont pas, comme je l’ai dit, ceux qui sont en enfer ; et je ne crois pas que Votre Grâce dise autre chose.

– Oui, c’est la vérité, répondit le chevalier de la Triste-Figure ; mais comment ferons-nous pour écrire la lettre ?

– Et puis aussi la lettre de change des ânons, ajouta Sancho.

– Tout y sera compris, répondit don Quichotte. Et, puisque le papier manque, il serait bon que nous l’écrivissions, comme faisaient les anciens, sur des feuilles d’arbre, ou sur des tablettes de cire, quoiqu’à vrai dire il ne serait pas plus facile de trouver de la cire que du papier. Mais voilà qu’il me vient à l’esprit où il sera bien et plus que bien de l’écrire : c’est sur le livre de poche qu’a perdu Cardénio. Tu auras soin de la faire transcrire sur une feuille de papier en bonne écriture, dans le premier village où tu trouveras un maître d’école, ou sinon, le premier sacristain venu te la transcrira ; mais ne t’avise pas de la faire transcrire par un notaire : ces gens-là ont une écriture de chicane que Satan lui-même ne déchiffrerait pas.

– Et que faut-il faire de la signature ? demanda Sancho.

– Jamais Amadis n’a signé ses lettres, répondit don Quichotte.

– C’est très-bien, répliqua Sancho, mais la lettre de change doit être signée forcément. Si je la fais transcrire, on dira que la signature est fausse, et je resterai sans ânons.

– La lettre de change, reprit don Quichotte, sera faite et signée sur le livre de poche lui-même, et quand ma nièce la verra, elle ne fera nulle difficulté d’y faire honneur. Quant à la lettre d’amour, tu mettras pour signature : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère ; car, si je m’en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n’a vu lettre de ma main. En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu’à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j’oserais jurer d’une chose en toute sûreté de conscience : c’est que, depuis douze ans au moins que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois ; encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

– Comment, comment ! s’écria Sancho, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu’on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo ?

– C’est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l’univers.

– Oh ! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! c’est une fille de tête, faite et parfaite, et de poil à l’estomac, propre à faire la barbe et le toupet à tout chevalier errant qui la prendra pour dame. Peste ! quelle voix elle a, et quel creux de poitrine ! Je puis dire qu’un jour elle monta au clocher du village pour appeler des valets de ferme qui travaillaient dans un champ de son père ; et quoiqu’il y eût de là plus d’une demi-lieue, ils l’entendirent aussi bien que s’ils eussent été au pied de la tour. Et ce qu’elle a de mieux, c’est qu’elle n’est pas du tout bégueule ; elle a des façons de grande dame ; elle badine avec tout le monde, et fait la nique à tout propos. À présent, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je dis que non-seulement Votre Grâce peut et doit faire des folies pour elle, mais que vous pouvez à juste titre vous désespérer et vous pendre, et que de ceux qui l’apprendront, il n’y a personne qui ne dise que vous avez bien fait, dût le diable vous emporter. Oh ! je voudrais déjà me trouver en chemin, seulement pour le plaisir de la revoir, car il y a longtemps que je l’ai vue ; et vraiment elle doit être bien changée. Rien ne gâte plus vite le teint des femmes que d’être toujours à travers les champs, à l’air et au soleil. Il faut pourtant que je confesse à Votre Grâce une vérité, seigneur don Quichotte ; car jusqu’à présent j’étais resté dans une grande ignorance. Je pensais bien innocemment que ma dame Dulcinée devait être quelque princesse dont Votre Grâce s’était éprise, ou quelque personne de haut rang, et telle qu’elle méritât les riches présents que vous lui avez envoyés, à savoir : celui du Biscayen vaincu, ou celui des galériens délivrés, et beaucoup d’autres encore, aussi nombreux que les victoires que doit avoir remportées Votre Grâce dans le temps que je n’étais pas encore son écuyer. Mais, tout bien considéré, que diable peut gagner ma dame Aldonza Lorenzo, je veux dire ma dame Dulcinée du Toboso, à voir venir s’agenouiller devant elle les vaincus que Votre Grâce lui envoie, ou lui doit envoyer ? Car il pourrait bien arriver qu’au moment où ils paraîtraient, elle fût à peigner du chanvre ou à battre du blé dans la grange, et qu’en la voyant, ces gens-là se missent en colère, tandis qu’elle se moquerait ou se fâcherait aussi du cadeau.

– Je t’ai déjà dit bien des fois, Sancho, répondit don Quichotte, que tu es un grand bavard, et qu’avec un esprit obtus et lourd tu te mêles souvent de badiner et de faire des pointes. Mais pour que tu reconnaisses combien tu es sot et combien je suis sage, je veux que tu écoutes une petite histoire. Apprends donc qu’une jeune veuve, belle, libre et riche, et surtout fort amie de la joie, s’amouracha d’un frère lai, gros garçon, frais, réjoui et de large encolure. Son aîné vint à le savoir, et dit un jour à la bonne veuve, en manière de semonce fraternelle : Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu’une femme aussi noble, aussi belle, aussi riche que Votre Grâce, aille s’amouracher d’un homme d’aussi bas étage et d’aussi pauvre esprit qu’un tel, tandis qu’il y a dans la même maison tant de docteurs, de maîtres et de théologiens, parmi lesquels vous pourriez choisir comme au milieu d’un cent de poires, et dire : « Celui-ci me convient, celui-là me déplaît. » Mais la dame lui répondit avec beaucoup d’aisance et d’abandon : « Vous êtes bien dans l’erreur, mon très-cher seigneur et frère, et vous pensez à la vieille mode, si vous imaginez que j’ai fait un mauvais choix en prenant un tel, quelque idiot qu’il vous paraisse ; car, pour ce que j’ai à faire de lui, il sait autant et plus de philosophie qu’Aristote. » De la même manière, Sancho, pour ce que j’ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les poëtes qui chantent des dames sous des noms qu’ils leur donnent à leur fantaisie les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que les Amaryllis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galathées et d’autres semblables, dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédie, fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de ceux qui les ont célébrées ? Non, vraiment ; la plupart des poëtes les imaginent pour donner un sujet à leurs vers, et pour qu’on les croie amoureux, ou du moins capables de l’être[160]. Ainsi donc, il me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu ; nous n’en sommes pas à faire une enquête pour lui conférer l’habit de chanoinesse, et je me persuade, moi, qu’elle est la plus haute princesse du monde. Car il faut que tu saches, Sancho, si tu ne le sais pas encore, que deux choses par-dessus tout excitent à l’amour : ce sont la beauté et la bonne renommée. Or, ces deux choses se trouvent dans Dulcinée au degré le plus éminent, car en beauté personne ne l’égale, et en bonne renommée bien peu lui sont comparables. Et pour tout dire en un mot, j’imagine qu’il en est ainsi, sans qu’il faille rien ôter ni rien ajouter, et je la peins dans mon imagination telle que je la désire, aussi bien pour la noblesse que pour les attraits ; à ce point, que nulle femme n’approche d’elle, ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les héroïnes des siècles passés, grecques, romaines ou barbares. Que chacun en dise ce qu’il voudra ; si je suis blâmé par les ignorants, je ne serai pas du moins puni par les gens austères.

– Et moi je dis, reprit Sancho, qu’en toutes choses Votre Grâce a raison, et que je ne suis qu’un âne. Et je ne sais pourquoi ce nom me vient à la bouche, car il ne faut point parler de corde dans la maison d’un pendu. Mais donnez-moi la lettre, et que je déménage. »

Don Quichotte prit les tablettes de Cardénio, et, se mettant à l’écart, il commença d’un grand sang-froid à écrire la lettre. Quand il l’eut finie, il appela Sancho, et lui dit qu’il voulait la lui lire pour qu’il l’apprît par cœur dans le cas où elle se perdrait en route, car il fallait tout craindre de sa mauvaise étoile.

« Votre Grâce ferait mieux, répondit Sancho, de l’écrire deux ou trois fois, là, dans le livre, et de me le donner après : je saurai bien le garder ; mais penser que j’apprenne la lettre par cœur, c’est une sottise. J’ai la mémoire si mauvaise, que j’oublie souvent comment je m’appelle. Toutefois, lisez-la-moi, je serai bien aise de l’entendre, car elle doit être faite comme en lettres moulées.

– Écoute donc, reprit don Quichotte ; voici comment elle est conçue :

LETTRE DE DON QUICHOTTE À DULCINÉE DU TOBOSO.

« Haute et souveraine dame,

« Le piqué au vif des pointes de l’absence, le blessé dans l’intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, te souhaite la bonne santé dont il ne jouit plus. Si ta beauté me dédaigne, si tes mérites cessent d’être portés en ma faveur, et si tes rigueurs entretiennent mes angoisses, bien que je sois passablement rompu à la souffrance, mal pourrai-je me maintenir en une transe semblable, qui n’est pas seulement forte, mais durable à l’avenant. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation complète, ô belle ingrate, ô ennemie adorée, de l’état où je me trouve en ton intention. S’il te plaît de me secourir, je suis à toi ; sinon, fais à ta fantaisie, car, en terminant mes jours, j’aurai satisfait à mon désir et à ta cruauté.

« À toi jusqu’à la mort,

« Le chevalier de la TRISTE-FIGURE. »

– Par la vie de mon père ! s’écria Sancho, quand il eut entendu lire cette lettre, voilà bien la plus haute et la plus merveilleuse pièce que j’aie jamais entendue ! Peste ! comme Votre Grâce lui dit bien là tout ce qu’elle veut lui dire ! et comme vous avez joliment enchâssé dans le parafe le chevalier de la Triste-Figure ! Je le dis en vérité, vous êtes le diable lui-même, il n’y a rien que vous ne sachiez.

– Tout est nécessaire, reprit don Quichotte, pour la profession que j’exerce.

– Or çà, reprit Sancho, mettez maintenant au revers de la page la cédule pour les trois ânons, et signez-la très-clairement, pour qu’en la voyant on reconnaisse votre écriture.

– Volontiers, » dit don Quichotte.

Et, l’ayant écrite, il lui en lut ensuite le contenu :

« Veuillez, madame ma nièce, payer sur cette première d’ânons[161], à Sancho Panza, mon écuyer, trois des cinq que j’ai laissés à la maison, et qui sont confiés aux soins de Votre Grâce ; lesquels trois ânons je lui fais payer et délivrer pour un égal nombre reçus ici comptant, et qui, sur cette lettre et sur sa quittance, seront dûment acquittés. Fait dans les entrailles de la Sierra-Moréna, le 27 août de la présente année. »

« C’est très-bien ! s’écria Sancho, Votre Grâce n’a plus qu’à signer.

– Il n’est pas besoin de signature, répondit don Quichotte ; je vais mettre seulement mon parafe, ce qui vaudra tout autant que la signature, non pour trois ânes, mais pour trois cents.

– Je me fie en Votre Grâce, reprit Sancho. Laissez maintenant que j’aille seller Rossinante, et préparez-vous à me donner votre bénédiction ; car je veux me mettre en route tout à l’heure, sans voir les extravagances que vous avez à faire, et je saurai bien dire que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu.

– Pour le moins, je veux, Sancho, repartit don Quichotte, et c’est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu, sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d’une demi-heure ; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras jurer en conscience pour toutes celles qu’il te plaira d’ajouter, et je t’assure bien que tu n’en diras pas autant que je pense en faire.

– Par l’amour de Dieu, mon bon seigneur, s’écria Sancho, que je ne voie pas la peau de Votre Grâce ! j’en aurais trop de compassion, et ne pourrais m’empêcher de pleurer ; et pour avoir pleuré hier soir le pauvre grison, j’ai la tête si malade que je ne suis pas en état de me remettre à de nouveaux pleurs. Si Votre Grâce veut à toute force que je voie quelques-unes de ses folies, faites-les tout habillé, courtes et les premières venues. D’ailleurs, quant à moi, rien de cela n’est nécessaire, et, comme je vous l’ai dit, ce serait abréger le voyage et hâter mon retour, qui doit vous rapporter d’aussi bonnes nouvelles que Votre Grâce les désire et les mérite. Sinon, par ma foi, que ma dame Dulcinée se tienne bon ! Si elle ne répond pas comme la raison l’exige, je fais vœu solennel à qui m’entend de lui arracher la bonne réponse de l’estomac à coups de pied et à coups de poing. Car enfin qui peut souffrir qu’un chevalier errant aussi fameux que Votre Grâce aille devenir fou sans rime ni raison pour une… Que la bonne dame ne me le fasse pas dire, car, au nom de Dieu, je lâche ma langue et lui crache son fait à la figure. Ah ! je suis bon, vraiment, pour ces gentillesses ! Elle ne me connaît guère, et, si elle me connaissait, elle me jeûnerait comme la veille d’un saint[162].

– Par ma foi, Sancho, interrompit don Quichotte, à ce qu’il paraît, tu n’es guère plus sage que moi.

– Je ne suis pas si fou, reprit Sancho, mais je suis plus colère. Maintenant, laissant cela de côté, qu’est-ce que Votre Grâce va manger en attendant que je revienne ? Allez-vous, comme Cardénio, vous mettre en embuscade et prendre de force votre nourriture aux bergers ?

– Que cela ne te donne pas de souci, répondit don Quichotte ; quand même j’aurais des vivres en abondance, je ne mangerais pas autre chose que les herbes et les fruits que me fourniront cette prairie et ces arbres. La fin de mon affaire est de ne pas manger du tout, et de souffrir bien d’autres austérités.

– À propos, dit Sancho, savez-vous ce que crains ? c’est de ne plus retrouver mon chemin pour revenir en cet endroit où je vous laisse, tant il est désert et caché.

– Prends-en bien toutes les enseignes, répondit don Quichotte ; je ferai en sorte de ne pas m’éloigner de ces alentours, et même j’aurai soin de monter sur les plus hautes de ces roches, pour voir si je te découvre quand tu reviendras. Mais, au reste, dans la crainte que tu ne me manques et ne te perdes, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est que tu coupes des branches de ces genêts, dont nous sommes entourés, et que tu les déposes de distance en distance jusqu’à ce que tu arrives à la plaine. Ces branches te serviront d’indices et de guides pour que tu me retrouves à ton retour, à l’imitation du fil qu’employa Persée dans le labyrinthe[163].

– C’est ce que je vais faire, » répondit Sancho.

Et dès qu’il eut coupé quelques broussailles, il vint demander à son seigneur sa bénédiction, et, non sans avoir beaucoup pleuré tous deux, il prit congé de lui. Après être monté sur Rossinante, que don Quichotte lui recommanda tendrement, l’engageant d’en prendre soin comme de sa propre personne, Sancho se mit en route pour la plaine, semant de loin en loin des branches de genêt, comme son maître le lui avait conseillé, et bientôt s’éloigna, au grand déplaisir de don Quichotte, qui aurait voulu lui faire voir au moins une couple de folies. Mais Sancho n’avait pas encore fait cent pas qu’il revint, et dit à son maître :

« Je dis, seigneur, que Votre Grâce avait raison ; pour que je puisse jurer en repos de conscience que je lui ai vu faire des folies, il sera bon que j’en voie pour le moins une, bien que, Dieu merci, j’en aie vu une assez grosse dans votre envie de rester là.

– Ne te l’avais-je pas dit ? s’écria don Quichotte. Attends, Sancho ; en moins d’un credo, ce sera fait. »

Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise ; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou. Maintenant nous le laisserons suivre son chemin jusqu’au retour, qui ne fut pas long.

Chapitre XXVI

Où se continuent les fines prouesses d’amour que fit don Quichotte dans la Sierra-Moréna


Et revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand il se vit seul, l’histoire dit qu’à peine don Quichotte eut achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas, et vêtu de la ceinture en haut, voyant que Sancho s’en était allé sans vouloir attendre d’autres extravagances, il gravit jusqu’à la cime d’une roche élevée, et là se remit à réfléchir sur une chose qui avait déjà maintes fois occupé sa pensée, sans qu’il eût encore pu prendre une résolution : c’était de savoir lequel serait le meilleur et lui conviendrait le mieux, d’imiter Roland dans ses folies dévastatrices, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques ; et, se parlant à lui-même, il disait :

« Que Roland ait été aussi brave et vaillant chevalier que tout le monde le dit, qu’y a-t-il à cela de merveilleux ? car enfin, il était enchanté, et personne ne pouvait lui ôter la vie, si ce n’est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied. Or, il portait toujours à ses souliers six semelles de fer[164]. Et pourtant toute sa magie ne servit de rien contre Bernard del Carpio, qui découvrit la feinte, et l’étouffa entre ses bras dans la gorge de Roncevaux. Mais, laissant à part la question de sa vaillance, venons à celle de sa folie, car il est certain qu’il perdit le jugement sur les indices qu’il trouva aux arbres de la fontaine, et sur la nouvelle que lui donna le pasteur qu’Angélique avait dormi plus de deux siestes avec Médor, ce petit More aux cheveux bouclés, page d’Agramont[165]. Et certes, s’il s’imagina que cette nouvelle était vraie, et que la dame lui avait joué ce tour, il n’eut pas grand mérite à devenir fou. Mais moi, comment puis-je l’imiter dans les folies, ne l’ayant point imité dans le sujet qui les fit naître ? car, pour ma Dulcinée du Toboso, j’oserais bien jurer qu’en tous les jours de sa vie elle n’a pas vu l’ombre d’un More, en chair et en costume, et qu’elle est encore aujourd’hui comme la mère qui l’a mise au monde. Je lui ferais donc une manifeste injure, si, croyant d’elle autre chose, j’allais devenir fou du genre de folie qu’eut Roland le Furieux. D’un autre côté, je vois qu’Amadis de Gaule, sans perdre l’esprit et sans faire d’extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que personne. Et pourtant, d’après son histoire, il ne fit rien de plus, en se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait ordonné de ne plus paraître en sa présence contre sa volonté, que de se retirer sur la Roche-Pauvre, en compagnie d’un ermite ; et là, il se rassasia de pleurer, jusqu’à ce que le ciel le secourût dans l’excès de son affliction et de ses angoisses. Si telle est la vérité, et ce l’est à coup sûr, pourquoi me donnerais-je à présent la peine de me déshabiller tout à fait, et de faire du mal à ces pauvres arbres qui ne m’en ont fait aucun ? Et qu’ai-je besoin de troubler l’eau claire de ces ruisseaux, qui doivent me donner à boire quand l’envie m’en prendra ? Vive, vive la mémoire d’Amadis, et qu’il soit imité en tout ce qui est possible par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu’on a dit d’un autre, que, s’il ne fit pas de grandes choses, il périt pour les avoir entreprises[166] ! Et si je ne suis ni outragé ni dédaigné par ma Dulcinée, ne me suffit-il pas, comme je l’ai déjà dit, d’être séparé d’elle par l’absence ? Courage donc, les mains à la besogne ! venez à mon souvenir, belles actions d’Amadis, enseignez-moi par où je dois commencer à vous imiter. Mais je sais que ce qu’il fit la plupart du temps, ce fut de réciter ses prières, et c’est ce que je vais faire aussi. »

Alors, pour lui servir de chapelet, don Quichotte prit de grosses pommes de liège, qu’il enfila, et dont il fit un rosaire à dix grains. Mais ce qui le contrariait beaucoup, c’était de ne pas avoir sous la main un ermite qui le confessât et lui donnât des consolations. Aussi passait-il le temps, soit à se promener dans la prairie, soit à écrire et à tracer sur l’écorce des arbres ou sur le sable menu une foule de vers, tous accommodés à sa tristesse, et quelques-uns à la louange de Dulcinée.

Mais les seuls qu’on put retrouver entiers, et qui fussent encore lisibles quand on vint à sa recherche, furent les strophes suivantes[167] :

« Arbres, plantes et fleurs, qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous ne prenez plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes respectables. Que ma douleur ne vous trouble point, quelque terrible qu’elle éclate ; car, pour vous payer sa bienvenue, ici pleura don Quichotte l’absence de Dulcinée
du Toboso.

« Voici le lieu où l’amant le plus loyal se cache loin de sa dame, arrivé à tant d’infortune sans savoir ni comment ni pourquoi. Un amour de mauvaise engeance le ballotte et se joue de lui : aussi, jusqu’à remplir un baril, ici pleura don Quichotte l’absence de Dulcinée
du Toboso.

« Cherchant les aventures à travers de durs rochers, et maudissant de plus dures entrailles, sans trouver parmi les broussailles et les rocs autre chose que des mésaventures, l’Amour le frappa de son fouet acéré, non de sa douce bandelette, et, blessé sur le chignon, ici pleura don Quichotte l’absence de Dulcinée
du Toboso. »

Ce ne fut pas un petit sujet de rire, pour ceux qui firent la trouvaille des vers qu’on vient de citer, que cette addition du Toboso faite hors ligne au nom de Dulcinée ; car ils pensèrent que don Quichotte s’était imaginé que si, en nommant Dulcinée, il n’ajoutait aussi du Toboso, la strophe ne pourrait être comprise ; et c’est, en effet, ce qu’il avoua depuis lui-même, il écrivit bien d’autres poésies ; mais, comme on l’a dit, ces trois strophes furent les seules qu’on put déchiffrer.

Tantôt l’amoureux chevalier occupait ainsi ses loisirs, tantôt il soupirait, appelait les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, la plaintive et vaporeuse Écho, les conjurant de l’entendre, de lui répondre et de le consoler ; tantôt il cherchait quelques herbes nourrissantes pour soutenir sa vie en attendant le retour de Sancho. Et si, au lieu de tarder trois jours à revenir, celui-ci eût tardé trois semaines, le chevalier de la Triste-Figure serait resté si défiguré, qu’il n’eût pas été reconnu même de la mère qui l’avait mis au monde. Mais il convient de le laisser absorbé dans ses soupirs et ses poésies, pour conter ce que devint Sancho, et ce qui lui arriva dans son ambassade.

Dès qu’il eut gagné la grand’route, il se mit en quête du Toboso, et atteignit le lendemain l’hôtellerie où lui était arrivée la disgrâce des sauts sur la couverture. À peine l’eut-il aperçue, qu’il s’imagina voltiger une seconde fois par les airs, et il résolut bien de ne pas y entrer, quoiqu’il fût justement l’heure de le faire, c’est-à-dire l’heure du dîner, et qu’il eût grande envie de goûter quelque chose de chaud, n’ayant depuis bien des jours rien mangé que des provisions froides. Son estomac le força donc à s’approcher de l’hôtellerie, encore incertain s’il entrerait ou brûlerait l’étape. Tandis qu’il était en suspens, deux hommes sortirent de la maison, et, dès qu’ils l’eurent aperçu, l’un d’eux dit à l’autre :

« Dites-moi, seigneur licencié, cet homme à cheval, n’est-ce pas Sancho Panza, celui que la gouvernante de notre aventurier prétend avoir suivi son maître en guise d’écuyer ?

– C’est lui-même, répondit le licencié, et voilà le cheval de notre don Quichotte. »

Ils avaient, en effet, reconnu facilement l’homme et sa monture ; car c’étaient le curé et le barbier du village, ceux qui avaient fait le procès et l’auto-da-fé des livres de chevalerie. Aussitôt qu’ils eurent achevé de reconnaître Sancho et Rossinante, désirant savoir des nouvelles de don Quichotte, ils s’approchèrent du cavalier, et le curé, l’appelant par son nom :

« Ami Sancho Panza, lui dit-il, qu’est-ce que fait votre maître ? »

Sancho les reconnut aussitôt, mais il résolut de leur cacher le lieu et l’état où il avait laissé son seigneur ; il leur répondit donc que celui-ci était occupé en un certain endroit, à une certaine chose qui lui était d’une extrême importance, mais qu’il ne pouvait découvrir, au prix des yeux qu’il avait dans sa tête.

« Non, non, Sancho Panza, s’écria le barbier, si vous ne nous dites point où il est et ce qu’il fait, nous croirons, comme nous avons déjà droit de le croire, que vous l’avez assassiné et volé, car enfin vous voilà monté sur son cheval. Et, par Dieu ! vous nous rendrez compte du maître de la bête, ou gare à votre gosier.

– Oh ! répondit Sancho, il n’y a pas de menace à me faire, et je ne suis pas homme à tuer ni voler personne. Que chacun meure de sa belle mort, à la volonté de Dieu qui l’a créé. Mon maître est au beau milieu de ces montagnes, à faire pénitence tout à son aise. »

Et sur-le-champ il leur conta, d’un seul trait et sans prendre haleine, en quel état il l’avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, et comment il portait une lettre à Mme Dulcinée du Toboso, qui était la fille de Lorenzo Corchuelo, dont son maître avait le cœur épris jusqu’au foie.

Les deux questionneurs restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho ; et, bien qu’ils connussent déjà la folie de don Quichotte et l’étrange nature de cette folie, leur étonnement redoublait toutes les fois qu’ils en apprenaient des nouvelles. Ils prièrent Sancho Panza de leur montrer la lettre qu’il portait à Mme Dulcinée du Toboso. Celui-ci répondit qu’elle était écrite sur un livre de poche, et qu’il avait ordre de son seigneur de la faire transcrire sur du papier dans le premier village qu’il rencontrerait ; à quoi le curé répliqua que Sancho n’avait qu’à la lui faire voir, et qu’il la transcrirait lui-même en belle écriture. Sancho Panza mit aussitôt la main dans son sein pour y chercher le livre de poche ; mais il ne le trouva point, et n’avait garde de le trouver, l’eût-il cherché jusqu’à cette heure, car don Quichotte l’avait gardé sans songer à le lui remettre, et sans que Sancho songeât davantage à le lui demander. Quand le bon écuyer vit que le livre ne se trouvait point, il fut pris d’une sueur froide et devint pâle comme un mort ; puis il se mit en grande hâte à se tâter tout le corps de haut en bas, et, voyant qu’il ne trouvait toujours rien, il s’empoigna, sans plus de façon, la barbe à deux mains, s’en arracha la moitié, et tout d’une haleine s’appliqua cinq à six coups de poing sur les mâchoires et sur le nez, si bien qu’il se mit tout le visage en sang. Voyant cela, le curé et le barbier lui demandèrent à la fois ce qui lui était arrivé pour se traiter d’une si rude façon.

« Ce qui m’est arrivé ! s’écria Sancho, que j’ai perdu de la main à la main trois ânons dont le moindre était comme un château.

– Comment cela ? répliqua le barbier.

– C’est que j’ai perdu le livre de poche, reprit Sancho, où se trouvait la lettre à Dulcinée, et de plus une cédule signée de mon seigneur, par laquelle il ordonnait à sa nièce de me donner trois ânons sur quatre ou cinq qui sont à l’écurie. »

Et là-dessus Sancho leur conta la perte du grison. Le curé le consola, en lui disant que, dès qu’il trouverait son maître, il lui ferait renouveler la donation, et que cette fois le mandat serait écrit sur du papier, selon la loi et la coutume, attendu que les mandats écrits sur des livres de poche ne peuvent jamais être acceptés ni payés. Sancho, sur ce propos, se sentit consolé, et dit qu’en ce cas il se souciait fort peu d’avoir perdu la lettre à Dulcinée, puisqu’il la savait presque par cœur, et qu’on pourrait la transcrire de sa mémoire, où et quand on en prendrait l’envie.

« Eh bien ! dites-la donc, Sancho, s’écria le barbier, et nous vous la transcrirons. »

Sancho s’arrêta tout court, et se gratta la tête pour rappeler la lettre à son souvenir ; tantôt il se tenait sur un pied, tantôt sur l’autre ; tantôt il regardait le ciel, tantôt la terre ; enfin, après s’être rongé plus qu’à la moitié l’ongle d’un doigt, tenant en suspens ceux qui attendaient sa réponse, il s’écria, au bout d’une longue pause :

« Par le saint nom de Dieu, seigneur licencié, je veux bien que le diable emporte ce que je me rappelle de la lettre ! Pourtant, elle disait pour commencer : « Haute et souterraine dame. »

– Oh ! non, interrompit le barbier, il n’y avait pas souterraine, mais surhumaine ou souveraine dame.

– C’est cela même, s’écria Sancho ; ensuite, si je m’en souviens bien, elle continuait en disant… si je ne m’en souviens pas mal… Le blessé et manquant de sommeil… et le piqué baise à Votre Grâce les mains, ingrate et très-méconnaissable beauté. Puis je ne sais trop ce qu’il disait de bonne santé et de maladie qu’il lui envoyait ; puis il s’en allait discourant jusqu’à ce qu’il vint à finir par : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. »

Les deux auditeurs s’amusèrent beaucoup à voir quelle bonne mémoire avait Sancho Panza ; ils lui en firent compliment, et le prièrent de répéter la lettre encore deux fois, pour qu’ils pussent eux-mêmes l’apprendre par cœur, et la transcrire à l’occasion. Sancho la répéta donc trois autres fois, et trois fois répéta trois autres mille impertinences. Après cela, il se mit à conter les aventures de son maître ; mais il ne souffla mot de la berne qu’il avait essuyée dans cette hôtellerie où il refusait toujours d’entrer. Il ajouta que son seigneur, dès qu’il aurait reçu de favorables dépêches de sa dame Dulcinée du Toboso, allait se mettre en campagne pour tâcher de devenir empereur, ou monarque pour le moins, ainsi qu’ils en étaient convenus entre eux ; et que c’était une chose toute simple et très-facile, tant étaient grandes la valeur de sa personne et la force de son bras ; puis, qu’aussitôt qu’il serait monté sur le trône, il le marierait, lui Sancho, qui serait alors veuf, parce qu’il ne pouvait en être autrement, et qu’il lui donnerait pour femme une suivante de l’impératrice, héritière d’un riche et grand État en terre ferme, n’ayant pas plus d’îles que d’îlots, desquels il ne se souciait plus.

Sancho débitait tout cela d’un air si grave, en s’essuyant de temps en temps le nez et la barbe, et d’un ton si dénué de bon sens, que les deux autres tombaient de leur haut, considérant quelle violence devait avoir eue la folie de don Quichotte, puisqu’elle avait emporté après elle le jugement de ce pauvre homme. Ils ne voulurent pas se fatiguer à le tirer de l’erreur où il était, car il leur parut que, sa conscience n’étant point en péril, le mieux était de l’y laisser, et qu’il serait bien plus divertissant pour eux d’entendre ses extravagances. Aussi lui dirent-ils de prier Dieu pour la santé de son seigneur, et qu’il était dans les futurs contingents et les choses hypothétiques qu’avec le cours du temps il devînt empereur ou pour le moins archevêque, ou dignitaire d’un ordre équivalent.

« En ce cas, seigneur, répondit Sancho, si la fortune embrouillait les affaires de façon qu’il prît fantaisie à mon maître de ne plus être empereur, mais archevêque, je voudrais bien savoir dès à présent ce qu’ont l’habitude de donner à leurs écuyers les archevêques errants[168].

– Ils ont l’habitude, répondit le curé, de leur donner, soit un bénéfice simple, soit un bénéfice à charge d’âmes, soit quelque sacristie qui leur rapporte un bon revenu de rente fixe, sans compter le casuel, qu’il faut estimer autant.

– Mais pour cela, répondit Sancho, il sera nécessaire que l’écuyer ne soit pas marié, et qu’il sache tout au moins servir la messe. S’il en est ainsi, malheur à moi qui suis marié pour mes péchés, et qui ne sais pas la première lettre de l’A B C ! Que sera-ce de moi, bon Dieu ! si mon maître se fourre dans la tête d’être archevêque et non pas empereur, comme c’est la mode et la coutume des chevaliers errants ?

– Ne vous mettez pas en peine, ami Sancho, reprit le barbier ; nous aurons soin de prier votre maître, et nous lui en donnerons le conseil, et nous lui en ferons au besoin un cas de conscience, de devenir empereur, et non archevêque, ce qui lui sera plus facile, car il est plus brave que savant.

– C’est bien aussi ce que j’ai toujours cru, répondit Sancho, quoique je puisse dire qu’il est propre à tout. Mais ce que je pense faire de mon côté, c’est de prier Notre-Seigneur qu’il l’envoie justement là où il trouvera le mieux son affaire, et le moyen de m’accorder les plus grandes faveurs.

– Vous parlez en homme sage, reprit le curé, et vous agirez en bon chrétien. Mais ce qui importe à présent, c’est de chercher à tirer votre maître de cette utile pénitence qu’il s’amuse à faire là-bas, à ce que vous dites. Et pour réfléchir au moyen qu’il faut prendre, aussi bien que pour dîner, car il en est l’heure, nous ferons bien d’entrer dans cette hôtellerie. »

Sancho répondit qu’ils y entrassent, que lui resterait dehors, et qu’il leur dirait ensuite quelle raison l’empêchait d’entrer ; mais qu’il les suppliait de lui faire apporter quelque chose à manger, de chaud bien entendu, ainsi que de l’orge pour Rossinante. Les deux amis entrèrent, le laissant là, et, peu de moments après, le barbier lui apporta de quoi dîner.

Ensuite, ils se mirent à disserter ensemble sur les moyens qu’il fallait employer pour réussir dans leur projet, et le curé vint à s’arrêter à une idée parfaitement conforme au goût de don Quichotte, ainsi qu’à leur intention.

« Ce que j’ai pensé, dit-il au barbier, c’est de prendre le costume d’une damoiselle errante, tandis que vous vous arrangerez le mieux possible en écuyer. Nous irons ensuite trouver don Quichotte ; et puis, feignant d’être une damoiselle affligée et quêtant du secours, je lui demanderai un don, qu’il ne pourra manquer de m’octroyer, en qualité de valeureux chevalier errant, et ce don que je pense réclamer, c’est qu’il m’accompagne où il me plaira de le conduire, pour défaire un tort que m’a fait un chevalier félon. Je le supplierai aussi de ne point me faire lever mon voile, ni de m’interroger sur mes affaires, jusqu’à ce qu’il m’ait rendu raison de ce discourtois chevalier. Je ne doute point que don Quichotte ne consente à tout ce qui lui sera demandé sous cette forme, et nous pourrons ainsi le tirer de là, pour le ramener au pays, où nous essayerons de trouver quelque remède à son étrange folie.

Chapitre XXVII

Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d’autres choses dignes d’être rapportées dans cette grande histoire


Le barbier ne trouva rien à redire à l’invention du curé ; elle lui parut si bonne, qu’ils la mirent en œuvre sur-le-champ. Ils demandèrent à l’hôtesse de leur prêter une jupe et des coiffes, en lui laissant pour gages une soutane neuve du curé. Le barbier se fit une grande barbe avec une queue de vache, toute rousse, aux poils de laquelle l’hôte accrochait son peigne. L’hôtesse les pria de lui dire pour quoi faire ils demandaient ces nippes. Le curé lui conta en peu de mots la folie de don Quichotte, et comment ils avaient besoin de ce déguisement pour le tirer de la montagne où il était encore abandonné. L’hôtelier et sa femme devinèrent aussitôt que ce fou était leur hôte, le faiseur de baume et le maître de l’écuyer berné ; aussi contèrent-ils au curé tout ce qui s’était passé chez eux, sans taire ce que taisait si bien Sancho. Finalement, l’hôtesse accoutra le curé de la plus divertissante manière. Elle lui mit une jupe de drap chamarrée de bandes de velours noir d’un palme de large, et toute tailladée, avec un corsage de velours vert, garni d’une bordure de satin blanc, corsage et jupe qui devaient avoir été faits du temps du bon roi Wamba[169]. Le curé ne voulut pas permettre qu’on lui mît des coiffes ; mais il se couvrit la tête d’un petit bonnet de toile piquée, qu’il portait la nuit pour dormir ; puis il se serra le front avec une large jarretière de taffetas noir, et fit de l’autre une espèce de voile qui lui cachait fort bien la barbe et tout le visage. Par-dessus le tout, il enfonça son chapeau clérical, qui était assez grand pour lui servir de parasol, et se couvrant les épaules de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes, tandis que le barbier enfourchait la sienne, avec une barbe qui lui tombait sur la ceinture, moitié rousse et moitié blanche, car elle était faite de la queue d’une vache rouane. Ils prirent congé de tout le monde, même de la bonne Maritornes, qui promit de réciter un chapelet, bien que pécheresse, pour que Dieu leur donnât bonne chance dans une entreprise si difficile et si chrétienne. Mais le curé n’eut pas plutôt passé le seuil de l’hôtellerie, qu’il lui vint un scrupule à la pensée. Il trouva que c’était mal à lui de s’être accoutré de la sorte, et chose indécente pour un prêtre, bien que ce fût à bonne intention.

« Mon compère, dit-il au barbier, en lui faisant part de sa réflexion, changeons de costume, je vous prie ; il est plus convenable que vous fassiez la damoiselle quêteuse ; moi je ferai l’écuyer, et je profanerai moins ainsi mon caractère ; si vous refusez, je suis résolu à ne point passer outre, dût le diable emporter don Quichotte. »

Sancho arriva dans ce moment, et ne put s’empêcher de rire en les voyant tous deux en cet équipage. Le barbier consentit à tout ce que voulut le curé, et celui-ci, changeant de rôle, se mit à instruire son compère sur la manière dont il fallait s’y prendre, et sur les paroles qu’il fallait dire à don Quichotte, pour l’engager et le contraindre à ce qu’il s’en vînt avec eux et laissât le gîte qu’il avait choisi pour sa vaine pénitence. Le barbier répondit que, sans recevoir de leçon, il saurait bien s’acquitter de son rôle. Il ne voulut pas se déguiser pour le moment, préférant attendre qu’ils fussent arrivés près de don Quichotte ; il plia donc ses habits, tandis que le curé ajustait sa barbe, et ils se mirent en route, guidés par Sancho Panza. Celui-ci leur conta, chemin faisant, ce qui était arrivé à son maître et à lui avec le fou qu’ils avaient rencontré dans la montagne, mais en cachant toutefois la trouvaille de la valise et de ce qu’elle renfermait ; car, si benêt qu’il fût, le jeune homme n’était pas mal intéressé.

Le jour suivant, ils arrivèrent à l’endroit où Sancho avait semé les branches de genêt pour retrouver en quelle place son maître était resté. Dès qu’il l’eut reconnu, il leur dit qu’ils étaient à l’entrée de la montagne, et qu’ils n’avaient qu’à s’habiller, si leur déguisement devait servir à quelque chose pour la délivrance de son seigneur. Ceux-ci, en effet, lui avaient dit auparavant, que d’aller ainsi en compagnie et de se déguiser de la sorte, était de la plus haute importance, pour tirer son maître de la méchante vie à laquelle il s’était réduit. Ils lui avaient en outre recommandé de ne point dire à son maître qui ils étaient, ni qu’ils les connut, et que, si don Quichotte lui demandait, comme c’était inévitable, s’il avait remis la lettre à Dulcinée, il répondît que oui, mais que la dame, ne sachant pas lire, s’était contentée de répondre de vive voix qu’elle ordonnait, sous peine d’encourir sa disgrâce, de venir, à l’instant même, se présenter devant elle, chose qui lui importait essentiellement. Enfin, ils avaient ajouté qu’avec cette réponse et ce qu’ils pensaient lui dire de leur côté, ils avaient la certitude de le ramener à meilleure vie, et de l’obliger à se mettre incontinent en route pour devenir empereur ou monarque ; car il n’y avait plus à craindre qu’il voulût se faire archevêque.

Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l’intention qu’ils témoignaient de conseiller à son maître qu’il se fit empereur et non pas archevêque, car il tenait, quant à lui, pour certain, qu’en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants.

« Il sera bon, ajouta-t-il, que j’aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame : peut-être suffira-t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine. »

L’avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l’attendre jusqu’à ce qu’il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sancho s’enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d’une étroite vallée, où courait en murmurant un petit ruisseau, et que couvraient d’une ombre rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d’août, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l’après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sancho. Ce fut aussi le parti qu’ils prirent. Mais tandis qu’ils étaient tous deux assis paisiblement à l’ombre, tout à coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s’accompagner d’aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne furent pas peu surpris, n’ayant pu s’attendre à trouver dans ce lieu quelqu’un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu’on ait coutume de dire qu’on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s’aperçurent que ce qu’ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d’ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu’ils les recueillirent[170] :

« Qui cause le tourment de ma vie ? le dédain. Et qui augmente mon affliction ? la jalousie. Et qui met ma patience à l’épreuve ? l’absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l’absence.

« Qui m’impose cette douleur ? l’amour. Et qui s’oppose à ma félicité ? la fortune. Et qui permet mon affliction ? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu’à mon détriment s’unissent l’amour, la fortune et le ciel.

« Qui peut améliorer mon sort ? la mort. Et le bonheur d’amour, qui l’obtient ? l’inconstance. Et ses maux, qui les guérit ? la folie. De cette manière, il n’est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, l’inconstance et la folie. »

L’heure, le temps, la solitude, la belle voix et l’habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l’étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l’espoir qu’ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant :

« Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t’es envolée d’une aile légère vers les âmes bienheureuses du ciel, et résides, joyeuses, dans les demeures de l’empyrée ;

« De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d’un voile à travers lequel brille parfois l’ardeur des bonnes œuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.

« Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l’imposture revête ta livrée, pour détruire l’intention sincère ;

« Si tu ne lui arraches tes apparences, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos. »

Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d’autres chants le suivraient encore. Mais, voyant que la musique s’était changée en plaintes et en sanglots, ils s’empressèrent de savoir quel était le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux que sa voix était délicieuse. Ils n’eurent pas à chercher longtemps : au détour d’une pointe de rocher, ils aperçurent un homme de la taille et de la figure que Sancho leur avait dépeintes quand il leur conta l’histoire de Cardénio. Cet homme, en les voyant, ne montra ni trouble ni surprise ; il s’arrêta, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, dans la posture d’une personne qui rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si ce n’est la première fois, lorsqu’ils parurent à l’improviste devant lui. Le curé, qui était un homme d’élégante et courtoise parole, l’ayant reconnu au signalement qu’en avait donné Sancho, s’approcha de lui, et, comme quelqu’un au fait de sa disgrâce, il le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si misérable qu’il menait en ce désert, crainte de l’y perdre enfin, ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il vit ces deux personnes dans un costume si peu à l’usage de ceux qui fréquentent ces âpres solitudes, il ne laissa pas d’éprouver quelque surprise, surtout lorsqu’il les entendit lui parler de son histoire comme d’une chose à leur connaissance ; car les propos du curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. Il leur répondit en ces termes :

« Je vois bien, seigneurs, qui que vous soyez, que le ciel, dans le soin qu’il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les méchants, m’envoie sans que je mérite cette faveur, en ces lieux si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence à mener la vie que je mène, essayent de me tirer de cette triste retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles ne savent point ce que je sais, moi, qu’en sortant du mal présent j’aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir pour un homme de faible intelligence, et peut-être même privé de tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu’il en fût ainsi, car je m’aperçois bien moi-même que le souvenir de mes malheurs est si continuel et si pesant, et qu’il a tant d’influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m’en défendre, je reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sentiment et de toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité, quand on me dit, en m’en montrant les preuves, ce que j’ai fait pendant que ces terribles accès se sont emparés de moi. Alors je ne sais qu’éclater en plaintes inutiles, que maudire sans profit ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j’en raconte l’origine à tous ceux qui veulent l’entendre. De cette manière, quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s’étonnent plus des effets ; s’ils ne trouvent point de remède à m’offrir, du moins ne trouvent-ils pas de faute à m’imputer, et l’horreur de mes extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez donc, seigneurs, dans la même intention que d’autres sont venus, je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l’avoir entendue, vous épargnerez-vous la peine que vous prendriez à consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation. »

Les deux amis, qui ne désiraient autre chose que d’apprendre de sa bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur conter, et lui promirent de ne faire rien de plus qu’il ne voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails qu’il l’avait déjà contée à don Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à l’occasion de maître Élisabad, et par la ponctualité de don Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme on l’a vu, en resta inachevé. Mais à présent un heureux hasard permit que l’accès de furie ne reprît point Cardénio, et lui laissât le temps de continuer jusqu’au bout.

Quand il fut arrivé à l’endroit du billet que don Fernand trouva dans un volume d’Amadis de Gaule :

« J’en ai parfaitement conservé le souvenir, ajouta-t-il, et voici comment il était conçu :

LUSCINDE À CARDÉNIO

« Chaque jour je découvre en vous des mérites qui m’obligent à vous estimer davantage. Si donc vous voulez que j’acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens de l’honneur, vous pourrez facilement réussir. J’ai un père qui vous connaît et qui m’aime, lequel, sans contraindre ma volonté, satisfera celle qu’il est juste que vous ayez, s’il est vrai que vous m’estimiez comme vous me le dites, et comme je le crois. »

« C’est ce billet qui m’engagea à demander la main de Luscinde, comme je vous l’ai conté ; c’est ce billet qui la fit passer, dans l’opinion de don Fernand, pour une des femmes les plus spirituelles et les plus adroites de son temps, et qui fit naître en lui l’envie de me perdre avant que mes désirs fussent comblés. Je confiai à don Fernand que le père de Luscinde exigeait que le mien la lui demandât, et que je n’osais en prier mon père, dans la crainte qu’il ne voulût pas y consentir, non qu’il ne connût parfaitement la qualité, les vertus et les charmes de Luscinde, bien capables d’anoblir toute autre maison d’Espagne, mais parce que je supposais qu’il ne voudrait point me laisser marier avant de savoir ce que le duc Ricardo voulait faire de moi. Finalement, je lui dis que je ne me hasarderais point à m’ouvrir à mon père, tant à cause de cet obstacle que de plusieurs autres que j’entrevoyais avec effroi, sans savoir quels ils fussent, et seulement parce qu’il me semblait que jamais mes désirs ne seraient satisfaits. À tout cela don Fernand me répondit qu’il se chargeait, lui, de parler à mon père, et de le décider à parler pour moi au père de Luscinde[171]. Traître ami, homme ingrat, perfide et cruel, que t’avait fait cet infortuné qui te découvrait avec tant d’abandon les secrets et les joies de son cœur ? Quelle offense as-tu reçue de moi ? quelle parole t’ai-je dite, quel conseil t’ai-je donné, qui n’eussent pour but unique ton intérêt et ton illustration ? Mais pourquoi me plaindre, hélas ! N’est-ce point une chose avérée que, lorsque le malheur nous vient d’une fatale étoile, comme il se précipite de haut en bas avec une irrésistible violence, il n’y a nulle force sur la terre qui puisse l’arrêter, nulle prudence humaine qui puisse le prévenir ? Qui aurait pu s’imaginer que don Fernand, cavalier de sang illustre et d’esprit distingué, mon obligé par mes services, assez puissant pour obtenir tout ce qu’un désir amoureux lui faisait souhaiter, quelque part qu’il s’adressât, irait se mettre en tête de me ravir, à moi, ma seule brebis, que même je ne possédais pas encore[172] ? Mais laissons de côté ces considérations inutiles, et renouons le fil rompu de ma triste histoire.

« Don Fernand, qui trouvait dans ma présence un obstacle à l’exécution de son infâme dessein, résolut de m’envoyer auprès de son frère aîné : ce fut sous le prétexte de demander quelque argent à celui-ci, pour payer six chevaux qu’à dessein, et dans le seul but de m’éloigner pour laisser le champ libre à sa perfidie, il avait achetés le jour même qu’il s’offrit de parler à mon père. Pouvais-je, hélas ! prévenir cette trahison ? pouvait-elle seulement tomber dans ma pensée ? Non, sans doute : au contraire, je m’offris de bon cœur à partir aussitôt, satisfait de ce marché. Dans la nuit, je parlai à Luscinde ; je lui dis ce que nous avions concerté, don Fernand et moi, et j’ajoutai qu’elle eût la ferme espérance de voir combler bientôt nos justes et saints désirs. Elle me répondit, aussi peu défiante que moi de la trahison de don Fernand, que je fisse en sorte de revenir bien vite, parce qu’elle croyait aussi que nos souhaits ne tarderaient à s’accomplir qu’autant que mon père tarderait à parler au sien. Je ne sais ce qui lui prit en ce moment ; mais, comme elle achevait de me dire ce peu de mots, ses yeux se remplirent de larmes, sa voix s’éteignit ; il sembla qu’un nœud qui lui serrait la gorge ne lui laissait plus articuler les paroles qu’elle s’efforçait de me dire encore. Je restai stupéfait de ce nouvel accident, qui jamais ne lui était arrivé. En effet, chaque fois qu’un heureux hasard ou mon adresse nous permettaient de nous entretenir, c’était toujours avec allégresse et contentement, sans que jamais nos entretiens fussent mêlés de pleurs, de soupirs, de jalousie ou de soupçons. Je ne faisais, de mon côté, qu’exalter mon bonheur de ce que le ciel me l’avait donnée pour dame et maîtresse ; je vantais les attraits de sa personne et les charmes de son esprit. Elle, alors, me rendait ingénument la pareille, louant en moi ce que son amour lui faisait paraître digne d’éloge. Au milieu de tout cela, nous nous contions mille enfantillages, et les aventures de nos voisins ou de nos connaissances ; et jamais ma hardiesse n’allait plus loin qu’à prendre, presque de force, une de ses belles mains blanches, que j’approchais de ma bouche autant que le permettaient les étroits barreaux d’une fenêtre basse par lesquels nous étions séparés. Mais la nuit qui précéda le fatal jour de mon départ, elle pleura, elle gémit, et s’en fut, me laissant plein de trouble et d’alarmes, effrayé d’avoir vu chez Luscinde ces nouveaux et tristes témoignages de regret et d’affliction. Toutefois, pour ne pas détruire moi-même mes espérances, j’attribuai tout à la force de l’amour qu’elle me portait et à la douleur que cause toujours l’absence à ceux qui s’aiment avec ardeur. Enfin je partis, triste et pensif, l’âme remplie de soupçons et de frayeur, sans savoir ce qu’il fallait soupçonner et craindre : manifestes indices du coup affreux qui m’attendait.

« J’arrivai au pays où j’étais envoyé ; je remis les lettres au frère de don Fernand ; je fus bien reçu de lui, mais non pas bien promptement dépêché, car il me fit attendre, à mon grand déplaisir, huit jours entiers, et dans un endroit où le duc ne pût me voir, parce que don Fernand écrivait qu’on lui envoyât de l’argent sans que son père en eût connaissance. Tout cela fut une ruse du perfide, puisque, l’argent ne manquant pas à son frère, il pouvait m’expédier sur-le-champ. Cet ordre imprévu m’autorisait à lui désobéir, car il me semblait impossible de supporter la vie tant de jours en l’absence de Luscinde, surtout l’ayant laissée dans la tristesse que je vous ai dépeinte. Cependant je me résignai à obéir, en bon serviteur, bien que je visse que ce serait aux dépens de mon repos et de ma santé. Au bout de quatre jours, un homme arrive, me cherchant pour me remettre une lettre que je reconnus être de Luscinde à l’écriture de l’adresse. Je l’ouvre, tout saisi d’effroi, pensant bien que quelque grand motif l’avait seul décidée à m’écrire pendant l’absence, car, présente, elle le faisait rarement. Mais, avant de lire cette lettre, je demande à l’homme quelle personne la lui avait donnée et quel temps il avait mis à faire le chemin. Il me répond que, passant par hasard dans une rue de la ville vers l’heure de midi, une très-belle dame l’avait appelé d’une fenêtre, les yeux baignés de larmes, et qu’elle lui avait dit en grande hâte : « Mon frère, si vous êtes chrétien comme vous le paraissez, je vous supplie, pour l’amour de Dieu, de porter vite, vite, cette lettre au pays et à la personne qu’indique l’adresse, et que tout le monde connaît ; vous ferez une bonne œuvre devant Notre-Seigneur. Et, pour que vous puissiez commodément la faire, prenez ce que contient ce mouchoir. » En disant cela, ajouta le messager, elle jeta par la fenêtre un mouchoir où se trouvaient enveloppés cent réaux, cette bague d’or que je porte, et cette lettre que vous tenez ; puis aussitôt, sans attendre ma réponse, elle s’éloigna de la fenêtre, après avoir vu pourtant que j’avais ramassé le mouchoir et la lettre, et quand je lui eus dit par signes que je ferais ce qu’elle m’avait prescrit. Me voyant donc si bien payé de la peine que j’allais prendre, et connaissant à l’adresse de la lettre qu’on m’envoyait auprès de vous, seigneur, que je connais bien, Dieu merci ; touché surtout des larmes de cette belle dame, je résolus de ne me fier à personne, et de venir moi-même vous apporter la lettre : aussi, depuis seize heures qu’elle me l’a donnée, j’ai fait le chemin, qui est, comme vous savez, de dix-huit lieues. »

« Tandis que le reconnaissant messager me donnait ces détails, j’étais, comme on dit, pendu à ses paroles, et les jambes me tremblaient si fort que je pouvais à peine me soutenir. Enfin, j’ouvris la lettre, et je vis qu’elle contenait ce peu de mots :

« La parole que vous avait donnée don Fernand de parler à votre père pour qu’il parlât au mien, il l’a remplie plus à son contentement qu’à votre profit. Sachez, seigneur, qu’il a demandé ma main ; et mon père, aveuglé par les avantages qu’il pense qu’a sur vous don Fernand, consent à la lui donner. La chose est tellement sérieuse, que, d’ici à deux jours, les fiançailles doivent se faire, mais si secrètement, qu’elles n’auront d’autres témoins que le ciel et quelques gens de la maison. En quel état je suis, imaginez-le ; s’il vous importe d’accourir, jugez-en ; et si je vous aime ou non, l’événement vous le fera connaître. Plaise à Dieu que ce billet arrive en vos mains avant que la mienne se voie contrainte de s’unir à celle d’un homme qui sait si mal garder la foi qu’il engage ! »

« Telles furent en substance les expressions de la lettre. À peine eus-je achevé de la lire, que je partis à l’instant même, sans attendre ni argent ni réponse à ma mission, car je reconnus bien alors que ce n’était pas pour acheter des chevaux, mais pour laisser le champ libre à ses désirs, que don Fernand m’avait envoyé à son frère. La juste fureur que je conçus contre cet ami déloyal, et la crainte de perdre un cœur que j’avais gagné par tant d’années d’amour et de soumission, me donnèrent des ailes. J’arrivai le lendemain dans ma ville, juste à l’heure convenable pour entretenir Luscinde. J’y entrai secrètement, et je laissai la mule que j’avais montée chez le brave homme qui m’avait apporté la lettre. Un heureux hasard permit que je trouvasse Luscinde à la fenêtre basse si longtemps témoin de nos amours. Elle me reconnut aussitôt, et moi je la reconnus aussi ; mais non point comme elle devait me revoir, ni moi la retrouver. Y a-t-il, hélas ! quelqu’un au monde qui puisse se flatter d’avoir sondé l’abîme des confuses pensées et de la changeante condition d’une femme ? personne assurément. Dès que Luscinde me vit : « Cardénio, me dit-elle, je suis vêtue de mes habits de noces ; déjà m’attendent dans le salon don Fernand le traître et mon père l’ambitieux, avec d’autres témoins qui seront plutôt ceux de ma mort que de mes fiançailles. Ne te trouble point, ami, mais tâche de te trouver présent à ce sacrifice ; si mes paroles n’ont pas le pouvoir de l’empêcher, un poignard est caché là, qui saura me soustraire à toute violence, qui empêchera que mes forces ne succombent, et qui, en mettant fin à ma vie, mettra le sceau à l’amour que je t’ai voué. » Je lui répondis, plein de trouble et de précipitation, craignant de n’avoir plus le temps de me faire entendre : « Que tes œuvres, ô Luscinde, justifient tes paroles ; si tu portes un poignard pour accomplir ta promesse, j’ai là une épée pour te défendre, ou pour me tuer si le sort nous est contraire. » Je ne crois pas qu’elle pût entendre tous mes propos, car on vint l’appeler en grande hâte pour la mener où le fiancé l’attendait. Alors, je puis le dire ainsi, le soleil de ma joie se coucha, et la nuit de ma tristesse acheva de se fermer ; je demeurai les yeux sans vue et l’intelligence sans raison, ne pouvant ni trouver l’entrée de sa demeure ni me mouvoir d’aucun côté. Mais enfin, considérant combien ma présence importait dans une circonstance si critique et si solennelle, je me ranimai du mieux que je pus, et j’entrai dans la maison. Comme j’en connaissais dès longtemps toutes les issues, j’y pénétrai, sans que personne me vît, à la faveur du trouble et de la confusion qui régnaient ; je parvins à me glisser jusque dans un recoin que formait une fenêtre du salon même, et que couvraient de leurs plis deux rideaux en tapisserie, à travers lesquels je pouvais voir, sans être vu, tout ce qui se passait dans l’appartement. Qui pourrait dire à présent quelles alarmes firent battre mon cœur tout le temps que je passai dans cette retraite ! quelles pensées m’assaillirent ! quelles résolutions je formai ! Elles furent telles qu’il est impossible et qu’il serait mal de les redire. Il suffit que vous sachiez que le fiancé entra dans la salle, sans autre parure que ses habits ordinaires. Il avait pour parrain de mariage le cousin germain de Luscinde, et, dans tout l’appartement, il n’y avait personne que les serviteurs de la maison. Un peu après, Luscinde sortit d’un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et de deux suivantes, vêtue et parée comme l’exigeaient sa naissance et sa beauté, et comme l’avait pu faire la perfection de son bon goût. L’égarement où j’étais ne me permit pas de remarquer les détails de son costume ; j’en aperçus seulement les couleurs, qui étaient le rouge et le blanc, et les reflets que jetaient les riches bijoux dont sa coiffure et tous ses habits étaient ornés. Mais rien n’égalait la beauté singulière de ses cheveux blonds, qui brillaient aux yeux d’un éclat plus vif que les pierres précieuses, plus vif que les quatre torches qui éclairaient la salle. Ô souvenir, ennemi mortel de mon repos ! à quoi sert-il de me représenter maintenant les incomparables attraits de cette ennemie adorée ? Ne vaut-il pas mieux, cruel souvenir, que tu me rappelles et me représentes ce qu’elle fit alors, afin qu’un si manifeste outrage me fasse chercher, sinon la vengeance, au moins le terme de ma vie ? Ne vous lassez point, seigneurs, d’entendre les digressions auxquelles je me laisse aller ; mais ma douloureuse histoire n’est pas de celles qui se peuvent conter succinctement, à la hâte ; et chacune de ses circonstances me semble, à moi, digne d’un long discours. »

Le curé lui répondit que non-seulement ils ne se lassaient point de l’entendre, mais qu’ils prenaient au contraire grand intérêt à tous ces détails, qui méritaient la même attention que le fond même du récit.

Cardénio continua donc :

« Aussitôt, dit-il, que tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer le curé de la paroisse, lequel prit les deux fiancés par la main, pour faire ce qu’exige une telle cérémonie. Lorsqu’il prononça ces mots sacramentels : « Voulez-vous, madame, prendre le seigneur don Fernand, ici présent, pour votre légitime époux, comme l’ordonne la sainte mère Église ? » je passai toute la tête et le cou hors de la tapisserie, et me mis, d’une oreille attentive et d’une âme troublée, à écouter ce que répondrait Luscinde, attendant de sa réponse l’arrêt de ma mort ou la confirmation de ma vie. Oh ! pourquoi n’ai-je pas alors quitté ma retraite ? pourquoi ne me suis-je pas écrié : « Luscinde ! Luscinde ! vois ce que tu fais, vois ce que tu me dois ; considère que tu es à moi et ne peux être à un autre ; que prononcer le oui et m’ôter la vie, ce sera l’affaire du même instant. Et toi, traître don Fernand, ravisseur de mon bien, meurtrier de ma vie, que veux-tu ? que prétends-tu ? ne vois-tu pas que tu ne peux chrétiennement satisfaire tes désirs, puisque Luscinde est ma femme, et que je suis son époux ? » Malheureux insensé ! à présent que je suis loin du péril, je dis bien ce que je devais faire et ce que je ne fis pas ; à présent que j’ai laissé ravir mon plus cher trésor, je maudis vainement le ravisseur, dont j’aurais pu me venger, si j’avais eu autant de cœur pour frapper que j’en ai maintenant pour me plaindre ! Enfin, puisque je fus alors imbécile et lâche, il est juste que je meure maintenant honteux, repentant et insensé. Le curé attendait toujours la réponse de Luscinde, qui resta fort longtemps à la faire ; et, lorsque je pensais qu’elle allait tirer son poignard pour tenir sa promesse, ou délier sa langue pour déclarer la vérité et parler dans mes intérêts, j’entends qu’elle prononce, d’une voix faible et tremblante : Oui, je le prends. Don Fernand dit la même parole, lui mit au doigt l’anneau de mariage, et ils furent unis d’un indissoluble nœud. Le marié s’approcha pour embrasser son épouse ; mais elle, posant la main sur son cœur, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

« Il me reste à dire maintenant en quel état je me trouvai lorsque, dans ce oui fatal que j’avais entendu, je vis la perte de mes espérances, la fausseté des promesses et de la parole de Luscinde, et l’impossibilité de recouvrer, en aucun temps, le bien que cet instant venait de me faire perdre. Je restai privé de sens, me croyant abandonné du ciel et devenu pour la terre un objet d’inimitié ; car l’air ne fournissait plus d’haleine à mes soupirs, ni l’eau de matière à mes larmes ; le feu seul s’était accru, et tout mon cœur brûlait de jalousie et de rage. L’évanouissement de Luscinde avait mis en émoi toute l’assemblée ; et sa mère l’ayant délacée pour lui donner de l’air, on découvrit sur son sein un papier cacheté que don Fernand saisit aussitôt, et qu’il se mit à lire à la lueur d’une des torches. Dès qu’il eut achevé cette lecture, il se jeta sur une chaise, et resta la tête appuyée sur sa main, dans la posture d’un homme rêveur, sans se mêler aux soins qu’on prodiguait à sa femme pour la faire revenir de son évanouissement. Pour moi, quand je vis toute la maison dans cette confusion et ce trouble, je me hasardai à sortir, sans me soucier d’être vu, et bien déterminé, dans ce cas, à faire un si sanglant éclat, que tout le monde connût la juste indignation qui poussait mon cœur au châtiment du traître, et même à celui de l’inconstante, encore évanouie. Mais mon étoile, qui me réservait sans doute pour de plus grands maux, s’il est possible qu’il y en ait, ordonna que j’eusse alors trop de jugement, elle qui, depuis, m’en a complètement privé. Ainsi, sans vouloir tirer vengeance de mes plus grands ennemis, ce qui m’était facile, puisque nul ne pensait à moi, j’imaginai de la tirer de moi-même, et de m’infliger la peine qu’ils avaient méritée ; et sans doute avec plus de rigueur que je n’en aurais exercé contre eux, si je leur eusse en ce moment donné la mort, car celle qui frappe à l’improviste a bientôt terminé le supplice, tandis que celle qui se prolonge en tourments interminables tue perpétuellement sans ôter la vie. Enfin, je m’échappai de cette maison, et me rendis chez l’homme où j’avais laissé ma mule. Je la fis aussitôt seller ; et, sans prendre congé de lui, je quittai la ville, n’osant pas, comme un autre Loth, tourner la tête pour la regarder. Quand je me vis seul, au milieu de la campagne, couvert par l’obscurité de la nuit, et invité par son silence à donner cours à mes plaintes, sans crainte d’être écouté ou reconnu, je déliai ma langue et j’éclatai en malédictions contre Luscinde et Fernand, comme si j’eusse ainsi vengé l’outrage que j’avais reçu d’eux. Je m’attachais surtout à elle, lui donnant les noms de cruelle, d’ingrate, de fausse et de parjure, mais par-dessus tout d’intéressée et d’avaricieuse, puisque c’était la richesse de mon ennemi qui avait ébloui ses yeux, et lui avait fait préférer celui envers qui la fortune s’était montrée plus libérale de ses dons ; puis au milieu de la fougue de ces emportements et de ces malédictions, je l’excusais en disant : « Peut-on s’étonner qu’une jeune fille, élevée dans la retraite, auprès de ses parents, accoutumée à leur obéir toujours, ait voulu condescendre à leur désir, lorsqu’ils lui donnaient pour époux un gentilhomme si noble, si riche, si bien fait de sa personne, qu’en le refusant elle aurait fait croire ou qu’elle avait perdu l’esprit, ou qu’elle avait déjà donné son cœur, ce qui eût porté une grave atteinte à sa bonne réputation ? » Puis, je revenais au premier sentiment, et me disais : Pourquoi n’a-t-elle pas dit que j’étais son époux ? on aurait vu qu’elle n’avait pas fait un choix si indigne qu’elle ne pût s’en justifier ; car, avant que don Fernand s’offrît, ses parents eux-mêmes ne pouvaient, s’ils eussent mesuré leur désir sur la raison souhaiter mieux que moi pour époux de leur fille. Ne pouvait-elle donc, avant de s’engager dans ce dernier et terrible pas, avant de donner sa main, dire qu’elle avait déjà reçu la mienne, puisque je me serais prêté, dans ce cas, à tout ce qu’elle eût voulu feindre ? » Enfin, je me convainquis que peu d’amour, peu de jugement, beaucoup d’ambition et de désir de grandeur, lui avaient fait oublier les promesses dont elle m’avait bercé, trompé et entretenu dans mon honnête et fidèle espoir. Pendant cette agitation et ces entretiens avec moi-même, je cheminai tout le reste de la nuit, et me trouvai, au point du jour, à l’une des entrées de ces montagnes. J’y pénétrai, et continuai de marcher devant moi trois jours entiers, sans suivre aucun chemin ; enfin, j’arrivai à une prairie, dont je ne sais trop la situation, et je demandai à des bergers qui s’y trouvaient où était l’endroit le plus désert et le plus âpre de ces montagnes. Ils m’indiquèrent celui-ci ; je m’y acheminai aussitôt avec le dessein d’y finir ma vie. En entrant dans cette affreuse solitude, ma mule tomba morte de faim et de fatigue, ou plutôt, à ce que je crois, pour se débarrasser d’une charge aussi inutile que celle qu’elle portait en ma personne. Je restai à pied, accablé de lassitude, exténué de besoin, sans avoir et sans vouloir chercher personne qui me secourût. Après être demeuré de la sorte je ne sais combien de temps, étendu par terre, je me levai, n’ayant plus faim, et je vis auprès de moi quelques chevriers, ceux qui avaient sans doute pourvu à mes extrêmes besoins. Ils me racontèrent, en effet, comment ils m’avaient trouvé, et comment je leur avais dit tant de niaiseries et d’extravagances que j’annonçais clairement avoir perdu l’esprit. Hélas ! j’ai bien senti moi-même, depuis ce moment, que je ne l’ai pas toujours libre et sain ; mais, au contraire, si affaibli, si troublé, que je fais mille folies, déchirant mes habits, parlant tout haut au milieu de ces solitudes, maudissant ma fatale étoile, et répétant sans cesse le nom chéri de mon ennemie, sans avoir alors d’autre intention que celle de laisser exhaler ma vie avec mes cris. Quand je reviens à moi, je me trouve si fatigué, si rendu, qu’à peine puis-je me soutenir. Ma plus commune habitation est le creux d’un liége, capable de couvrir ce misérable corps. Les pâtres et les chevriers qui parcourent ces montagnes avec leurs troupeaux, émus de pitié, me donnent ma nourriture, en plaçant des vivres sur les chemins et sur les rochers où ils pensent que je pourrai les trouver en passant ; car, même dans mes accès de démence, la nécessité parle, et l’instinct naturel me donne le désir de chercher à manger, et la volonté de satisfaire ma faim. D’autres fois, à ce qu’ils me disent quand ils me rencontrent en mon bon sens, je m’embusque sur les chemins, et j’enlève de force, quoiqu’ils me les offrent de bon cœur, les provisions que des bergers apportent du village à leurs cabanes. C’est ainsi que je passe le reste de ma misérable vie, jusqu’à ce qu’il plaise au ciel de la conduire à son dernier terme, ou de m’ôter la mémoire, afin que je perde tout souvenir des charmes et du parjure de Luscinde, et des outrages de don Fernand. S’il me faisait cette grâce sans m’ôter la vie, je ramènerais sans doute mes pensées vers la droite raison ; sinon je n’ai plus qu’à le prier de traiter mon âme avec miséricorde, car je ne sens en moi ni le courage ni la force de tirer mon corps des austérités où l’a condamné mon propre choix. Voilà, seigneurs, l’amère histoire de mes infortunes. Dites-moi s’il est possible de la conter avec moins de regret et d’affliction que je ne vous en ai montré ; surtout, ne vous fatiguez point à me vouloir persuader, par vos conseils, ce que la raison vous suggérera pour remédier à mes maux ; ils ne me seraient pas plus utiles que n’est le breuvage ordonné par un savant médecin au malade qui ne veut pas le prendre. Je ne veux point de guérison sans Luscinde ; et, puisqu’il lui a plu d’appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il me plaît d’appartenir à l’infortune, ayant pu être au bonheur. Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition ; eh bien ! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. Et l’on dira désormais qu’à moi seul a manqué ce qu’ont pour dernière ressource tous les malheureux, auxquels sert de consolation l’impossibilité même d’être consolés[173] ; c’est au contraire, pour moi, la cause de plus vifs regrets et de plus cruelles douleurs, car j’imagine qu’ils doivent durer même au-delà de la mort. »

Ici, Cardénio termina le long récit de sa triste et amoureuse histoire ; et, comme le curé se préparait à lui adresser quelques mots de consolation, il fut retenu par une voix qui frappa tout à coup leurs oreilles, et qui disait, en plaintifs accents, ce que dira la quatrième partie de cette narration ; car c’est ici que mit fin à la troisième le sage et diligent historien Cid Hamed Ben-Engeli.

 


LIVRE 4°
 

NOTES

 



[104] Habitants du district de Yanguas, dans la Rioja.

[105] Amadis tomba deux fois au pouvoir d’Archalaüs. La première, celui-ci le tint enchanté ; la seconde, il le jeta dans une espèce de souterrain, par le moyen d’une trappe. Le roman ne dit pas qu’il lui ait donné des coups de fouet ; mais il lui fit souffrir la faim et la soif. Amadis fut secouru dans cette extrémité par une nièce d’Archalaüs, la demoiselle muette, qui lui descendit dans un panier un pâté au lard et deux barils de vin et d’eau. (Chap. XIX et XLIX.)

[106] Tizona, nom de l’une des épées du Cid. L’autre s’appelait Colada.

[107] Beltenebros.

[108] Avant leur expulsion de l’Espagne, les Morisques s’y occupaient de l’agriculture, des arts mécaniques et surtout de la conduite des bêtes de somme. La vie errante des muletiers les dispensait de fréquenter les églises, et les dérobait à la surveillance de l’Inquisition.

[109] Voyez la note 80 chap. X.

[110] Le supplice de Sancho était dès longtemps connu. Suétone rapporte que l’empereur Othon, lorsqu’il rencontrait, pendant ses rondes de nuit, quelques ivrognes dans les rues de Rome, les faisait berner… distento sagulo in sublime jactare. Et Martial, parlant à son livre, lui dit de ne pas trop se fier aux louanges : « Car, par derrière, ajoute-t-il : Ibis ab excusso missus in astra sago. »



Les étudiants des universités espagnoles s’amusaient, au temps du carnaval, à faire aux chiens qu’ils trouvaient dans les rues ce que l’empereur Othon faisait aux ivrognes.

[111] C’est Amadis de Grèce qui fut appelé le chevalier de l’Ardente-Épée, parce qu’en naissant il en avait une marquée sur le corps, depuis le genou gauche jusqu’à la pointe droite du cœur, aussi rouge que le feu. (partie I, chap. XLVI.)



Comme don Quichotte dit seulement Amadis, ce qui s’entend toujours d’Amadis de Gaule, et qu’il parle d’une épée véritable, il voulait dire, sans doute, le chevalier de la Verte-Épée. Amadis reçut ce nom, sous lequel il était connu dans l’Allemagne, parce que, à l’épreuve des amants fidèles, et sous les yeux de sa maîtresse Oriane, il tira cette merveilleuse épée de son fourreau, fait d’une arête de poisson, verte et si transparente qu’on voyait la lame au travers. (Chap. LVI, LXX et LXXIII.)

[112] Nom de l’île de Ceylan dans l’antiquité.

[113] Peuples de l’intérieur de l’Afrique.

[114] Ce ne sont pas les portes du temple où il périt qu’emporta Samson, mais celles de la ville de Gaza. (Juges, chap. XVI.)

[115] Littéralement : cherche mon sort à la piste, dépiste mon sort.

[116] On croit que ce nom, donné par les Arabes à la rivière de Grenade, signifie semblable au Nil.

[117] De Tarifa.

[118] Les Biscayens.

[119] Andrès de Laguna, né à Ségovie, médecin de Charles-Quint et du pape Jules III, traducteur et commentateur de Dioscorides.

[120] Le texte dit simplement encamisados, nom qui conviendrait parfaitement aux soldats employés dans une de ces attaques nocturnes où les assaillants mettaient leurs chemises par-dessus leurs armes, pour se reconnaître dans les ténèbres, et que par cette raison on appelait camisades (en espagnol encamisadas). J’ai cru pouvoir, à la faveur de ce vieux mot, forger celui d’enchemisé.

[121] Don Bélianis de Grèce s’était appelé le chevalier de la Riche-Figure. Il faut remarquer que le mot figura, en espagnol, ne s’applique pas seulement au visage, mais à la personne entière.

[122] Concile de Trente (chap. LV).

[123] Cette prétendue aventure du Cid est racontée avec une naïveté charmante dans le vingt et unième romance de son Romancero.

[124] C’est sans doute une allusion au Nil, dont les anciens plaçaient la source au sommet des montagnes de la Lune, dans la haute Éthiopie, du haut desquelles il se précipitait par deux immenses cataractes. (Ptolémée, Géogr., livre V.)

[125] Les bergers espagnols appellent la constellation de la petite Ourse le cor de chasse (la bocina). Cette constellation se compose de l’étoile polaire, qui est immobile, et de sept autres étoiles qui tournent autour, et qui forment une grossière image de cor de chasse. Pour connaître l’heure, les bergers figurent une croix ou un homme étendu, ayant la tête, les pieds, le bras droit et le bras gauche.



Au centre de cette croix est l’étoile polaire, et c’est le passage de l’étoile formant l’embouchure du cor de chasse (la boca de la bocina) par ces quatre points principaux, qui détermine les heures de la nuit. Au mois d’août, époque de cette aventure, la ligne de minuit est en effet au bras gauche de la croix, de sorte qu’au moment où la boca de la bocina arrive au-dessus de la tête, il n’y a plus que deux ou trois heures jusqu’au jour. Le calcul de Sancho est à peu près juste.

[126] Quelquefois les contes de bonne femme commençaient ainsi : « … Le bien pour tout le monde, et le mal pour la maîtresse du curé. »

[127] L’histoire de la Torralva et des chèvres à passer n’était pas nouvelle. On la trouve, au moins en substance, dans la XXXIe des Cento Novelle antiche de Francesco Sansovino, imprimées en 1575. Mais l’auteur italien l’avait empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du treizième siècle (le Fableor, collection de Barbazan, 1756), qui n’était qu’une traduction en vers d’un conte latin de Pedro Alfonso, juif converti, médecin d’Alphonse le Batailleur, roi d’Aragon (vers 1100).

[128] On appelle vieux chrétiens, en Espagne, ceux qui ne comptent parmi leurs ancêtres ni Juifs ni Mores convertis.

[129] Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne sur la cruche, tant pis pour la cruche ; et si la cruche donne sur la pierre, tant pis pour la cruche. »

[130] Armet enchanté appartenant au roi more Mambrin, et qui rendait invulnérable celui qui le portait. (Boyardo et l’Arioste.)

[131] Palmérin d’Olive, chap. XLIII.

[132] Esplandian, chap. CXLVII et CXLVIII.

[133] Amadis de Gaule, chap. CXVII.

[134] Amadis de Gaule, chap. LXVI, part. II, etc.

[135] Amadis de Gaule, chap. XIV ; le Chevalier de la Croix, chap. CXLIV.

[136] Bernard del Carpio, canto XXXVIII ; Primaléon, chap. CLVII.

[137] Tirant le Blanc, part. I, chap. XL, etc. ; le Chevalier de la Croix, livre I, chap. LXV et suiv., etc.

[138] Suivant les anciennes lois du Fuero Juzgo et les Fueros de Castille, le noble qui recevait un grief dans sa personne ou ses biens pouvait réclamer une satisfaction de 500 sueldos. Le vilain n’en pouvait demander que 300 (Garibay, lib. XII, cap. XX).

[139] On croit que Cervantès a voulu désigner don Pedro Giron, duc d’Osuna, vice-roi de Naples et de Sicile. Dans son Théâtre du gouvernement des vice-rois de Naples, Domenicho Antonio Parrino dit que ce fut un des grands hommes du siècle, et qu’il n’avait de petit que la taille : di picciolo non avea altro que la statura.

[140] « Quand le seigneur sort de sa maison pour aller à la promenade ou faire quelque visite, l’écuyer doit le suivre à cheval. » (Miguel Yelgo, Estilo de servir a principes, 1614.)

[141] On trouve dans le vieux code du treizième siècle, appelé Fuero Juzgo, des peines contre ceux qui font tomber la grêle sur les vignes et les moissons, ou ceux qui parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux hommes et aux femmes. (Lib. VI, tit. II, ley 4.) Les Partidas punissent également ceux qui font des images ou autres sortilèges, et donnent des herbes pour l’amourachement des hommes et des femmes. (Part. VII, tit. XXIII, ley 2 y 3.)

[142] Ce célèbre petit livre, qui parut en 1539, et qu’on croit l’ouvrage de don Diego Hurtado de Mendoza, ministre et ambassadeur de Charles-Quint, mais qui a peut-être pour auteur le moine Fray Juan de Ortega, est le premier de tous les romans qui composent ce que l’on nomme en Espagne la littérature picaresque. J’en ai publié l’histoire et la traduction dans l’édition illustrée de Gil Blas, comme introduction naturelle au roman de Lesage.

[143] L’auteur de Guzman d’Alfarache, Mateo Aleman, dit de son héros : « … Il écrit lui-même son histoire aux galères, où il est forçat à la rame, pour les crimes qu’il a commis… »

[144] Amadis de Gaule, ayant vaincu le géant Madraque, lui accorde la vie, à condition qu’il se fera chrétien, lui et tous ses vassaux, qu’il fondera des églises et des monastères, et qu’enfin il mettra en liberté tous les prisonniers qu’il gardait dans ses cachots, lesquels étaient plus de cent, dont trente chevaliers et quarante duègnes ou damoiselles.



Amadis leur dit, quand ils vinrent lui baiser les mains en signe de reconnaissance : « Allez trouver la reine Brisena, dites-lui comment vous envoie devant elle son chevalier de l’Île-Ferme, et baisez-lui la main pour moi. » (Amadis de Gaule, livre III, chap. LXV.)

[145] On appelle en Espagne sierra (scie) une cordillère, une chaîne de montagnes. La Sierra-Morena (montagnes brunes), qui s’étend presque depuis l’embouchure de l’Èbre jusqu’au cap Saint-Vincent, en Portugal, sépare la Manche de l’Andalousie. Les Romains l’appelaient Mons Marianus.

[146] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de flèches les criminels qu’elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés sur le gibet.

[147] Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce chapitre, et lorsqu’il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de l’âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première édition du Don Quichotte, il continuait, après le récit du vol, à parler de l’âne comme s’il n’avait pas cessé d’être en la possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s’en allait derrière son maître, assis sur son âne à la manière des femmes… » Dans la seconde édition, il corrigea cette inadvertance, mais incomplètement, et la laissa subsister en plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé son texte, et jusqu’aux disparates que forme cette correction partielle. J’ai cru devoir les faire disparaître, en gardant toutefois une seule mention de l’âne, au chapitre XXV. L’on verra, dans la seconde partie du Don Quichotte, que Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son étourderie, et des contradictions qu’elle amène dans le récit.

[148] Témoin celle d’Amadis de Gaule :



Leonoreta sin roseta

Blanca sobre toda flor,

Sin roseta no me meta

En tal culpa vuestro amor, etc.

(Livre II, chap. LIV.)

[149] Carta signifie également lettre et charte ; de là la question de Sancho.

[150] Coleto de ambar. Ce pourpoint parfumé se nommait en France, au seizième siècle, collet de senteur, ou collet de fleurs. (Voy. Montaigne, livre I, chap. XXII, et les notes.)

[151] Personnages de la Chronique de don Florisel de Niquea, par Féliciano de Silva.

[152] Chirurgien d’Amadis de Gaule.

[153] Voyez la note 146 du chap. XXIII.

[154] Amadis de Gaule, chap. XXI, XL et suivants.

[155] On peut voir, dans l’Amadis de Gaule (chap. LXXIII), la description d’un andriaque né des amours incestueux du géant Bandaguido et de sa fille.

[156] Orlando furioso, chants XXIII et suivants.

[157] Imitation burlesque de l’invocation d’Albanio dans la seconde églogue de Garcilaso de la Vega.

[158] Orlando furioso, chant IV, etc.

[159] In inferno nulla est redemptio.

[160] Les poëtes, cependant, n’ont pas toujours célébré d’imaginaires beautés, et, sans recourir à la Béatrix du Dante ou à la Laure de Pétrarque, on peut citer, en Espagne, la Diane de Montemayor et la Galathée de Cervantès lui-même.

[161] Il est sans doute inutile de faire observer que, pour augmenter le burlesque de cette lettre de change, don Quichotte y emploie la forme commerciale.

[162] Expression espagnole pour dire : Elle me porterait respect.

[163] C’est Thésée que voulait dire don Quichotte.

[164] C’était Ferragus, qui portait sept lames de fer sur le nombril. (Orlando furioso, canto XII.)

[165] Orlando furioso, canto XXIII.

[166] Phaéton.



… Currus auriga paterni,

Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.

(Ovid., Met., lib. II.)

[167] Ces strophes sont remarquables, dans l’original, par une coupe étrange et par la bizarrerie des expressions qu’il fallait employer pour trouver des rimes au nom de don Quichotte : singularités entièrement perdues dans la traduction.

[168] À la manière de l’archevêque Turpin, dans le Morgante maggiore de Luigi Pulci.

[169] Roi goth, détrôné en 680, et dont le nom est resté populaire en Espagne.

[170] Comme le plus grand charme des trois strophes qui suivent est dans la coupe des vers et dans l’ingénieux arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre, transcrire une de ces strophes en original :



¿ Quien menoscaba mis bienes ?

Desdenes.

¿ Yquien aumenta mis duelos ?

Los zelos.

¿ Y quien prueba mi paciencia ?

Ausencia.

De ese modo en mi dolencia

Ningun remedio se alcanza,

Pues me matan la esperanza

Desdenes, zelos y ausencia.

[171] Malgré mon respect pour le texte de Cervantès, j’ai cru devoir supprimer ici une longue et inutile série d’imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de Marius, de Sylla, de Catilina, de Julien, de Judas, etc., en les accompagnant de leurs épithètes classiques. Cette érudition de collège aurait fait tache dans un récit habituellement simple et toujours touchant.

[172] Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à David l’enlèvement de la femme d’Urie. (Rois, livre II, chap. XII.)

[173] Pellicer croit voir ici une allusion à cette sentence de Virgile :


Una salus victis, nullam sperare salutem.

 

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