BIBLIOBUS Littérature

Don Quichotte ; livre 4° - Cervantès




Chapitre XXVIII

Qui traite de la nouvelle et agréable aventure qu’eurent le curé et le barbier dans la Sierra-Moréna


Heureux, trois fois heureux furent les temps où vint au monde l’audacieux chevalier don Quichotte de la Manche ! En effet, parce qu’il prit l’honorable détermination de ressusciter l’ordre éteint et presque mort de la chevalerie errante, nous jouissons maintenant, dans notre âge si nécessiteux de divertissements et de gaieté, non-seulement des douceurs de son histoire véridique, mais encore des contes et des épisodes qu’elle renferme, non moins agréables, pour la plupart, non moins ingénieux et véritables que l’histoire elle-même[174]. Celle-ci, poursuivant le fil peigné, retors et dévidé de son récit, raconte qu’au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardénio, une voix l’en empêcha, en frappant leurs oreilles de ses tristes accents.

« Ô mon Dieu, disait cette voix, est-il possible qu’enfin j’aie trouvé un lieu qui puisse servir de sépulture cachée à ce corps dont je porte si fort contre mon gré la charge pesante ? Oui, je le crois, à moins que la solitude que promettent ces montagnes ne viennent à mentir aussi. Hélas ! combien ces rochers et ces broussailles, qui me laissent confier par mes plaintes mes malheurs au ciel, me tiendront une plus agréable compagnie que celle d’aucun homme de ce monde, car il n’en est aucun sur la terre de qui l’on puisse attendre un conseil dans les perplexités, un soulagement dans la tristesse, un remède dans les maux ! »

Ces tristes propos furent entendus par le curé et ceux qui se trouvaient avec lui ; et, comme il leur parut qu’on les avait prononcés tout près d’eux, ils se levèrent aussitôt pour chercher qui se plaignait de la sorte. Ils n’eurent pas fait vingt pas, qu’au détour du rocher ils aperçurent, assis au pied d’un frêne, un jeune garçon, vêtu en paysan, dont ils ne purent voir alors le visage, parce qu’il l’inclinait en se baignant les pieds dans un ruisseau qui coulait en cet endroit. Ils étaient arrivés avec tant de silence que le jeune garçon ne les entendit point ; celui-ci, d’ailleurs, n’était attentif qu’à se laver les pieds, qu’il avait tels, qu’on aurait dit des morceaux de blanc cristal de roche mêlés parmi les autres pierres du ruisseau. Tant de beauté et tant de blancheur les surprit étrangement, car ces pieds ne leur semblaient pas faits pour fouler les mottes de terre derrière une charrue et des bœufs, comme l’indiquaient les vêtements de l’inconnu. Voyant qu’ils ne s’étaient pas fait entendre, le curé, qui marchait devant, fit signe aux deux autres de se blottir derrière des quartiers de roche qui se trouvaient là. Ils s’y cachèrent tous trois, épiant curieusement le jeune garçon. Celui-ci portait un mantelet à deux pans, serré autour des reins par une épaisse ceinture blanche. Il avait aussi de larges chausses en drap brun, et, sur la tête, une montera[175] de même étoffe. Ses chausses étaient retroussées jusqu’à la moitié des jambes, qui semblaient, assurément, faites de blanc albâtre. Quand il eut fini de laver ses beaux pieds, il prit, pour se les essuyer, un mouchoir sous sa montera, et, voulant soulever sa coiffure, il releva la tête ; alors ceux qui l’observaient eurent occasion de voir une beauté si incomparable, que Cardénio dit à voix basse au curé :

« Puisque ce n’est pas Luscinde, ce n’est pas non plus une créature humaine. »

Le jeune homme ôta sa montera, et, secouant la tête d’un et d’autre côté, il fit tomber et déployer des cheveux dont ceux du soleil même devaient être jaloux. Alors nos trois curieux reconnurent que celui qu’ils avaient pris pour un paysan était une femme, jeune et délicate, la plus belle qu’eussent encore vue les yeux des deux amis de don Quichotte, et même ceux de Cardénio, s’il n’eût pas connu Luscinde, car il affirma depuis que la seule beauté de Luscinde pouvait le disputer à celle-là. Ces longs et blonds cheveux, non-seulement lui couvrirent les épaules, mais la cachèrent tout entière sous leurs tresses épaisses, tellement que de tout son corps on n’apercevait plus que ses pieds. Pour les démêler, elle n’employa d’autre peigne que les doigts des deux mains, telles que, si les pieds avaient paru dans l’eau des morceaux de cristal, les mains ressemblaient dans les cheveux à des flocons de neige. Tout cela redoublant l’admiration des trois spectateurs et leur désir de savoir qui elle était, ils résolurent enfin de se montrer. Mais, au mouvement qu’ils firent en se levant, la belle jeune fille tourna la tête, et, séparant avec ses deux mains les cheveux qui lui couvraient le visage, elle regarda d’où partait le bruit. Dès qu’elle eut aperçu ces trois hommes, elle se leva précipitamment ; puis, sans prendre le temps de se chausser et de rassembler ses cheveux, elle saisit un petit paquet de hardes qui se trouvait près d’elle, et se mit à fuir, pleine de trouble et d’effroi. Mais elle n’eut pas fait quatre pas que, ses pieds délicats ne pouvant souffrir les aspérités des rocailles, elle se laissa tomber par terre. À cette vue, les trois amis accoururent auprès d’elle, et le curé, prenant le premier la parole :

« Arrêtez-vous, madame, lui dit-il ; qui que vous soyez, sachez que nous n’avons d’autre intention que de vous servir. Ainsi n’essayez pas vainement de prendre la fuite ; vos pieds ne sauraient vous le permettre, et nous ne pouvons nous-mêmes y consentir. »

À ces propos elle ne répondait mot, stupéfaite et confuse. Ils s’approchèrent, et le curé, la prenant par la main, continua de la sorte :

« Ce que nous cachent vos habits, madame, vos cheveux nous l’ont découvert : clairs indices que ce ne sont pas de faibles motifs qui ont travesti votre beauté sous ce déguisement indigne d’elle, et qui vous ont amenée au fond de cette solitude, où nous sommes heureux de vous trouver, sinon pour donner un remède à vos maux, au moins pour vous offrir des conseils. Aucun mal, en effet, ne peut, tant que la vie dure, arriver à cette extrémité que celui qui l’éprouve ne veuille pas même écouter l’avis qui lui est offert avec bonne intention. Ainsi donc, ma chère dame, ou mon cher monsieur, ou ce qu’il vous plaira d’être, remettez-vous de l’effroi que vous a causé notre vue, et contez-nous votre bonne ou mauvaise fortune, sûre qu’en nous tous ensemble, et en chacun de nous, vous trouverez qui vous aide à supporter vos malheurs en les partageant. »

Pendant que le curé parlait ainsi, la belle travestie demeurait interdite et comme frappée d’un charme ; elle les regardait tour à tour, sans remuer les lèvres et sans dire une parole, semblable à un jeune paysan auquel on montre à l’improviste des choses rares et qu’il n’a jamais vues. Enfin, le curé continuant ses propos affectueux, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence :

« Puisque la solitude de ces montagnes, dit-elle, n’a pu me cacher aux regards, et que mes cheveux en s’échappant ne permettent plus à ma langue de mentir, en vain voudrais-je feindre à présent, et dire ce qu’on ne croirait plus que par courtoisie. Cela posé, je dis, seigneurs, que je vous suis très-obligée des offres de service que vous m’avez faites, et qu’elles m’ont mise dans l’obligation de vous satisfaire en tout ce que vous m’avez demandé. Je crains bien, à vrai dire, que la relation de mes infortunes, telle que je vous la ferai, ne vous cause autant de contrariété que de compassion, car vous ne trouverez ni remède pour les guérir, ni consolation pour en adoucir l’amertume. Mais néanmoins, pour que mon honneur ne soit pas compromis dans votre pensée, après que vous m’avez reconnue pour femme, que vous m’avez vue jeune, seule et dans cet équipage, toutes choses qui peuvent, ensemble ou séparément, détruire tout crédit d’honnêteté, je me décide à vous dire ce que j’aurais voulu qu’il me fût possible de taire. »

Ce petit discours fut adressé tout d’une haleine par cette charmante fille aux trois amis, avec une voix si douce et tant d’aisance de langage, que la grâce de son esprit ne leur causa pas moins de surprise que sa beauté. Ils répétèrent leurs offres de service, et lui firent de nouvelles instances pour qu’elle remplît ses promesses ; elle alors, sans se faire prier davantage, après avoir décemment remis sa chaussure et relevé ses cheveux, prit pour siège une grosse pierre, autour de laquelle s’assirent les trois auditeurs, puis, se faisant violence pour retenir quelques larmes qui lui venaient aux yeux, d’une voix sonore et posée, elle commença ainsi l’histoire de sa vie :

« Dans cette Andalousie qui nous avoisine, est une petite ville dont un duc prend son titre, et qui le met au rang de ceux qu’on appelle grands d’Espagne[176]. Ce duc a deux fils : l’aîné, héritier de ses États, l’est aussi, selon toute apparence, de ses belles qualités ; quant au cadet, je ne sais de quoi il est héritier, si ce n’est des ruses de Ganelon ou des trahisons de Vellido[177]. De ce seigneur mes parents sont vassaux, humbles de naissance, mais tellement pourvus de richesses que, si les biens de la nature eussent égalé pour eux ceux de la fortune, ils n’auraient pu rien désirer davantage, et moi, je n’aurais pas eu non plus à craindre de tomber dans la détresse où je me vois réduite, car tout mon malheur naît peut-être de ce qu’ils n’ont pas eu le bonheur de naître illustres. Il est vrai qu’ils ne sont pas d’extraction si basse qu’ils aient à rougir de leur condition ; mais elle n’est pas si haute non plus qu’on ne puisse m’ôter de la pensée que de leur humble naissance viennent toutes mes infortunes. Ils sont laboureurs enfin, mais de sang pur, sans aucun mélange de race malsonnante, et, comme on dit, vieux chrétiens de la vieille roche, et si vieux, en effet, que leurs richesses et leur somptueux train de vie leur acquièrent peu à peu le nom d’hidalgos et même de gentilshommes. Cependant la plus grande richesse et la plus grande noblesse dont ils se fissent gloire, c’était de m’avoir pour fille. Aussi, comme ils n’ont pas d’autres enfants pour hériter d’eux, et qu’ils m’ont toujours tendrement chérie, j’étais bien une des filles les plus doucement choyées que jamais choyèrent de bons parents. J’étais le miroir où ils se miraient, le bâton où s’appuyait leur vieillesse, le but unique où tendaient tous leurs désirs, qu’ils mesuraient sur la volonté du ciel, et dont les miens, en retour de leur bonté, ne s’écartaient sur aucun point. Et de la même manière que j’étais maîtresse de leurs cœurs, je l’étais aussi de leurs biens. C’est moi qui admettais ou congédiais les domestiques, et le compte de tout ce qui était semé ou récolté passait par mes mains. Les moulins d’huile, les pressoirs de vin, les troupeaux de grand et de petit bétail, les ruches d’abeilles, finalement tout ce que peut avoir un riche laboureur comme mon père, était remis à mes soins. J’étais le majordome et la dame, et j’en remplissais les fonctions avec tant de sollicitude et tant à leur satisfaction, que je ne saurais parvenir à vous l’exprimer. Les moments de la journée qui me restaient, après avoir donné les ordres aux contremaîtres, aux valets de ferme et aux journaliers, je les employais aux exercices permis et commandés à mon sexe, l’aiguille, le tambour à broder, et le rouet bien souvent. Si, pour me récréer, je laissais ces travaux, je me donnais le divertissement de lire quelque bon livre, ou de jouer de la harpe, car l’expérience m’a fait voir que la musique repose les esprits fatigués et soulage du travail de l’intelligence. Voilà quelle était la vie que je menais dans la maison paternelle ; et si je vous l’ai contée avec tant de détails, ce n’est point par ostentation, pour vous faire entendre que je suis riche, mais pour que vous jugiez combien c’est sans ma faute que je suis tombée de cette heureuse situation au triste état où je me trouve à présent réduite. En vain je passais ma vie au milieu de tant d’occupations, et dans une retraite si sévère qu’elle pourrait se comparer à celle d’un couvent, n’étant vue de personne, à ce que j’imaginais, si ce n’est des gens de la maison, car les jours que j’allais à la messe, c’était de si grand matin, accompagnée de ma mère et de mes femmes, si bien voilée d’ailleurs et si timide, qu’à peine mes yeux voyaient plus de terre que n’en foulaient mes pieds. Et néanmoins les yeux de l’amour, ou de l’oisiveté, pour mieux dire, plus perçants que ceux du lynx, me livrèrent aux poursuites de don Fernand. C’est le nom du second fils de ce duc dont je vous ai parlé. »

À peine ce nom de don Fernand fut-il sorti de la bouche de celle qui racontait son histoire, que Cardénio changea de visage et se mit à frémir de tout son corps avec une si visible altération, que le curé et le barbier, ayant jeté les yeux sur lui, craignirent qu’il ne fût pris de ces accès de folies dont ils avaient ouï dire qu’il était de temps en temps attaqué. Mais Cardénio, pourtant, ne fit pas autre chose que de suer et de trembler, sans bouger de place, et d’attacher fixement ses regards sur la belle paysanne, imaginant bien qui elle était. Celle-ci, sans prendre garde aux mouvements convulsifs de Cardénio, continua de la sorte son récit :

« Ses yeux ne m’eurent pas plutôt aperçue, qu’il se sentit, comme il le dit ensuite, enflammé de ce violent amour dont il donna bientôt des preuves. Mais, pour arriver plus vite au terme de l’histoire de mes malheurs, je veux passer sous silence les démarches que fit don Fernand pour me déclarer ses désirs. Il suborna tous les gens de ma maison, il fit mille cadeaux et offrit mille faveurs à mes parents ; les jours étaient de perpétuelles fêtes dans la rue que j’habitais, et, pendant la nuit, les sérénades ne laissaient dormir personne ; les billets en nombre infini qui, sans que je susse comment, parvenaient en mes mains, étaient remplis d’amoureux propos, et contenaient moins de syllabes que de promesses et de serments. Tout cela, cependant, loin de m’attendrir, m’endurcissait, comme s’il eût été mon plus mortel ennemi, et que tous les efforts qu’il faisait pour me séduire, il les eût faits pour m’irriter. Ce n’est pas que je ne reconnusse tout le mérite personnel de don Fernand, et que je tinsse à outrage les soins qu’il me rendait ; j’éprouvais, au contraire, je ne sais quel contentement à me voir estimée et chérie par un si noble cavalier, et je n’avais nul déplaisir à lire mes louanges dans ses lettres : car il me semble qu’à nous autres femmes, quelque laides que nous soyons, il est toujours doux de nous entendre appeler jolies. Mais ce qui m’empêchait de fléchir, c’était le soin de mon honneur, c’étaient les continuels conseils que me donnaient mes parents, lesquels avaient bien facilement découvert l’intention de don Fernand, qui ne se mettait d’ailleurs point en peine que tout le monde la connût. Ils me disaient qu’en ma vertu seule reposaient leur honneur et leur considération ; que je n’avais qu’à mesurer la distance qui me séparait de don Fernand, pour reconnaître que ses vues, bien qu’il dît le contraire, se dirigeaient plutôt vers son plaisir que vers mon intérêt ; ils ajoutaient que si je voulais y mettre un obstacle et l’obliger à cesser ses offensantes poursuites, ils étaient prêts à me marier sur-le-champ avec qui je voudrais choisir non-seulement dans notre ville, mais dans celles des environs, puisqu’on pouvait tout espérer de leur grande fortune et de ma bonne renommée. Ces promesses et leurs avis, dont je sentais la justesse, fortifiaient si bien ma résolution, que jamais je ne voulus répondre à don Fernand un mot qui pût lui montrer, même au loin, l’espérance de voir ses prétentions satisfaites. Toutes ces précautions de ma vigilance, qu’il prenait sans doute pour des dédains, durent enflammer davantage ses coupables désirs ; c’est le seul nom que je puisse donner à l’amour qu’il me témoignait, car, s’il eût été ce qu’il devait être, je n’aurais pas eu l’occasion de vous en parler à cette heure. Finalement, don Fernand apprit que mes parents cherchaient à m’établir, afin de lui ôter l’espoir de me posséder, ou du moins que j’eusse plus de gardiens pour me défendre. Cette nouvelle ou ce soupçon suffit pour lui faire entreprendre ce que je vais vous raconter.

« Une nuit, j’étais seule dans mon appartement, sans autre compagnie que celle d’une femme de chambre, ayant eu soin de bien fermer les portes, dans la crainte que la moindre négligence ne mît mon honneur en péril. Tout à coup, sans pouvoir imaginer comment cela se fit, au milieu de tant de précautions, dans la solitude et le silence de ma retraite, tout à coup il parut devant moi. Cette vue me troubla de manière qu’elle m’ôta la lumière des yeux et la parole de la langue ; je ne pus pas même jeter des cris pour appeler au secours, et je crois qu’il ne m’aurait pas laissé le temps de crier, car aussitôt il s’approcha de moi, et me prenant dans ses bras, puisque je n’avais pas la force de me défendre, tant j’étais troublée, il se mit à tenir de tels propos, que je ne sais comment le mensonge peut être assez habile pour les arranger de manière à les faire croire des vérités. Le traître faisait d’ailleurs en sorte que les larmes donnassent crédit à ses paroles, et les soupirs à ses intentions. Moi, pauvre enfant, seule parmi les miens, et sans expérience de semblables rencontres, je commençai, ne sachant comment, à tenir pour vraies toutes ces faussetés, non de façon, cependant, qu’elles me donnassent plus qu’une simple compassion pour ses soupirs et ses pleurs. Aussi, revenant un peu de ma première alarme, je retrouvai mes esprits éperdus, et je lui dis avec plus de courage que je n’avais cru pouvoir en conserver : « Si, comme je suis dans vos bras, seigneur, j’étais entre les griffes d’un lion furieux, et qu’il fallût, pour m’en délivrer avec certitude, faire ou dire quelque chose au détriment de ma vertu, il ne me serait pas plus possible de le faire ou de le dire qu’il n’est possible que ce qui a été ne fût pas. Ainsi donc, si vous tenez mon corps enserré dans vos bras, moi, je tiens mon âme retenue par mes bons sentiments, qui sont aussi différents des vôtres que vous le verriez, s’il vous convenait d’user de violence pour les satisfaire. Je suis votre vassale, mais non votre esclave ; la noblesse de votre sang ne vous donne pas le droit de mépriser, de déshonorer l’humilité du mien ; et je m’estime autant, moi paysanne et vilaine, que vous gentilhomme et seigneur. Vos forces n’ont aucune prise sur moi, ni vos richesses aucune influence ; vos paroles ne peuvent me tromper, ni vos soupirs et vos larmes m’attendrir. Mais, si je voyais quelqu’une des choses que je viens d’énumérer dans celui que mes parents ne donneraient pour époux, alors ma volonté se plierait à la sienne, et lui serait vouée à jamais. De manière que, même à contre-cœur, pourvu que mon honneur fût intact, je vous livrerais volontairement, seigneur, ce que vous voulez maintenant m’arracher par la violence. C’est vous dire que jamais personne n’obtiendra de moi la moindre faveur qu’il ne soit mon légitime époux. – S’il ne faut que cela pour te satisfaire, me répondit le déloyal chevalier, vois, charmante Dorothée (c’est le nom de l’infortunée qui vous parle), je t’offre ma main, et je jure d’être ton époux, prenant pour témoins de mon serment les cieux, auxquels rien n’est caché, et cette sainte image de la mère de Dieu, que voilà devant nous. »

Au moment où Cardénio l’entendit se nommer Dorothée, il fut repris de ses mouvements convulsifs, et acheva de se confirmer dans la première opinion qu’il avait eue d’elle. Mais, ne voulant pas interrompre l’histoire dont il prévoyait et savait presque la fin, il lui dit seulement :

« Quoi ! madame, Dorothée est votre nom ? J’ai ouï parler d’une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Mais continuez votre récit : un temps viendra où je vous dirai des choses qui ne vous causeront pas moins d’étonnement que de pitié. »

À ces propos de Cardénio, Dorothée jeta les yeux sur lui, considéra son étrange et misérable accoutrement, puis le pria, s’il savait quelque chose qui la concernât, de le dire aussitôt.

« Tout ce que la fortune m’a laissé, ajouta-t-elle, c’est le courage de souffrir et de résister à quelque désastre qui m’atteigne, bien assurée qu’il n’en est aucun dont mon infortune puisse s’accroître.

– Je n’aurais pas perdu un instant, madame, à vous dire ce que je pense, répondit Cardénio, si j’étais sûr de ne pas me tromper dans mes suppositions ; mais l’occasion de les dire n’est pas venue, et il ne vous importe nullement encore de les connaître.

– Comme il vous plaira, reprit Dorothée ; je reviens à mon histoire.

« Don Fernand, saisissant une image de la Vierge, qui se trouvait dans ma chambre, la plaça devant nous pour témoin de nos fiançailles, et m’engagea, sous les serments les plus solennels et les plus formidables, sa parole d’être mon mari. Cependant, avant qu’il achevât de les prononcer, je lui dis qu’il prît bien garde à ce qu’il allait faire ; qu’il considérât le courroux que son père ne manquerait pas de ressentir en le voyant épouser une paysanne, sa vassale ; qu’il ne se laissât point aveugler par la beauté que je pouvais avoir, puisqu’il n’y trouverait pas une excuse suffisante de sa faute, et que, si son amour le portait à me vouloir quelque bien, il laissât plutôt mon sort se modeler sur ma naissance : car jamais des unions si disproportionnées ne réussissent, et le bonheur qu’elles donnent au commencement n’est pas de longue durée. Je lui exposai toutes ces raisons que vous venez d’entendre, et bien d’autres encore dont je ne me souviens plus ; mais elles ne purent l’empêcher de poursuivre son dessein, de la même manière que celui qui emprunte, pensant ne pas payer, ne regarde guère aux conditions du contrat. Dans ce moment, je fis, à part moi, un rapide discours, et je me dis à moi-même : « Non, je ne serai pas la première que le mariage élève d’une humble à une haute condition ; et don Fernand ne sera pas le premier auquel les charmes de la beauté, ou plutôt une aveugle passion, aient fait prendre une compagne disproportionnée à la grandeur de sa naissance.

Puisque je ne veux ni changer le monde, ni faire de nouveaux usages, j’aurai raison de saisir cet honneur que m’offre la fortune : car, dût l’affection qu’il me témoigne ne pas durer au delà de l’accomplissement de ses désirs, enfin je serai son épouse devant Dieu. Au contraire, si je veux l’éloigner par mes dédains et mes rigueurs, je le vois en un tel état, qu’oubliant toute espèce de devoir, il usera de violence, et je resterai, non-seulement sans honneur, mais sans excuse de la faute que pourra me reprocher quiconque ne saura pas combien j’en suis exempte. Quelles raisons auraient, en effet, le pouvoir de persuader à mes parents et aux autres que ce gentilhomme est entré dans ma chambre sans mon consentement ? » Toutes ces demandes et ces réponses, mon imagination se les fit en un instant ; mais ce qui commença surtout à m’ébranler et à me pousser, sans que je le susse, à ma perdition, ce furent les serments et les imprécations de don Fernand, les témoins qu’il invoquait, les larmes qu’il répandait en abondance, et finalement les charmes de sa bonne mine, qui, soutenus par tant de véritable amour, auraient pu vaincre tout autre cœur aussi libre, aussi sage que le mien. J’appelai la fille qui me servait, pour qu’elle se joignît sur la terre aux témoins invoqués dans le ciel ; don Fernand renouvela et confirma ses premiers serments ; il prit de nouveaux saints à témoin ; il se donna mille malédictions s’il ne remplissait point sa promesse ; ses yeux se mouillèrent encore de larmes, sa bouche s’enflamma de soupirs ; il me serra davantage entre ses bras, dont je n’avais pu me dégager un seul instant ; enfin, quand ma servante eut de nouveau quitté l’appartement, il mit le comble à mon déshonneur et à sa trahison.

« Le jour qui succéda à la nuit de ma perte ne venait point, à ce que je crois, aussi vite que le souhaitait don Fernand : car, après avoir assouvi un désir criminel, il n’en est pas de plus vif que celui de s’éloigner des lieux où on l’a satisfait. C’est du moins ce que je pensai quand je vis don Fernand mettre tant de hâte à partir. Cette même servante qui l’avait amené jusqu’en ma chambre le conduisit hors de la maison avant que le jour parut. Quand il me fit ses adieux, il me répéta, quoique avec moins d’empressement et d’ardeur qu’à son arrivée, que je fusse tranquille sur sa foi, que je crusse ses serments aussi valables que sincères ; et, pour donner plus de poids à ses paroles, il tira de son doigt un riche anneau qu’il mit au mien. Enfin, il me quitta, et moi, je restai, je ne sais trop si ce fut triste ou gaie. Ce que je puis dire, c’est que je demeurai confuse et rêveuse, et presque hors de moi d’un tel événement, sans avoir le courage ou même la pensée de gronder ma fille de compagnie pour la trahison qu’elle avait commise en cachant don Fernand dans ma propre chambre ; car je ne pouvais encore décider si ce qui venait de m’arriver était un bien ou un mal. J’avais dit à don Fernand, au moment de son départ, qu’il pourrait employer la même voie pour me visiter d’autres nuits secrètement, puisque j’étais à lui, jusqu’à ce qu’il lui convînt de publier notre mariage. Mais il ne revint plus, si ce n’est la nuit suivante, et je ne pus plus le voir, ni dans la rue, ni à l’église, pendant tout un mois que je me fatiguai vainement à le chercher, bien que je susse qu’il n’avait pas quitté la ville, et qu’il se livrait la plupart du temps à l’exercice de la chasse, qu’il aimait avec passion. Je sais, hélas ! combien ces jours me parurent longs et ces heures amères ; je sais que je commençai à douter de sa bonne foi, et même à cesser d’y croire ; je sais aussi que ma servante entendit alors les reproches que je ne lui avais pas faits auparavant pour me plaindre de son audace ; je sais enfin qu’il me fallut me faire violence pour retenir mes pleurs et composer mon visage, afin de ne pas obliger mes parents à me demander le sujet de mon affliction, et de ne pas être obligée moi-même de recourir avec eux au mensonge. Mais cet état forcé dura peu. Le moment vint bientôt où je perdis toute patience, où je foulai aux pieds toute considération et toute retenue, où je fis enfin éclater mon courroux au grand jour. Ce fut lorsque, au bout de quelque temps, on répandit chez nous la nouvelle que, dans une ville voisine, don Fernand s’était marié avec une jeune personne d’une beauté merveilleuse et de noble famille, mais pas assez riche, néanmoins, pour avoir pu prétendre, avec sa seule dot, à si haute union. On disait qu’elle se nommait Luscinde, et l’on racontait aussi des choses étranges arrivées pendant la cérémonie des fiançailles. »

Quand il entendit le nom de Luscinde, Cardénio ne fit autre chose que de plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et laisser bientôt couler sur ses joues deux ruisseaux de larmes. Dorothée n’interrompit point pour cela le fil de son histoire, et continua de la sorte :

« Cette triste nouvelle arriva promptement jusqu’à moi ; mais, au lieu de se glacer en l’apprenant, mon cœur s’enflamma d’une telle rage, qu’il s’en fallut peu que je ne sortisse de la maison, et ne parcourusse à grands cris les rues de la ville pour publier l’infâme trahison dont j’étais victime. Mais cette fureur se calma par la pensée qui me vint d’un projet que je mis en œuvre dès la nuit suivante. Je m’habillai de ces vêtements, que me donna un domestique de mon père, de ceux qu’on appelle zagals chez les laboureurs, auquel j’avais découvert toute ma funeste aventure, et que j’avais prié de m’accompagner jusqu’à la ville, où j’espérais rencontrer mon ennemi. Ce zagal, après m’avoir fait des remontrances sur l’audace et l’inconvenance de ma résolution, m’y voyant bien déterminée, s’offrit, comme il le dit, à me tenir compagnie jusqu’au bout du monde. Aussitôt j’enfermai dans un sac de toile un habillement de femme, ainsi que de l’argent et des bijoux pour me servir au besoin, et, dans le silence de la nuit, sans rien dire de mon départ à la perfide servante, je quittai la maison, accompagnée du zagal, et assaillie de mille pensées confuses. Je pris à pied le chemin de la ville ; mais le désir d’arriver me donnait des ailes, afin de pouvoir, sinon empêcher ce que je croyais achevé sans retour, au moins demander à don Fernand de quel front il en avait agi de la sorte. J’arrivai en deux jours et demi au but de mon voyage, et, tout en entrant dans la ville, je m’informai de la maison des parents de Luscinde. Le premier auquel j’adressai cette question me répondit plus que je n’aurais voulu en apprendre. Il m’indiqua leur maison, et me raconta tout ce qui s’était passé aux fiançailles de leur fille, chose tellement publique dans la ville, qu’elle faisait la matière de tous les entretiens et de tous les caquets. Il me dit que la nuit où fut célébré le mariage de don Fernand avec Luscinde, celle-ci, après avoir prononcé le oui de le prendre pour époux, avait été saisie d’un long évanouissement, et que son époux, l’ayant voulu délacer pour lui donner de l’air, trouva un billet écrit de la main même de Luscinde, où elle déclarait qu’elle ne pouvait être l’épouse de don Fernand, parce qu’elle était celle de Cardénio (un noble cavalier de la même ville, à ce que me dit cet homme), et que, si elle avait donné à don Fernand le oui conjugal, c’était pour ne point désobéir à ses parents. Enfin, ce billet faisait entendre, dans le reste de son contenu, qu’elle avait pris la résolution de se tuer à la fin des épousailles, et donnait les raisons qui l’obligeaient à s’ôter la vie. Cette intention était, dit-on, clairement confirmée d’ailleurs par un poignard qu’on trouva caché sous ses habits de noce. À cette vue, don Fernand, se croyant joué et outragé par Luscinde, se jeta sur elle avant qu’elle fût revenue de son évanouissement, et voulut la percer de ce même poignard qu’on avait trouvé dans son sein ; ce qu’il aurait fait, si les parents et les assistants ne l’eussent retenu. On ajoute que don Fernand sortit aussitôt, et que Luscinde ne revint à elle que le lendemain ; qu’alors elle conta à ses parents comment elle était la véritable épouse de ce Cardénio dont je viens de parler. J’appris encore, d’après les bruits qui couraient, que Cardénio s’était trouvé présent aux fiançailles, et que, voyant sa maîtresse mariée, ce qu’il n’avait jamais cru possible, il avait quitté la ville en désespéré, après avoir écrit une lettre où, se plaignant de l’affront que Luscinde lui faisait, il annonçait qu’on ne le verrait plus. Tout cela était de notoriété publique dans la ville, et l’on n’y parlait pas d’autre chose. Mais on parla bien davantage encore, quand on sut que Luscinde avait disparu de la maison de son père, et même de la ville, car on l’y chercha vainement ; et ses malheureux parents en perdaient l’esprit, ne sachant quel moyen prendre pour la retrouver. Toutes ces nouvelles ranimèrent un peu mes espérances, et je me crus plus heureuse de n’avoir pas trouvé don Fernand que de l’avoir trouvé marié. Il me sembla, en effet, que mon malheur n’était pas sans remède, et je m’efforçais de me persuader que peut-être le ciel avait mis cet obstacle imprévu au second mariage pour lui rappeler les engagements pris au premier, pour le faire réfléchir à ce qu’il était chrétien, et plus intéressé au salut de son âme qu’à toutes les considérations humaines. Je roulais toutes ces pensées dans ma tête, me consolant sans sujet de consolation, et rêvant de lointaines espérances, pour soutenir une vie que j’ai prise en haine à présent.

« Tandis que je parcourais la ville sans savoir que résoudre, puisque je n’avais pas rencontré don Fernand, j’entendis le crieur public annoncer dans les rues une grande récompense pour qui me trouverait, donnant le signalement de mon âge, de ma taille, des habits dont j’étais vêtue. J’entendis également rapporter, comme un ouï-dire, que le valet qui m’accompagnait m’avait enlevée de la maison paternelle. Ce nouveau coup m’alla jusqu’à l’âme ; je vis avec désespoir à quel degré de flétrissure était tombée ma réputation, puisqu’il ne suffisait pas que je l’eusse perdue par ma fuite, et qu’on me donnait pour complice un être si vil et si indigne de fixer mes pensées. Aussitôt que j’entendis publier ce ban, je quittai la ville, suivie de mon domestique, qui commençait à montrer quelque hésitation dans la fidélité à toute épreuve qu’il m’avait promise. La même nuit, dans la crainte d’être découverts, nous pénétrâmes jusqu’au plus profond de ces montagnes ; mais, comme on dit, un malheur en appelle un autre, et la fin d’une infortune est d’ordinaire le commencement d’une plus grande. C’est ce qui m’arriva ; car dès que mon bon serviteur, jusque-là si sûr et si fidèle, se vit seul avec moi dans ce désert, poussé de sa perversité plutôt que de mes attraits, il voulut saisir l’occasion que semblait lui offrir notre solitude absolue. Sans respect pour moi et sans crainte de Dieu, il osa me tenir d’insolents discours ; et, voyant avec quel juste mépris je repoussais ses imprudentes propositions, il cessa les prières dont il avait d’abord essayé, et se mit en devoir d’employer la violence. Mais le ciel, juste et secourable, qui manque rarement d’accorder son regard et son aide aux bonnes intentions, favorisa si bien les miennes, que, malgré l’insuffisance de mes forces, je le fis, sans grand peine, rouler dans un précipice, où je le laissai, mort ou vif. Aussitôt, et plus rapidement que ma fatigue et mon effroi ne semblaient le permettre, je m’enfonçai dans ces montagnes, sans autre dessein que de m’y cacher, et d’échapper à mes parents ou à ceux qu’ils enverraient à ma poursuite. Il y a de cela je ne sais combien de mois. Je rencontrai presque aussitôt un gardien de troupeaux, qui me prit pour berger, et m’emmena dans un hameau, au cœur de la montagne. Je l’ai servi depuis ce temps, faisant en sorte d’être aux champs tout le jour, pour cacher ces cheveux qui viennent, bien à mon insu, de me découvrir. Mais toute mon adresse et toute ma sollicitude furent vaines à la fin. Mon maître vint à s’apercevoir que je n’étais pas homme, et ressentit les mêmes désirs coupables que mon valet. Comme la fortune ne donne pas toujours la ressource à côté du danger, et que je ne trouvais point de précipice pour y jeter le maître après le serviteur, je crus plus prudent de fuir encore et de me cacher une seconde fois dans ces âpres retraites, que d’essayer avec lui mes forces ou mes remontrances. Je revins donc chercher, parmi ces rochers et ces bois, un endroit où je pusse sans obstacle offrir au ciel mes soupirs et mes larmes, où je pusse le prier de prendre en pitié mes infortunes, et de me faire la grâce, ou d’en trouver le terme, ou de laisser ma vie dans ces solitudes, et d’y ensevelir la mémoire d’une infortunée qui a donné si innocemment sujet à la malignité de la poursuivre et de la déchirer. »

Chapitre XXIX

Qui traite du gracieux artifice qu’on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu’il accomplissait


« Telle est, seigneurs, la véritable histoire de mes tragiques aventures. Voyez et jugez maintenant si les soupirs que vous avez entendus s’échapper avec mes paroles, si les larmes que vous avez vues couler de mes yeux, n’avaient pas de suffisants motifs pour éclater avec plus d’abondance. En considérant la nature de mes disgrâces, vous reconnaîtrez que toute consolation est superflue, puisque tout remède est impossible. Je ne vous demande qu’une chose, qu’il vous sera facile de m’accorder : apprenez-moi où je pourrai passer ma vie sans être exposée à la perdre à tout instant par la crainte et les alarmes, tant je redoute que ceux qui me cherchent ne me découvrent à la fin. Je sais bien que l’extrême tendresse qu’ont pour moi mes parents me promet d’eux un bon accueil ; mais j’éprouve une telle honte, seulement à penser que je paraîtrais en leur présence autrement qu’ils ne devaient l’espérer, que j’aime mieux m’exiler pour jamais de leur vue plutôt que de lire sur leur visage la pensée qu’ils ne trouvent plus sur le mien la pureté et l’innocence qu’ils attendaient de leur fille. »

Elle se tut en achevant ces paroles, et la rougeur qui couvrit alors son visage fit clairement connaître les regrets et la confusion dont son âme était remplie. Ce fut au fond des leurs que ceux qui avaient écouté le récit de ses infortunes ressentirent l’étonnement et la compassion qu’elle inspirait. Le curé voulait aussitôt lui donner des consolations et des avis, mais Cardénio le prévint :

« Quoi ! madame, s’écria-t-il, vous êtes la belle Dorothée, la fille unique du riche Clenardo ! »

Dorothée resta toute surprise quand elle entendit le nom de son père, et qu’elle vit la chétive apparence de celui qui le nommait, car on sait déjà de quelle manière était vêtu Cardénio.

« Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-elle, pour savoir ainsi le nom de mon père ? Jusqu’à présent, si j’ai bonne mémoire, je ne l’ai pas nommé une seule fois dans le cours de mon récit.

– Je suis, répondit Cardénio, cet infortuné, que, suivant vous, madame, Luscinde a dit être son époux ; je suis le malheureux Cardénio, que la perfidie du même homme qui vous a mise en l’état où vous êtes, a réduit à l’état où vous me voyez, nu, déchiré, privé de toute consolation sur la terre, et, ce qui est pire encore, privé de raison, car je n’en ai plus l’usage que lorsqu’il plaît au ciel de me l’accorder pour quelques instants. Oui, Dorothée, c’est moi qui fus le témoin et la victime des perversités de don Fernand ; c’est moi qui attendis jusqu’à ce que Luscinde, le prenant pour époux, eût prononcé le oui fatal ; mais qui n’eus pas assez de courage pour voir où aboutirait son évanouissement et la découverte du billet caché dans son sein, car mon âme n’eut pas assez de force pour supporter tant de malheurs à la fois. Je quittai la maison quand je perdis patience, et, laissant à mon hôte une lettre que je le priai de remettre aux mains de Luscinde, je m’en vins dans ce désert avec l’intention d’y finir ma vie, que j’ai détestée depuis lors comme mon ennemie mortelle. Mais le ciel n’a pas voulu me l’ôter, se bornant à m’ôter la raison, et me gardant peut-être pour le bonheur qui m’arrive de vous rencontrer aujourd’hui. Car, si tout ce que vous avez raconté est vrai, comme je le crois, il est possible que le ciel ait réservé pour tous deux une meilleure fin que nous ne pensons à nos désastres. S’il est vrai que Luscinde ne peut épouser don Fernand, parce qu’elle est à moi, comme elle l’a hautement déclaré, ni don Fernand l’épouser, parce qu’il est à vous, nous pouvons encore espérer que le ciel nous restitue ce qui nous appartient, puisque ces objets existent, et qu’ils ne sont ni aliénés ni détruits. Maintenant que cette consolation nous reste, non fondée sur de folles rêveries et de chimériques espérances, je vous supplie, madame, de prendre, en vos honnêtes pensées, une résolution nouvelle, telle que je pense la prendre moi-même, et de vous résigner à l’espoir d’un meilleur avenir. Quant à moi, je vous jure, foi de gentilhomme et de chrétien, de ne plus vous abandonner que vous ne soyez rendue à don Fernand. Si je ne pouvais, par le raisonnement, l’amener à reconnaître vos droits, j’userais alors de celui que me donne ma qualité de gentilhomme, pour le provoquer à juste titre au combat, en raison du tort qu’il vous cause, mais sans me rappeler mes propres offenses, dont je laisserai la vengeance au ciel, pour ne m’occuper que de celle des vôtres sur la terre. »

Ce que venait de dire Cardénio accrut tellement la surprise de Dorothée, que, ne sachant quelles grâces rendre à de telles offres de service, elle voulut se jeter à ses genoux et les embrasser, mais Cardénio l’en empêcha. Le bon licencié prit la parole pour tous deux, approuva le sage projet de Cardénio, et leur persuada par ses conseils et ses prières de l’accompagner à son village, où ils pourraient se fournir des choses qui leur manquaient, et prendre un parti pour chercher don Fernand, ramener Dorothée à la maison paternelle, ou faire enfin ce qui semblerait le plus convenable. Cardénio et Dorothée acceptèrent son offre avec des témoignages de reconnaissance. Le barbier, qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, fit aussi son petit discours, et s’offrit d’aussi bonne grâce que le curé à les servir autant qu’il en était capable. Par la même occasion, il conta brièvement le motif qui les avait amenés en cet endroit, ainsi que l’étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient l’écuyer, qu’ils avaient envoyé à sa recherche. Cardénio se ressouvint alors, mais comme en un songe, du démêlé qu’il avait eu avec don Quichotte, et raconta cette aventure, sans pouvoir toutefois indiquer le motif de la querelle. En ce moment, des cris se firent entendre ; le curé et le barbier reconnurent aussitôt la voix de Sancho Panza, qui, ne les trouvant point dans l’endroit où il les avait laissés, les appelait à tue-tête. Ils allèrent tous à sa rencontre, et, comme ils lui demandaient avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sancho leur conta comment il l’avait trouvé, nu, en chemise, sec, maigre, jaune et mort de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée.

« Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu’elle lui ordonnait de quitter cet endroit et de s’en aller au Toboso, où elle restait à l’attendre ; il m’a répondu qu’il était décidé à ne point paraître en présence de ses charmes, jusqu’à ce qu’il eût fait des prouesses qui le rendissent méritant de ses bonnes grâces. Mais, en vérité, si cela dure encore un peu, mon maître court grand risque de ne pas devenir empereur, comme il s’y est obligé, ni même archevêque, ce qui est bien le moins qu’il puisse faire. Voyez donc, au nom du ciel, comment il faut s’y prendre pour le tirer de là. »

Le licencié répondit à Sancho qu’il ne se mît pas en peine, et qu’on saurait bien l’arracher à sa pénitence, quelque dépit qu’il en eût. Aussitôt il conta à Cardénio et à Dorothée le moyen qu’ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou du moins pour le ramener à sa maison. Dorothée s’offrit alors de bonne grâce à jouer elle-même le rôle de la damoiselle affligée, qu’elle remplirait, dit-elle, mieux que le barbier, puisqu’elle avait justement des habits de femme qui lui permettaient de le faire au naturel, ajoutant qu’on pouvait se reposer sur elle du soin de représenter ce personnage comme il convenait au succès de leur dessein, parce qu’elle avait lu assez de livres de chevalerie pour savoir en quel style les damoiselles désolées demandaient un don aux chevaliers errants.

« À la bonne heure, donc, s’écria le curé ; il n’est plus besoin que de se mettre à l’œuvre. En vérité, la fortune se déclare en notre faveur ; car, sans penser à vous le moins du monde, madame et seigneur, voilà qu’elle commence par notre moyen à rouvrir une porte à votre espérance, et qu’elle nous fait trouver en vous l’aide et le secours dont nous avions besoin. »

Dorothée tira sur-le-champ de son paquet une jupe entière de fine et riche étoffe, ainsi qu’un mantelet de brocart vert, et, d’un écrin, un collier de perles avec d’autres bijoux. En un instant, elle fut parée de manière à passer pour une riche et grande dame. Tous ces ajustements, elle les avait, dit-elle, emportés de la maison de ses parents pour s’en servir au besoin ; mais elle n’avait encore eu nulle occasion d’en faire usage. Ils furent tous enchantés de sa grâce parfaite et de sa beauté singulière, et achevèrent de tenir don Fernand pour un homme de peu de sens, puisqu’il dédaignait tant d’attraits. Mais celui qui éprouvait le plus de surprise et d’admiration, c’était Sancho Panza. Jamais, en tous les jours de sa vie, il n’avait vu une si belle créature. Aussi demanda-t-il avec empressement au curé qui était cette si charmante dame, et qu’est-ce qu’elle cherchait à travers ces montagnes.

« Cette belle dame, mon ami Sancho, répondit le curé, est tout bonnement, sans que cela paraisse, l’héritière en droite ligne, et de mâle en mâle, du grand royaume de Micomicon : elle vient à la recherche de votre maître pour le prier de lui octroyer un don, lequel consiste à défaire un tort que lui a fait un déloyal géant ; et c’est au bruit de la renommée de bon chevalier qu’a votre maître sur toute la surface de la terre, que cette princesse s’est mise en quête de lui depuis les côtes de la Guinée.

– Heureuse quête et heureuse trouvaille ! s’écria Sancho transporté, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette offense et redresser ce tort, en tuant ce méchant drôle de géant que Votre Grâce vient de dire. Et oui, pardieu, il le tuera s’il le rencontre, à moins pourtant que ce ne soit un fantôme ; car, contre les fantômes, mon seigneur est sans pouvoir. Mais, seigneur licencié, je veux, entre autres choses, vous demander une grâce. Pour qu’il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c’est là tout ce que je crains, vous feriez bien de lui conseiller de se marier tout de suite avec cette princesse : il se trouvera ainsi dans l’impossibilité de recevoir les ordres épiscopaux, et se décidera facilement à s’en tenir au titre d’empereur, ce qui sera le comble de mes souhaits. Franchement, j’y ai bien réfléchi, et je trouve, tout compté, qu’il ne me convient pas que mon maître soit archevêque ; car enfin, je ne suis bon à rien pour l’Église, puisque je suis marié ; et m’en aller maintenant courir après des dispenses pour que je puisse toucher le revenu d’une prébende, ayant, comme je les ai, femme et enfants, ce serait à n’en jamais finir. Ainsi donc, seigneur, tout le joint de l’affaire, c’est que mon maître se marie tout de suite avec cette dame, que je ne peux nommer par son nom, ne sachant pas encore comment elle s’appelle.

– Elle s’appelle, répondit le curé, la princesse Micomicona, car, son royaume s’appelant Micomicon, il est clair qu’elle doit s’appeler ainsi.

– Sans aucun doute, reprit Sancho, et j’ai vu bien des gens prendre pour nom de famille et de terre celui du lieu où ils sont nés, s’appelant Pedro de Alcala, ou Juan de Ubéda, ou Diégo de Valladolid ; et ce doit être aussi l’usage, par là en Guinée, que les reines prennent le nom de leur royaume.

– C’est probable, répondit le curé ; et, quant au mariage de votre maître, croyez que j’y emploierai toutes les ressources de mon éloquence. »

Sancho demeura aussi satisfait de cette promesse que le curé surpris de sa simplicité, en voyant que les contagieuses extravagances de son maître s’étaient si bien nichées dans sa cervelle, qu’il croyait très-sérieusement le voir devenir empereur quelque beau jour.

Pendant cet entretien, Dorothée s’était mise à cheval sur la mule du curé, et le barbier avait ajusté à son menton la barbe de queue de vache. Ils dirent alors à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte, mais en l’avertissant bien qu’il ne fît pas semblant de connaître le curé et le barbier, car c’était en cela que consistait tout le prestige pour faire devenir son maître empereur. Pour le curé et Cardénio, ils ne voulurent pas les accompagner, Cardénio dans la crainte que don Quichotte ne se rappelât leur querelle, et le curé parce que sa présence n’était alors d’aucune utilité. Ils les laissèrent prendre les devants, et les suivirent à pied sans presser leur marche. Le curé avait cru prudent d’enseigner à Dorothée comment elle devait s’y prendre ; mais celle-ci lui avait répondu d’être sans crainte à cet égard, et que tout se ferait exactement comme l’exigeaient les descriptions et les récits des livres de chevalerie.

Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d’un groupe de roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que Dorothée l’eut aperçu, et qu’elle eut appris de Sancho que c’était don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier. En arrivant près de lui, l’écuyer sauta de sa mule et prit Dorothée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec beaucoup d’aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don Quichotte, et, bien que celui-ci fît tous ses efforts pour la relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte :

« D’ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier, que votre magnanime courtoisie ne m’ait octroyé un don, lequel tournera à l’honneur et gloire de votre personne et au profit de la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait éclairée jusqu’à présent. Et, s’il est vrai que la valeur de votre invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée, vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l’infortunée qui vient de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous chercher pour remède à ses malheurs.

– Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit don Quichotte, et n’écouterai rien de vos aventures que vous ne soyez relevée de terre.

– Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit octroyé le don que j’implore.

– Je vous l’octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu qu’il ne doive pas s’accomplir au préjudice et au déshonneur de mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon cœur et de ma liberté.

– Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous venez de nommer, mon bon seigneur, » reprit la dolente damoiselle.

Mais, comme elle allait continuer, Sancho s’approcha de l’oreille de son maître, et lui dit tout bas :

« Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don qu’elle réclame ; c’est l’affaire de rien ; il ne s’agit que de tuer un gros lourdaud de géant ; et celle qui vous demande ce petit service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon en Éthiopie.

– Qui qu’elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je suis obligé de faire et ce que me dicte ma conscience, d’accord avec les lois de ma profession. »

Puis se tournant vers la damoiselle :

« Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il ; je lui octroie le don qu’il lui plaira de me demander.

– Eh bien donc, s’écria la damoiselle, celui que je vous demande, c’est que votre magnanime personne s’en vienne sur-le-champ avec moi où je la conduirai, et qu’elle me promette de ne s’engager en aucune aventure, de ne s’engager en aucune querelle jusqu’à ce qu’elle m’ait vengée d’un traître qui, contre tout droit du ciel et des hommes, tient mon royaume usurpé.

– Je répète que je vous l’octroie, reprit don Quichotte ; ainsi vous pouvez dès aujourd’hui, madame, chasser la mélancolie qui vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance évanouie. Avec l’aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le trône des grands États de vos ancêtres, en dépit de tous les félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à la besogne ! car c’est, comme on dit, dans le retard que gît le péril. »

La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser les mains ; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever et l’embrassa respectueusement ; puis il ordonna à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l’armer lui-même sans délai. L’écuyer détacha les armes, qui pendaient comme un trophée aux branches d’un chêne, et, après avoir ajusté la selle du bidet, il arma son maître en un tour de main. Celui-ci, se voyant en équipage de guerre, s’écria :

« Allons maintenant, avec l’aide de Dieu, prêter la nôtre à cette grande princesse. » Le barbier se tenait encore à genoux, prenant grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle diligence don Quichotte s’apprêtait à l’aller accomplir, il se leva, prit sa maîtresse de la main qui n’était pas occupée, et la mit sur sa mule, avec l’aide du chevalier. Celui-ci enfourcha légèrement Rossinante, et le barbier s’arrangea sur sa monture ; mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison. Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu’il lui semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur, n’ayant plus aucun doute qu’il ne se mariât avec cette princesse, et qu’il ne devînt ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule chose le chagrinait : c’était de penser que ce royaume était en terre de nègres, et que les gens qu’on lui donnerait pour vassaux seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une ressource, et il se dit à lui-même :

« Eh ! que m’importe, après tout, que mes vassaux soient des nègres ? Qu’ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en Espagne, où je les pourrai vendre à bon argent comptant ? et de cet argent je pourrai m’acheter quelque titre ou quelque office qui me fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours. C’est cela ; croyez-vous donc qu’on dorme des deux yeux, et qu’on n’ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de paille ? Ah ! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils noirs comme l’âme du diable. Venez, venez, et vous verrez si je suce mon pouce. »

Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content qu’il oubliait le désagrément d’aller à pied.

Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l’avaient regardée à travers les broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand trameur d’expédients, imagina bientôt ce qu’il fallait faire pour sortir d’embarras. Avec une paire de ciseaux qu’il portait dans un étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu’un collet noir, ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint. Cardénio fut si changé par cette toilette qu’il ne se serait pas reconnu lui-même, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et bien que les autres eussent pris les devants pendant qu’ils se déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le passage ne permettaient pas aux cavaliers d’aller aussi vite que les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s’arrêtèrent à la sortie de la montagne ; et, dès que le curé vit venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder fixement, montrant par ses gestes qu’il cherchait à le reconnaître ; puis, après l’avoir longtemps examiné, il s’en fut à lui, les bras ouverts, et s’écriant de toute la force de ses poumons :

« Qu’il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l’appui des affligés, la quintessence des chevaliers errants ! »

En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu’il voyait faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec attention, et le reconnut à la fin. Étrangement surpris de le rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour mettre pied à terre ; mais le curé ne voulait pas y consentir.

« Eh ! seigneur licencié, s’écria-t-il alors, que Votre Grâce me laisse faire ; il n’est pas juste que je reste à cheval, tandis que Votre Révérence est à pied.

– Je ne le souffrirai en aucune manière, répondit le curé ; que Votre Grandeur reste à cheval, puisque c’est à cheval qu’elle affronte les plus grandes aventures et fait les plus merveilleuses prouesses dont notre âge ait eu le spectacle. Pour moi, prêtre indigne, il me suffira de monter en croupe d’une des mules de ces gentilshommes qui cheminent en compagnie de Votre Grâce, s’ils le veulent bien permettre, et je croirai tout au moins avoir pour monture le cheval Pégase, ou le zèbre sur lequel chevauchait ce fameux More Musaraque, qui, maintenant encore, gît enchanté dans la grande caverne Zuléma, auprès de la grande ville de Compluto[178].

– Je ne m’en avisais pas, en effet, seigneur licencié, reprit don Quichotte ; mais je suis sûr que madame la princesse voudra bien, pour l’amour de moi, ordonner à son écuyer qu’il cède à Votre Grâce la selle de sa mule, et qu’il s’accommode de la croupe, si tant est que la bête souffre un second cavalier.

– Oui, vraiment, à ce que je crois, répondit la princesse ; mais je sais bien aussi qu’il ne sera pas nécessaire que je donne des ordres au seigneur mon écuyer, car il est si courtois et si fait aux beaux usages de la cour, qu’il ne souffrira pas qu’un ecclésiastique aille à pied, pouvant aller à cheval.

– Assurément non, » ajouta le barbier ; et, mettant aussitôt pied à terre, il offrit la selle au curé, qui l’accepta sans beaucoup de façons.

Mais le mal est que c’était une mule de louage, ce qui veut assez dire une méchante bête ; et, quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva le train de derrière, et lança en l’air deux ruades, telles que, si elle les eût appliquées sur l’estomac ou sur la tête de maître Nicolas, il aurait bien pu donner au diable la venue de don Quichotte en ce monde. Ces ruades toutefois l’ébranlèrent si bien qu’il tomba par terre assez rudement, et avec si peu de souci de sa barbe qu’elle tomba d’un autre côté. S’apercevant alors qu’il l’avait perdue, il ne trouva rien de mieux à faire que de se cacher le visage dans les deux mains et de se plaindre que la maudite bête lui eût cassé les mâchoires. Quand don Quichotte vit ce paquet de poils, n’ayant après eux ni chair ni sang, loin du visage de l’écuyer tombé :

« Vive Dieu, s’écria-t-il, voici bien un grand miracle ! elle lui a enlevé et arraché la barbe du menton comme on l’aurait tranchée d’un revers. »

Le curé, qui vit le danger que son invention courait d’être découverte, se hâta de ramasser la barbe, et la porta où gisait encore maître Nicolas, qui continuait à jeter des cris étouffés ; puis, lui prenant la tête contre son estomac, il la lui rajusta d’un seul nœud, en marmottant sur lui quelques paroles qu’il dit être un certain charme[179] très-propre à faire reprendre une barbe, comme on allait le voir. En effet, dès qu’il eut attaché la queue, il s’éloigna, et l’écuyer se trouva aussi bien portant et aussi bien barbu qu’auparavant. Don Quichotte fut émerveillé d’une telle guérison, et pria le curé de lui apprendre, dès qu’il en trouverait le temps, les paroles de ce charme, dont la vertu lui semblait devoir s’étendre plus loin qu’à recoller des barbes ; car il était clair que, dans les occasions où les barbes sont arrachées, la chair aussi doit être meurtrie, et que, si le charme guérissait le tout à la fois, il devait servir à la chair comme au poil. Le curé en convint, et promit de lui enseigner le charme à la première occasion.

Il fut alors arrêté que le curé monterait sur la mule, et que, de loin en loin, le barbier et Cardénio se relayeraient pour prendre sa place, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’hôtellerie, qui pouvait être à deux lieues de là. Trois étant donc à cheval, à savoir, don Quichotte, le curé et la princesse, et trois à pied, Cardénio, le barbier et Sancho Panza, le chevalier dit à la damoiselle :

« Que Votre Grandeur, madame, nous guide maintenant où il lui plaira. »

Mais, avant qu’elle répondît, le licencié prit la parole :

« Vers quel royaume veut nous guider Votre Seigneurie ? Est-ce, par hasard, vers celui de Micomicon ? C’est bien ce que j’imagine, ou, par ma foi, j’entends peu de chose en fait de royaumes. »

Dorothée, dont l’esprit était prêt à tout, comprit bien ce qu’elle devait répondre :

« Justement, seigneur, lui dit-elle, c’est vers ce royaume que je me dirige.

– En ce cas, reprit le curé, il faut que nous passions au beau milieu de mon village ; de là, Votre Grâce prendra le chemin de Carthagène, où elle pourra s’embarquer à la garde de Dieu ; si le vent est bon, la mer tranquille et le ciel sans tempêtes, en un peu moins de neuf ans vous serez en vue du grand lac Méona, je veux dire des Palus-Méotides, qui sont encore à cent journées de route en deçà du royaume de Votre Grandeur.

– Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit-elle, car il n’y a pas deux ans que j’en suis partie, sans avoir eu jamais le temps favorable, et cependant je suis parvenue à rencontrer l’objet de mes désirs, le seigneur don Quichotte de la Manche, dont la renommée a frappé mon oreille dès que j’eus mis le pied sur la terre d’Espagne. C’est le bruit de ses exploits qui m’a décidée à me mettre à sa recherche, pour me recommander à sa courtoisie, et confier la justice de ma cause à la valeur de son bras invincible.

– Assez, assez, madame, s’écria don Quichotte ; faites trêve à mes louanges ; je suis ennemi de toute espèce de flatterie, et, n’eussiez-vous pas cette intention, de tels discours néanmoins offensent mes chastes oreilles. Ce que je puis vous dire, madame, que j’aie ou non du courage, c’est que celui que j’ai ou que je n’ai pas, je l’emploierai à votre service jusqu’à perdre la vie. Et maintenant, laissant cela pour son temps, je prie le seigneur licencié de vouloir bien me dire quel motif l’a conduit en cet endroit, seul, sans valet, et vêtu tellement à la légère que j’en suis effrayé.

– À cette question, je répondrai brièvement, repartit le curé. Vous saurez donc, seigneur don Quichotte, que moi et maître Nicolas, notre ami et notre barbier, nous allions à Séville toucher certaine somme d’argent que vient de m’envoyer un mien parent qui est passé aux Indes, il y a bien des années ; et vraiment la somme n’est pas à dédaigner, car elle monte à soixante mille piastres de bon aloi ; et, comme nous passions hier dans ces lieux écartés, nous avons été surpris par quatre voleurs de grands chemins, qui nous ont enlevé jusqu’à la barbe, et si bien jusqu’à la barbe, que le barbier a trouvé bon de s’en mettre une postiche ; et, quant à ce jeune homme qui nous suit (montrant Cardénio), ils l’ont mis comme s’il venait de naître. Ce qu’il y a de curieux, c’est que le bruit court dans tous les environs, que ces gens qui nous ont dévalisés sont des galériens qu’a mis en liberté, presque au même endroit, un homme si valeureux, qu’en dépit du commissaire et des gardiens, il leur a donné à tous la clef des champs. Sans nul doute cet homme avait perdu l’esprit, ou ce doit être un aussi grand scélérat que ceux qu’il a délivrés, un homme, enfin, sans âme et sans conscience, puisqu’il a voulu lâcher le loup au milieu des brebis, le renard parmi les poules et le frelon sur le miel ; il a voulu frustrer la justice, se révolter contre son roi et seigneur naturel, dont il a violé les justes commandements ; il a voulu, dis-je, ôter aux galères les bras qui les font mouvoir, et mettre sur pied la Sainte-Hermandad, qui reposait en paix depuis longues années ; il a voulu finalement faire un exploit où se perdît son âme sans que son corps eût rien à gagner. »

Sancho avait raconté au curé et au barbier l’aventure des galériens dont son maître s’était tiré avec tant de gloire, et c’est pour cela que le curé appuyait si fort en la rapportant, afin de voir ce que ferait ou dirait don Quichotte. Le pauvre chevalier changeait de visage à chaque parole, et n’osait avouer qu’il était le libérateur de cette honnête engeance.

« Voilà, continua le curé, quelles gens nous ont détroussés et mis en cet état. Dieu veuille, en son infinie miséricorde, pardonner à celui qui ne les a pas laissé conduire au supplice qu’ils avaient mérité ! »

Chapitre XXX

Qui traite de la finesse d’esprit que montra la belle Dorothée, ainsi que d’autres choses singulièrement divertissantes


Le curé n’avait pas fini de parler, que Sancho lui dit :

« Par ma foi, seigneur licencié, savez-vous qui a fait cette belle prouesse ? c’est mon maître. Et pourtant je ne m’étais pas fait faute de lui dire, par avance, qu’il prît garde à ce qu’il allait faire, et que c’était un péché mortel que de leur rendre la liberté, puisqu’on les envoyait tous aux galères comme de fieffés coquins.

– Imbécile, s’écria don Quichotte, est-ce, par hasard, aux chevaliers errants à vérifier si les affligés, les enchaînés et les opprimés qu’ils trouvent sur les grands chemins, vont en cet état et dans ces tourments pour leurs fautes ou pour leurs mérites ? Ils n’ont rien à faire qu’à les secourir à titre de malheureux, n’ayant égard qu’à leurs misères et non point à leurs méfaits. J’ai rencontré un chapelet de pauvres diables, tristes et souffrants, et j’ai fait pour eux ce qu’exige le serment de mon ordre : advienne que pourra. Quiconque y trouverait à redire, sauf toutefois le saint caractère du seigneur licencié et sa vénérable personne, je lui dirai qu’il n’entend rien aux affaires de la chevalerie, et qu’il ment comme un rustre mal-appris ; je le lui ferai bien voir avec la lance ou l’épée, à pied ou à cheval, ou de telle manière qu’il lui plaira. »

En disant cela, don Quichotte s’affermit sur ses étriers, et enfonça son morion jusqu’aux yeux ; car, pour le plat à barbe, qui était à son compte l’armet de Mambrin, il le portait pendu à l’arçon de sa selle, en attendant qu’il le remît des mauvais traitements que lui avaient fait essuyer les galériens.

Dorothée, qui était pleine de discrétion et d’esprit, connaissant déjà l’humeur timbrée de don Quichotte, dont elle savait bien que tout le monde se raillait, hormis Sancho Panza, ne voulut point demeurer en reste ; et, le voyant si courroucé :

« Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce ne perde pas souvenance du don qu’elle m’a promis sur sa parole, en vertu de laquelle vous ne pouvez vous entremettre en aucune aventure, quelque pressante qu’elle puisse être. Calmez votre cœur irrité ; car, assurément, si le seigneur licencié eût su que c’était à ce bras invincible que les galériens devaient leur délivrance, il aurait mis trois fois le doigt sur sa bouche, et se serait même mordu trois fois la langue, plutôt que de lâcher une parole qui pût causer à Votre Grâce le moindre déplaisir.

– Oh ! je le jure, sur ma foi, s’écria le curé, et je me serais plutôt arraché la moustache.

– Je me tairai donc, madame, répondit don Quichotte ; je réprimerai la juste colère qui s’était allumée dans mon âme, et me tiendrai tranquille et pacifique, jusqu’à ce que j’aie satisfait à la promesse que vous avez reçue de moi. Mais, en échange de ces bonnes intentions, je vous supplie de me dire, si toutefois vous n’y trouvez nul déplaisir, quel est le sujet de votre affliction, quels et combien sont les gens de qui je dois vous donner une légitime, satisfaisante et complète vengeance.

– C’est ce que je ferai de bien bon cœur, répondit Dorothée, s’il ne vous déplaît pas d’entendre des malheurs et des plaintes.

– Non, sans doute, répliqua don Quichotte.

– En ce cas, reprit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent leur attention. »

À peine eut-elle ainsi parlé, que Cardénio et le barbier se placèrent à côté d’elle, désireux de voir comment la discrète Dorothée conterait sa feinte histoire ; et Sancho fit de même, aussi abusé que son maître sur le compte de la princesse. Pour elle, après s’être bien affermie sur sa selle, après avoir toussé et pris les précautions d’un orateur à son début, elle commença de la sorte, avec beaucoup d’aisance et de grâce :

« Avant tout, mes seigneurs, je veux faire savoir à Vos Grâces qu’on m’appelle… »

Ici, elle hésita un moment, ne se souvenant plus du nom que le curé lui avait donné ; mais celui-ci, comprenant d’où partait cette hésitation, vint à son aide et lui dit :

« Il n’est pas étrange, madame, que Votre Grandeur se trouble et s’embarrasse dans le récit de ses infortunes. C’est l’effet ordinaire du malheur d’ôter parfois la mémoire à ceux qu’il a frappés, tellement qu’ils oublient jusqu’à leurs propres noms, comme il vient d’arriver à Votre Seigneurie, qui semble ne plus se souvenir qu’elle s’appelle la princesse Micomicona, légitime héritière du grand royaume de Micomicon. Avec cette simple indication, Votre Grandeur peut maintenant rappeler à sa triste mémoire tout ce qu’il lui plaira de nous raconter.

– Ce que vous dites est bien vrai, répondit la damoiselle ; mais je crois qu’il ne sera plus désormais nécessaire de me rien indiquer ni souffler, et que je mènerai à bon port ma véridique histoire. La voici donc :

« Le roi mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, fut très-versé dans la science qu’on appelle magie. Il découvrit, à l’aide de son art, que ma mère, nommée la reine Xaramilla, devait mourir avant lui, et que lui-même, peu de temps après, passerait de cette vie dans l’autre, de sorte que je resterais orpheline de père et de mère. Il disait toutefois que cette pensée ne l’affligeait pas autant que de savoir, de science certaine, qu’un effroyable géant, seigneur d’une grande île qui touche presque à notre royaume, nommé Pantafilando de la Sombre-Vue (car il est avéré que, bien qu’il ait les yeux à leur place, et droits l’un et l’autre, il regarde toujours de travers, comme s’il était louche, ce qu’il fait par malice, pour faire peur à ceux qu’il regarde) ; mon père, dis-je, sut que ce géant, dès qu’il apprendrait que j’étais orpheline, devait venir fondre avec une grande armée sur mon royaume, et me l’enlever tout entier pièce à pièce, sans me laisser le moindre village où je pusse trouver asile ; mais que je pourrais éviter ce malheur et cette ruine si je consentais à me marier avec lui. Du reste, mon père voyait bien que jamais je ne pourrais me résoudre à un mariage si disproportionné ; et c’était bien la vérité qu’il annonçait : car jamais il ne m’est venu dans la pensée d’épouser ce géant, ni aucun autre, si grand et si colossal qu’il pût être. Mon père dit aussi qu’après qu’il serait mort, et que je verrais Pantafilando commencer à envahir mon royaume, je ne songeasse aucunement à me mettre en défense, ce qui serait courir à ma perte ; mais que je lui abandonnasse librement la possession du royaume, si je voulais éviter la mort et la destruction totale de mes bons et fidèles vassaux, puisqu’il m’était impossible de résister à la force diabolique de ce géant. Il ajouta que je devais sur-le-champ prendre avec quelques-uns des miens le chemin des Espagnes, où je trouverais le remède à mes maux dans la personne d’un chevalier errant, dont la renommée s’étendrait alors dans tout ce royaume, et qui s’appellerait, si j’ai bonne mémoire, don Fricote, ou don Gigote…

– C’est don Quichotte qu’il aura dit, madame, interrompit en ce moment Sancho Panza, autrement dit le chevalier de la Triste-Figure.

– Justement, reprit Dorothée ; il ajouta qu’il devait être haut de stature, sec de visage, et que, du côté droit, sous l’épaule gauche, ou près de là, il devait avoir une envie de couleur brune, avec quelques poils en manière de soies de sanglier.

– Approche ici, mon fils Sancho, dit aussitôt don Quichotte à son écuyer ; viens m’aider à me déshabiller, car je veux voir si je suis le chevalier qu’annonce la prophétie de ce sage roi.

– Et pourquoi Votre Grâce veut-elle se déshabiller ainsi ? demanda Dorothée.

– Pour voir si j’ai bien cette envie dont votre père a parlé, répondit don Quichotte.

– Il n’est pas besoin de vous déshabiller pour cela, interrompit Sancho ; je sais que Votre Grâce a justement une envie de cette espèce au beau milieu de l’épine du dos, ce qui est un signe de force dans l’homme.

– Cela suffit, reprit Dorothée ; entre amis, il ne faut pas y regarder de si près. Qu’elle soit sur l’épaule, qu’elle soit sur l’échine, qu’elle soit où bon lui semble, qu’importe, pourvu que l’envie s’y trouve ? après tout, c’est la même chair. Sans aucun doute, mon bon père a rencontré juste ; et moi aussi, j’ai bien rencontré en m’adressant au seigneur don Quichotte, qui est celui dont mon père a parlé, car le signalement de son visage concorde avec celui de la grande renommée dont jouit ce chevalier, non-seulement en Espagne, mais dans toute la Manche. En effet, j’étais à peine débarquée à Osuna, que j’entendis raconter de lui tant de prouesses, qu’aussitôt le cœur me dit que c’était bien celui que je venais chercher.

– Mais comment Votre Grâce est-elle débarquée à Osuna, interrompit don Quichotte, puisque cette ville n’est pas un port de mer ? »

Avant que Dorothée répondît, le curé prit la parole :

« Madame la princesse, dit-il, a sûrement voulu dire qu’après être débarquée à Malaga, le premier endroit où elle entendit raconter de vos nouvelles, ce fut Osuna.

– C’est bien cela que j’ai voulu dire, reprit Dorothée.

– Et maintenant rien n’est plus clair, ajouta le curé. Votre Majesté peut poursuivre son récit.

– Je n’ai plus rien à poursuivre, répondit Dorothée, sinon qu’à la fin ç’a été une si bonne fortune de rencontrer le seigneur don Quichotte, que déjà je me regarde et me tiens pour reine et maîtresse de tout mon royaume ; car, dans sa courtoisie et sa munificence, il m’a octroyé le don de me suivre où il me plairait de le mener, ce qui ne sera pas ailleurs qu’en face de Pantafilando de la Sombre-Vue, pour qu’il lui ôte la vie et me fasse restituer ce que ce traître a usurpé contre tout droit et toute raison. Tout cela doit arriver au pied de la lettre, comme l’a prophétisé Tinacrio le Sage, mon bon père, lequel a également laissé par écrit, en lettres grecques ou chaldéennes (je n’y sais pas lire), que si le chevalier de la prophétie, après avoir coupé la tête au géant, voulait se marier avec moi, je devais, sans réplique, me livrer à lui pour sa légitime épouse, et lui donner la possession de mon royaume en même temps que celle de ma personne.

– Eh bien ! que t’en semble, ami Sancho ! dit à cet instant don Quichotte ; ne vois-tu pas ce qui se passe ? ne te l’avais-je pas dit ? Regarde si nous n’avons pas maintenant royaume à gouverner et reine à épouser ?

– J’en jure par ma barbe, s’écria Sancho, et nargue du bâtard qui ne se marierait pas dès qu’il aurait ouvert le gosier au seigneur Pend-au-fil-en-dos. La reine est peut-être un laideron, hein ! Que toutes les puces de mon lit ne sont-elles ainsi faites ! »

En disant cela, il fit en l’air deux gambades, se frappant le derrière du talon, avec tous les signes d’une grande joie ; puis il s’en fut prendre par la bride la mule de Dorothée, la fit arrêter, et se mettant à genoux devant la princesse, il la supplia de lui donner ses mains à baiser, en signe qu’il la prenait pour sa reine et maîtresse.

Qui des assistants aurait pu s’empêcher de rire, en voyant la folie du maître et la simplicité du valet ? Dorothée, en effet, présenta sa main à Sancho, et lui promit de le faire grand seigneur dans son royaume, dès que le ciel lui aurait accordé la grâce d’en recouvrer la paisible possession. Sancho lui offrit ses remercîments en termes tels qu’il fit éclater de nouveaux rires.

« Voilà, seigneur, poursuivit Dorothée, ma fidèle histoire. Je n’ai plus rien à vous dire, si ce n’est que de tous les gens venus de mon royaume à ma suite, il ne me reste que ce bon écuyer barbu : tous les autres se sont noyés dans une grande tempête que nous essuyâmes en vue du port. Lui et moi, nous arrivâmes à terre sur deux planches, et comme par miracle, car tout est miracle et mystère dans le cours de ma vie, ainsi que vous l’aurez observé. Si j’ai dit des choses superflues, si je n’ai pas toujours rencontré aussi juste que je le devais, il faut vous en prendre à ce qu’a dit le seigneur licencié au commencement de mon récit, que les peines extraordinaires et continuelles ôtent la mémoire à ceux qui les endurent.

– Elles ne me l’ôteront point à moi, haute et valeureuse princesse, s’écria don Quichotte, quelque grandes et inouïes que soient celles que je doive endurer à votre service. Ainsi, je confirme de nouveau le don que je vous ai octroyé, et je jure de vous suivre au bout du monde, jusqu’à ce que je me voie en face de votre farouche ennemi, auquel j’espère bien, avec l’aide de Dieu et de mon bras, trancher la tête orgueilleuse sous le fil de cette… je n’ose dire bonne épée, grâce à Ginès de Passamont, qui m’a emporté la mienne. »

Don Quichotte dit ces derniers mots entre ses dents, et continua de la sorte :

« Après que je lui aurai tranché la tête, et que je vous aurai remise en paisible possession de vos États, vous resterez avec pleine liberté de faire de votre personne tout ce que bon vous semblera ; car, tant que j’aurai la mémoire occupée, la volonté captive et l’entendement assujetti par celle… Je ne dis rien de plus, et ne saurais envisager, même en pensée, le projet de me marier, fût-ce avec l’oiseau phénix. »

Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, et de son refus de mariage, que, plein de courroux, il s’écria en élevant la voix :

« Je jure Dieu, et je jure diable, seigneur don Quichotte, que Votre Grâce n’a pas maintenant le sens commun ! Comment est-il possible que vous hésitiez à épouser une aussi haute princesse que celle-là ? Pensez-vous que la fortune va vous offrir à chaque bout de champ une bonne aventure comme celle qui se présente ? est-ce que par hasard Mme Dulcinée est plus belle ? Non, par ma foi, pas même de moitié, et j’ai envie de dire qu’elle n’est pas digne de dénouer les souliers de celle qui est devant nous. J’attraperai, pardieu, bien le comté que j’attends, si Votre Grâce se met à chercher des perles dans les vignes ! Mariez-vous, mariez-vous vite, de par tous les diables, et prenez ce royaume qui vous tombe dans la main comme vobis, vobis ; et quand vous serez roi, faites-moi marquis, ou gouverneur, et qu’ensuite Satan emporte tout le reste. »

Don Quichotte, qui entendit proférer de tels blasphèmes contre sa Dulcinée, ne put se contenir. Il leva sa pique par le manche, et sans adresser une parole à Sancho, sans crier gare, il lui déchargea sur les reins deux coups de bâton tels qu’il le jeta par terre, et que, si Dorothée ne lui eût crié de finir, il l’aurait assurément tué sur la place.

« Pensez-vous, lui dit-il au bout d’un instant, misérable vilain, qu’il soit toujours temps pour vous de me mettre la main dans l’enfourchure, et que nous n’ayons d’autre chose à faire que vous de pécher et moi de pardonner ? N’en croyez rien, coquin excommunié ; et sans doute tu dois l’être, puisque tu as porté la langue sur la sans pareille Dulcinée. Et ne savez-vous plus, maraud, bélître, vaurien, que si ce n’était la valeur qu’elle prête à mon bras, je n’aurais pas la force de tuer une puce ? Dites-moi, railleur à langue de vipère, qui donc pensez-vous qui ait gagné ce royaume, et coupé la tête au géant, et fait de vous un marquis (car tout cela je le donne pour accompli et passé en force de chose jugée), si ce n’est la valeur de Dulcinée, laquelle a pris mon bras pour instrument de ses prouesses ? C’est elle qui combat et qui triomphe en moi ; et moi, je vis et je respire en elle, et j’y puise l’être et la vie. Ô rustre mal né et malappris, que vous êtes ingrat ! On vous lève de la poussière des champs pour vous faire seigneur titré, et vous répondez à cette bonne œuvre en disant du mal de qui vous fait du bien ! »

Sancho n’était pas si maltraité qu’il n’eût fort bien entendu tout ce que son maître lui disait. Il se releva le plus promptement qu’il put, alla se cacher derrière le palefroi de Dorothée, et, de là, répondit à son maître :

« Dites-moi, seigneur, si Votre Grâce est bien décidée à ne pas se marier avec cette grande princesse, il est clair que le royaume ne sera point à vous, et, s’il n’est pas à vous, quelle faveur pouvez-vous me faire ? C’est de cela que je me plains. Croyez-moi, mariez-vous une bonne fois pour toutes avec cette reine, que nous avons ici comme tombée du ciel ; ensuite vous pourrez retourner à Mme Dulcinée ; car il doit s’être trouvé des rois dans le monde qui aient eu, outre leur femme, des maîtresses. Quant à la beauté, je ne m’en mêle pas ; et s’il faut dire la vérité, toutes deux me paraissent assez bien, quoique je n’aie jamais vu Mme Dulcinée.

– Comment ? tu ne l’as jamais vue, traître blasphémateur ! s’écria don Quichotte. Ne viens-tu pas à présent de me rapporter une commission de sa part ?

– Je veux dire, répondit Sancho, que je ne l’ai pas vue assez à mon aise pour avoir observé ses attraits en détail et l’un après l’autre ; mais comme cela, en masse, elle me semble bien.

– À présent, je te pardonne, reprit don Quichotte, et pardonne-moi aussi le petit déplaisir que je t’ai causé : les premiers mouvements ne sont pas dans la main de l’homme.

– Je le vois bien, répondit Sancho ; mais chez moi le premier mouvement est toujours une envie de parler, et je ne peux m’empêcher de dire une bonne fois ce qui me vient sur la langue.

– Avec tout cela, répliqua don Quichotte, prends garde, Sancho, aux paroles que tu dis, car, tant va la cruche à l’eau… je ne t’en dis pas davantage.

– C’est très-bien, reprit Sancho, Dieu est dans le ciel qui voit les tricheries, et il jugera entre nous qui fait le plus de mal, ou de moi en ne parlant pas bien, ou de Votre Grâce en n’agissant pas mieux.

– Que ce soit fini, interrompit Dorothée ; courez, Sancho, allez baiser la main de votre seigneur, et demandez-lui pardon ; et désormais soyez plus circonspect dans vos éloges et dans vos critiques, et surtout ne parlez jamais mal de cette dame Tobosa, que je ne connais point, si ce n’est pour la servir, et prenez confiance en Dieu, qui ne vous laissera pas manquer d’une seigneurie où vous puissiez vivre comme un prince. »

Sancho s’en alla, humble et tête basse, demander la main à son seigneur, qui la lui présenta d’un air grave et posé. Quand l’écuyer lui eut baisé la main, don Quichotte lui donna sa bénédiction, et lui dit de le suivre un peu à l’écart, qu’il avait des questions à lui faire et qu’il désirait causer de choses fort importantes. Sancho obéit, et quand ils eurent tous deux pris les devants, don Quichotte lui dit :

« Depuis que tu es de retour, je n’ai eu ni le temps ni l’occasion de t’interroger en détail sur l’ambassade que tu as remplie et sur la réponse que tu m’as apportée. Maintenant que la fortune nous accorde cette occasion et ce loisir, ne me refuse pas la satisfaction que tu peux me donner par de si heureuses nouvelles.

– Votre Grâce peut demander ce qu’il lui plaira, répondit Sancho ; tout sortira de ma bouche comme il sera entré par mon oreille. Mais, je vous en supplie, ne soyez pas à l’avenir si vindicatif.

– Pourquoi dis-tu cela, Sancho ? répliqua don Quichotte.

– Je dis cela, reprit-il, parce que les coups de bâton de tout à l’heure me viennent bien plutôt de la querelle que le diable alluma l’autre nuit entre nous deux, que de mes propos sur Mme Dulcinée, laquelle j’aime et révère comme une relique, quand même elle ne serait pas bonne à en faire, et seulement parce qu’elle appartient à Votre Grâce.

– Ne reprends pas ce sujet, Sancho, par ta vie, répondit don Quichotte ; il me déplaît et me chagrine. Je t’ai pardonné tout à l’heure, et tu sais bien ce qu’on a coutume de dire : à péché nouveau, pénitence nouvelle. »

Tandis qu’ils en étaient là de leur entretien, ils virent venir, le long du chemin qu’ils suivaient, un homme monté sur un âne, lequel, en s’approchant, leur parut être un bohémien. Mais Sancho Panza, qui ne pouvait voir un âne sans que son âme s’y portât tout entière avec ses yeux, n’eut pas plutôt aperçu l’homme, qu’il reconnut Ginès de Passamont, et par le fil du bohémien il tira le peloton de son âne, et c’était bien, en effet, le grison que Passamont avait pour monture. Celui-ci, pour n’être point reconnu, et pour vendre l’âne à son aise, s’était déguisé sous le costume des bohémiens, gens dont le jargon lui était familier, aussi bien que d’autres langues qu’il parlait comme la sienne propre. Sancho le vit et le reconnut ; il se mit à lui crier à plein gosier :

« Ah ! voleur de Ginésille, laisse mon bien, lâche ma vie, descends de mon lit de repos, rends-moi mon âne, rends-moi ma joie et mon orgueil ; fuis, garnement ; décampe, larron, et restitue ce qui n’est pas à toi. »

Il ne fallait ni tant de paroles, ni tant d’injures ; car, au premier mot, Ginès sauta par terre, et prenant un trot qui ressemblait fort au galop de course, il fut bientôt loin de la compagnie. Sancho courut à son âne, l’embrassa et lui dit :

« Eh bien ! comment t’es-tu porté, mon enfant, mon compagnon, cher grison de mes yeux et de mes entrailles ? »

Et, tout en disant cela, il le baisait et le caressait comme si c’eût été une personne raisonnable. L’âne se taisait, ne sachant que dire, et se laissait baiser et caresser par Sancho, sans lui répondre une seule parole. Toute la compagnie arriva, et chacun fit compliment à Sancho de ce qu’il avait retrouvé le grison ; don Quichotte, entre autres, qui lui dit qu’il n’annulerait pas pour cela la lettre de change des trois ânons : générosité dont Sancho lui témoigna sa gratitude.

Pendant que le chevalier et l’écuyer s’entretenaient à part, le curé avait complimenté Dorothée sur le tact et l’esprit qu’elle avait montrés, aussi bien dans l’invention de son conte que dans sa brièveté, et dans la ressemblance qu’elle avait su lui donner avec les livres de chevalerie. Elle répondit qu’elle s’était fort souvent amusée à en lire, mais que, ne sachant pas aussi bien où étaient les provinces et les ports de mer, elle avait dit à tout hasard qu’elle avait débarqué à Osuna.

« Je m’en suis aperçu, reprit le curé, et c’est pour cela que je me suis empressé de dire ce que j’ai dit, et qui a tout réparé. Mais n’est-ce pas une chose étrange que de voir avec quelle facilité ce malheureux gentilhomme donne tête baissée dans toutes ces inventions et dans tous ces mensonges, seulement parce qu’ils ont l’air et le style des niaiseries de ses livres ?

– Oui, certes, ajouta Cardénio, c’est une folie tellement bizarre, tellement inouïe, que je ne sais si, voulant l’inventer et la fabriquer à plaisir, on trouverait un esprit assez ingénieux pour l’imaginer.

– Mais il y a, reprit le curé, une autre chose encore plus étrange : c’est que hors des extravagances que dit ce bon gentilhomme à propos de sa monomanie, on n’a qu’à traiter un autre sujet, il va discourir très-pertinemment, et montrera une intelligence claire et sensée en toutes choses. De sorte que, si l’on ne touche à la corde de la chevalerie errante, il n’y aura personne qui ne le prenne pour un homme de bon sens et de droite raison. »

Chapitre XXXI

De l’exquise conversation qu’eut don Quichotte avec Sancho Panza, son écuyer, ainsi que d’autres aventures


Tandis que ceux-ci s’entretenaient de la sorte, don Quichotte continuait sa conversation avec Sancho.

« Ami Panza, lui dit-il, oublions nos querelles, faisons la paix, et dis-moi maintenant, sans garder ni dépit ni rancune, où, quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle ? que lui as-tu dit ? que t’a-t-elle répondu ? quelle mine a-t-elle faite à la lecture de ma lettre ? qui te l’avait transcrite ? enfin, tout ce qui te semblera digne, en cette aventure, d’être demandé et d’être su, dis-le-moi sans faire de mensonges, sans rien allonger pour augmenter mon plaisir, mais aussi sans rien accourcir pour me le diminuer.

– Seigneur, s’il faut dire la vérité, personne ne m’a transcrit la lettre, car je n’en ai pas porté du tout.

– C’est comme tu le dis, reprit don Quichotte ; car, deux jours après ton départ, j’ai trouvé le livre de poche où je l’avais écrite, ce qui me causa une peine extrême, ne sachant ce que tu allais faire quand tu te verrais sans la lettre ; et je croyais toujours que tu reviendrais la chercher dès que tu te serais aperçu qu’elle te manquait.

– C’est bien ce que j’aurais fait, répondit Sancho, si je ne l’avais apprise par cœur quand Votre Grâce m’en fit la lecture, de manière que je la récitai à un sacristain, qui me la transcrivit de mémoire sur le papier, si bien mot pour mot, qu’il me dit qu’en tous les jours de sa vie, et bien qu’il eût vu force billets d’enterrement, il n’avait jamais lu si gentille lettre que celle-là.

– Et la sais-tu encore par cœur, Sancho ? demanda don Quichotte.

– Non, seigneur, répondit Sancho ; car, dès que je l’eus donnée au sacristain, comme je vis qu’il ne me servait à rien de la retenir, je me mis à l’oublier. Si quelque chose m’en est resté dans la mémoire, c’est le commencement, la souterraine, je veux dire la souveraine dame, et la fin, à vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Et, entre ces deux choses, j’ai mis plus de trois cents âmes, vies et beaux yeux.

– Tout ceci ne me déplaît pas, reprit don Quichotte ; continue ton récit. Quand tu es arrivé près d’elle, que faisait cette reine de beauté ? À coup sûr, tu l’auras trouvée enfilant un collier de perles, ou brodant avec un fil d’or quelque devise amoureuse, pour ce chevalier son captif.

– Je l’ai trouvée, répondit Sancho, qui vannait deux setiers de blé dans sa basse-cour.

– Eh bien ! reprit don Quichotte, tu peux compter que, touchés par ses mains, les grains de ce blé se convertissaient en grains de perles. Mais as-tu fait attention si c’était du pur froment, bien lourd et bien brun ?

– Ce n’était que du seigle blond, répliqua Sancho.

– Je t’assure pourtant, reprit don Quichotte, qu’après avoir été vanné par ses mains, ce seigle aura fait du pain de fine fleur de froment. Mais passons outre. Quand tu lui as donné ma lettre, l’a-t-elle baisée ? l’a-t-elle élevée sur sa tête ? a-t-elle fait quelque cérémonie digne d’une telle épître ? Qu’a-t-elle fait enfin ?

– Au moment où j’allais la lui remettre, répondit Sancho, elle était dans toute la fougue de son opération, et secouant une bonne poignée de blé qui remplissait son van ; alors elle me dit :

« Mon garçon, mettez cette lettre sur ce sac ; je ne pense pas la lire que je n’aie fini de vanner tout ce qui est là. »

– Ô discrète personne ! s’écria don Quichotte, c’était pour la lire à son aise, et en savourer toutes les expressions. Continue, Sancho. Pendant qu’elle achevait sa tâche, quel entretien eûtes-vous ensemble ? quelles questions te fit-elle à mon sujet ? et que lui répondis-tu ? achève, enfin, conte-moi tout, sans me faire tort d’une syllabe.

– Elle ne m’a rien demandé, répliqua Sancho ; mais moi, je lui ai dit de quelle manière Votre Grâce était restée à faire pénitence pour son service, que vous étiez nu de la ceinture au cou, perdu au fond des montagnes et des rochers, comme un vrai sauvage, couchant sur la terre, sans manger pain sur table, et sans vous peigner la barbe, mais pleurant, soupirant et maudissant votre fortune.

– En disant que je maudissais ma fortune, tu as mal dit, reprit don Quichotte ; car, au contraire, je la bénis et la bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’elle m’a rendu digne de mériter d’aimer une aussi grande dame que Dulcinée du Toboso.

– Elle est si grande, en effet, répondit Sancho, qu’en bonne conscience elle me passe la tête de trois doigts.

– Mais comment le sais-tu, Sancho ! reprit don Quichotte ; tu t’es donc mesuré avec elle ?

– Je me suis mesuré de cette façon, répondit Sancho, qu’en m’approchant pour l’aider à charger un sac de blé sur un âne, nous nous trouvâmes si près l’un de l’autre que je pus bien voir qu’elle avait la tête de plus que moi.

– Mais n’est-il pas vrai, ajouta don Quichotte, qu’elle accompagne et pare cette grandeur du corps par un million de grâces de l’esprit ? Il est une chose, du moins, que tu ne me nieras pas, Sancho : quand tu t’es approché tout près d’elle, n’as-tu pas senti une odeur exquise, un parfum d’aromates, je ne sais quoi de doux et d’embaumé, une exhalaison délicieuse, comme si tu eusses été dans la boutique d’un élégant parfumeur ?

– Tout ce que je puis dire, répondit Sancho, c’est que j’ai senti une petite odeur un peu hommasse, et c’était sans doute parce qu’à force d’exercice elle suait à grosses gouttes.

– Ce n’est pas cela, répliqua don Quichotte : c’est que tu étais enrhumé du cerveau, ou bien tu te sentais toi-même ; car je sais, Dieu merci, ce que sent cette rose parmi les épines, ce lis des champs, cet ambre délayé.

– Ça peut bien être, répondit Sancho, car souvent je sens sortir de moi cette même odeur qui me semblait s’échapper de Sa Grâce Mme Dulcinée. Mais il n’y a pas de quoi s’étonner, un diable et un diable se ressemblent.

– Eh bien, continua don Quichotte, maintenant qu’elle a fini de nettoyer son blé et qu’elle l’a envoyé au moulin, que fit-elle quand elle lut ma lettre ?

– La lettre, répondit Sancho, elle ne l’a pas lue, parce qu’elle a dit, dit-elle, qu’elle ne savait ni lire ni écrire ; mais, au contraire, elle la déchira et la mit en petits morceaux, disant qu’elle ne voulait pas que personne pût la lire, afin qu’on ne sût pas ses secrets dans le pays, et que c’était bien assez de ce que je lui avais dit verbalement touchant l’amour que Votre Grâce a pour elle, et la pénitence exorbitante que vous faites à son intention. Et finalement, elle me dit de dire à Votre Grâce qu’elle lui baise les mains, et qu’elle a plus envie de vous voir que de vous écrire ; et qu’ainsi elle vous supplie et vous ordonne qu’au reçu de la présente vous quittiez ces broussailles, et que vous cessiez de faire des sottises, et que vous preniez sur-le-champ le chemin du Toboso, si quelque affaire plus importante ne vous en empêche, car elle meurt d’envie de vous voir. Elle a ri de bon cœur quand je lui ai conté comme quoi Votre Grâce s’appelait le chevalier de la Triste-Figure. Je lui ai demandé si elle avait reçu la visite du Biscayen de l’autre fois ; elle m’a dit que oui et que c’était un fort galant homme. Je lui ai fait aussi la même question à propos des galériens, mais elle m’a dit qu’aucun d’eux n’avait encore paru.

– Tout va bien jusqu’ici, continua don Quichotte ; mais dis-moi, quand tu pris congé d’elle, de quel bijou te fit-elle présent pour les nouvelles que tu lui portais de son chevalier ? car c’est une ancienne et inviolable coutume parmi les errants et leurs dames de donner aux écuyers, damoiselles ou nains, qui portent des nouvelles aux chevaliers de leurs dames et aux dames de leurs chevaliers, quelque riche bijou en étrennes, pour récompense du message.

– Cela peut bien être, répondit Sancho, et je tiens, quant à moi, la coutume pour bonne ; mais sans doute elle ne se pratiquait que dans les temps passés, et l’usage doit être aujourd’hui de donner tout bonnement un morceau de pain et de fromage, car c’est cela que m’a donné Mme Dulcinée, par-dessus le mur de la basse-cour, quand j’ai pris congé d’elle, à telles enseignes que c’était du fromage de brebis.

– Elle est libérale au plus haut degré, dit don Quichotte, et, si tu n’as pas reçu d’elle quelque joyau d’or, c’est qu’elle n’en avait point là sous la main pour t’en faire cadeau. Mais ce qui est différé n’est pas perdu ; je la verrai et tout s’arrangera. Sais-tu de quoi je suis émerveillé, Sancho ? c’est qu’il me semble que tu as fait par les airs ton voyage d’allée et de venue, car tu n’as mis guère plus de trois jours pour aller et venir de ces montagnes au Toboso, et, d’ici là, il y a trente bonnes lieues au moins. Cela me fait penser que ce sage magicien qui prend soin de mes affaires, et qui est mon ami, car il faut bien qu’à toute force j’en aie un, sous peine de ne point être un bon et vrai chevalier errant, ce magicien, dis-je, a dû t’aider à cheminer sans que tu t’en aperçusses. En effet, il y a de ces sages qui vous prennent un chevalier errant au chaud du lit, et, sans savoir comment la chose s’est faite, celui-ci s’éveille le lendemain à mille lieues de l’endroit où il s’était couché. S’il n’en était pas ainsi, jamais les chevaliers errants ne pourraient se secourir les uns les autres dans leurs périls, comme ils se secourent à tout propos. Il arrivera que l’un d’eux est à combattre dans les montagnes de l’Arménie contre quelque vampire ou quelque andriaque, ou bien contre un autre chevalier, et que dans la bataille il court danger de mort, et voilà que tout à coup, quand il y pense le moins, arrive sur un nuage ou sur un char de feu quelque autre chevalier de ses amis, qui se trouvait peu d’heures auparavant en Angleterre ; celui-ci prend sa défense, lui sauve la vie, et, à la nuit venue, se retrouve en son logis, assis à table et soupant tout à son aise ; et pourtant, d’un endroit à l’autre, il y a bien deux ou trois mille lieues. Tout cela se fait par la science et l’adresse de ces sages enchanteurs, qui veillent sur ces valeureux chevaliers. Aussi, ami Sancho, ne fais-je aucune difficulté de croire que tu sois réellement allé et venu d’ici au Toboso ; ainsi que je te le disais, quelque sage de mes amis t’aura porté à vol d’oiseau sans que tu t’en sois aperçu.

– C’est bien possible, répondit Sancho, car Rossinante allait, par ma foi, d’un tel train qu’on aurait dit un âne de bohémien avec du vif-argent dans les oreilles[180].

– Que dis-tu ? du vif-argent ! s’écria don Quichotte ; c’était bien une légion de diables, gens qui cheminent et font cheminer les autres, sans jamais se lasser, autant qu’ils en ont fantaisie. Mais, laissant cela de côté, dis-moi, qu’est-ce qu’il te semble que je doive faire maintenant touchant l’ordre que m’envoie ma dame d’aller lui rendre visite ? Je vois bien que je suis dans l’obligation d’obéir à son commandement ; mais alors je me vois aussi dans l’impossibilité d’accomplir le don que j’ai octroyé à la princesse qui nous accompagne, et les lois de la chevalerie m’obligent à satisfaire plutôt à ma parole qu’à mon plaisir. D’une part, me presse et me sollicite le désir de revoir ma dame ; d’une autre part, m’excitent et m’appellent la foi promise et la gloire dont cette entreprise doit me combler. Mais voici ce que je pense faire : je vais cheminer en toute hâte et me rendre bien vite où se trouve ce géant ; en arrivant, je lui couperai la tête, et je rétablirai paisiblement la princesse dans ses États ; cela fait, je pars et viens revoir cet astre, dont la lumière illumine mes sens. Alors je lui donnerai de telles excuses que, loin de s’irriter, elle s’applaudira de mon retard, voyant qu’il tourne au profit de sa gloire et de sa renommée, car toute celle que j’ai acquise, que j’acquiers et que j’acquerrai par les armes dans le cours de cette vie, vient de la faveur qu’elle m’accorde et de ce que je lui appartiens.

– Sainte Vierge ! s’écria Sancho, que Votre Grâce est faible de cervelle ! Mais dites-moi, seigneur, est-ce que vous pensez faire tout ce chemin-là pour prendre l’air ? est-ce que vous laisserez passer et perdre l’occasion d’un si haut mariage, où la dot est un royaume qui a plus de vingt mille lieues de tour, à ce que je me suis laissé dire, qui regorge de toutes les choses nécessaires au soutien de la vie humaine, et qui est enfin plus grand que le Portugal et la Castille ensemble ? Ah ! taisez-vous, pour l’amour de Dieu, et rougissez de ce que vous avez dit, et suivez mon conseil, et pardonnez-moi, et mariez-vous dans le premier village où nous trouverons un curé ; et sinon, voici notre licencié qui en fera l’office à merveille ; et prenez garde que je suis d’âge à donner des avis, et que celui que je vous donne vous va comme un gant, car mieux vaut le passereau dans la main que la grue qui vole au loin, et quand on te donne l’anneau, tends le doigt.

– Prends garde toi-même, Sancho, répondit don Quichotte : si tu me donnes le conseil de me marier, pour que je sois roi dès que j’aurai tué le géant, et que j’aie alors toutes mes aises pour te faire des grâces et te donner ce que je t’ai promis, je t’avertis que, sans me marier, je puis très-facilement accomplir ton souhait. Avant de commencer la bataille, je ferai la clause et condition que, si j’en sors vainqueur, on devra, que je me marie ou non, me donner une partie du royaume, pour que je puisse la donner à qui me conviendra ; et quand on me l’aura donnée, à qui veux-tu que je la donne, si ce n’est à toi ?

– Voilà qui est clair, reprit Sancho ; mais que Votre Grâce fasse bien attention de choisir ce morceau de royaume du côté de la mer, afin que, si le séjour ne m’en plaît pas, je puisse embarquer mes vaisseaux nègres, et faire d’eux ce que j’ai déjà dit. Et ne prenez pas souci d’aller faire pour le moment visite à Mme Dulcinée ; mais allez vite tuer le géant, et finissons cette affaire, qui me semble, en bonne foi de Dieu, de grand honneur et de grand profit.

– Je te dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu es dans le vrai de la chose, et je suivrai ton conseil quant à ce qui est d’aller plutôt avec la princesse qu’auprès de Dulcinée ; mais je t’avertis de ne rien dire à personne, pas même à ceux qui viennent avec nous, de ce dont nous venons de jaser et de convenir : car, puisque Dulcinée a tant de modestie et de réserve qu’elle ne veut pas qu’on sache rien de ses secrets, il serait fort mal qu’on les sût par moi ou par un autre à ma place.

– Mais s’il en est ainsi, répliqua Sancho, comment Votre Grâce s’avise-t-elle d’envoyer tous ceux que son bras a vaincus se présenter devant Mme Dulcinée ? N’est-ce pas signer de votre nom que vous l’aimez bien, et que vous êtes son amoureux ? et puisque vous obligez tous ces gens-là à s’aller jeter à deux genoux devant elle, et à lui dire qu’ils viennent de votre part lui prêter obéissance, comment seront gardés vos secrets à tous deux ?

– Oh ! que tu es simple et benêt ! s’écria don Quichotte ; ne vois-tu pas, Sancho, que tout cela tourne à sa gloire, à son élévation ? Sache donc que, dans notre style de chevalerie, c’est un grand honneur pour une dame d’avoir plusieurs chevaliers errants à son service, sans que leurs pensées aillent plus loin que le plaisir de la servir, seulement parce que c’est elle, et sans espérer d’autre récompense de leurs vœux et de leurs bons offices, sinon qu’elle veuille bien les admettre pour ses chevaliers.

– Mais, reprit Sancho, c’est de cette façon d’amour que j’ai entendu prêcher qu’il fallait aimer Notre-Seigneur, pour lui-même, sans que nous y fussions poussés par l’espérance du paradis ou par la crainte de l’enfer, bien que je me contentasse, quant à moi, de l’aimer et de le servir pour quelque raison que ce fût.

– Diable soit du vilain ! s’écria don Quichotte ; quelles heureuses saillies il a parfois ! on dirait vraiment que tu as étudié à Salamanque.

– Eh bien ! ma foi, je ne sais pas seulement lire, » répondit Sancho.

En ce moment, maître Nicolas leur cria d’attendre un peu, parce que ses compagnons voulaient se désaltérer à une fontaine qui se trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s’arrêta, au grand plaisir de Sancho, qui se sentait déjà las de tant mentir, et qui avait grand’peur que son maître ne le prît sur le fait ; car, bien qu’il sût que Dulcinée était une paysanne du Toboso, il ne l’avait vue de sa vie. Pendant cet intervalle, Cardénio s’était vêtu des habits que portait Dorothée quand ils la rencontrèrent ; lesquels, quoiqu’ils ne fussent pas fort bons, valaient dix fois mieux que ceux qu’il ôtait. Ils mirent tous pied à terre auprès de la fontaine, et des provisions que le curé avait prises à l’hôtellerie ils apaisèrent quelque peu le grand appétit qui les talonnait.

Pendant leur collation, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il s’arrêta pour regarder attentivement ceux qui étaient assis à la fontaine, puis accourut tout à coup vers don Quichotte, et, lui embrassant les jambes, il se mit à pleurer à chaudes larmes.

« Ah ! mon bon seigneur, s’écria-t-il, est-ce que Votre Grâce ne me reconnaît pas ? Regardez-moi bien : je suis ce pauvre André que Votre Grâce délia du chêne où il était attaché. »

À ces mots don Quichotte le reconnut, et, le prenant par la main, se tourna gravement vers la compagnie.

« Afin que Vos Grâces, leur dit-il, voient clairement de quelle importance il est qu’il y ait au monde des chevaliers errants, pour redresser les torts et les griefs qu’y commettent les hommes insolents et pervers, il faut que vous sachiez qu’il y a quelques jours, passant auprès d’un bois, j’entendis des cris et des accents plaintifs, comme d’une personne affligée et souffrante. J’accourus aussitôt, poussé par mon devoir, vers l’endroit d’où partaient ces plaintes lamentables, et je trouvai, attaché à un chêne, ce jeune garçon qui est maintenant devant nous ; ce dont je me réjouis au fond de l’âme, car c’est un témoin qui ne me laissera pas accuser de mensonge. Je dis donc qu’il était attaché à un chêne, nu de la tête à la ceinture, et qu’un rustre, que je sus, depuis, être son maître, lui déchirait la peau à coups d’étrivières avec les sangles d’une jument. Dès que ce spectacle frappa mes yeux, je demandai au paysan la cause d’un traitement aussi atroce. Le vilain me répondit que c’était son valet, et qu’il le fouettait ainsi parce que certaines négligences qu’il avait à lui reprocher sentaient plus le larron que l’imbécile. À cela cet enfant s’écria : « Seigneur, il ne me fouette que parce que je lui demande mes gages. » Le maître répliqua par je ne sais quelles harangues et quelles excuses, que je voulus bien entendre, mais non pas accepter. À la fin, je fis détacher le pauvre garçon et jurer par serment au vilain qu’il l’emmènerait chez lui et lui payerait ses gages un réal sur l’autre, même avec intérêts. N’est-ce pas vrai, tout ce que je viens de dire, André, mon enfant ? N’as-tu pas remarqué avec quel empire je commandai à ton maître, avec quelle humilité il me promit de faire tout ce que lui imposait et notifiait ma volonté ? Réponds sans te troubler, sans hésiter en rien ; dis à ces seigneurs comment la chose s’est passée, afin qu’on voie bien s’il n’est pas utile, comme je le dis, qu’il y ait des chevalier errants sur les grands chemins.

– Tout ce que Votre Grâce a dit est la pure vérité, répondit le jeune garçon ; mais la fin de l’affaire a tourné bien au rebours de ce que vous imaginez.

– Comment au rebours ? s’écria don Quichotte ; est-ce que ce vilain ne t’a pas payé ?

– Non-seulement il ne m’a pas payé, répliqua le jeune homme ; mais, dès que Votre Grâce fut sortie du bois et que nous fûmes restés seuls, il me prit, me rattacha au même chêne, et me donna de nouveau tant de coups d’étrivières, qu’il me laissa écorché comme un saint Barthélemi ; et chaque coup qu’il m’appliquait, il l’assaisonnait d’un badinage ou d’une raillerie, pour se moquer de Votre Grâce, tellement que, sans la douleur de mes côtes, j’aurais ri de bon cœur de ce qu’il disait. Enfin, il me mit en tel état que, depuis ce temps, je suis resté à l’hôpital pour me guérir du mal que ce méchant homme me fit alors. Et de tout cela, c’est Votre Grâce qui en a la faute ; car, si vous aviez suivi votre chemin, sans venir où l’on ne vous appelait pas, et sans vous mêler des affaires d’autrui, mon maître se serait contenté de me donner une ou deux douzaines de coups de fouet, puis il m’aurait lâché et m’aurait payé tout ce qu’il me devait. Mais Votre Grâce vint l’insulter si mal à propos, et lui dire tant d’impertinences, que la colère lui monta au nez, et, comme il ne put se venger sur vous, c’est sur moi que le nuage a crevé, si bien qu’à ce que je crois je ne deviendrai homme en toute ma vie.

– Le mal fut, dit don Quichotte, que je m’éloignai trop tôt, et que je ne restai pas jusqu’à ce que tu fusses payé. J’aurais dû savoir, en effet, par longue expérience, que jamais vilain ne garde sa promesse, à moins qu’il ne trouve son compte à la garder. Mais tu te rappelles bien, André, que j’ai juré, s’il ne te payait pas, de revenir le chercher, et que je le trouverais, se fût-il caché dans le ventre de la baleine.

– Oui, c’est vrai, répondit André, mais ça n’a servi de rien.

– Maintenant tu vas voir si ça sert à quelque chose, » s’écria don Quichotte ; et, disant cela, il se leva brusquement, appela Sancho, et lui commanda de seller Rossinante, qui s’était mise à paître pendant que les autres mangeaient.

Dorothée demanda alors à don Quichotte ce qu’il pensait faire. Celui-ci répondit qu’il pensait aller chercher le vilain, le châtier de sa brutalité, et faire payer André jusqu’au dernier maravédi, en dépit de tous les vilains du monde qui voudraient y trouver à redire. Mais elle lui répliqua qu’il prît garde que, d’après le don promis, il ne pouvait s’entremettre en aucune entreprise avant qu’il eût mis la sienne à fin, et que, sachant cela mieux que personne, il devait calmer cette juste indignation jusqu’au retour de son royaume.

« J’en conviens, répondit don Quichotte ; il faut bien qu’André prenne patience jusqu’à mon retour, comme vous dites, madame ; mais je jure de nouveau et promets par serment de ne plus reposer alors qu’il ne soit dûment vengé et payé.

– Je me soucie peu de ces jurements, reprit André, et j’aimerais mieux tenir maintenant de quoi me rendre à Séville que toutes les vengeances du monde. Donnez-moi, si vous en avez là, quelque chose à manger ou à mettre dans ma poche, et que Dieu vous conserve, ainsi que tous les chevaliers errants, auxquels je souhaite aussi bonne chance pour eux-mêmes qu’ils l’ont eue pour moi. »

Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de fromage, et les présentant au jeune homme :

« Tenez, lui dit-il, mon frère André ; de cette manière chacun de nous attrapera une part de votre disgrâce.

– Et quelle part attrapez-vous ? demanda André.

– Cette part de fromage et de pain que je vous donne, répondit Sancho. Dieu sait si elle doit ou non me faire faute, car il faut que vous sachiez, mon ami, que nous autres écuyers de chevaliers errants nous sommes sujets à endurer la faim et la misère, et d’autres choses encore qui se sentent mieux qu’elles ne se disent. »

André prit le pain et le fromage ; et, voyant que personne ne se disposait à lui donner autre chose, il baissa la tête, tourna le dos, et, comme on dit, pendit ses jambes à son cou. Toutefois il se retourna en partant, et dit à don Quichotte :

« Pour l’amour de Dieu, seigneur chevalier errant, si vous me rencontrez une autre fois, bien que vous me voyiez mettre en morceaux, ne prenez pas l’envie de me secourir, mais laissez-moi dans ma disgrâce, qui ne pourra jamais être pire que celle qui me viendrait du secours de Votre Seigneurie, que je prie Dieu de confondre et de maudire avec tous les chevaliers errants que le monde ait vus naître. »

Don Quichotte se levait pour châtier ce petit insolent ; mais l’autre se mit à courir de façon que personne n’eût l’idée de le suivre. Notre chevalier resta donc sur la place, tout honteux de l’histoire d’André, et les autres eurent besoin de faire grande attention à ne point éclater de rire, pour ne pas achever de le fâcher tout de bon.

Chapitre XXXII

Qui traite de ce qui arriva dans l’hôtellerie à toute la quadrille de don Quichotte


Le splendide festin terminé, on remit bien vite les selles aux montures, et, sans qu’il se passât aucun événement digne d’être conté, toute la troupe arriva le lendemain à l’hôtellerie, épouvante de Sancho Panza. Celui-ci aurait bien voulu n’y pas mettre les pieds ; mais il ne put éviter ce mauvais pas. L’hôte, l’hôtesse, leur fille et Maritornes, qui virent de loin venir don Quichotte et Sancho, sortirent à leur rencontre, et les accueillirent avec de grands témoignages d’allégresse. Notre chevalier les reçut d’un air grave et solennel, et leur dit de lui préparer un lit meilleur que la première fois. L’hôtesse répondit que, pourvu qu’il payât mieux, il trouverait une couche de prince. Don Quichotte l’ayant promis, on lui dressa un lit passable dans ce même galetas qui lui avait déjà servi d’appartement, et sur-le-champ il alla se coucher, car il avait le corps en aussi mauvais état que l’esprit.

Dès qu’il eut fermé sa porte, l’hôtesse s’approcha du barbier, lui sauta au visage, et prenant sa barbe à deux mains :

« Par ma foi, dit-elle, vous ne ferez pas plus longtemps une barbe de ma queue, et vous allez me la rendre sur l’heure. Depuis qu’elle est partie, les saletés de mon mari traînent par terre que c’est une honte, je veux dire le peigne que j’accrochais à ma bonne queue. »

Mais l’hôtesse avait beau tirer, le barbier ne voulait pas se laisser arracher la barbe ; enfin le curé lui dit qu’il pouvait la rendre, qu’il n’avait plus besoin de continuer la ruse, et qu’il pouvait se montrer sous sa forme ordinaire :

« Vous direz à don Quichotte, ajouta-t-il, qu’après avoir été dépouillé par les galériens, vous êtes venu en fuyant vous réfugier dans cette hôtellerie, et, s’il s’informe de ce qu’est devenu l’écuyer de la princesse, on lui dira qu’elle lui a fait prendre les devants pour annoncer aux gens de son royaume qu’elle s’y rendait accompagnée de leur commun libérateur. »

Sur cela, le barbier rendit de bon cœur la queue à l’hôtesse, et on lui restitua de même toutes les nippes qu’elle avait prêtées pour la délivrance de don Quichotte.

Tous les gens de la maison étaient restés émerveillés de la beauté de Dorothée, et même de la bonne mine du berger Cardénio. Le curé fit préparer à dîner avec ce qui se trouvait à l’hôtellerie, et, dans l’espoir d’être grassement payé, l’hôte leur servit en diligence un passable repas. Cependant don Quichotte continuait de dormir, et l’on fut d’avis de ne point l’éveiller, le lit devant lui faire plus de bien que la table. Au dessert, on s’entretint devant l’hôtelier, sa femme, sa fille, Maritornes et tous les voyageurs, de l’étrange folie du pauvre don Quichotte, et de l’état où on l’avait trouvé dans la montagne. L’hôtesse raconta ce qui lui était arrivé avec le muletier galant, et, voyant que Sancho n’était pas là pour l’entendre, elle conta aussi l’aventure de sa berne, ce qui divertit fort toute la compagnie. Le curé prenant occasion de dire que c’étaient les livres de chevalerie qu’avait lus don Quichotte qui lui avaient tourné la tête :

« Je ne sais comment cela peut se faire, s’écria l’hôtelier ; car, pour mon compte, en vérité, je ne connais pas de meilleure lecture au monde. J’ai là deux ou trois de ces livres qui m’ont souvent rendu la vie, non-seulement à moi, mais à bien d’autres. Dans le temps de la moisson, quantité de moissonneurs viennent se réunir ici les jours de fête, et, parmi eux, il s’en trouve toujours quelqu’un qui sait lire, et celui-là prend un de ces livres à la main, et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et nous restons à l’écouter avec tant de plaisir, qu’il nous ôte plus de mille cheveux blancs. Du moins, je puis dire de moi que, quand j’entends raconter ces furieux et terribles coups d’épée que vous détachent les chevaliers, il me prend grande envie d’en faire autant, et je voudrais entendre lire les jours et les nuits.

– Et moi tout de même, ajouta l’hôtesse, puisque je n’ai de bons moments dans ma maison que ceux que vous passez à entendre lire, car vous êtes alors si occupé, si ébahi, que vous ne vous souvenez pas seulement de gronder.

– Oh ! c’est bien vrai, continua Maritornes, et, en bonne foi de Dieu, j’ai grand plaisir aussi à écouter ces choses, qui sont fort jolies ; surtout quand on raconte que l’autre dame est sous des orangers, embrassant son chevalier tout à l’aise, tandis qu’une duègne monte la garde, morte d’envie et pleine d’effroi. Je dis que tout cela est doux comme miel.

– Et à vous, que vous en semble, ma belle demoiselle ? dit le curé, s’adressant à la fille de l’hôtesse.

– Sur mon âme, seigneur, je ne sais trop, répondit-elle ; mais j’écoute comme les autres, et, bien que je ne comprenne guère, en vérité, je me divertis aussi d’entendre. Mais ce ne sont pas les coups dont mon père s’amuse tant, qui m’amusent, moi ; ce sont les lamentations que font les chevaliers quand ils sont loin de leurs dames, et vraiment j’en pleure quelquefois de la pitié qu’ils me donnent.

– Ainsi, mademoiselle, reprit Dorothée, vous ne les laisseriez pas se lamenter longtemps, si c’était pour vous qu’ils fussent à pleurer ?

– Je ne sais trop ce que je ferais, répondit la jeune fille ; mais je sais bien qu’il y en a parmi ces dames de si cruelles, que leurs chevaliers les appellent tigres, panthères et autres immondices. Ah ! Jésus ! quelle espèce de gens est-ce donc, sans âme et sans conscience, qui, pour ne pas regarder un honnête homme, le laissent mourir ou devenir fou ? Je ne sais pas pourquoi tant de façons ; si elles font tout cela par sagesse, que ne se marient-elles avec eux, puisqu’ils ne demandent pas autre chose ?

– Taisez-vous, petite fille, s’écria l’hôtesse ; on dirait que vous en savez long sur ce sujet, et il ne convient pas à votre âge de tant savoir et de tant babiller.

– Puisque ce seigneur m’interrogeait, répondit-elle, il fallait bien lui répondre.

– Maintenant, dit le curé, apportez-moi ces livres, seigneur hôtelier, je voudrais les voir.

– Très-volontiers, » répliqua celui-ci ; et, passant dans sa chambre, il en rapporta une vieille malle fermée d’un cadenas, qu’il ouvrit, et de laquelle il tira trois gros volumes, avec quelques papiers écrits à la main d’une belle écriture.

Le curé prit les volumes, et vit en les ouvrant que le premier était Don Cirongilio de Thrace[181], l’autre, Félix-Mars d’Hyrcanie[182], et le troisième, l’Histoire du grand capitaine Gonzalve de Cordoue[183], avec la Vie de Diégo Garcia de Parédès. Après avoir lu le titre des deux premiers ouvrages, le curé se tourna vers le barbier :

« Compère, lui dit-il, la gouvernante et la nièce de notre ami nous font faute en ce moment.

– Oh ! que non, répondit le barbier ; je saurai aussi bien qu’elles les porter à la basse-cour, ou, sans aller plus loin, les jeter dans la cheminée, car il y a vraiment un bon feu.

– Est-ce que Votre Grâce veut brûler mes livres ? s’écria l’hôtelier.

– Seulement ces deux-ci, répondit le curé : le Don Cirongilio et le Félix-Mars.

– Allons donc, reprit l’hôte, est-ce que mes livres sont hérétiques ou flegmatiques, que vous voulez les jeter au feu ?

– Schismatiques, vous voulez dire, mon ami, interrompit le barbier, et non flegmatiques.

– Comme il vous plaira, répondit l’hôtelier ; mais si vous voulez en brûler quelqu’un, que ce soit du moins celui de ce grand capitaine, et de ce Diégo Garcia ; car je laisserais plutôt brûler ma femme et mes enfants qu’aucun des deux autres.

– Mais, frère, répondit le curé, ces deux livres sont des contes mensongers, tous farcis de sottises et d’extravagances ; l’autre, au contraire, est une histoire véritable. Il rapporte les faits et gestes de Gonzalve de Cordoue, qui, par ses grands et nombreux exploits, mérita d’être appelé dans tout l’univers le Grand Capitaine, surnom illustre, clair, et que lui seul a mérité. Quant à ce Diégo Garcia de Parédès, ce fut un noble chevalier, natif de la ville de Truxillo en Estrémadure[184], guerrier de haute valeur, et de si grande force corporelle, qu’avec un doigt il arrêtait une roue de moulin dans sa plus grande furie. Un jour, s’étant placé à l’entrée d’un pont avec une épée à deux mains, il ferma le passage à toute une armée innombrable[185], et fit d’autres exploits tels, que si, au lieu de les écrire et de les raconter lui-même avec la modestie d’un chevalier qui est son propre chroniqueur[186], il les eût laissé écrire plus librement par un autre, ces exploits mettraient en oubli ceux des Hector, des Achille et des Roland.

– Ah ! pardieu ! vous me la donnez belle ! s’écria l’hôtelier. Voilà bien de quoi s’étonner, que d’arrêter une roue de moulin ! Faites-moi donc le plaisir de lire maintenant ce que j’ai ouï dire de Félix-Mars d’Hyrcanie, qui, d’un seul revers, coupait cinq géants par le milieu du corps, tout de même que s’ils eussent été faits de chair de rave, comme les petits moinillons que font les enfants ; et, une autre fois, il attaqua tout seul une très-grande et très-puissante armée, où l’on comptait plus d’un million six cent mille soldats, tous armés de pied en cap, et il vous les tailla en pièces comme si c’eût été des troupeaux de moutons. Et que me direz-vous de ce brave don Cirongilio de Thrace, qui fut si vaillant et si téméraire, comme vous le verrez dans son livre, où l’on raconte qu’un jour, tandis qu’il naviguait sur une rivière, voilà que du milieu de l’eau sort un dragon de feu, et, dès qu’il le voit, don Cirongilio lui saute dessus, et se met à califourchon sur ses épaules écailleuses, et lui serre des deux mains la gorge avec tant de force, que le dragon voyant qu’il allait l’étrangler, n’eut d’autre ressource que de se laisser aller au fond de la rivière, emmenant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais lâcher prise ? et, quand ils furent arrivés là-bas au fond, il se trouva dans un grand palais, et dans des jardins si jolis que c’était un délice ; et le dragon se changea en un beau vieillard, qui lui dit tant de choses qu’il ne faut qu’ouvrir les oreilles. Allez, allez, seigneur, si vous entendiez lire tout cela, vous deviendriez fou de plaisir ; et deux figues, par ma foi, pour ce grand capitaine que vous dites, et pour ce Diégo Garcia. »

Quand Dorothée entendit ce beau discours, elle se pencha vers Cardénio, et lui dit tout bas :

« Il s’en faut peu que notre hôte ne fasse la paire avec don Quichotte.

– C’est ce qui me semble, répondit Cardénio : car, à l’entendre, il tient pour article de foi que tout ce que disent ses livres est arrivé au pied de la lettre, comme ils le racontent, et je défie tous les carmes déchaussés de lui faire croire autre chose.

– Mais prenez garde, frère, répétait cependant le curé, qu’il n’y a jamais eu au monde de Félix-Mars d’Hyrcanie, ni de Cirongilio de Thrace, ni d’autres chevaliers de même trempe, tels que les dépeignent les livres de chevalerie. Tout cela n’est que mensonge et fiction ; ce ne sont que des fables inventées par des esprits oisifs, qui les composèrent dans le but que vous dites, celui de faire passer le temps, comme le passent, en les lisant, vos moissonneurs ; et je vous jure, en vérité, que jamais il n’y eut de tels chevaliers dans ce monde, et que jamais ils n’y firent de tels exploits ni de telles extravagances.

– À d’autres, s’écria l’hôtelier ; trouvez un autre chien pour ronger votre os : est-ce que je ne sais pas où le soulier me blesse, et combien il y a de doigts dans la main ? Ne pensez pas me faire avaler de la bouillie, car je ne suis plus au maillot. Vous me la donnez belle, encore une fois, de vouloir me faire accroire que tout ce que disent ces bons livres en lettres moulées n’est qu’extravagance et mensonge, tandis qu’ils sont imprimés avec licence et permission de messieurs du conseil royal ! comme si c’étaient des gens capables de laisser imprimer tant de mensonges à la douzaine, tant de batailles et d’enchantements qu’on en perd la tête !

– Mais je vous ai déjà dit, mon ami, répliqua le curé, que tout cela s’écrit pour amuser nos moments perdus ; et, de même que, dans les républiques bien organisées, on permet les jeux d’échecs, de paume, de billard, pour occuper ceux qui ne veulent, ne peuvent ou ne doivent point travailler, de même on permet d’imprimer et de vendre de tels livres, parce qu’on suppose qu’il ne se trouvera personne d’assez ignorant et d’assez simple pour croire véritable aucune des histoires qui s’y racontent. Si j’en avais le temps aujourd’hui et un auditoire à propos, je dirais de telles choses sur les romans de chevalerie et ce qui leur manque pour être bons, qu’elles ne seraient peut-être ni sans profit ni même sans plaisir ; mais un temps viendra, je l’espère, où je pourrai m’en entendre avec ceux qui peuvent y mettre ordre. En attendant, seigneur hôtelier, croyez à ce que je viens de dire ; reprenez vos livres ; arrangez-vous de leurs vérités ou de leurs mensonges ; et grand bien vous en fasse ; Dieu veuille que vous ne clochiez pas du même pied que votre hôte don Quichotte !

– Oh ! pour cela, non, répondit l’hôtelier, je ne serai pas assez fou pour me faire chevalier errant ; je vois bien que les choses ne se passent point à présent comme elles se passaient alors, quand ces fameux chevaliers couraient, à ce qu’on dit, par le monde. »

Sancho, qui s’était trouvé présent à la dernière partie de cet entretien, demeura tout surpris et tout pensif d’entendre dire que les chevaliers errants n’étaient plus de mode, et que tous les livres de chevalerie n’étaient que sottises et mensonges ; aussi se proposa-t-il, au fond de son cœur, d’attendre seulement à quoi aboutirait le voyage actuel de son maître, bien décidé, si l’issue n’en était point aussi heureuse qu’il l’avait imaginé, de retourner à sa femme et à ses enfants, et de reprendre avec eux ses travaux habituels.

Cependant l’hôtelier emportait sa malle et ses livres. Mais le curé lui dit :

« Attendez un peu ; je veux voir ce que sont ces papiers écrits d’une si belle main. »

L’hôtelier les tira du coffre, et, les donnant à lire au curé, celui-ci vit qu’ils formaient un cahier de huit feuilles manuscrites, et que, sur la première page, était écrit en grandes lettres le titre suivant : Nouvelle du curieux malavisé. Le curé ayant lu tout bas trois ou quatre lignes :

« En vérité, s’écria-t-il, le titre de cette nouvelle me tente, et j’ai envie de la lire tout entière.

– Votre Révérence fera bien, répondit l’hôtelier, car il faut que vous sachiez que quelques-uns de mes hôtes, qui l’ont lue ici, l’ont trouvée très-agréable, et me l’ont instamment demandée ; mais je n’ai jamais voulu la céder, pensant la rendre à celui qui a oublié chez moi cette malle avec les livres et les papiers. Il pourrait se faire que leur maître revînt un beau jour par ici, et, bien qu’assurément les livres me fissent faute, par ma foi, je les lui rendrais, car enfin, quoique hôtelier, je suis chrétien.

– Vous avez grandement raison, mon ami, reprit le curé ; mais pourtant si la nouvelle me plaît, vous me la laisserez bien copier ?

– Oh ! très-volontiers, » répliqua l’hôte.

Pendant cette conversation, Cardénio avait pris la nouvelle, et s’étant mis à lire quelques phrases, il en eut la même opinion que le curé, et le pria de la lire à haute voix pour que tout le monde l’entendît.

« Je la lirais de bon cœur, répondit le curé, s’il ne valait pas mieux employer le temps au sommeil qu’à la lecture.

– Pour moi, dit Dorothée, ce sera bien assez de repos que de passer une heure ou deux à écouter quelque histoire, car je n’ai pas encore l’esprit assez calme pour dormir à mon gré.

– S’il en est ainsi, reprit le curé, je veux bien la lire, ne fût-ce que par curiosité ; peut-être la nôtre ne sera-t-elle pas trompée. »

Maître Nicolas, et jusqu’à Sancho, vinrent aussi lui adresser la même prière ; alors le curé voyant qu’il ferait plaisir à tous les assistants, et pensant d’ailleurs ne point perdre sa peine :

« Eh bien donc ! s’écria-t-il, soyez tous attentifs ; voici de quelle manière commence la nouvelle : »

Chapitre XXXIII

Où l’on raconte l’aventure du curieux malavisé


À Florence, riche et fameuse ville d’Italie, dans la province qu’on appelle Toscane, vivaient deux gentilshommes d’illustre famille, Anselme et Lothaire, liés ensemble d’une si étroite amitié, que tous ceux dont ils étaient connus les appelaient, par excellence, les deux amis. Tous deux étaient jeunes et garçons ; tous deux avaient le même âge et les mêmes goûts, ce qui suffisait pour qu’ils répondissent l’un à l’autre par une mutuelle affection. Il est bien vrai qu’Anselme était plus enclin aux passe-temps amoureux, et Lothaire plus emporté par les plaisirs de la chasse ; mais, à l’occasion, Anselme sacrifiait ses goûts pour suivre ceux de Lothaire, et Lothaire, à son tour, renonçait aux siens pour se livrer à ceux d’Anselme : de cette façon, leurs volontés marchaient si parfaitement d’accord, qu’une horloge bien réglée n’offrait pas la même harmonie.

Anselme était éperdument épris d’une noble et belle personne de la même ville, fille de parents si recommandables, et si digne elle-même d’estime, qu’il résolut, avec l’approbation de son ami Lothaire, sans l’avis duquel il ne faisait rien, de la demander en mariage. Ce projet fut aussitôt mis à exécution, et celui qui porta l’ambassade fut Lothaire, lequel conduisit la négociation tellement au gré de son ami, qu’en peu de temps Anselme se vit en possession de l’objet de ses désirs, et Camille si satisfaite de l’avoir obtenu pour époux, qu’elle ne cessait de rendre grâce au ciel, ainsi qu’à Lothaire, par l’entremise duquel lui était venu tant de bonheur.

Dans les premiers jours (ceux des noces sont toujours brillants et joyeux), Lothaire continua, comme d’habitude, à fréquenter la maison de son ami, pour l’honorer et le fêter de son mieux ; mais dès qu’on eut achevé les noces, dès que les visites et les félicitations se furent calmées, Lothaire commença à ralentir peu à peu, par réflexion, ses allées et venues dans la maison de son ami. Il lui semblait, et ce doit être l’opinion de tous les hommes sages et prudents, qu’il ne faut plus visiter un ami marié de la même manière qu’un ami garçon : car, bien que la bonne et franche amitié ne puisse et ne doive concevoir aucun soupçon, l’honneur d’un mari est une chose si délicate, qu’il peut être blessé même par les frères, à plus forte raison par les amis.

Anselme s’aperçut bientôt du refroidissement de Lothaire. Il lui en fit les plaintes les plus vives, disant que, s’il eût su que son mariage pouvait rompre leur habitude de se voir chaque jour, jamais il ne l’aurait conclu, et que, si la mutuelle affection qu’ils avaient l’un pour l’autre, tant qu’il était resté garçon, leur avait mérité ce doux surnom des deux amis, il ne fallait point permettre, par une circonspection mal entendue et sans objet, qu’un nom si rare et si précieux vînt à se perdre ; qu’il le suppliait donc, si ce mot pouvait s’employer entre eux, de redevenir maître de sa maison, d’y entrer et d’en sortir sans gêne comme auparavant, l’assurant que son épouse Camille n’avait d’autre volonté que celle qu’il voulait qu’elle eût, et que, sachant quelle tendre amitié les avait unis, elle était surprise et peinée de voir maintenant régner entre eux tant de froideur. À toutes ces raisons et d’autres encore que fit valoir Anselme pour persuader à Lothaire de reprendre ses anciennes habitudes, Lothaire répondit avec tant de prudence et de discrétion, qu’Anselme demeura satisfait des bonnes intentions de son ami. Ils convinrent que, deux fois par semaine et les jours de fête, Lothaire irait dîner chez lui. Mais, bien qu’il s’y fût engagé, Lothaire se proposa de ne rien faire de plus que ce qu’autorisait l’honneur de son ami, dont la réputation lui était plus chère que la sienne propre. Il disait, et il disait bien, que le mari à qui le ciel a donné une femme belle, doit être aussi prudent sur le choix des amis qu’il reçoit dans sa maison, que sur celui des amies que fréquente sa femme ; car ce qui ne peut ni se faire ni se comploter dans les promenades, dans les temples, dans les stations dévotes et les fêtes publiques (chose que les maris ne doivent pas toujours refuser à leurs femmes), se complote et se facilite chez l’amie ou la parente dont on se croit le mieux assuré. Lothaire disait aussi que les maris auraient besoin d’avoir chacun quelque ami qui les avertît des négligences qu’ils pourraient commettre ; car il arrive d’habitude que le grand amour qu’un mari porte à sa femme l’empêche, soit par aveuglement, soit par crainte de l’affliger, de lui recommander qu’elle fasse ou cesse de faire certaines choses qui méritent l’éloge ou le blâme : défaut que corrigeraient aisément les conseils d’un ami. Mais où se trouvera-t-il, cet ami, aussi discret, aussi loyal, aussi dévoué que le demande Lothaire ? Pour moi, je n’en sais rien assurément. Lothaire seul pouvait l’être, lui qui veillait avec tous les soins de sa prudence sur l’honneur de son ami, lui qui s’efforçait d’éloigner par toutes sortes de prétextes les jours convenus pour ses visites, afin que les yeux oisifs et les langues malicieuses ne trouvassent point à redire sur la trop fréquente admission d’un jeune et riche gentilhomme, doué de toutes les qualités qu’il savait avoir, dans la maison d’une aussi belle personne que Camille ; car, bien que la vertu de celle-ci pût mettre un frein à toute médisance, il ne voulait exposer ni sa bonne renommée ni l’honneur de son mari. En conséquence, la plupart des jours convenus, il les employait à d’autres choses qu’il disait être indispensables ; aussi les plaintes de l’un, les excuses de l’autre, prenaient-elles une grande partie de leur temps.

Un jour qu’ils se promenaient tous deux dans une prairie hors de la ville, Anselme prit Lothaire à part, et lui parla de la sorte :

« N’aurais-tu point pensé, ami Lothaire, que je dusse répondre par une gratitude sans bornes aux grâces que Dieu m’a faites en me faisant naître de parents tels que les miens, en me prodiguant d’une main libérale les biens de la nature et ceux de la fortune, surtout à la grâce plus grande encore qu’il a ajoutée en me donnant toi pour ami, et Camille pour femme, deux bonheurs que j’estime, sinon autant qu’ils le méritent, du moins autant que je le puis ? Eh bien ! avec tous ces avantages dont se forme l’ensemble de satisfactions qui peuvent et doivent rendre les hommes heureux, je passe la vie de l’homme le plus triste, le plus abattu, le plus désespéré qu’il y ait dans l’univers. Depuis je ne sais combien de jours, un désir me presse et me tourmente, si étrange, si bizarre, si hors de l’usage commun, que je m’étonne de moi-même, que je m’accuse et me gronde, que je voudrais le taire et le cacher à mes propres pensées. Mais, ne pouvant plus contenir ce secret, je veux du moins le confier en dépôt à ta discrétion, dans l’espoir que, par les soins que tu mettras à me guérir, en ami véritable, je me verrai bientôt délivré des angoisses qu’il me cause, et que ma joie reviendra par ta sollicitude au point où ma tristesse est arrivée par ma folie. »

Lothaire écoutait avec étonnement les paroles d’Anselme, ne sachant à quoi tendait un si long préambule ; et, bien qu’il cherchât et roulât dans son imagination quel désir pouvait être celui qui tourmentait à ce point son ami, les coups portaient toujours loin du blanc de la vérité. Enfin, pour sortir promptement de l’agonie où le tenait cette incertitude, il lui dit que c’était faire outrage à sa vive amitié que de chercher tant de détours pour lui exposer ses plus secrètes pensées, puisqu’il pouvait se promettre de trouver en lui, ou des conseils pour les diriger, ou des ressources pour les accomplir.

« Tu as raison, répondit Anselme, et, dans cette confiance, je veux t’apprendre, ami Lothaire, que le désir qui me poursuit, c’est de savoir si Camille, mon épouse, est aussi vertueuse, aussi parfaite que je me l’imagine. Or, je ne peux m’assurer de la vérité sur ce point qu’en l’éprouvant de manière que l’épreuve démontre la pureté de sa vertu, comme le feu prouve celle de l’or. Je pense en effet, ô mon ami, qu’une femme n’est vertueuse que selon qu’elle est ou n’est pas sollicitée, et que celle-là seulement peut s’appeler forte, qui ne plie ni aux promesses, ni aux dons, ni aux larmes, ni aux continuelles importunités d’un amant empressé. Quel mérite y a-t-il à ce qu’une femme reste sage, si personne ne l’engage à cesser de l’être ? est-il étrange qu’elle soit réservée et craintive, celle à qui l’on ne laisse aucune occasion de s’échapper, celle qui connaît assez son mari pour savoir qu’elle payera de sa vie la première faute où il la surprendra ? Aussi la femme vertueuse par crainte ou faute d’occasion, je ne veux pas la tenir en même estime que celle qui est sollicitée, poursuivie, et qui sort des tentations avec la couronne de la victoire. Enfin, par toutes ces raisons, et beaucoup d’autres que je pourrais ajouter à l’appui de mon opinion, je désire que mon épouse Camille passe par ces difficultés, et qu’elle soit mise au creuset des poursuites et des adorations d’un homme digne de prétendre à ses faveurs. Si, comme je l’espère, elle sort de cette bataille avec la palme du triomphe, alors je tiendrai mon bonheur pour sans égal, je pourrai dire que le vide de mes désirs est comblé, et que j’ai reçu en partage la femme forte, celle dont le sage a dit : Qui la trouvera[187] ? Mais, quand même l’événement serait au rebours de ce que j’imagine, le plaisir de voir que je ne m’étais pas trompé dans mon opinion me fera supporter la peine que pourra me causer à bon droit une si coûteuse expérience. Il y a plus : comme rien de ce que tu pourras me dire à l’encontre de cette fantaisie ne saurait me détourner de la mettre en œuvre, je veux, ô mon ami Lothaire, que tu te disposes à être l’instrument qui élèvera l’édifice de ma satisfaction. Je te donnerai les occasions d’agir, et rien ne te manquera de ce qui me semblera nécessaire pour ébranler une femme honnête, modeste, chaste et désintéressée. Ce qui me décide, entre autres choses, à te confier plutôt qu’à tout autre une entreprise si épineuse, c’est de savoir que, si Camille est vaincue par toi, la victoire n’ira pas jusqu’à ses dernières exigences, mais seulement à tenir pour fait ce qu’il était possible de faire. De cette manière, je ne serai offensé que par l’intention, et mon outrage restera enseveli dans le secret de ton silence, qui, je le sais, sera, pour ce qui me regarde, éternel comme celui de la mort. Ainsi donc, si tu veux que je goûte une vie qui se puisse appeler de ce nom, il faut que tu ouvres sans délai cette campagne amoureuse, non point avec lenteur et timidité, mais avec autant d’empressement et de zèle qu’en exige mon désir et qu’en attend ma confiance en ton amitié. »

Tels furent les propos que tint Anselme à Lothaire, et celui-ci les écoutait avec tant d’attention et de surprise, qu’il n’ouvrit pas les lèvres avant que son ami eût cessé de parler. S’apercevant qu’il gardait le silence, il se mit d’abord à le regarder fixement, comme il aurait regardé quelque autre chose inconnue pour lui jusqu’alors, et dont la vue exciterait son étonnement et son effroi. Enfin, au bout d’une longue pause, il lui dit :

« Je ne peux me persuader, ami Anselme, que tout ce que tu viens de dire ne soit pas une plaisanterie ; certes, si j’avais pensé que tu parlais sérieusement, je ne t’aurais pas laissé finir ; en cessant de t’écouter, j’aurais coupé court à ta longue harangue. J’imagine, ou que tu ne me connais point, ou que je ne te connais point. Mais non : je sais bien que tu es Anselme, et tu sais bien que je suis Lothaire. Par malheur, je pense que tu n’es plus le même Anselme, et que tu dois avoir aussi pensé que je ne suis pas non plus le même Lothaire ; car, ni les choses que tu m’as dites ne sont de cet Anselme, mon ami, ni celles que tu me demandes ne s’adressent à ce Lothaire que tu connais. Les bons amis, en effet, doivent mettre leurs amis à l’épreuve usque ad aras, comme a dit un poëte, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas exiger de leur amitié des choses qui soient contre les préceptes de Dieu. Mais si un gentil[188] a pensé cela de l’amitié, à combien plus forte raison doit le penser un chrétien, qui sait que, pour nulle affection humaine, on ne doit perdre l’affection divine ! et si l’ami pousse les choses au point d’oublier ses devoirs envers le ciel pour ses devoirs envers l’amitié, ce ne doit pas être sur de frivoles motifs, mais uniquement quand il y va de l’honneur ou de la vie de son ami. Or, dis-moi, Anselme, laquelle de ces deux choses est en danger chez toi, pour que je me hasarde à te complaire et à faire une action détestable comme celle que tu me demandes ? Aucune, assurément. Tu me demandes, au contraire, à ce que j’aperçois, que j’essaye, que je m’efforce de t’ôter l’honneur et la vie, et de me les ôter en même temps ; car enfin, si je t’ôte l’honneur, il est clair que je t’ôte la vie, puisqu’un homme déshonoré est pire qu’un homme mort ; et si je suis, comme tu le veux, l’instrument de ton malheur, je deviens également déshonoré, et partant sans vie. Écoute, ami Anselme, prends patience, et ne m’interromps point, jusqu’à ce que j’aie fini de te dire tout ce qui me viendra dans la pensée à l’égard de ta fantaisie. Le temps ne nous manquera point ensuite, à toi pour me répondre, à moi pour t’écouter.

– Très-volontiers, reprit Anselme, dis ce que tu voudras. »

Lothaire, alors, poursuivit de la sorte :

« Il me semble, ô Anselme, que tu as à présent l’esprit comme l’ont toujours eu les musulmans, auxquels on ne peut faire entendre la fausseté de leur secte, ni par des citations de la sainte Écriture, ni par des déductions tirées des raisonnements de l’intelligence ou fondées sur des articles de foi ; il faut leur apporter des exemples palpables, intelligibles, indubitables ; des démonstrations mathématiques qui ne se puissent nier, comme lorsqu’on dit : « Si de deux parties égales nous ôtons des parties égales, celles qui restent sont encore égales ; » et, comme ils n’entendent même pas cela sur de simples paroles, il faut le leur mettre sous les yeux, le leur démontrer avec les mains ; et pourtant personne ne peut venir à bout de les convaincre des vérités de notre sainte religion. C’est précisément ce moyen que je suis obligé d’employer avec toi ; car le désir qui est né dans ton cœur s’éloigne tellement du chemin de tout ce qui a une ombre de raison, que ce serait assurément du temps perdu, celui que je dépenserais à te faire connaître ta simplicité, à laquelle je veux bien, quant à présent, ne pas donner d’autre nom. Et j’ai même envie de te laisser, pour t’en punir, dans ton extravagance ; mais l’amitié que je te porte ne me permet point d’user de tant de rigueur à ton égard : elle m’oblige, au contraire, à te tirer du péril imminent que tu cours. Et pour que tu le voies bien à découvert, réponds-moi, Anselme : ne m’as-tu pas dit qu’il me fallait solliciter une femme vivant dans la retraite ? émouvoir une femme honnête ? offrir des dons à une femme désintéressée ? rendre de bons offices à une femme prudente ? Oui, tu m’as dit tout cela. Eh bien, si tu sais que tu as une femme retirée, honnête, désintéressée et prudente, que cherches-tu donc ? Si tu penses qu’elle sortira victorieuse de tous les assauts que je lui livrerai, quels noms, quels titres espères-tu lui donner après, plus grands et plus précieux que ceux qu’elle a dès maintenant ? Sera-t-elle meilleure, enfin, alors qu’aujourd’hui ? Ou tu ne la tiens pas pour ce que tu dis, ou tu ne sais pas ce que tu demandes : dans le premier cas, pourquoi veux-tu l’éprouver ? Il vaut mieux la traiter en mauvaise femme, et comme il te plaira. Mais si elle est aussi bonne, aussi sûre que tu le crois, ce serait être malavisé que d’éprouver la vérité même, puisque, l’épreuve faite, elle aurait tout juste la même estime et le même prix qu’auparavant. Il est donc de stricte conclusion que vouloir tenter les choses desquelles il doit résulter plutôt du mal que du profit, c’est d’un esprit étourdi et téméraire, surtout lorsque rien n’y force ou n’y engage, surtout lorsqu’il apparaît clairement que la tentative est une manifeste folie. Les choses difficiles s’entreprennent pour Dieu, pour le monde, ou pour tous deux à la fois. Celles qu’on entreprend pour Dieu sont ce qu’ont fait les saints, qui ont voulu vivre de la vie des anges avec des corps d’hommes ; celles qu’on entreprend pour le monde sont ce que font ces gens qui traversent tant de mers immenses, tant de climats divers, tant de pays étrangers, pour acquérir ce qu’on appelle les biens de la fortune ; enfin celles qui s’entreprennent pour Dieu et pour le monde à la fois sont les actions de ces vaillants soldats qui, en voyant aux murailles de l’ennemi un espace ouvert, grand comme a pu le faire un boulet d’artillerie, secouant toute crainte, sans raisonner, sans voir le péril évident qui les menace, et emportés sur les ailes du désir de bien mériter de leur foi, de leur nation et de leur roi, s’élancent intrépidement au milieu de mille morts qui les attendent en face. Voilà les choses qu’on a coutume d’entreprendre avec honneur, gloire et profit, bien qu’offrant tant d’inconvénients et de périls. Mais celle que tu veux tenter et mettre en pratique ne saurait te faire acquérir ni mérite aux yeux de Dieu, ni biens de la fortune, ni renommée parmi les hommes. Car enfin, si le succès répond à ton désir, tu n’en seras ni plus glorieux, ni plus riche, ni plus honoré qu’à présent, et, si l’issue était autre, tu te verrais dans la plus profonde affliction qui se puisse imaginer. Rien ne te servirait, en effet, de penser que personne ne connaît ta disgrâce ; il suffirait pour te déchirer le cœur, que tu la connusses toi-même. En preuve de cette vérité, je veux te citer une strophe du fameux poëte Luigi Tansilo, à la fin de la première partie des Larmes de saint Pierre[189]. Elle est ainsi conçue :

« La douleur augmente, et avec elle augmente la honte dans l’âme de Pierre, quand le jour a paru. Et, bien qu’il ne soit aperçu de personne, il a honte de lui-même en voyant qu’il a péché : car, pour un cœur magnanime, ce ne sont pas seulement les yeux d’autrui qui excitent la honte ; ne serait-il vu que du ciel et de la terre, il a honte de lui dès qu’il est en faute. »

« Ainsi, le secret ne saurait t’épargner la douleur : au contraire, tu auras à pleurer sans cesse, non les larmes qui coulent des yeux, mais les larmes de sang qui coulent du cœur, comme les pleurait ce crédule docteur que notre poëte nous raconte avoir fait l’épreuve du vase qu’avec plus de sagesse le prudent Renaud s’abstint de tenter[190] ; et, bien que ce soit une fiction poétique, encore renferme-t-elle des secrets moraux dignes d’être compris et imités. Mais d’ailleurs ce que je vais te dire à présent achèvera de te faire connaître la grande faute que tu veux commettre. Dis-moi, Anselme, si le ciel, ou une faveur de la fortune, t’avait fait maître et possesseur légitime d’un diamant le plus fin, d’un diamant dont les qualités satisfissent tous les lapidaires qui l’auraient vu ; si, d’une voix unanime, tous déclaraient que, pour l’éclat et la pureté de l’eau, il est aussi parfait que permet de l’être la nature de cette pierre précieuse, et que tu en eusses toi-même une opinion semblable, sans rien savoir qui pût te l’ôter ; dis-moi, serait-il raisonnable qu’il te prît fantaisie d’apporter ce diamant, de le mettre entre une enclume et un marteau, et là, d’essayer à tour de bras s’il est aussi dur et aussi fin qu’on le dit ? serait-il plus raisonnable que tu misses en œuvre cette fantaisie ? Si la pierre résistait à une si sotte épreuve, elle n’y gagnerait ni valeur, ni célébrité ; et si elle se brisait, chose qui pourrait arriver, n’aurait-on pas tout perdu ? oui, certes, et de plus son maître passerait dans l’esprit de chacun pour un niais imprudent. Eh bien, mon cher Anselme, sache que Camille est ce fin diamant, dans ton estime et dans celle d’autrui, et qu’il n’est pas raisonnable de l’exposer au hasard de se briser, puisque, restât-elle intacte, elle ne peut hausser de prix ; mais si elle ne résistait point, et venait à céder, considère dès à présent ce qu’elle deviendrait après avoir perdu sa pureté, et comme tu pourrais à bon droit te plaindre toi-même, pour avoir été cause de sa perdition et de la tienne. Fais bien attention qu’il n’y a point en ce monde de bijou qui vaille autant qu’une femme chaste et vertueuse, et que tout l’honneur des femmes consiste dans la bonne opinion qu’on a d’elles ; et, puisque ton épouse possède l’extrême degré de sagesse que tu lui connais, pourquoi veux-tu mettre en doute cette vérité ? Prends garde, ami, que la femme est un être imparfait ; que, loin de lui susciter des obstacles qui la fassent trébucher et tomber, il faut, au contraire, les éloigner avec soin, et débarrasser son chemin de tout encombre, pour qu’elle marche d’un pas sûr et facile vers la perfection qui lui manque, et qui consiste dans la vertu. Les naturalistes racontent que l’hermine est un petit animal qui a la peau d’une éclatante blancheur, et que les chasseurs emploient pour la prendre un artifice assuré. Quand ils connaissent les endroits où elle a coutume de passer, ils les ferment avec de la boue ; puis, la poussant devant eux, ils la dirigent sur ces endroits ; dès que l’hermine arrive auprès de la boue, elle s’arrête et se laisse prendre, plutôt que de passer dans la fange, plutôt que de souiller sa blancheur, qu’elle estime plus que la liberté et la vie. La femme honnête et chaste est une hermine, sa vertu est plus blanche que la neige ; celui donc qui veut qu’elle ne la perde pas, mais qu’elle la garde et la conserve précieusement, ne doit point agir avec elle comme les chasseurs avec l’hermine : qu’il se garde bien de mettre sur son passage la fange des cadeaux et des galanteries d’amants empressés, car peut-être, et même sans peut-être, elle n’a point en elle-même assez de force et de vertu naturelle pour renverser tous ces obstacles. On doit les aplanir, et ne placer devant elle que la pureté de la vertu, que la beauté qu’enferme la bonne renommée. La femme vertueuse est comme un miroir de cristal, clair et brillant, mais qui se tache et s’obscurcit au moindre souffle qui l’atteint. Il faut en user avec la femme vertueuse comme avec les reliques, l’adorer sans la toucher ; il faut la garder comme un beau jardin rempli de roses et de toutes sortes de fleurs, où le maître ne permet de porter ni les pas ni la main : c’est assez que les passants puissent, de loin et par une grille de fer, jouir de sa vue et de ses parfums. Finalement, je veux te citer des vers qui me reviennent à la mémoire, et que j’entendis réciter dans une comédie moderne ; ils viennent tout à point pour le sujet qui nous occupe. Un prudent vieillard conseille à un autre, père d’une jeune fille, de la tenir dans la retraite et de la garder soigneusement sous clef ; entre autres propos, il lui dit :

« La femme est fragile comme le verre ; mais il ne faut pas éprouver si elle peut se briser ou non, car tout pourrait bien arriver.

« Et comme la brisure est probable, il y aurait folie de s’exposer au péril de rompre ce qui ne peut plus se souder.

« Telle est l’opinion commune, et bien fondée en raison ; car s’il y a des Danaé dans le monde, il y a aussi des pluies d’or. »

« Tout ce que je t’ai dit jusqu’à présent, ô Anselme ! n’a eu trait qu’à ce qui te touche ; il est bon maintenant de te faire entendre quelque chose de ce qui me regarde ; et, si je suis long, excuse-moi ; c’est ce qu’exige le labyrinthe où tu t’es engagé et d’où tu veux que je te tire. Tu me tiens pour ton ami, et cependant tu veux m’ôter l’honneur, chose contraire à toute amitié ; ce n’est pas tout : tu veux encore que je te l’ôte à toi-même. Que tu veuilles me l’ôter, rien de plus clair : car, dès que Camille verra que je la courtise comme tu me le demandes, elle devra certes me tenir pour un homme sans honneur et sans pudeur, puisque je ferais une chose si éloignée de ce qu’exigent et ce que je suis et ce que tu es pour moi. Que tu veuilles que je te l’ôte, il n’y a pas plus de doute, puisque en voyant que je la sollicite, Camille doit penser que j’ai découvert en elle quelque faiblesse qui m’a donné l’audace de lui révéler mes désirs coupables ; et, si elle se tient pour déshonorée, son déshonneur te touche, toi à qui elle appartient. C’est de là que naît cette commune opinion sur le mari de la femme adultère : il a beau ne point le savoir, ou n’avoir donné nulle occasion, nul prétexte pour que sa femme lui manque, on ne l’appelle pas moins d’un nom bas et injurieux, et ceux qui connaissent la mauvaise conduite de sa femme le regardent avec des yeux de mépris plutôt qu’avec des yeux de pitié, tout en voyant que ce n’est point par sa faute, mais par le caprice de sa coupable compagne, que ce malheur l’a frappé. Mais je veux te dire pourquoi le mari de la femme infidèle est à bon droit déshonoré, bien qu’il n’en sache rien, bien qu’il n’y ait de sa part aucune faute, et qu’il n’ait donné aucune occasion pour qu’elle ait péché. Et ne te lasse pas de m’entendre, car tout cela doit tourner à ton profit. Quand Dieu créa notre premier père dans le paradis terrestre, la divine Écriture dit qu’il le jeta dans un profond sommeil, et que, tandis qu’Adam dormait, il lui enleva une côte du côté gauche, dont il forma notre mère Ève. Dès qu’Adam se réveilla et l’eut aperçue, il s’écria : « Voilà la chair de ma chair et les os de mes os. » Et Dieu dit : « Pour cette femme, l’homme quittera son père et sa mère, et ils seront deux dans la même chair. » C’est alors que fut institué le divin sacrement du mariage, dont les liens sont si forts, que la mort seule peut les rompre. Telle est la force et la vertu de ce miraculeux sacrement, que par lui deux personnes distinctes ne font plus qu’une seule et même chair. Il fait plus encore dans les bons ménages, où les époux, bien qu’ils aient deux âmes, n’ont qu’une seule volonté. De là vient que, comme la chair de l’épouse ne fait qu’une même chose avec celle de l’époux, les taches qui la souillent ou les défauts qui la déparent retombent sur la chair du mari, bien qu’il n’ait donné, comme je le disais, aucune occasion, aucun prétexte à ce grief : car, de même que la douleur du pied, ou de tout autre membre du corps humain, est ressentie par le corps tout entier, parce que c’est une seule et même chair ; de même que la tête sent le mal de la cheville, quoiqu’elle ne l’ait pas causé ; de même le mari participe au déshonneur de la femme, parce qu’il ne fait qu’une même chose avec elle. Or, comme tous les honneurs et les déshonneurs du monde naissent de la chair et du sang, et que ceux de la femme infidèle sont de cette espèce, force est au mari d’en prendre sa part, et, sans même qu’il le sache, d’être tenu pour déshonoré[191]. Vois donc, ô Anselme ! vois le péril auquel tu t’exposes en voulant troubler le calme où vit ta vertueuse compagne ; vois pour quelle vaine et imprudente curiosité tu veux éveiller les passions endormies dans son chaste cœur. Fais attention que ce que tu hasardes de gagner est bien petit, et ce que tu hasardes de perdre, si grand que je n’en dis rien de plus, car les paroles me manquent pour l’exprimer. Mais, si tout ce que je viens de dire ne suffit pas pour te détourner de ce mauvais dessein, tu peux chercher un autre instrument de ton déshonneur et de ton infortune ; car, pour moi, je ne veux point l’être, dussé-je perdre ton affection, ce qui est la plus grande perte et que je puisse imaginer. »

Le prudent et vertueux Lothaire se tut après avoir ainsi parlé, et Anselme demeura si troublé, si rêveur, que de longtemps il ne put répondre un mot. Enfin s’étant remis :

« Tu as vu, dit-il, ami Lothaire, avec quelle attention j’ai écouté tout ce qu’il t’a plu de me dire ; dans tes raisonnements, tes exemples et tes comparaisons, j’ai reconnu l’esprit judicieux dont le ciel t’a doué, et le comble de la véritable amitié où tu es parvenu. Je reconnais encore et je confesse que, si je m’éloigne de ton avis pour continuer à suivre le mien, je fuis le bien et cours après le mal. Cela convenu, tu dois me regarder comme attaqué d’une de ces maladies qu’éprouvent quelquefois les femmes enceintes, lorsqu’elles prennent fantaisie de manger de la terre, du plâtre, du charbon, et des choses pires encore, répugnantes à la seule vue, à plus forte raison au goût. Il faut donc employer quelque artifice pour me guérir, et cela n’est pas difficile. Que tu commences seulement, même avec mollesse, même avec dissimulation à solliciter Camille, laquelle n’est pas si tendre aux tentations que sa vertu succombe au premier choc : de ce seul essai je serai satisfait, et tu auras ainsi tenu ce que tu dois à notre amitié, non-seulement en me rendant la vie, mais en me convainquant que je ne perdrai point l’honneur. Tu es forcé de te rendre par une seule raison : c’est qu’étant déterminé comme je le suis à mettre en œuvre cette épreuve, tu ne peux pas consentir à ce que je révèle mon extravagant projet à une autre personne, ce qui me ferait risquer cet honneur que tu veux m’empêcher de perdre. Quant à ce que le tien peut être compromis dans l’opinion de Camille pendant que tu la solliciteras, peu importe vraiment, puisque, bientôt après, trouvant chez elle la résistance que nous espérons, tu pourras lui dire notre artifice et la vérité, ce qui te rendra sa première estime. Ainsi donc, puisque tu hasardes si peu, et qu’en le hasardant tu peux me donner tant de satisfaction, ne refuse plus de le faire, quelques obstacles que tu y trouves, certain, comme je te l’ai dit, qu’à peine commenceras-tu, je tiendrai le procès pour gagné. »

Lothaire, voyant le parti pris d’Anselme, et ne sachant plus quels exemples rappeler, ni quels raisonnements faire valoir pour l’en détourner ; voyant aussi que son ami le menaçait de confier à un autre sa mauvaise pensée, résolut, pour éviter un plus grand mal, de le contenter et de lui obéir, avec la ferme intention de conduire cette affaire de façon que, sans troubler l’âme de Camille, Anselme restât satisfait. Il lui répondit donc de ne communiquer à nul autre son dessein, qu’il se chargeait, lui, de cette entreprise, et la commencerait dès qu’il le trouverait bon. Anselme le serra tendrement dans ses bras, et le remercia de son offre comme s’il lui eût fait une faveur insigne. Ils convinrent tous deux ensuite de se mettre à l’œuvre dès le lendemain. Anselme promit à Lothaire de lui fournir le temps et l’occasion d’entretenir Camille tête à tête, ainsi que l’argent et les bijoux qu’il emploierait en moyens de séduction ; il lui conseilla de donner des sérénades à sa femme, et d’écrire des vers à sa louange, s’offrant, s’il ne voulait prendre cette peine, de les composer lui-même. Lothaire consentit à tout, mais avec une intention bien différente de celle que lui supposait Anselme.

Après ces arrangements, ils retournèrent chez ce dernier, où ils trouvèrent Camille attendant avec inquiétude le retour de son époux, qui avait, ce jour-là, plus tardé que de coutume.

Lothaire regagna sa maison, et Anselme demeura dans la sienne, celui-ci aussi satisfait que l’autre s’en allait pensif, ne sachant quel parti prendre pour sortir honorablement de cette impertinente affaire. Dans la nuit, toutefois, il imagina un moyen de tromper Anselme sans offenser Camille. Le lendemain, il alla dîner chez son ami, et fut bien reçu de sa femme, qui l’accueillait toujours affectueusement, en considération de l’amitié que lui portait son mari. Le repas achevé, on desservit, et Anselme pria Lothaire de rester à l’attendre avec Camille tandis qu’il sortirait pour une affaire pressante qui le tiendrait dehors une heure ou deux. Camille voulut retenir son mari, et Lothaire s’offrit à l’accompagner ; mais Anselme n’écouta ni l’un ni l’autre : au contraire, il exigea de Lothaire qu’il restât et l’attendît, voulant plus tard traiter avec lui d’une chose de haute importance. Il recommanda également à Camille de ne point laisser Lothaire seul jusqu’à son retour. Enfin, il sut feindre si bien la nécessité de son absence, que personne n’aurait pu croire qu’elle était feinte. Anselme sortit, Camille et Lothaire restèrent seuls à table, car tous les gens de la maison avaient été dîner. Voilà donc Lothaire entré dans le champ clos où son ami désirait le voir aux prises ; voilà l’ennemi en présence : un ennemi dont la beauté seule aurait pu vaincre un escadron de chevaliers armés. Qu’on juge si Lothaire le craignait à bon droit ! Ce qui fit alors, ce fut d’appuyer le coude sur le bras de son fauteuil, puis sa joue sur sa main ouverte, et, demandant pardon à Camille d’une telle impolitesse, il lui dit qu’il voulait reposer un peu en attendant le retour d’Anselme. Camille lui répondit qu’il dormirait plus à son aise sur des coussins que sur une chaise, et l’engagea à passer dans son estrade. Mais Lothaire ne voulut point y consentir, et resta endormi à sa place jusqu’à ce qu’Anselme revînt. Quand celui-ci trouva Camille dans sa chambre et Lothaire dormant, croyant qu’il avait assez tardé pour leur laisser à tous deux le temps de parler, et même de dormir, il attendit impatiemment que Lothaire s’éveillât pour sortir avec lui et l’interroger sur la situation des choses. Tout arriva comme il le désirait. Lothaire s’éveilla, et tous deux aussitôt quittèrent la maison. Anselme alors le questionna, et Lothaire répondit qu’il lui avait paru peu convenable de se découvrir entièrement dès la première entrevue ; qu’ainsi il n’avait rien fait de plus que de louer Camille sur ses attraits, lui disant que, dans toute la ville, on ne parlait que de son esprit et de sa beauté.

« Cela m’a semblé, ajouta-t-il, un heureux début pour gagner peu à peu ses bonnes grâces et la disposer à m’entendre volontiers ; j’ai usé de l’artifice qu’emploie le démon quand il veut tromper une âme qui est sur ses gardes : il se transforme en ange de lumière, lui, esprit des ténèbres, et se cache derrière de belles apparences ; puis, à la fin, il découvre qui il est, et triomphe, si, dès le principe, sa supercherie n’a point été reconnue. »

Tout cela satisfit pleinement Anselme, qui promit à Lothaire de lui donner chaque jour la même occasion d’entretenir sa femme, quand bien même il ne sortirait pas de la maison, où il saurait s’occuper de façon que Camille ne s’aperçût point de la ruse.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans que Lothaire adressât une parole à Camille ; et cependant il assurait Anselme que, chaque fois, il lui parlait d’une manière plus pressante, mais qu’il n’avait pu obtenir d’elle ni la plus légère faveur, ni la moindre ombre d’espérance, et qu’elle le menaçait, au contraire, s’il ne chassait ces mauvaises pensées, de tout révéler à son mari.

« Cela va bien, dit Anselme ; jusqu’ici Camille a résisté aux paroles, il faut voir comment elle résistera aux œuvres. Je te donnerai demain deux mille écus d’or, que tu lui offriras en cadeau, et deux autres mille pour acheter des joyaux et des pierreries dont l’appât puisse l’attirer : car toutes les femmes, surtout quand elles sont belles, et si chastes qu’elles soient, aiment avec passion à se parer et à se montrer dans leurs atours. Si elle résiste à cette nouvelle tentation, je serai satisfait, et ne te causerai plus d’ennui. »

Lothaire répondit que, puisqu’il avait commencé, il mènerait jusqu’au bout son entreprise, bien qu’il fût certain d’en sortir épuisé et vaincu.

Le lendemain, il reçut les quatre mille écus d’or, et avec eux quatre mille confusions, car il ne savait plus quelle invention trouver pour soutenir son mensonge. Toutefois, il résolut de dire à son ami que Camille était aussi inaccessible aux promesses et aux présents qu’aux paroles, et qu’il était inutile de pousser plus loin l’épreuve, puisque c’était perdre son temps. Mais le sort, qui menait les choses d’une autre façon, voulut qu’un jour Anselme, ayant laissé comme d’habitude Lothaire seul avec Camille, s’enfermât dans une chambre voisine, et se mît à regarder par le trou de la serrure ce qui se passait entre eux. Or, il vit qu’en plus d’une demi-heure Lothaire ne dit pas un mot à Camille, et qu’il ne lui en aurait pas dit davantage, fût-il demeuré un siècle auprès d’elle. Il comprit donc que tout ce que lui rapportait son ami des réponses de Camille n’était que fictions et mensonges. Pour s’en assurer, il sortit de la chambre, et, prenant Lothaire à part, il lui demanda quelles nouvelles il avait à lui donner, et de quelle humeur se montrait Camille. Lothaire répondit qu’il ne voulait plus faire un pas dans cette affaire, parce qu’elle venait de le traiter avec tant d’aigreur et de dureté qu’il n’aurait plus le courage de lui adresser désormais la parole.

« Ah ! Lothaire, Lothaire, s’écria Anselme, que tu tiens mal ta promesse, et que tu réponds mal à l’extrême confiance que j’ai mise en toi ! Je viens de te regarder par le jour que me livrait cette clef, et j’ai vu que tu n’as pas dit une seule parole à Camille, d’où je dois conclure que tu es encore à lui dire le premier mot. S’il en est ainsi, comme je ne puis en douter, pourquoi donc me trompes-tu, ou pourquoi veux-tu m’ôter par ta ruse les moyens que je pourrais trouver de satisfaire mon désir ? »

Anselme n’en dit pas davantage ; mais ce peu de mots suffirent pour rendre Lothaire honteux et confus. Se faisant comme un point d’honneur d’avoir été surpris en mensonge, il jura à Anselme que, dès cet instant, il prenait à sa charge le soin de le contenter, et sans plus lui mentir.

« Tu pourras t’en assurer, lui dit-il, si tu m’épies avec curiosité ; mais, au reste, toute diligence de ta part est inutile, et celle que je vais mettre à te satisfaire aura bientôt dissipé tes soupçons. »

Anselme le crut, et, pour lui laisser le champ libre avec plein repos et pleine commodité, il résolut de faire une absence de huit jours, et d’aller passer ce temps chez un de ses amis qui demeurait à la campagne, non loin de la ville. Il se fit même inviter formellement par cet ami, pour avoir auprès de Camille un motif à son départ. Imprudent et malheureux Anselme ! qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu trames, qu’est-ce que tu prépares ? Prends garde que tu agis contre toi-même en tramant ton déshonneur et en préparant ta perdition. Ton épouse Camille est vertueuse, tu la possèdes en paix ; personne ne te cause d’alarmes ; ses pensées ne vont point au delà des murs de sa maison ; tu es son ciel sur la terre, le but de ses désirs, l’accomplissement de ses joies, la mesure où se règle sa volonté, qu’elle ajuste en toutes choses sur la tienne et sur celle du ciel : eh bien ! si la mine de son honneur, de sa beauté, de sa vertu, te donne, sans aucun travail, toutes les richesses qu’elle renferme et que tu puisses désirer, pourquoi veux-tu creuser encore la terre, et chercher de nouveaux filons d’un trésor inconnu, en courant le risque de la faire écrouler tout entière, puisque enfin elle ne repose que sur les faibles étais de sa fragile nature ? Prends garde que celui qui cherche l’impossible se voit à bon droit refuser le possible, comme l’a mieux exprimé un poëte lorsqu’il a dit :

« Je cherche dans la mort la vie, dans la maladie la santé, dans la prison la liberté, dans l’enfermé une issue, dans le traître la loyauté.

« Mais ma destinée, de qui je n’espère jamais aucun bien, a réglé d’accord avec le ciel, que, puisque je demande l’impossible, le possible même me sera refusé. »

Anselme partit le lendemain pour la campagne, après avoir dit à Camille que, pendant son absence, Lothaire viendrait prendre soin de ses affaires et dîner avec elle, et après lui avoir recommandé de le traiter comme lui-même. Camille, en femme honnête et prudente, s’affligea de l’ordre que lui donnait son mari ; elle le pria de remarquer qu’il n’était pas convenable que, lui absent, personne occupât son fauteuil à table ; que s’il en agissait ainsi par manque de confiance, et dans la crainte qu’elle ne gouvernât pas bien sa maison, il n’avait qu’à la mettre cette fois à l’épreuve, et qu’il verrait par expérience qu’elle pouvait suffire à des soins plus graves. Anselme répliqua que tel était son bon plaisir, et qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de courber la tête et d’obéir, ce que Camille promit de faire, bien que contre son gré.

Anselme partit : Lothaire vint dès le lendemain s’installer dans sa maison, où il reçut de Camille un affectueux et honnête accueil. Mais elle s’arrangea de façon à n’être jamais en tête-à-tête avec Lothaire, car elle marchait toujours accompagnée de ses gens, et surtout d’une camériste appelée Léonella, qu’elle affectionnait beaucoup, parce qu’elles avaient été élevées ensemble depuis l’âge le plus tendre dans la maison paternelle, et qu’elle l’avait amenée avec elle lors de son mariage. Pendant les trois premiers jours, Lothaire ne lui dit rien, bien qu’il eût pu parler lorsqu’on desservait la table, et que les gens allaient manger en toute hâte, comme l’exigeait leur maîtresse. Léonella avait même reçu l’ordre de dîner avant Camille, afin d’être toujours à ses côtés ; mais la camériste, qui avait la tête occupée d’autres choses plus de son goût, et qui avait justement besoin de ces heures-là pour les employer à sa guise, ne remplissait pas toujours le commandement de sa maîtresse. Au contraire, elle la laissait le plus souvent seule avec son hôte, comme si ce fût là ce qu’elle lui avait ordonné. Mais le chaste maintien de Camille, la gravité de son visage, la modestie de toute sa personne, étaient tels, qu’ils mettaient un frein à la langue de Lothaire. Toutefois, cet avantage que donnaient à tous deux les vertus de Camille, en imposant silence à Lothaire, finit par tourner à leur détriment : car, si la langue se taisait, l’imagination avait le champ libre ; elle pouvait contempler à loisir tous les charmes dont Camille était pourvue, capables de toucher une statue de marbre, et non-seulement un cœur de chair. Lothaire la regardait, pendant le temps qu’il aurait pu lui parler, et considérait à quel point elle était digne d’être aimée. Cette réflexion commença peu à peu à donner l’assaut aux égards qu’il devait à son ami ; cent fois il voulut s’éloigner de la ville, et fuir si loin qu’Anselme ne le vît plus, et qu’il ne vît plus Camille ; mais déjà il se sentait comme arrêté et retenu par le plaisir qu’il trouvait à la regarder. Il combattait contre lui-même, il se faisait violence pour repousser et ne point sentir la joie que lui causait la vue de Camille. Il s’accusait, dans la solitude, de sa folle inclination, il s’appelait mauvais ami et même mauvais chrétien ; puis la réflexion le ramenait à faire des comparaisons entre Anselme et lui, qui toutes se terminaient par dire qu’il fallait moins accuser son manque de fidélité que la folie et l’aveugle confiance de son ami, et que, s’il avait auprès de Dieu les mêmes excuses qu’auprès des hommes, il n’aurait à craindre aucun châtiment pour sa faute. Bref, le mérite et les attraits de Camille, en même temps que l’occasion que lui avait fournie l’imprudent mari, triomphèrent enfin de la loyauté de Lothaire. Trois jours après le départ d’Anselme, pendant lesquels il fut en lutte continuelle pour résister à ses désirs, ne voyant plus que l’objet vers qui l’entraînait sa passion, il la découvrit à Camille, et lui fit une déclaration d’amour avec tant de trouble, avec de si vives instances, que Camille resta confondue, et ne sut faire autre chose que se lever de la place qu’elle occupait et rentrer dans sa chambre sans lui répondre un seul mot. Mais ce froid dédain n’ôta pas à Lothaire l’espérance, qui naît en même temps que l’amour ; au contraire, il en estima davantage la conquête de Camille. Celle-ci, quand elle vit cette action de Lothaire, à laquelle elle s’attendait si peu, ne savait à quoi se résoudre. Enfin, comme il lui parut qu’il n’était ni sûr ni convenable de laisser à l’infidèle ami le temps et l’occasion de l’entretenir une seconde fois, elle résolut d’envoyer cette nuit même un de ses gens à Anselme, avec un billet ainsi conçu :

Chapitre XXXIV

Où se continue la nouvelle du curieux malavisé


« Comme on a coutume de dire que mal sied l’armée sans son général, et le château sans son châtelain, je dis que plus mal encore sied la femme mariée et jeune sans son mari, quand de justes motifs ne les tiennent pas séparés. Je me trouve si mal loin de vous, et tellement hors d’état de supporter votre absence, que, si vous ne revenez au plus tôt, je serai forcée de me réfugier dans la maison de mes parents, dussé-je laisser la vôtre sans gardien ; car celui que vous m’avez laissé, si toutefois il mérite ce nom, vise, à ce que je crois, plus à son plaisir qu’à vos intérêts. Vous êtes intelligent : je ne vous dis rien de plus, et même il ne convient pas que j’en dise davantage[192]. »

En recevant cette lettre, Anselme comprit que Lothaire avait enfin commencé l’entreprise, et que Camille devait l’avoir reçu comme il désirait qu’elle le fît. Ravi de semblable nouvelle, il fit répondre verbalement à Camille qu’elle ne quittât sa maison pour aucun motif, et qu’il reviendrait très-promptement. Camille fut fort étonnée de cette réponse d’Anselme, qui la mit dans un plus grand embarras qu’auparavant, car elle n’osait ni rester dans sa maison, ni moins encore s’en aller chez ses parents. À rester, elle voyait sa vertu en péril ; à s’en aller, elle désobéissait aux ordres de son mari. Enfin, dans le doute, elle prit le plus mauvais parti, celui de rester, et de plus la résolution de ne point fuir la présence de Lothaire, afin de ne point donner à ses gens matière à causer. Déjà même elle se repentait d’avoir écrit à son époux, dans la crainte qu’il n’imaginât que Lothaire avait vu chez elle quelque hardiesse qui l’avait poussé à manquer au respect qu’il lui devait. Mais, confiante en la solidité de sa vertu, elle se mit sous la garde de Dieu et de sa ferme intention, espérant bien résister, par le silence, à tout ce qu’il plairait à Lothaire de lui dire, sans rien révéler de plus à son mari, pour ne pas le jeter dans les embarras d’une querelle. Elle chercha même un moyen de disculper Lothaire auprès d’Anselme, quand ce dernier lui demanderait le motif qui lui avait fait écrire son billet. Dans ces pensées, plus honnêtes que sages, elle resta le lendemain à écouter Lothaire, lequel pressa tellement son attaque, que le fermeté de Camille commença à fléchir, et que sa vertu eut assez à faire de veiller sur ses yeux, pour qu’ils ne donnassent pas quelque indice de l’amoureuse compassion qu’avaient éveillée dans son sein les propos et les pleurs de Lothaire. Rien n’échappait à celui-ci, qui s’en enflammait davantage. Finalement, il lui sembla nécessaire, pendant le temps que laissait encore l’absence d’Anselme, de pousser vivement le siége de cette forteresse. Il attaqua le côté de sa présomption par des louanges à sa beauté ; car rien ne bat mieux en brèche, et ne renverse plus vite les tours de la vanité d’une belle, que cette même vanité employée par la langue de l’adulation. En effet, il sut si adroitement miner le roc de sa chasteté, et faire jouer de telles machines de guerre, que Camille, fût-elle toute de bronze, ne pouvait manquer de succomber. Lothaire pria, supplia, pleura, adula, pressa, témoigna tant d’ardeur et de sincérité, qu’à la fin il renversa les remparts de la vertu de Camille, et conquit ce qu’il espérait le moins et désirait le plus. Camille se rendit, Camille fut vaincue. Mais qu’y a-t-il d’étrange ? l’amitié de Lothaire avait-elle tenu bon ? exemple frappant qui nous montre que l’unique manière de vaincre l’amour, c’est de le fuir, et que personne ne doit se prendre corps à corps avec un si puissant ennemi ; car, pour résister à ses efforts humains, il faudrait des forces divines.

Léonella connut seule la faute de sa maîtresse, parce que les deux mauvais amis et nouveaux amants ne purent la lui cacher. Lothaire se garda bien de révéler à Camille le projet qu’avait eu Anselme, et de lui dire que c’était de son mari lui-même qu’il avait tenu les moyens de réussir auprès d’elle, de peur qu’elle ne cessât d’estimer autant son amour, et qu’elle ne vînt à penser que c’était par hasard, par occasion et sans dessein qu’il l’avait sollicitée. Au bout de quelques jours, Anselme revint dans sa maison ; mais il ne vit pas ce qui y manquait, bien que ce fût ce qu’il estimait et ce qu’il devait regretter le plus. Il alla sans délai voir Lothaire, qu’il trouva chez lui. Les deux amis s’embrassèrent, et le nouveau venu demanda aussitôt à l’autre des nouvelles de sa vie ou de sa mort.

« Les nouvelles que j’ai à te donner, ô mon ami ! répondit Lothaire, sont que tu as une femme qui peut être, avec justice, l’exemple et la gloire de toutes les femmes vertueuses. Les paroles que je lui ai dites, le vent les a emportées ; les offres, elle les a repoussées ; les présents, elle ne les a point admis ; mes larmes feintes, elle en a fait l’objet de ses railleries. En un mot, de même que Camille est le sommaire de toute beauté, c’est le temple où l’honnêteté a son autel, où résident à la fois la politesse et la pudeur, et toutes les vertus qui peuvent parer une femme de bien. Reprends, ami, reprends ton argent et tes bijoux ; ils sont là sans que j’aie eu besoin d’y toucher, car l’intégrité de Camille ne se rend pas à d’aussi vils objets que les cadeaux et les promesses. Sois satisfait, Anselme, et ne pense plus à tenter d’autre épreuve. Puisque tu as passé à pied sec la mer des embarras et des soupçons que les femmes ont coutume de donner, ne t’embarque plus sur l’océan de nouvelles tempêtes ; ne fais plus, avec un autre pilote, l’expérience de la solidité du navire que le ciel t’a donné en partage pour faire la traversée de ce monde : mais persuade-toi, tout au contraire, que tu es arrivé à bon port ; affermis-toi bien sur les ancres de la bonne considération, et reste en panne jusqu’à ce qu’on vienne te réclamer la dette dont aucune noblesse humaine n’a le privilège d’éviter le payement. »

Anselme fut ravi des paroles de Lothaire, et les crut comme si quelque oracle les eût prononcées. Cependant il le pria de ne pas abandonner complètement l’entreprise, quand même il ne la suivrait que par curiosité et passe-temps, sans faire d’aussi pressantes démarches que par le passé.

« Je veux seulement, lui dit-il, que tu écrives quelques vers à sa louange, sous le nom de Chloris, et je ferai croire à Camille que tu es amoureux d’une dame à laquelle tu as donné ce nom, afin de pouvoir célébrer ses attraits sans manquer aux égards qui lui sont dus. Et si tu ne veux pas te donner la peine d’écrire ces vers, je me charge de les composer.

– Cela est inutile, reprit Lothaire ; les Muses ne me sont pas tellement ennemies qu’elles ne me fassent quelques visites dans le cours de l’année. Parle à Camille de mes feintes amours ; mais quant aux vers, je les ferai, sinon tels que le mérite leur sujet, au moins du mieux que je pourrai. »

Les deux amis, l’imprudent et le traître, ainsi tombés d’accord, Anselme, de retour à sa maison, fit à Camille la question qu’elle s’étonnait de ne point avoir reçue déjà : à savoir, quel motif lui avait fait écrire ce billet qu’elle lui avait adressé. Camille répondit qu’il lui avait semblé que Lothaire la regardait un peu moins respectueusement que lorsque son mari était à la maison ; mais qu’elle était déjà détrompée, et voyait bien que c’était pure imagination de sa part, puisque Lothaire fuyait sa présence et les occasions de se trouver seul avec elle. Anselme lui dit qu’elle pouvait être bien remise de ce soupçon ; car il savait que Lothaire était violemment épris d’une noble demoiselle de la ville, qu’il célébrait sous le nom de Chloris ; mais que, dans le cas même où son cœur fût libre, il n’y avait rien à craindre de sa loyale amitié. Si Camille n’eût pas été avisée par Lothaire que cet amour pour Chloris était simulé, et qu’il ne l’avait dit à Anselme qu’afin de pouvoir s’occuper quelques instants à célébrer les louanges de Camille elle-même, sans aucun doute elle serait tombée dans les filets cuisants de la jalousie ; mais, étant prévenue, elle reçut cette confidence sans alarme.

Le lendemain, comme ils étaient tous trois à table, après le dessert, Anselme pria Lothaire de réciter quelqu’une des poésies qu’il avait composées pour sa bien-aimée Chloris, lui faisant observer que, puisque Camille ne la connaissait pas, il pouvait en dire tout ce qu’il lui plairait.

« Encore qu’elle la connût, reprit Lothaire, je n’aurais rien à cacher ; car, lorsqu’un amant loue sa dame de ses attraits et lui reproche sa cruauté, il ne fait nulle injure à sa bonne renommée. Mais, quoi qu’il en soit, voici le sonnet que j’ai fait hier sur l’ingratitude de Chloris. »

SONNET

« Dans le silence de la nuit, quand le doux sommeil règne sur les mortels, je rends au ciel et à Chloris le pauvre compte de mes riches douleurs ;

« Dès que le soleil commence à se montrer aux portes rosées de l’orient, avec des soupirs et des accents entrecoupés, je renouvelle mon ancienne plainte ;

« Et quand le soleil, du haut de son trône étoilé, lance sur la terre de perpendiculaires rayons, mes pleurs augmentent et mes gémissements redoublent.

« La nuit revient, et je reviens à ma triste lamentation ; mais toujours, dans cette lutte mortelle, je trouve le ciel sourd et Chloris insensible.[193] »

Le sonnet plut à Camille, et plus encore à Anselme, qui le loua, et dit que la dame était trop cruelle, puisqu’elle ne répondait point à de si sincères aveux.

« En ce cas, s’écria Camille, tout ce que disent les poëtes amoureux est donc la vérité ?

– Comme poëtes, ils ne la disent pas, répondit Lothaire ; mais comme amoureux, ils sont toujours aussi insuffisants que véridiques.

– Cela ne fait pas le moindre doute, » reprit Anselme, qui semblait vouloir expliquer la pensée de Lothaire à Camille, aussi peu soucieuse de l’artifice d’Anselme qu’éperdument éprise de Lothaire.

Camille, sachant bien que les vœux et les vers de son amant s’adressaient à elle, et qu’elle était la véritable Chloris, le pria, s’il savait quelque autre sonnet, de le dire encore.

« Oui, j’en sais bien un, répondit Lothaire ; mais je le crois moins bon que le premier, ou, pour mieux dire, plus mauvais. Au reste, vous allez en juger. »

SONNET

« Je sais bien que je meurs ; et si je ne suis pas écouté, ma mort est aussi certaine qu’il est certain que je me verrais plutôt mort à tes pieds, ô belle ingrate ! que repentant de t’adorer.

« Je pourrai me voir dans la région de l’oubli, déserté par la vie, la gloire et la faveur ; alors on pourra voir, dans mon cœur ouvert, comment ton beau visage y est gravé.

« C’est une relique que je garde pour la crise terrible dont me menace ma constance, qui se fortifie de ta rigueur même.

« Malheur à qui navigue, par un ciel obscur, sur une mer inconnue et dangereuse, où nulle étoile, nul port ne s’offrent à sa vue ! »

Anselme loua ce second sonnet, comme il avait fait du premier, ajoutant, de cette manière, un anneau sur l’autre à la chaîne avec laquelle il enlaçait et serrait son déshonneur. En effet, plus Lothaire le déshonorait, plus il lui disait qu’il était honoré, et chacun des degrés que descendait Camille vers le fond de son avilissement, elle le montait, dans l’opinion de son mari, vers le faîte de la vertu et de la bonne renommée.

Un jour que Camille se trouvait seule avec sa camériste, elle lui dit :

« Je suis confuse, amie Léonella, de voir combien peu j’ai su m’estimer, puisque je n’ai pas même fait acheter par le temps à Lothaire l’entière possession que je lui ai si vite donnée de ma volonté. Je crains qu’il n’accuse ma précipitation ou ma légèreté, sans voir que je n’ai pu résister à sa pressante ardeur.

– Que cela ne vous cause point de peine, ma chère dame, répondit Léonella ; la chose que l’on donne n’est pas dépréciée pour être donnée vite, si elle est par elle-même précieuse et digne d’être estimée. On a même coutume de dire que celui qui donne vite donne deux fois.

– Oui, reprit Camille ; mais on dit aussi que ce qui coûte peu s’estime encore moins.

– Ce n’est pas à vous que s’adresse ce dicton, repartit Léonella : car l’amour, à ce que j’ai ouï dire, tantôt vole, tantôt marche ; il court avec celui-là, se traîne avec celui-ci, refroidit l’un, enflamme l’autre, blesse à gauche, tue à droite. Quelquefois il entreprend la carrière de ses désirs, et au même instant il arrive au bout ; le matin, il met le siége à une forteresse, et le soir la fait capituler, car aucune force ne résiste à la sienne. S’il en est ainsi, pourquoi craindre ? Lothaire a dû se dire la même chose, puisque l’amour a pris pour instrument de votre défaite l’absence de notre seigneur. Il fallait que, pendant cette absence, l’amour achevât ce qu’il avait résolu, sans donner, comme on dit, le temps au temps, pour qu’Anselme n’eût pas celui de revenir, et de laisser par sa présence l’ouvrage imparfait : car l’amour n’a pas, pour accomplir ses volontés, de meilleur ministre que l’occasion ; c’est de l’occasion qu’il se sert pour tous ses exploits, et surtout dans le début. Tout cela, je le sais fort bien, et plus encore par expérience que par ouï-dire, ainsi que je vous le conterai quelque jour, car je suis de chair aussi, et j’ai du sang jeune dans les veines. Et d’ailleurs, madame, vous ne vous êtes pas rendue sitôt, que vous n’ayez d’abord vu toute l’âme de Lothaire dans ses regards, dans ses soupirs, dans ses propos, dans ses présents ; que vous n’ayez enfin reconnu combien il était digne d’être aimé. S’il en est ainsi, ne vous laissez pas assaillir l’imagination par ces scrupules et ces pensées de prude ; mais soyez assurée que Lothaire vous estime autant que vous l’estimez, et vivez joyeuse et satisfaite de ce qu’étant tombée dans les lacs de l’amour, celui qui vous y retient mérite son triomphe. En effet, il n’a pas seulement les quatre S S S S que doivent avoir, à ce qu’on, dit, tous les amants parfaits[194], mais même un alphabet tout entier. Écoutez-moi, et vous allez voir comme je le sais par cœur. Il est, à ce que je vois et ce que j’imagine :

AIMANT
BON – COURAGEUX
DISCRET – EMPRESSÉ – FIDÈLE
GÉNÉREUX
HABILE – ILLUSTRE
JEUNE – LOYAL – MODESTE
NOBLE
ONNÊTE[195] – PRUDENT – QUALIFIÉ
RICHE
puis les quatre
S – S – S – S
que nous venons de dire, puis
TENDRE – et – VÉRIDIQUE ;
l’X ne lui va, c’est une lettre rude ;
l’Y n’a rien qui lui convienne ; enfin
ZÉLÉ
pour votre bonheur. »

Camille rit beaucoup de l’alphabet de sa suivante, et la tint pour plus versée dans les choses d’amour qu’elle ne voulait le paraître. L’autre en fit l’aveu, et découvrit à sa maîtresse qu’elle était engagée dans une intrigue amoureuse avec un jeune homme bien né de la même ville. À cette confidence, Camille se troubla, craignant que ce ne fût une voie ouverte à son déshonneur. Elle pressa de questions Léonella, pour savoir si ces entrevues allaient plus loin que la conversation. Celle-ci, perdant toute retenue, lui répondit effrontément qu’elle ne s’amusait plus aux paroles. Il est, en effet, certain que les fautes des dames ôtent jusqu’à la honte aux suivantes, lesquelles, en voyant leurs maîtresses faire un faux pas, ne s’inquiètent plus de boiter des deux pieds, ni même qu’on s’en aperçoive. Camille ne put faire autre chose que prier Léonella de ne rien révéler de son aventure à celui qu’elle disait être son amant, et de conduire sa propre intrigue dans le plus grand secret, pour qu’il n’en vînt rien à la connaissance d’Anselme ou de Lothaire. Léonella le lui promit bien ; mais elle tint parole de manière à confirmer Camille dans la crainte que, par elle, sa réputation ne se perdît.

La coupable et audacieuse Léonella ne vit pas plutôt que sa maîtresse avait succombé, qu’elle eut l’effronterie d’introduire son amant dans la maison, bien assurée que sa maîtresse, le vît-elle, n’oserait pas le découvrir. Telle est, avec beaucoup d’autres, la triste suite qu’ont les faiblesses des dames : elles deviennent esclaves de leurs propres servantes, et se voient forcées de couvrir jusqu’aux méfaits de ces créatures. C’est ce qu’éprouva Camille, qui, bien qu’elle sût maintes fois que sa Léonella s’était enfermée en compagnie dans un appartement de la maison, non-seulement n’osait pas l’en gronder, mais, au contraire, prêtait les mains à l’arrivée du galant, et veillait à ce qu’il ne fût pas découvert par son mari.

Toutefois elle ne sut pas si bien faire la garde, que Lothaire, un jour, ne vît sortir l’amant à l’aube du matin. Ne sachant qui ce pouvait être, il le prit d’abord pour quelque fantôme ; mais quand il le vit marcher, s’envelopper dans son manteau et s’échapper avec précaution, il rejeta bien vite cette pensée d’enfant pour s’arrêter à une autre qui devait les perdre tous, si Camille n’eût réparé le mal. Lothaire s’imagina que cet homme qu’il venait de voir sortir à une heure si indue de la maison d’Anselme n’y était pas entré pour Léonella ; se rappelait-il même qu’il y eût une Léonella dans le monde ? Il crut seulement que, de la même manière qu’elle avait été facile et inconstante pour lui, Camille l’était devenue pour un autre ; car c’est encore une des conséquences qu’entraîne la mauvaise conduite de la femme adultère : elle perd le crédit de son honneur aux yeux de celui-là même à qui elle l’a livré, vaincue par ses poursuites ; il croit, à son tour, qu’elle le livre à d’autres avec encore plus de facilité, et donne infailliblement croyance à tout soupçon de cette espèce qui vient l’assaillir. Il sembla qu’en ce moment Lothaire eût perdu tout son bon sens, et que toutes ses prudentes résolutions lui fussent sorties de la mémoire. Sans raisonner, sans réfléchir, impatient, fougueux, aveuglé par la rage de jalousie qui lui rongeait les entrailles, et brûlant de se venger de Camille, qui ne l’avait nullement offensé, il courut chez Anselme avant l’heure de son lever.

« Apprends, lui dit-il, apprends, Anselme, que depuis plusieurs jours je lutte avec moi-même, me faisant violence pour ne point t’avouer ce qu’il n’est ni possible ni juste de te cacher davantage ; apprends que la forteresse de Camille a capitulé, qu’elle est rendue et prête à faire tout ce qu’il me plaira. Si j’ai tardé à te découvrir cette vérité fatale, c’est que je voulais voir si c’était de sa part un coupable caprice, ou bien si elle ne feignait de se rendre que pour m’éprouver et s’assurer que je menais sérieusement l’attaque amoureuse commencée avec ta permission. J’ai cru également que, si elle eût été ce qu’elle devait être, et ce que nous pensions tous deux, elle t’aurait déjà révélé mes poursuites. Mais, voyant qu’elle tarde à t’en faire l’aveu, je dois tenir pour sincère la promesse qu’elle m’a faite de me recevoir, la première fois que tu t’absenterais de chez toi, dans le cabinet qui te sert de garde-robe (et c’était là, en effet, que se rencontraient Camille et Lothaire). Toutefois, je ne veux pas que tu coures précipitamment tirer quelque vengeance de l’infidèle, puisque le péché n’est encore commis que par pensée, et qu’il pourrait arriver que, d’ici au moment de le commettre par action, cette pensée de Camille vînt à changer et qu’à sa place naquît le repentir ; ainsi, comme jusqu’à présent tu as ponctuellement suivi mes conseils, hors en un point, suis encore un avis que je veux te donner maintenant pour que tu lèves tes doutes sans erreur possible, et que tu puisses agir en pleine connaissance de cause. Feins de t’absenter pour deux ou trois jours, comme cela t’est maintes fois arrivé, et fais en sorte de rester enfermé dans ta garde-robe, où les tapisseries et les meubles t’offriront un commode moyen de te cacher. Alors, tu verras par tes propres yeux, ainsi que moi par les miens, ce que veut Camille. Si son intention est coupable, comme c’est à craindre plus que le contraire à espérer, sans bruit, avec discrétion et sagacité, tu pourras être le vengeur de ton outrage. »

Le pauvre Anselme resta stupéfait et comme anéanti à cette confidence de Lothaire. Elle venait, en effet, le surprendre au moment où il s’y attendait le moins, car il croyait pieusement Camille victorieuse des feintes attaques de Lothaire, et commençait lui-même à goûter les joies du triomphe. Il demeura longtemps les yeux fixés à terre, immobile et silencieux ; enfin il s’écria :

« Tu as agi, Lothaire, comme je l’attendais de ton amitié ; en toutes choses j’ai suivi ton conseil ; fais maintenant ce qui te semblera bon et surtout garde le secret qu’exige un événement si inattendu. »

Lothaire le lui promit, et, dès qu’il se fut éloigné, il se repentit amèrement de tout ce qu’il venait de dire, voyant avec quelle impardonnable étourderie il avait agi, puisqu’il aurait pu se venger lui-même de Camille, sans prendre une voie si cruelle et si déshonorante. Il maudissait son peu de jugement, se reprochait sa précipitation, et ne savait quel moyen prendre pour défaire ce qu’il avait fait, ou trouver au moins à sa sottise une raisonnable issue. À la fin il résolut de tout révéler à Camille, et, comme les occasions ne lui manquaient pas de la voir en secret, il alla ce jour même la trouver. Dès qu’elle l’aperçut, elle lui dit :

« Sachez, ami Lothaire, que j’ai au fond du cœur un chagrin qui me le déchire et le fera quelque jour éclater dans ma poitrine. L’effronterie de Léonella en est venue à ce point que, toutes les nuits, elle fait entrer un galant dans cette maison, et le garde auprès d’elle jusqu’au jour ; jugez quel danger court ma réputation, et quel champ libre aurait pour m’accuser celui qui le verrait sortir de chez moi à ces heures indues. Mais ce qui m’afflige le plus, c’est que je ne peux ni la chasser ni la réprimander ; car de ce qu’elle est la confidente de notre intrigue, j’ai la bouche fermée sur la sienne, et je crains bien que cela n’amène quelque catastrophe. »

Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c’était un artifice pour lui persuader que l’homme qu’il avait vu sortir était venu pour Léonella et non pour elle ; mais quand il la vit pleurer, se désoler, et lui demander son secours pour la tirer d’embarras, il reconnut enfin la vérité, ce qui accrut encore son repentir et sa confusion. Cependant il répondit à Camille qu’elle cessât de s’affliger, et qu’il trouverait bien moyen de mettre ordre à l’impudence de Léonella. Ensuite il lui confia tout ce que, dans le transport d’une fureur jalouse, il avait révélé à Anselme, et le complot qu’ils avaient tramé pour que celui-ci se cachât dans sa garde-robe et pût voir clairement de quelle déloyauté sa tendresse était payée. Il lui demanda pardon de cette folie, puis conseil pour la réparer et sortir de l’inextricable labyrinthe où les avait jetés sa fatale irréflexion. Camille fut épouvantée à l’aveu que faisait Lothaire, et commença par lui reprocher, avec un tendre dépit, et sa mauvaise pensée, et la résolution plus mauvaise encore qu’elle lui avait fait prendre. Mais, comme naturellement la femme a l’esprit plus tôt prêt que l’homme pour le bien et pour le mal, esprit qui lui échappe lorsqu’elle veut réfléchir mûrement, Camille trouva sur-le-champ le moyen de remédier à une faute si irrémédiable en apparence. Elle dit à Lothaire de faire en sorte qu’Anselme se cachât le lendemain, comme ils en étaient convenus, parce qu’elle espérait tirer de cette épreuve même une facilité pour que leur amour pût désormais se satisfaire sans alarme et sans effroi. Quoiqu’elle refusât de lui révéler entièrement son dessein, elle l’avertit qu’il ne manquât pas, lorsque Anselme serait dans sa cachette, d’entrer dès que Léonella l’appellerait, et qu’il prît garde de répondre à tout ce qu’elle pourrait lui dire, comme il ferait s’il ne savait pas qu’Anselme était caché près d’eux. Lothaire la pressa vainement d’achever de lui expliquer son intention, pour qu’il pût agir avec plus de prudence et de sûreté ; Camille se borna seulement à lui répéter qu’il n’avait autre chose à faire qu’à répondre aux questions qui lui seraient adressées. Elle ne voulait pas le mettre plus au courant de ce qu’elle pensait faire, dans la crainte qu’il ne refusât d’exécuter un projet qu’elle trouvait excellent, et qu’il n’en cherchât d’autres beaucoup moins profitables.

Lothaire s’éloigna ; et, le lendemain, sous prétexte d’aller à la maison de campagne de son ami, Anselme partit et revint aussitôt se cacher, ce qu’il put faire aisément, Camille et Léonella lui en ayant avec adresse préparé les moyens. Anselme donc, établi dans sa cachette, avec ces angoisses qu’on peut supposer à l’homme qui va voir de ses propres yeux faire la dissection des entrailles de son honneur, se croyait sur le point de perdre le souverain bien, qu’il plaçait en sa chère Camille. Une fois que celle-ci et Léonella furent bien assurées qu’Anselme était caché, elles entrèrent toutes deux dans le cabinet, et, dès qu’elle y eut mis le pied, Camille s’écria, en laissant échapper un grand soupir :

« Hélas ! amie Léonella, ne vaudrait-il pas mieux, avant que je me décide à mettre en œuvre ce que je ne veux pas te dire, de peur que tu ne m’empêches de le faire, que tu prisses cette épée d’Anselme que je t’ai demandée, pour percer le cœur infâme qui bat dans ma poitrine ? Mais non, il ne serait pas juste que je portasse la peine de la faute d’autrui. Je veux d’abord savoir qu’est-ce qu’ont vu en moi les yeux effrontés de Lothaire pour lui donner l’audace de me découvrir un désir aussi coupable que celui qu’il n’a pas eu honte de me témoigner, au mépris de mon honneur et de son amitié pour Anselme. Ouvre cette fenêtre, Léonella, et donne-lui le signal : sans doute il est dans la rue, espérant bien satisfaire sa perverse intention ; mais auparavant, je satisferai la mienne, cruelle autant qu’honorable.

– Ah ! ma chère dame ! répondit aussitôt l’habile Léonella, qui savait bien son rôle ; que pensez-vous faire de cette épée ? Voulez-vous, par hasard, vous tuer ou tuer Lothaire ? mais l’une ou l’autre de ces extrémités doit également compromettre votre bonne réputation. Il vaut bien mieux dissimuler votre outrage, et ne pas permettre que ce méchant homme entre à présent et nous trouve seules dans la maison. Faites attention que nous sommes de faibles femmes, qu’il est homme et déterminé, et que, venant poussé par son aveugle passion, il pourrait bien, avant que vous missiez votre projet en œuvre, vous faire pis que vous ôter la vie. Maudite soit la confiance de mon seigneur Anselme, qui a laissé prendre pied dans sa maison à ce fat débauché ! Mais, madame, si vous le tuez, comme je vois que vous en avez l’envie, qu’est-ce que nous ferons de lui quand il sera mort ?

– Ce que nous ferons ? reprit Camille, nous le laisserons là pour qu’Anselme l’enterre : car il est juste qu’il tienne à récréation la peine qu’il prendra pour ensevelir sous terre son propre déshonneur. Appelons ce traître, enfin ; tout le temps que je tarde à tirer de mon outrage une légitime vengeance, il me semble que j’offense la loyauté que je dois à mon époux. »

Anselme écoutait toute cette conversation, et chaque parole que disait Camille renversait toutes ses pensées. Mais quand il entendit qu’elle était résolue à tuer Lothaire, il voulut sortir de sa retraite et se montrer, pour l’empêcher de commettre une telle action. Toutefois il fut retenu par le désir de voir où aboutirait une résolution si énergique et si vertueuse, prêt à paraître à temps pour prévenir toute catastrophe. En cet instant, Camille parut atteinte d’un évanouissement profond, et sa camériste, l’ayant jetée sur un lit qui se trouvait là, se mit à pleurer amèrement.

« Ah ! malheureuse ! s’écriait-elle ; est-ce que je suis destinée à voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet exemple de vertu, ce modèle des femmes ! » continuant sur le même ton, de manière à faire croire qu’elle était la plus affligée et la plus loyale des suivantes, et que sa maîtresse était une autre Pénélope.

Camille revint bientôt de sa pâmoison, et s’écria tout en ouvrant les yeux :

« Pourquoi, Léonella, ne vas-tu pas appeler le plus déloyal ami d’ami véritable que le soleil ait éclairé et que la nuit ait couvert ? Cours, vole, hâte-toi, pour que le retard n’éteigne pas le feu de la colère qui m’enflamme, et que ma juste vengeance ne se passe point en menaces et en malédictions.

– Je vais l’appeler, madame, reprit Léonella ; mais auparavant donnez-moi cette épée, pour qu’en mon absence vous ne fassiez pas une chose qui laisserait à pleurer toute la vie à ceux qui vous aiment.

– Sois sans crainte, amie Léonella, répondit Camille ; quelque simple et quelque hardie que je te paraisse à prendre ainsi la défense de mon honneur, je ne le serai pas autant que cette Lucrèce qui se tua, dit-on, sans avoir commis aucune faute, et sans avoir tué d’abord celui qui causa son infortune. Je mourrai, si je meurs, bien vengée de celui qui m’a fait en ce lieu pleurer sur ses hardiesses, dont je suis si peu coupable. »

Léonella se fit encore prier avant de sortir pour appeler Lothaire ; mais enfin elle quitta l’appartement ; et, en attendant son retour, Camille, restée seule, disait, comme se parlant à elle-même :

« Dieu me pardonne ! n’aurait-il pas été plus prudent de congédier comme j’ai fait tant d’autres fois, plutôt que de lui donner le droit de me tenir pour une femme légère et impudique, ne fût-ce que le temps que je dois mettre à le désabuser ? Oui, ç’aurait été mieux, sans doute ; mais serais-je vengée, et l’honneur de mon mari satisfait, si le traître sortait ainsi, en s’en lavant les mains, du pas où l’ont engagé ses pensées infâmes ? Non ; qu’il paye de sa vie l’audace de ses désirs, et que le monde apprenne, s’il doit le savoir, que non-seulement Camille a gardé la foi due à son époux, mais qu’elle l’a vengé de celui qui osait lui faire outrage. Cependant, ne vaudrait-il pas mieux tout révéler à Anselme ? Mais, déjà, je lui ai bien assez clairement parlé dans la lettre qu’il a reçue à la campagne, et je crois que, s’il n’a sur-le-champ mis ordre au mal que je lui signalais, c’est que, par excès de confiance et de bonté, il n’a pu croire que le cœur de son indigne ami renfermât la moindre pensée tournée contre son honneur ; moi-même je n’ai pu le croire de longtemps après, et jamais je ne l’aurais cru, si son insolence n’en fût venue au point d’éclater par les riches cadeaux, les promesses sans bornes et les larmes continuelles. Mais à quoi bon faire ces réflexions maintenant ? Est-ce qu’une énergique résolution a besoin d’être si mûrement pesée ? Non, certes. Eh bien donc ! hors d’ici, trahison ! à moi, vengeance ! Vienne le traître ; qu’il entre, qu’il meure, puis advienne que pourra. Pure je suis entrée au pouvoir de celui que le ciel m’a donné pour époux, et pure je dois en sortir ; dussé-je le faire baigner dans mon chaste sang et dans le sang impur du plus déloyal ami qui ait jamais profané dans le monde le nom de l’amitié. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, Camille parcourait l’appartement, l’épée nue à la main, d’un pas si brusque, et faisant des gestes si furieux, qu’elle semblait avoir perdu l’esprit et s’être changée de femme délicate en bravache désespéré.

Anselme, couvert par une tapisserie derrière laquelle il s’était blotti, voyait et entendait tout cela. Surpris, émerveillé, il lui semblait que ce qu’il avait vu et entendu était bien suffisant pour détruire des soupçons plus grands même que les siens ; aussi désirait-il déjà que l’épreuve de l’arrivée de Lothaire vînt à manquer, dans la crainte de quelque fâcheux accident. Comme il se disposait à quitter sa retraite pour embrasser et désabuser son épouse, il fut retenu par le retour de Léonella, qu’il vit entrer amenant Lothaire par la main. Aussitôt que Camille l’aperçut, elle fit avec la pointe de l’épée une grande raie devant elle sur le plancher, et lui parla de la sorte :

« Lothaire, prends bien garde à ce que je vais te dire. Si par malheur tu as l’audace de passer cette raie que tu vois à terre, ou même de t’en approcher, à l’instant je me perce le cœur avec cette épée que je tiens à la main. Avant qu’à cette injonction tu répondes une seule parole, je veux t’en dire quelques-unes, et je veux que tu m’écoutes en silence. Après, tu répondras ce qui te semblera bon. Avant tout, je veux, Lothaire, que tu me dises si tu connais Anselme, mon époux, et quelle opinion tu as de lui ; puis ensuite, je veux également savoir si tu me connais, moi qui te parle. Réponds d’abord à cela sans te troubler, sans hésiter, car ce ne sont pas, j’imagine, des difficultés que je te propose à résoudre. »

Lothaire n’était pas si simple que, dès le premier instant où Camille lui avait dit de faire cacher Anselme, il n’eût compris le tour qu’elle pensait jouer. Aussi se trouva-t-il prêt à répondre à son intention avec tant d’adresse et d’à-propos qu’ils auraient pu, entre eux deux, faire passer ce mensonge pour la plus évidente vérité. Voici de quelle manière il répondit :

« Je ne pensais pas, belle Camille, que tu me ferais appeler pour m’adresser des questions si étrangères à l’intention qui m’amène ici. Si tu le fais pour éloigner encore la récompense promise à mes feux, tu aurais bien pu t’y prendre de plus loin ; car le désir du bonheur me presse et me tourmente d’autant plus que l’espérance de l’atteindre est plus proche. Mais pour que tu ne dises pas que je refuse de répondre à tes questions, je réponds que je connais ton époux Anselme, que nous nous connaissons tous deux depuis notre tendre enfance ; mais je ne veux rien dire de plus de notre amitié, que tu connais aussi bien que nous-mêmes, pour ne pas rendre témoignage de l’offense que l’amour me force à lui faire, l’amour, puissante excuse pour de plus grandes fautes. Je te connais également, et je regarde ta possession comme aussi précieuse qu’il la voit lui-même ; s’il n’en était pas ainsi, irais-je, pour de moindres attraits que les tiens, manquer à ce que je me dois à moi-même, étant qui je suis, et trahir les saintes lois de l’amitié, aujourd’hui violées en moi et foulées aux pieds par un aussi redoutable ennemi que l’amour ?

– Si c’est là ce que tu confesses, reprit Camille, mortel ennemi de tout ce qui mérite justement d’être aimé, de quel front oses-tu te montrer devant celle que tu sais bien être le miroir où se mire celui sur qui tu aurais dû porter tes regards pour voir avec quelle injustice tu l’outrages ! Mais, hélas ! malheureuse que je suis ! je me rends compte à présent de ce qui t’a fait perdre le respect que tu te dois à toi-même. Ce doit être quelque trop grande liberté de ma part, que je ne veux pas appeler indécence, puisqu’elle ne provient pas de propos délibéré, mais de ces étourderies auxquelles se laissent aller les femmes lorsqu’elles pensent n’avoir à se tenir en garde contre personne : sinon, dis-moi, traître, quand est-ce que j’ai répondu à tes prières par un mot, par un geste, qui pût éveiller en toi la moindre espérance de voir exaucer tes infâmes désirs ? Quand est-ce que tes propos d’amour n’ont pas été repoussés, réprimandés par les miens avec rigueur et dureté ? Quand est-ce que j’ai donné croyance à tes mille promesses, ou accepté tes dons séduisants ? Mais, comme je ne peux croire qu’on s’obstine longtemps dans une poursuite amoureuse sans être soutenu par quelque espoir, il faut bien que je rejette sur moi la faute de ton impertinence ; sans doute quelque involontaire négligence de ma part aura soutenu si longtemps ton volontaire projet de séduction. Aussi, je veux me punir et faire tomber sur moi le châtiment que mérite ta faute. Mais, afin que tu voies qu’étant si cruelle avec moi-même, je ne peux manquer de l’être également avec toi, j’ai voulu t’amener ici pour être témoin du sacrifice que je pense faire à l’honneur offensé de mon digne époux, outragé par toi aussi profondément qu’il t’a été possible ; et par moi aussi, qui n’ai pas mis assez de soin à fuir toute occasion d’éveiller et d’encourager tes criminelles intentions. C’est ce soupçon, je le répète, que quelque inadvertance de ma part a pu faire naître en toi de si odieuses pensées, qui m’afflige et me tourmente le plus ; c’est lui que je veux punir de mes propres mains : car, si je cherchais un autre bourreau que moi-même, peut-être ma faute en serait-elle plus publique. Mais je n’entends pas mourir seule ; je veux emmener avec moi celui dont la mort complétera ma vengeance, et qui apprendra, quelque part qu’il aille, que la justice atteint toujours la perversité. »

En achevant ces mots, Camille, avec une force et une légèreté incroyables, se précipita, l’épée nue, sur Lothaire ; elle paraissait si résolue à lui percer le cœur, qu’il fut presque à douter si ces démonstrations étaient feintes ou véritables, et qu’il se vit contraint d’employer son adresse et sa force pour éviter les coups qu’elle lui portait. Camille mettait tant d’ardeur dans son étrange artifice, que, pour lui donner encore davantage la couleur de la vérité, elle voulut le teindre de son propre sang. Voyant qu’elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou plutôt feignant qu’elle ne le pouvait point :

« Puisque le sort, s’écria-t-elle, ne veut pas que je satisfasse entièrement mon juste désir, il ne sera pas du moins assez puissant pour m’empêcher de le satisfaire à demi. »

Faisant effort pour dégager des mains de Lothaire l’épée qu’il avait saisie, elle la tourna contre elle, et la dirigeant à une place où l’arme ne pouvait entrer profondément, elle en enfonça la pointe au-dessus du sein gauche, près de l’épaule ; puis elle se laissa tomber par terre, comme sans connaissance. Lothaire et Léonella étaient également frappés de surprise et de crainte à la vue d’une telle aventure, et ne savaient qu’en croire, lorsqu’ils virent Camille étendue à terre, baignée dans son sang. Hors de lui, sans haleine, Lothaire se précipita pour arracher l’épée ; mais quand il vit combien la blessure était légère, il perdit tout effroi, et admira de nouveau l’adresse et la sagacité de la belle Camille. Du reste, pour remplir également son rôle, il se mit à faire une longue et triste lamentation sur le corps de Camille, comme si elle fût trépassée, s’accablant de malédictions, et non-seulement lui, mais encore celui qui était la première cause de la catastrophe. Et comme il savait que son ami Anselme était à l’écouter, il disait de telles choses, que quiconque les aurait entendues aurait eu plus pitié de lui que de Camille, même la croyant morte. Léonella, qui la prit dans ses bras, la posa sur le lit, en suppliant Lothaire d’aller chercher quelqu’un pour la panser en secret. Elle lui demandait aussi conseil sur ce qu’il fallait dire à son maître de la blessure de sa maîtresse, s’il était de retour avant qu’elle fût guérie. Lothaire lui répondit de dire tout ce qu’il lui plairait, car il n’était guère en état de donner un conseil profitable ; il ajouta seulement qu’elle essayât d’arrêter le sang qui coulait, et que, pour lui, il allait où personne ne pourrait le voir. Alors, avec de grands témoignages de douleur, il quitta précipitamment la maison. Dès qu’il se vit seul, et que personne ne put l’apercevoir, il se mit à faire des signes de croix par douzaines, émerveillé qu’il était de l’adresse de Camille et du jeu parfait de Léonella. Il considérait combien Anselme devait être persuadé qu’il avait pour femme une seconde Porcia, et brûlait de le trouver pour célébrer avec lui la vérité la mieux dissimulée et le mensonge le mieux ourdi que jamais on pût imaginer.

Léonella, cependant, étanchait le sang de sa maîtresse, qui n’avait coulé que justement assez pour donner crédit à sa ruse. Après avoir lavé la blessure avec un peu de vin, elle la banda le mieux qu’elle put, en répétant de tels propos, tant que dura le pansement, qu’ils auraient suffi, sans que d’autres les eussent précédés, pour faire croire à Anselme qu’il possédait dans Camille l’image vivante de la vertu. Aux paroles de Léonella vinrent se joindre celles de Camille, qui s’accusait de lâcheté, puisqu’elle avait manqué de cœur au moment où il lui était le plus nécessaire d’en avoir pour s’ôter une vie qu’elle avait en horreur. Elle demandait conseil à sa suivante pour savoir s’il fallait ou non révéler toute l’aventure à son cher époux ; mais Léonella lui dit de s’en bien garder, parce qu’elle le mettrait dans l’obligation de se venger de Lothaire, ce qu’il ne pouvait faire qu’au péril de sa vie ; et que la bonne épouse, loin de donner à son mari des occasions de querelle, doit l’en préserver autant qu’elle le peut. Camille répondit que cet avis lui semblait bon, et qu’elle le suivrait ; mais qu’il fallait, en tout cas, chercher que dire à Anselme sur la cause de cette blessure qu’il ne pouvait manquer de voir. À cela Léonella répondit que, même à bonne intention, elle ne savait pas mentir.

« Et moi, s’écria Camille, le sais-je davantage ? Je n’oserais pas forger ni soutenir un mensonge, quand il s’agirait de ma vie. Si nous ne savons trouver une issue à ces embarras, il vaut mieux lui dire la vérité toute nue que de nous laisser prendre en délit de mensonge.

– Allons, madame, reprit Léonella, ne vous affligez pas ainsi ; d’ici à demain je penserai à ce qu’il convient de lui dire : peut-être, à cause de la place où elle est, pourrons-nous cacher la blessure sans qu’il l’aperçoive, et le ciel daignera favoriser nos honnêtes desseins. Calmez-vous, madame, et tâchez de vous remettre, afin que mon seigneur ne vous retrouve pas dans cette agitation. Pour le reste, laissez-le à mes soins et à la bonté de Dieu, qui vient toujours en aide aux bonnes intentions. »

Anselme, comme on le pense bien, avait mis une attention extrême à entendre à voir représenter la tragédie de la mort de son honneur, tragédie dont les personnages avaient joué leurs rôles avec tant de naturel et de vérité, qu’on aurait dit qu’ils s’étaient transformés réellement en ce qu’ils feignaient d’être. Il attendait impatiemment la nuit, afin de trouver l’occasion de quitter sa retraite et d’aller visiter Lothaire, son excellent ami, pour qu’ils pussent se féliciter mutuellement de la pierre précieuse qu’il avait trouvée dans l’épreuve de la vertu de sa femme. Les deux comédiennes ne manquèrent pas de lui offrir un moyen commode de s’échapper, et lui, saisissant l’occasion, courut aussitôt à la demeure de Lothaire ; il le trouva chez lui, et l’on ne saurait convenablement raconter et les embrassements qu’il lui donna, et les choses qu’il dit sur son bonheur, et les louanges dont il accabla Camille. Lothaire écoutait tout cela sans pouvoir donner aucun signe de joie, car sa conscience lui représentait dans quelle erreur était son ami, et lui reprochait de l’avoir offensé. Anselme voyait bien que Lothaire ne répondait point à son allégresse ; mais il attribuait cette froideur à ce que son ami avait laissé Camille grièvement blessée, et qu’il était la cause de son mal. Aussi, parmi tous ces propos, il lui dit de n’avoir aucune inquiétude sur l’accident de Camille, et que sa blessure sans doute était légère, puisqu’elle était convenue avec sa suivante de la lui cacher.

« Ainsi donc, ajouta-t-il, n’aie rien à craindre sur ce point ; il ne te reste plus qu’à te réjouir avec moi, puisque c’est par ton entremise et ton adresse que je me vois élevé au comble de la plus haute félicité dont j’aie pu concevoir le désir. Je veux désormais que tous mes passe-temps ne soient plus occupés qu’à faire des vers à la louange de Camille, pour lui donner une éternelle renommée dans la mémoire des siècles à venir. »

Lothaire loua beaucoup l’heureuse détermination de son ami, et lui promit de l’aider, pour sa part, à construire cet illustre édifice à la gloire de sa femme.

Après cette aventure, Anselme resta le mari le plus délicieusement trompé qu’on pût rencontrer dans le monde ; lui-même conduisait par la main à sa maison, croyant y mener l’instrument de sa gloire, celui qui était l’instrument de son déshonneur, et Camille recevait celui-ci avec un visage courroucé, mais avec une âme riante et gracieuse. Cette supercherie réussit encore quelque temps ; enfin, au bout de peu de mois, la fortune tourna sa roue ; l’infamie, jusque-là si bien dissimulée, parut au grand jour, et Anselme paya de sa vie son imprudente curiosité.

Chapitre XXXV

Qui traite de l’effroyable bataille que livra don Quichotte à des outres de vin rouge, et où se termine la nouvelle du curieux malavisé


Il ne restait que peu de pages à lire de la nouvelle, lorsque tout à coup, du gatelas où couchait don Quichotte, Sancho Panza sortit tout effaré, en criant à pleine gorge :

« Au secours, seigneurs, au secours ! venez à l’aide de mon seigneur, qui est engagé dans la plus formidable et la plus sanglante bataille que mes yeux aient jamais vue. Vive Dieu ! il a porté un tel revers au géant ennemi de madame la princesse Micomicona, qu’il lui a tranché la tête à rasibus des épaules, comme si c’eût été un navet.

– Que dites-vous là, frère ? s’écria le curé, interrompant sa lecture. Avez-vous perdu l’esprit ? comment diable serait-ce possible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d’ici ? »

En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans le taudis de don Quichotte, et sa voix par-dessus le bruit.

« Arrête, larron ! s’écriait-il ; arrête, félon, bandit, détrousseur de passants ; je te tiens ici, et ton cimeterre ne te sera bon à rien. »

Puis on entendait résonner les coups d’épée qui tombaient sur les murailles.

« Il ne s’agit pas, reprit Sancho, de rester là les bras croisés et l’oreille au guet ; entrez bien vite séparer les combattants, ou secourir mon maître ; encore n’en est-il pas grand besoin, et sans doute le géant est mort à l’heure qu’il est, et rend compte à Dieu de sa mauvaise vie passée : car j’ai vu le sang couler par terre, et la tête coupée qui roulait dans un coin, grosse, par ma foi, comme une grosse outre de vin.

– Que je sois pendu, s’écria aussitôt l’hôtelier, si don Quichotte ou don diable m’a donné quelque coup d’estoc au travers d’une des outres de vin rouge qui sont rangées toutes pleines à la tête de son lit ! et c’est le vin qui en coule que ce bonhomme aura pris pour du sang. »

Tout en disant cela, l’hôte courait au galetas, où le suivit toute la compagnie ; et ils y trouvèrent don Quichotte dans le plus étrange accoutrement du monde. Il n’avait que sa chemise, dont les pans n’étaient pas assez longs pour lui couvrir les cuisses plus qu’à la moitié par devant, tandis que, par derrière, elle avait six doigts de moins. Ses jambes étaient longues, sèches, velues, et de propreté douteuse ; il portait sur la tête un petit bonnet de couleur rouge, qui avait longtemps ramassé la graisse sur celle de l’hôtelier ; à son bras gauche était roulée cette couverture de lit à laquelle Sancho gardait rancune, pour des raisons à lui connues, et de la main droite il tenait une épée nue, avec laquelle il s’en allait frappant de tous côtés d’estoc et de taille, tout en prononçant des paroles, comme s’il eût réellement combattu quelque géant ennemi. Le bon de l’affaire, c’est qu’il avait les yeux fermés, car il dormait, et c’était en dormant qu’il livrait bataille au géant. Son imagination avait été tellement frappée de l’aventure qu’il allait entreprendre, qu’elle lui fit rêver qu’il était arrivé au royaume de Micomicon, et qu’il se mesurait avec son ennemi. Aussi avait-il donné tant de coups d’épée dans les outres, croyant frapper le géant, que toute la chambre était pleine de vin.

Quand l’hôtelier vit ce dégât, il entra dans une telle fureur, qu’il se jeta sur don Quichotte, les poings fermés, et commença à son tour à lui donner tant de gourmades que, si Cardénio et le curé ne le lui eussent ôté des mains, il mettait fin à la guerre du géant. Et cependant, malgré cette pluie de coups, le pauvre chevalier ne se réveillait pas. Il fallut que le barbier apportât du puits un grand chaudron d’eau froide, qu’il lui lança d’un seul jet sur le corps. Alors don Quichotte s’éveilla, mais non toutefois si complètement qu’il s’aperçût de l’état où il était. Dorothée, qui le vit si légèrement et si court vêtu, ne voulut point entrer pour assister à la bataille entre son défenseur et son ennemi. Quant à Sancho, il marchait à quatre pattes, cherchant dans tous les coins la tête du géant, et comme il ne la trouvait pas :

« Je savais déjà bien, s’écria-t-il, que dans cette maudite maison tout est enchantement ; l’autre fois, au même endroit où je me trouve à présent, on m’a roué de coups de poing et de coups de pied, sans que j’aie su qui me les donnait, et sans que j’aie pu voir personne ; et voilà que maintenant cette tête ne paraît pas, moi qui l’ai vu couper de mes propres yeux, si bien que le sang coulait du corps comme d’une fontaine.

– De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des saints ? s’écria l’hôtelier ; ne vois-tu pas, larron, que le sang et la fontaine ne sont autre chose que ces outres criblées de trous et le vin rouge qui nage dans la chambre ? Puissé-je voir nager dans l’enfer l’âme de celui qui les a crevées !

– Je n’y entends plus rien, répondit Sancho ; tout ce que je sais, c’est que, faute de trouver cette tête, mon comté va se fondre comme le sel dans l’eau. »

Sancho était pire, éveillé, que son maître dormant, tant les promesses de don Quichotte lui avaient troublé la cervelle.

L’hôtelier se désespérait en voyant le sang-froid de l’écuyer, après les dégâts du seigneur ; il jurait bien qu’il n’en serait pas de cette fois-ci comme de l’autre, où ils étaient partis sans payer l’écot, et que maintenant les privilèges de leur chevalerie ne leur serviraient à rien pour se dispenser de payer le tout à la fois, même les coutures et les rapiéçages qu’il faudrait faire aux peaux de bouc. Le curé tenait par la main don Quichotte, lequel, croyant qu’il avait achevé l’aventure et qu’il se trouvait en présence de la princesse Micomicona, se mit à genoux devant le curé, et lui dit :

« De ce jour, Votre Grandeur, haute et charmante dame, peut vivre en sécurité, sans craindre aucun mal de cette créature mal née, et de ce jour aussi je suis quitte de la parole que je vous donnai, puisque avec l’aide de Dieu et la faveur de celle pour qui je vis et respire, je l’ai si heureusement accomplie.

– Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Sancho, dès qu’il entendit ces paroles. Hein ! j’étais ivre peut-être ? Voyez ! est-ce que mon maître n’a pas mis le géant dans le sel ? Pardieu, l’enfant est au monde, et mon comté dans son moule. »

Qui n’aurait éclaté de rire à toutes les extravagances de cette paire de fous, maître et valet ? Aussi tout le monde riait, sauf l’hôtelier, qui se donnait au diable. À la fin, tant firent le barbier, le curé et Cardénio, qu’ils parvinrent, non sans grand travail, à remettre en son lit don Quichotte, qui se rendormit aussitôt, comme un homme accablé de fatigue. Ils le laissèrent dormir, et revinrent sous le portail de l’hôtellerie consoler Sancho Panza de ce qu’il n’avait pas trouvé la tête du géant. Mais ils eurent plus de peine encore à calmer l’hôte, désespéré de la mort subite de ses outres. L’hôtesse disait aussi, criant et gesticulant :

« À la male heure est entré chez moi ce maudit chevalier errant, qui me coûte si cher. L’autre fois, il s’en est allé emportant la dépense d’une nuit, souper, lit, paille et orge, pour lui, son écuyer, un bidet et un âne, disant qu’il était chevalier aventurier (Dieu lui donne mauvaise aventure, à lui et à tous les aventuriers qui soient au monde !), qu’ainsi il n’était tenu à rien payer, parce que c’est écrit dans les tarifs de sa chevalerie errante. Et voilà maintenant qu’à propos de lui, cet autre beau monsieur vient, qui m’emporte ma queue, et me la rend diminuée de moitié, toute pelée qu’elle est, et qui ne peut plus servir à ce qu’en faisait mon mari. Puis, pour couronner l’œuvre, il me crève mes outres et me répand mon vin. Que ne vois-je aussi répandre mon sang ! Mais par les os de mon père et l’éternité de ma grand’mère ! qu’il ne pense pas s’en aller cette fois sans me payer tout ce qu’il doit, un denier sur l’autre, ou, pardieu, je ne m’appellerais pas comme je m’appelle, et je ne serais pas la fille de qui m’a mise au monde. »

À ces propos, que débitait l’hôtesse avec emportement, sa bonne servante Maritornes faisait l’écho ; la fille seule ne disait rien, et souriait de temps en temps.

Enfin, le curé calma cette tempête en promettant de rembourser tout le dégât, tant des outres crevées que du vin répandu, et surtout le déchet de la queue, dont l’hôtesse faisait si grand bruit. Dorothée consola Sancho Panza, en lui disant que, puisqu’il paraissait vrai que son maître avait coupé la tête au géant, elle lui promettait de lui donner, dès qu’elle se verrait pacifiquement rétablie dans son royaume, le meilleur comté qui s’y trouvât. Cette promesse consola Sancho, qui supplia la princesse de tenir pour certain qu’il avait vu la tête du géant, à telles enseignes qu’elle avait une barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture, et que, si on ne la retrouvait pas, c’est que tout se faisait dans cette maison par voie d’enchantement, comme il en avait fait l’épreuve à ses dépens la dernière fois qu’il y avait logé. Dorothée répondit qu’elle n’avait pas de peine à le croire : qu’il cessât donc de s’affliger, et que tout s’arrangerait à bouche que veux-tu.

La paix rétablie et tout le monde content, le curé voulut achever le peu qui restait à lire de la nouvelle. C’est ce que lui demandèrent Cardénio, Dorothée et le reste de la compagnie. Voulant donc leur faire plaisir, et satisfaire aussi celui qu’il trouvait à cette lecture, il continua l’histoire en ces termes :

Ce qui arriva de l’aventure, c’est qu’Anselme, rassuré désormais sur la vertu de sa femme, passait une vie heureuse et tranquille. Camille faisait avec intention mauvaise mine à Lothaire, afin qu’Anselme comprît au rebours les sentiments qu’elle lui portait ; et, pour accréditer la ruse de sa complice, Lothaire pria son ami de trouver bon qu’il ne revînt plus chez elle, parce qu’il voyait clairement le déplaisir qu’éprouvait Camille à sa vue. Mais, toujours dupe, Anselme ne voulut aucunement y consentir, se faisant ainsi de mille façons l’artisan de son déshonneur, tandis qu’il croyait l’être de sa félicité. Cependant Léonella, dans la joie que lui donnaient ses amours de qualité, s’y livrait chaque jour avec moins de mesure, confiante en sa maîtresse, qui fermait les yeux sur ses déportements, et prêtait même la main à cette intrigue. Une nuit enfin, Anselme entendit marcher dans la chambre de Léonella, et, voulant entrer pour savoir qui faisait ce bruit, il s’aperçut qu’on retenait la porte. Irrité de cette résistance, il fit tant d’efforts qu’il parvint à ouvrir, et il entra justement lorsqu’un homme sautait par la fenêtre dans la rue. Anselme s’élança pour le saisir, ou du moins le reconnaître ; mais il en fut empêché par Léonella, qui, se jetant au devant de lui, le tenait embrassé.

« Calmez-vous, mon seigneur, disait-elle, ne faites pas de bruit, et ne suivez pas celui qui vient de s’échapper. Il me touche de près, et de si près que c’est mon époux. »

Anselme ne voulut pas croire à cette défaite : au contraire, transporté de fureur, il tira sa dague, et fit mine d’en frapper Léonella, en lui disant que, si elle ne déclarait la vérité, il la tuait sur place. L’autre, épouvantée, et ne sachant ce qu’elle disait :

« Oh ! ne me tuez pas, seigneur, s’écria-t-elle ; je vous dirai des choses plus importantes que vous ne pouvez l’imaginer.

– Dis-les sur-le-champ, répondit Anselme, ou sinon tu es morte.

– À présent, ce serait impossible, reprit Léonella, tant je suis troublée. Mais laissez-moi jusqu’à demain, et je vous apprendrai des choses qui vous étonneront. Et soyez assuré que celui qui a sauté par la fenêtre est un jeune homme de la ville qui m’a donné parole d’être mon mari. »

Ce peu de mots apaisèrent Anselme, qui voulut bien accorder le délai que demandait Léonella, ne pensant guère entendre des révélations contre Camille, dont il ne pouvait plus suspecter la vertu. Il quitta la chambre, où il laissa Léonella bien enfermée sous clef, après lui avoir dit qu’elle n’en sortirait plus qu’il n’eût reçu les confidences qu’elle avait à lui faire. Puis il se rendit en toute hâte auprès de Camille, pour lui conter tout ce qui venait de lui arriver avec sa camériste, ajoutant qu’elle lui avait donné sa parole de lui révéler des choses de grande importance. Si Camille fut ou non troublée à ce coup inattendu, il est superflu de le dire. L’épouvante qu’elle ressentit fut telle, en s’imaginant, comme c’était à croire, que Léonella découvrirait à Anselme tout ce qu’elle savait de sa trahison, qu’elle ne se sentit même pas assez de courage pour attendre que ce soupçon fût confirmé. Cette nuit même, dès qu’elle crut qu’Anselme dormait, elle rassembla ses bijoux les plus précieux, prit quelque argent, puis, sans être entendue de personne, elle sortit de la maison, et courut chez Lothaire. Arrivé là, elle lui conta ce qui venait de se passer, et lui demanda de la mettre en lieu sûr, ou de partir avec elle pour échapper tous deux au courroux d’Anselme. La confusion où la visite de Camille jeta Lothaire fut si grande qu’il ne savait que répondre, ni moins encore quel parti prendre. Enfin il proposa de conduire Camille dans un couvent dont sa sœur était abbesse. Camille y consentit, et Lothaire, avec toute la célérité qu’exigeait la circonstance, conduisit sa complice à ce couvent, où il la laissa. Quant à lui, il s’éloigna sur-le-champ de la ville, sans avertir personne de son départ.

Dès que le jour parut, Anselme, sans s’apercevoir que Camille n’était plus à ses côtés, se leva, pressé par le désir d’apprendre ce qu’avait à lui confier Léonella, et courut à la chambre où il l’avait enfermée. Il ouvrit, entra, mais ne trouva plus la camériste ; seulement des draps de lit noués à la fenêtre lui apprirent qu’elle s’était échappée par ce chemin. Il revint tristement raconter à Camille sa mésaventure ; mais, ne la trouvant plus, ni dans le lit ni dans toute la maison, il resta stupéfait, anéanti. Vainement il questionna tous les gens de la maison, personne ne put lui donner de ses nouvelles. Tandis qu’il cherchait Camille de chambre en chambre, le hasard fit qu’il s’aperçut que ses coffres étaient ouverts et que la plupart de ses bijoux ne s’y trouvaient plus. Alors la fatale vérité lui apparut tout entière, et ce ne fut plus Léonella qu’il accusa de son infortune. Sans achever même de se vêtir, il courut, triste et pensif, confier ses chagrins à son ami Lothaire ; mais, ne le trouvant pas, et apprenant de ses domestiques qu’il était parti dans la nuit avec tout l’argent qu’il possédait, Anselme pensa perdre l’esprit.

Pour achever de le rendre fou, lorsqu’il revint chez lui, il ne trouva plus aucun des valets et des servantes qu’il y avait laissés : la maison était abandonnée et déserte. Pour le coup, il ne sut plus que penser, ni que dire, ni que faire ; et peu à peu il sentait sa tête s’en aller. Il contemplait sa situation, et se voyait, en un instant, sans femme, sans ami, sans domestiques, abandonné du ciel et de la nature entière, et pardessus tout déshonoré ; car, dans la fuite de Camille, il vit bien sa perdition. Enfin, après une longue incertitude, il résolut d’aller à la maison de campagne de cet ami, chez lequel il avait passé le temps que lui-même avait donné pour la machination de son infortune. Il ferma les portes de sa maison, monta à cheval, et se mit en route, pouvant à peine respirer. Mais il n’eut pas fait la moitié du chemin, qu’assailli et vaincu par ses tristes pensées, force lui fut de mettre pied à terre et d’attacher son cheval à un arbre, au pied duquel il se laissa tomber, en poussant de plaintifs et douloureux soupirs. Il resta là jusqu’à la chute du jour. Alors vint à passer un homme à cheval qui venait de la ville, et, après l’avoir salué, Anselme lui demanda quelles nouvelles on disait à Florence.

« Les plus étranges, répondit le passant, qu’on y ait depuis longtemps entendues. On dit publiquement que Lothaire, cet intime ami d’Anselme le riche, qui demeure auprès de Saint-Jean, a enlevé cette nuit Camille, la femme d’Anselme, et que celui-ci a également disparu. C’est ce qu’a raconté une servante de Camille, que le gouverneur a trouvée hier soir se glissant avec des draps de lit d’une fenêtre de la maison d’Anselme. Je ne sais pas exactement comment s’est passée l’affaire ; mais je sais bien que toute la ville est étonnée d’un tel événement, car on ne pouvait guère l’attendre de l’étroite amitié qui unissait Anselme et Lothaire, si grande qu’on les appelait, dit-on, les deux amis.

– Savez-vous par hasard, demanda Anselme, quel chemin ont pris Lothaire et Camille ?

– Pas le moins du monde, répondit le Florentin, bien que le gouverneur ait mis toute la diligence possible à découvrir leurs traces.

– Allez avec Dieu, seigneur, reprit Anselme.

– Restez avec lui, » répliqua le passant ; et il piqua des deux.

À de si terribles nouvelles, le pauvre Anselme fut sur le point de perdre non-seulement l’esprit, mais encore la vie. Il se leva comme il put, et se traîna jusqu’à la maison de son ami, qui ne savait point encore son malheur. Quand celui-ci le vit arriver pâle, effaré, tremblant, il le crut atteint de quelque mal dangereux. Anselme aussitôt pria qu’on le mît au lit, et qu’on lui donnât de quoi écrire. On s’empressa de faire ce qu’il demandait ; puis on le laissa couché et seul en sa chambre, dont il avait même exigé qu’on fermât les portes. Dès qu’il se vit seul, la pensée de son infortune l’accabla de telle sorte, qu’il reconnut clairement, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper. Voulant laisser une explication de sa mort prématurée, il se hâta de prendre la plume ; mais avant d’avoir écrit tout ce qu’il voulait, le souffle lui manqua, et il expira sous les coups de la douleur que lui avait causée son imprudente curiosité.

Le lendemain, voyant qu’il était tard, et qu’Anselme n’appelait point, le maître de la maison se décida à entrer dans sa chambre, pour savoir si son indisposition continuait. Il le trouva étendu sans mouvement, la moitié du corps dans le lit, et l’autre moitié sur le bureau, ayant devant lui un papier ouvert, et tenant encore à la main la plume avec laquelle il avait écrit. Son hôte s’approcha, l’appela d’abord, et, ne recevant point de réponse, le prit par la main, qu’il trouva froide, et reconnut enfin qu’il était mort. Surpris et désespéré, il appela les gens de sa maison pour qu’ils fussent témoins de la catastrophe. Finalement, il lut le papier, qu’il reconnut bien écrit de la main d’Anselme, et qui contenait ce peu de mots :

« Un sot et impertinent désir m’ôte la vie. Si la nouvelle de ma mort arrive aux oreilles de Camille, qu’elle sache que je lui pardonne : elle n’était pas tenue de faire un miracle, et je ne devais pas exiger qu’elle le fît. Ainsi, puisque j’ai été moi-même l’artisan de mon déshonneur, il ne serait pas juste… »

Anselme n’en avait pas écrit davantage, ce qui fit voir qu’en cet endroit, sans pouvoir terminer sa phrase, il avait terminé sa vie. Le lendemain, son ami informa de sa mort les parents d’Anselme, lesquels savaient déjà son infortune ; ils connaissaient aussi le monastère où Camille était près de suivre son mari dans l’inévitable voyage, par suite des nouvelles qu’elle avait reçues, non de l’époux mort, mais de l’ami absent. On dit que, bien que veuve, elle ne voulut pas quitter le monastère, mais qu’elle ne voulut pas davantage y faire ses vœux, jusqu’à ce que, peu de temps après, elle eut appris que Lothaire avait été tué dans une bataille que livra M. de Lautrec au grand capitaine Gonzalve de Cordoue[196], dans le royaume de Naples, où s’était rendu l’ami trop tard repentant. À cette nouvelle, Camille se fit religieuse, et termina bientôt sa vie dans les regrets et les larmes. Telle fut la fin déplorable qu’eut pour tous trois un commencement insensé.

« Cette nouvelle, dit le curé, ne me semble pas mal ; mais je ne puis me persuader qu’elle ait un fond véritable. Si c’est une invention, l’auteur a mal inventé, car on ne peut croire qu’il se trouve un mari assez sot pour faire une aussi périlleuse expérience que celle d’Anselme. Que l’aventure ait été supposée entre un galant et sa belle, passe encore ; mais entre mari et femme, elle a quelque chose d’impossible ; quant à la façon de la raconter, je n’en suis pas mécontent. »

Chapitre XXXVI

Qui traite d’autres étranges aventures, arrivées dans l’hôtellerie


En ce moment, l’hôtelier, qui était sur le seuil de sa porte, s’écria :

« Vive Dieu ! voici venir une belle troupe d’hôtes ; s’ils s’arrêtent ici, nous aurons du gaudeamus.

– Quels sont ces voyageurs ? demanda Cardénio.

– Ce sont, répondit l’hôtelier, quatre hommes montés à cheval à l’écuyère, avec des lances et des boucliers, et portant tous quatre des masques noirs[197] ; au milieu d’eux se trouve une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil, et le visage pareillement masqué ; puis deux valets de pied par derrière.

– Et sont-ils bien près ? demanda le curé.

– Si près, répondit l’hôtelier, qu’ils arrivent à la porte. »

Quand Dorothée entendit cela, elle se couvrit aussitôt le visage, et Cardénio s’empressa d’entrer dans la chambre où dormait don Quichotte. À peine avaient-ils eu le temps de prendre l’un et l’autre ces précautions, que toute la troupe qu’avait annoncée l’hôtelier entra dans l’hôtellerie. Les quatre cavaliers, gens de bonne mine et de riche apparence, ayant mis pied à terre, allèrent descendre la dame de la selle où elle était assise, et l’un d’eux, la prenant dans ses bras, la porta sur une chaise qui se trouvait à l’entrée de la chambre où Cardénio s’était caché. Pendant tout ce temps, ni elle ni eux n’avaient quitté leurs masques, ni prononcé le moindre mot ; seulement, lorsqu’on la posa sur sa chaise, la dame poussant un profond soupir, laissa tomber ses bras, comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied menèrent les chevaux à l’écurie. À la vue de ce qui se passait, le curé, désireux de savoir quels étaient ces gens qui gardaient si soigneusement le silence et l’incognito, s’en alla trouver les valets de pied, et questionna l’un d’eux sur ce qu’il avait envie de savoir.

« Pardine, seigneur, répondit celui-ci, je serais bien embarrassé de vous dire qui sont ces cavaliers ; seulement ça m’a l’air de gens de distinction, principalement celui qui est venu prendre dans ses bras cette dame que vous avez vue, et si je le dis, c’est parce que tous les autres lui portent respect, et ne font rien que ce qu’il ordonne.

– Et la dame, qui est-elle ? demanda le curé.

– Je ne vous le dirai pas davantage, répondit le valet ; car, en toute la route, je ne lui ai pas vu un coin de la figure. Pour ce qui est de soupirer, oh ! ça, je l’ai entendue bien des fois, et pousser des gémissements si tristes, qu’on dirait qu’avec chacun d’eux elle veut rendre l’âme. Mais il n’est pas étonnant que nous n’en sachions, mon camarade et moi, pas plus long que je ne vous en dis, car il n’y a pas plus de deux jours que nous les accompagnons. Ils nous ont rencontrés sur le chemin, et nous ont priés et persuadés de les suivre jusqu’en Andalousie, en nous promettant de nous bien payer.

– Avez-vous entendu nommer quelqu’un d’entre eux ? demanda le curé.

– Non, par ma foi, répondit l’autre ; ils cheminent tous en si grand silence, qu’on dirait qu’ils en ont fait vœu. On n’entend rien autre chose que les soupirs et les sanglots de cette pauvre dame, que c’est à vous fendre le cœur, et nous croyons sans aucun doute qu’elle va contre son gré et par violence, en quelque part qu’on la mène. Autant qu’on peut en juger par sa robe monastique, elle est religieuse, ou va bientôt le devenir, ce qui est le plus probable, et peut-être est-elle triste parce qu’elle n’a pas de goût pour le couvent.

– Tout cela peut bien être, » reprit le curé ; et, quittant l’écurie, il revint trouver Dorothée.

Celle-ci, dès qu’elle eut entendu soupirer la dame voilée, émue de la compassion naturelle à son sexe, s’approcha d’elle et lui dit :

« Qu’avez-vous, madame ? quel mal sentez-vous ? Si c’était quelqu’un de ceux que les femmes ont l’habitude et l’expérience de soigner, je me mets de bien grand cœur à votre service. »

À tout cela, la plaintive dame se taisait et ne répondait mot, et, bien que Dorothée renouvelât ses offres avec plus d’empressement, elle continuait de garder le silence. Enfin, le cavalier masqué, auquel, d’après le dire du valet de pied, obéissaient tous les autres, revint auprès d’elle, et dit à Dorothée :

« Ne perdez pas votre temps, madame, à faire des offres de service à cette femme : elle est habituée à n’avoir nulle reconnaissance de ce qu’on fait pour elle, et n’essayez pas davantage d’obtenir d’elle une réponse, à moins que vous ne vouliez entendre sortir de sa bouche un mensonge.

– Jamais je n’en ai dit, s’écria vivement celle qui s’était tue jusqu’alors ; au contraire, c’est pour avoir été trop sincère, trop ennemie de tout artifice, que je me vois aujourd’hui si cruellement malheureuse ; et s’il faut en prendre quelqu’un à témoin, je veux vous choisir vous-même, puisque c’est mon pur amour de la vérité qui vous a rendu, vous, faux et menteur. »

Cardénio entendit clairement et distinctement ces propos, car il était si près de celle qui venait de parler, que la seule porte de la chambre de don Quichotte les séparait. Aussitôt jetant un cri perçant :

« Ô mon Dieu ! s’écria-t-il, que viens-je d’entendre ? quelle est cette voix qui a frappé mon oreille ? »

À ces cris, la dame tourna la tête, pleine de surprise et de trouble ; et, ne voyant personne, elle se leva pour entrer dans la chambre voisine ; mais le cavalier, qui épiait ses mouvements, l’arrêta sans lui laisser faire un pas de plus. Dans son agitation, elle fit tomber le masque de taffetas qui lui cachait la figure, et découvrit une incomparable beauté, un visage céleste, bien que décoloré et presque hagard, car ses yeux se portaient tour à tour et sans relâche sur tous les endroits où sa vue pouvait atteindre. Elle avait le regard si inquiet, si troublé, qu’elle semblait privée de raison, et ces signes de folie, quoiqu’on en ignorât la cause, excitèrent la pitié dans l’âme de Dorothée et de tous ceux qui la regardaient. Le cavalier la tenait fortement des deux mains par les épaules, et, tout occupé de la retenir, il ne put relever son masque, qui se détachait et finit par tomber entièrement.

Levant alors les yeux, Dorothée, qui soutenait la dame dans ses bras, vit que celui qui la tenait également embrassée était son époux don Fernand. Dès qu’elle l’eut reconnu, poussant du fond de ses entrailles un long et douloureux soupir, elle se laissa tomber à la renverse, complètement évanouie ; et, si le barbier ne se fût trouvé près d’elle pour la retenir dans ses bras, elle aurait frappé la terre. Le curé, accourant aussitôt, lui ôta son voile pour lui jeter de l’eau sur le visage ; don Fernand la reconnut alors, car c’était bien lui qui tenait l’autre femme embrassée, et il resta comme mort à cette vue. Cependant il ne lâchait point prise, et continuait à retenir Luscinde (c’était elle qui s’efforçait de s’échapper de ses bras), laquelle avait reconnu Cardénio à ses cris, lorsqu’il la reconnaissait lui-même. Cardénio entendit aussi le gémissement que poussa Dorothée en tombant évanouie ; et, croyant que c’était sa Luscinde, il s’élança de la chambre tout hors de lui. La première chose qu’il vit fut don Fernand, qui tenait encore Luscinde embrassée. Don Fernand reconnut aussi sur-le-champ Cardénio, et tous quatre restèrent muets de surprise, ne pouvant comprendre ce qui leur arrivait. Tous se taisaient, et tous se regardaient : Dorothée avait les yeux sur don Fernand, don Fernand sur Cardénio, Cardénio sur Luscinde, et Luscinde sur Cardénio. La première personne qui rompit le silence fut Luscinde, laquelle, s’adressant à don Fernand, lui parla de la sorte :

« Laissez-moi, seigneur don Fernand, au nom de ce que vous devez à ce que vous êtes, si nul autre motif ne vous y décide ; laissez-moi retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui duquel n’ont pu me séparer vos importunités, vos menaces, vos promesses et vos dons. Voyez par quels chemins étranges, et pour nous inconnus, le ciel m’a ramenée devant mon véritable époux. Vous savez déjà, par mille épreuves pénibles, que la mort seule aurait la puissance de l’effacer de ma mémoire. Eh bien ! que vos illusions si clairement détruites changent votre amour en haine, votre bienveillance en fureur. Ôtez-moi la vie ; pourvu que je rende le dernier soupir aux yeux de mon époux bien-aimé, je tiendrai ma mort pour heureuse et bien employée. Peut-être y verra-t-il la preuve de la fidélité que je lui ai gardée jusqu’au dernier souffle de ma vie. »

Dorothée, cependant, ayant repris connaissance, avait entendu ces paroles de Luscinde, dont le sens lui avait fait deviner qui elle était. Voyant que don Fernand ne la laissait pas échapper de ses bras et ne répondait rien à de si touchantes prières, elle fit un effort, se leva, alla se jeter à genoux devant les pieds de son séducteur, et, versant de ses beaux yeux deux ruisseaux de larmes, elle lui dit d’une voix entrecoupée :

« Si les rayons de ce soleil, que tu tiens éclipsé dans tes bras, ne t’ôtent plus, ô mon seigneur, la lumière des yeux, tu auras reconnu que celle qui s’agenouille à tes pieds est l’infortunée, tant qu’il te plaira qu’elle le soit, et la triste Dorothée. Oui, c’est moi qui suis cette humble paysanne que, par ta bonté, ou pour ton plaisir, tu as voulu élever assez haut pour qu’elle pût se dire à toi ; je suis cette jeune fille qui passait, dans les limites de l’innocence, une vie heureuse et paisible, jusqu’au moment où, à la voix de tes importunités, de tes propos d’amour, si sincères en apparence, elle ouvrit les portes à toute retenue et te livra les clefs de sa liberté : présent bien mal agréé par toi, puisque tu m’as réduite à me trouver en ce lieu où tu me trouves à présent, et à t’y voir dans l’état où je te vois. Mais avant tout, je ne voudrais pas qu’il te vînt à l’imagination que je suis venue ici sur les pas de mon déshonneur, tandis que je n’y ai été conduite que par ma douleur et le regret de me voir oubliée de toi. Tu as voulu que je fusse à toi, et tu l’as voulu de telle sorte, qu’en dépit du désir que tu peux en avoir à présent, il ne t’est plus possible de cesser d’être à moi. Prends garde, mon seigneur, que l’incomparable affection que je te porte peut bien compenser la beauté et la noblesse pour lesquelles tu m’abandonnes. Tu ne peux être à la belle Luscinde, puisque tu es à moi ; ni elle à toi, puisqu’elle est à Cardénio. Fais-y bien attention : il te sera plus facile de te réduire à aimer celle qui t’adore que de réduire à t’aimer celle qui te déteste. Tu as surpris mon innocence, tu as triomphé de ma vertu ; ma naissance t’étais connue, et tu sais bien à quelles conditions je me suis livrée à tes vœux ; il ne te reste donc aucune issue, aucun moyen d’invoquer l’erreur et de te prétendre abusé. S’il en est ainsi, et si tu n’es pas moins chrétien que gentilhomme, pourquoi cherches-tu tant de détours pour éviter de me rendre aussi heureuse à la fin que tu l’avais fait au commencement ? Si tu ne veux pas de moi pour ce que je suis, ta véritable et légitime épouse, prends-moi du moins pour ton esclave ; pourvu que je sois en ton pouvoir, je me tiendrai pour heureuse et bien récompensée. Ne permets pas, en m’abandonnant, que mon honneur périsse sous d’injurieux propos ; ne donne pas une si triste vieillesse à mes parents, car ce n’est pas ce que méritent les loyaux services qu’en bons vassaux ils ont toujours rendus aux tiens. S’il te semble que tu vas avilir ton sang en le mêlant au mien, considère qu’il y a peu de noblesse au monde qui n’aient passé par ce chemin, et que ce n’est pas celle des femmes qui sert à relever les illustres races. Et d’ailleurs, c’est dans la vertu que consiste la vraie noblesse ; si celle-là vient à te manquer, par ton refus de me rendre ce qui m’appartient, je resterai plus noble que toi. Enfin, seigneur, ce qui me reste à te dire, c’est que, bon gré, mal gré, je suis ton épouse. J’en ai pour garant tes paroles, qui ne peuvent être menteuses, si tu te vantes encore de ce pour quoi tu me méprises, la signature que tu m’as donnée, le ciel que tu as pris à témoin de tes promesses ; et quand même tout cela me manquerait, ce qui ne me manquera pas, c’est ta propre conscience, qui élèvera ses cris silencieux au milieu de tes coupables joies, qui prendra la défense de cette vérité que je proclame, et troublera désormais toutes tes jouissances. »

Ces paroles, et d’autres encore, la plaintive Dorothée les prononça d’un ton si touchant, et en versant tant de larmes, que tous ceux qui étaient présents à cette scène, même les cavaliers de la suite de Fernand, sentirent aussi se mouiller leurs yeux. Don Fernand l’écouta sans répondre un seul mot, jusqu’à ce qu’elle eût fini de parler, et que sa voix fût étouffée par tant de soupirs et de sanglots, qu’il aurait fallu un cœur de bronze pour n’être point attendri des témoignages d’une si profonde douleur. Luscinde aussi la regardait, non moins touchée de son affliction qu’étonnée de son esprit et de sa beauté. Elle aurait voulu s’approcher d’elle et lui dire quelques paroles de consolation ; mais les bras de don Fernand la retenaient encore. Celui-ci, plein de trouble et de confusion, après avoir quelque temps fixé ses regards en silence sur Dorothée, ouvrit enfin les bras, et rendant la liberté à Luscinde :

« Tu as vaincu, s’écria-t-il, belle Dorothée, tu as vaincu ! Comment aurait-on le courage de résister à tant de vérités réunies ? »

Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde ne se fut pas plutôt dégagée, qu’elle défaillit et fut sur le point de tomber à terre ; mais près d’elle était Cardénio, qui se tenait derrière don Fernand pour n’être pas reconnu de lui. Oubliant toute crainte, et se hasardant à tout risque, il s’élança pour soutenir Luscinde ; et la recevant dans ses bras :

« Si le ciel miséricordieux, lui dit-il, permet que tu retrouves quelque repos, belle, constante et loyale dame, nulle part tu ne l’auras plus sûr et plus tranquille que dans les bras qui te reçoivent aujourd’hui et qui te reçurent dans un autre temps, alors que la fortune me permettait de te croire à moi. »

À ces mots, Luscinde jeta les yeux sur Cardénio ; elle avait commencé à le reconnaître par la voix ; par la vue elle s’assura que c’était bien lui. Hors d’elle-même, et foulant aux pieds toute convenance, elle jeta ses deux bras au cou de Cardénio ; et, collant son visage au sien :

« C’est vous, mon seigneur, s’écria-t-elle ; oh ! oui, c’est bien vous qui êtes le véritable maître de cette esclave qui vous appartient, en dépit du destin contraire, en dépit des menaces faites à une vie qui dépend de la vôtre. »

Ce fut un spectacle étrange pour don Fernand, et pour tous les assistants, qu’étonnait un événement si nouveau. Dorothée s’aperçut que don Fernand changeait de couleur et qu’il semblait vouloir tirer vengeance de Cardénio, car elle lui vit avancer la main vers la garde de son épée. Aussitôt, rapide comme l’éclair, elle se jeta à ses genoux, les embrassa, les couvrit de baisers et de pleurs, et, le tenant si étroitement serré qu’elle ne le laissait pas mouvoir :

« Que penses-tu faire, lui disait-elle, ô mon unique refuge, dans cette rencontre inattendue ? Tu as à tes pieds ton épouse, et celle que tu veux qui le soit est dans les bras de son mari. Vois : te sera-t-il possible de défaire ce que le ciel a fait ? Ne vaut-il pas mieux que tu consentes à élever jusqu’à la rendre ton égale celle qui, malgré tant d’obstacles, et soutenue par sa constance, a les yeux sur tes yeux, et baigne de larmes amoureuses le visage de son véritable époux ? Je t’en conjure, au nom de ce qu’est Dieu, au nom de ce que tu es toi-même, que cette vue, qui te désabuse, n’excite point ta colère ; qu’elle la calme au contraire à tel point, que tu laisses ces deux amants jouir en paix de leur bonheur, tout le temps que leur en accordera le ciel. Tu montreras ainsi la générosité de ton noble cœur, et le monde verra que la raison a sur toi plus d’empire que tes passions. »

Tandis que Dorothée parlait ainsi, Cardénio, sans cesser de tenir Luscinde étroitement embrassée, ne quittait par Fernand des yeux, bien résolu, s’il lui voyait faire quelque geste menaçant, à se défendre de son mieux contre lui et contre tous ceux qui voudraient l’attaquer, dût-il lui en coûter la vie. Mais, en ce même instant, les amis de don Fernand accoururent d’un côté ; de l’autre, le curé et le barbier, qui s’étaient trouvés présents à toute la scène, sans qu’il y manquât le bon Sancho Panza : tous entouraient don Fernand, le suppliant de prendre pitié des larmes de Dorothée, et de ne point permettre, si, comme ils en étaient convaincus, elle avait dit la vérité, que ses justes espérances fussent déçues.

« Considérez, seigneur, ajouta le curé, que ce n’est point le hasard, ainsi que cela paraît être, mais une disposition particulière de la providence, qui vous a tous réunis dans un endroit où, certes, chacun de vous y pensait le moins ; considérez que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardénio, et que, dût-on les séparer avec le tranchant d’une épée, la mort leur semblerait douce en mourant ensemble. Dans les cas désespérés, irrémédiables, c’est le comble de la raison de se vaincre soi-même, et de montrer un cœur généreux. Permettez donc, par votre propre volonté, que ces deux époux jouissent d’un bonheur que le ciel leur accorde déjà. D’ailleurs, jetez aussi les yeux sur la beauté de Dorothée ; voyez-vous beaucoup de femmes qui puissent, non la surpasser en attraits, mais seulement l’égaler ? À sa beauté se joignent encore son humilité touchante et l’extrême amour qu’elle vous porte. Enfin, considérez surtout que, si vous vous piquez d’être gentilhomme et chrétien, vous ne pouvez faire autre chose que tenir la parole engagée. C’est ainsi que vous apaiserez Dieu et que vous satisferez les gens éclairés, qui savent très-bien reconnaître que c’est une prérogative de la beauté, lorsque la vertu l’accompagne, de pouvoir s’élever au niveau de toute noblesse, sans faire déroger celui qui l’élève à sa hauteur, et qui savent aussi qu’en cédant à l’empire de la passion, lorsqu’on ne pèche point pour la satisfaire, on demeure à l’abri de tout reproche. »

À ces raisons, chacun ajouta la sienne, si bien que le noble cœur de don Fernand, où battait enfin un sang illustre, se calma, s’attendrit, se laissa vaincre par la puissance de la vérité. Pour témoigner qu’il s’était rendu et qu’il cédait aux bons avis, il se baissa, prit Dorothée dans ses bras, et lui dit :

« Levez-vous, madame ; il n’est pas juste que je laisse agenouiller à mes pieds celle que je porte en mon âme ; et si, jusqu’à présent, je ne vous ai pas prouvé ce que je viens de dire, c’est peut-être par un ordre exprès du ciel, qui a voulu qu’en voyant avec quelle constance vous m’aimiez, je susse vous estimer autant que vous en êtes digne. Je vous demande une chose : c’est de ne pas me reprocher l’abandon et l’oubli dont vous avez été victime ; car la même force qui me contraignit à faire en sorte que vous fussiez à moi, m’a poussé ensuite à tâcher de n’être plus à vous. Si vous en doutez, tournez les yeux et regardez ceux de Luscinde, maintenant satisfaite ; vous y trouverez l’excuse de toutes mes fautes. Puisqu’elle a trouvé ce qu’elle désirait, et moi ce qui m’appartient, qu’elle vive, tranquille et contente, de longues années avec son Cardénio ; moi, je prierai le ciel à genoux qu’il m’en laisse vivre autant avec ma Dorothée. »

En disant ces mots, il la serra de nouveau dans ses bras, et joignit son visage au sien avec un si tendre transport, qu’il lui fallut se faire violence pour que les larmes ne vinssent pas aussi donner leur témoignage de son amour et de son repentir. Luscinde et Cardénio ne retinrent point les leurs, non plus que ceux qui se trouvaient présents, et tout le monde se mit à bien pleurer, les uns de leur propre joie, les autres de la joie d’autrui, qu’on aurait dit que quelque grave et subit accident les avait tous frappés. Sancho lui-même fondait en larmes, mais il avoua depuis qu’il n’avait pleuré que parce que Dorothée n’était pas, comme il l’avait cru, la reine Micomicona, de laquelle il attendait tant de faveurs.

Pendant quelque temps, les pleurs durèrent, ainsi que la surprise et l’admiration. Enfin Luscinde et Cardénio allèrent se jeter aux genoux de don Fernand, et lui rendirent grâce de la faveur qu’il leur accordait, en termes si touchants, que don Fernand ne savait que répondre, et que, les ayant fait relever, il les embrassa avec les plus vifs témoignages de courtoisie et d’affection. Ensuite il pria Dorothée de lui dire comment elle était venue en un endroit si éloigné de son pays natal. Dorothée lui conta, en termes succincts et élégants, tout ce qu’elle avait précédemment raconté à Cardénio ; et don Fernand, ainsi que les cavaliers qui l’accompagnaient, furent si charmés de son récit, qu’ils auraient voulu qu’il durât davantage, tant la belle paysanne avait de grâce à conter ses infortunes. Dès qu’elle eut fini, don Fernand raconta à son tour ce qui lui était arrivé dans la ville après avoir trouvé sur le sein de Luscinde le papier où elle déclarait qu’elle était l’épouse de Cardénio et ne pouvait être la sienne.

« Je voulus la tuer, dit-il, et je l’aurais fait si ses parents ne m’eussent retenu ; alors je quittai sa maison, confus et courroucé, avec le dessein de me venger d’une manière éclatante. Le lendemain, j’appris que Luscinde s’était échappée de chez ses parents, sans que personne pût dire où elle était allée. Enfin, au bout de plusieurs mois, je sus qu’elle s’était retirée dans un couvent, témoignant la volonté d’y rester toute sa vie, si elle ne pouvait la passer avec Cardénio. Dès que je sus cela, je choisis pour m’accompagner ces trois gentilshommes, et je me rendis au monastère où elle s’était réfugiée. Sans vouloir lui parler, dans la crainte que, sachant mon arrivée, on ne fît bonne garde au couvent, j’attendis qu’un jour le parloir fût ouvert ; alors, laissant deux de mes compagnons garder la porte, j’entrai avec l’autre pour chercher Luscinde dans la maison. Nous la trouvâmes au cloître, causant avec une religieuse, et, l’enlevant par force, sans lui donner le temps d’appeler au secours, nous la conduisîmes au premier village où nous pûmes nous munir de ce qui était nécessaire pour l’emmener. Tout cela s’était fait aisément, le couvent étant isolé au milieu de la campagne et loin des habitations. Quand Luscinde se vit en mon pouvoir, elle perdit d’abord connaissance ; et depuis qu’elle fut revenue de cet évanouissement, elle n’a fait autre chose que verser des larmes et pousser des soupirs, sans vouloir prononcer un mot. C’est ainsi, dans le silence et les larmes, que nous sommes arrivés à cette hôtellerie, qui est pour moi comme si je fusse arrivé au ciel, où se terminent et s’oublient toutes les disgrâces de la terre. »

Chapitre XXXVII

Où se poursuit l’histoire de la fameuse infante Micomicona, avec d’autres gracieuses aventures


Sancho écoutait tous ces propos, non sans avoir l’âme navrée, car il voyait s’en aller en fumée les espérances de sa dignité, depuis que la charmante princesse Micomicona s’était changée en Dorothée et le géant Pantafilando en don Fernand ; et cela, tandis que son maître dormait comme un bienheureux, sans se douter de tout ce qui se passait. Dorothée ne pouvait se persuader que son bonheur ne fût pas un songe ; Cardénio avait la même pensée, que Luscinde partageait aussi. Pour don Fernand, il rendait grâce au ciel de la faveur qu’il lui avait faite, en le tirant de ce labyrinthe inextricable, où il courait si grand risque de son honneur et de son salut. Finalement, tous ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie faisaient éclater leur joie de l’heureux dénoûment qu’avaient eu à la fois tant d’aventures enlacées ensemble, et qui paraissaient désespérées. Le curé, en homme d’esprit, faisait ressortir ce miraculeux enchaînement, et félicitait chacun de la part qu’il avait acquise dans ce bonheur général. Mais c’était encore l’hôtesse qui se réjouissait le plus haut, à cause de la promesse que lui avaient faite le curé et Cardénio de lui payer tous les dommages et intérêts auxquels don Quichotte lui avait donné droit.

Seul, comme on l’a dit, Sancho s’affligeait ; seul il était triste et désolé. Aussi, avec un visage long d’une aune, il entra près de son maître, qui venait enfin de s’éveiller, et lui dit :

« Votre Grâce, seigneur Triste-Figure, peut bien dormir tant qu’il lui plaira, sans se mettre en peine de tuer le géant, ni de rendre à la princesse son royaume, car tout est fait et conclu.

– Je le crois pardieu bien, répondit don Quichotte, puisque j’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie ; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance, que des ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau.

– Vous feriez mieux de dire comme si c’eût été du vin, repartit Sancho ; car il faut que Votre Grâce apprenne, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est une outre crevée, que le sang répandu sont les trente pintes de vin rouge qu’elle avait dans le ventre, et que la tête coupée est la gueuse qui m’a mis au monde ; et maintenant, que la machine s’en aille à tous les diables !

– Que dis-tu là, fou ! s’écria don Quichotte ; as-tu perdu l’esprit ?

– Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, vous verrez la belle besogne que vous avez faite, et que nous avons à payer. Et vous verrez aussi la reine Micomicona changée en une simple dame qui s’appelle Dorothée, et d’autres aventures encore qui vous étonneront, si vous y comprenez quelque chose.

– Rien de cela ne m’étonnerait, reprit don Quichotte ; car, si tu as bonne mémoire, l’autre fois que nous nous sommes arrêtés dans ce logis, ne t’ai-je pas dit que tout ce qui s’y passait était chose de magie et d’enchantement ? Il ne serait pas étonnant qu’il en fût de même cette fois.

– Je pourrais croire à tout cela, répondit Sancho, si ma berne avait été de la même espèce ; mais elle fut, par ma foi, bien réelle et bien véritable. J’ai vu, de mes deux yeux, que l’hôtelier, le même qui est là au jour d’aujourd’hui, tenait un coin de la couverture, et qu’il me faisait sauter vers le ciel, riant et se gaussant de moi, avec autant de gaieté que de vigueur. Et je m’imagine, tout simple et pêcheur que je suis, qu’où l’on reconnaît les gens il n’y a pas plus d’enchantement que sur ma main, mais seulement des coups à recevoir et des marques à garder.

– Allons, mon enfant, dit don Quichotte, Dieu saura bien y remédier ; mais donne que je m’habille, et laisse-moi sortir d’ici pour aller voir ces aventures et ces transformations dont tu parles. »

Sancho lui donna ses habits, et pendant qu’il lui aidait à les mettre, le curé conta à don Fernand et à ses compagnons les folies de don Quichotte, ainsi que la ruse qu’on avait employée pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il s’imaginait avoir été conduit par les rigueurs de sa dame. Il leur conta aussi presque toutes les aventures qu’il avait apprises de Sancho, ce qui les surprit et les amusa beaucoup, car il leur sembla, comme il semblait à tout le monde, que c’était la plus étrange espèce de folie qui pût entrer dans une cervelle dérangée. Le curé ajouta que l’heureuse métamorphose de la princesse ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait chercher et inventer quelque autre artifice pour pouvoir ramener don Quichotte jusque chez lui. Cardénio s’offrit à continuer la pièce commencée, dans laquelle Luscinde pourrait convenablement jouer le personnage de Dorothée.

« Non, non, s’écria don Fernand, il n’en sera point ainsi ; je veux que Dorothée continue son rôle, et, si le pays de ce bon gentilhomme n’est pas trop loin, je serai ravi de servir à sa guérison.

– Il n’y a pas d’ici plus de deux journées de marche, dit le curé.

– Quand même il y en aurait davantage, reprit don Fernand, je les ferais volontiers en échange de cette bonne œuvre. »

En cet instant, don Quichotte parut armé de toutes pièces, l’armet de Mambrin sur sa tête, bien que tout bossué, sa rondache au bras, et dans la main sa pique de messier. Cette étrange apparition frappa de surprise don Fernand et tous les nouveaux venus. Ils regardaient avec étonnement ce visage d’une demi-lieue de long, sec et jaune, l’assemblage de ces armes dépareillées, cette contenance calme et fière, et ils attendaient en silence ce qu’il allait leur dire. Don Quichotte, d’un air grave et d’une voix lente, fixant les yeux sur Dorothée, lui parla de la sorte :

« Je viens d’apprendre, belle et noble dame, par mon écuyer ici présent, que Votre Grandeur s’est annihilée, que votre être s’est anéanti, puisque, de reine et grande dame que vous aviez coutume d’être, vous vous êtes changée en une simple damoiselle. Si cela s’est fait par ordre du roi nécromant votre père, dans la crainte que je ne vous donnasse pas l’assistance convenable, je dis qu’il n’a jamais su et ne sait pas encore la moitié de la messe, et qu’il fut peu versé dans la connaissance des histoires de chevalerie : car, s’il les avait lues et relues avec autant d’attention et aussi souvent que j’ai eu le soin de les lire et de les relire, il aurait vu, à chaque pas, comment les chevaliers d’un renom moindre que le mien avaient mis fin à des entreprises plus difficiles. Ce n’est pas grand’chose, en effet, que de tuer un petit bout de géant, quelque arrogant qu’il soit ; il n’y a pas bien des heures que je me suis vu tête à tête avec lui, et… Je ne veux rien dire de plus, pour qu’on ne dise pas que j’en ai menti ; mais le temps, qui découvre toutes choses, le dira pour moi, quand nous y penserons le moins.

 

– C’est avec deux outres, et non un géant, que vous vous êtes vu tête à tête, » s’écria l’hôtelier, auquel don Fernand ordonna aussitôt de se taire et de ne plus interrompre le discours de don Quichotte.

« Je dis enfin, dit-il, haute dame déshéritée, que si c’est pour une telle raison que votre père a fait cette métamorphose en votre personne, vous ne devez lui prêter aucune croyance, car il n’y a nul péril sur la terre à travers lequel cette épée ne s’ouvre un chemin, cette épée qui, mettant à vos pieds la tête de votre ennemi, vous remettra en même temps votre couronne sur la tête. »

Don Quichotte n’en dit pas davantage, et attendit la réponse de la princesse. Dorothée, qui savait la résolution qu’avait prise don Fernand de continuer la ruse jusqu’à ce qu’on eût ramené don Quichotte dans son pays, lui répondit avec beaucoup d’aisance, et non moins de gravité :

« Qui que ce soit, valeureux chevalier de la Triste-Figure, qui vous ait dit que j’avais changé d’être, ne vous a pas dit la vérité ; car ce que j’étais hier, je le suis encore aujourd’hui. Il est vrai que quelque changement s’est fait en moi, à la faveur de certains événements d’heureuse conjoncture, qui m’ont donné tout le bonheur que je pouvais souhaiter. Mais, toutefois, je n’ai pas cessé d’être celle que j’étais auparavant, ni d’avoir la pensée que j’ai toujours eue de recourir à la valeur de votre invincible bras. Ainsi donc, mon seigneur, ayez la bonté de faire réparation d’honneur au père qui m’engendra, et tenez-le désormais pour un homme prudent et avisé, puisqu’il a trouvé, par sa science, un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs ; car je crois, en vérité, seigneur, qu’à moins d’avoir fait votre rencontre, jamais je n’aurais atteint le bonheur où je suis parvenue. Je dis si vrai, que je prends à témoin de mes paroles la plupart des seigneurs que voici présents. Ce qui reste à faire, c’est de nous mettre en route demain matin : aujourd’hui l’étape serait trop courte, et, pour l’heureuse issue de l’entreprise, je l’abandonne à Dieu et à la vaillance de votre noble cœur. »

La gentille Dorothée cessa de parler, et don Quichotte, se tournant vers Sancho avec un visage courroucé :

« Maintenant, mon petit Sancho, lui dit-il, j’affirme que vous êtes le plus grand maraud qu’il y ait dans toute l’Espagne. Dis-moi, larron vagabond, ne viens-tu pas de me dire que cette princesse s’était changée en une damoiselle du nom de Dorothée, et que la tête que j’imagine bien avoir coupée au géant était la gueuse qui t’a mis au monde, avec cent autres extravagances qui m’ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois vu en tous les jours de ma vie ? Par le Dieu !… (et il regardait le ciel en grinçant des dents) je ne sais qui me tient de faire sur toi un tel ravage que le souvenir en mette du plomb dans la tête à tout autant d’écuyers menteurs qu’il y en aura désormais par le monde au service des chevaliers errants.

– Que Votre Grâce s’apaise, mon cher seigneur, répondit Sancho ; il se pourrait bien que je me fusse trompé quant à ce qui regarde la transformation de madame la princesse Micomicona ; mais quant à ce qui regarde la tête du géant, ou plutôt la décollation des outres, et à dire que le sang était du vin rouge, oh ! vive Dieu ! je ne me trompe pas, car les peaux de bouc sont encore au chevet de votre lit, percées de part en part, et la chambre est un lac de vin. Sinon, vous le verrez quand il faudra faire frire les œufs, je veux dire quand Sa Grâce le seigneur hôtelier viendra vous demander le payement de tout le dégât. Du reste, je me réjouis au fond de l’âme de ce que madame la reine soit restée ce qu’elle était ; car j’ai ma part du profit comme chaque enfant de la commune.

– Eh bien ! Sancho, reprit don Quichotte, je dis seulement que tu es un imbécile : pardonne-moi et n’en parlons plus.

– C’est cela, s’écria don Fernand ; qu’il n’en soit plus question ; et, puisque madame la princesse veut qu’on ne se mette en marche que demain, parce qu’il est trop tard aujourd’hui, faisons ce qu’elle ordonne. Nous pourrons passer la nuit en agréable conversation, jusqu’à l’arrivée du jour. Alors nous accompagnerons tous le seigneur don Quichotte, parce que nous voulons être témoins des exploits inouïs qu’accomplira sa valeur dans le cours de cette grande entreprise dont il a bien voulu prendre le fardeau.

– C’est moi qui dois vous accompagner et vous servir, répondit don Quichotte ; et je suis très-sensible à la grâce qui m’est faite, et très-obligé de la bonne opinion qu’on a de moi, laquelle je m’efforcerai de ne pas démentir, dût-il m’en coûter la vie, et plus encore, s’il est possible. »

Don Quichotte et don Fernand continuaient à échanger des politesses et des offres de service, lorsqu’ils furent interrompus par l’arrivée d’un voyageur qui entra tout à coup dans l’hôtellerie, et dont la vue fit taire tout le monde. Son costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores. Il portait un justaucorps de drap bleu, avec des pans très-courts et des demi-manches, mais sans collet ; les hauts-de-chausse étaient également de drap bleu, et le bonnet de la même étoffe. Il portait aussi des brodequins jaunes, et un cimeterre moresque pendu à un baudrier de cuir qui lui passait sur la poitrine. Derrière lui entra, assise sur un âne, une femme vêtue à la moresque, le visage voilé, et la tête enveloppée d’une large coiffe. Elle portait, par-dessous, une petite toque de brocart, et une longue robe arabe la couvrait des épaules jusqu’aux pieds. L’homme était d’une taille robuste et bien prise ; son âge semblait dépasser un peu quarante ans ; il avait le visage brun, la moustache longue et la barbe élégamment disposée. En somme, il montrait dans toute sa tenue qu’avec de meilleurs vêtements on l’eût pris pour un homme de qualité. Il demanda, en entrant, une chambre particulière, et parut fort contrarié quand on lui dit qu’il n’en restait aucune dans l’hôtellerie. S’approchant néanmoins de celle qui semblait à son costume une femme arabe, il la prit dans ses bras, et la mit à terre. Aussitôt Luscinde, Dorothée, l’hôtesse, sa fille et Maritornes, attirées par ce nouveau costume qu’elles n’avaient jamais vu, entourèrent la Moresque ; et Dorothée, qui était toujours accorte et prévenante, s’apercevant qu’elle semblait partager le déplaisir qu’avait son compagnon de ne point trouver une chambre, lui dit avec bonté :

« Ne vous affligez point, madame, du peu de commodité qu’offre cette maison : c’est le propre des hôtelleries de n’en avoir aucune. Mais, cependant, s’il vous plaisait de partager notre gîte (montrant du doigt Luscinde), peut-être que, dans le cours de votre voyage, vous n’auriez pas souvent trouvé meilleur accueil. »

L’étrangère, toujours voilée, ne répondit rien ; mais elle se leva du siége où on avait assise, et, croisant ses deux mains sur sa poitrine, elle baissa la tête et plia le corps, en signe de remercîment. Son silence acheva de faire croire qu’elle était Moresque, et qu’elle ne savait pas la langue des chrétiens. En ce moment revint le captif, qui s’était jusqu’alors occupé d’autres choses. Voyant que toutes ces femmes entouraient celle qu’il avait amenée avec lui, et que celle-ci ne répondait mot à tout ce qu’on lui disait :

« Mesdames, leur dit-il, cette jeune fille entend à peine notre langue, et ne sait parler que celle de son pays : c’est pour cela qu’elle n’a pas pu répondre à ce que vous lui avez demandé.

– Nous ne lui demandons rien autre chose, répondit Luscinde, que de vouloir bien accepter notre compagnie pour cette nuit, et de partager la chambre où nous la passerons. Elle y sera reçue aussi bien que le permet un tel lieu, et avec tous les égards qu’on doit à des étrangers, surtout lorsque c’est une femme qui en est l’objet.

– Pour elle et pour moi, madame, répliqua le captif, je vous baise les mains, et j’estime à son prix la faveur que vous m’offrez ; dans une telle occasion, et de personnes telles que vous, elle ne peut manquer d’être grande.

– Dites-moi, seigneur, interrompit Dorothée, cette dame est-elle chrétienne ou musulmane ? Son costume et son silence nous font penser qu’elle est ce que nous ne voudrions pas qu’elle fût.

– Par le costume et par le corps, répondit le captif, elle est musulmane ; mais dans l’âme elle est grandement chrétienne, car elle a grand désir de l’être.

– Elle n’est donc pas baptisée ? reprit Luscinde.

– Pas encore, répliqua le captif ; elle n’a pas eu l’occasion de l’être depuis notre départ d’Alger, sa patrie ; et jusqu’à présent elle ne s’est pas trouvée en péril de mort si imminent qu’il ait fallu la baptiser avant qu’elle eût appris les cérémonies qu’exige notre sainte mère l’Église. Mais Dieu permettra qu’elle soit bientôt baptisée avec toute la décence que mérite la qualité de sa personne, plus grande que ne l’annoncent son costume et le mien. »

Ces propos donnèrent à tous ceux qui les avaient entendus le désir de savoir qui étaient la Moresque et le captif ; mais personne n’osa le demander pour l’instant, voyant bien qu’il était plus opportun de leur procurer du repos que de les questionner sur leur histoire. Dorothée prit l’étrangère par la main, et, la faisant asseoir auprès d’elle, elle la pria d’ôter son voile. Celle-ci regarda le captif, comme pour lui demander ce qu’on venait de lui dire et ce qu’il fallait faire. Il répondit en langue arabe qu’on la priait d’ôter son voile, et qu’elle ferait bien d’obéir. Aussitôt elle le détacha, et découvrit un visage si ravissant, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée ; et tous les assistants convinrent que, si quelque femme pouvait égaler l’une et l’autre par ses attraits, c’était la Moresque ; il y en eut même qui lui donnèrent sur quelques points la préférence. Et, comme la beauté a toujours le privilège de se concilier les esprits et de s’attirer les sympathies, tout le monde s’empressa de servir et de fêter la belle Arabe. Don Fernand demanda au captif comment elle s’appelait, et il répondit : Lella Zoraïda[198] ; mais, dès qu’elle entendit son nom, elle comprit ce qu’avait demandé le chrétien, et s’écria sur-le-champ, pleine à la fois de dépit et de grâce : No, no, Zoraïda ; Maria, Maria, voulant faire entendre qu’elle s’appelait Marie, et non Zoraïde. Ces paroles, et l’accent pénétré avec lequel la Moresque les prononça, firent répandre plus d’une larme à quelques-uns de ceux qui l’écoutaient, surtout parmi les femmes, qui sont de leur nature plus tendres et plus compatissantes. Luscinde l’embrassa avec transport, en lui disant : « Oui, oui, Marie, Marie ; » et la Moresque répondit : Si, si, Maria. Zoraïda macangé[199] ; c’est-à-dire plus de Zoraïde.

Cependant la nuit approchait, et, sur l’ordre des compagnons de don Fernand, l’hôtelier avait mis tous ses soins et toute sa diligence à préparer le souper de ses hôtes le mieux qu’il lui fut possible. L’heure venue, ils s’assirent tous alentour d’une longue table étroite, faite comme pour un réfectoire, car il n’y en avait ni ronde ni carrée dans toute la maison. On offrit le haut bout à don Quichotte, qui essaya vainement de refuser cet honneur, et voulut qu’on mît à ses côtés la princesse Micomicona, puisqu’il était son chevalier gardien. Ensuite s’assirent Luscinde et Zoraïde, et, en face d’elles, don Fernand et Cardénio ; au-dessous d’eux, le captif et les autres gentilshommes ; puis, à la suite des dames, le curé et le barbier. Ils soupèrent ainsi avec appétit et gaieté, et leur joie s’accrut quand ils virent que don Quichotte, cessant de manger, et poussé du même esprit qui lui fit autrefois adresser aux chevriers un si long discours, s’apprêtait à parler :

« En vérité, dit-il, mes seigneurs, il faut convenir que ceux qui ont fait profession dans l’ordre de la chevalerie errante voient des choses étranges, merveilleuses, inouïes. Sinon, dites-moi, quel être vivant y a-t-il au monde, qui, entrant à l’heure qu’il est par la porte de ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pourrait juger et croire que nous sommes qui nous sommes ? Qui dirait que cette dame assise à mes côtés est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure, dont la bouche de la Renommée répand le nom sur la terre ? À présent, il n’en faut plus douter, cet exercice, ou plutôt cette profession surpasse toutes celles qu’ont jamais inventées les hommes, et il faut lui porter d’autant plus d’estime qu’elle est sujette à plus de dangers. Qu’on ôte de ma présence ceux qui prétendraient que les lettres l’emportent sur les armes ; car je leur dirais, quels qu’ils fussent, qu’ils ne savent ce qu’ils disent[200]. En effet, la raison que ces gens ont coutume de donner, et dont ils ne sortent jamais, c’est que les travaux de l’esprit surpassent ceux du corps, et que, dans les armes, le corps seul fonctionne : comme si cet exercice était un vrai métier de portefaix qui n’exigeât que de bonnes épaules ; ou comme si, dans ce que nous appelons les armes, nous dont c’est la profession, n’étaient pas comprises les actions de l’art militaire, lesquelles demandent la plus haute intelligence ; ou comme si le guerrier qui commande une armée en campagne, et celui qui défend une place assiégée, ne travaillaient point de l’esprit comme du corps. Est-ce, par hasard, avec les forces corporelles qu’on parvient à pénétrer les intentions de l’ennemi, à deviner ses projets, ses stratagèmes, ses embarras, à prévenir le mal qu’on redoute, toutes choses qui sont du ressort de l’entendement, et où le corps n’a, certes, rien à voir ? Maintenant, s’il est vrai que les armes exigent, comme les lettres, la coopération de l’esprit, voyons lequel des deux esprits a le plus à faire, celui de l’homme de lettres, ou celui de l’homme de guerre. Cela sera facile à connaître par la fin et le but que se proposent l’un et l’autre, car l’intention qui se doit le plus estimer est celle qui a le plus noble objet. La fin et le but des lettres (je ne parle point à présent des lettres divines, dont la mission est de conduire et d’acheminer les âmes au ciel ; car, à une fin sans fin comme celle-là, nulle autre ne peut se comparer ; je parle des lettres humaines[201]), c’est, dis-je, de faire triompher la justice distributive, de rendre à chacun ce qui lui appartient, d’appliquer et de faire observer les bonnes lois. Cette fin, assurément, est grande, généreuse et digne d’éloge ; mais non pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c’est-à-dire le plus grand bien que puissent désirer les hommes en cette vie. Ainsi, les premières bonnes nouvelles que reçut le monde furent celles que donnèrent les anges, dans cette nuit qui devint notre jour, lorsqu’ils chantaient au milieu des airs : Gloire soit à Dieu dans les hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! De même, le meilleur salut qu’enseigna à ses disciples bien-aimés le plus grand maître de la terre et du ciel, ce fut de dire, lorsqu’ils entreraient chez quelqu’un : Que la paix soit en cette maison ! Et maintes fois encore il leur a dit : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, que la paix soit avec vous[202], comme le plus précieux bijou que pût donner et laisser une telle main, bijou sans lequel, ni sur la terre, ni dans le ciel, il ne peut exister aucun bonheur. Or, cette paix est la véritable fin de la guerre, et la guerre est la même chose que les armes. Une fois cette vérité admise, que la fin de la guerre c’est la paix, et qu’en cela elle l’emporte sur la fin des lettres, venons maintenant aux travaux de corps du lettré et à ceux de l’homme qui fait profession des armes, et voyons quels sont les plus rudes. »

Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu’il forçait alors tous ceux qui l’entendaient à ne plus le prendre pour un fou ; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par leur naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir.

« Je dis donc, continua-t-il, que voici les travaux et les peines de l’étudiant[203] : d’abord, et par-dessus tout, la pauvreté, non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans tout ce qu’elle a de pire. Quand j’ai dit que l’étudiant souffre la pauvreté, il me semble que je n’ai rien de plus à dire de son triste sort : car qui est pauvre n’a rien de bon au monde. Cette pauvreté, il la souffre quelquefois par parties ; tantôt c’est la faim, tantôt le froid, tantôt la nudité, quelquefois aussi ces trois choses à la fois. Cependant il n’est jamais si pauvre qu’il ne trouve à la fin quelque chose à manger, bien que ce soit un peu plus tard que l’heure ; bien que ce ne soient que les restes des riches ; et c’est là la plus grande misère de l’étudiant, ce qu’ils appellent entre eux aller à la soupe[204]. D’une autre part, ils ne manquent pas de quelque cheminée de cuisine, de quelque brasero dans la chambre d’autrui, où ils puissent, sinon se réchauffer, au moins se dégourdir un peu ; et enfin, la nuit venue, ils dorment tous sous des toits de maisons. Je ne veux pas descendre jusqu’à d’autres menus détails, à savoir, le manque de chemises et la non-abondance de souliers, la vétusté et la maigreur de l’habit, et ce goût pour s’empiffrer jusqu’à la gorge quand la bonne fortune leur envoie quelque banquet.

» C’est par ce chemin que je viens de peindre, âpre et difficile, qu’en bronchant par-ci et tombant par-là, se relevant d’un côté pour retomber de l’autre, ils arrivent aux degrés qu’ils ambitionnent. Une fois ce but atteint, nous en avons vu beaucoup qui, après avoir passé à travers ces écueils, entre ces Charybde et ces Scylla, arrivent, comme emportés par le vol de la fortune favorable, à gouverner le monde du haut d’un fauteuil, ayant changé leur faim en satiété, leur froid en douce fraîcheur, leur nudité en habits de parade, et leur natte de jonc en draps de toile de Hollande et en rideaux de damas : prix justement mérité de leur science et de leur vertu. Mais si l’on compare et si l’on balance leurs travaux avec ceux du guerrier, de combien ils restent en arrière ! C’est ce que je vais facilement démontrer. »

Chapitre XXXVIII

Où se continue le curieux discours que fit don Quichotte sur les armes et les lettres[205]


Don Quichotte prit haleine un moment, et continua de la sorte :

« Puisque nous avons commencé, à propos de l’étudiant, par la pauvreté et ses diverses parties, examinons si le soldat est plus riche, et nous verrons qu’il n’y a personne de plus pauvre que lui dans la pauvreté même. En effet, il est toujours réduit, ou à la misère de sa solde, qui arrive tard ou jamais, ou à ce qu’il pille de ses mains, au notable péril de sa vie et de son âme. Quelquefois son dénûment arrive à ce point qu’un justaucorps de peau tailladé lui sert à la fois d’uniforme et de chemise ; et, au beau milieu de l’hiver, étant en rase campagne, qu’a-t-il pour se défendre de l’inclémence du ciel ? Uniquement le souffle de sa bouche, lequel, sortant d’un lieu vide, doit infailliblement en sortir froid, selon toutes les règles de la nature. Maintenant, que la nuit vienne, pour qu’il puisse réparer les souffrances du jour dans le lit qui l’attend. Par ma foi, ce sera bien sa faute si ce lit pêche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la terre autant de pieds qu’il lui en faut, puis s’y tourner et retourner tout à son aise, sans crainte de chiffonner les draps. Vienne à présent le jour et l’heure de recevoir les degrés de sa profession, c’est-à-dire vienne un jour de bataille ; on lui mettra sur la tête, en guise de bonnet de docteur, une compresse de charpie pour lui panser quelques blessures de balle qui lui aura peut-être traversé les deux tempes, ou bien qui le laissera estropié d’une jambe ou d’un bras. Si cela n’arrive point ; si le ciel, en sa miséricorde, le conserve vivant et sain de tous ses membres, il pourra bien se faire qu’il reste dans la même pauvreté qu’auparavant ; il faudra que d’autres rencontres se présentent, que d’autres batailles se livrent, et qu’il en sorte toujours vainqueur pour arriver à quelque chose : ce sont des miracles qui ne se voient pas souvent. Mais, dites-moi, seigneurs, si vous y avez jamais fait attention, combien sont moins nombreux ceux qu’a récompensés la guerre, que ceux qui ont péri dans ses hasards ! Sans doute vous allez me répondre qu’il n’y a point de comparaison à faire, que les morts sont innombrables, et que les vivants récompensés peuvent se compter avec trois chiffres. Tout cela est au rebours chez les lettrés ; car, avec le pan de leur robe, je ne veux pas dire avec leurs manches[206], ils trouvent toujours de quoi vivre ; ainsi, bien que la peine du soldat soit beaucoup plus grande, la récompense l’est beaucoup moins. À cela, l’on ne manquera pas de répondre qu’il est plus facile de rémunérer convenablement deux mille lettrés que trente mille soldats, car on récompense les premiers en leur conférant des offices qui doivent à toute force appartenir aux gens de leur profession, tandis que les autres ne peuvent être récompensés qu’aux dépens du seigneur qu’ils servent ; mais cette impossibilité fortifie d’autant plus la raison que j’ai pour moi. Au reste, laissons cela de côté, car c’est un labyrinthe de fort difficile issue, et revenons à la prééminence des armes sur les lettres. La question est encore à décider, entre les raisons que chacune des parties allègue en sa faveur. Les lettres disent, pour leur part, que, sans elles, les armes ne pourraient subsister, car la guerre aussi a ses lois, auxquelles elle est soumise, et toutes les lois tombent dans le domaine des lettres et des lettrés. À cela les armes répondent que, sans elles, les lois ne pourraient pas subsister davantage, car c’est avec les armes que les républiques se défendent, que les royaumes se conservent, que les villes se gardent, que les chemins deviennent sûrs, que les mers sont purgées de pirates ; finalement, sans leur secours, les républiques, les royaumes, les monarchies, les cités, les chemins de terre et de mer seraient perpétuellement en butte aux excès et à la confusion qu’entraîne la guerre, tout le temps qu’elle dure et qu’elle use de ses privilèges et de ses violences. C’est un fait reconnu que, plus une chose coûte, plus elle s’estime et doit s’estimer. Or, pour qu’on devienne éminent dans les lettres, qu’en coûte-t-il ? du temps, des veilles, la faim, la nudité, des maux de tête, des indigestions d’estomac, et d’autres choses de même espèce que j’ai déjà rapportées en partie. Mais à celui qui veut devenir au même degré bon soldat, il en coûte autant de souffrances qu’à l’étudiant, sauf qu’elles sont incomparablement plus grandes, puisqu’à chaque pas il court risque de la vie. Quelle crainte du dénûment ou de la pauvreté peut tourmenter un étudiant, qui approche de celle que ressent un soldat, lorsque, se trouvant enfermé dans une place assiégée, et faisant sentinelle à l’angle de quelque ravelin, il entend que l’ennemi creuse une mine dans la direction de son poste, et qu’il ne peut remuer de là pour rien au monde, ni fuir le péril qui le menace de si près ? Tout ce qu’il peut faire, c’est d’avertir son capitaine de ce qui se passe, pour qu’on remédie au danger par une contre-mine ; et lui reste là, attendant que tout à coup l’explosion le fasse voler aux nues sans ailes, et retomber dans l’abîme sans sa volonté. Si ce péril ne semble pas encore assez formidable, voyons s’il n’est pas surpassé dans l’abordage de deux galères qui s’accrochent par leurs proues au milieu du vaste Océan, ne laissant, dans leur enlacement mutuel, d’autre espace au soldat que les deux pieds de la planche d’éperon. Il voit devant lui autant de ministres de la mort qu’il y a de bouches de canon et d’arquebuses braquées sur le pont ennemi, à la longueur d’une lance ; il voit qu’au premier faux pas, il ira visiter les profondeurs de l’empire de Neptune ; et cependant, d’un cœur intrépide, emporté par l’honneur qui l’excite, il s’offre pour but à toute cette mousqueterie, et tâche de s’élancer par cet étroit passage sur la galère opposée. Et ce qu’il faut le plus admirer, c’est qu’un soldat n’est pas plutôt tombé là d’où il ne se relèvera plus qu’à la fin du monde, qu’un autre aussitôt le remplace ; si celui-là tombe aussi à la mer, qui l’attend comme une proie, un autre lui succède, puis un autre encore, sans leur laisser le temps de mourir : audace et vaillance que rien ne peut surpasser dans les chances de la guerre. Oh ! bienheureux les siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces instruments de l’artillerie, dont je tiens l’inventeur pour damné au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique invention ! C’est elle qui est cause qu’un bras infâme et lâche ôte la vie au plus valeureux chevalier ; que, sans savoir ni d’où, ni comment, au milieu de l’ardeur et du transport qui enflamment un cœur magnanime, arrive une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s’est enfui, épouvanté du feu de sa maudite machine : et voilà qu’elle détruit les pensées et tranche la vie de tel autre qui méritait d’en jouir de longues années[207]. Aussi, quand j’y fais réflexion, il me prend envie de dire que je regrette au fond de l’âme d’avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans un âge aussi détestable que celui où nous avons le malheur de vivre. Certes, aucun péril ne me fait sourciller ; mais cependant il me chagrine de penser qu’un peu de poudre et de plomb va m’ôter l’occasion de me rendre célèbre sur toute la face de la terre par la valeur de mon bras et le tranchant de mon épée. Mais que le ciel fasse ce qu’il lui plaira ; si j’arrive où je prétends, je serai d’autant plus digne d’estime, que j’aurai affronté de plus grands périls que ceux qu’affrontèrent les chevaliers errants des siècles passés. »

Toute cette longue harangue, don Quichotte la débita pendant que les autres soupaient, oubliant lui-même de porter, comme on dit, bouchée à la bouche, bien que Sancho Panza lui eût rappelé à plusieurs reprises de souper aussi, et qu’ensuite il aurait le temps de prêcher autant qu’il lui plairait. Quant à ceux qui l’avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu’un homme d’une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l’esprit sans ressource à propos de sa maudite et fatale chevalerie. Le curé lui dit qu’il avait eu parfaitement raison en tout ce qu’il avait avancé à l’avantage des armes, et que lui-même, quoique lettré et gradué, était précisément du même avis. Le souper fini, on leva la nappe, et pendant que l’hôtesse, sa fille et Maritornes arrangeaient le galetas de don Quichotte, où l’on avait décidé que les dames se réfugieraient ensemble pour la nuit, don Fernand pria le captif de raconter l’histoire de sa vie. Elle ne pouvait, disait-il, manquer d’être intéressante et curieuse, à en juger par l’échantillon qu’en donnait la compagne qu’il ramenait avec lui. Le captif répondit qu’il ferait de bon cœur ce qu’on lui demandait ; qu’il craignait seulement que son histoire ne leur causât point autant de plaisir qu’il souhaitait ; mais qu’après tout, pour ne point leur désobéir, il était prêt à la conter. Le curé et les autres assistants le remercièrent et le prièrent de nouveau. Alors, se voyant sollicité par tant de monde :

« Il n’est pas besoin de prières, dit le captif, à qui peut donner des ordres. Que Vos Grâces me prêtent leur attention ; vous entendrez une relation véritable, dont n’approchent pas peut-être les fables que l’on compose avec des efforts étudiés d’imagination. »

À ces mots tous les assistants s’arrangèrent sur leurs siéges, et firent bientôt un grand silence. Quand le captif vit que tout le monde se taisait, attendant qu’il parlât, d’un son de voix agréable et mesuré, il commença de la sorte :

Chapitre XXXIX

Où le captif raconte sa vie et ses aventures


C’est dans une bourgade des montagnes de Léon qu’est la souche de ma famille, pour qui la nature se montra plus libérale que la fortune. Néanmoins, au milieu de ces pays pauvres, mon père avait acquis la réputation d’être riche, et réellement il l’aurait été, s’il eût mis autant de diligence à conserver son patrimoine qu’il en mettait à le dissiper. Cette humeur généreuse et dépensière, il l’avait prise étant soldat, pendant les années de sa jeunesse : car l’état militaire est une école où le chiche devient libéral, et le libéral prodigue ; et si quelque soldat se montre avare, c’est comme un de ces phénomènes qui se voient bien rarement. Pour mon père, il passait les limites de la libéralité, et touchait à celles de la profusion, ce qui ne peut que nuire à un homme marié, qui a des enfants pour lui succéder dans son nom et dans son existence. Mon père en avait trois, tous garçons, et tous d’âge à prendre un état. Voyant donc, comme il le disait lui-même, qu’il ne pouvait résister à son penchant, il voulut se priver de la cause qui le rendait si prompt à la dépense et aux largesses ; il voulut se dépouiller de son bien, chose sans laquelle Alexandre lui-même ne semblerait qu’un ladre. Un jour donc, nous ayant appelés tous trois et enfermés dans sa chambre, il nous tint à peu près le discours que je vais rapporter :

« Mes chers fils, pour comprendre que je veux votre bien, il suffit de dire et de savoir que vous êtes mes enfants ; d’un autre côté, pour croire que je veux votre mal, il suffit de voir que je ne sais pas tenir la main à la conservation de votre patrimoine. Eh bien ! pour que vous soyez désormais persuadés que je vous aime comme un père, et ne peux désirer votre ruine, je veux faire à votre égard une chose à laquelle il y a longtemps que je pense, et que j’ai mûrement préparée. Vous voilà tous trois en âge de prendre un état dans le monde, ou du moins de choisir une profession qui vous donne, lorsque vous serez tout à fait hommes, honneur et profit. Ce que j’ai pensé, c’est de faire quatre parts de mon bien. Je vous en donnerai trois, à chacun la sienne parfaitement égale, et je garderai l’autre pour vivre le reste des jours qu’il plaira au ciel de m’accorder. Seulement, je voudrais que chacun de vous, après avoir reçu la part de fortune qui lui reviendra, suivît une des carrières que je vais dire. Il y a dans notre Espagne un vieux proverbe, à mon avis sage et véridique, comme ils le sont tous, puisque ce sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience ; celui-là dit : Église, ou mer, ou maison du roi[208], ce qui signifie plus clairement : qui veut réussir et devenir riche doit entrer dans l’Église, ou naviguer pour faire le commerce, ou se mettre au service des rois dans leurs palais ; car on dit encore : Mieux vaut miette de roi que grâce de seigneur. Je voudrais donc, et telle est ma volonté, que l’un de vous suivît les lettres, un autre le négoce, et que le troisième servît le roi dans ses armées, puisqu’il est fort difficile de le servir dans sa maison, et que si la guerre ne donne pas beaucoup de richesse, en revanche elle procure beaucoup de lustre et de renommée. D’ici à huit jours, je vous donnerai toutes vos parts en argent comptant, sans vous faire tort d’un maravédi, comme les comptes vous le prouveront ; maintenant, dites-moi si vous consentez à suivre mon opinion et mon conseil au sujet de la proposition que je vous ai faite. »

Mon père, alors, m’ordonna de répondre, comme étant l’aîné. Après l’avoir engagé à ne pas se défaire de son bien et à en dépenser tout ce qu’il lui plairait ; après lui avoir dit que nous étions assez jeunes pour avoir le temps d’en gagner, j’ajoutai que j’obéirais à son désir, et que le mien était de suivre le métier des armes, pour y servir Dieu et le roi. Mon second frère fit les mêmes offres, et choisit d’aller aux Indes pour y porter en marchandises la somme qui formerait son lot. Le plus jeune, et, je le crois aussi, le mieux avisé, répondit qu’il voulait suivre la carrière de l’Église, ou du moins aller terminer ses études à Salamanque. Dès que nous eûmes fini de nous mettre d’accord et de choisir nos professions, mon père nous embrassa tendrement, et mit en œuvre, avec autant de célérité qu’il l’avait dit, tout ce qu’il venait de nous promettre. Il donna à chacun sa part, qui fut (je ne l’ai pas oublié) de trois mille ducats, et en argent, parce qu’un de nos oncles, ayant acheté tout le patrimoine pour qu’il ne sortît pas de la famille, le paya comptant. Nous prîmes tous trois ensemble congé de notre bon père, et, ce même jour, trouvant qu’il y aurait de l’inhumanité à laisser mon père avec si peu de bien pour ses vieux jours, je lui fis prendre deux mille ducats sur mes trois mille, le reste suffisant pour me munir de tout ce qui est nécessaire à un soldat. Mes deux frères, poussés par mon exemple, lui donnèrent chacun mille ducats, de façon qu’il resta quatre mille ducats en argent à mon père, outre les trois mille que valait la portion de patrimoine qu’il avait voulu conserver en biens-fonds ; enfin nous prîmes congé de lui et de cet oncle dont j’ai parlé, non sans regrets et sans larmes mutuelles. Ils nous engagèrent, surtout, à leur faire connaître, chaque fois que nous en aurions l’occasion, notre bonne ou mauvaise fortune. Nous le promîmes, et, quand ils nous eurent donné le baiser d’adieu et leur bénédiction, l’un de nous prit le chemin de Salamanque, l’autre celui de Séville, et moi celui d’Alicante, où j’avais appris que se trouvait un vaisseau génois faisant un chargement de laine pour retourner en Italie. Il y a, cette année, vingt-deux ans que j’ai quitté la maison de mon père, et pendant tout ce long intervalle, bien que j’aie écrit plusieurs lettres, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui ni de mes frères.

Maintenant, je vais brièvement raconter ce qui m’est arrivé depuis cette époque. Je m’embarquai au port d’Alicante ; j’arrivai à Gênes, après une heureuse traversée ; de là, je me rendis à Milan, où j’achetai des armes et quelques équipements de soldat, et je voulus aller faire mon enrôlement dans les troupes du Piémont ; mais, tandis que j’étais en route pour Alexandrie, j’appris que le grand-duc d’Albe passait en Flandre. Aussitôt, changeant d’avis, je partis à sa suite ; je le servis dans les batailles qu’il livra, j’assistai à la mort des comtes de Horn et d’Egmont, et parvins à être nommé enseigne d’un fameux capitaine, natif de Guadalaxara, qu’on appelait Diégo de Urbina[209]. Quelque temps après mon arrivée en Flandre, on y apprit la ligue formée par Sa Sainteté le pape Pie V, d’heureuse mémoire, avec Venise et l’Espagne, contre l’ennemi commun de la chrétienté, le Turc, qui venait d’enlever avec sa flotte la fameuse île de Chypre, appartenant aux Vénitiens, perte fatale et lamentable. On eut la certitude que le général de cette ligue serait le sérénissime infant don Juan d’Autriche, frère naturel de notre grand roi Philippe II. La nouvelle se répandit aussi des immenses préparatifs de guerre qui se faisaient. Tout cela me donna une si extrême envie de prendre part à la campagne navale qui allait s’ouvrir, que, bien que j’eusse l’espoir et l’assurance d’être promu au grade de capitaine à la première occasion, j’aimai mieux tout abandonner et m’en aller en Italie ; ce que je fis en effet. Ma bonne étoile permit que j’y arrivasse au moment où le seigneur don Juan d’Autriche, ayant débarqué à Gênes, se rendait à Naples pour s’y réunir à la flotte de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Que dirai-je enfin ? Devenu capitaine d’infanterie, honorable emploi que me valut mon bonheur plutôt que mes mérites, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante[210]. Mais en ce jour, si heureux pour la chrétienté, puisque toutes les nations du monde furent désabusées de l’erreur qui leur faisait croire les Turcs invincibles sur mer ; en ce jour où fut brisé l’orgueil ottoman, parmi tant d’heureux qu’il fit (car les chrétiens qui y périrent eurent plus de bonheur encore que ceux qui restèrent vivants et vainqueurs), moi seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir, comme au siècle de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment m’arriva cette cruelle disgrâce ; Uchali[211], roi d’Alger, heureux et hardi corsaire, ayant attaqué et pris à l’abordage la galère capitane de Malte, où trois chevaliers restèrent seuls vivants, et tous trois grièvement blessés[212], la capitane de Jean-André Doria vint à son secours. Je montais cette galère avec ma compagnie, et, faisant ce que je devais en semblable occasion, je sautai sur le pont de la galère ennemie ; mais elle s’éloigna brusquement de celle qui l’attaquait, et mes soldats ne purent me suivre. Je restai seul, au milieu des ennemis, dans l’impuissance de résister longtemps à leur nombre. Ils me prirent, à la fin, couvert de blessures, et comme vous savez, seigneurs, qu’Uchali parvint à s’échapper avec toute son escadre, je restai son prisonnier. Ainsi, je fus le seul triste parmi tant d’heureux, et le seul captif parmi tant de délivrés, puisqu’en ce jour quinze mille chrétiens qui ramaient sur les bancs des galères turques recouvrèrent leur chère liberté.

On me conduisit à Constantinople, où le Grand Seigneur Sélim fit mon maître général de la mer[213], parce qu’il avait fait son devoir dans la bataille, ayant remporté pour trophée de sa valeur l’étendard de l’ordre de Malte. Je me trouvai l’année suivante, qui était 1572[214], à Navarin, ramant dans la capitane appelée les Trois-Fanaux. Là, je fus témoin de l’occasion qu’on perdit de prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les Levantins[215] et les janissaires qui se trouvaient là sur les bâtiments, croyant être attaqués dans l’intérieur même du port, préparèrent leurs hardes et leurs babouches pour s’enfuir à terre, sans attendre le combat, tant était grande la peur qu’ils avaient de notre flotte. Mais le ciel en ordonna d’une autre façon, non par la faiblesse ou la négligence du général qui commandait les nôtres, mais à cause des péchés de la chrétienté, et parce que Dieu permet que nous ayons toujours des bourreaux prêts à nous punir. En effet, Uchali se réfugia à Modon, qui est une île près de Navarin ; puis, ayant jeté ses troupes à terre, il fit fortifier l’entrée du port, et se tint en repos jusqu’à ce que Don Juan se fût éloigné[216]. C’est dans cette campagne que tomba au pouvoir des chrétiens la galère qu’on nommait la Prise, dont le capitaine était un fils du fameux corsaire Barberousse. Elle fut emportée par la capitane de Naples appelée la Louve, que commandait ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible capitaine don Alvaro de Bazan, marquis de SantaCruz[217]. Je ne veux pas manquer de vous dire ce qui se passa à cette prise de la Prise. Le fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, que ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne virent pas plutôt la galère la Louve se diriger sur eux et prendre de l’avance, qu’ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capitaine, qui leur criait du gaillard d’arrière de ramer plus vite ; puis se le passant de banc en banc, de la poupe à la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, qu’avant d’avoir atteint le mât, il avait rendu son âme aux enfers, tant étaient grandes la cruauté de ses traitements et la haine qu’il inspirait[218].

Nous retournâmes à Constantinople, et l’année suivante, 1573, on y apprit que le seigneur don Juan d’Autriche avait emporté Tunis d’assaut, et qu’il avait livré cette ville à Muley-Hamet, ôtant ainsi toute espérance d’y recouvrer le trône à Muley-Hamida, le More le plus cruel et le plus vaillant qu’ait vu le monde[219]. Le Grand Turc sentit vivement cette perte, et avec la sagacité naturelle à tous les gens de sa famille, il demanda la paix aux Vénitiens, qui la désiraient plus que lui. L’année suivante, 1574, il attaqua la Goulette et le fort que don Juan avait élevé auprès de Tunis, le laissant à demi construit[220]. Pendant tous ces événements de la guerre, je restai attaché à la rame sans nul espoir de recouvrer la liberté, du moins par ma rançon, car j’étais bien résolu de ne pas écrire à mon père la nouvelle de mes malheurs. Enfin, la Goulette fut prise, puis le fort. On compta à l’attaque de ces deux places jusqu’à 65 000 soldats turcs payés, et plus de 400 000 Mores et Arabes, venus de toute l’Afrique. Cette foule innombrable de combattants traînaient tant de munitions et de matériel de guerre, ils étaient suivis de tant de maraudeurs, qu’avec leurs seules mains et des poignées de terre ils auraient pu couvrir la Goulette et le fort. Ce fut la Goulette qui tomba la première au pouvoir de l’ennemi, elle qu’on avait crue jusqu’alors imprenable, et non par la faute de sa garnison, qui fit pour la défendre tout ce qu’elle devait et pouvait faire, mais parce que l’expérience montra combien il était facile d’élever des tranchées dans ce désert de sable, où l’on prétendait que l’eau se trouvait à deux pieds du sol, tandis que les Turcs n’en trouvèrent pas à deux aunes. Aussi, avec une immense quantité de sacs de sable, ils élevèrent des tranchées tellement hautes, qu’elles dominaient les murailles de la forteresse, et, comme ils tiraient du terre-plein, personne ne pouvait se montrer ni veiller à sa défense. L’opinion commune fut que les nôtres n’auraient pas dû s’enfermer dans la Goulette, mais attendre l’ennemi en rase campagne et au débarquement. Ceux qui parlent ainsi parlent de loin, et n’ont guère l’expérience de semblables événements, puisque, dans la Goulette et dans le fort, il y avait à peine sept mille soldats. Comment, en si faible nombre, eussent-ils été plus braves encore, pouvaient-ils s’aventurer en plaine, et en venir aux mains avec une foule comme celle de l’ennemi ? et comment est-il possible de conserver une forteresse qui n’est point secourue, quand elle est enveloppée de tant d’ennemis acharnés, et dans leur propre pays ? Mais il parut à bien d’autres, et à moi tout le premier, que ce fut une grâce particulière que fit le ciel à l’Espagne, en permettant la destruction totale de ce réceptacle de perversités, de ce ver rongeur, de cette insatiable éponge qui dévorait tant d’argent dépensé sans fruit, rien que pour servir à conserver la mémoire de sa prise par l’invincible Charles-Quint, comme s’il était besoin, pour la rendre éternelle, que ces pierres la rappelassent.

On perdit aussi le fort ; mais du moins les Turcs ne l’emportèrent que pied à pied. Les soldats qui le défendaient combattirent avec tant de valeur et de constance, qu’ils tuèrent plus de vingt-cinq mille ennemis, en vingt-deux assauts généraux qui leur furent livrés. Aucun ne fut pris sain et sauf des trois cents qui restèrent en vie : preuve claire et manifeste de leur indomptable vaillance, et de la belle défense qu’ils firent pour conserver ces places. Un autre petit fort capitula : c’était une tour bâtie au milieu de l’île de l’Estagno[221], où commandait don Juan Zanoguera, gentilhomme valencien et soldat de grand mérite. Les Turcs firent prisonnier don Pedro Puertocarrero, général de la Goulette, qui fit tout ce qui était possible pour défendre cette place forte, et regretta tellement de l’avoir laissé prendre, qu’il mourut de chagrin dans le trajet de Constantinople, où on le menait captif. Ils prirent aussi le général du fort, appelé Gabrio Cervellon, gentilhomme milanais, célèbre ingénieur et vaillant guerrier[222]. Bien des gens de marque périrent dans ces deux places, entre autres Pagano Doria, chevalier de Saint-Jean, homme de caractère généreux, comme le montra l’extrême libéralité dont il usa envers son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort plus douloureuse encore, c’est qu’il périt sous les coups de quelques Arabes, auxquels il s’était confié, voyant le fort perdu sans ressource, et qui s’étaient offerts pour le conduire, sous un habit moresque, à Tabarca, petit port qu’ont les Génois sur ce rivage pour la pêche du corail. Ces Arabes lui tranchèrent la tête et la portèrent au général de la flotte turque. Mais celui-ci accomplit sur eux notre proverbe castillan, bien que la trahison plaise, le traître déplaît, car on dit qu’il fit pendre tous ceux qui lui présentèrent ce cadeau, pour les punir de ne lui avoir pas amené le prisonnier vivant.

Parmi les chrétiens qui furent pris dans le fort, il s’en trouva un, nommé don Pedro de Aguilar, natif de je ne sais quelle ville d’Andalousie, qui avait été porte-enseigne du fort : c’était un soldat de grande bravoure et de rare intelligence, doué surtout d’un talent particulier pour ce qu’on appelle la poésie. Je puis le dire, car son mauvais sort l’amena dans ma galère et sur mon banc, esclave du même patron que moi ; et, avant que nous quittassions ce port, il composa deux sonnets en manière d’épitaphes, l’un sur la Goulette et l’autre sur le fort. En vérité, j’ai même envie de vous les dire, car je les sais par cœur, et je crois qu’ils vous donneront plus de plaisir que d’ennui. »

Au moment où le captif prononça le nom de don Pedro de Aguilar, don Fernand regarda ses compagnons, qui, tous trois, se mirent à sourire, et quand il vint à parler des sonnets, l’un d’eux lui dit :

« Avant que Votre Grâce continue, je vous supplie de me dire ce qu’est devenu ce don Pedro de Aguilar, dont vous parlez.

– Tout ce que je sais, répondit le captif, c’est qu’après avoir passé deux ans à Constantinople, il s’enfuit en costume d’Arnaute[223], avec un espion grec ; mais j’ignore s’il parvint à recouvrer sa liberté, bien que je le suppose : car, moins d’un an après, je revis ce Grec à Constantinople, mais sans pouvoir lui demander des nouvelles de leur voyage.

– Eh bien ! je puis vous en donner, répliqua le gentilhomme, car ce don Pedro est mon frère ; il est maintenant dans notre pays, bien portant, riche, marié et père de trois enfants.

– Grâces soient rendues à Dieu, reprit le captif, pour tant de faveurs qu’il lui a faites ! car, à mon avis, il n’y a pas sur la terre de contentement égal à celui de recouvrer la liberté perdue.

– Au reste, continua le gentilhomme, je sais également les sonnets qu’a faits mon frère.

– Alors, répondit le captif, je les laisserai dire à Votre Grâce, qui saura les citer mieux que moi.

– Volontiers, répondit le gentilhomme ; voici celui de la Goulette :

Chapitre XL

Où se continue l’histoire du captif


SONNET

« Âmes heureuses, qui, libres, par vos belles actions, de l’enveloppe mortelle, vous êtes élevées de la bassesse de la terre à la hauteur du ciel ;

« Vous qui, brûlant de zèle et de noble colère, avez exercé la force de vos corps ; qui de votre sang et du sang d’autrui avez rougi les flots de la mer et le sable du sol ;

« La vie a manqué avant la valeur à vos bras fatigués, qui, en mourant, tout vaincus qu’ils sont, remportent la victoire ;

« Et, dans cette triste chute mortelle, vous avez acquis, entre la muraille et le fer, la renommée que donne le monde, et la gloire éternelle des cieux. »

– C’est précisément ainsi que je le sais, dit le captif.

– Quant à celui du fort, reprit le gentilhomme, si j’ai bonne mémoire, voici comment il est conçu :

SONNET

« Du milieu de cette terre stérile et bouleversée, du milieu de ces bastions renversés à terre, les saintes âmes de trois mille soldats montèrent vivantes à un meilleur séjour ;

« Ils avaient d’abord vainement exercé la force de leurs bras courageux, jusqu’à ce qu’enfin, de lassitude et de petit nombre, ils rendirent la vie au fil de l’épée.

« Voilà le sol qu’ont incessamment rempli mille souvenirs lamentables, dans les siècles passés et dans le temps présent.

« Mais jamais, dans son âpre sein, de plus pures âmes n’auront monté au ciel, et jamais il n’aura porté des corps plus vaillants. »

Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s’être réjoui des bonnes nouvelles qu’on lui donnait de son compagnon, reprit le fil de son histoire.

Après la reddition de la Goulette et du fort, dit-il, les Turcs ordonnèrent que la Goulette fût démantelée ; car pour le fort, il n’en restait plus rien à jeter par terre. Afin d’aller plus vite en besogne, on la mina par trois côtés ; mais on ne put en aucun endroit faire sauter ce qui semblait le moins solide, c’est-à-dire les murailles antiques, tandis que toutes les nouvelles fortifications qu’avait élevées le Fratin[224] furent aisément abattues. Finalement, la flotte, victorieuse et triomphante, regagna Constantinople, où, peu de temps après, mourut mon maître Uchali. On l’appelait Uchali Fartax, qui veut dire, en langue turque, le renégat teigneux[225], parce qu’il l’était effectivement, et c’est l’usage parmi les Turcs de donner aux gens les noms des défauts ou des qualités qu’ils peuvent avoir. Chez eux, en effet, il n’y a que quatre noms de famille, qui viennent également de la maison ottomane ; les autres, comme je l’ai dit, prennent leurs noms des vices du corps ou des vertus de l’âme. Ce teigneux, étant esclave, avait ramé quatorze ans sur les galères du Grand Seigneur, et, quand il eut trente-quatre ans passés, il se fit renégat, de dépit de ce qu’un Turc lui avait donné un soufflet pendant qu’il ramait ; et, pour s’en pouvoir venger, il renia sa foi. Sa valeur fut si grande que, sans passer par les routes viles et basses que prennent pour s’élever la plupart des favoris du Grand Seigneur, il devint roi d’Alger[226], et ensuite général de la mer, ce qui est la troisième charge de l’empire. Il était Calabrais de nation, et fut moralement homme de bien ; il traitait avec beaucoup d’humanité ses captifs, dont le nombre s’éleva jusqu’à trois mille. Après sa mort, et suivant l’ordre qu’il en donna dans son testament, ceux-ci furent répartis entre ses renégats et le Grand Seigneur (qui est aussi l’héritier de tous ceux qui meurent, et qui prend part comme tous les autres enfants à la succession du défunt). Je tombai en partage à un renégat vénitien, qu’Uchali avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu’il aima tant, qu’il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu’on vît jamais, s’appelait Hassan-Aga[227] : il devint très-riche, et fut fait roi d’Alger. Je le suivis de Constantinople à cette ville, satisfait d’être si près de l’Espagne ; non que je pensasse à écrire à personne ma douloureuse situation, mais pour voir si la fortune ne me serait pas plus favorable à Alger qu’à Constantinople, où j’avais, de mille manières, essayé de m’enfuir, sans qu’aucune eût réussi. Je pensais, dans Alger, chercher d’autres moyens d’arriver à ce que je désirais tant, car jamais l’espoir de recouvrer ma liberté ne m’abandonna ; et quand, en ce que j’imaginais ou mettais en œuvre, le succès ne répondait pas à l’intention, aussitôt, sans m’abandonner à la douleur, je me forgeais une autre espérance qui, si faible qu’elle fût, soutînt mon courage.

C’est ainsi que j’occupais ma vie, enfermé dans la prison que les Turcs appellent bagne[228], où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi que ceux des particuliers, et ceux encore qu’on appelle de l’almacen, comme on dirait de la municipalité, parce qu’ils appartiennent à la ville, et servent aux travaux publics. Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue ; car, étant à tout le monde et n’ayant point de maître particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l’ai dit, beaucoup de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont pour être rachetés, parce qu’ils les y tiennent en repos et en sûreté jusqu’au rachat. Il en est de même des captifs du roi quand ils traitent de leur rançon ; ils ne vont point au travail de la chiourme, à moins que la rançon ne tarde à venir, parce qu’alors, pour les forcer d’écrire d’une manière plus pressante, on les fait travailler, et on les envoie comme les autres chercher du bois, ce qui n’est pas une petite besogne. J’étais donc parmi les captifs du rachat ; car, lorsqu’on sut que j’étais capitaine, j’eus beau déclarer que je n’avais ni ressources ni fortune, cela n’empêcha point qu’on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d’hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain[229]. Un seul captif s’en tira bien avec lui : c’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois. Si le temps me le permettait, je vous dirais à présent quelqu’une des choses que fit ce soldat ; cela suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus assurément que le récit de mon histoire[230]. Mais il faut y revenir.

Au-dessus de la cour de notre prison donnaient les fenêtres de la maison d’un More riche et de haute naissance. Selon l’usage du pays, c’étaient plutôt des lucarnes rondes que des fenêtres ; encore étaient-elles couvertes par des jalousies épaisses et serrées. Un jour je me trouvais sur une terrasse de notre prison avec trois de mes camarades, essayant, pour passer le temps, de sauter avec nos chaînes, et seuls alors, car tous les autres chrétiens étaient allés au travail. Je levai les yeux par hasard, et je vis sortir, par l’une de ces lucarnes si bien fermées, une canne de jonc au bout de laquelle pendait un petit paquet ; et le jonc s’agitait de haut en bas, comme si l’on nous eût fait signe de venir le prendre. Nous regardâmes attentivement, et l’un de ceux qui se trouvaient avec moi alla se mettre sous la canne, pour voir ce que l’on ferait, et si on la laisserait tomber. Mais dès qu’il fut près de la muraille, on releva la canne, et on la remua de droite à gauche, comme si l’on eût dit non par un signe de tête. Le chrétien s’en revint près de nous, et l’on recommença à baisser la canne avec les mêmes mouvements que d’abord. Un autre de mes compagnons alla tenter l’épreuve, et il lui arriva comme au premier ; le troisième ensuite, qui ne fut pas plus heureux que les deux autres. Quand je vis cela, je voulus à mon tour courir la chance, et je ne fus pas plutôt arrivé sous la canne de jonc, qu’on la laissa tomber à mes pieds dans le bagne. Je courus aussitôt détacher le petit paquet, et j’y trouvai un mouchoir noué qui contenait dix cianis, monnaie d’or de bas aloi dont les Mores font usage, et qui valent chacun dix de nos réaux. Combien me réjouit la trouvaille, il est inutile de le dire ; car ma joie fut égale à la surprise que j’éprouvai en pensant d’où pouvait nous venir cette bonne fortune, ou plutôt à moi, puisqu’en ne voulant lâcher la canne qu’à mon approche, on avait clairement fait entendre que c’était à moi que s’adressait le bienfait. Je pris mon précieux argent, je brisai le jonc, je retournai sur la terrasse pour regarder de nouveau la fenêtre, et j’en vis sortir une très-blanche main, qui l’ouvrit et la ferma précipitamment. Cela nous fit comprendre, ou du moins imaginer, que c’était de quelque femme habitant cette maison que nous avions reçu cette aumône, et en signe de reconnaissance nous fîmes des révérences[231] à la manière moresque, en inclinant la tête, pliant le corps, et croisant les bras sur la poitrine. Un moment après, on fit paraître par la même lucarne une petite croix faite de morceaux de jonc, que l’on retira aussitôt. Ce signe nous confirma dans la pensée que quelque chrétienne devait être esclave en cette maison, et que c’était elle qui nous faisait ce bien. Mais la blancheur de la main et les bracelets dont elle était ornée détruisirent cette supposition. Alors nous imaginâmes que ce devait être une chrétienne renégate, de celles que leurs maîtres eux-mêmes ont coutume de prendre pour épouses légitimes, chose qu’ils tiennent à grand bonheur, car ils les estiment plus que les femmes de leur nation.

Dans toutes nos conjectures, nous donnions bien loin de la vérité ; et, depuis lors, notre unique occupation était de regarder la fenêtre, ce pôle où nous était apparue l’étoile de la canne de roseau. Mais il se passa bien quinze jours sans que nous la revissions, ni la main non plus, ni signal d’aucune espèce. Et bien que, dans cet intervalle, nous eussions mis tous nos soins, toute notre sollicitude à savoir qui habitait cette maison, et s’il s’y trouvait quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes rencontrer personne qui nous dît autre chose, sinon que là demeurait un More riche et de qualité, appelé Agi-Morato, qui avait été kayd du fort de Bata, emploi de haute importance dans le pays[232]. Mais, quand nous étions le plus loin de croire que d’autres cianis viendraient à pleuvoir par là, nous vîmes tout à coup reparaître la canne de jonc, avec un autre paquet au bout, plus gros que le premier. C’était un jour que le bagne se trouvait, comme la fois précédente, complètement vide. Nous fîmes l’épreuve accoutumée, chacun de mes trois compagnons allant se présenter avant moi ; mais le jonc ne se rendit à aucun d’eux, et ce fut seulement quand j’approchai qu’on le laissa tomber à terre. Je trouvai dans le mouchoir quarante écus d’or espagnols, et un billet écrit en arabe, à la fin duquel on avait fait une grande croix. Je baisai la croix, je pris les écus, je revins à la terrasse ; nous fîmes tous nos révérences, la main se montra de nouveau, puis je fis signe que je lirais le billet, et l’on ferma la fenêtre. Nous restâmes tous étonnés et ravis de l’événement ; mais comme aucun de nous n’entendait l’arabe, si notre désir était grand de savoir ce que contenait le papier, plus grande encore était la difficulté de trouver quelqu’un qui pût le lire. Enfin je résolus de me confier à un renégat, natif de Murcie[233], qui s’était donné pour mon grand ami, et duquel j’avais pris des garanties qui l’obligeassent à garder le secret que je lui confierais. Il y a des renégats, en effet, qui ont coutume, lorsqu’ils ont l’intention de retourner en pays de chrétiens, d’emporter avec eux quelques attestations des captifs de qualité, où ceux-ci certifient, dans la forme qu’ils peuvent employer, que ce renégat est homme de bien, qu’il a rendu service aux chrétiens, et qu’il a l’intention de s’enfuir à la première occasion favorable. Il y en a qui recherchent ces certificats avec bonne intention ; d’autres, par adresse et pour en tirer parti. Ils viennent voler en pays chrétiens ; et, s’ils font naufrage, ou s’ils sont arrêtés, ils tirent leurs certificats, et disent qu’on verra par ces papiers qu’ils avaient le dessein de revenir à la foi chrétienne, et que c’est pour cela qu’ils étaient venus en course avec les autres Turcs. Ils se préservent ainsi du premier mouvement d’horreur, se réconcilient avec l’Église, sans qu’il leur en coûte rien ; et, dès qu’ils trouvent leur belle, ils retournent en Berbérie faire le même métier qu’auparavant. D’autres font réellement usage de ces papiers, les recherchent à bonne intention, et restent dans les pays chrétiens. Un de ces renégats était l’ami dont je viens de parler, lequel avait des attestations de tous nos camarades, où nous rendions de lui le meilleur témoignage qu’il fût possible. Si les Mores eussent trouvé sur lui ces papiers, ils l’auraient brûlé tout vif. J’appris qu’il savait assez bien l’arabe, non-seulement pour le parler, mais pour l’écrire. Toutefois, avant de m’ouvrir entièrement à lui, je le priai de me lire ce papier que j’avais par hasard trouvé dans une fente de mon hangar. Il l’ouvrit, le regarda quelque temps avec soin, et se mit à l’épeler entre ses dents ; je lui demandai s’il le comprenait. « Très-bien, me dit-il, et, si vous voulez que je vous le traduise mot pour mot, donnez-moi une plume et de l’encre, ce me sera plus facile. » Nous lui donnâmes aussitôt ce qu’il demandait, et il se mit à traduire peu à peu. Quand il eut fini : « Tout ce qui est ici en espagnol, dit-il, c’est ce que contient le papier, sans qu’il y manque une lettre. Il faut seulement prendre garde qu’où il y a Lella Maryem, cela veut dire Notre-Dame la vierge Marie. » Nous lûmes alors le billet, qui était ainsi conçu :

« Quand j’étais enfant, mon père avait une esclave[234] qui m’apprit dans ma langue l’azala[235] chrétienne, et qui me dit bien des choses de Lella Maryem ; la chrétienne mourut, et je sais qu’elle n’est point allée au feu, mais auprès d’Allah, car depuis je l’ai vue deux fois, et elle m’a dit d’aller en pays de chrétiens pour voir Lella Maryem, qui m’aime beaucoup. Je ne sais comment y aller. J’ai vu bien des chrétiens par cette fenêtre, mais aucun ne m’a paru gentilhomme, si ce n’est toi. Je suis belle et jeune, et j’ai beaucoup d’argent à emporter avec moi. Vois si tu peux faire en sorte que nous nous en allions ; là tu seras mon mari, si tu veux l’être ; et, si tu ne veux pas, cela me sera égal, car Lella Maryem me donnera bien quelqu’un avec qui me marier. C’est moi qui écris cela, mais prends garde à qui tu le feras lire, et ne te fie à aucun More, car ils sont tous trompeurs. Cela me fait grand’peine, et je voudrais que tu ne te découvrisses à personne ; car, si mon père le sait, il me jettera sur-le-champ dans un puits et me couvrira de pierres. Je mettrai un fil au jonc, attaches-y ta réponse, et si tu n’as personne qui te l’écrive en arabe, fais-la-moi par signes : Lella Maryem fera que je t’entendrai. Qu’elle et Allah te conservent, ainsi que cette croix, que je baise souvent, comme me l’a recommandé la captive. »

Maintenant, seigneurs, voyez s’il était juste que le contenu de ce billet surprît et nous enchantât. Notre étonnement et notre joie éclatèrent de façon que le renégat s’aperçût bien que ce papier n’avait pas été trouvé par hasard, mais qu’il avait été réellement écrit à l’un de nous. Il nous conjura donc, si ce qu’il soupçonnait était la vérité, de nous fier et de nous ouvrir à lui, nous promettant de hasarder sa vie pour notre délivrance. En parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix de métal, et, versant d’abondantes larmes, il nous jura, par le Dieu que représentait cette image, et auquel, bien que pécheur et méchant, il avait fidèlement conservé sa croyance, de nous garder le plus loyal secret sur tout ce qu’il nous plairait de lui découvrir. Il lui semblait, à ce qu’il nous dit, ou plutôt il pressentait que, par le moyen de celle qui avait écrit ce billet, nous devions tous obtenir notre liberté, et lui, l’objet de ses ardents désirs, qui était de rentrer dans le giron de la sainte Église sa mère, dont il s’était séparé comme un membre pourri, par son ignorance et son péché. C’était avec tant de larmes et avec de telles marques de repentir que le renégat parlait de la sorte, que tous, d’un commun avis, nous consentîmes à lui révéler la vérité de l’aventure, et nous lui en rendîmes en effet un compte exact, sans lui rien cacher. Nous lui fîmes voir la petite fenêtre par où se montrait le bâton de roseau, et lui, remarquant bien la maison, promit qu’il mettrait tous ses soins à s’informer des gens qui l’habitaient. Nous pensâmes aussi qu’il serait bon de répondre sur-le-champ au billet de la Moresque, et, comme nous avions maintenant quelqu’un qui savait le faire, le renégat écrivit aussitôt la réponse que je lui dictai, et dont je vais vous dire ponctuellement les propres expressions : car, de tous les détails importants de cette aventure, aucun ne m’est sorti de la mémoire, ni ne m’en sortira tant qu’il me restera un souffle de vie. Voici donc ce que je répondis à la Moresque :

« Que le véritable Allah te conserve, madame, ainsi que cette bienheureuse Maryem, qui est la véritable mère de Dieu, et celle qui t’a mis dans le cœur de t’en aller en pays de chrétiens, parce qu’elle t’aime tendrement. Prie-la de vouloir bien te révéler comment tu pourras mettre en œuvre ce qu’elle t’ordonne ; elle est si bonne, qu’elle le fera. De ma part, et de celle de tous les chrétiens qui se trouvent avec moi, je t’offre de faire pour toi tout ce que nous pourrons jusqu’à mourir. Ne manque pas de m’écrire pour m’informer de ce que tu penses faire ; je te répondrai toujours. Le grand Allah nous a donné un chrétien captif qui sait parler et écrire ta langue aussi bien que tu le verras par ce billet. Ainsi, sans avoir aucune inquiétude, tu peux nous informer de tout ce que tu voudras. Quant à ce que tu dis que, si tu arrives en pays de chrétiens, tu dois être ma femme, je te le promets comme bon chrétien, et tu sais que les chrétiens tiennent mieux que les Mores ce qu’ils promettent. Qu’Allah et Maryem, sa mère, t’aient en leur sainte garde. »

Quand ce billet fut écrit et cacheté, j’attendis deux jours que le bagne fût vide, comme d’habitude, et j’allai aussitôt à la promenade ordinaire de la terrasse, pour voir si la canne de jonc paraîtrait ; elle ne tarda pas beaucoup à se montrer. Dès que je la vis, bien que je ne pusse voir qui la tenait, je montrai le papier, comme pour faire entendre qu’on attachât le fil. Mais déjà il pendait au bâton. J’y liai le billet, et peu de moments après nous vîmes paraître de nouveau notre étoile, avec sa blanche bannière de paix, le petit mouchoir. On le laissa tomber ; j’allai le ramasser aussitôt, et nous y trouvâmes, en toutes sortes de monnaies d’or et d’argent, plus de cinquante écus, lesquels doublèrent cinquante fois notre allégresse, et nous affermirent dans l’espoir de la délivrance. Cette même nuit, notre renégat revint au bagne. Il nous dit qu’il avait appris que, dans cette maison, vivait en effet le More qu’on nous avait indiqué, nommé Agi-Morato ; qu’il était prodigieusement riche ; qu’il avait une fille unique, héritière de tous ses biens, qui passait unanimement dans la ville pour la plus belle femme de toute la Berbérie, et que plusieurs des vice-rois qui étaient venus dans la province l’avaient demandée pour femme[236], mais qu’elle n’avait jamais voulu se marier ; enfin, qu’elle avait eu longtemps une esclave chrétienne, morte depuis peu. Tout cela se rapportait parfaitement au contenu du billet. Nous tînmes ensuite conseil avec le renégat sur le parti qu’il fallait prendre pour enlever de chez elle la Moresque, et venir tous en pays chrétien. Il fut d’abord résolu qu’on attendrait le second avis de Zoraïde (c’est ainsi que s’appelait celle qui veut à présent s’appeler Marie), car nous reconnûmes bien qu’elle seule, et personne autre, pouvait trouver une issue à ces difficultés. Après nous être arrêtés à cela, le renégat nous dit de prendre courage, et qu’il perdrait la vie ou nous rendrait la liberté.

Pendant quatre jours entiers le bagne resta plein de monde, ce qui fut cause que le bâton de jonc tarda quatre jours à paraître. Au bout de ce temps, et dans la solitude accoutumée, il se montra enfin, avec un paquet si gros, qu’il promettait une heureuse portée. Le jonc s’inclina devant moi, et je trouvai dans le mouchoir un autre billet avec cent écus d’or, sans aucune monnaie. Le renégat se trouvait présent ; nous lui donnâmes à lire le papier dans notre chambrée. Voici ce qu’il contenait :

« Je ne sais, mon seigneur, quel parti prendre pour que nous allions en Espagne, et Lella Maryem ne me l’a pas dit, bien que je le lui eusse demandé. Ce qui pourra se faire, c’est que je vous donne par cette fenêtre beaucoup de pièces d’or. Rachetez-vous avec cet argent, toi et tes amis, et qu’un de vous s’en aille en pays de chrétiens, qu’il y achète une barque, et qu’il revienne chercher les autres. On me trouvera, moi, dans le jardin de mon père, qui est à la porte de Bab-Azoun[237], près du bord de la mer. où je passerai tout l’été avec mon père et mes serviteurs. De là, pendant la nuit, vous pourrez m’enlever facilement et me conduire à la barque[238]. Et fais bien attention que tu dois être mon mari ; car sinon, je prierai Mayrem qu’elle te punisse. Si tu ne te fies à personne assez pour l’envoyer chercher la barque, rachète-toi, et vas-y ; je sais que tu reviendras plutôt qu’un autre, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Tâche de savoir où est le jardin ; quand tu viendras te promener par là, je saurai qu’il n’y a personne au bagne, et je te donnerai beaucoup d’argent. Qu’Allah te conserve, mon seigneur. »

Tel était le contenu du second billet ; et, dès que nous en eûmes tous pris connaissance, chacun s’offrit pour être racheté et remplir la mission, promettant d’aller et de revenir avec la plus grande ponctualité. Moi-même je m’offris comme les autres. Mais le renégat s’opposa à toutes ces propositions, disant qu’il ne permettrait pas qu’aucun de nous fût mis en liberté avant que tous les autres le fussent en même temps, parce que l’expérience lui avait appris combien, une fois libre, on tenait mal les paroles données dans l’esclavage. « Très-souvent, disait-il, des captifs de grande naissance avaient employé ce moyen, rachetant quelqu’un de leurs compagnons pour qu’il allât, avec de l’argent, à Valence ou à Mayorque, armer une barque et revenir chercher ceux qui lui avaient fourni sa rançon ; mais jamais on ne les avait revus, parce que le bonheur d’avoir recouvré la liberté et la crainte de la perdre encore effaçaient de leur souvenir toutes les obligations du monde. » Pour preuve de cette vérité, il nous raconta brièvement une aventure qui était arrivée depuis peu à des gentilshommes chrétiens, la plus étrange qu’on ait ouï conter dans ces parages, où chaque jour se passent des choses étonnantes[239]. Enfin il finit par nous dire que ce qu’il fallait faire c’était de lui donner, à lui, l’argent destiné à la rançon du chrétien, pour acheter une barque à Alger même, sous prétexte de se faire marchand et de négocier avec Tétouan et les villes de la côte ; et que, lorsqu’il serait maître de la barque, il trouverait facilement le moyen de nous tirer du bagne et de nous mettre tous à bord[240].

« D’ailleurs, ajoutait-il, si la Moresque, ainsi qu’elle le promet, donne assez d’argent pour vous racheter tous, rien ne sera plus facile, une fois libres, que de vous embarquer au beau milieu du jour. La plus grande difficulté qui s’offre, c’est que les Mores ne permettent à aucun renégat d’acheter ou d’avoir une barque en sa possession, mais seulement de grands navires pour aller en course, parce qu’ils craignent que celui qui achète une barque, surtout s’il est Espagnol, ne la veuille avoir uniquement pour se sauver en pays chrétien. Mais je lèverai cet obstacle en mettant un More tagarin[241] de moitié dans l’acquisition de la barque et les bénéfices du négoce. Sous l’ombre de son nom, je deviendrai maître de la barque, et je tiens dès lors tout le reste pour accompli. »

Bien qu’il nous eût paru préférable, à mes compagnons et à moi, d’envoyer chercher la barque à Mayorque, ainsi que le disait la Moresque, nous n’osâmes point contredire le renégat, dans la crainte que, si nous ne faisions pas ce qu’il demandait, il ne nous découvrît, et ne mît en danger de mort nous et Zoraïde, pour la vie de qui nous aurions donné toutes les nôtres. Ainsi nous résolûmes de remettre notre sort dans les mains de Dieu et dans celles du renégat. On répondit à l’instant même à Zoraïde, en lui disant que nous ferions tout ce qu’elle nous conseillait, parce que son idée était aussi bonne que si Lella Maryem la lui eût communiquée, et que c’était à elle seule qu’il appartenait d’ajourner ce projet ou de le mettre immédiatement en œuvre. Je renouvelai enfin, à la suite de cette lettre, la promesse d’être son époux ; et, un autre jour que le bagne se trouvait solitaire, elle nous descendit, en différentes fois, avec la canne et le mouchoir, jusqu’à deux mille écus d’or. Elle disait, dans un billet, que le prochain dgiuma, qui est le vendredi, elle allait au jardin de son père ; mais qu’avant de partir elle nous donnerait encore de l’argent ; que, si cela ne suffisait pas, nous n’avions qu’à l’en avertir, qu’elle nous en donnerait autant que nous lui en demanderions, parce que son père en avait tant qu’il n’y ferait pas attention, et que d’ailleurs elle tenait les clefs de toutes choses. Nous remîmes aussitôt cinq cents écus au renégat pour l’achat de la barque. Avec huit cents écus je me rachetai. J’avais donné l’argent à un marchand valencien qui se trouvait en ce moment à Alger[242]. Celui-ci me racheta du roi, mais sur parole, et en s’engageant à payer ma rançon à l’arrivée du premier vaisseau qui viendrait de Valence : car, s’il eût aussitôt déboursé l’argent, ç’aurait été donner au roi le soupçon que ma rançon était depuis plusieurs jours à Alger, et que, pour faire un bénéfice, le marchand n’en avait rien dit. Finalement, mon maître était si madré que je n’osai point lui faire compter l’argent tout d’abord.

La veille du vendredi où la belle Zoraïde devait aller au jardin d’été, elle nous donna encore mille écus d’or, et nous informa de son prochain départ, en me priant, dès que je serais racheté, de me faire indiquer le jardin de son père, et de chercher, en tout cas, l’occasion d’y aller et de la voir. Je lui répondis en peu de mots que je ne manquerais pas de faire ainsi, et qu’elle eût bien soin de nous recommander à Lella Maryem, avec toutes les oraisons que l’esclave lui avait enseignées. Cela fait, on prit des mesures pour que nos trois compagnons se rachetassent aussi, afin de faciliter leur sortie du bagne, et que, me voyant racheté et eux non, tandis qu’il y avait de l’argent pour le faire, le diable n’allât pas leur monter la tête, et leur persuader de faire quelque sottise au détriment de Zoraïde. Bien que leur qualité pût me préserver de cette crainte, cependant je ne voulus pas laisser courir une telle chance à l’affaire. Je les fis donc racheter par le même moyen que j’avais pris pour moi, en remettant d’avance l’argent de la rançon au marchand, pour qu’il pût s’engager en toute sécurité ; mais jamais nous ne lui découvrîmes notre secret complot : cette confidence eût été trop dangereuse.

Chapitre XLI

Où le captif continue son histoire


Quinze jours ne se passèrent point sans que notre renégat eût acheté une bonne barque, capable de tenir trente personnes. Pour colorer la chose et prévenir tout soupçon, il résolut de faire, et fit en effet le voyage d’un pays appelé Sargel, qui est à vingt lieues d’Alger, du côté d’Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches[243]. Il recommença deux ou trois fois ce voyage, en compagnie du Tagarin dont il nous avait parlé. On appelle Tagarins, en Berbérie, les Mores de l’Aragon, et Mudejarès ceux de Grenade[244]. Ces derniers se nomment Elchès dans le royaume de Fez, et ce sont eux que le roi de ce pays emploie le plus volontiers à la guerre. Chaque fois que le renégat passait avec sa barque, il jetait l’ancre dans une petite cale qui n’était pas à deux portées d’arquebuse du jardin où demeurait Zoraïde. Là, avec les jeunes Mores qui ramaient dans son bâtiment, il se mettait à dessein, tantôt à dire l’azala, tantôt à essayer, comme pour rire, ce qu’il pensait faire tout de bon. Ainsi, il allait au jardin de Zoraïde demander des fruits, et le père lui en donnait sans le connaître. Il aurait bien voulu parler à Zoraïde, comme il me le confia depuis, pour lui dire que c’était lui qui devait, par mon ordre, la mener en pays chrétien, et qu’elle attendît patiemment, en toute confiance ; mais il ne put jamais y parvenir, parce que les femmes moresques ne se laissent voir d’aucun More, ni Turc, à moins que ce ne soit par ordre de leur père ou de leur mari. Quant aux captifs chrétiens, elles se laissent voir et entretenir par eux peut-être plus qu’il ne serait raisonnable. Pour moi, j’aurais été fâché qu’il lui eût parlé, car elle se serait effrayée sans doute en voyant son sort confié à la langue d’un renégat. Mais Dieu, qui ordonnait les choses d’autre façon, ne donna point au désir du renégat l’occasion de se satisfaire. Celui-ci, voyant qu’il allait et venait en toute sûreté, dans ses voyages à Sargel ; qu’il jetait l’ancre où, quand et comme il lui plaisait ; que son associé le Tagarin n’avait d’autre volonté que la sienne ; qu’enfin j’étais racheté, et qu’il ne manquait plus que de trouver des chrétiens pour le service des rames, me dit de choisir ceux que je voulais emmener avec moi, outre les gentilshommes rachetés, et de les tenir prévenus pour le premier vendredi, jour où il avait décidé qu’aurait lieu notre départ. En conséquence, je parlai à douze Espagnols, tous vigoureux rameurs, et de ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce n’était pas facile d’en trouver autant à cette époque, car vingt bâtiments étaient sortis en course, et l’on avait emmené tous les hommes des chiourmes. Ceux-ci ne se rencontrèrent que parce que leur maître ne s’était pas mis en course de toute la saison, ayant à terminer une galiote qui était sur le chantier. Je ne leur dis rien autre chose, sinon que, le premier vendredi, dans le tantôt, ils sortissent secrètement un à un, et qu’ils prissent le chemin du jardin d’Agi-Morato, où ils m’attendraient jusqu’à ce que j’arrivasse. Je donnai à chacun cet avis en particulier, en leur recommandant, s’ils voyaient là d’autres chrétiens, de leur dire simplement que je leur avais commandé de m’attendre en cet endroit.

Cette démarche faite, il m’en restait une autre à faire qui me convenait encore davantage : c’était d’informer Zoraïde de l’état où se trouvaient nos affaires, pour qu’elle fût prête et sur le qui-vive, et qu’elle ne s’effrayât point si nous l’enlevions à l’improviste avant le temps que, dans sa pensée, devait mettre à revenir la barque des chrétiens. Je résolus donc d’aller au jardin, et de voir si je pourrais lui parler. Sous prétexte d’aller cueillir quelques herbages, j’y entrai la veille de mon départ, et la première personne que j’y rencontrai fut son père, lequel s’adressa à moi dans cette langue qu’on parle entre captifs et Mores, sur toutes les côtes de Berbérie, et même à Constantinople, qui n’est ni l’arabe, ni le castillan, ni la langue d’aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parvenions à nous entendre tous[245]. Il me demanda donc, en cette manière de langage, qui j’étais, et ce que je cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j’étais esclave d’Arnaute Mami[246] (et cela, parce que je savais que c’était un de ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour faire une salade. Il me demanda ensuite si j’étais ou non un homme de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la maison du jardin. Il y avait déjà longtemps qu’elle ne m’avait vu, et, comme les Moresques, ainsi que je l’ai dit, ne font aucune façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à les éviter, rien ne l’empêcha de s’avancer auprès de nous. Au contraire, voyant qu’elle venait à petits pas, son père l’appela et la fit approcher. Ce serait chose impossible que de vous dire à présent avec quelle extrême beauté, quelle grâce parfaite et quels riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoraïde. Je dirai seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses oreilles, à ses boucles de cheveux, qu’elle n’avait de cheveux sur la tête. Au-dessus des cous-de-pied, qu’elle avait nus et découverts à la mode de son pays, elle portait deux carcadj (c’est ainsi qu’on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des pieds), d’or pur, avec tant de diamants incrustés, que son père, à ce qu’elle m’a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les bracelets qu’elle portait aux poignets des mains valaient une somme égale. Les perles étaient très-fines et très-nombreuses, car la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde avait la réputation d’en posséder un grand nombre, et des plus belles qui fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son trésor plus de deux cent mille écus espagnols, et c’est de tout cela qu’était maîtresse celle qui l’est à présent de moi. Si elle se montrait belle avec tous ses ornements, on peut se faire idée, par les restes de beauté que lui ont laissés tant de souffrances et de fatigues, de ce qu’elle devait être en ces temps de prospérité. On sait que la beauté de la plupart des femmes a ses jours et ses époques ; que les accidents de leur vie la diminuent ou l’augmentent, et qu’il est naturel que les passions de l’âme l’élèvent ou l’abaissent, bien que d’ordinaire elles la flétrissent. Enfin, elle se montra parée et belle au dernier point ; du moins elle me parut la plus riche et la plus ravissante femme qu’eussent encore vue mes yeux. Et, joignant à cela les sentiments de la reconnaissance que m’avaient inspirés ses bienfaits, je crus avoir devant moi une divinité du ciel descendue sur la terre pour mon plaisir et mon salut. Dès qu’elle approcha, son père lui dit dans sa langue que j’étais esclave de son ami Arnaute Mami, et que je venais chercher une salade. Elle prit alors la parole, et, dans cette langue mêlée dont je vous ai parlé, elle me demanda si j’étais gentilhomme, et pourquoi je ne m’étais pas encore racheté ; je lui répondis que je venais de l’être et qu’elle pouvait voir, par le prix de ma rançon, combien mon maître m’estimait, puisqu’il avait exigé et touché quinze cents zoltanis[247].

« En vérité, dit-elle, si tu avais appartenu à mon père, j’aurais fait en sorte qu’il ne te donnât pas pour deux fois autant ; car vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour tromper les Mores.

– Cela peut bien être, madame, répondis-je ; mais je proteste que j’ai dit à mon maître la vérité, que je la dis et la dirai à toutes les personnes que je rencontre en ce monde.

– Et quand t’en vas-tu ? demanda Zoraïde.

– Demain, à ce que je crois, lui dis-je. Il y a ici un vaisseau de France qui met demain à la voile, et je pense partir avec lui.

– Ne vaudrait-il pas mieux, répliqua Zoraïde, attendre qu’il arrivât des vaisseaux d’Espagne pour t’en aller avec eux, plutôt qu’avec des Français, qui ne sont pas vos amis ?

– Non, répondis-je ; si toutefois il y avait des nouvelles certaines qu’un bâtiment arrive d’Espagne, je me déciderais à l’attendre ; mais il est plus sûr de m’en aller dès demain : car le désir que j’ai de me voir en mon pays, auprès des personnes que j’aime, est si fort, qu’il ne me laissera pas attendre une autre occasion, pour peu qu’elle tarde, quelque bonne qu’elle puisse être.

– Tu dois sans doute être marié dans ton pays ? demanda Zoraïde ; et c’est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme.

– Non, répondis-je, je ne suis pas marié : mais j’ai donné ma parole de me marier en arrivant.

– Est-elle belle, la dame à qui tu l’as donnée ? demanda Zoraïde.

– Si belle, répliquai-je, que, pour la louer dignement et te dire la vérité, j’affirme qu’elle te ressemble beaucoup. »

À ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon cœur, et me dit : « Par Allah, chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si elle ressemble à ma fille, qui est la plus belle personne de tout ce royaume ; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je t’ai dit la vérité. »

C’était Agi-Morato qui nous servait d’interprète dans le cours de cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde dont on fait usage en ce pays ; car Zoraïde, quoiqu’elle l’entendît également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par paroles.

Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par-dessus les murs du jardin, et qu’ils cueillent les fruits, bien que tout verts encore. À cette nouvelle, le vieillard tressaillit de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette nation, qui sont si insolents et exercent un tel empire sur les Mores leurs sujets, qu’ils les traitent plus mal que s’ils étaient leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde :

« Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant que je vais parler à ces chiens ; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton aise, et qu’Allah te ramène heureusement en ton pays. »

Je m’inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul avec Zoraïde, qui fit mine d’abord d’obéir à son père ; mais, dès qu’il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint auprès de moi et me dit, les yeux pleins de larmes :

« Ataméji, chrétien, ataméji ? » ce qui veut dire : « Tu t’en vas, chrétien, tu t’en vas ?

– Oui, madame, lui répondis-je ; mais jamais sans toi. Attends-moi le premier dgiuma ; et ne t’effraye pas de nous voir, car, sans aucun doute, nous t’emmènerons en pays de chrétiens. »

Je lui dis ce peu de mots de façon qu’elle me comprît trèsbien, ainsi que d’autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un bras autour de mon cou, elle commença d’un pas tremblant à cheminer vers la maison. Le sort voulut, et ce pouvait être pour notre perte, si le ciel n’en eût ordonné autrement, que, tandis que nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de renvoyer les Turcs, nous vît dans cette posture, et nous vîmes bien aussi qu’il nous avait aperçus. Mais Zoraïde, adroite et prudente, ne voulut pas ôter les bras de mon cou ; au contraire, elle s’approcha de plus près encore, et posa sa tête sur ma poitrine, en pliant un peu les genoux, et donnant tous les signes d’un évanouissement complet. Moi, de mon côté, je feignis de la soutenir contre mon gré. Son père vint en courant à notre rencontre, et voyant sa fille en cet état, il lui demanda ce qu’elle avait ; mais comme elle ne répondait pas :

« Sans doute, s’écria-t-il, que l’effroi que lui a donné l’arrivée de ces chiens l’aura fait évanouir. »

Alors, l’ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la sienne. Elle jeta un soupir, et, les yeux encore mouillés de larmes, se tourna de mon côté et me dit :

« Améji, chrétien, améji, » c’est-à-dire : « Va-t’en, chrétien, va-t’en. »

À quoi son père répondit :

« Peu importe, fille, que le chrétien s’en aille, car il ne t’à point fait de mal ; et les Turcs sont partis. Que rien ne t’effraye maintenant, et que rien ne te chagrine, puisque les Turcs, ainsi que je te l’ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils étaient venus.

– Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l’ont effrayée, comme tu l’as pensé. Mais puisqu’elle dit que je m’en aille, je ne veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le jardin ; car, à ce que dit mon maître, on n’en saurait trouver en aucun autre de meilleures pour la salade.

– Tu pourras revenir toutes les fois qu’il te plaira, répondit Agi-Morato ; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle des autres chrétiens la fâche ; c’était pour dire que les Turcs s’en allassent qu’elle t’a dit de t’en aller, ou bien parce qu’il était temps de chercher tes herbes. »

À ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l’âme, s’éloigna avec son père. Moi, sous prétexte de chercher les herbes de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin ; je remarquai bien les entrées et les sorties, le fort et le faible de la maison, et les facilités qui se pouvaient offrir pour le succès de notre entreprise. Cela fait, je revins, et rendis compte de tout ce qui s’était passé au renégat et à mes compagnons, soupirant après l’heure où je me verrais en paisible jouissance du bonheur que m’offrait le ciel dans la belle et charmante Zoraïde.

Enfin, le temps s’écoula, et amena le jour par nous si désiré. Nous suivîmes ponctuellement tous ensemble l’ordre arrêté dans nos conciliabules après de mûres réflexions, et le succès répondit pleinement à notre espoir. Le vendredi qui suivit le jour où j’avais entretenu Zoraïde dans le jardin, le renégat vint, à l’entrée de la nuit, jeter l’ancre avec sa barque presque en face de la demeure où nous attendait l’aimable fille d’Agi-Morato. Déjà les chrétiens qui devaient occuper les bancs des rameurs étaient avertis et cachés dans divers endroits des environs. Ils étaient tous vigilants et joyeux dans l’attente de mon arrivée, et impatients d’attaquer le navire qu’ils avaient devant les yeux ; car, ne sachant point la convention faite avec le renégat, ils croyaient que c’était par la force de leurs bras qu’il fallait gagner la liberté, en ôtant la vie aux Mores qui occupaient la barque. Il arriva donc qu’à peine je me fus montré avec mes compagnons, tous les autres qui étaient cachés, guettant notre arrivée, accoururent auprès de nous. C’était l’heure où les portes de la ville venaient d’être fermées, et personne n’apparaissait dans toute cette campagne. Quand nous fûmes réunis, nous hésitâmes pour savoir s’il valait mieux aller d’abord chercher Zoraïde, ou faire, avant tout, prisonniers les Mores bagarins[248] qui ramaient dans la barque. Pendant que nous étions encore à balancer, arriva notre renégat, qui nous demanda à quoi nous perdions le temps, ajoutant que l’heure était venue d’agir, et que tous ses Mores, la plupart endormis, ne songeaient guère à se tenir sur leurs gardes. Nous lui dîmes ce qui causait notre hésitation ; mais il répondit que ce qui importait le plus, c’était d’abord de s’emparer de la barque, chose très-facile et sans nul danger, puis qu’ensuite nous pourrions aller enlever Zoraïde. Son avis fut unanimement approuvé, et, sans tarder davantage, guidés par lui, nous arrivâmes au petit navire. Il sauta le premier à bord, saisit son cimeterre, et s’écria en langue arabe :

« Que personne de vous ne bouge, s’il ne veut qu’il lui en coûte la vie. »

En ce moment, presque tous les chrétiens étaient entrés à sa suite. Les Mores, qui n’étaient pas gens de résolution, furent frappés d’effroi en écoutant ainsi parler leur arraez[249], et, sans qu’aucun d’eux étendît la main sur le peu d’armes qu’ils avaient, ils se laissèrent en silence garrotter par les chrétiens. Ceux-ci firent leur besogne avec célérité, menaçant les Mores, si l’un d’eux élevait la voix, de les passer au fil de l’épée. Quand cela fut fait, la moitié de nos gens restèrent pour les garder, et je revins avec les autres, ayant toujours le renégat pour guide, au jardin d’Agi-Morato. Le bonheur voulut qu’en arrivant à la porte nous l’ouvrissions avec autant de facilité que si elle n’eût pas été fermée. Nous approchâmes donc en grand silence jusque auprès de la maison, sans donner l’éveil à personne. La belle Zoraïde nous attendait à une fenêtre, et, dès qu’elle entendit que quelqu’un était là, elle demanda d’une voix basse si nous étions nazarani[250], c’est-à-dire chrétiens. Je lui répondis que oui, et qu’elle n’avait qu’à descendre. Quand elle me reconnut, elle n’hésita pas un moment ; sans répliquer un mot, elle descendit en toute hâte, ouvrit la porte et se fit voir à tous les yeux, si belle et si richement vêtue, que je ne pourrais l’exprimer. Dès que je la vis, je lui pris une main, et je la baisai ; le renégat fit de même, ainsi que mes deux compagnons, et les autres aussi, qui, sans rien savoir de l’aventure, firent ce qu’ils nous virent faire, si bien qu’il semblait que tous nous lui rendissions grâce, et la reconnussions pour maîtresse de notre liberté. Le renégat lui demanda en langue moresque si son père était dans le jardin. Elle répondit que oui et qu’il dormait.

« Alors il faudra l’éveiller, reprit le renégat, et l’emmener avec nous, ainsi que tout ce qu’il y a de précieux dans ce beau jardin.

– Non, s’écria-t-elle, on ne touchera point à un cheveu de mon père ; et dans cette maison il n’y a rien de plus que ce que j’emporte, et c’est bien assez pour que vous soyez tous riches et contents. Attendez un peu, et vous allez voir. »

À ces mots, elle rentra chez elle, en disant qu’elle reviendrait aussitôt, et que nous restassions tranquilles, sans faire aucun bruit. Je questionnai le renégat sur ce qui venait de se passer entre eux, et quand il me l’eut conté, je lui dis qu’il fallait ne faire en toute chose que la volonté de Zoraïde. Celle-ci revenait déjà, chargée d’un coffret si plein d’écus d’or, qu’elle pouvait à peine le soutenir. La fatalité voulut que son père s’éveillât en ce moment, et qu’il entendît le bruit qui se faisait dans le jardin. Il s’approcha de la fenêtre, et reconnut sur-le-champ que tous ceux qui entouraient sa maison étaient chrétiens. Aussitôt, jetant des cris perçants, il se mit à dire en arabe :

« Aux chrétiens, aux chrétiens ! aux voleurs, aux voleurs ! »

Ces cris nous mirent tous dans une affreuse confusion. Mais le renégat, voyant le péril que nous courions, et combien il lui importait de terminer l’entreprise avant que l’éveil fût donné, monta, en courant à toutes jambes, à l’appartement d’Agi-Morato. Quelques-uns des nôtres le suivirent, car je n’osais, quant à moi, abandonner Zoraïde, qui était tombée comme évanouie dans mes bras. Finalement, ceux qui étaient montés mirent si bien le temps à profit, qu’un moment après ils descendirent, amenant Agi-Morato, les mains liées et un mouchoir attaché sur la bouche, et le menaçant de lui faire payer un seul mot de la vie. Quand sa fille l’aperçut, elle se couvrit les yeux pour ne point le voir, et lui resta frappé de stupeur, ne sachant pas avec quelle bonne volonté elle s’était remise en nos mains. Mais comme alors les pieds étaient le plus nécessaires, nous regagnâmes en toute hâte notre barque, où ceux qui étaient restés nous attendaient, fort inquiets qu’il ne nous fût arrivé quelque malheur.

À peine deux heures de la nuit s’étaient écoulées que nous étions tous réunis dans la barque. On ôta au père de Zoraïde les liens des mains et le mouchoir de la bouche ; mais le renégat lui répéta encore que, s’il disait un mot, c’en était fait de lui. Dès qu’il aperçut là sa fille, Agi-Morato commença à pousser de plaintifs sanglots, surtout quand il vit que je la tenais étroitement embrassée, et qu’elle, sans se plaindre, sans se défendre, sans chercher à s’échapper, demeurait tranquille entre mes bras ; mais toutefois il gardait le silence, dans la crainte que le renégat ne mît ses menaces à effet. Au moment où nous allions jeter les rames à l’eau, Zoraïde, voyant dans la barque son père et les autres Mores qui étaient attachés, dit au renégat de me demander que je lui fisse la grâce de relâcher ces Mores, et de rendre à son père la liberté, parce qu’elle se précipiterait plutôt dans la mer, que de voir devant ses yeux, et par rapport à elle, emmener captif un père qui l’avait si tendrement aimée. Le renégat me transmit sa prière, et je répondis que j’étais prêt à la contenter. Mais il répliqua que cela n’était pas possible.

« Si nous les laissons ici, me dit-il, ils vont appeler au secours, mettre la ville en rumeur, et ils seront cause qu’on enverra de légères frégates à notre poursuite, qu’on nous cernera par terre et par mer, et que nous ne pourrons nous échapper. Ce qu’on peut faire, c’est de leur donner la liberté en arrivant au premier pays chrétien. »

Nous nous rendîmes tous à cet avis, et Zoraïde, à laquelle on expliqua les motifs qui nous obligeaient à ne point faire sur-le-champ ce qu’elle désirait, s’en montra satisfaite.

Aussitôt, en grand silence, mais avec une joyeuse célérité, chacun de nos vigoureux rameurs saisit son aviron, et nous commençâmes, en nous recommandant à Dieu du profond de nos cœurs, à voguer dans la direction des îles Baléares, qui sont le pays chrétien le plus voisin. Mais comme le vent d’est soufflait assez fort et que la mer était un peu houleuse, il devint impossible de suivre la route de Mayorque, et nous fûmes obligés de longer le rivage du côté d’Oran, non sans grande inquiétude d’être découverts de la petite ville de Sargel, qui, sur cette côte, n’est pas à plus de soixante milles d’Alger. Nous craignions aussi de rencontrer dans ces parages quelque galiote de celles qui amènent des marchandises de Tétouan, bien que chacun de nous comptât assez sur lui et sur les autres pour espérer, si nous rencontrions une galiote de commerce qui ne fût point armée en course, non-seulement de ne pas être pris, mais, au contraire, de prendre un bâtiment où nous pourrions achever plus sûrement notre voyage. Tandis qu’on naviguait ainsi, Zoraïde restait à mes côtés, la tête cachée dans mes mains pour ne pas voir son père, et j’entendais qu’elle appelait tout bas Lella Maryem, en la priant de nous assister.

Nous avions fait environ trente milles quand le jour commença de poindre ; mais nous étions à peine à trois portées d’arquebuse de la terre, que nous vîmes entièrement déserte et sans personne qui pût nous découvrir. Cependant, à force de rames, nous gagnâmes la pleine mer, qui s’était un peu calmée, et, quand nous fûmes à deux lieues environ de la côte, on donna l’ordre de ramer de quart pendant que nous prendrions quelque nourriture, car la barque était abondamment pourvue. Mais les rameurs répondirent qu’il n’était pas encore temps de prendre du repos, qu’on pouvait donner à manger à ceux qui n’avaient point affaire, et qu’ils ne voulaient pour rien au monde déposer les rames. On leur obéit, et, presque au même instant, un grand vent s’éleva, qui nous força d’ouvrir les voiles et de laisser la rame, en mettant le cap sur Oran, car il n’était pas possible de suivre une autre direction. Cette manœuvre se fit avec rapidité, et nous naviguâmes à la voile, faisant plus de huit milles à l’heure, sans autre crainte que celle de rencontrer un bâtiment armé en course. Nous donnâmes à manger aux Mores bagarins, que le renégat consola en leur disant qu’ils n’étaient point captifs, et qu’à la première occasion la liberté leur serait rendue. Il tint le même langage au père de Zoraïde ; mais le vieillard répondit :

« Je pourrais, ô chrétiens, attendre tout autre chose de votre générosité et de votre courtoisie ; mais ne me croyez pas assez simple pour imaginer que vous allez me donner la liberté. Vous ne vous êtes pas exposés assurément aux périls qu’il y avait à me l’enlever pour me la rendre si libéralement, surtout sachant qui je suis et quels avantages vous pouvez retirer en m’imposant une rançon. S’il vous plaît d’en fixer le prix, je vous offre dès maintenant tout ce que vous voudrez pour moi et pour cette pauvre enfant, qui est la meilleure et la plus chère partie de mon âme. »

En achevant ces mots, il se mit à pleurer si amèrement, qu’il nous fit à tous compassion, et qu’il força Zoraïde à jeter la vue sur lui. Quand elle le vit ainsi pleurer, elle s’attendrit, se leva de mes genoux pour aller embrasser son père, et, collant son visage au sien, ils commencèrent tous deux à fondre en larmes d’une manière si touchante, que la plupart d’entre nous sentaient aussi leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa langue : « Qu’est-ce que cela, ma fille ? hier, à l’entrée de la nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t’ai vue avec tes habits ordinaires de la maison ; et maintenant, sans que tu aies eu le temps de te vêtir, et sans que je t’aie donné aucune nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois parée des plus riches atours dont j’aie pu te faire présent pendant notre plus grande prospérité ? Réponds à cela, car j’en suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me trouve. »

Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi-Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait coutume d’enfermer ses bijoux, et qu’il savait bien avoir laissé dans sa maison d’Alger, ne voulant pas l’apporter au jardin, il fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre était tombé en nos mains, et qu’est-ce qu’il y avait dedans. Alors le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au vieillard :

« Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille Zoraïde ; je vais t’en répondre une seule, qui pourra satisfaire à toutes tes questions. Sache donc qu’elle est chrétienne, que c’est elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui passe des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de l’enfer au paradis.

– Est-ce vrai, ma fille, ce que dit celui-là ? s’écria le More.

– Il en est ainsi, répondit Zoraïde.

– Quoi ! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c’est toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis ?

– Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui t’a mis en cet état, car jamais mon désir n’a été de t’abandonner, ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien.

– Et quel bien t’es-tu fait, ma fille ?

– Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem ; elle saura te le dire mieux que moi. »

À peine le More eut-il entendu cette réponse, qu’avec une incroyable célérité il se jeta dans l’eau la tête la première, et il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu’il portait ne l’eût un peu soutenu sur les flots. Aux cris de Zoraïde nous accourûmes tous, et, le saisissant par son cafetan, nous le retirâmes à demi noyé et sans connaissance ; ce qui causa une si vive douleur à Zoraïde qu’elle se mit, comme s’il eût été sans vie, à pousser sur son corps les plus tendres et les plus douloureux sanglots. Nous le pendîmes la tête en bas ; il rendit beaucoup d’eau, et revint à lui au bout de deux heures. Pendant ce temps le vent ayant changé, nous fûmes obligés de nous rapprocher de terre, et de faire force de rames pour ne pas être jetés à la côte. Mais notre bonne étoile permit que nous arrivassions à une cale que forme un petit promontoire appelé par les Mores cap de la Cava rhoumia, qui veut dire en notre langue de la Mauvaise femme chrétienne. C’est une tradition parmi eux qu’en cet endroit est enterrée cette Cava qui causa la perte de l’Espagne, parce qu’en leur langue cava veut dire mauvaise femme[251], et rhoumia, chrétienne. Ils tiennent même à mauvais augure de jeter l’ancre dans cette cale quand la nécessité les y force, car ce n’est jamais sans nécessité qu’ils y abordent. Pour nous, ce ne fut pas un gîte de mauvaise femme, mais bien un heureux port de salut, tant la mer était furieuse. Nous plaçâmes nos sentinelles à terre, et, sans quitter un moment les rames, nous mangeâmes des provisions qu’avait faites le renégat : après quoi nous priâmes, du fond de nos cœurs, Dieu et Notre-Dame de nous prêter leur assistance et leur faveur pour mener à bonne fin un si heureux commencement.

On se prépara, pour céder aux supplications de Zoraïde, à mettre à terre son père et les autres Mores qui étaient encore attachés ; car le cœur lui manquait, et ses tendres entrailles étaient déchirées à la vue de son père lié comme un malfaiteur, et de ses compatriotes prisonniers. Nous promîmes de lui obéir au moment du départ, puisqu’il n’y avait nul danger à les laisser en cet endroit, qui était complètement désert. Nos prières ne furent pas si vaines que le ciel ne les entendît ; en notre faveur, le vent changea, la mer devint tranquille, et tout nous invita à continuer joyeusement notre voyage. Voyant l’instant favorable, nous déliâmes les Mores, et, à leur grand étonnement, nous les mîmes à terre un à un. Mais quand on descendit le père de Zoraïde, qui avait repris toute sa connaissance, il nous dit :

« Pourquoi pensez-vous, chrétiens, que cette méchante femelle se réjouisse de ce que vous me rendez la liberté ? croyez-vous que c’est parce qu’elle a pitié de moi ? Non, certes ; c’est pour se délivrer de la gêne que lui causerait ma présence quand elle voudra satisfaire ses désirs criminels. N’allez pas imaginer que ce qui l’a fait changer de religion, c’est d’avoir cru que la vôtre vaut mieux que la nôtre ; non, c’est d’avoir appris que chez vous on se livre à l’impudicité plus librement que dans notre pays. »

Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu’avec un autre chrétien je le retenais par les deux bras, pour qu’il ne fît pas quelque extravagance :

« Ô jeune fille infâme et pervertie ! s’écria-t-il, où vas-tu, aveugle et dénaturée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis naturels ? Maudite soit l’heure où je t’ai engendrée, et maudits soient les tendres soins que j’ai pris de ton enfance ! »

Quand je vis qu’il prenait le chemin de n’en pas finir de sitôt, je me hâtai de le descendre à terre, et là il continuait à grands cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier Allah de nous détruire et de nous abîmer. Lorsque, après avoir mis à la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes encore ses actions ; il s’arrachait les cheveux, se frappait le visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si fort la voix, que nous pûmes distinctement l’entendre :

« Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre ; je te pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses, laissera la vie sur cette plage déserte. »

Zoraïde entendait tout cela, et, le cœur brisé, pleurait amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce peu de paroles :

« Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m’a rendue chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je n’ai pu m’empêcher de faire ce que j’ai fait, et que ces chrétiens ne doivent rien à ma volonté. Quand même j’aurais voulu les laisser partir et les laisser à la maison, cela ne m’aurait pas été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en œuvre cette résolution, qui me semble aussi sainte qu’à toi, mon bon père, elle paraît coupable. »

Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l’entendre, et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais, tout le monde se remit à l’ouvrage, et nous recommençâmes à voguer avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir, au point du jour, sur les côtes d’Espagne. Mais comme rarement, ou plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu’il soit accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l’altère, notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More avait données à sa fille (car il faut les craindre de quelque père que ce soit), vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la hâte pour ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce vaisseau, à nous demander qui nous étions, où nous allions et d’où nous venions. Mais comme ces questions nous étaient faites en langue française, le renégat s’écria bien vite :

« Que personne ne réponde : ce sont sans doute des corsaires français, qui font prise de tout. »

Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d’avance, nous laissâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous lâcha deux coups de canon, sans doute à boulets enchaînés, car la première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la mer avec sa voile ; et le second coup, tiré presque au même instant, porta dans le corps de notre barque, qu’il perça de part en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler à fond, nous nous mîmes tous à demander secours à grands cris, et à prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s’ils ne voulaient nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et jetant la chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses, s’approchèrent, mèches allumées, de notre bâtiment. Quand ils virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas, ils nous prirent à leur bord, disant que c’était l’impolitesse que nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne prît garde à ce qu’il faisait. Finalement, tous nous passâmes sur le navire des Français, qui s’informèrent d’abord de tout ce qu’il leur plut de savoir de nous ; puis, comme s’ils eussent été nos ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous portions ; ils prirent à Zoraïde jusqu’aux anneaux qu’elle avait aux jambes. Mais j’étais bien moins tourmenté des pertes dont s’affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer à d’autres violences, et lui enlever, après ces riches et précieux bijoux, celui qui valait plus encore et qu’elle estimait davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas plus loin que l’argent et le butin, dont ne peut jamais se rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable, qu’ils nous auraient enlevé jusqu’à nos habits de captifs, s’ils eussent pu en tirer parti.

Quelques-uns d’entre eux furent d’avis de nous jeter tous à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu’ils avaient l’intention de trafiquer dans quelques ports d’Espagne sous pavillon breton, et que, s’ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dépouillé ma chère Zoraïde, dit qu’il se contentait de sa prise, et qu’il ne voulait toucher à aucun port d’Espagne, mais continuer sa route au plus vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il pourrait, et regagner la Rochelle, d’où il était parti. Ils résolurent en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur vaisseau, et tout ce qu’il fallait pour la courte navigation qui nous restait à faire ; ce qu’ils exécutèrent le lendemain, en vue de la terre d’Espagne : douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d’autres que nous les eussent essuyés : tant est grand le bonheur de recouvrer la liberté perdue !

Il pouvait être à peu près midi quand ils nous mirent dans la chaloupe, en nous donnant deux barils d’eau et quelques biscuits ; le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna même à la belle Zoraïde, au moment de l’embarquer, quarante écus d’or, et ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu’elle porte aujourd’hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur rendîmes grâce du bien qu’ils nous faisaient, montrant plus de reconnaissance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans la direction du détroit ; et nous, sans regarder d’autre boussole que la terre qui s’offrait à nos yeux, nous nous mîmes à ramer avec tant d’ardeur, qu’au coucher du soleil nous étions assez près, à ce qu’il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fût bien avancée. Mais la lune était cachée et le ciel obscur ; et, comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs d’entre nous étaient de cet avis ; ils voulaient que nous abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habitation, parce que, disaient-ils, c’était le seul moyen d’être à l’abri de la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l’entrée de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d’Espagne, font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi les avis contraires, on s’arrêta à celui d’approcher peu à peu, et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous pourrions. C’est ce que nous fîmes, et il n’était pas encore minuit quand nous arrivâmes au pied d’une haute montagne, non si voisine de la mer qu’il n’y eût un peu d’espace où l’on pût commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et, sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie ; puis, les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu’il nous avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque les provisions qu’elle contenait, et l’ayant tirée sur le rivage, nous gravîmes une grande partie du flanc de la montagne ; car, même arrivés là, nous ne pouvions calmer l’agitation de nos cœurs, ni nous persuader que cette terre qui nous portait fût bien une terre de chrétiens.

Le jour parut plus tard que nous ne l’eussions désiré, et nous achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque loin que nous étendissions la vue, nous n’aperçûmes ni habitation, ni sentier, ni être vivant. Toutefois, nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu’un qui nous fît connaître où nous étions. Ce qui me tourmentait le plus, c’était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain ; je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la fatiguait plus que son repos ne la reposait : aussi ne voulut-elle plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions à peine fait un quart de lieue, que le bruit d’une clochette frappa nos oreilles. À ce bruit qui annonçait le voisinage d’un troupeau, nous regardâmes attentivement si quelqu’un se montrait, et nous aperçûmes, au pied d’un liége, un jeune pâtre qui s’amusait paisiblement à tailler un bâton avec son couteau. Nous l’appelâmes, et lui, tournant la tête, se leva d’un bond. Mais, à ce que nous sûmes depuis, les premiers qu’il aperçut furent Zoraïde et le renégat, et, comme il les vit en habit moresque, il crut que tous les Mores de la Berbérie étaient à ses trousses. Se sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois, il se mit à crier à tue-tête :

« Aux Mores ! aux Mores ! Les Mores sont dans le pays ! Aux Mores ! aux armes ! aux armes ! »

À ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne savions que faire ; mais, considérant que le pâtre, en criant de la sorte, allait répandre l’alarme dans le pays, et que la cavalerie garde-côte viendrait bientôt nous reconnaître, nous fîmes ôter au renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de captif, qu’un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise ; puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même chemin qu’avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la côte vînt fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point : deux heures ne s’étaient pas écoulées, lorsqu’en débouchant des broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que nous les aperçûmes, nous fîmes halte pour les attendre. Quand ils furent arrivés, et qu’au lieu de Mores qu’ils cherchaient, ils virent tant de pauvres chrétiens, ils s’arrêtèrent tout surpris, et l’un d’eux nous demanda si c’était par hasard à propos de nous qu’un pâtre avait appelé aux armes.

« Oui, » lui répondis-je ; et, comme je voulais commencer à lui raconter mon aventure, à lui dire d’où nous venions et qui nous étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le cavalier qui m’avait fait la question ; et, sans me laisser dire un mot de plus, il s’écria :

« Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port ! car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de Velez-Malaga, à moins que les longues années de ma captivité ne m’aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous, seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle don Pedro de Bustamante. »

À peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras.

« Ah ! s’écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie, toi que j’ai pleuré pour mort, ainsi que ma sœur, ta mère, et tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce de leur conserver la vie pour qu’ils jouissent du plaisir de te revoir. Nous venions d’apprendre que tu étais à Alger, et je comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que vous avez miraculeusement recouvré la liberté.

– Rien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps ne nous manquera pas pour vous conter toutes nos aventures. »

Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son cheval pour nous mener à la ville de Velez-Malaga, qui était à une lieue et demie. Quelques-uns d’entre eux, auxquels nous dîmes où nous avions laissé notre barque, retournèrent la chercher pour la porter à la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et Zoraïde s’assit sur le cheval de l’oncle de notre compagnon. Toute la population de la ville, ayant appris notre arrivée par quelqu’un qui avait pris les devants, sortit à notre rencontre. Ces gens ne s’étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des Mores captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir des uns et des autres ; mais ils s’étonnaient de la beauté de Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat : car la fatigue de la marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en pays de chrétiens, animaient son visage de si vives couleurs, que, si la tendresse ne m’aveuglait point, j’aurais osé dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous allâmes tout droit à l’église, rendre grâces à Dieu de la faveur qu’il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple, s’écria qu’il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lella Maryem. Nous lui dîmes que c’étaient ses images, et le renégat lui fit comprendre du mieux qu’il put ce que ces images signifiaient, afin qu’elle les adorât, comme si réellement chacune d’elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue. Zoraïde, qui a l’intelligence vive et un esprit naturel pénétrant, comprit aussitôt tout ce qu’on lui dit à propos des images[252]. De là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents, qui jouissaient d’une honnête aisance, et qui nous accueillirent avec autant d’amour que leur propre fils.

Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l’Église. Les autres chrétiens délivrés s’en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n’ayant que les écus qu’elle devait à la courtoisie du capitaine français. J’en achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu’à cette heure de père et d’écuyer, mais non d’époux, je la mène à mon pays, dans l’intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu’un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel, que nul autre, quelque heureux qu’il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les privations qu’entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu’elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j’en suis émerveillé et que je me consacre à la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j’éprouve à penser que je suis à elle et qu’elle est à moi est troublé par une autre pensée : je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n’auront pas fait tant de ravages dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères, que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j’avais à vous dire de mon histoire ; si elle est agréable et curieuse, c’est à vos intelligences éclairées qu’il appartient d’en juger. Quant à moi, j’aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m’ait fait taire plus d’une circonstance et plus d’un détail[253].

Chapitre XLII

Qui traite de ce qui arriva encore dans l’hôtellerie, et de plusieurs autres choses dignes d’être connues


Après ces dernières paroles, le captif se tut, et don Fernand lui dit :

« En vérité, seigneur capitaine, la manière dont vous avez raconté ces étranges aventures a été telle, qu’elle égale la nouveauté et l’intérêt des aventures mêmes. Tout y est curieux, extraordinaire, plein d’incidents qui surprennent et ravissent ceux qui les entendent ; et nous avons eu tant de plaisir à vous écouter, que, dût le jour de demain nous trouver encore occupés à la même histoire, nous nous réjouirions de l’entendre conter une seconde fois. »

Cela dit, Cardénio et tous les autres convives se mirent au service du capitaine captif avec des propos si affectueux et si sincères, qu’il n’eut qu’à s’applaudir de leur bienveillance. Don Fernand lui offrit, entre autres choses, s’il voulait revenir avec lui, de faire en sorte que son frère le marquis fût parrain de Zoraïde ; il lui offrit également de le mettre en état d’arriver dans son pays avec les commodités et la considération que méritait sa personne. Le captif le remercia courtoisement, mais ne voulut accepter aucune de ses offres libérales.

Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse s’arrêta devant la porte de l’hôtellerie, entouré de quelques hommes à cheval, qui demandèrent à loger. L’hôtesse répondit qu’il n’y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison.

« Parbleu ! s’écria l’un des cavaliers qui avait déjà mis pied à terre, quoi qu’il en soit, il y aura bien place pour monsieur l’auditeur[254], qui vient dans cette voiture. »

À ce nom, l’hôtesse se troubla :

« Seigneur, reprit-elle, ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas de lits. Si Sa Grâce monsieur l’auditeur en apporte un, comme je le suppose, qu’il soit le bienvenu. Mon mari et moi nous quitterons notre chambre, pour que Sa Grâce s’y établisse.

– À la bonne heure ! » dit l’écuyer.

En ce moment descendait du carrosse un homme dont le costume annonçait de quel emploi il était revêtu. Sa longue robe aux manches tailladées faisait assez connaître qu’il était auditeur, comme l’avait dit son valet. Il conduisait par la main une jeune fille d’environ seize ans, en habit de voyage, si élégante, si fraîche et si belle, que sa vue excita l’admiration de tout le monde, au point que, si l’on n’eût pas eu sous les yeux Dorothée, Luscinde et Zoraïde, qui se trouvaient ensemble dans l’hôtellerie, on aurait cru qu’il était difficile de rencontrer une beauté comparable à celle de cette jeune personne. Don Quichotte se trouvait présent à l’arrivée de l’auditeur. Dès qu’il le vit entrer avec la demoiselle, il lui dit :

« C’est en toute assurance que Votre Grâce peut entrer et prendre ses ébats dans ce château. Il est étroit et assez mal fourni ; mais il n’y a ni gêne ni incommodité dans ce monde qui ne cèdent aux armes et aux lettres, surtout quand les armes et les lettres ont la beauté pour compagne et pour guide, comme l’ont justement les lettres de Votre Grâce dans cette belle damoiselle, devant qui non-seulement les châteaux doivent ouvrir leurs portes, mais les rochers se fendre et les montagnes s’aplanir pour lui livrer passage. Que Votre Grâce, dis-je, entre dans ce paradis : elle y trouvera des étoiles et des astres dignes de faire compagnie au soleil que Votre Grâce conduit par la main ; elle y trouvera les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence. »

L’auditeur demeura tout interdit de la harangue de don Quichotte, qu’il se mit à considérer des pieds à la tête, aussi étonné de son aspect que de ses paroles ; et, sans en trouver une seule à lui répondre, il tomba dans une autre surprise quand il vit paraître Luscinde, Dorothée et Zoraïde, qui, à la nouvelle de l’arrivée de nouveaux hôtes, et au récit que leur avait fait l’hôtesse des attraits de la jeune fille, étaient accourues pour la voir et lui faire accueil. Don Fernand, Cardénio et le curé firent au seigneur auditeur de plus simples politesses et des offres de meilleur ton. Après quoi il entra dans l’hôtellerie, aussi confondu de ce qu’il voyait que de ce qu’il avait entendu, et les beautés de la maison souhaitèrent la bienvenue à la belle voyageuse. Finalement, l’auditeur reconnut aussitôt qu’il n’y avait là que des gens de qualité ; mais l’aspect, le visage et le maintien de don Quichotte le déconcertaient. Quand ils eurent tous échangé des courtoisies et des offres de service, quand ils eurent reconnu et mesuré les commodités que présentait l’hôtellerie, on s’arrêta au parti déjà pris précédemment de faire entrer toutes les dames dans le galetas tant de fois mentionné, tandis que les hommes resteraient dehors pour leur faire garde. L’auditeur consentit volontiers à ce que sa fille (car la jeune personne l’était en effet) s’en allât avec ces dames, ce qu’elle fit de très-bon cœur. Avec une partie du chétif lit de l’hôtelier et de celui qu’apportait l’auditeur ; elles s’arrangèrent pour la nuit mieux qu’elles ne l’avaient espéré.

Pour le captif, dès le premier regard jeté sur l’auditeur, le cœur lui avait dit, par de secrets mouvements, que c’était son frère. Il alla questionner l’un des écuyers qui l’accompagnaient, et lui demanda comment s’appelait ce magistrat, et s’il savait quel était son pays. L’écuyer répondit que son maître s’appelait le licencié Juan Perez de Viedma, natif, à ce qu’il avait ouï dire, d’un bourg des montagnes de Léon. Ce récit, joint à ce qu’il voyait, acheva de confirmer le captif dans la pensée que l’auditeur était celui de ses frères qui, par le conseil de leur père, avait suivi la carrière des lettres. Ému et ravi de cette rencontre, il prit à part don Fernand, Cardénio et le curé, pour leur conter ce qui lui arrivait, en les assurant que cet auditeur était bien son frère. L’écuyer lui avait dit également qu’il allait à Mexico, revêtu d’une charge d’auditeur des Indes à l’audience de cette capitale. Enfin, il avait appris que la jeune personne qui l’accompagnait était sa fille, dont la mère, morte en la mettant au monde, avait laissé son mari fort riche par la dot restée en héritage à la fille. Le captif leur demanda conseil sur la manière de se découvrir, ou plutôt d’éprouver d’abord si, lorsqu’il se serait découvert, son frère le repousserait, en le voyant pauvre, ou l’accueillerait avec des entrailles fraternelles.

« Laissez-moi, dit le curé, le soin de faire cette expérience. D’ailleurs, il n’y a point à douter, seigneur capitaine, que vous ne soyez bien accueilli, car le mérite et la prudence que montre votre frère dans ses manières et son maintien n’indiquent point qu’il soit arrogant ou ingrat, et qu’il ne sache pas apprécier les coups de la fortune.

– Cependant, reprit le capitaine, je voudrais me faire connaître, non pas brusquement, mais par un détour.

– Je vous répète, répliqua le curé, que j’arrangerai les choses de façon que nous soyons tous satisfaits. »

En ce moment, le souper venait d’être servi. Tous les hôtes s’assirent à la table commune, excepté le captif, et les dames, qui soupèrent seules dans leur appartement. Au milieu du repas, le curé prit la parole :

« Du même nom que Votre Grâce, seigneur auditeur, dit-il, j’ai eu un camarade à Constantinople, où je suis resté captif quelques années. Ce camarade était un des plus vaillants soldats, un des meilleurs capitaines qu’il y eût dans toute l’infanterie espagnole ; mais, autant il était brave et plein de cœur, autant il était malheureux.

– Et comment s’appelait ce capitaine, seigneur licencié ? demanda l’auditeur.

– Il s’appelait, reprit le curé, Rui[255] Perez de Viedma, et il était natif d’un bourg des montagnes de Léon. Il me raconta une aventure qui lui était arrivée avec son père et ses frères, telle que, si elle m’eût été rapportée par un homme moins sincère et moins digne de foi, je l’aurais prise pour une de ces histoires que les vieilles femmes content l’hiver au coin du feu. Il me dit, en effet, que son père avait divisé sa fortune entre trois fils qu’il avait, en leur donnant certains conseils meilleurs que ceux de Caton. Ce que je puis dire, c’est que le choix qu’avait fait ce gentilhomme de la carrière des armes lui avait si bien réussi, qu’en peu d’années, par sa valeur et sa belle conduite, et sans autre appui que son mérite éclatant, il parvint au grade de capitaine d’infanterie, et se vit en passe d’être promu bientôt à celui de mestre de camp. Mais alors la fortune lui devint contraire ; car, justement comme il devait attendre toutes ses faveurs, il éprouva ses rigueurs les plus cruelles. En un mot, il perdit la liberté dans l’heureuse et célèbre journée où tant d’autres la recouvrèrent, à la bataille de Lépante. Moi, je la perdis à la Goulette, et depuis, par une série d’événements divers, nous fûmes camarades à Constantinople. De là il fut conduit à Alger, où je sais qu’il lui arriva une des plus étranges aventures qui se soient jamais passées au monde. »

Le curé, continuant de la sorte, raconta succinctement l’histoire de Zoraïde et du capitaine. À tout ce récit, l’auditeur était si attentif que jamais il n’avait été aussi auditeur qu’en ce moment. Le curé, toutefois, n’alla pas plus loin que le jour où les pirates français dépouillèrent les chrétiens qui montaient la barque ; il s’arrêta à la pauvre et triste condition où son camarade et la belle Moresque étaient restés réduits, ajoutant qu’il ignorait ce qu’ils étaient devenus ; s’ils avaient pu aborder en Espagne, ou si les Français les avaient emmenés avec eux.

Ce que disait le curé était écouté fort attentivement par le capitaine, qui, d’un lieu à l’écart, examinait tous les mouvements que faisait son frère. Celui-ci, quand il vit que le curé avait achevé son histoire, poussa un profond soupir et s’écria, les yeux mouillés de larmes :

« Oh ! seigneur, si vous saviez à qui s’adressent les nouvelles que vous venez de me conter, et comment elles me touchent dans un endroit tellement sensible, qu’en dépit de toute ma réserve et toute ma prudence, elles m’arrachent les pleurs dont vous voyez mes yeux se remplir ! Ce capitaine si valeureux, c’est mon frère aîné, lequel, comme doué d’une âme plus forte et de plus hautes pensées que moi et mon autre cadet, choisit le glorieux exercice de la guerre, l’une des trois carrières que notre père nous proposa, ainsi que vous le rapporta votre camarade, dans cette histoire qui vous semblait un conte de bonne femme. Moi j’ai suivi la carrière des lettres, où Dieu et ma diligence m’ont fait arriver à l’emploi dont vous me voyez revêtu. Mon frère cadet est au Pérou, si riche que, de ce qu’il nous a envoyé à mon père et à moi, non-seulement il a bien rendu la part de fortune qu’il avait emportée, mais qu’il a donné aux mains de mon père le moyen de rassasier leur libéralité naturelle ; et j’ai pu moi-même suivre mes études avec plus de décence et de considération, et parvenir plus aisément au poste où je me vois. Mon père vit encore, mais mourant du désir de savoir ce qu’est devenu son fils aîné, et suppliant Dieu, dans de continuelles prières, que la mort ne ferme pas ses yeux qu’il n’ait vu vivants ceux de son fils. Ce qui m’étonne, c’est que mon frère, sage et avisé comme il est, n’ait point songé, au milieu de tant de traverses, d’afflictions et d’événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille. Certes, si mon père ou quelqu’un de nous eût connu son sort, il n’aurait pas eu besoin d’attendre le miracle de la canne de jonc pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte, c’est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou s’ils l’auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause que je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je l’ai commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. Ô mon bon frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j’aille te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des miennes ? Oh ! qui portera à notre vieux père la nouvelle que tu es encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus profonds de la Berbérie ! car ses richesses, celles de mon frère et les miennes, sauront bien t’en tirer. Et toi, belle et généreuse Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon frère ! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à ces noces qui nous combleraient tous de bonheur ! »

C’était par ces propos et d’autres semblables que l’auditeur exprimait ses sentiments aux nouvelles qu’il recevait de son frère, avec une tendresse si touchante, que ceux qui l’écoutaient montraient aussi la part qu’ils prenaient à son affliction.

Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la tristesse. Il se leva de table, et entra dans l’appartement où se trouvait Zoraïde, qu’il ramena par la main, suivie de Luscinde, de Dorothée et de la fille de l’auditeur. Le capitaine attendait encore ce qu’allait faire le curé. Celui-ci le prit de l’autre main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la chambre où étaient l’auditeur et les autres convives.

« Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne frère et votre aimable belle-sœur. Celui-ci, c’est le capitaine Viedma ; celle-là, c’est la belle Moresque dont il a reçu tant de bienfaits ; et les pirates français les ont mis dans la pauvreté où vous les voyez, pour que vous montriez à leur égard la générosité de votre noble cœur. »

Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa surprise, lui mit d’abord les deux mains sur l’estomac pour l’examiner à distance ; mais, dès qu’il eut achevé de le reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras, en versant des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants ne purent retenir les leurs. Quant aux paroles que se dirent les deux frères et aux sentiments qu’ils se témoignèrent, à peine, je crois, peut-on les imaginer, à plus forte raison les écrire. Tantôt ils se racontaient brièvement leurs aventures, tantôt ils faisaient éclater la bonne amitié de deux frères ; l’auditeur embrassait Zoraïde, puis il lui offrait sa fortune, puis il la faisait embrasser par sa fille ; puis la jolie chrétienne et la belle Moresque arrachaient de nouveau, par leurs transports, des larmes à tout le monde. D’un côté, don Quichotte considérait avec attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu’il attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante ; de l’autre, on décidait que le capitaine et Zoraïde retourneraient avec leur frère à Séville, et qu’ils informeraient leur père de la délivrance et de la rencontre de son fils, pour qu’il accourût, comme il pourrait, aux noces et au baptême de Zoraïde. Il n’était pas possible à l’auditeur de changer de route ou de retarder son voyage, parce qu’il avait appris qu’à un mois de là une flotte partait de Séville pour la Nouvelle-Espagne, et qu’il lui aurait été fort préjudiciable de perdre cette occasion.

Finalement, tout le monde fut ravi et joyeux de l’heureuse aventure du captif, et, comme la nuit avait presque fait les deux tiers de son chemin, chacun résolut d’aller reposer le peu de temps qui restait jusqu’au jour.

Don Quichotte s’offrit à faire la garde du château, afin que quelque géant, ou quelque autre félon malintentionné, attiré par l’appât du trésor de beautés que ce château renfermait, ne vînt les y troubler. Ceux qui le connaissaient lui rendirent grâce de son offre, et apprirent à l’auditeur l’étrange humeur de don Quichotte, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho Panza se désespérait de veiller si tard, et seul il s’arrangea pour la nuit mieux que tous les autres, en se couchant sur les harnais de son âne, qui faillirent lui coûter si cher, comme on le verra dans la suite.

Les dames rentrées dans leur appartement, et les hommes s’arrangeant du moins mal qu’il leur fut possible, don Quichotte sortit de l’hôtellerie pour se mettre en sentinelle, et faire, comme il l’avait promis, la garde du château.

Or, il arriva qu’au moment où l’aube du jour allait poindre, les dames entendirent tout à coup une voix si douce et si mélodieuse, qu’elles se mirent toutes à l’écouter attentivement, surtout Dorothée, qui s’était éveillée la première, tandis que doña Clara de Viedma, la fille de l’auditeur, dormait à ses côtés. Aucune d’elles ne pouvait imaginer quelle était la personne qui chantait si bien ; c’était une voix seule, que n’accompagnait aucun instrument. Il leur semblait qu’on chantait, tantôt dans la cour, tantôt dans l’écurie. Pendant qu’elles étaient ainsi non moins étonnées qu’attentives, Cardénio s’approcha de la porte de leur appartement :

« Si l’on ne dort pas, dit-il, qu’on écoute, et l’on entendra la voix d’un garçon muletier qui de telle sorte chante, qu’il enchante.

– Nous sommes à l’écouter, seigneur, » répondit Dorothée, et Cardénio s’éloigna.

Alors Dorothée, prêtant de plus en plus toute son attention, entendit qu’on chantait les couplets suivants :

Chapitre XLIII

Où l’on raconte l’agréable histoire du garçon muletier, avec d’autres étranges événements, arrivés dans l’hôtellerie


« Je suis marinier de l’Amour, et, sur son océan profond, je navigue sans espérance de rencontrer aucun port.

« Je vais à la suite d’une étoile que je découvre de loin, plus belle et plus resplendissante qu’aucune de celles qu’aperçut Palinure.[256]

« Je ne sais point où elle me conduit ; aussi navigué-je incertain, ayant l’âme attentive à la regarder, soucieuse et sans autre souci.

« D’importunes précautions, une honnêteté contre l’usage, sont les nuages qui me la cachent, quand je fais le plus d’efforts pour la voir.

« Ô claire[257] et brillante étoile, dont je me consume à suivre la lumière, l’instant où je te perdrai de vue sera l’instant de ma mort. »

Le chanteur en était arrivé là, quand Dorothée vint à penser qu’il serait mal que Clara fût privée d’entendre une si belle voix. Elle la secoua légèrement d’un et d’autre côté, et lui dit en l’éveillant :

« Pardonne-moi, jeune fille, si je t’éveille, car je le fais pour que tu aies le plaisir d’entendre la plus charmante voix que tu aies peut-être entendue dans toute ta vie. »

Clara, à demi éveillée, se frotta les yeux, et, n’ayant pas compris la première fois ce que lui disait Dorothée, elle la pria de le lui répéter. Celle-ci lui redit la même chose, ce qui rendit aussitôt Clara fort attentive ; mais à peine eut-elle entendu deux ou trois des vers que continuait à chanter le jeune homme, qu’elle fut prise tout à coup d’un tremblement de tous ses membres, comme si elle eût éprouvé un accès de violente fièvre quarte ; et, se jetant au cou de Dorothée :

« Ah ! dame de mon âme et de ma vie, s’écria-t-elle, pourquoi m’as-tu réveillée ? Le plus grand bien que pouvait me faire la fortune en ce moment, c’était de me tenir les yeux et les oreilles fermés pour m’empêcher de voir et d’entendre cet infortuné musicien.

– Que dis-tu là, jeune fille ? répondit Dorothée. Pense donc que le chanteur est, à ce qu’on dit, un garçon muletier.

– C’est un seigneur de terres et d’âmes, reprit Clara, et si bien seigneur de la mienne, que, s’il ne veut pas s’en défaire, elle lui restera toute l’éternité. »

Dorothée demeura toute surprise des propos passionnés de la jeune personne, trouvant qu’ils surpassaient de beaucoup la portée d’intelligence qu’on devait attendre de son âge.

« Vous parlez de telle sorte, lui dit-elle, que je ne puis vous comprendre. Expliquez-vous plus clairement : que voulez-vous dire de ces âmes et de ces terres, et de ce musicien dont la voix vous a causé tant d’émotion ? Mais non, ne me dites rien à présent ; je ne veux pas, pour m’occuper de vos alarmes, perdre le plaisir que j’éprouve à écouter le chanteur, qui commence, à ce qu’il me semble, de nouveaux vers et un nouvel air.

– Comme il vous plaira, » répondit la fille de l’auditeur ; et, pour ne point entendre, elle se boucha les oreilles avec les deux mains.

Dorothée s’étonna de nouveau ; mais prêtant toute son attention à la voix du chanteur, elle entendit qu’il continuait de la sorte :

« Ô ma douce espérance, qui, surmontant les obstacles et les impossibilités, suis avec constance la route que tu te traces et t’ouvres toi-même, ne t’évanouis point en te voyant à chaque pas près du pas de ta mort.

« Ce ne sont point des indolents qui remportent d’honorables triomphes, d’éclatantes victoires ; et ceux-là ne parviennent point au bonheur, qui, sans faire face à la fortune, livrent nonchalamment tous leurs sens à la molle oisiveté.

« Que l’amour vende cher ses gloires, c’est grande raison et grande justice, car il n’est pas de plus précieux bijou que celui qui se contrôle au titre de son plaisir ; et c’est une chose évidente, que ce qui coûte peu ne s’estime pas beaucoup.

« L’opiniâtreté de l’amour parvient quelquefois à des choses impossibles ; ainsi, bien que la mienne poursuive les plus difficiles, toutefois je ne perds pas l’espoir de m’élever de la terre au ciel. »

En cet endroit, la voix mit fin à son chant, et Clara recommença ses soupirs. Tout cela enflammait le désir de Dorothée, qui voulait savoir la cause de chants si doux et de pleurs si amers. Aussi s’empressa-t-elle de lui demander une autre fois ce qu’elle avait voulu dire. Alors Clara, dans la crainte que Luscinde ne l’entendît, serrant étroitement Dorothée dans ses bras, mit sa bouche si près de l’oreille de sa compagne, qu’elle pouvait parler avec toute confiance, sans être entendue de nulle autre.

« Celui qui chante, ma chère dame, lui dit-elle, est fils d’un gentilhomme du royaume d’Aragon, seigneur de deux seigneuries. Il demeurait en face de la maison de mon père, à Madrid, et, bien que mon père eût soin de fermer les fenêtres de sa maison avec des rideaux de toile en hiver, et des jalousies en été[258], je ne sais comment cela se fit, mais ce jeune gentilhomme, qui faisait ses études, m’aperçut, à l’église ou autre part. Finalement, il devint amoureux de moi, et me le fit comprendre des fenêtres de sa maison, avec tant de signes et tant de larmes, que je fus bien obligée de le croire, et même de l’aimer, sans savoir ce qu’il me voulait. Parmi les signes qu’il me faisait, l’un des plus fréquents était de joindre une de ses mains avec l’autre, pour me faire entendre qu’il se marierait avec moi. Et moi j’aurais été bien contente qu’il en fût ainsi ; mais, seule et sans mère, je ne savais à qui confier mon aventure. Aussi, je le laissais continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n’est, quand mon père et le sien étaient hors de la maison, de soulever un peu les rideaux ou la jalousie, et de me laisser voir tout entière, ce qui lui faisait tellement fête, qu’il paraissait en devenir fou. Dans ce temps arriva l’ordre du départ de mon père, que ce jeune homme apprit, mais non de moi, car je ne pus jamais le lui dire. Il tomba malade de chagrin, à ce que j’imagine, et, le jour que nous partîmes, je ne pus parvenir à le voir pour lui dire adieu, au moins avec les yeux. Mais, au bout de deux jours que nous faisions route, en entrant dans l’auberge d’un village qui est à une journée d’ici, je le vis sur la porte de cette auberge, en habits de garçon muletier, et si bien déguisé que, si je n’avais eu son portrait gravé dans l’âme, il ne m’eût pas été possible de le reconnaître. Je le reconnus, je m’étonnai et je me réjouis. Lui me regarde en cachette de mon père, dont il évite les regards, chaque fois qu’il passe devant moi dans les chemins ou dans les auberges où nous arrivons. Comme je sais qui il est, et que je considère que c’est pour l’amour de moi qu’il fait la route à pied, avec tant de fatigue, je meurs de chagrin, et, partout où il met les pieds, moi je mets les yeux. Je ne sais pas quelle est son intention en venant de la sorte, ni comment il a pu s’échapper de la maison de son père, qui l’aime passionnément, parce que c’est son unique héritier, et qu’il mérite d’ailleurs d’être aimé, comme Votre Grâce en jugera dès qu’elle pourra le voir. Je puis vous dire encore que toutes ces choses qu’il chante, il les tire de sa tête, car j’ai ouï dire qu’il est grand poëte et étudiant. Et de plus, chaque fois que je le vois ou que je l’entends, je tremble de la tête aux pieds, dans la crainte que mon père ne le reconnaisse et ne vienne à deviner nos désirs. De ma vie je ne lui ai dit une parole, et pourtant je l’aime de telle sorte que je ne peux vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien, dont la voix vous a si fort satisfaite, et par laquelle vous reconnaîtrez bien qu’il n’est pas garçon muletier, comme vous dites, mais seigneur d’âmes et de terres, comme je vous ai dit.

– C’est assez, doña Clara, s’écria Dorothée en lui donnant mille baisers, c’est assez, dis-je. Attendez que le nouveau jour paraisse, car j’espère, avec l’aide de Dieu, conduire vos affaires de telle sorte qu’elles aient une aussi heureuse fin que le méritent de si honnêtes commencements.

– Hélas ! ma bonne dame, reprit doña Clara, quelle fin se peut-il espérer, quand son père est si noble et si riche qu’il lui semblera que je ne suis pas digne, je ne dis pas d’être femme, mais servante de son fils ? et quant à me marier en cachette de mon père, je ne le ferais pas pour tout ce que renferme le monde. Je voudrais seulement que ce jeune homme me laissât et s’en retournât chez lui ; peut-être qu’en ne le voyant plus, et lorsque nous serons séparés par la grande distance du chemin qui me reste à faire, la peine que j’éprouve maintenant s’adoucira quelque peu, bien que je puisse dire que ce remède ne me fera pas grand effet. Et pourtant, je ne sais comment le diable s’en est mêlé, ni par où m’est entré cet amour que j’ai pour lui, étant, moi, si jeune fille, et lui, si jeune garçon : car, en vérité, je crois que nous sommes du même âge, et je n’ai pas encore mes seize ans accomplis ; du moins, à ce que dit mon père, je ne les aurai que le jour de la Saint-Michel. »

Dorothée ne put s’empêcher de rire en voyant combien doña Clara parlait encore en enfant.

« Reposons, lui dit-elle, pendant le peu qui reste de la nuit ; Dieu nous enverra le jour, et nous en profiterons, ou je n’aurais ni mains ni langue à mon service. »

Elles s’endormirent après cet entretien, et dans toute l’hôtellerie régnait le plus profond silence. Il n’y avait d’éveillé que la fille de l’hôtesse et sa servante Maritornes, lesquelles sachant déjà de quel pied clochait don Quichotte, et qu’il était à faire sentinelle autour de la maison, armé de pied en cap et à cheval, résolurent entre elles de lui jouer quelque tour, ou du moins de passer un peu le temps à écouter ses extravagances.

Or, il faut savoir qu’il n’y avait pas, dans toute l’hôtellerie, une seule fenêtre qui donnât sur les champs, mais uniquement une lucarne de grenier par laquelle on jetait la paille dehors. C’est à cette lucarne que vinrent se mettre les deux semi-demoiselles. Elles virent que don Quichotte était à cheval, immobile et appuyé sur le bois de sa lance, poussant de temps à autre de si profonds et de si lamentables soupirs, qu’on eût dit qu’à chacun d’eux son âme allait s’arracher. Elles entendirent aussi qu’il disait d’une voix douce, tendre et amoureuse :

« Ô ma dame Dulcinée du Toboso, extrême de toute beauté, comble de l’esprit, faîte de la raison, archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement, abrégé de tout ce qu’il y a dans le monde de bon, d’honnête et de délectable, que fait en ce moment Ta Grâce ? Aurais-tu, par hasard, souvenance de ton chevalier captif, qui, seulement pour te servir, à tant de périls s’est volontairement exposé ? Oh ! donne-moi de ses nouvelles, astre aux trois visages[259], qui peut-être, envieux du sien, t’occupes à présent à la regarder, soit qu’elle se promène en quelque galerie de ses palais somptueux, soit qu’appuyée sur quelque balcon, elle considère quel moyen s’offre d’adoucir, sans péril pour sa grandeur et sa chasteté, la tempête qu’éprouve à cause d’elle mon cœur affligé, ou quelle félicité elle doit à mes peines, quel repos à mes fatigues, quelle récompense à mes services, et, finalement, quelle vie à ma mort. Et toi, soleil qui te hâtes sans doute de seller tes coursiers pour te lever de bon matin et venir revoir ma dame, je t’en supplie, dès que tu la verras, salue-la de ma part ; mais garde-toi bien, en la saluant, de lui donner un baiser de paix sur le visage ; je serais plus jaloux de toi que tu ne le fus de cette légère ingrate qui te fit tant courir et tant suer dans les plaines de Thessalie, ou sur les rives du Pénée[260], car je ne me rappelle pas bien où tu courus alors, amoureux et jaloux. »

Don Quichotte en était là de son touchant monologue, quand la fille de l’hôtesse se mit à l’appeler du bout des lèvres, et lui dit enfin :

« Mon bon seigneur, ayez la bonté, s’il vous plaît, de vous approcher d’ici. »

À ces signes et à ces paroles, don Quichotte tourna la tête, et vit, à la clarté de la lune, qui brillait alors de tout son éclat, qu’on l’appelait à la lucarne, qui lui semblait une fenêtre, et même avec des barreaux dorés, comme devait les avoir un aussi riche château que lui paraissait l’hôtellerie ; puis, au même instant, il se persuada, dans sa folle imagination, que la jolie damoiselle, fille de la dame de ce château, vaincue par l’amour dont elle s’était éprise pour lui, venait, comme l’autre fois, le tenter et le solliciter.

Dans cette pensée, pour ne pas se montrer ingrat et discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s’approcha de la lucarne. Dès qu’il eut aperçu les deux jeunes filles :

« Je vous plains sincèrement, dit-il, ô charmante dame, d’avoir placé vos pensées amoureuses en un lieu où l’on ne peut répondre comme le méritent votre grâce et vos attraits. Mais vous ne devez pas en imputer la faute à ce misérable chevalier errant, que l’amour tient dans l’impossibilité de rendre les armes à nulle autre qu’à celle qu’il a faite, au moment où ses yeux la virent, maîtresse absolue de son âme. Pardonnez-moi donc, aimable damoiselle, et retirez-vous dans vos appartements, sans vouloir, en me témoignant plus clairement vos désirs, que je me montre encore plus ingrat ; et, si l’amour que vous me portez vous fait trouver en moi quelque chose en quoi je puisse vous satisfaire, pourvu que ce ne soit pas l’amour lui-même, demandez-la-moi ; et je jure, par cette douce ennemie dont je pleure l’absence, de vous la donner incontinent, dussiez-vous me demander une mèche des cheveux de Méduse, qui n’étaient que des couleuvres, ou même des rayons du soleil enfermés dans une fiole[261].

– Ce n’est pas de tout cela qu’a besoin ma maîtresse, seigneur chevalier, dit alors Maritornes.

– Eh bien, discrète duègne, répondit don Quichotte, de quoi donc votre maîtresse a-t-elle besoin ?

– Seulement d’une de vos belles mains, répondit Maritornes, afin de pouvoir rassasier sur elle l’extrême désir qui l’a conduite à cette lucarne, tellement au péril de son honneur, que si le seigneur son père l’eût entendue, il en aurait fait un tel hachis que la plus grosse tranche de toute sa personne eût été l’oreille.

– Je voudrais bien voir cela, reprit don Quichotte ; mais il s’en gardera bien, s’il ne veut faire la fin la plus désastreuse que fît jamais père au monde, pour avoir porté la main sur les membres délicats de son amoureuse fille. »

Maritornes pensa bien que, sans nulle doute, don Quichotte donnerait la main qui lui était demandée, et réfléchissant à ce qu’elle devait faire, elle quitta la lucarne et descendit à l’écurie, où elle prit le licou de l’âne de Sancho ; puis elle remonta rapidement au grenier, dans l’instant où don Quichotte s’était levé tout debout sur la selle de Rossinante pour atteindre à la fenêtre grillée où il s’imaginait qu’était la demoiselle au cœur blessé. En lui tendant la main :

« Prenez, madame, lui dit-il, prenez cette main, ou plutôt ce bourreau des malfaiteurs du monde ; prenez cette main, dis-je, qu’aucune main de femme n’a touchée, pas même celle de la beauté qui a pris de tout mon corps entière possession. Je ne vous la donne pas pour que vous la baisiez, mais pour que vous regardiez la contexture des nerfs, l’entrelacement des muscles, la largeur et l’épaisseur des veines, d’où vous jugerez quelle doit être la force du bras auquel appartient une telle main.

– C’est ce que nous allons voir, » dit Maritornes ; et faisant du licou un nœud coulant, elle le lui passa autour du poignet ; puis quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l’autre bout au verrou de la porte du grenier.

Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau.

« Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m’égratigne plutôt qu’elle ne me caresse la main ; ne la traitez pas si durement, car elle n’est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur un si petite partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites attention d’ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si méchamment. »

Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait plus ; car dès que Maritornes l’eut attaché, elle et l’autre fille se sauvèrent mourant de rire, et le laissèrent si bien pris au piège, qu’il lui fut impossible de se dégager. Il était donc, comme on l’a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la porte ; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s’écartant d’un côté ou de l’autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi n’osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience de Rossinante lui promissent qu’il serait tout un siècle sans remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et que les dames étaient parties, il se mit à imaginer que tout cela se faisait par voie d’enchantement, comme la fois passée, lorsque, dans ce même château, ce More enchanté de muletier le roua de coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des épreuves de ce château, il s’était aventuré à y entrer encore, tandis qu’il est de notoriété parmi les chevaliers errants que, lorsqu’ils ont éprouvé une aventure et qu’ils n’y ont pas réussi, c’est signe qu’elle n’est point gardée pour eux, mais pour d’autres ; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l’éprouver une seconde fois.

Néanmoins, il tirait son bras pour voir s’il pourrait le dégager ; mais le nœud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent vaines. Il est vrai qu’il tirait avec ménagement, de peur que Rossinante ne remuât, et, bien qu’il eût voulu se rasseoir en selle, il fallait rester debout ou s’arracher la main. C’est alors qu’il se mit à désirer l’épée d’Amadis, contre laquelle ne prévalait aucun enchantement ; c’est alors qu’il maudit son étoile, qu’il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde son absence tout le temps qu’il demeurerait enchanté, car il croyait l’être bien réellement ; c’est alors qu’il se souvint plus que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso ; qu’il appela son bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la mère qui l’avait enfanté ; c’est alors qu’il appela à son aide les sages Alquife et Lirgandée ; qu’il invoqua sa bonne amie Urgande, pour qu’elle vînt le secourir. Finalement, l’aube du jour le surprit, si confondu, si désespéré, qu’il mugissait comme un taureau, n’espérant plus que le jour remédiât à son affliction, car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui lui donnait surtout cette pensée, c’était de voir que Rossinante ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte, sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et son cheval, jusqu’à ce que cette méchante influence des étoiles se fût passée, ou qu’un autre plus savant enchanteur le désenchantât.

Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval arrivèrent à l’hôtellerie, bien tenus, bien équipés, et portant leurs escopettes pendues à l’arçon. Ils frappèrent à grands coups à la porte de l’hôtellerie, qui n’était pas encore ouverte. Mais don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de faire sentinelle, leur cria d’une voix haute et arrogante :

« Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de frapper aux portes de ce château, car il est clair qu’à de telles heures ceux qui l’habitent sont endormis ; et d’ailleurs on n’a pas coutume d’ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que le jour ait paru ; nous verrons alors s’il convient ou non de vous ouvrir.

– Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit l’un des cavaliers, pour nous obliger à tant de cérémonies ? Si vous êtes l’aubergiste, faites-nous ouvrir ; nous sommes des voyageurs, et nous ne demandons qu’à donner de l’orge à nos montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés.

– Vous semble-t-il, chevalier, que j’aie la mine d’un aubergiste ? répondit don Quichotte.

– Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l’autre ; mais je sais que vous dites une sottise en appelant château cette hôtellerie.

– C’est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté sceptre à la main et couronne sur la tête.

– Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous dites ; car, dans une hôtellerie si chétive et où l’on garde un si grand silence, je ne crois guère qu’il s’y héberge des gens à sceptre et à couronne.

– Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la chevalerie errante. »

Mais les compagnons du questionneur, s’ennuyant du dialogue qu’il continuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie, que l’hôtelier s’éveilla, ainsi que tous les gens de sa maison, et qu’il se leva pour demander qui frappait.

En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître ; et, comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes ; et c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie[262] accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol.

Chapitre XLIV

Où se poursuivent encore les événements inouïs de l’hôtellerie


Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, l’hôte, ouvrant à la hâte les portes de l’hôtellerie, sortit tout effaré pour voir qui criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha, sans que personne la vît, le licou qui tenait don Quichotte. Le chevalier tomba par terre à la vue de l’hôte et des voyageurs, qui, s’approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu’il avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre un mot, s’ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s’étant éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant :

« Quiconque dira que j’ai été à juste titre enchanté, pourvu que madame la princesse Micomicona m’en accorde la permission, je lui donne un démenti, et je le défie en combat singulier. »

Les nouveaux venus restèrent tout ébahis à ces paroles ; mais l’hôtelier les tira de cette surprise en leur disant qui était don Quichotte, et qu’il ne fallait faire aucun cas de lui, puisqu’il avait perdu le jugement.

Ils demandèrent à l’hôtelier si par hasard il ne serait pas arrivé dans sa maison un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu en garçon muletier, de telle taille et de tel visage, donnant enfin tout le signalement de l’amant de doña Clara, L’hôtelier répondit qu’il y avait tant de monde dans l’hôtellerie, qu’il n’avait pas pris garde au jeune homme qu’on demandait. Mais l’un des cavaliers, ayant aperçu le carrosse de l’auditeur, s’écria :

« Il est ici, sans aucun doute, car voilà le carrosse qu’on dit qu’il accompagne. Qu’un de nous reste à la porte, et que les autres entrent pour le chercher. Encore sera-t-il bon qu’un de nous fasse aussi la ronde autour de l’hôtellerie, afin qu’il ne se sauve point par-dessus les murs de la cour.

– C’est ce qu’on va faire, » répondit un des cavaliers ; et, tandis que deux d’entre eux pénétraient dans la maison, un autre resta à la porte, et le dernier alla faire le tour de l’hôtellerie.

L’hôtelier voyait tout cela sans pouvoir deviner à quel propos se prenaient ces mesures, bien qu’il crût que ces gens cherchaient le jeune homme dont ils lui avaient donné le signalement.

Cependant le jour arrivait, et, à sa venue, ainsi qu’au tapage qu’avait fait don Quichotte, tout le monde s’était éveillé, surtout doña Clara et Dorothée, qui, l’une par l’émotion d’avoir son amant si près d’elle, l’autre par le désir de le voir, n’avaient guère pu dormir de toute la nuit. Don Quichotte, voyant qu’aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de rage ; et certes, s’il eût trouvé, dans les règlements de sa chevalerie, qu’un chevalier pût entreprendre une autre entreprise, ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d’aucune autre jusqu’à ce qu’il eût achevé celle qu’il avait promis de mettre à fin, il les aurait attaqués tous, et les aurait bien fait répondre, bon gré mal gré. Mais comme il lui semblait tout à fait inconvenant de se jeter dans une entreprise nouvelle avant d’avoir replacé Micomicona sur son trône, il lui fallut se taire et se tenir tranquille, attendant, les bras croisés, où aboutiraient les démarches de ces voyageurs.

Un de ceux-ci trouva le jeune homme qu’il cherchait, dormant à côté d’un garçon de mules, et ne songeant guère, ni qu’on le cherchât, ni surtout qu’on dût le trouver. L’homme le secoua par le bras, et lui dit :

« Assurément, seigneur don Luis, l’habit que vous portez sied bien à qui vous êtes ! et le lit où je vous trouve ne répond pas moins à la façon dont vous a choyé votre mère ! »

Le jeune homme frotta ses yeux endormis, et, regardant avec attention celui qui le secouait, il reconnut aussitôt que c’était un serviteur de son père. Cette vue le troubla de telle sorte qu’il ne put de quelque temps parvenir à répondre un mot. Le domestique continua :

« Ce qui vous reste à faire, seigneur don Luis, c’est de vous résigner patiemment, et de reprendre le chemin de la maison, si Votre Grâce ne veut pas que son père, mon seigneur, prenne celui de l’autre monde ; car on ne peut attendre autre chose de la peine que lui cause votre absence.

– Mais comment mon père a-t-il su, interrompit don Luis, que j’avais pris ce chemin, et en cet équipage ?

– C’est un étudiant, répondit le valet, à qui vous avez confié votre dessein, qui a tout découvert, ému de pitié à la vue du chagrin que montra votre père quand il ne vous trouva plus. Il dépêcha aussitôt quatre de ses domestiques à votre recherche, et nous sommes tous quatre ici à votre service, plus contents qu’on ne peut l’imaginer de la bonne œuvre que nous aurons faite en vous ramenant aux yeux qui vous aiment si tendrement.

– Ce sera, répondit don Luis, comme je voudrai, ou comme en ordonnera le ciel.

– Que pouvez-vous vouloir, répliqua l’autre, ou que peut ordonner le ciel, si ce n’est de consentir à ce que vous reveniez ? Toute autre chose est impossible. »

Le garçon muletier auprès duquel était couché don Luis avait entendu tout cet entretien ; et, s’étant levé, il alla dire ce qui se passait à don Fernand, à Cardénio et aux autres, qui venaient de s’habiller. Il leur conta comment cet homme appelait ce jeune garçon par le titre de don, comment il voulait le ramener à la maison de son père et comment l’autre ne le voulait pas. À cette nouvelle, et sachant déjà du jeune homme ce qu’en annonçait la belle voix que le ciel lui avait donnée, ils eurent tous un grand désir de savoir plus en détail qui il était, et même de l’assister si on voulait lui faire quelque violence. Ils se dirigèrent donc du côté où il était encore, parlant et disputant avec son domestique.

En ce moment, Dorothée sortit de sa chambre, et derrière elle doña Clara toute troublée. Prenant à part Cardénio, Dorothée lui conta brièvement l’histoire du musicien et de doña Clara. À son tour, Cardénio lui annonça l’arrivée des gens de son père qui venaient le chercher ; mais il ne dit pas cette nouvelle à voix si basse que doña Clara ne pût l’entendre, ce qui la mit tellement hors d’elle-même, que, si Dorothée ne l’eût soutenue, elle se laissait tomber à terre. Cardénio engagea Dorothée à la ramener dans sa chambre, ajoutant qu’il allait faire en sorte d’arranger tout cela, et les deux amies suivirent son conseil.

Au même instant, les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis étaient entrés dans l’hôtellerie, et, le tenant au milieu d’eux, essayaient de lui persuader de revenir sur-le-champ consoler son père. Il répondit qu’il ne pouvait en aucune façon suivre leur avis avant d’avoir terminé une affaire où il y allait de sa vie, de son honneur et de son âme. Les domestiques le pressèrent alors davantage, disant qu’ils ne reviendraient pas sans lui, et qu’ils le ramèneraient, même contre son gré.

« Vous ne me ramènerez que mort, répliqua don Luis ; aussi bien, de quelque manière que vous m’emmeniez, ce sera toujours m’emmener sans vie. »

Cependant le bruit de la querelle avait attiré la plupart de ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie, notamment Cardénio, don Fernand, ses compagnons, l’auditeur, le curé, le barbier et don Quichotte, auquel il avait semblé qu’il n’était pas nécessaire de garder plus longtemps le château. Cardénio, qui connaissait déjà l’histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui voulaient l’entraîner de force quel motif ils avaient d’emmener ce jeune homme contre sa volonté.

« Notre motif, répondit l’un des quatre, c’est de rendre la vie au père de ce gentilhomme, que son absence met en péril de la perdre.

– Il est inutile, interrompit don Luis, de rendre ici compte de mes affaires. Je suis libre, et je m’en irai s’il me plaît ; sinon, aucun de vous ne me fera violence.

– C’est la raison qui vous la fera, répondit l’homme ; et si elle ne suffit pas à Votre Grâce, elle nous suffira à nous, pour faire ce pour quoi nous sommes venus, et à quoi nous sommes tenus.

– Sachons la chose à fond, » dit l’auditeur.

Mais l’homme, qui le reconnut pour un voisin de sa maison, répondit aussitôt :

« Est-ce que Votre Grâce, seigneur auditeur, ne reconnaît pas ce gentilhomme ? c’est le fils de votre voisin, qui s’est échappé de la maison de son père, dans ce costume si peu convenable à sa naissance, comme Votre Grâce peut s’en assurer. »

L’auditeur se mit alors à le considérer plus attentivement, et l’ayant reconnu, il le prit dans ses bras :

« Quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis, lui dit-il, ou quels motifs si puissants vous ont fait partir de la sorte, dans cet équipage qui sied si mal à votre qualité ? »

Le jeune homme sentit les larmes lui venir aux yeux ; il ne put répondre un seul mot à l’auditeur, qui dit aux quatre domestiques de se calmer, et qu’il arrangerait l’affaire ; puis, prenant don Luis par la main, il le conduisit à part pour l’interroger sur son escapade.

Tandis qu’il lui faisait cette question et d’autres encore, on entendit de grands cris à la porte de l’hôtellerie. Voici quelle en était la cause : deux hôtes qui s’étaient hébergés cette nuit dans la maison, voyant que tout le monde était occupé à savoir ce que cherchaient les quatre cavaliers, avaient tenté de déguerpir sans payer ce qu’ils devaient. Mais l’hôtelier, qui était plus attentif à ses affaires qu’à celles d’autrui, les arrêta au seuil de la porte, et leur demanda l’écot, en gourmandant leur malhonnête intention avec de telles paroles qu’il finit par les exciter à lui répondre avec les poings fermés. Ils commencèrent donc à le gourmer de telle sorte que le pauvre hôtelier fut contraint de crier au secours. L’hôtesse et sa fille ne virent personne plus inoccupé et plus à portée de le secourir que don Quichotte, auquel la fille de l’hôtesse accourut dire :

« Secourez vite, seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, secourez vite mon pauvre père, que ces deux méchants hommes sont à battre comme plâtre. »

À cela don Quichotte répondit d’une voix lente et du plus grand sang-froid :

« Votre pétition, belle damoiselle, ne peut être accueillie en ce moment : je suis dans l’impossibilité de m’entremettre en aucune autre aventure jusqu’à ce que j’aie mis fin à celle où m’a engagé ma parole. Mais ce que je puis faire pour votre service, le voici : courez, et dites à votre père qu’il se soutienne dans cette bataille le mieux qu’il pourra, et qu’il ne se laisse vaincre en aucune façon, tandis que j’irai demander à la princesse Micomicona la permission de le secourir en son angoisse ; si elle me la donne, soyez certaine que je saurai bien l’en tirer.

– Ah ! pécheresse que je suis, s’écria Maritornes, qui se trouvait là ; avant que Votre Grâce ait obtenu cette permission, mon maître sera dans l’autre monde.

– Eh bien ! madame, reprit don Quichotte, faites que j’obtienne cette permission dont j’ai besoin. Dès que je l’aurai, il importera peu qu’il soit dans l’autre monde ; car je l’en tirerai, en dépit de ce monde-ci, qui voudrait y trouver à redire, ou du moins je tirerai telle vengeance de ceux qui l’y auront envoyé, que vous en serez plus que médiocrement satisfaite. »

Et, sans parler davantage, il alla se mettre à deux genoux devant Dorothée, pour lui demander, avec des expressions chevaleresques et errantes, que Sa Grandeur daignât lui donner permission de courir et de secourir le châtelain de ce château qui se trouvait en une grave extrémité. La princesse la lui donna de bon cœur, et aussitôt embrassant son écu et mettant l’épée à la main, il accourut à la porte de l’hôtellerie, où les deux hôtes étaient encore à malmener l’hôtelier. Mais, dès qu’il arriva, il s’arrêta tout court et se tint immobile, malgré les reproches de Maritornes et de l’hôtesse, qui lui demandaient qu’est-ce qui le retenait en place, au lieu de secourir leur maître et mari.

« Ce qui me retient ? répondit don Quichotte ; c’est qu’il ne m’est pas permis de mettre l’épée à la main contre des gens de bas étage ; mais appelez mon écuyer Sancho, c’est lui que regarde cette défense et cette vengeance. »

Voilà ce qui se passait à la porte de l’hôtellerie, où roulaient les coups de poing et les gourmades, le tout au préjudice de l’hôtelier et à la rage de Maritornes, de l’hôtesse et de sa fille, qui se désespéraient de la lâcheté de don Quichotte et du mauvais quart d’heure que passait leur maître, père et mari. Mais laissons-le en cet état, car sans doute quelqu’un viendra le secourir ; sinon, tant pis pour celui qui se hasarde à plus que ses forces ne permettent : qu’il souffre et ne dise mot. Revenons maintenant, à cinquante pas en arrière, voir ce que don Luis répondit à l’auditeur, que nous avons laissé l’ayant pris à part pour lui demander la cause de son voyage, à pied et dans un si vil équipage. Le jeune homme, lui saisissant les mains avec force, comme si quelque grande affliction lui eût serré le cœur, et versant un torrent de larmes, lui répondit :

« Je ne sais, mon seigneur, vous dire autre chose, si ce n’est que, le jour où le ciel a voulu et où notre voisinage a permis que je visse doña Clara, votre fille et ma dame, dès cet instant je l’ai faite maîtresse de ma volonté ; et si la vôtre, mon véritable seigneur et père, n’y met obstacle, aujourd’hui même elle sera mon épouse. C’est pour elle que j’ai abandonné la maison de mon père, pour elle que j’ai pris ce costume, afin de la suivre partout où elle irait comme la flèche suit le but, et le marinier l’étoile polaire. Elle ne sait de mes désirs rien de plus que n’ont pu lui faire entendre les pleurs qu’elle a vus de loin couler de mes yeux. Vous connaissez déjà, seigneur, la fortune et la noblesse de mes parents, vous savez que je suis leur unique héritier. Si ces avantages vous semblent suffisants pour que vous vous hasardiez à me rendre complètement heureux, agréez-moi dès maintenant pour votre fils. Que si mon père, occupé d’autres vues personnelles, n’était point satisfait du bien que j’ai su trouver pour moi, le temps n’a pas moins de force pour changer les volontés humaines que les choses de ce monde. »

À ces mots, l’amoureux jeune homme cessa de parler, et l’auditeur demeura non moins surpris de la manière délicate et touchante dont il lui avait découvert ses pensées, qu’indécis sur le parti qu’il devait prendre dans une affaire si soudaine et si grave. Tout ce qu’il put lui répondre, ce fut qu’il se calmât pour le moment, et qu’il obtînt que ses domestiques ne l’emmenassent pas ce jour même, afin d’avoir le temps de considérer ce qui conviendrait le mieux à chacun. Don Luis voulut par force lui baiser les mains, et même les baigna de ses larmes, chose qui aurait attendri un cœur de pierre, et non pas seulement celui de l’auditeur, qui, en homme habile, avait vu du premier coup d’œil combien ce mariage était avantageux à sa fille. Toutefois, il aurait voulu, si c’eût été possible, l’effectuer avec le consentement du père de don Luis, qu’il savait prétendre à faire de son fils un seigneur titré.

En ce moment, les hôtes querelleurs avaient fait la paix avec l’hôtelier, après avoir consenti, plutôt par la persuasion et les bons propos de don Quichotte que par ses menaces, à lui payer ce qu’il demandait ; d’un autre côté, les domestiques de don Luis attendaient patiemment la fin de son entretien avec l’auditeur et la résolution de leur maître, quand le diable, qui ne dort jamais, fit entrer à cette heure même dans l’hôtellerie le barbier auquel don Quichotte avait enlevé l’armet de Mambrin, et Sancho Panza les harnais de son âne, pour les troquer contre ceux du sien. Ce barbier, menant son âne à l’écurie, vit Sancho qui raccommodait je ne sais quoi de son bât. Dès qu’il vit ce bât, il le reconnut, et, prenant bravement Sancho par le collet, il lui dit :

« Ah ! don larron, je vous tiens ici ; rendez-moi vite mon plat à barbe, et mon bât, et tous les harnais que vous m’avez volés. »

Sancho, qui se vit prendre à la gorge si à l’improviste, et qui entendit les injures qu’on lui disait, saisit le bât d’une main, et de l’autre donna une telle gourmade au barbier, qu’il lui mit les mâchoires en sang. Mais, néanmoins, le barbier ne lâchait pas prise et tenait bon son bât ; au contraire, il éleva la voix de telle sorte, que tous les gens de l’hôtellerie accoururent au bruit et à la bataille.

« Au nom du roi et de la justice, criait-il, parce que je reprends mon bien, il veut me tuer, ce larron, voleur de grands chemins.

– Tu en as menti, répondit Sancho, je ne suis pas voleur de grands chemins ; et c’est de bonne guerre que mon seigneur don Quichotte a gagné ces dépouilles. »

Celui-ci, qui était promptement accouru, se trouvait déjà présent à la querelle, enchanté de voir avec quelle vigueur son écuyer prenait la défensive et l’offensive. Il le tint même désormais pour homme de cœur, et se proposa, dans le fond de son âme, de l’armer chevalier à la première occasion qui s’offrirait, pensant que l’ordre de chevalerie serait fort bien placé sur sa tête. Parmi toutes les choses que le barbier débitait dans le courant de la dispute, il vint à dire :

« Ce bât est à moi, comme la mort que je dois à Dieu, et je le connais comme si je l’avais mis au monde ; et voilà mon âne qui est dans l’étable, qui ne me laissera pas mentir. Sinon, qu’on lui essaye le bât, et, s’il ne lui va pas comme un gant, je passerai pour infâme. Et il y a plus, c’est que le même jour qu’ils me l’ont pris, ils m’ont enlevé aussi un plat à barbe de rosette, tout neuf, qui n’avait pas encore été étrenné de sa vie, et qui m’avait coûté un bel et bon écu. »

En cet endroit don Quichotte ne put se retenir ; il se mit entre les deux combattants, les sépara, et, déposant le bât par terre pour que tout le monde le vît jusqu’à ce que la vérité fût reconnue, il s’écria :

« Vos Grâces vont voir clairement et manifestement l’erreur où est ce bon écuyer quand il appelle plat à barbe ce qui est, fut et sera l’armet de Mambrin, que je lui ai enlevé de bonne guerre, et dont je me suis rendu maître en tout bien tout honneur. Quant au bât, je ne m’en mêle point ; et tout ce que je peux dire, c’est que mon écuyer Sancho me demanda permission pour ôter les harnachements du cheval de ce poltron vaincu, et pour en parer le sien. Je lui donnai la permission, il prit les harnais, et de ce que la selle s’est changée en bât, je ne puis donner d’autre raison que l’ordinaire, c’est-à-dire que ces métamorphoses se voient dans les événements de la chevalerie. Pour preuve et confirmation de ce que j’avance, cours vite, mon fils Sancho, apporte ici l’armet que ce brave homme dit être un plat à barbe.

– Pardine, seigneur, répliqua Sancho, si nous n’avons pas d’autre preuve à faire valoir pour nous justifier que celle qu’offre Votre Grâce, nous voilà frais. Aussi plat à barbe est l’armet de Mambrin que la selle de ce bon homme est bât.

– Fais ce que je te commande, reprit don Quichotte ; peut-être que toutes les choses qui arrivent en ce château ne doivent pas se passer par voie d’enchantement. »

Sancho alla chercher le plat à barbe, l’apporta, et, dès que don Quichotte le lui eût pris des mains, il s’écria :

« Regardez un peu, seigneurs : de quel front cet écuyer pourra-t-il dire que ceci est un plat à barbe, et non l’armet que j’ai nommé ? Et je jure, par l’ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que je l’ai pris, sans en avoir ôté, sans y avoir ajouté la moindre chose.

– En cela, interrompit Sancho, il n’y a pas le plus petit doute : car, depuis que mon seigneur l’a gagné jusqu’à cette heure, il n’a livré avec lui qu’une seule bataille, lorsqu’il délivra ces malheureux enchaînés ; et, ma foi, sans l’assistance de ce plat-armet, il aurait passé un mauvais moment, car, dans cette mêlée, les pierres pleuvaient à verse. »

Chapitre XLV

Où l’on achève d’éclaircir les doutes à propos du bât et de l’armet de mambrin, avec d’autres aventures arrivées en toute vérité


« Que vous semble, seigneurs, s’écria le barbier, de ce qu’affirment ces gentilshommes, puisqu’ils s’opiniâtrent à dire que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet ?

– Et qui dira le contraire, interrompit don Quichotte, je lui ferai savoir qu’il ment, s’il est chevalier, et, s’il est écuyer, qu’il en a menti mille fois. »

Notre barbier, maître Nicolas, qui se trouvait présent à la bagarre, connaissant si bien l’humeur de don Quichotte, voulut exciter encore son extravagance, et pousser plus loin la plaisanterie, pour donner de quoi rire à tout le monde. Il dit donc, parlant à l’autre barbier :

« Seigneur barbier, ou qui que vous soyez, sachez que je suis du même état que vous ; que j’ai reçu, il y a plus de vingt ans, mon diplôme d’examen, et que je connais parfaitement tous les instruments et ustensiles du métier de la barbe, sans en excepter un seul ; sachez de plus que, dans le temps de ma jeunesse, j’ai été soldat, et que je ne connais pas moins bien ce que c’est qu’un armet, un morion, une salade, et autres choses relatives à la milice, c’est-à-dire aux espèces d’armes que portent les soldats. Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m’en remets toujours à celui d’un meilleur entendement, que cette pièce qui est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non-seulement n’est pas un plat à barbe de barbier, mais qu’elle est aussi loin de l’être que le blanc est loin du noir, et la vérité du mensonge. Et je dis aussi que bien que ce soit un armet, ce n’est pas un armet entier.

– Non certes, s’écria don Quichotte, car il lui manque une moitié, qui est la mentonnière.

– C’est cela justement, » ajouta le curé, qui avait compris l’intention de son ami, maître Nicolas ; et leur avis fut aussitôt confirmé par Cardénio, don Fernand et ses compagnons. L’auditeur lui-même, s’il n’eût été si préoccupé de l’aventure de don Luis, aurait aidé, pour sa part, à la plaisanterie ; mais les choses sérieuses auxquelles il pensait l’avaient tellement absorbé, qu’il ne faisait guère attention à ces badinages.

« Sainte Vierge ! s’écria en ce moment le barbier mystifié, est-il possible que tant d’honnêtes gens disent que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet ! Voilà de quoi jeter dans l’étonnement toute une université, si savante qu’elle soit. À ce train-là, si ce plat à barbe est un armet, ce bât d’âne doit être aussi une selle de cheval, comme ce seigneur l’a prétendu.

– À moi, il me paraît un bât, reprit don Quichotte ; mais j’ai déjà dit que je ne me mêlais point de cela.

– Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c’est au seigneur don Quichotte à le décider ; car, en affaire de chevalerie, ces seigneurs et moi nous lui cédons la palme.

– Pardieu, mes seigneurs, s’écria don Quichotte, de si étranges aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j’y fus hébergé, que je n’ose plus rien décider affirmativement sur les questions qu’on me ferait à propos de ce qu’il renferme ; car je m’imagine que tout ce qui s’y passe se règle par voie d’enchantement. La première fois, je fus fort ennuyé des visites d’un More enchanté qui se promène en ce château, et Sancho n’eut guère plus à se louer des gens de sa suite ; puis, hier soir, je suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières sans savoir pourquoi ni comment j’étais tombé dans cette disgrâce. Ainsi, me mettre à présent, au milieu d’une telle confusion, à donner mon avis, ce serait m’exposer à un jugement téméraire. En ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit un plat à barbe et non un armet, j’ai déjà répondu ; mais quant à déclarer si cela est un bât ou une selle, je n’ose point rendre une sentence définitive, et j’aime mieux laisser la question au bon sens de Vos Grâces. Peut-être que, n’étant point armés chevaliers comme moi, vous n’aurez rien à démêler avec les enchantements de céans, et qu’ayant les intelligences parfaitement libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles sont en réalité, et non comme elles me paraissent.

– Il n’y a pas de doute, répondit à cela don Fernand ; le seigneur don Quichotte a parlé comme un oracle, et c’est à nous qu’appartient la solution de cette difficulté ; et, pour qu’elle soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un compte exact et fidèle. »

Pour ceux qui connaissaient l’humeur de don Quichotte, toute cette comédie était une intarissable matière à rire ; mais ceux qui n’étaient pas au fait n’y voyaient que la plus grande bêtise du monde, surtout les quatre domestiques de don Luis, et don Luis lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard d’arriver à l’hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la Sainte-Hermandad, comme ils l’étaient en effet. Mais celui qui se désespérait le plus, c’était le barbier, dont le plat à barbe s’était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le bât, à ce qu’il pensait bien, allait sans aucun doute se changer aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs riaient de voir don Fernand qui allait prendre les voix de l’un à l’autre, leur parlant tout bas à l’oreille, pour qu’ils déclarassent en secret si ce beau bijou sur lequel on avait tant disputé était un bât ou une selle.

Après qu’il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient don Quichotte, il dit à haute voix :

« Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre tant d’avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir, qu’on ne me réponde aussitôt qu’il y a folie à dire que ce soit un bât d’âne, et que c’est une selle de cheval, et même d’un cheval de race. Ainsi, prenez patience, car en dépit de vous et de votre âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation.

– Que je perde ma place en paradis, s’écria le pauvre barbier, si toutes Vos Grâces ne se trompent pas ; et que mon âme paraisse aussi bien devant Dieu que ce bât me paraît un bât, et non une selle ! Mais, ainsi vont les lois[263]… et je ne dis rien de plus. Et pourtant je ne suis pas ivre, en vérité, car je n’ai pas même rompu le jeûne aujourd’hui, si ce n’est par mes péchés. »

Les naïvetés que débitait le barbier ne faisaient pas moins rire que les extravagances de don Quichotte, lequel dit en ce moment :

« Ce qu’il y a de mieux à faire ici, c’est que chacun reprenne son bien ; et, comme on dit : ce que Dieu t’a donné, que saint Pierre le bénisse. »

Alors, un des quatre domestiques s’approchant :

« Si ce n’est pas, dit-il, un tour fait à plaisir, je ne puis me persuader que des hommes d’aussi sage entendement que le sont ou le paraissent tous ceux qui se trouvent ici, osent bien dire et affirmer que cela n’est point un bât ni ceci un plat à barbe. Mais comme je vois qu’on l’affirme et qu’on le prétend, je m’imagine qu’il y a quelque mystère dans cet entêtement à dire une chose si opposée à ce que nous démontrent la vérité et l’expérience même. Car je jure bien (et son jurement était à pleine bouche) que tous ceux qui vivent dans le monde à l’heure qu’il est ne me feraient pas confesser que cela est autre chose qu’un plat à barbe de barbier, et ceci un bât d’âne.

– Ce pourrait être un bât de bourrique, interrompit le curé.

– Tout de même, reprit le domestique ; ce n’est pas là qu’est la question, mais à savoir si c’est un bât, oui ou non, comme Vos Grâces le prétendent. »

À ces propos, un des archers nouveaux venus dans l’hôtellerie, qui avait entendu la fin de la querelle, ne put retenir son dépit et sa mauvaise humeur.

« C’est un bât, s’écria-t-il, comme mon père est un homme, et qui a dit ou dira le contraire doit être aviné comme une grappe de raisin.

– Tu en as menti comme un maraud de vilain, » répondit don Quichotte.

Et levant sa lance, qu’il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tête, que, si l’archer ne se fût détourné, il l’étendait tout de son long. La lance se brisa par terre, et les autres archers, voyant maltraiter leur camarade, élevèrent la voix pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad. L’hôtelier, qui était de la confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et se rangea aux côtés de ses compagnons ; les domestiques de don Luis entourèrent leur maître, pour qu’il ne pût s’échapper à la faveur du tumulte : le barbier, voyant la maison sens dessus dessous, alla reprendre son bât, que Sancho ne lâchait pas d’un ongle ; don Quichotte mit l’épée à la main, et fondit sur les archers ; don Luis criait à ses valets de le laisser, et d’aller secourir don Quichotte, ainsi que don Fernand et Cardénio, qui avaient pris sa défense ; le curé haranguait de tous ses poumons, l’hôtesse jetait des cris, sa fille soupirait, Maritornes pleurait, Dorothée était interdite, Luscinde épouvantée, et doña Clara évanouie. Le barbier gourmait Sancho, Sancho rossait le barbier ; don Luis, qu’un de ses valets osa saisir par le bras pour qu’il ne se sauvât pas, lui donna un coup de poing qui lui mit les mâchoires en sang ; l’auditeur le défendait ; don Fernand tenait un des archers sous ses talons, et lui mesurait le corps avec les pieds tout à son aise ; l’hôtelier criait de nouveau pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad ; enfin, l’hôtellerie n’était que pleurs, sanglots, cris, terreurs, alarmes, disgrâces, coups d’épée, coups de poing, coups de pied, coups de bâton, meurtrissures et effusion de sang. Tout à coup, au milieu de cette confusion, de ce labyrinthe, de ce chaos, une idée frappe l’imagination de don Quichotte : il se croit, de but en blanc, transporté au camp d’Agramant[264] ; et, d’une voix de tonnerre qui ébranlait l’hôtellerie :

« Que tout le monde s’arrête, s’écrie-t-il, que tout le monde dépose les armes, que tout le monde s’apaise, que tout le monde m’écoute, si tout le monde veut rester en vie. »

À ces cris, en effet, tout le monde s’arrêta, et lui poursuivit de la sorte :

« Ne vous ai-je pas dit, seigneurs, que ce château était enchanté, et qu’une légion de diables l’habitait ? En preuve de cela, je veux que vous voyiez par vos propres yeux comment est passée et s’est transportée parmi nous la discorde du camp d’Agramant. Regardez : ici on combat pour l’épée, là pour le cheval, de ce côté pour l’aigle blanche, de celui-ci pour l’armet, et tous nous nous battons, et tous sans nous entendre. Venez ici, seigneur auditeur, et vous aussi, seigneur curé ; que l’un serve de roi Agramant, et l’autre de roi Sobrin, et mettez-nous en paix : car, au nom du Dieu tout-puissant, c’est une grande vilenie que tant de gens de qualité, comme nous sommes ici, s’entre-tuent pour de si piètres motifs. »

Les archers, qui n’entendaient rien à la rhétorique de don Quichotte et qui se voyaient fort malmenés par don Fernand, Cardénio et leurs compagnons, ne voulaient pas se calmer. Le barbier, oui, car, dans la bataille, on lui avait mis en pièces aussi bien la barbe que le bât. Sancho, en bon serviteur, obéit au premier mot de son maître ; les quatre domestiques de don Luis se tinrent également tranquilles, voyant combien peu ils gagnaient à ne pas l’être ; le seul hôtelier s’obstinait à prétendre qu’il fallait châtier les impertinences de ce fou, qui, à chaque pas, troublait et bouleversait la maison. En définitive, le tapage s’apaisa pour le moment, le bât resta selle jusqu’au jour du jugement dernier, le plat à barbe armet, et l’hôtellerie château, dans l’imagination de don Quichotte.

Le calme enfin rétabli, et la paix faite à l’instigation persuasive de l’auditeur et du curé, les domestiques de don Luis revinrent à la charge pour l’emmener à l’instant même ; et, tandis qu’il se débattait avec eux, l’auditeur consulta don Fernand, Cardénio et le curé sur le parti qu’il devait prendre en une telle occurrence, après leur avoir conté la confidence que don Luis venait de lui faire. À la fin, on décida que don Fernand se fît connaître aux domestiques de don Luis, et qu’il leur dît que c’était son plaisir d’emmener ce jeune homme en Andalousie, où son frère le marquis le recevrait comme il méritait de l’être, parce qu’il était facile de voir, à l’intention de don Luis, qu’il se laisserait plutôt mettre en morceaux que de retourner cette fois auprès de son père. Quand les quatre domestiques connurent la qualité de don Fernand et la résolution de don Luis, ils résolurent que trois d’entre eux retourneraient conter à son père ce qui s’était passé, tandis que l’autre resterait avec don Luis pour le servir, et qu’il ne le perdrait point de vue que les autres ne fussent revenus le chercher, ou qu’on ne sût ce qu’ordonnerait son père.

C’est ainsi que s’apaisèrent ce monceau de querelles par l’autorité d’Agramant et la prudence du roi Sobrin. Mais quand le démon, ennemi de la concorde et rival de la paix, se vit méprisé et bafoué ; quand il reconnut le peu de fruit qu’il avait retiré de les avoir enfermés tous dans ce labyrinthe inextricable, il résolut de tenter encore une fois la fortune en suscitant de nouveaux troubles et de nouvelles disputes.

Or, il arriva que les archers avaient quitté la partie parce qu’ils eurent vent de la qualité de ceux contre lesquels ils combattaient, et qu’ils s’étaient retirés de la mêlée, reconnaissant bien que, quoi qu’il arrivât, ils auraient à porter les coups ; mais l’un d’eux, celui-là même que don Fernand avait si bien moulu sous ses talons, vint à se rappeler que, parmi divers mandats dont il était porteur pour arrêter des délinquants, il s’en trouvait un contre don Quichotte, que la Sainte-Hermandad avait ordonné de saisir par corps, à propos de la délivrance des galériens, comme Sancho l’avait craint avec tant de raison. Frappé de cette idée, l’archer voulut vérifier si le signalement donné dans le mandat d’arrêt cadrait bien avec celui de don Quichotte. Il tira de son sein un rouleau de parchemin, trouva le papier qu’il cherchait ; et, se mettant à lire très-posément, car il n’était pas fort lecteur, à chaque mot qu’il épelait, il jetait les yeux sur don Quichotte, et comparait le signalement du mandat avec le visage du chevalier. Il reconnut que, sans nul doute, c’était bien lui que désignait le mandat. À peine s’en fut-il assuré que, serrant son rouleau de parchemin, il prit le mandat de la main gauche, et de la droite empoigna don Quichotte au collet[265], si fortement qu’il ne lui laissait pas prendre haleine. En même temps il criait à haute voix :

« Main-forte à la Sainte-Hermandad ! et, pour qu’on voie que cette fois-ci je la demande sérieusement, on n’a qu’à lire ce mandat, où il est ordonné d’arrêter ce voleur de grands chemins. »

Le curé prit le mandat, et reconnut qu’effectivement l’archer disait vrai, et que le signalement s’appliquait à don Quichotte. Quand celui-ci se vit maltraiter par ce coquin de manant, enflammé de colère au point que les os du corps lui craquaient, il saisit du mieux qu’il put, avec ses deux mains, l’archer à la gorge, lequel, si ses camarades ne l’eussent secouru, aurait plutôt laissé la vie que don Quichotte n’eût lâché prise.

L’hôtelier, qui devait forcément donner assistance à ceux de son office, accourut aussitôt leur prêter main-forte. L’hôtesse, en voyant de nouveau son mari fourré dans les querelles, jeta de nouveau les hauts cris, et ce bruit lui amena Maritornes et sa fille, qui l’aidèrent à demander le secours du ciel et de tous ceux qui se trouvaient là. Sancho s’écria, à la vue de ce qui se passait :

« Vive le seigneur ! rien de plus vrai que ce que dit mon maître des enchantements de ce château, car il est impossible d’y vivre une heure en paix. »

Don Fernand sépara l’archer de don Quichotte, et, fort à la satisfaction de tous deux, il leur fit mutuellement lâcher prise, car ils accrochaient les ongles de toute leur force, l’un dans le collet du pourpoint de l’autre, et l’autre à la gorge du premier. Mais toutefois la quadrille des archers ne cessait de réclamer leur détenu ; ils criaient qu’on le leur livrât pieds et poings liés, puisque ainsi l’exigeait le service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom desquels ils demandaient secours et main-forte pour arrêter ce brigand, ce voleur de grands chemins et de petits sentiers. Don Quichotte souriait dédaigneusement à ces propos, et, gardant toute sa gravité, il se contenta de répondre :

« Approchez, venez ici, canaille mal née et mal-apprise. Rendre la liberté à ceux qu’on tient à la chaîne, délivrer les prisonniers, relever ceux qui sont à terre, secourir les misérables et soulager les nécessiteux, c’est là ce que vous appelez voler sur les grands chemins ! Ah ! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle la valeur que renferme en soi la chevalerie errante, et vous laisse seulement comprendre le péché que vous commettez en refusant votre respect à la présence, que dis-je, à l’ombre de tout chevalier errant ! Venez ici, larrons en quadrilles plutôt qu’archers de maréchaussée, détrousseurs de passants avec licence de la Sainte-Hermandad ; dites-moi, quel est donc l’ignorant qui a signé un mandat d’arrêt contre un chevalier tel que moi ? Qui ne sait pas que les chevaliers errants sont hors de toute juridiction criminelle, qu’ils n’ont de loi que leur épée, de règlements que leurs prouesses, de code souverain que leur volonté ? Quel est donc l’imbécile, dis-je encore, qui peut ignorer qu’aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant d’immunités et de privilèges que n’en acquiert un chevalier errant le jour où il est armé chevalier et s’adonne au dur exercice de la chevalerie ? Quel chevalier errant a jamais payé gabelle, corvées, dîmes, octrois, douanes, chaîne de route ou bac de rivière ? Quel tailleur lui a demandé la façon d’un habit ? Quel châtelain, l’ayant recueilli dans son château, lui a fait payer l’écot de la couchée ? Quel roi ne l’a fait asseoir à sa table ? Quelle demoiselle ne s’est éprise de lui, et ne lui a livré, avec soumission, le trésor de ses charmes ? Enfin, quel chevalier errant vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui n’ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents archers en quadrilles qui oseraient lui tenir tête ? »

Chapitre XLVI

De la notable aventure des archers de la Sainte-Hermandad, et de la grande férocité de notre bon ami don Quichotte[266]


Tandis que don Quichotte débitait cette harangue, le curé s’occupait à faire entendre aux archers que don Quichotte avait l’esprit à l’envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à ses œuvres, et qu’ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin l’affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l’emmener, il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais l’homme au mandat répondit que ce n’était point à lui à juger de la folie de don Quichotte ; qu’il devait seulement exécuter ce que lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté, on pourrait le relâcher trois cents autres fois.

« Néanmoins, reprit le curé, ce n’est pas cette fois-ci que vous devez l’emmener, et, si je ne me trompe, il n’est pas d’humeur à se laisser faire. »

Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et don Quichotte sut faire tant d’extravagances, que les archers auraient été plus fous que lui s’ils n’eussent reconnu sa folie. Ils prirent donc le parti de s’apaiser, et se firent même médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient encore leur querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables compositeurs, de telle façon que les deux parties restèrent satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il fut décidé que l’échange des bâts aurait lieu, mais non celui des sangles et des licous. Quant à l’affaire de l’armet de Mambrin, le curé, en grande cachette et sans que don Quichotte s’en aperçût, donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des siècles, amen.

Une fois ces deux querelles apaisées (c’étaient les plus envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu’à obtenir des valets de don Luis que trois d’entre eux s’en retournassent, et que l’autre demeurât pour accompagner leur maître où don Fernand voudrait l’emmener. Mais le destin moins rigoureux et la fortune plus propice, ayant commencé de prendre parti pour les amants et les braves de l’hôtellerie, voulurent mener la chose à bonne fin. Les valets de don Luis se résignèrent à tout ce qu’il voulut, ce qui donna tant de joie à doña Clara, que personne ne l’aurait alors regardée au visage sans y lire l’allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s’attristait ou se réjouissait suivant ce qu’elle observait sur les traits de chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait les yeux fixés et l’âme attachée. Pour l’hôtelier, auquel n’avaient point échappé le cadeau et la récompense qu’avait reçus le barbier, il réclama l’écot de don Quichotte, ainsi que le dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni Rossinante ni l’âne de Sancho ne sortiraient de l’hôtellerie qu’on ne lui eût tout payé, jusqu’à la dernière obole. Tout cela fut encore arrangé par le curé, et payé par don Fernand, bien que l’auditeur en eût aussi offert le payement de fort bonne grâce. Enfin la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies, que l’hôtellerie ne ressemblait plus, comme l’avait dit don Quichotte, à la discorde du camp d’Agramant, mais à la paix universelle du règne d’Octavien, et la commune opinion fut qu’il fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secondées par sa haute éloquence, ainsi qu’à l’incomparable libéralité de don Fernand.

Quand don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces querelles, tant de son écuyer que des siennes propres, il lui sembla qu’il était temps de poursuivre son voyage et de mettre fin à cette grande aventure, pour laquelle il fut appelé et élu. Il alla donc, avec une ferme résolution, plier les genoux devant Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu’à ce qu’il se fût relevé. Pour lui obéir, il se tint debout et lui dit :

« C’est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est la mère de la bonne fortune ; et l’expérience a montré, en des cas nombreux et graves, que l’empressement du plaideur mène à bonne fin le procès douteux. Mais en aucune chose cette vérité n’éclate mieux que dans celle de la guerre, où la célérité et la promptitude, prévenant les desseins de l’ennemi, remportent la victoire, avant même qu’il se soit mis en défense. Tout ce que je dis là, haute et précieuse dame, c’est parce qu’il me semble que notre séjour dans ce château n’est plus d’aucune utilité, tandis qu’il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque jour à nous en repentir ; car, enfin, qui sait si, par le moyen d’habiles espions, votre ennemi le géant n’aura point appris que je vais l’exterminer, et s’il n’aura pu, favorisé par le temps que nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront ni mes poursuites ni la force de mon infatigable bras ? Ainsi donc, princesse, prévenons, comme je l’ai dit, ses desseins par notre diligence, et partons incontinent à la bonne aventure, car Votre Grandeur ne tardera pas plus à l’avoir telle qu’elle la désire, que je ne tarderai à me trouver en face de votre ennemi. »

Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse accommodés au style de don Quichotte, lui répondit en ces termes :

« Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous montrez de me prêter faveur en ma grande affliction ; c’est agir en chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins et de secourir les nécessiteux. Et plaise au ciel que notre commun souhait s’accomplisse, pour que vous confessiez qu’il y a dans le monde des femmes reconnaissantes ! Quant à mon départ, qu’il ait lieu, sur-le-champ, car je n’ai de volonté que la vôtre. Disposez de moi selon votre bon plaisir ; celle qui vous a remis une fois la défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la restauration de ses droits royaux, ne peut vouloir aller contre ce qu’ordonne votre prudence.

– À la main de Dieu ! s’écria don Quichotte ; puisqu’une princesse s’humilie devant moi, je ne veux pas perdre l’occasion de la relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur-le-champ, car le désir et l’éloignement m’éperonnent, et, comme on dit, le péril est dans le retard. Et puisque le ciel n’a pu créer, ni l’enfer vomir aucun être qui m’épouvante ou m’intimide, selle vite, Sancho, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la reine ; prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons ces lieux au plus vite. »

Sancho, qui était présent à toute la scène, s’écria, en hochant la tête de droite et de gauche :

« Ah ! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n’en imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes.

– Quel mal, interrompit don Quichotte, peut-il y avoir en aucun hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse atteindre ma réputation, manant que tu es ?

– Si Votre Grâce se fâche, dit Sancho, je me tairai et me dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce que tout bon serviteur doit dire à son maître.

– Dis ce que tu voudras, répondit don Quichotte, pourvu que tes paroles n’aient point pour objet de m’intimider ; si tu as peur, fais comme qui tu es : moi, qui suis sans crainte, je ferai comme qui je suis.

– Ce n’est pas cela, par les péchés que j’ai commis devant Dieu ! repartit Sancho ; ce qu’il y a, c’est que je tiens pour certain et pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand royaume de Micomicon, ne l’est pas plus que ma mère. Car si elle était ce qu’elle dit, elle n’irait pas se becquetant avec quelqu’un de la compagnie dès qu’on tourne la tête, et à chaque coin de mur. »

À ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu’au blanc des yeux : car il était bien vrai que, maintes fois en cachette, son époux don Fernand avait touché avec les lèvres un acompte sur le prix que méritaient ses désirs. Sancho l’avait surprise, et il lui avait paru qu’une telle familiarité était plutôt d’une courtisane que de la reine d’un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un mot à lui répondre, et le laissa continuer :

« Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des fins, quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos travaux, pour quoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller Rossinante, à bâter le grison et à brider le palefroi ? Il vaut mieux rester tranquilles, et que chaque femelle file sa quenouille, et allons-nous-en dîner. »

Miséricorde ! quelle effroyable colère ressentit don Quichotte quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer ! elle fut telle que, lançant des flammes par les yeux, il s’écria d’une voix précipitée et d’une langue que faisait bégayer la rage :

« Ô manant, ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur et blasphémateur ! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en ma présence et devant ces illustres dames ? Comment oses-tu mettre de telles infamies dans ta stupide imagination ? Va-t’en loin de moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises, ennemi du respect qu’on doit aux royales personnes ; va-t’en, ne parais plus devant moi, sous peine de ma colère. »

En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la rage qui lui rongeait les entrailles. À ces paroles, à ces gestes furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu’il aurait voulu qu’en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses pieds pour l’engloutir. Il ne sut faire autre chose que se retourner bien vite, et s’éloigner de la présence de son courroucé seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien maintenant l’humeur de don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa colère :

« Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des impertinences qu’a dites votre bon écuyer ; peut-être ne les a-t-il pas dites sans motif, et l’on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d’avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut donc croire, sans conserver le moindre doute à ce sujet, que, puisqu’en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier, toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il peut bien arriver que Sancho ait vu par cette voie diabolique ce qu’il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu.

– Par le Dieu tout-puissant ! s’écria don Quichotte, je jure que Votre Grandeur a touché le but. Oui, c’est quelque mauvaise vision qui est arrivée à ce pécheur de Sancho, pour lui faire voir ce qu’il était impossible qu’il vît autrement que par des sortilèges. Je connais trop bien la bonté et l’innocence de ce malheureux pour croire qu’il sache porter faux témoignage contre personne.

– Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit don Fernand ; dès lors, seigneur don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au giron de Votre Grâce, sicut erat in principio, avant que ses maudites visions lui eussent tourné l’esprit. »

Don Quichotte ayant répondu qu’il lui pardonnait, le curé alla quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant son maître et lui demander sa main. L’autre se la laissa prendre et baiser, puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit :

« Maintenant, mon fils Sancho, tu achèveras de reconnaître à quel point était vrai ce que je t’ai dit mainte et mainte fois, que toutes les choses de ce château arrivent par voie d’enchantement.

– Je le crois sans peine, répondit Sancho, excepté toutefois l’histoire de la couverture, qui est réellement arrivée par voie ordinaire.

– N’en crois rien, répliqua don Quichotte ; s’il en était ainsi, je t’aurais alors vengé et je te vengerais encore à présent. Mais ni alors, ni à présent, je n’ai pu voir sur qui tirer vengeance de ton outrage. »

Tous les assistants voulurent savoir ce que c’était que cette histoire de la couverture, et l’hôtelier leur conta de point en point les voyages aériens de Sancho Panza, ce qui les fit beaucoup rire, et ce qui n’aurait pas moins fâché Sancho, si son maître ne lui eût affirmé de nouveau que c’était un pur enchantement. Toutefois la simplicité de Sancho n’alla jamais jusqu’au point de douter que ce ne fût une vérité démontrée, sans mélange d’aucune supercherie, qu’il avait été bien et dûment berné par des personnages de chair et d’os, et non par des fantômes de rêve et d’imagination, comme le croyait et l’affirmait son seigneur.

Il y avait déjà deux jours que tous les membres de cette illustre société habitaient l’hôtellerie, et, comme il leur parut qu’il était bien temps de partir, ils cherchèrent un moyen pour que, sans que Dorothée et don Fernand prissent la peine d’accompagner don Quichotte jusqu’à son village en continuant la délivrance de la reine Micomicona, le curé et le barbier pussent l’y conduire, comme ils le désiraient, et tenter la guérison de sa folie. Ce qu’on arrêta d’un commun accord, ce fut de faire prix avec le charretier d’une charrette à bœufs, que le hasard fit passer par là, pour qu’il l’emmenât de la manière suivante : On fit une espèce de cage avec des bâtons entrelacés, où don Quichotte pût tenir à l’aise ; puis aussitôt, sur l’avis du curé, don Fernand avec ses compagnons, les valets de don Luis, et les archers réunis à l’hôte, se couvrirent tous le visage, et se déguisèrent, celui-ci d’une façon, celui-là d’une autre, de manière qu’ils parussent à don Quichotte d’autres gens que ceux qu’il avait vus dans ce château. Cela fait, ils entrèrent en grand silence dans la chambre où il était couché, se reposant des alertes passées. Ils s’approchèrent du pauvre chevalier, qui dormait paisiblement, sans méfiance d’une telle aventure, et, le saisissant tous ensemble, ils lui lièrent si bien les mains et les pieds, que, lorsqu’il s’éveilla en sursaut, il ne put ni remuer, ni faire autre chose que de s’étonner et de s’extasier en voyant devant lui de si étranges figures. Il tomba sur-le-champ dans la croyance que son extravagante imagination lui rappelait sans cesse : il se persuada que tous ces personnages étaient des fantômes de ce château enchanté, et que, sans nul doute, il était enchanté lui-même, puisqu’il ne pouvait ni bouger ni se défendre. C’était justement ainsi que le curé, inventeur de la ruse et de la machination, avait pensé que la chose arriverait.

De tous les assistants, le seul Sancho avait conservé son même bon sens et sa même figure ; et, quoiqu’il s’en fallût de fort peu qu’il ne partageât la maladie de son maître, il ne laissa pourtant pas de reconnaître qui étaient tous ces personnages contrefaits. Mais il n’osa pas découdre les lèvres avant d’avoir vu comment se termineraient cet assaut et cette arrestation de son seigneur, lequel n’avait pas plus envie de dire mot, dans l’attente du résultat qu’aurait sa disgrâce. Ce résultat fut qu’on apporta la cage auprès de son lit, qu’on l’enferma dedans, et qu’on cloua les madriers si solidement qu’il aurait fallu plus de deux tours de reins pour les briser. On le prit ensuite à dos d’homme, et, lorsqu’il sortait de l’appartement, on entendit une voix effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui du bât, mais l’autre, qui parlait de la sorte :

« Ô chevalier de la Triste-Figure, n’éprouve aucun déconfort de la prison où l’on t’emporte ; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l’aventure que ton grand cœur t’a fait entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger d’un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront des griffes rapaces d’un père valeureux. Cela doit arriver avant que le dieu qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et naturel, rendu deux fois visite aux brillantes images du Zodiaque. Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer qui eût jamais l’épée à la ceinture, la barbe au menton et l’odorat aux narines, ne te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s’il plaît au grand harmonisateur des mondes, tu te verras emporté si haut, que tu ne pourras plus te reconnaître, et qu’ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t’assure même, au nom de la sage Mentironiana, que tes gages te seront payés, comme tu le verras à l’œuvre. Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu’à l’endroit où vous ferez halte ensemble, et, puisqu’il ne m’est pas permis d’en dire davantage, que la grâce de Dieu reste avec vous ; je m’en retourne où seul je le sais. »

À la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset, puis la baissa peu à peu avec une si touchante modulation, que ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie furent sur le point de croire à ce qu’ils avaient entendu.

Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie, car il en démêla de point en point le sens et la portée. Il comprit qu’on lui promettait de se voir engagé dans les liens d’un saint et légitime mariage avec sa bien-aimée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas les lionceaux, ses fils, pour l’éternelle gloire de la Manche. Plein d’une ferme croyance à ce qu’il venait d’entendre, il s’écria en poussant un profond soupir :

« Ô toi, qui que tu sois, qui m’as prédit tant de bonheur, je t’en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s’est chargé du soin de mes affaires, qu’il ne me laisse point périr en cette prison où l’on m’emporte à présent, jusqu’à ce que je voie s’accomplir d’aussi joyeuses, d’aussi incomparables promesses. Qu’il en soit ainsi, et je tiendrai pour célestes jouissances les peines de ma prison, pour soulagement les chaînes qui m’enveloppent, et ce lit de planches sur lequel on m’étend, loin de me sembler un dur champ de bataille, sera pour moi la plus douce et la plus heureuse couche nuptiale. Quant à la consolation que doit m’offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j’ai trop de confiance en sa droiture et en sa bonté pour craindre qu’il ne m’abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune ; car, s’il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne pusse lui donner cette île tant promise, ou autre chose équivalente, ses gages, du moins, ne seront pas perdus, puisque, dans mon testament, qui est déjà fait, j’ai déclaré par écrit ce qu’on doit lui donner, non suivant ses nombreux et loyaux services, mais suivant mes faibles moyens. »

À ces mots, Sancho Panza lui fit une révérence fort courtoise, et lui baisa les deux mains, car lui en baiser une n’était pas possible, puisqu’elles étaient attachées ensemble. Ensuite les fantômes prirent la cage sur leurs épaules, et la chargèrent sur la charrette à bœufs[267].

Chapitre XLVII

De l’étrange manière dont fut enchanté don Quichotte de la Manche, avec d’autres fameux événements[268]


Lorsque don Quichotte se vit engagé de cette façon et hissé sur la charrette, il se mit à dire :

« J’ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves et de bien authentiques ; mais jamais je n’ai lu, ni vu, ni ouï dire qu’on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me voir maintenant emmené sur une charrette à bœufs, vive Dieu ! j’en suis tout confus. Néanmoins, peut-être que la chevalerie et les enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que ceux des temps anciens ; peut-être aussi, comme je suis nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité la profession déjà oubliée de la chevalerie aventurière, a-t-on nouvellement inventé d’autres espèces d’enchantements et d’autres manières de conduire les enchantés. Que t’en semble, mon fils Sancho ?

– Je ne sais trop ce qu’il m’en semble, répondit Sancho, car je n’ai pas tant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes ; mais, cependant, j’oserais affirmer et jurer que toutes ces visions qui vont et viennent ici autour ne sont pas entièrement catholiques.

– Catholiques, bon Dieu ! s’écria don Quichotte ; comment seraient-elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des corps fantastiques pour venir faire cette belle œuvre, et me mettre dans ce bel état ? Et si tu veux t’assurer de cette vérité, touche-les, palpe-les, et tu verras qu’ils n’ont d’autres corps que l’air, et qu’ils ne consistent qu’en l’apparence.

– Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà touchés ; tenez, ce diable-là, qui se trémousse tant, a le teint frais comme une rose, et une autre propriété bien différente de celle qu’ont les démons : car, à ce que j’ai ouï dire, ils sentent tous la pierre de soufre et d’autres mauvaises odeurs ; mais celui-ci sent l’ambre à une demi-lieue. »

Sancho disait cela de don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur, devait sentir comme il le disait.

« Que cela ne t’étonne point, ami Sancho, répondit don Quichotte, car je t’avertis que les diables en savent long, et, bien qu’ils portent des odeurs avec eux, par eux-mêmes ils ne sentent rien, car ce sont des esprits, et s’ils sentent, ce ne peut être que de puantes exhalaisons. La raison en est simple : comme, quelque part qu’ils aillent, ils portent l’enfer avec eux, et ne peuvent trouver aucun soulagement à leur supplice ; comme, d’un autre côté, une bonne odeur délecte et satisfait, il est impossible qu’ils sentent jamais bon. Et s’il semble, à toi, que ce démon dont tu parles sent l’ambre, c’est que tu te trompes, ou qu’il veut te tromper pour que tu ne le croies pas un démon. »

Tout cet entretien se passait entre le maître et le serviteur. Mais don Fernand et Cardénio, craignant que Sancho ne finît par dépister entièrement leur invention, qu’il flairait déjà de fort près, résolurent de hâter le départ. Appelant à part l’hôtelier, ils lui ordonnèrent de seller Rossinante et de bâter le grison, ce qu’il fit avec diligence. En même temps, le curé faisait marché avec les archers de la Sainte-Hermandad pour qu’ils l’accompagnassent jusqu’à son village, en leur donnant tant par jour. Cardénio attacha aux arçons de la selle de Rossinante, d’un côté l’écu de don Quichotte, et de l’autre son plat à barbe ; il ordonna par signes à Sancho de monter sur son âne et de prendre Rossinante par la bride, puis il plaça de chaque côté de la charrette les deux archers avec leurs arquebuses. Mais avant que la charrette se mît en mouvement, l’hôtesse sortit du logis, avec sa fille et Maritornes, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce. Don Quichotte leur dit :

« Ne pleurez pas, mes excellentes dames ; tous ces malheurs sont attachés à la profession que j’exerce, et si telles calamités ne m’arrivaient point, je ne me tiendrais pas pour un fameux chevalier errant. En effet, aux chevaliers de faible renom, jamais rien de semblable n’arrive, et il n’y a personne au monde qui se souvienne d’eux ; c’est le lot des plus renommés, dont la vertu et la vaillance excitent l’envie de beaucoup de princes et d’autres chevaliers qui s’efforcent, par de mauvaises voies, de perdre les bons. Et cependant la vertu est si puissante, que, par elle seule, et malgré toute la magie qu’a pu savoir son premier inventeur Zoroastre, elle sortira victorieuse de la lutte, et répandra sa lumière dans le monde, comme le soleil la répand dans les cieux. Pardonnez-moi, tout aimables dames, si, par négligence ou par oubli, je vous ai fait quelque offense ; car, volontairement et en connaissance de cause, jamais je n’offensai personne. Priez Dieu qu’il me tire de cette prison où m’a enfermé quelque enchanteur malintentionné. Si je me vois libre un jour, je ne laisserai pas sortir de ma mémoire les grâces que vous m’avez faites dans ce château, voulant les reconnaître et les payer de retour comme elles le méritent. »

Pendant que cette scène se passait entre don Quichotte et les dames du château, le curé et le barbier prirent congé de don Fernand et de ses compagnons, du capitaine et de son frère auditeur, et de toutes ces dames, à présent si contentes, notamment de Dorothée et de Luscinde. Ils s’embrassèrent tous, et promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l’informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait plus de plaisir que de le savoir. Il s’engagea, de son côté, à le tenir au courant de tout ce qu’il croirait devoir lui être agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de l’aventure de don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents. Le curé s’offrit à faire tout ce qui lui était demandé, avec une ponctuelle exactitude. Ils s’embrassèrent de nouveau, et de nouveau échangèrent des offres et des promesses de service.

L’hôte s’approcha du curé, et lui remit quelques papiers qu’il avait, disait-il, trouvés dans la doublure de la malle où s’était rencontrée la nouvelle du Curieux malavisé.

« Leur maître, ajouta-t-il, n’ayant plus reparu, vous pouvez les emporter tous ; puisque je ne sais pas lire, ils ne me servent à rien. »

Le curé le remercia, et les ayant aussitôt déroulés, il vit qu’en tête se trouvait écrit le titre suivant : Nouvelle de Rinconété et Cortadillo, d’où il comprit que ce devrait être quelque nouvelle ; et, comme celle du Curieux malavisé lui avait semblé bonne, il imagina que celle-ci ne le serait pas moins, car il se pouvait qu’elle fût du même auteur[269]. Il la conserva donc dans le dessein de la lire dès qu’il en aurait l’occasion.

Montant à cheval, ainsi que son ami le barbier, tous deux avec leur masque sur la figure, pour n’être point immédiatement reconnus de don Quichotte, ils se mirent en route à la suite du char à bœufs, dans l’ordre suivant : au premier rang marchait la charrette, conduite par le charretier ; de chaque côté, comme on l’a dit, les archers avec leurs arquebuses ; Sancho suivait, monté sur son âne, et tirant Rossinante par la bride ; enfin, derrière le cortége, venaient le curé et le barbier sur leurs puissantes mules, le visage masqué, la démarche lente et grave, ne cheminant pas plus vite que ne le permettait la tardive allure des bœufs. Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les pieds étendus, le dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence et la même immobilité que s’il eût été, non point un homme de chair et d’os, mais une statue de pierre.

Ayant fait environ deux lieues de chemin, avec cette lenteur et dans ce silence ininterrompu, ils arrivèrent à un vallon qui parut au bouvier un endroit convenable pour donner à ses bœufs un peu de repos et de pâture. Il en avertit le curé ; mais le barbier fut d’avis qu’on allât un peu plus loin, parce qu’il savait qu’au détour d’une colline qui s’offrait à leurs yeux, il y avait un autre vallon plus frais et mieux pourvu d’herbe que celui où l’on voulait faire halte. On suivit le conseil du barbier, et toute la caravane se remit en marche. À ce moment le curé tourna la tête et vit venir, derrière eux, six à sept hommes à cheval, fort bien équipés. Ceux-ci les eurent bientôt rejoints, car ils cheminaient, non point avec le flegme et la lenteur des bœufs, mais comme gens montés sur des mules de chanoines, et talonnés par le désir d’aller promptement faire la sieste dans une hôtellerie qui se montrait à moins d’une lieue de là.

Les diligents rattrapèrent donc les paresseux, et, en s’abordant, ils se saluèrent avec courtoisie. Mais un des nouveaux venus, qui était finalement chanoine de Tolède, et le maître de ceux qui l’accompagnaient, ne put voir cette régulière procession de la charrette, des archers, de Sancho, de Rossinante, du curé et du barbier, et surtout don Quichotte emprisonné dans sa cage, sans demander ce que cela signifiait, et pourquoi l’on emmenait cet homme d’une telle façon. Cependant il s’était imaginé déjà, en voyant les insignes des archers, que ce devait être quelque brigand de grands chemins, ou quelque autre criminel dont le châtiment appartenait à la Sainte-Hermandad. Un des archers, à qui la question fut faite, répondit de la sorte :

« Seigneur, ce que signifie la manière dont voyage ce gentilhomme, qu’il vous le dise lui-même, car nous ne le savons pas. »

Don Quichotte entendit la conversation :

« Est-ce que par hasard, dit-il, Vos Grâces sont instruites et versées dans ce qu’on appelle la chevalerie errante ? En ce cas, je vous confierai mes disgrâces ; sinon, il est inutile que je me fatigue à les conter. »

En ce moment, le curé et le barbier étaient accourus, voyant que la conversation s’engageait entre les voyageurs et don Quichotte, pour répondre de façon que leur artifice ne fût pas découvert. Le chanoine avait répondu à don Quichotte :

« En vérité, frère, je sais un peu plus des livres de chevalerie que des éléments de logique du docteur Villalpando[270]. Si donc il ne faut pas autre chose, vous pouvez me confier tout ce qu’il vous plaira.

– À la grâce de Dieu, répliqua don Quichotte. Eh bien ! sachez donc, seigneur chevalier, que je suis enchanté dans cette cage par envie et par surprise de méchants enchanteurs ; car la vertu est encore plus persécutée des méchants que chérie des bons. Je suis chevalier errant, et non pas de ceux dont jamais la renommée ne s’est rappelé les noms pour les éterniser dans sa mémoire, mais bien de ceux desquels, en dépit de l’envie même, en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l’Inde, de tous les gymnosophistes de l’Éthiopie[271], elle doit graver les noms dans le temple de l’immortalité, afin qu’ils servent d’exemples et de modèles aux siècles futurs, et que les chevaliers errants des âges à venir y voient le chemin qu’ils doivent suivre pour arriver au faîte de la gloire militaire.

– Le seigneur don Quichotte dit parfaitement vrai, interrompit en ce moment le curé. Il marche enchanté sur cette charrette, non par sa faute et ses péchés, mais par la mauvaise intention de ceux qu’offusque la vertu et que fâche la vaillance. C’est en un mot, seigneur, le chevalier de la Triste-Figure, si déjà vous ne l’avez entendu nommer quelque part, dont les valeureuses prouesses et les grands exploits seront gravés sur le bronze impérissable et sur le marbre d’éternelle durée, quelques efforts que fassent l’envie pour les obscurcir et la malice pour les cacher. »

Quand le chanoine entendit parler en un semblable style l’homme en prison et l’homme en liberté, il fut sur le point de se signer de surprise ; il ne pouvait deviner ce qui lui arrivait, et tous ceux dont il était accompagné tombèrent dans le même étonnement. En cet instant, Sancho Panza, qui s’était approché pour entendre la conversation, ajouta pour tout raccommoder :

« Ma foi, seigneur, qu’on me veuille bien, qu’on me veuille mal pour ce que je vais dire, le cas est que mon seigneur don Quichotte est enchanté comme ma mère. Il a tout son jugement, il boit, il mange, il fait ses nécessités aussi bien que les autres hommes, et comme il les faisait hier avant qu’on le mît en cage. Et puisqu’il en est ainsi, comment veut-on me faire croire à moi qu’il est enchanté ? J’ai ouï dire à bien des personnes que les enchantés ne peuvent ni manger, ni dormir, ni parler, et mon maître, si on ne lui ferme la bouche, parlera plus que trente procureurs. »

Puis, tournant les yeux sur le curé, Sancho ajouta :

« Ah ! monsieur le curé, monsieur le curé, est-ce que Votre Grâce s’imagine que je ne la connais pas ? Est-ce que vous pensez que je ne démêle et ne devine pas fort bien où tendent ces nouveaux enchantements ? Eh bien ! sachez que je vous connais, si bien que vous vous cachiez le visage, et sachez que je vous comprends, si bien que vous dissimuliez vos fourberies. Enfin, où règne l’envie, la vertu ne peut vivre, ni la libéralité à côté de l’avarice. En dépit du diable, si Votre Révérence ne s’était mise à la traverse, à cette heure-ci mon maître serait déjà marié avec l’infante Micomicona, et je serais comte pour le moins, puisqu’on ne pouvait attendre autre chose, tant de la bonté de mon seigneur de la Triste-Figure, que de la grandeur de mes services. Mais je vois bien qu’il n’y a rien de plus vrai que ce qu’on dit dans mon pays, que la roue de la fortune tourne plus vite qu’une roue de moulin, et que ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd’hui dans la poussière. Ce qui me fâche, ce sont ma femme et mes enfants : car, lorsqu’ils pouvaient et devaient espérer de voir entrer leur père par les portes de sa maison, devenu gouverneur de quelque île ou vice-roi de quelque royaume, ils le verront revenir palefrenier. Tout ce que je viens de dire, seigneur curé, c’est seulement pour faire entendre à Votre Paternité qu’elle se fasse conscience des mauvais traitements qu’endure mon bon seigneur. Prenez garde qu’un jour, dans l’autre vie, Dieu ne vous demande compte de cet emprisonnement de mon maître, et qu’il ne mette à votre charge tous les secours et tous les bienfaits que mon seigneur don Quichotte manque de donner aux malheureux, tout le temps qu’il est en prison.

– Allons, remettez-moi cette jambe ! s’écria en ce moment le barbier. Comment, Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre maître ? Vive Dieu ! je vois que vous avez besoin de lui faire compagnie dans la cage, et qu’il faut vous tenir enchanté comme lui, puisque vous tenez aussi de son humeur chevaleresque. À la male heure vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses, et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez, et qui doit avorter.

– Je ne suis gros de personne, répondit Sancho, et ne suis pas homme à me laisser engrosser, même par un roi ; et quoique pauvre, je suis vieux chrétien ; et je ne dois rien à âme qui vive ; et si je convoite des îles, d’autres convoitent de pires choses ; et chacun est fils de ses œuvres ; et puisque je suis un homme, je peux devenir pape, à plus forte raison gouverneur d’une île, et surtout lorsque mon seigneur en peut gagner tant qu’il ne sache à qui les donner. Prenez garde comment vous parlez, seigneur barbier ; il y a quelque différence de pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous connaissons tous, et ce n’est pas à moi qu’il faut jeter un dé pipé. Quant à l’enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est ; et laissons l’ordure en son coin, car il ne fait pas bon la remuer. »

Le barbier ne voulut plus répondre à Sancho, de peur que celui-ci ne découvrît par ses balourdises ce que le curé et lui faisaient tant d’efforts pour tenir caché.

Dans ce même sentiment de crainte, le curé avait dit au chanoine de marcher un peu en avant, et qu’il lui dirait le mystère de cet homme en cage, avec d’autres choses qui le divertiraient. Le chanoine, en effet, prit les devants avec lui, suivi de ses serviteurs, et écouta fort attentivement tout ce qu’il plut au curé de lui dire sur la qualité, la vie, les mœurs et la folie de don Quichotte. Le curé conta succinctement le principe et la cause de sa démence, et tout le cours de ses aventures jusqu’à sa mise en cage, ainsi que le dessein qu’ils avaient de l’emmener de force dans son pays, pour essayer de trouver là quelque remède à sa folie.

Le chanoine et ses domestiques redoublèrent de surprise en écoutant l’étrange histoire de don Quichotte, et quand il eut achevé d’en entendre le récit :

« Véritablement, seigneur curé, dit le chanoine, je trouve, pour mon compte, que ces livres qu’on appelle de chevalerie sont un vrai fléau dans l’État. Bien que l’oisiveté et leur faux attrait m’aient fait lire le commencement de presque tous ceux qui ont été jusqu’à ce jour imprimés, jamais je n’ai pu me décider à en lire un seul d’un bout à l’autre, parce qu’il me semble que, tantôt plus, tantôt moins, ils sont tous la même chose ; que celui-ci n’a rien de plus que celui-là, ni le dernier que le premier. Il me semble encore que cette espèce d’écrit et de composition rentre dans le genre des anciennes fables milésiennes, c’est-à-dire de contes extravagants, qui avaient pour objet d’amuser et non d’instruire, au rebours des fables apologues, qui devaient amuser et instruire tout à la fois. Maintenant, si le but principal de semblables livres est d’amuser, je ne sais, en vérité, comment ils peuvent y parvenir, remplis comme ils le sont de si nombreuses et si énormes extravagances. La satisfaction, le délice que l’âme éprouve doivent provenir de la beauté et de l’harmonie qu’elle voit, qu’elle admire, dans les choses que lui présente la vue ou l’imagination, et toute autre chose qui réunit en soi laideur et dérèglement ne peut causer aucun plaisir. Eh bien ! quelle beauté peut-il y avoir, ou quelle proportion de l’ensemble aux parties et des parties à l’ensemble, dans un livre, ou bien dans une fable, si l’on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d’épée à un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s’il était fait de pâte à massepains ? Et qu’arrive-t-il quand on veut nous décrire une bataille, après avoir dit qu’il y a dans l’armée ennemie un million de combattants ? Pourvu que le héros du livre soit contre eux, il faut, bon gré, mal gré, nous résigner à ce que ce chevalier remporte la victoire par la seule valeur et la seule force de son bras. Que dirons-nous de la facilité avec laquelle une reine ou une impératrice héréditaire se laisse aller dans les bras d’un chevalier errant et inconnu ? Quel esprit, s’il n’est entièrement inculte et barbare, peut s’amuser en lisant qu’une grande tour pleine de chevaliers glisse et chemine sur la mer comme un navire avec le bon vent ; que le soir elle quitte les côtes de Lombardie, et que le matin elle aborde aux terres du Preste-Jean des Indes ou en d’autres pays que n’a jamais décrits Ptolomée, ni vus Marco-Polo[272] ? Si l’on me répondait que ceux qui composent de tels livres les écrivent comme des choses d’invention et de mensonge, et que dès lors ils ne sont pas obligés de regarder de si près aux délicatesses de la vérité, je répliquerais, moi, que le mensonge est d’autant meilleur qu’il semble moins mensonger, et qu’il plaît d’autant plus qu’il s’approche davantage du vraisemblable et du possible. Il faut que les fables inventées épousent en quelque sorte l’entendement de ceux qui les lisent ; il faut qu’elles soient écrites de telle façon que, rendant l’impossible croyable, et aplanissant les monstruosités, elles tiennent l’esprit en suspens, qu’elles l’étonnent, l’émeuvent, le ravissent, et lui donnent à la fois la surprise et la satisfaction. Or, toutes ces choses ne pourront se trouver sous la plume de celui qui fuit la vraisemblance et l’imitation de la nature, en quoi consiste la perfection d’un récit. Je n’ai jamais vu de livre de chevalerie qui formât un corps de fable entier, avec tous ses membres, de manière que le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu. Les auteurs les composent, au contraire, de tant de membres dépareillés, qu’on dirait qu’ils ont eu plutôt l’intention de fabriquer une chimère, un monstre, que de faire une figure proportionnée. Outre cela, ils sont durs et grossiers dans le style, incroyables dans les prouesses, impudiques dans les amours, malséants dans les courtoisies, longs et lourds dans les batailles, niais dans les dialogues, extravagants dans les voyages, finalement dépourvus de tact, d’art et d’intelligente invention, et dignes, par tous ces motifs, d’être exilés de la république chrétienne comme gens désœuvrés et dangereux. »

Notre curé, qui avait écouté fort attentivement le chanoine, le tint pour homme de bon entendement, et trouva qu’il avait raison en tout ce qu’il disait. Aussi lui répondit-il qu’ayant la même opinion, et portant la même haine aux livres de chevalerie, il avait brûlé tous ceux de don Quichotte, dont le nombre était grand. Alors il lui raconta l’enquête qu’il avait faite contre eux, ceux qu’il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce de la vie, ce qui divertit singulièrement le chanoine.

Celui-ci, reprenant son propos, ajouta que, malgré tout le mal qu’il avait dit de ces livres, il y trouvait pourtant une bonne chose, à savoir, le canevas qu’ils offraient pour qu’une bonne intelligence pût se montrer et se déployer tout à l’aise.

« En effet, dit-il, il ouvre une longue et spacieuse carrière, où, sans nul obstacle, la plume peut librement courir, peut décrire des naufrages, des tempêtes, des rencontres, des batailles ; peut peindre un vaillant capitaine, avec toutes les qualités qu’exige une telle renommée, habile et prudent, déjouant les ruses de l’ennemi, éloquent orateur pour persuader ou dissuader ses soldats, mûr dans le conseil, rapide dans l’exécution, aussi patient dans l’attente que brave dans l’attaque. L’auteur racontera, tantôt une lamentable et tragique aventure, tantôt un événement joyeux et imprévu : là, il peindra une noble dame, belle, honnête, spirituelle ; ici, un gentilhomme, chrétien, vaillant et de belles manières ; d’un côté, un impertinent et barbare fanfaron ; de l’autre, un prince courtois, affable et valeureux ; il représentera la loyauté de fidèles vassaux, les largesses de généreux seigneurs ; il peut se montrer tantôt astronome, tantôt géographe, tantôt homme d’État, et même, s’il en a l’envie, l’occasion ne lui manquera pas de se montrer nécromant[273]. Il peut successivement offrir les ruses d’Ulysse, la piété d’Énée, la valeur d’Achille, les infortunes d’Hector, les trahisons de Sinon, l’amitié d’Euryale, la libéralité d’Alexandre, la bravoure de César, la clémence de Trajan, la fidélité de Zopire, la prudence de Caton, et finalement toutes les actions qui peuvent faire un héros parfait, soit qu’il les réunisse sur un seul homme, soit qu’il les divise sur plusieurs. Si cela est écrit d’un style pur, facile, agréable, et composé avec un art ingénieux, qui rapproche autant que possible l’invention de la vérité, alors l’auteur aura tissé sa toile de fils variés et précieux, et son ouvrage, une fois achevé, offrira tant de beauté, tant de perfection, qu’il atteindra le dernier terme auquel puissent tendre les écrits, celui d’instruire en amusant. En effet, la libre allure de ces livres permet à l’auteur de s’y montrer tour à tour épique, lyrique, tragique, comique, et d’y réunir toutes les qualités que renferment en soi les douces et agréables sciences de l’éloquence et de la poésie, car l’épopée peut aussi bien s’écrire en prose qu’en vers.[274] »

Chapitre XLVIII

Où le chanoine continue à discourir sur les livres de chevalerie avec d’autres choses dignes de son esprit


« Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit le curé, a parfaitement raison, et c’est là ce qui rend plus dignes de blâme ceux qui ont jusqu’à présent composé de semblables livres, sans réflexion, sans jugement, sans s’attacher à l’art et aux règles qui auraient pu, en les guidant, les rendre aussi fameux en prose que l’ont été en vers les deux princes de la poésie grecque et latine.

– Pour moi, du moins, répliqua le chanoine, j’ai eu certaine tentation d’écrire un livre de chevalerie, en y gardant toutes les conditions dont je viens de faire l’analyse. S’il faut même confesser la vérité, je dois dire qu’il y en a bien cent feuilles d’écrites ; et, pour m’assurer par expérience si elles méritaient la bonne opinion que j’en ai, je les ai communiquées à des hommes passionnés pour cette lecture, mais doctes et spirituels, et à d’autres, ignorants, qui ne cherchent que le plaisir d’entendre conter des extravagances. Chez les uns comme chez les autres, j’ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins, je n’ai pas poussé plus loin ce travail : d’abord, parce qu’il m’a paru que je faisais une chose étrangère à ma profession ; ensuite, parce que le nombre des gens simples est plus grand que celui des gens éclairés, et que, bien qu’il vaille mieux être loué du petit nombre des sages que moqué du grand nombre des sots, je ne veux pas me soumettre au jugement capricieux de l’impertinent vulgaire, auquel appartient principalement la lecture de semblables livres. Mais ce qui me l’ôta surtout des mains, et m’enleva jusqu’à la pensée de le terminer, ce fut un raisonnement que je fis en moi-même, à propos des comédies qu’on représente aujourd’hui. Si ces comédies à la mode, me dis-je, aussi bien celles d’invention que celles tirées de l’histoire, ne sont, pour la plupart, que d’évidentes extravagances, qui n’ont réellement ni pieds ni tête ; si pourtant le vulgaire les écoute avec plaisir, les approuve et les tient pour bonnes, quand elles sont si loin de l’être ; si les auteurs qui les composent et les acteurs qui les jouent disent qu’elles doivent être ainsi, parce qu’ainsi le veut le public ; que celles qui respectent et suivent les règles de l’art ne sont bonnes que pour quatre hommes d’esprit qui les entendent, quand tous les autres ne comprennent rien à leur mérite, et qu’il leur convient mieux de gagner de quoi vivre avec la multitude, que de la réputation avec le petit nombre ; la même chose arrivera à mon livre, quand je me serai brûlé les sourcils pour garder les préceptes, et je deviendrai, comme on dit, le tailleur de Campillo, qui fournissait le fil et la façon. J’ai tâché quelquefois de persuader aux auteurs qu’ils se trompent dans leur opinion, qu’ils attireraient plus de monde et gagneraient plus de renommée en représentant des comédies régulières que des pièces extravagantes ; mais ils sont si obstinés, si profondément ancrés dans leur avis, qu’il n’y a plus ni raisonnement ni évidence qui puisse les en faire revenir. Je me rappelle qu’un jour je dis à l’un de ces entêtés : « Ne vous souvient-il pas qu’il y a peu d’années, l’on représenta en Espagne trois tragédies composées par un célèbre poëte de ces royaumes, telles toutes les trois qu’elles étonnèrent et ravirent tous ceux qui les virent jouer, les simples comme les sages, et qu’elles rapportèrent à elles seules plus d’argent aux comédiens que trente des meilleures qu’on ait faites depuis ? – Sans doute, répondit l’auteur dont je parle, que Votre Grâce veut faire allusion à l’Isabelle, à la Philis et à l’Alexandra[275] ? – Justement, répliquai-je, c’est d’elles qu’il s’agit. Elles suivaient assurément les préceptes de l’art ; eh bien ! voyez : pour les avoir suivis, ont-elles manqué de paraître ce qu’elles étaient, et de plaire à tout le monde ? La faute n’est donc pas au public, qui demande des sottises, mais à ceux qui ne savent pas lui servir autre chose. On ne trouve pas plus d’extravagance dans l’Ingratitude vengée, dans la Numancia, dans le Marchand amoureux, moins encore dans l’Ennemie favorable[276], ni dans quelques autres que composèrent des poëtes habiles au profit de leur renommée et de la bourse des acteurs qui les jouèrent. » J’ajoutai encore d’autres choses qui le laissèrent un peu confus, un peu ébranlé, mais non pas assez convaincu pour le tirer de son erreur.

– Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit alors le curé, vient de toucher un sujet qui a réveillé chez moi l’ancienne rancune que je porte aux comédies à la mode aujourd’hui, et non moins forte que celle qui m’anime contre les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, au dire de Cicéron, doit être le miroir de la vie humaine, l’exemple des mœurs et l’image de la vérité, celles qu’on joue à présent ne sont que des miroirs d’extravagance, des exemples de sottise et des images d’impudicité. En effet, quelle plus grande extravagance peut-il y avoir dans la matière qui nous occupe que de faire paraître un enfant au maillot à la première scène du premier acte, et de le ramener, à la seconde, homme fait avec de la barbe au menton[277] ? Quelle plus grande sottise que de nous peindre un vieillard bravache, un jeune homme poltron, un laquais rhétoricien, un page conseiller, un roi crocheteur, et une princesse laveuse de vaisselle ? Que dirai-je ensuite de l’observation du temps pendant lequel pouvaient arriver les événements que l’on représente ? N’ai-je pas vu telle comédie dont le premier acte commence en Europe, le second se continue en Asie, le troisième finit en Afrique ; et, s’il y avait quatre actes, le quatrième se terminerait en Amérique, de façon que la pièce se serait passée dans les quatre parties du monde[278] ? Si l’imitation historique est la principale qualité de la comédie, comment la plus médiocre intelligence pourrait-elle être satisfaite lorsque, dans une action qui arrive au temps de Pépin ou de Charlemagne, on attribue au personnage principal d’avoir porté, comme l’empereur Héraclius, la croix à Jérusalem, et d’avoir conquis le saint sépulcre sur les Sarrasins, comme Godefroy de Bouillon, tandis qu’un si grand nombre d’années séparent ces personnages[279] ? Si, au contraire, la comédie est toute de fiction, comment lui prêter certaines vérités de l’histoire, comment y mêler des événements arrivés à différentes personnes et à différentes époques, et cela, non point avec l’art d’un arrangement vraisemblable, mais avec des erreurs inexcusables de tous points ? Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il se trouve des ignorants qui prétendent que cela seul est parfait, et que vouloir toute autre chose, c’est avoir des envies de femme grosse. Que sera-ce, bon Dieu ! si nous arrivons aux comédies divines[280] ? Que de faux miracles, que de faits apocryphes, que d’actions d’un saint attribuées à un autre ! Même dans les comédies humaines, on ose faire des miracles, sans autre excuse, sans autre motif que de dire : en cet endroit viendrait bien un miracle, ou un coup de théâtre, comme ils disent, pour que les imbéciles s’étonnent et accourent voir la comédie. Tout cela, certes, est au préjudice de la vérité, au détriment de l’histoire, et même à la honte des écrivains espagnols ; car les étrangers, qui gardent ponctuellement les lois de la comédie, nous appellent des barbares et des ignorants en voyant les absurdités de celles que nous écrivons[281]. Ce ne serait pas une suffisante excuse de dire que le principal objet qu’ont les gouvernements bien organisés, en permettant la représentation des comédies, c’est de divertir le public par quelque honnête récréation, et de le préserver des mauvaises humeurs qu’engendre habituellement l’oisiveté ; qu’ainsi, cet objet étant rempli par la première comédie venue, bonne ou mauvaise, il n’y a point de raison pour établir des lois, pour contraindre ceux qui les composent et les jouent à les faire comme elles devraient être faites, puisque toute comédie accomplit ce qu’on attend d’elle. À cela, je répondrais que ce but serait sans comparaison bien mieux atteint par les bonnes comédies que par celles qui ne le sont pas : car, après avoir assisté à une comédie régulière et ingénieuse, le spectateur sortirait amusé par les choses plaisantes, instruit par les choses sérieuses, étonné par les événements, réformé par le bon langage, mieux avisé par les fourberies, plus intelligent par les exemples, courroucé contre le vice et passionné pour la vertu. Tous ces sentiments, la bonne comédie doit les éveiller dans l’âme de l’auditeur, si rustique et si lourdaud qu’il soit. De même, il est impossible qu’une comédie réunissant toutes ces qualités ne plaise, ne réjouisse et ne satisfasse bien plus que celle qui en sera dépourvue, comme le sont la plupart des pièces qu’on représente aujourd’hui. La faute n’en est pas aux poëtes qui les composent, car plusieurs d’entre eux connaissent fort bien en quoi ils pèchent, et ne savent pas moins ce qu’ils devraient faire. Mais, comme les comédies sont devenues une marchandise à vendre, ils disent, et avec raison, que les acteurs ne les achèteraient pas si elles n’étaient taillées à la mode. Ainsi le poëte est contraint de se plier à ce qu’exige le comédien, qui doit lui payer son ouvrage. Veut-on une preuve de cette vérité ? qu’on voie les comédies en nombre infini qu’a composées un heureux génie de ces royaumes, avec tant de fécondité, tant d’esprit et de grâce, un vers si élégant, un dialogue si bien assaisonné de saillies plaisantes et de graves maximes, qu’il remplit le monde de sa renommée[282]. Eh bien, parce qu’il cède aux exigences des comédiens, elles ne sont pas arrivées toutes, comme quelques-unes d’entre elles, au degré de perfection qu’elles devaient atteindre. D’autres auteurs écrivent leurs pièces tellement à l’étourdie, qu’après les avoir jouées, les comédiens sont obligés de fuir et de s’expatrier, dans la crainte d’être punis, comme cela est arrivé mainte et mainte fois, pour avoir représenté des choses irrévérencieuses pour quelques souverains, ou déshonorantes pour quelques nobles lignages. Tous ces inconvénients cesseraient, et bien d’autres encore que je passe sous silence, s’il y avait à la cour une personne éclairée, habile et discrète, chargée d’examiner toutes les comédies avant leur représentation, non-seulement celles qu’on jouerait dans la capitale, mais toutes celles qu’on aurait envie de jouer dans le reste de l’Espagne. Il faudrait que, sans l’approbation, la signature et le sceau de cet examinateur, aucune autorité locale ne laissât représenter aucune comédie dans son pays. De cette manière, les comédiens auraient soin d’envoyer leurs pièces à la cour, et pourraient ensuite les représenter en toute sûreté. Ceux qui les composent y mettraient aussi plus de soin, de travail et d’étude, dans la crainte de l’examen rigoureux et éclairé que devraient subir leurs ouvrages. Enfin, l’on ferait de bonnes comédies, et l’on atteindrait heureusement le but qu’on se propose, aussi bien le divertissement du public que la gloire des écrivains de l’Espagne et l’intérêt bien entendu des comédiens, qu’on serait dispensé de surveiller et de punir. Si, de plus, on chargeait une autre personne, ou la même, d’examiner les livres de chevalerie qui seraient composés désormais, sans doute il en paraîtrait quelques-uns qui auraient toute la perfection dont parle Votre Grâce. Ils enrichiraient notre langue d’un agréable et précieux trésor d’éloquence ; ils permettraient enfin que les livres anciens s’obscurcissent à la lumière des livres nouveaux, qui se publieraient pour l’honnête passe-temps, non-seulement des oisifs, mais encore des hommes les plus occupés : car il est impossible que l’arc soit toujours tendu, et l’humaine faiblesse a besoin de se retremper dans des récréations permises. »

Le chanoine et le curé en étaient là de leur entretien, quand le barbier, prenant les devants, s’approcha d’eux, et dit au curé :

« Voici, seigneur licencié, l’endroit où j’ai dit que nous serions bien pour faire la sieste, tandis que les bœufs trouveraient une fraîche et abondante pâture.

– C’est aussi ce qu’il me semble, » répondit le curé.

Et, dès qu’il eut fait part de son projet au chanoine, celui-ci résolut de s’arrêter avec eux, convié par le charme d’un joli vallon qui s’offrait à leur vue. Pour jouir de ce beau paysage, ainsi que de la conversation du curé, qu’il commençait à prendre en affection, et pour savoir plus en détail les prouesses de don Quichotte, il ordonna à quelques-uns de ses domestiques d’aller à l’hôtellerie, qui n’était pas fort éloignée, et d’en rapporter ce qu’ils y trouveraient pour le dîner de toute la compagnie, parce qu’il se décidait à passer la sieste en cet endroit. L’un des domestiques répondit que le mulet aux provisions, qui devait être déjà dans l’hôtellerie, était assez bien chargé pour qu’on n’eût rien à y prendre que l’orge.

« En ce cas, reprit le chanoine, conduisez-y toutes nos montures, et faites revenir le mulet. »

Pendant que cet ordre s’exécutait, Sancho, voyant qu’il pouvait enfin parler à son maître sans la continuelle surveillance du curé et du barbier, qu’il tenait pour suspects, s’approcha de la cage où gisait don Quichotte, et lui dit :

« Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous dire ce qui se passe au sujet de votre enchantement. D’abord ces deux hommes qui vous accompagnent, avec des masques sur la figure, sont le curé et le barbier de notre village ; et j’imagine qu’ils ont ourdi la trame de vous emmener de cette façon, par pure envie, et parce qu’ils sont jaloux de ce que vous les surpassez à faire de fameux exploits. Cette vérité une fois admise, il s’ensuit que vous n’êtes pas enchanté dans cette cage, mais mystifié comme un benêt. En preuve de ce que je vous dis, je veux vous faire une question, et, si vous me répondez comme je crois que vous allez me répondre, vous toucherez du doigt cette fourberie, et vous reconnaîtrez que vous n’êtes pas enchanté, mais que vous avez l’esprit à l’envers.

– Voyons, répondit don Quichotte, demande ce que tu voudras, mon fils Sancho ; je suis prêt à te donner toute satisfaction. Quant à ce que tu dis que ceux qui vont et viennent autour de nous sont le curé et le barbier, nos compatriotes et nos connaissances, il est bien possible qu’il te semble que ce soit eux-mêmes ; mais que ce soit eux réellement et en effet, ne t’avise de le croire en aucune façon. Ce que tu dois croire et comprendre, c’est que, s’ils leur ressemblent, comme tu le dis, ceux qui m’ont enchanté auront pris cette forme et cette ressemblance. En effet, il est facile aux enchanteurs de prendre la figure qui leur convient, et ils auront revêtu celle de nos amis pour te donner occasion de penser ce que tu penses, et pour te jeter dans un labyrinthe de doutes et d’incertitudes dont le fil de Thésée ne parviendrait pas à te faire sortir. Ils auront également pris cette apparence pour que j’hésite dans ma conviction, et que je ne puisse deviner d’où me vient ce grief. Car enfin, si, d’une part, on me dit que ceux qui nous accompagnent sont le barbier et le curé de notre pays ; si, d’une autre part, je me vois encagé, sachant fort bien qu’aucune force humaine, à moins d’être surnaturelle, ne serait capable de me mettre en cage, que veux-tu que je dise ou que je pense, si ce n’est que la façon de mon enchantement surpasse toutes celles que j’ai lues dans toutes les histoires qui traitent des chevaliers errants qu’on a jusqu’à présent enchantés ? Ainsi, tu peux bien te calmer et te rendre le repos en ce qui est de croire que ces gens sont ce que tu dis, car ils ne le sont pas plus que je ne suis Turc ; et quant à me demander quelque chose, parle, je te répondrai, dusses-tu me faire des questions jusqu’à demain matin.

– Par le nom de Notre-Dame, s’écria Sancho en jetant un grand cri, est-il possible que Votre Grâce soit assez dure de cervelle, assez dépourvue de moelle sous le crâne, pour ne pas reconnaître que ce que je dis est la vérité pure, et que, dans cet emprisonnement qu’on vous fait subir, il entre plus de malice que d’enchantement ? Mais, puisqu’il en est ainsi, je veux vous prouver avec la dernière évidence que vous n’êtes pas enchanté. Dites-moi voir un peu… Puisse Dieu vous tirer de ce tourment, et puissiez-vous tomber dans les bras de madame Dulcinée quand vous y penserez le moins !…

– Achève tes exorcismes, s’écria don Quichotte, et demande ce qui te fera plaisir ; je t’ai déjà dit que je suis prêt à répondre avec toute ponctualité !

– Voilà justement ce que je veux, répondit Sancho. Or, ce que je désire savoir, c’est que vous me disiez, sans mettre ni omettre la moindre chose, mais en toute vérité, comme on doit l’attendre de la bouche de tous ceux qui font, comme Votre Grâce, profession des armes sous le titre de chevaliers errants…

– Je te répète, reprit don Quichotte, que je ne mentirai en quoi que ce soit. Mais voyons, parle, demande ; car, en vérité, Sancho, tu me fatigues avec tant de préambules, d’ambages et de circonlocutions.

– Je dis, répliqua Sancho, que je suis parfaitement sûr de la franchise et de la véracité de mon maître ; et dès lors, comme cela vient fort à point pour notre histoire, j’oserai lui faire une question, parlant par respect. Depuis que Votre Grâce est encagée, ou plutôt enchantée dans cette cage, est-ce que, par hasard, il lui serait venu l’envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros ?

– Je n’entends rien, Sancho, répondit don Quichotte, à ces paroles de petit et de gros. Explique-toi plus clairement, si tu veux que je te réponde avec précision.

– Est-il possible, reprit Sancho, que Votre Grâce n’entende pas ce que c’est que le gros et le petit ? Mais c’est avec cela qu’on sèvre les enfants à l’école. Eh bien ! sachez donc que je veux dire s’il vous est venu quelque envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place.

– J’y suis, j’y suis, Sancho, s’écria don Quichotte. Oh ! oui, bien des fois, et maintenant encore. Tire-moi de ce péril, si tu ne veux que je me trouve dans de beaux draps. »

Chapitre XLIX

Qui traite du gracieux entretien qu’eut Sancho Panza avec son seigneur don Quichotte


« Ah ! par ma foi, vous voilà pris, s’écria Sancho ; c’est justement là ce que je voulais savoir, aux dépens de mon âme et de ma vie. Dites donc, seigneur, pourrez-vous nier ce qu’on dit communément dans le pays, lorsque quelqu’un est de mauvaise humeur : Je ne sais ce qu’a un tel, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort ; il répond de travers à ce qu’on lui demande ; on dirait qu’il est enchanté. D’où il faut conclure que ceux qui ne mangent, ni ne boivent, ni ne dorment, ni ne font les œuvres naturelles dont je viens de parler, ceux-là sont enchantés véritablement ; mais non pas ceux qui ont les envies qu’a Votre Grâce, qui boivent quand on leur donne à boire, qui mangent quand ils ont à manger, et qui répondent à tout ce qu’on leur demande.

– Tu dis vrai, Sancho, répondit don Quichotte ; mais je t’ai déjà dit qu’il y avait bien des façons d’enchantement : il se pourrait faire qu’avec le temps la mode eût changé, et qu’il fût maintenant d’usage que les enchantés fassent tout ce que je fais ou veux faire, bien qu’ils ne l’eussent pas fait auparavant. Or, contre la mode des temps, il n’y a pas à argumenter, ni à tirer de conséquences. Je sais et je tiens pour certain que je suis enchanté ; cela suffit pour mettre ma conscience en repos : car je me ferais, je t’assure, un grand cas de conscience, si je doutais que je fusse enchanté, de rester en cette cage, lâche et fainéant, frustrant du secours de mon bras une foule d’affligés et de malheureux qui doivent, à l’heure qu’il est, avoir le plus pressant besoin de mon aide et de ma faveur.

– Avec tout cela, répliqua Sancho, je répète que, pour plus de satisfaction et de sûreté, il serait bon que Votre Grâce essayât de sortir de cette prison. Moi, je m’oblige à vous seconder de tout mon pouvoir, et même à vous en tirer ; vous essayerez ensuite de remonter sur ce bon Rossinante, qui a l’air aussi d’être enchanté, tant il marche triste et mélancolique ; et puis nous courrons encore une fois la chance de chercher des aventures. Si elles tournent mal, nous aurons toujours le temps de nous en revenir à la cage ; alors je promets, foi de bon et loyal écuyer, de m’y enfermer avec Votre Grâce, si vous êtes, par hasard, assez malheureux, ou moi assez imbécile, pour que nous ne parvenions pas à faire ce que je dis.

– Soit, répliqua don Quichotte, j’y consens et j’y donne les mains. Dès que tu saisiras quelque heureuse conjoncture pour mettre en œuvre ma délivrance, je t’obéirai en tout et pour tout. Mais tu verras, Sancho, combien tu te trompes dans l’appréciation de mon infortune. »

Cet entretien conduisit le chevalier errant et son maugréant écuyer jusqu’à l’endroit où les attendaient, ayant déjà mis pied à terre, le curé, le chanoine et le barbier.

Le bouvier détela aussitôt les bœufs de sa charrette, et les laissa prendre leurs ébats dans cette vaste prairie, dont la fraîcheur et le calme invitaient à jouir de ses attraits, non-seulement les gens aussi enchantés que don Quichotte, mais aussi fins et avisés que son écuyer. Celui-ci pria le curé de permettre que son seigneur sortît un moment de la cage, parce qu’autrement cette prison courrait grand risque de ne pas rester aussi propre que l’exigeaient la décence et la dignité d’un chevalier tel que lui. Le curé comprit la chose, et répondit à Sancho que de bon cœur il consentirait à ce qui lui était demandé, s’il ne craignait qu’en se voyant libre, son seigneur ne fît des siennes, et ne se sauvât où personne ne le reverrait.

« Je me rends caution de sa fuite, répliqua Sancho.

– Moi de même, ajouta le chanoine, et de tout ce qui en peut résulter, surtout s’il m’engage sa parole de chevalier qu’il ne s’éloignera point de nous sans notre permission.

– Oui, je la donne, s’écria don Quichotte, qui avait écouté tout ce dialogue. Et d’ailleurs, celui qui est enchanté comme moi n’est pas libre de faire ce qu’il veut de sa personne, car le magicien qui l’a enchanté peut vouloir qu’il ne bouge de la même place trois siècles durant ; et si l’enchanté s’enfuyait, l’enchanteur le ferait revenir à tire-d’aile. Puisqu’il en est ainsi, vous pouvez bien me lâcher ; ce sera profit pour tout le monde : car, si vous ne me lâchez pas, je vous proteste qu’à moins de vous tenir à l’écart, je ne saurais m’empêcher de vous chatouiller désagréablement l’odorat. »

Le chanoine lui fit étendre la main, bien qu’il eût les deux poignets attachés, et, sous la foi de sa parole, on lui ouvrit la porte de sa cage, ce qui lui causa le plus vif plaisir.

La première chose qu’il fit dès qu’il se vit hors de la cage, fut d’étirer, l’un après l’autre, tous les membres de son corps ; puis il s’approcha de Rossinante, et, lui donnant sur la croupe deux petits coups du plat de la main, il lui dit tendrement :

« J’espère toujours en Dieu et en sa sainte mère, fleur et miroir des coursiers, que bientôt nous nous reverrons comme nous désirons être, toi, portant ton seigneur, et moi, monté sur tes flancs, exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu m’a jeté dans le monde. »

Après avoir ainsi parlé, don Quichotte gagna, suivi de Sancho, un lieu bien à l’écart, d’où il revint fort soulagé, et plus désireux qu’auparavant de mettre en œuvre le projet de Sancho.

Le chanoine le regardait et s’émerveillait de la grande étrangeté de sa folie. Il était étonné surtout que ce pauvre gentilhomme montrât, en tout ce qu’il disait ou répondait, une intelligence parfaite, et qu’il ne perdît les étriers, comme on l’a dit mainte autre fois, que sur le chapitre de la chevalerie. Ému de compassion, il lui adressa la parole quand tout le monde se fut assis sur l’herbe verte pour attendre les provisions :

« Est-il possible, seigneur hidalgo, lui dit-il, que cette oiseuse et lecture des livres de chevalerie ait eu sur Votre Grâce assez de puissance pour vous tourner l’esprit au point que vous veniez à croire que vous êtes enchanté, ainsi que d’autres choses du même calibre, aussi loin d’être vraies que le mensonge l’est de la vérité même ? Comment peut-il exister un entendement humain capable de se persuader qu’il y ait eu dans le monde cette multitude d’Amadis et cette tourbe infinie de fameux chevaliers ? qu’il y ait eu tant d’empereurs de Trébisonde, tant de Félix-Mars d’Hyrcanie, tant de coursiers et de palefrois, tant de damoiselles errantes, tant de serpents et de dragons, tant d’andriaques, tant de géants, tant d’aventures inouïes, tant d’espèces d’enchantements, tant de batailles, tant d’effroyables rencontres, tant de costumes et de parures, tant de princesses amoureuses, tant d’écuyers devenus comtes, tant de nains beaux parleurs, tant de billets doux, tant de galanteries, tant de femmes guerrières, et finalement tant de choses extravagantes comme en contiennent les livres de chevalerie ? Pour moi, je peux dire que, quand je les lis, tant que mon imagination ne s’arrête pas à la pensée que tout cela n’est que mensonge et dérèglement d’esprit, ils me donnent, je l’avoue, quelque plaisir ; mais, dès que je réfléchis à ce qu’ils sont, j’envoie le meilleur d’entre eux contre la muraille, et je le jetterais au feu si j’avais là des tisons. Oui, car ils méritent tous cette peine, pour être faux et menteurs, et hors des lois de la commune nature ; ils la méritent comme fauteurs de nouvelles sectes, et inventeurs de nouvelles façons de vivre, comme donnant occasion au vulgaire ignorant de croire et de tenir pour vraies toutes les rêveries qu’ils renferment. Ils ont même assez d’audace pour oser troubler les esprits d’hidalgos bien nés et bien élevés, comme on le voit par ce qu’ils ont fait sur Votre Grâce, puisqu’ils vous ont conduit à ce point qu’il a fallu vous enfermer dans une cage et vous mener sur une charrette à bœufs, comme on mène de village en village un lion ou un tigre, pour gagner de quoi vivre en le faisant voir. Allons, seigneur don Quichotte, prenez pitié de vous-même, et revenez au giron du bon sens. Faites usage de celui que le ciel a bien voulu vous départir, en employant l’heureuse étendue de votre esprit à d’autres lectures qui tournent au profit de votre conscience et de votre bonne renommée. Si toutefois, poussé par votre inclination naturelle, vous persistez à lire des histoires d’exploits chevaleresques, lisez, dans la sainte Écriture, le livre des Juges : vous y trouverez de pompeuses vérités, et des hauts faits non moins certains qu’éclatants. La Lusitanie eut un Viriatès, Rome un César, Carthage un Annibal, la Grèce un Alexandre, la Castille un comte Fernan-Gonzalez[283], Valence un Cid[284], l’Andalousie un Gonzalve de Cordoue, l’Estrémadure un Diego Garcia de Parédès, Xerès un Garci-Perez de Vargas[285], Tolède un Garcilaso[286], Séville un don Manuel Ponce de Léon[287] ; le récit de leurs vaillants exploits suffit pour amuser, pour instruire, pour ravir et pour étonner les plus hauts génies qui en fassent la lecture. Voilà celle qui est digne de votre intelligence, mon bon seigneur don Quichotte ; elle vous laissera, quand vous l’aurez faite, érudit dans l’histoire, amoureux de la vertu, instruit aux bonnes choses, fortifié dans les bonnes mœurs, vaillant sans témérité, prudent sans faiblesse ; et tout cela pour la gloire de Dieu, pour votre propre intérêt et pour l’honneur de la Manche, d’où je sais que Votre Grâce tire son origine. »

Don Quichotte avait écouté avec la plus scrupuleuse attention les propos du chanoine. Quand il s’aperçut que celui-ci cessait de parler, après l’avoir d’abord regardé fixement et en silence, il lui répondit :

« Si je ne me trompe, seigneur hidalgo, le discours que vient de m’adresser Votre Grâce avait pour objet de vouloir me faire entendre qu’il n’y a jamais eu de chevaliers errants dans le monde ; que tous les livres de chevalerie sont faux, menteurs, inutiles et nuisibles à la république ; qu’enfin j’ai mal fait de les lire, plus mal de les croire, et plus mal encore de les imiter, en me décidant à suivre la dure profession de chevalier errant qu’ils enseignent, parce que vous niez qu’il ait jamais existé des Amadis de Gaule et de Grèce, ni cette multitude d’autres chevaliers dont les livres sont pleins.

– Tout est au pied de la lettre, comme Votre Grâce l’énumère, » reprit en ce moment le chanoine.

Don Quichotte continua :

« Votre Grâce a, de plus, ajouté que ces livres m’avaient fait un grand tort, puisque, après m’avoir dérangé l’esprit, ils ont fini par me mettre en cage ; et que je ferais beaucoup mieux de m’amender, de changer de lecture, et d’en lire d’autres plus véridiques, plus faits pour amuser et pour instruire.

– C’est cela même, répondit le chanoine.

– Eh bien ! moi, répliqua don Quichotte, je trouve, à mon compte, que l’insensé et l’enchanté c’est vous-même, puisque vous n’avez pas craint de proférer tant de blasphèmes contre une chose tellement reçue dans le monde, tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mériterait la même peine que vous infligez aux livres dont la lecture vous ennuie et vous fâche. En effet, vouloir faire accroire à personne qu’Amadis n’a pas été de ce monde, pas plus que tous les autres chevaliers d’aventure dont les histoires sont remplies toutes combles, c’est vouloir persuader que le soleil n’éclaire pas, que la gelée ne refroidit pas, que la terre ne nous porte pas. Quel esprit peut-il y avoir en ce monde capable de persuader à un autre que l’histoire de l’infante Floripe avec Guy de Bourgogne n’est pas vraie[288], non plus que l’aventure de Fiérabras au pont de Mantible, qui arriva du temps de Charlemagne[289] ? Je jure Dieu que c’est aussi bien la vérité qu’il est maintenant jour. Si c’est un mensonge, alors il doit être de même d’Hector et d’Achille, et de la guerre de Troie, et des douze pairs de France, et du roi Arthus d’Angleterre, qui est encore à présent transformé en corbeau, et que ses sujets attendent d’heure en heure[290]. Osera-t-on dire aussi que l’histoire de Guarino Mezquino[291] est mensongère, ainsi que celle de la conquête du Saint-Grial[292] ; que les amours de Tristan et de la reine Iseult sont apocryphes, aussi bien que ceux de la reine Geneviève et de Lancelot[293], tandis qu’il y a des gens qui se rappellent presque d’avoir vu la duègne Quintagnone, laquelle fut le meilleur échanson de vin qu’eut la grande-Bretagne. Cela est si vrai que je me souviens qu’une de mes grand’mères, celle du côté de mon père, me disait, quand elle rencontrait quelque duègne avec de respectables coiffes : « Celle-ci, mon enfant, ressemble à la duègne Quintagnone ; » d’où je conclus qu’elle dut la connaître elle-même, ou du moins en avoir vu quelque portrait. Qui pourra nier que l’histoire de Pierre et de la jolie Magalone[294] ne soit parfaitement exacte, puisqu’on voit encore aujourd’hui, dans la galerie d’armes de nos rois, la cheville qui faisait tourner et mouvoir le cheval de bois sur lequel le vaillant Pierre de Provence traversait les airs, cheville qui est un peu plus grosse qu’un timon de charrette à bœufs ? À côté d’elle est la selle de Babiéca, la jument du Cid, et, dans la gorge de Roncevaux, on voit encore la trompe de Roland, aussi longue qu’une grande poutre[295]. D’où l’on doit inférer qu’il y eut douze pairs de France, qu’il y eut un Pierre, qu’il y eut un Cid, et d’autres chevaliers de la même espèce, de ceux dont les gens disent qu’ils vont à leurs aventures. Sinon il faut nier aussi que le vaillant Portugais Juan de Merlo ait été chevalier errant, qu’il soit allé en Bourgogne, qu’il ait combattu dans la ville de Ras contre le fameux seigneur de Charny, appelé Moïse-Pierre[296] ; puis, dans la ville de Bâle, contre Moïse-Henri de Remestan[297], et qu’il soit sorti deux fois de la lice vainqueur et couvert de gloire. Il faut nier encore les aventures et les combats que livrèrent également en Bourgogne les braves Espagnols Pedro Barba et Gutierre Quixada (duquel je descends en ligne droite de mâle en mâle), qui vainquirent les fils du comte de Saint-Pol. Que l’on nie donc aussi que don Fernando de Guevara soit allé chercher des aventures en Allemagne, où il combattit messire Georges, chevalier de la maison du duc d’Autriche[298] ; qu’on dise enfin que ce sont des contes pour rire, les joutes de Suéro de Quiñones, celui du pas de l’Orbigo[299], les défis de Mosen-Luis de Falcès à don Gonzalo de Guzman, chevalier castillan[300], et tant d’autres exploits faits par des chevaliers chrétiens de ces royaumes et des pays étrangers, si authentiques, si véritables, que celui qui les nie, je le répète, est dépourvu de toute intelligence et de toute raison. »

Le chanoine fut étrangement surpris d’entendre le singulier mélange de vérités et de mensonges que faisait don Quichotte, et de voir quelle connaissance complète il avait de toutes les choses relatives à sa chevalerie errante. Il lui répondit donc :

« Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, qu’il n’y ait quelque chose de vrai dans ce qu’a dit Votre Grâce, principalement en ce qui touche les chevaliers errants espagnols. Je veux bien concéder encore qu’il y eut douze pairs de France ; mais je me garderai bien de croire qu’ils firent tout ce que raconte d’eux l’archevêque Turpin[301]. Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce furent des chevaliers choisis par les rois de France, qu’on appela pairs, parce qu’ils étaient tous égaux en valeur et en qualité ; du moins, s’ils ne l’étaient pas, il était à désirer qu’ils le fussent. C’était un ordre militaire, à la façon de ceux qui existent à présent, comme les ordres de Saint-Jacques et de Calatrava, où l’on suppose que ceux qui font profession sont tous des chevaliers braves et bien nés ; et, comme on dit à cette heure chevalier de Saint-Jean ou d’Alcantara, on disait alors chevalier des Douze Pairs, parce qu’on en choisissait douze, égaux en mérite, pour cet ordre militaire. Qu’il y ait eu un Cid et un Bernard del Carpio[302], nul doute ; mais qu’ils aient fait toutes les prouesses qu’on leur prête, c’est autre chose. Quant à la cheville du comte Pierre, dont Votre Grâce a parlé, et qui est auprès de la selle de Babiéca, dans la galerie royale, je confesse mon péché : je suis si gauche, ou j’ai la vue si courte, que, bien que j’aie vu distinctement la selle, je n’ai pu apercevoir la cheville, quoiqu’elle soit aussi grosse que l’a dit Votre Grâce.

– Elle y est pourtant, sans aucun doute, répliqua don Quichotte ; à telles enseignes qu’on la tient enfermée dans un fourreau de cuir pour qu’elle ne prenne pas le moisi.

– C’est bien possible, reprit le chanoine ; mais, par les ordres sacrés que j’ai reçus, je ne me rappelle pas l’avoir vue. Et, quand je concéderais qu’elle est en cet endroit, serais-je obligé de croire aux histoires de tous ces Amadis, et de cette multitude de chevaliers sur lesquels on nous fait tant de contes ? et serait-ce une raison pour qu’un homme comme Votre Grâce, si plein d’honneur et de qualités, et doué d’un si bon entendement, s’avisât de prendre pour autant de vérités tant de folies étranges qui sont écrites dans ces extravagants livres de chevalerie ? »

Chapitre L

De la spirituelle altercation qu’eurent don Quichotte et le chanoine, ainsi que d’autres événements[303]


« Voilà, parbleu, qui est bon ! répondit don Quichotte. Comment ! les livres qui sont imprimés avec la licence des rois et l’approbation des examinateurs ; ces livres, qui, à la satisfaction générale, sont lus et vantés des grands et des petits, des riches et des pauvres, des lettrés et des ignorants, des vilains et des gentilshommes, enfin de toute espèce de gens, de quelque état et condition que ce soit ; ces livres, dis-je, seraient pur mensonge, tandis qu’ils ont si bien le cachet de la vérité, qu’on y désigne le père, la mère, le pays, les parents, l’âge, le lieu et les exploits, point pour point et jour par jour, que firent tels ou tels chevaliers ? Allons donc, taisez-vous, seigneur ; ne dites pas un si grand blasphème, et croyez-moi, car je vous donne à cet égard le meilleur conseil que puisse suivre un homme d’esprit. Sinon, lisez-les, et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi donc un peu : y a-t-il un plus grand ravissement que de voir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de poix-résine bouillant à gros bouillons, dans lequel nagent et s’agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et mille autres espèces d’animaux féroces et épouvantables ? Tout à coup, du fond de ce lac, sort une lamentable voix qui dit : « Toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac effroyable, si tu veux obtenir le trésor qu’il cache sous ses noires eaux, montre la valeur de ton cœur invincible, jette-toi au milieu de ce liquide enflammé. Si tu ne le fais pas, tu ne seras pas digne de voir les hautes et prodigieuses merveilles que renferment les sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noire épaisseur. » Le chevalier n’a pas encore achevé d’entendre la voix redoutable, que déjà, sans entrer en calcul avec lui-même, sans considérer le péril qu’il affronte, sans même se dépouiller de ses armes pesantes, mais en se recommandant à Dieu et à sa dame, il se précipite tête baissée au milieu du lac bouillonnant ; et, quand il se doute le moins de ce qu’il va devenir, le voilà qui se trouve au milieu d’une campagne fleurie, à laquelle les Champs-Élysées n’ont rien de comparable. Là, il lui semble que l’air est plus transparent, que le soleil brille d’une clarté nouvelle[304]. Un bois paisible s’offre à sa vue ; il est planté d’arbres si verts et si touffus que leur feuillage réjouit les yeux, tandis que l’oreille est doucement frappée des chants suaves et naturels d’une infinité de petits oiselets aux nuances brillantes, qui voltigent gaiement sous les rameaux entrelacés. Ici se découvre un ruisseau, dont les eaux fraîches, semblables à un liquide cristal, courent sur une fine arène et de blancs cailloux, qui paraissent un lit d’or criblé de perles orientales. Là il aperçoit une élégante fontaine artiste ment formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli ; plus loin il en voit une autre, élevée à la façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons blanches et jaunes de l’escargot, ordonnés sans ordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l’art, imitant la nature, semble la vaincre cette fois. De ce côté paraît tout à coup un formidable château fort ou un élégant palais, dont les murailles sont d’or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes, et finalement dont l’architecture est si admirable que, bien qu’il ne soit formé que d’or, de diamants, d’escarboucles, de rubis, de perles et d’émeraudes, la façon, toutefois, est plus précieuse que la matière. Et que peut-on désirer de plus, quand on a vu cela, que de voir sortir par la porte du château un grand nombre de damoiselles, dont les riches et galantes parures sont telles, que, si je me mettais à les décrire, comme font les histoires, je n’aurais jamais fini ? Aussitôt, celle qui paraît la principale de la troupe, vient prendre par la main l’audacieux chevalier qui s’est jeté dans les flots bouillants du lac, et le conduit, sans dire un mot, dans l’intérieur de la forteresse ou du palais. Après l’avoir déshabillé, nu comme sa mère l’a mis au monde, elle le baigne dans des eaux tièdes, le frotte d’onguents de senteur, et le revêt d’une chemise de fine percale, toute parfumée d’odeurs exquises ; puis une autre damoiselle survient, qui lui jette sur les épaules une tunique qui vaut au moins, à ce qu’on dit, une ville tout entière, et même davantage. Quoi de plus charmant, quand on nous conte ensuite qu’après cela ces dames le mènent dans une autre salle, où il trouve la table mise avec tant de magnificence qu’il en reste tout ébahi ! quand on lui verse sur les mains une eau toute distillée d’ambre et de fleurs odorantes ! quand on lui offre un fauteuil d’ivoire ! quand toutes les damoiselles le servent en gardant un merveilleux silence ! quand on lui apporte tant de mets variés et succulents que l’appétit ne sait où choisir et tendre la main ! quand on entend la musique, qui joue tant qu’il mange, sans qu’on sache ni qui la fait ni d’où elle vient ! et quand enfin, lorsque le repas est fini et le couvert enlevé, lorsque le chevalier, nonchalamment penché sur le dos de son fauteuil, est peut-être à se curer les dents, selon l’usage, voilà que tout à coup la porte s’ouvre et laisse entrer une autre damoiselle plus belle que toutes les autres, qui vient s’asseoir auprès du chevalier, et commence à lui raconter quel est ce château, et comment elle y est enchantée ; avec une foule d’autres choses qui étonnent le chevalier, et ravissent les lecteurs qui sont à lire son histoire ! Je ne veux pas m’étendre davantage sur ce sujet ; mais de ce que j’ai dit on peut inférer que, quelque page qu’on ouvre de quelque histoire de chevalier errant que ce soit, elle causera sûrement plaisir et surprise à quiconque la lira. Que Votre Grâce m’en croie : lisez ces livres, ainsi que je vous l’ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous l’avez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements ; et, quoiqu’il y ait si peu de temps que je me suis vu enfermé dans une cage comme un fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai sous peu de jours roi de quelque royaume, où je pourrai montrer la gratitude et la libéralité dont mon cœur est pourvu. Car, par ma foi, seigneur, le pauvre est hors d’état de faire voir sa vertu de libéralité, en quelque degré qu’il la possède ; et la reconnaissance qui ne consiste que dans le désir est chose morte, comme la foi sans les œuvres. Voilà pourquoi je voudrais que la fortune m’offrît bientôt quelque occasion de devenir empereur, pour que mon cœur se montrât tel qu’il est par le bien que je ferais à mes amis, surtout à ce pauvre Sancho Panza, mon écuyer, qui est le meilleur homme du monde ; oui, je voudrais lui donner un comté, que je lui ai promis il y a plusieurs jours ; mais je crains seulement qu’il n’ait pas toute l’habileté nécessaire pour bien gouverner ses États. »

Sancho entendit ces dernières paroles de son maître, et lui répondit sur-le-champ :

« Travaillez, seigneur don Quichotte, à me donner ce comté, autant promis par Votre Grâce qu’attendu par moi, et je vous promets que l’habileté ne me manquera pas pour le gouverner. Si elle me manque, j’ai ouï dire qu’il y a des gens qui prennent en fermage les seigneuries des seigneurs ; ils leur donnent tant par an de revenu, et se chargent des soins du gouvernement ; et le seigneur reste les bras croisés, touchant et dépensant la rente qu’on lui paye, sans prendre souci d’autre chose. C’est justement ce que je ferai : au lieu de me rompre la cervelle, je me désisterai de l’emploi, et je jouirai de mes rentes comme un duc, sans me soucier du qu’en dira-t-on.

– Ceci, mon frère Sancho, dit le chanoine, s’entend fort bien quant à la jouissance du revenu, mais non quant à l’administration de la justice, qui n’appartient qu’au seigneur de la seigneurie. C’est là que sont nécessaires l’habileté et le droit jugement, et surtout la bonne intention de rencontrer juste ; car, si celle-là manque dans le principe, les moyens et la fin iront tout de travers. Aussi Dieu a-t-il coutume de donner son aide au bon désir de l’homme simple, et de le retirer au méchant désir de l’homme habile.

– Je n’entends rien à toutes ces philosophies, reprit Sancho ; mais ce que je sais, c’est que je voudrais avoir le comté aussitôt que je serais capable de le gouverner ; car enfin j’ai autant d’âme qu’un autre, et autant de corps que celui qui en a le plus ; et je serais aussi bien roi de mes États qu’un autre l’est des siens ; et l’étant, je ferais tout ce que je voudrais ; et faisant ce que je voudrais, je ferais à mon goût ; et faisant à mon goût, je serais content ; et quand on est content, on n’a plus rien à désirer ; et quand on n’a plus rien à désirer, tout est fini. Adieu donc ; que le comté vienne, et que Dieu vous bénisse, et au revoir, bonsoir, comme dit un aveugle à son camarade.

– Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous dites, Sancho, reprit le chanoine ; mais cependant il y a bien des choses à dire sur ce chapitre des comtés.

– Je ne sais trop ce qui reste à dire, interrompit don Quichotte ; seulement je me guide sur l’exemple que m’a donné le grand Amadis de Gaule, lequel fit son écuyer comte de l’Île-Ferme ; ainsi je puis bien, sans scrupule de conscience, faire comte Sancho Panza, qui est un des meilleurs écuyers qu’ait jamais eus chevalier errant. »

Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si l’extravagance admet la raison) qu’avait dites don Quichotte, de la manière dont il avait dépeint l’aventure du chevalier du Lac, de l’impression profonde qu’avaient faite sur son esprit les rêveries mensongères des livres qu’il avait lus, et finalement de la crédulité de Sancho, qui soupirait avec tant d’ardeur après le comté que son maître lui avait promis.

En ce moment, les valets du chanoine, revenant de l’hôtellerie, amenaient le mulet aux provisions. Ils dressèrent la table avec un tapis étendu sur l’herbe de la prairie, et tous les convives, s’étant assis à l’ombre de quelques arbres, dînèrent en cet endroit, pour que le bouvier ne perdît pas, comme on l’a dit, la commodité du pâturage. Tandis qu’ils étaient paisiblement à manger, ils entendirent tout à coup le bruit aigu d’un sifflet qui partait d’un massif de ronces et de broussailles dont ils étaient proches, et presque au même instant ils virent sortir de ces broussailles une jolie chèvre, qui avait la peau toute mouchetée de noir, de blanc et de fauve. Derrière elle venait un chevrier qui l’appelait de loin, en lui disant les mots à leur usage, pour qu’elle s’arrêtât et rejoignît le troupeau. La bête fugitive accourut tout effrayée vers les voyageurs, comme pour leur demander protection, et s’arrêta près d’eux. Le chevrier arriva, la prit par les cornes, et, comme si elle eût été douée d’intelligence et de réflexion, il lui dit :

« Ah ! montagnarde ! ah ! bariolée ! et qu’avez-vous donc depuis quelques jours à ne plus marcher qu’à cloche-pied ? quelle mouche vous pique, ou quel loup vous fait peur, ma fille ? ne me direz-vous pas ce que c’est, mignonne ? Mais qu’est-ce que ce peut être, sinon que vous êtes femelle, et que vous ne pouvez rester en repos ? Maudite soit votre humeur et l’humeur de toutes celles que vous imitez ! Revenez, revenez, ma mie ; si vous n’êtes pas aussi joyeuse, au moins vous serez plus en sûreté dans la bergerie et parmi vos compagnes ; car si vous, qui devez les guider et les diriger, vous allez ainsi sans guide et sans direction, qu’est-ce qu’il arrivera d’elles ? »

Les paroles du chevrier réjouirent fort ceux qui les entendirent, notamment le chanoine, qui lui dit :

« Par votre vie, frère, calmez-vous un peu, et ne vous hâtez pas tant de ramener cette chèvre au troupeau. Puisqu’elle est femelle, comme vous dites, il faut bien qu’elle suive son instinct naturel, quelques efforts que vous fassiez pour l’en empêcher. Tenez, prenez ce morceau, et buvez un coup ; vous apaiserez votre colère, et la chèvre s’en reposera d’autant. »

En disant cela, il lui tendait avec la pointe du couteau un râble de lapin froid. Le chevrier prit, remercia, but, s’adoucit, et dit ensuite :

« Je ne voudrais pas vraiment que, pour m’avoir entendu parler avec tant de sérieux à ce petit animal, Vos Grâces me prissent pour un imbécile ; car, en vérité, il y a bien quelque mystère sous les paroles que j’ai dites. Je suis un rustre, mais pas tant néanmoins que je ne sache comment il faut s’y prendre avec les gens et avec les bêtes.

– Je le crois bien vraiment, répondit le curé ; car je sais déjà, par expérience, que les bois nourrissent des poëte, et que les cabanes de bergers abritent des philosophes.

– Du moins, seigneur, répliqua le chevrier, elles recueillent des hommes devenus sages à leurs dépens. Pour que vous croyiez à cette vérité, et que vous la touchiez du doigt, je veux, bien qu’il semble que je m’invite sans être prié, si cela toutefois ne vous ennuie pas et que vous consentiez à me prêter un moment d’attention, je veux, dis-je, vous conter une aventure véritable, et qui viendra en preuve de ce qu’a dit ce seigneur (montrant le curé), et de ce que j’ai dit moi-même. »

Don Quichotte répondit sur-le-champ :

« Comme ceci m’a l’air d’avoir je ne sais quelle ombre d’aventure de chevalerie, pour ma part, frère, je vous écouterai de grand cœur, et c’est ce que feront aussi ces messieurs, parce qu’ils sont gens d’esprit et fort amis des nouveautés curieuses qui étonnent, amusent et ravissent les sens, comme je ne doute pas que va faire votre histoire. Commencez donc, mon ami, nous vous écoutons tous.

– Je retire mon enjeu, s’écria Sancho ; pour moi, je vais au ruisseau avec ce pâté, dont je pense me soûler pour trois jours, car j’ai ouï dire à mon seigneur don Quichotte qu’un écuyer de chevalier errant doit manger, quand il en trouve l’occasion, jusqu’à n’en pouvoir plus, parce qu’il pourrait bien lui arriver d’entrer par hasard dans une forêt si inextricable, qu’il ne puisse trouver de six jours à en sortir ; et, ma foi, si le pauvre homme ne va pas bien repu, ou le bissac bien rempli, il pourrait fort bien rester là, comme il lui arrive mainte et mainte fois, devenu chair de momie.

– Tu es toujours pour le positif, Sancho, lui dit don Quichotte ; va t’en où tu voudras, et mange ce que tu pourras ; moi, j’ai déjà l’estomac satisfait, et il ne me manque plus que de donner à l’âme sa collation, comme je me la donnerai en écoutant l’histoire de ce brave homme.

– Nous la donnerons aussi à toutes nos âmes, » ajouta le chanoine.

Et il pria sur-le-champ le chevrier de commencer le récit qu’il venait de leur promettre. Le chevrier donna deux petits coups de la main sur les flancs de la chèvre, qu’il tenait toujours par les cornes, en lui disant :

« Couche-toi près de moi, bariolée, nous avons du temps de reste pour retourner à la bergerie. »

 

On aurait dit que la chèvre l’eût entendu ; car, dès que son maître se fut assis, elle se coucha fort paisiblement à ses côtés, et, le regardant au visage, elle faisait croire qu’elle était attentive à ce que disait le chevrier, lequel commença son histoire de la sorte :

Chapitre LI

Qui traite de ce que raconta le chevrier à tous ceux qui emmenaient don Quichotte


À trois lieues de ce vallon est un hameau, qui, bien que fort petit, est un des plus riches qu’il y ait dans tous ces environs. Là demeurait un laboureur, homme très-honorable, et tellement que, bien qu’il soit comme inhérent au riche d’être honoré, celui-là l’était plus encore pour sa vertu que pour ses richesses. Mais ce qui le rendait surtout heureux, à ce qu’il disait lui-même, c’était d’avoir une fille de beauté si parfaite, de si rare intelligence, de tant de grâce et de vertu, que tous ceux qui la voyaient s’étonnaient de voir de quelles merveilleuses qualités le ciel et la nature l’avaient enrichie. Toute petite, elle était belle ; et, grandissant toujours en attraits, à seize ans c’était un prodige de beauté. La renommée de ses charmes commença à s’étendre dans les villages voisins ; que dis-je, dans les villages ? elle arriva jusqu’aux villes éloignées ; elle pénétra jusque dans le palais des rois, et dans l’oreille de toutes sortes de gens, qui venaient de tous côtés la voir comme une chose surprenante, ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait soigneusement, et elle se gardait elle-même, car il n’y a ni serrures, ni cadenas, ni verrous, qui puissent garder une jeune fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du village que d’autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui, auquel il appartenait de disposer d’un si riche bijou, demeurait irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui le sollicitaient il en ferait le cadeau. J’étais du nombre, et vraiment, pour avoir de grandes espérances d’un bon succès, il me suffisait de savoir que le père savait qui j’étais, c’est-à-dire né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l’âge, riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de l’esprit.

Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités, fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté du père, auquel il semblait qu’avec l’un ou l’autre de nous deux, sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c’est ainsi que s’appelle la riche beauté qui m’a réduit à la misère), faisant réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût : chose digne d’être imitée de tous les parents qui ont des enfants à marier. Je ne dis pas qu’ils doivent les laisser choisir entre de mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit Léandra ; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux avec la grande jeunesse de sa fille, et d’autres paroles générales qui, sans l’obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon rival se nomme Anselme, et moi je m’appelle Eugène, afin que vous preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans cette tragédie, dont le dénoûment n’est pas encore venu, mais qui ne peut manquer d’être sanglant et désastreux.

À cette époque, il arriva dans notre village un certain Vincent de la Roca, fils d’un pauvre paysan de l’endroit, lequel Vincent revenait des Italies et d’autres pays où il avait servi à la guerre. Il n’avait pas plus d’une douzaine d’années quand il fut emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays, habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout historié de joyaux de verroteries et de chaînettes d’acier. Aujourd’hui il mettait une parure, demain une autre ; mais c’étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre valeur. Les gens de la campagne, qui sont naturellement malicieux, et plus que la malice même quand le loisir ne leur manque pas, notèrent et comptèrent point à point ses hardes et ses bijoux : ils trouvèrent que, de compte fait, il avait trois habillements de différentes couleurs, avec les bas et les jarretières ; mais il en faisant tant de mélanges et de combinaisons, que, si on ne les eût pas comptés, on aurait bien juré qu’il avait étalé à la file au moins dix paires d’habits et plus de vingt panaches. Et n’allez pas croire qu’il y ait de l’indiscrétion et du bavardage en ce que je vous conte de ses habits, car ils jouent un grand rôle dans cette histoire. Il s’asseyait sur un banc de pierre qui est sous le grand peuplier de la place, et il nous tenait tous la bouche ouverte, au récit des exploits qu’il se mettait à nous raconter. Il n’y avait pas de pays sur la terre entière qu’il n’eût vu, pas de bataille où il ne se fût trouvé. Il avait tué plus de Mores, à ce qu’il disait, que n’en contiennent Maroc et Tunis, et livré plus de combats singuliers que Gante y Luna, plus que Diégo Garcia de Parédès, plus que mille autres guerriers qu’il nommait ; et de tous ces combats il était sorti victorieux, sans qu’on lui eût tiré une seule goutte de sang. D’un autre côté, il nous montrait des marques de blessures auxquelles personne ne voyait rien, mais qu’il disait être des coups d’arquebuse reçus en diverses rencontres. Finalement, avec une arrogance inouïe, il tutoyait ses égaux et ceux même qui le connaissaient ; il disait que son bras était son père, et ses œuvres sa noblesse, et qu’en qualité de soldat il ne devait rien au roi lui-même. Il faut ajouter à ces impertinences qu’il était un peu musicien, et qu’il raclait d’une guitare, de façon qu’aucuns disaient qu’il la faisait parler. Mais ce n’est pas encore la fin de ses mérites : il était poëte par-dessus le marché, et de chaque enfantillage qui se passait au pays, il composait une complainte qui avait une lieue et demie d’écriture. Enfin donc, ce soldat que je viens de vous dépeindre, ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, ce musicien, ce poëte, fut maintes fois aperçu et regardé par Léandra, d’une fenêtre de sa maison qui donnait sur la place. Voilà que les oripeaux de ses riches uniformes la séduisent, que ses complaintes l’enchantent, et qu’elle donne pleine croyance aux prouesses qu’il rapportait de lui-même. Finalement, puisque le diable, sans doute, l’ordonnait de la sorte, elle s’amouracha de lui avant qu’il eût seulement senti naître la présomptueuse envie de la courtiser. Et comme, dans les affaires d’amour, il n’en est point qui s’arrange plus facilement que celle où provoque le désir de la dame, Léandra et Vincent se mirent bientôt d’accord. Avant qu’aucun des nombreux prétendants de la belle pût avoir vent de son projet, il était déjà réalisé ; elle avait quitté la maison de son cher et bien-aimé père (sa mère n’existe plus), et s’était enfuie du village avec le soldat, qui sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il s’appliquait la gloire.

L’événement surprit tout le village, et même tous ceux qui en eurent ailleurs connaissance. Je restai stupéfait, Anselme confondu, le père triste, les parents outragés, la justice éveillée, et les archers en campagne. On battit les chemins, on fouilla les bois ; et enfin, au bout de trois jours, on trouva la capricieuse Léandra dans le fond d’une caverne de la montagne, nue en chemise, et dépouillée de la somme d’argent et des précieux bijoux qu’elle avait emportés de chez elle. On la ramena devant son déplorable père, et là elle fut interrogée sur sa disgrâce. Elle avoua sans contrainte que Vincent de la Roca l’avait trompée ; que, sous le serment d’être son mari, il lui avait persuadé d’abandonner la maison de son père, lui promettant de la conduire à la plus riche et à la plus délicieuse ville de tout l’univers, qui est Naples ; qu’elle alors, imprudente et séduite, crut à ses paroles, et qu’après avoir volé son père, elle se livra au pouvoir du soldat la nuit même où elle avait disparu ; que celui-ci la mena au plus âpre de la montagne, et qu’il l’enferma où on l’avait trouvée. Elle conta alors comment le soldat, sans lui ôter l’honneur, l’avait dépouillée de tout ce qu’elle possédait, et, la laissant dans la caverne, avait disparu : événement qui redoubla la surprise de tout le monde.

Certes, seigneurs, il n’était pas facile de croire à la continence du jeune homme ; mais elle affirma et jura si solennellement qu’il ne s’était livré à nulle violence, que cela suffit pour consoler le désolé père, lequel ne regretta plus les richesses qu’on lui emportait, puisqu’on avait laissé à sa fille le bijou qui, une fois perdu, ne se retrouve jamais. Le même jour que Léandra fut ramenée, son père la fit disparaître à tous les regards ; il alla l’enfermer dans un couvent d’une ville qui est près d’ici, espérant que le temps affaiblirait la mauvaise opinion que sa fille avait fait naître sur son compte. La jeunesse de Léandra servit d’excuse à sa faute, du moins aux yeux des gens qui n’ont nul intérêt à la trouver bonne ou mauvaise ; pour ceux qui connaissaient son esprit et son intelligence éveillée, ils n’attribuèrent point son péché à l’ignorance, mais à sa légèreté et à l’inclination naturelle des femmes, qui est, la plupart du temps, au rebours de la sagesse et du bon sens.

Léandra une fois enfermée, les yeux d’Anselme devinrent aveugles, ou du moins n’eurent plus rien à voir qui leur causât du plaisir. Les miens restèrent aussi dans les ténèbres, sans aucune lumière qui leur montrât quelque chose d’agréable. En l’absence de Léandra, notre tristesse s’augmentait à mesure que s’épuisait notre patience ; nous maudissions les parures du soldat, nous détestions l’imprudence et l’aveuglement du père. Finalement, Anselme et moi nous tombâmes d’accord de quitter le village et de nous en venir à ce vallon. Il y fait paître une grande quantité de moutons qui sont à lui, et moi, un nombreux troupeau de chèvres qui m’appartient également, et nous passons la vie au milieu de ces arbres, tantôt donnant carrière à notre amoureuse passion, tantôt chantant ensemble les louanges ou le blâme de la belle Léandra, tantôt soupirant dans la solitude, et confiant nos plaintes au ciel insensible.

À notre imitation, beaucoup d’autres amants de Léandra sont venus se réfugier en ces âpres montagnes, et s’y adonner au même exercice que nous ; ils sont tellement nombreux, qu’on dirait que cet endroit est devenu la pastorale Arcadie[305], tant il est rempli de bergers et d’étables, et nulle part on ne cesse d’y entendre le nom de la belle Léandra. Celui-ci la charge de malédictions, l’appelle capricieuse, légère, évaporée ; celui-là lui reproche sa coupable facilité ; tel l’absout et lui pardonne ; tel la blâme et la condamne ; l’un célèbre sa beauté, l’autre maudit son humeur ; en un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l’adorent, et leur folie s’étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à personne, puisque son péché, comme je l’ai dit, fut connu avant son désir de le commettre. Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre, où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L’écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra ; Léandra, répètent les montagnes ; Léandra, murmurent les ruisseaux[306], et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. Parmi tous ces hommes en démence, celui qui montre à la fois le plus et le moins de jugement, c’est mon rival Anselme : ayant à se plaindre de tant de choses, il ne se plaint que de l’absence ; et, au son d’une viole dont il joue à ravir, en des vers où se déploient les grâces de son esprit, il se plaint en chantant. Moi, je suis un chemin plus commode et plus sage, à mon avis : celui de médire hautement de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de leur duplicité, de leurs promesses trompeuses, de leur foi violée, enfin du peu de goût et de tact qu’elles montrent en plaçant leurs pensées et leurs affections. Voilà, seigneurs, à quels propos me sont venues à la bouche les paroles que j’ai dites, en arrivant, à cette chèvre, qu’en sa qualité de femelle j’estime peu, bien que ce soit la meilleure de tout mon troupeau. Voilà l’histoire que j’ai promis de vous raconter. Si j’ai été trop long à la dire, je ne serai pas court à vous offrir mes services. Ici près est ma bergerie ; j’y ai du lait frais, du fromage exquis et des fruits divers non moins agréables à la vue que savoureux au goût[307].

Chapitre LII

Du démêlé qu’eut don Quichotte avec le chevrier, et de la surprenante aventure des pénitents blancs, qu’il termina glorieusement à la sueur de son front


L’histoire du chevrier fit grand plaisir à ceux qui l’avaient entendue. Le chanoine surtout en parut ravi. Il avait curieusement remarqué la manière dont s’était exprimé le conteur, beaucoup plus loin de paraître en son récit un rustique chevrier, que près de s’y montrer un élégant homme de cour. Aussi s’écria-t-il que le curé avait dit à bon droit que les bois et les montagnes nourrissent aussi des gens lettrés. Tout le monde fit compliment à Eugène. Mais celui qui se montra le plus libéral en offres de service, ce fut don Quichotte :

« Certes, lui dit-il, frère chevrier, si je me trouvais en position de pouvoir entreprendre quelque aventure, je me mettrais bien vite à l’œuvre pour vous en donner une bonne. J’irais tirer du couvent (où sans doute elle est contre son gré) votre belle Léandra, en dépit de l’abbesse et de tous ceux qui voudraient s’y opposer ; puis je la remettrais en vos mains, pour que vous fissiez d’elle tout ce qui vous semblerait bon, en gardant toutefois les lois de la chevalerie, qui ordonnent qu’à aucune damoiselle il ne soit fait aucune violence. Mais j’espère, avec l’aide de Dieu Notre Seigneur, que la force d’un enchanteur malicieux ne prévaudra pas toujours contre celle d’un autre enchanteur mieux intentionné. Je vous promets pour lors ma faveur et mon appui, comme l’exige ma profession, qui n’est autre que de prêter secours aux nécessiteux et aux abandonnés. »

Le chevrier regarda don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier, qui était à son côté :

« Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange mine et qui parle d’une si étrange façon ?

– Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseurs de torts, le soutien des damoiselles, l’effroi des géants et le vainqueur des batailles ?

– Cela ressemble fort, reprit le chevrier, à ce qu’on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci ; mais cependant je m’imagine, à part moi, ou que Votre Grâce s’amuse et raille, ou que ce galant homme a des chambres vides dans la tête.

– Vous êtes un grandissime faquin ! s’écria don Quichotte : c’est vous qui êtes le vide et le timbré ; et j’ai la tête plus pleine que ne le fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde. »

Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie, qu’il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n’entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient alentour, se jeta sur don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’étranglait, sans aucun doute, si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n’eût pris le chevrier par les épaules et ne l’eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s’y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut grimper sur l’estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le curé l’en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mît à son tour sous lui don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing, que le visage du pauvre chevalier n’était pas moins baigné de sang que le sien. Le chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient xi, xi, comme on fait aux chiens qui se battent[308]. Le seul Sancho Panza se désespérait, parce qu’il ne pouvait se débarrasser d’un valet du chanoine qui l’empêchait d’aller secourir son maître.

Enfin, pendant qu’ils étaient tous dans ces ravissements de joie, hormis les deux athlètes qui se gourmaient, ils entendirent tout à coup le son d’une trompette, si triste et si lugubre, qu’il leur fit tourner la tête du côté d’où venait le bruit. Mais celui qui s’émut le plus en l’entendant, ce fut don Quichotte, lequel, bien qu’il fût encore gisant sous le chevrier, fort contre son gré et plus qu’à demi moulu, lui dit aussitôt :

« Frère démon, car il n’est pas possible que tu sois autre chose, puisque tu as eu assez de forces pour dompter les miennes, je t’en prie, faisons trêve, seulement pour une heure ; il me semble que le son douloureux de cette trompette qui vient de frapper mes oreilles m’appelle à quelque aventure. »

Le chevrier, qui se lassait de battre et d’être battu, le lâcha bien vite, et don Quichotte, se remettant sur pied, tourna les yeux vers l’endroit où le bruit s’entendait. Il vit descendre sur la pente d’une colline un grand nombre d’hommes vêtus de robes blanches à la manière des pénitents[309]. Le cas est que, cette année, les nuages avaient refusé leur rosée à la terre, et dans tous les villages de la banlieue on faisait des processions et des rogations, pour demander à Dieu qu’il ouvrît les mains de sa miséricorde et les trésors de ses pluies. Dans cet objet, les habitants d’un hameau voisin venaient en procession à un saint ermitage qu’il y avait au sommet de l’un des coteaux de ce vallon.

Don Quichotte, qui vit les étranges costumes des pénitents, sans se rappeler les mille et une fois qu’il devait en avoir vu de semblables, s’imagina que c’était matière d’aventure, et qu’à lui seul, comme chevalier errant, il appartenait de l’entreprendre. Ce qui le confirma dans cette rêverie, ce fut de penser qu’une sainte image qu’on portait couverte de deuil était quelque haute et puissante dame qu’emmenaient par force ces félons discourtois. Dès que cette idée lui fut tombée dans l’esprit, il courut à toutes jambes rattraper Rossinante, qui était à paître, et, détachant de l’arçon le mors et la rondache, il le brida en un clin d’œil ; puis, ayant demandé son épée à Sancho, il sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et dit d’une voix haute à tous ceux qui le regardaient faire :

« À présent, vaillante compagnie, vous allez voir combien il importe qu’il y ait dans le monde des chevaliers professant l’ordre de la chevalerie errante ; à présent, dis-je, vous allez voir, par la délivrance de cette bonne dame que l’on emmène captive, si l’on doit faire estime des chevaliers errants. »

En disant ces mots, il serra les genoux aux flancs de Rossinante, puisqu’il n’avait pas d’éperons, et prenant le grand trot (car, pour le galop, on ne voit pas, dans tout le cours de cette véridique histoire, que Rossinante l’ait pris une seule fois), il marcha à la rencontre des pénitents. Le curé, le chanoine, le barbier essayèrent bien de le retenir, mais ce fut en vain. Il ne s’arrêtait pas davantage à la voix de Sancho, qui lui criait de toutes ses forces :

« Où allez-vous, seigneur don Quichotte ? Quels diables avez-vous donc dans le corps, qui vous excitent à vous révolter contre notre foi catholique ? Prenez garde, malheur à moi ! que c’est une procession de pénitents, et que cette dame qu’on porte sur un piédestal est la très-sainte image de la Vierge sans tache. Voyez, seigneur, ce que vous allez faire ; car, pour cette fois, on peut bien dire que vous n’en savez rien. »

Sancho se fatiguait vainement ; son maître s’était si bien mis dans la tête d’aborder les blancs fantômes et de délivrer la dame en deuil, qu’il n’entendit pas une parole, et, l’eût-il entendue, il n’en serait pas davantage retourné sur ses pas, même à l’ordre du roi. Il atteignit donc la procession, retint Rossinante, qui avait déjà grand désir de se calmer un peu, et, d’une voix rauque et tremblante, il s’écria :

« Ô vous qui, peut-être à cause de vos méfaits, vous couvrez le visage, faites halte, et écoutez ce que je veux vous dire. »

Les premiers qui s’arrêtèrent furent ceux qui portaient l’image, et l’un des quatre prêtres qui chantaient les litanies, voyant la mine étrange de don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tant d’autres circonstances risibles qu’il découvrit dans le chevalier, lui répondit :

« Seigneur frère, si vous voulez nous dire quelque chose, dites-le vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous ne pouvons nous arrêter pour rien entendre, à moins que ce ne soit si court qu’on puisse le dire en deux paroles.

– En une seule je le dirai, répliqua don Quichotte, et la voici : rendez à l’instant même la liberté à cette dame, dont les larmes et le triste aspect font clairement connaître que vous l’emmenez contre son gré, et que vous lui avez fait quelque notable outrage. Et moi, qui suis venu au monde pour redresser de semblables torts, je ne souffrirai pas que vous fassiez un pas de plus, avant de lui avoir rendu la liberté qu’elle désire et mérite. »

À ces propos, tous ceux qui les entendirent conçurent l’idée que don Quichotte devait être quelque fou échappé, et commencèrent à rire aux éclats. Mais ces rires mirent le feu à la colère de don Quichotte, lequel, sans dire un mot, tira son épée, et assaillit le brancard de la Vierge. Un de ceux qui le portaient, laissant la charge à ses compagnons, vint à la rencontre de don Quichotte, tenant à deux mains une fourche qui servait à soutenir le brancard dans les temps de repos. Il reçut sur le manche un grand coup de taille que lui porta don Quichotte et qui trancha la fourche en deux ; mais avec le tronçon qui lui restait dans la main, il assena un tel coup à don Quichotte sur l’épaule du côté de l’épée, côté que la rondache ne pouvait couvrir contre la force du manant, que le pauvre gentilhomme roula par terre en fort mauvais état.

Sancho Panza, qui, tout haletant, lui courait sur les talons, le voyant tomber, cria à l’assommeur de ne pas relever son gourdin, parce que c’était un pauvre chevalier enchanté qui n’avait fait de mal à personne en tous les jours de sa vie. Mais ce qui retint la main du manant, ce ne furent pas les cris de Sancho ; ce fut de voir que don Quichotte ne remuait plus ni pied ni patte. Croyant donc qu’il l’avait tué, il retroussa le pan de sa robe dans sa ceinture, et se mit à fuir à travers champs aussi vite qu’un daim. En cet instant, tous les gens de la compagnie de don Quichotte accouraient auprès de lui. Mais ceux de la procession, qui les virent approcher en courant, et derrière eux les archers avec leurs arbalètes, craignant quelque méchante affaire, formèrent tous le carré autour de la sainte image. Les chaperons bas, et empoignant, ceux-ci les disciplines, ceux-là les chandeliers, ils attendaient l’assaut, bien résolus à se défendre, et même, s’ils le pouvaient, à prendre l’offensive contre les assaillants. Mais la fortune arrangea mieux les affaires qu’on ne le pensait ; car Sancho ne fit autre chose que de se jeter sur le corps de son seigneur, et, le croyant mort, de commencer la plus douloureuse et la plus riante lamentation du monde. Le curé fut reconnu par un de ses confrères qui se trouvait dans la procession, et cette reconnaissance apaisa l’effroi réciproque des deux escadrons. Le premier curé fit en deux mots au second l’histoire de don Quichotte, et aussitôt toute la foule des pénitents accourut pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. Ils entendirent que Sancho, les larmes aux yeux, lui parlait ainsi :

« Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d’un seul coup de bâton la carrière de tes ans si bien employés ! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs méfaits ! ô libéral par-dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, tu m’avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots ! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d’outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu’on peut dire !… »

Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte rouvrit les yeux, et la première parole qu’il prononça fut celle-ci :

« Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de plus grandes misères. Aide-moi, ami Sancho, à me remettre sur le char enchanté ; je ne suis pas en état d’étreindre la selle de Rossinante, car j’ai cette épaule en morceaux.

– C’est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur, répondit Sancho ; et retournons à notre village, en compagnie de ces messieurs, qui veulent votre bien ; là, nous nous préparerons à faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de réputation.

– Tu parles d’or, Sancho, répliqua don Quichotte : ce sera grande prudence à nous de laisser passer la méchante influence des étoiles qui court en ce moment. »

Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à l’envi qu’il ferait très-sagement d’exécuter ce qu’il disait. Quand ils se furent amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent don Quichotte sur la charrette, comme il y était auparavant. La procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à l’ermitage ; le chevrier prit congé de tout le monde ; les archers ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur était dû ; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qui arriverait de don Quichotte, s’il guérissait de sa folie, ou s’il y persistait, et, quand il en eut reçu la promesse, il demanda la permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se divisa, et chacun s’en alla de son côté, laissant seuls le curé et le barbier, don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon Rossinante, qui gardait, à tout ce qu’il voyait faire, la même patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, arrangea don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route que le curé désigna.

Au bout de six jours, ils arrivèrent au village de don Quichotte. C’était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un dimanche, et tous les habitants étaient réunis sur la place que devait traverser la charrette de don Quichotte. Ils accoururent pour voir ce qu’elle renfermait, et, quand ils reconnurent leur compatriote, ils furent étrangement surpris. Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à bœufs. Ce fut une pitié d’entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets qu’elles se donnèrent, et les malédictions qu’elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent entrer don Quichotte par les portes de sa maison.

À la nouvelle du retour de don Quichotte, la femme de Sancho Panza accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour lui servir d’écuyer. Dès qu’elle vit Sancho, la première question qu’elle lui fit, ce fut si l’âne se portait bien. Sancho répondit que l’âne était mieux portant que le maître.

« Grâces soient rendues à Dieu, s’écria-t-elle, qui m’a fait une si grande faveur ! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères ; quelle jupe à la savoyarde m’apportez-vous ? et quels souliers mignons à vos enfants ?

– Je n’apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho ; mais j’apporte d’autres choses de plus de poids et de considération.

– J’en suis toute ravie, répliqua la femme ; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids ; je les veux voir pour qu’elles réjouissent ce pauvre cœur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence.

– Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent, soyez contente : car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d’une île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer.

– Que le ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça, des îles ? Je n’y entends rien.

– Le miel n’est pas pour la bouche de l’âne, répliqua Sancho ; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t’entendre appeler Votre Seigneurie par tous tes vassaux.

– Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d’îles et de seigneuries ? reprit Juana Panza (ainsi s’appelait la femme de Sancho, non qu’ils fussent parents, mais parce qu’il est d’usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris[310]).

– Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d’un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu’il n’y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d’être l’honnête écuyer d’un chevalier errant chercheur d’aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu’on trouve ne tournent pas si plaisamment que l’homme voudrait ; car, sur un cent que l’on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d’autres moulu ; mais, avec tout cela, c’est une jolie chose que d’attendre les aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts, en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, en s’hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d’écot, pas seulement l’aumône du diable. »

Pendant que ces entretiens occupaient Sancho Panza et Juana Panza sa femme, la gouvernante et la nièce de don Quichotte reçurent le chevalier, le déshabillèrent et l’étendirent dans son antique lit à ramages. Il les regardait avec des yeux hagards, et ne pouvait parvenir à se reconnaître. Le curé chargea la nièce d’avoir grand soin de choyer son oncle ; et, lui recommandant d’être sur le qui-vive, de peur qu’il ne leur échappât une autre fois, il lui conta tout ce qu’il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l’abîme les auteurs de tant de mensonges et d’impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie ; et c’est ce qui arriva justement comme elles l’avaient imaginé.

Mais l’auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu’il a mise à rechercher curieusement les exploits que fit don Quichotte à sa troisième sortie, n’a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu’il quitta sa maison, don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d’un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville[311], et qu’il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l’historien n’en put rien découvrir, et jamais il n’en aurait rien su, si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu’il disait, sous les fondations d’un antique ermitage qu’on abattait pour le rebâtir[312]. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture de don Quichotte lui-même, avec diverses épitaphes et plusieurs éloges de sa vie et ses mœurs. Les vers qu’on put lire et mettre au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d’esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment payé et satisfait, tellement qu’il s’enhardira à chercher et à publier d’autres histoires, sinon aussi véritables, au moins d’égale invention et d’aussi gracieux passe-temps[313].

Voici les premières paroles écrites en tête du parchemin qui se trouva dans la caisse de plomb[314] :

LES ACADÉMICIENS D’ARGAMASILLA[315], BOURG DE LA
MANCHE, SUR LA VIE ET LA MORT DU VALEUREUX
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE,
HOC SCRIPSERUNT.
LE MONICONGO[316], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE

Épitaphe

« Le cerveau brûlé qui para la Manche de plus de dépouilles que Jason de Crète ; le jugement qui eut la girouette pointue, quand elle aurait mieux fait d’être plate ;

« Le bras qui étendit sa force tellement au loin, qu’il atteignit du Catay à Gaëte ; la muse la plus effroyable et la plus discrète qui grava jamais des vers sur une table d’airain ;

« Celui qui laissa les Amadis à l’arrière-garde, et se soucia fort peu des Galaors, appuyé sur les étriers de l’amour et de la valeur ;

« Celui qui fit taire tous les Bélianis ; qui, sur Rossinante, erra à l’aventure, celui-là gît sous cette froide pierre. »

LE PANIAGUADO[317], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA,
IN LAUDEM DULCINAE DU TOBOSO

Sonnet

« Celle que vous voyez au visage hommasse, aux fortes épaules, à la posture fière, c’est Dulcinée, reine du Toboso, dont le grand don Quichotte fut épris.

« Pour elle, il foula l’un et l’autre flanc de la grande Montagne Noire, et la fameuse campagne de Montiel, jusqu’à la plaine herbue d’Aranjuez, à pied et fatigué,

« Par la faute de Rossinante. Oh ! quelle étoile influa sur cette dame manchoise et cet invincible chevalier errant ! Dans ses jeunes années,

« Elle cessa en mourant d’être belle, et lui, bien qu’il reste gravé sur le marbre, il ne put échapper à l’amour, aux ressentiments, aux fourberies. »

LE CAPRICHOSO[318], TRÈS-SPIRITUEL ACADÉMICIEN
D’ARGAMASILLA, À LA LOUANGE DE ROSSINANTE,
CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE

Sonnet

« Sur le superbe tronc diamanté que Mars foule de ses pieds sanglants, le frénétique Manchois arbore son étendard avec une vaillance inouïe.

« Il suspend les armes et le fin acier avec lequel il taille, il tranche, il éventre, il décapite. Nouvelles prouesses ! mais l’art invente un nouveau style pour le nouveau paladin.

« Si la Gaule vante son Amadis, dont les braves descendants firent mille fois triompher la Grèce, et étendirent sa gloire,

« Aujourd’hui, la cour où Bellone préside couronne don Quichotte, et la Manche insigne se glorifie plus que lui que la Grèce et la Gaule.

« Jamais l’oubli ne souillera ses gloires, car Rossinante même excède en gaillardise Brillador et Bayard. »

LE BURLADOR[319], ACADÉMICIEN ARGAMASILLESQUE,
À SANCHO PANZA

Sonnet

« Voilà Sancho Panza, petit de corps, mais grand en valeur. Miracle étrange ! ce fut bien l’écuyer le plus simple et sans artifice que vit le monde, je vous le jure et certifie.

« Il fut à deux doigts d’être comte, et il l’aurait été, si pour sa ruine, ne se fussent conjurées les impertinences du siècle vaurien, qui ne pardonnent pas même à un âne.

« C’est sur un âne (parlant par respect) que marchait ce doux écuyer, derrière le doux cheval Rossinante et derrière son maître.

« Ô vaines espérances des humains ! vous passez en promettant le repos, et vous vous perdez à la fin en ombre, en fumée, en songe. »

LE CACHIDIABLO[320], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE.

Épitaphe

« Ci-gît le chevalier bien moulu et mal errant que porta Rossinante par voies et par chemins.

« Gît également près de lui Sancho Panza le nigaud, écuyer le plus fidèle que vit le métier d’écuyer. »

DU TIQUITOC, ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DULCINÉE DU TOBOSO

Épitaphe

« Ici repose Dulcinée, que, bien que fraîche et dodue, la laide et épouvantable mort a changée en poussière et en cendre.

« Elle naquit de chaste race et se donna quelques airs de grande dame ; elle fut la flamme du grand don Quichotte, et la gloire de son village. »

Ces vers étaient les seuls qu’on pût lire. Les autres, dont l’écriture était rongée des vers, furent remis à un académicien pour qu’il les expliquât par conjectures. On croit savoir qu’il y est parvenu à force de veilles et de travail, et qu’il a l’intention de publier ces vers, dans l’espoir de la troisième sortie de don Quichotte.

Forse altri canterà con miglior plettro[321].



N0TES



[174] Malgré cet éloge des épisodes introduits dans la première partie du Don Quichotte, Cervantès en fait lui-même la critique, par la bouche du bachelier Samson Carrasco, dans la seconde partie, beaucoup plus sobre d’incidents étrangers.

[175] Espèce de casquette sans visière, dont se coiffent les paysans de la Manche et des Andalousies.

[176] Cervantès voulait probablement désigner le duc d’Osuna, et peut-être y avait-il un fond véritable à l’histoire de Dorothée.

[177] Pour Ganelon, voyez la note 17 du chap. I. Vellido est un chevalier castillan qui assassina le roi Sanche II au siége de Zamora, en 1073.

[178] Zulema est le nom d’une montagne au sud-ouest d’Alcala de Hénarès, au sommet de laquelle on a trouvé quelques ruines qu’on croit être celles de l’ancien Complutum. Cervantès consacre ici un souvenir à sa ville natale.

[179] En Espagne, on appelait ensalmo une manière miraculeuse de guérir les maladies, en récitant sur le malade certaines prières. Ce charme s’appelait ainsi (ensalmo), parce que les paroles sacramentelles étaient ordinairement prises dans les psaumes.

[180] Allusion à l’un des tours de maquignonnage des Bohémiens, qui, pour donner du train au mulet le plus lourd ou à l’âne le plus paresseux, leur versaient un peu de vif-argent dans les oreilles.

[181] Ce roman fut composé par Bernardo de Vargas ; il est intitulé : Les livres de don Cirongilio de Thrace, fils du noble roi Élesphron de Macédoine, tels que les écrivit Novarcus en grec, et Promusis en latin, Séville, 1545, in-folio.

[182] Voyez la note 37 du chap. VI.

[183] Gonzalo Fernandez de Cordova. Son histoire, sans nom d’auteur, fut imprimée à Saragosse en 1559.

[184] En 1469. Il mourut à Bologne en 1533.

[185] Voici comment la Chronique du Grand Capitaine raconte cette aventure : « Diégo Garcia de Parédès prit une épée à deux mains sur l’épaule… et se mit sur le pont du Garellano, que les Français avaient jeté peu auparavant, et, combattant contre eux, il commença à faire de telles preuves de sa personne, que jamais n’en firent de plus grandes en leur temps Hector, Jules César, Alexandre le Grand, ni d’autres anciens valeureux capitaines, paraissant réellement un autre Horatius Coclès, par sa résolution et son intrépidité. » (Chap. CVI.)

[186] À la fin de la Chronique du Grand Capitaine, se trouve un Abrégé de la vie et des actions de Diégo Garcia de Parédès (Breve suma de la vida y hechos de Diego Garcia de Paredes), écrit par lui-même, et qu’il signa de son nom.

[187] Mulierem fortem quis inveniet ? (Prov., cap. XXXI.)

[188] Périclès. (Voy. Plutarque, de la Mauvaise Honte.)

[189] Luigi Tansilo, de Nola, dans le royaume de Naples, écrivit le poëme des Larmes de saint Pierre (le Lagrime di San Pietro), pour réparer le scandale qu’avait causé son autre poëme licencieux intitulé : le Vendangeur (il Vendemmiatore). Le premier fut traduit en espagnol, d’abord partiellement, par le licencié Gregorio Hernandez de Velasco, célèbre traducteur de Virgile ; puis, complétement, par Fray Damian Alvarez. Toutefois, la version de la stance citée est de Cervantès.

[190] Allusion à l’allégorie que rapporte Arioste dans le XLIIe chant de son Orlando furioso, où Cervantès a pris l’idée de la présente nouvelle. Arioste avait emprunté lui-même l’histoire du vase d’épreuve au livre premier de Tristan de Léonais.

[191] Guzman d’Alfarache réduit tout ce raisonnement à peu de paroles : « Ma femme seule pourra m’ôter l’honneur, suivant l’opinion d’Espagne, en se l’ôtant à elle-même : car, puisqu’elle ne fait qu’une chose avec moi, mon honneur et le sien font un et non deux, comme nous ne faisons qu’une même chair. » (Livre II, chap. II.)

[192] Ce billet est littéralement conservé dans la comédie composée par don Guillen de Castro, sur le même sujet et sous le même titre que cette nouvelle.

[193] Cervantès a répété ce sonnet dans sa comédie intitulée la Casa de los zelos (la Maison de jalousie), au commencement de la seconde jornada ; ou plutôt c’est de cette comédie qu’il l’a pris pour l’introduire dans sa nouvelle.

[194] Voici, d’après un vers de Luis Barahona, dans son poëme des Larmes d’Angélique (Lagrimas de Angélica, canto IV), ce que signifient ces quatre SSSS :



Sabio, Solo, Solicito y Secreto,



qu’on peut traduire ainsi :



Spirituel, Seul, Soigneux et Sûr.

[195] Je laisse cette faute d’orthographe, qui se trouve aussi dans l’original (onesto pour honesto) ; une camériste n’y regarde pas de si près.

[196] Cervantès commet un anachronisme. Le Grand Capitaine, après avoir quitté l’Italie en 1507, mourut à Grenade en 1515. Lautrec ne parut à la tête de l’armée française qu’en 1527, lorsque le prince d’Orange commandait celle de Charles-Quint.

[197] On portait alors, surtout en voyage, des masques (antifaces) faits d’étoffe légère, et le plus souvent de taffetas noir.

[198] Lella, ou plutôt Étella, veut dire en arabe, d’après l’Académie espagnole, l’adorable, la divine, la bienheureuse par excellence. Ce nom ne se donne qu’à Marie, mère de Jésus. Zoraïda est un diminutif de zorath, fleur.

[199] Macange est un mot turc corrompu (angé mac), qui veut dire nullement, en aucune façon.

[200] Ainsi, au dire de don Quichotte, Cicéron, avec son adage cedant arma togœ, ne savait ce qu’il disait.

[201] Le mot letras, transporté de l’espagnol au français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de Cervantès, les lettres divines sont la théologie, et les lettres humaines, la jurisprudence, ce que l’on apprend dans les universités. Le mot letrado, qu’il met toujours en opposition du mot guerrero, signifie, non point un homme de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un homme de robe. En un mot, c’est la magistrature et ses dépendances qu’il oppose à l’armée.

[202] Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de l’Ecclésiaste (chap. IX) Et dicebam ego meliorem esse sapientiam fortitudine… Melior est sapientia quam arma bellica.

[203] Estudiante. C’est le nom qu’on donne indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à l’Église, à la magistrature, au barreau, et à toutes les professions lettrées.

[204] Aller à la soupe (andar a la sopa), se dit des mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain. La condition des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantès. On en voit un grand nombre, encore aujourd’hui, faire mieux que d’aller à la soupe : à la faveur du chapeau à cornes et du long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les cafés et dans les rues.

[205] Don Quichotte n’est pas le premier qui ait traité cette matière. L’Italien Francesco Bocchi avait publié à Florence, en 1580, un discours Sopra la lire delle armi e delle lettere ; et, précédemment, en 1549, l’Espagnol Juan Angel Gonzalez avait publié à Valence un livre latin sous ce titre : Pro equite contra litteras declamatio. Alia vice versa pro litteris contra equitem.

[206] On sait ce que veut dire avoir la manche large.

[207] Cervantès répète ici les imprécations de l’Arioste, dans le onzième chant de l’Orlando furioso :



Come trovasti, o scelerata e brutta

Invenzion, mai loco in uman core !

Per te la militar gloria è distrutta ;

Per te il mestier dell’ armi è senza honore ;

Per te è il valore e la virtù ridutta,

Che spesso par dei buono il rio migliore…

Che ben fu il più crudele, e il più di quanti

Mai furo al mondo ingegni empi e maligni

Chi immagino si abbominosi ordigni.

E crederò che Dio, perche vendetta

Ne sia in eterno, nel profondo chiuda

Del cieco abisso quella maladetta

Anima appresso al maladetto Giuda…

[208] Lope de Vega cite ainsi ce vieil adage, dans une de ses comédies (Dorotea, jorn. I, escena CLI) : Trois choses font prospérer l’homme : science, mer et maison du roi.

[209] Ce Diégo de Urbina était capitaine de la compagnie où Cervantès combattit à la bataille de Lépante.

[210] Cervantès parle de cette bataille en témoin oculaire, et l’on conçoit qu’il prenne plaisir à rapporter quelques détails de ses campagnes.

[211] Il s’appelait Aluch-Ali, dont les chrétiens ont fait par corruption Uchali. « Aluch, dit le P. Haedo, signifie, en turc, nouveau musulman, nouveau converti ou renégat ; ainsi ce n’est pas un nom, mais un surnom. Le nom est Ali, et les deux ensemble veulent dire le renégat Ali. » (Epitome de los reyes de Argel.)

[212] Uchali, dit Arroyo, attaqua cette capitane avec sept galères, et les nôtres ne purent la secourir, parce qu’elle s’était trop avancée au delà de la ligne de combat. Des trois chevaliers blessés, l’un était F. Piétro Giustiniano, prieur de Messine et général de Malte ; un autre, Espagnol, et un autre, Sicilien. On les trouva encore vivants, enterrés parmi la foule des morts. " (Relación de la santa Liga, fol. 67, etc.)

[213] Capitan-Pacha.

[214] Cervantès fit également cette campagne et celle de l’année 1573.

[215] On appelait ainsi les marins de l’Archipel grec.

[216] « Don Juan d’Autriche, dit Arroyo, marcha toute la nuit du 16 septembre 1572, pour tomber au point du jour sur le port de Navarin, où se trouvait toute la flotte turque, ainsi que l’en avaient informé les capitaines Luis de Acosta et Pero Pardo de Villamarin. Mais le chef de la chiourme, ajoute Aguilera, et les pilotes se trompèrent dans le calcul de l’horloge de sable, et donnèrent au matin contre une île appelée Prodano, à trois lieues environ de Navarin. De sorte qu’Uchali eut le temps de faire sortir sa flotte du port, et de la mettre sous le canon de la forteresse de Modon. »

[217] Au retour de leur captivité, Cervantès et son frère Rodrigo servirent sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, à la prise de l’île de Terceira sur les Portugais.

[218] Marco-Antonio Arroyo dit que ce capitan, appelé Hamet-Bey, petit-fils et non fils de Barberousse, « fut tué par un de ses esclaves chrétiens, et que les autres le mirent en pièces à coups de dents. » Geronimo Torrès de Aguilera, qui se trouva, comme Cervantès et comme Arroyo, à la bataille de Lépante, dit que « la galère d’Hamet-Bey fut conduite à Naples, et qu’en mémoire de cet événement, on la nomma la Prise. » (Cronica de varios sucesos.) Le P. Haedo ajoute que ce More impitoyable fouettait les chrétiens de sa chiourme avec un bras qu’il avait coupé à l’un d’eux. (Historia de Argel, fol. 123.)

[219] Muley-Hamida et Muley-Hamet étaient fils de Muley-Hassan, roi de Tunis. Hamida dépouilla son père du trône, et le fit aveugler en lui brûlant les yeux avec un bassin de cuivre ardent. Hamet, fuyant la cruauté de son frère, se réfugia à Palerme, en Sicile. Uchali et les Turcs chassèrent de Tunis Hamida, qui se fortifia dans la Goulette. Don Juan d’Autriche, à son tour, chassa les Turcs de Tunis, rappela Hamet de Palerme, le fit gouverneur de ce royaume, et remit le cruel Hamida entre les mains de don Carlos de Aragon, duc de Sesa, vice-roi de Sicile. Hamida fut conduit à Naples, où l’un de ses fils se convertit au christianisme. Il eut pour parrain don Juan d’Autriche lui-même, et pour marraine doña Violante de Moscoso, qui lui donnèrent le nom de don Carlos d’Autriche. Hamida en mourut de chagrin. (Torrès de Aguilera, p. 105 y sig. Bibliot. real, cod. 45, f. 531 y 558.)

[220] Don Juan d’Autriche fit élever ce fort, capable de contenir huit mille soldats, hors des murs de la ville, et près de l’île de l’Estagno, dont il dominait le canal. Il en donna le commandement à Gabrio Cervellon, célèbre ingénieur, qui l’avait construit. Ce fort fut élevé contre les ordres formels de Philippe II, qui avait ordonné la démolition de Tunis. Mais don Juan d’Autriche, abusé par les flatteries de ses secrétaires, Juan de Soto et Juan de Escovedo, eut l’idée de se faire couronner roi de Tunis, et s’obstina à conserver cette ville. Ce fut sans doute une des causes de la mort d’Escovedo, qu’Antonio Perez, le ministre de Philippe II, fit périr par ordre supérieur, comme il le confessa depuis dans la torture, et sans doute aussi de la disgrâce d’Antonio Perez, que ses ennemis accablèrent à la fin. (Torrès de Aguilera, f. 107 ; don Lorenzo Van-der-Hemmen, dans son livre intitulé Don Felipe el Prudente, f. 98 et 152.)

[221] Cette petite île de l’Estagno formait, d’après Ferreras, l’ancien port de Carthage. L’ingénieur Cervellon y trouva une tour antique, dont il fit une forteresse, en y ajoutant des courtines et des boulevards. (Aguilera, f. 122.)

[222] Gabrio Cervellon fut général de l’artillerie et de la flotte de Philippe II, grand prince de Hongrie, etc. Lorsqu’il fut pris à la Goulette, Sinan-Pacha le traita ignominieusement, lui donna un soufflet, et, malgré ses cheveux blancs, le fit marcher à pied devant son cheval jusqu’au rivage de la mer. Cervellon recouvra la liberté dans l’échange qui eut lieu entre les prisonniers chrétiens de la Goulette et de Tunis et les prisonniers musulmans de Lépante. Il mourut à Milan, en 1580.

[223] C’est le nom qu’on donnait alors aux Albanais.

[224] Le petit moine. – Le véritable nom de cet ingénieur, qui servit Charles-Quint et Philippe II, était Giacomo Paleazzo. Outre les constructions militaires dont parle ici Cervantès, il répara, en 1573, les murailles de Gibraltar, et éleva des ouvrages de défense au pont de Zuaro, en avant de Cadix. Ce fut son frère, Giorgio Paleazzo, qui traça le plan des fortifications de Mayorque, en 1583, et dirigea les travaux de la citadelle de Pampelune, en 1592.

[225] Le P. Haedo donne la même étymologie à son nom.

[226] Dans sa Topografia de Argel (chap. XXI), le P. Haedo lui donne le titre de Capitan des corsaires. « C’est, dit-il, une charge que confère le Grand Turc. Il y a un capitan des corsaires à Alger, un autre à Tripoli, et un troisième à Tunis. » Cet Uchali Fartax était natif de Licastelli, en Calabre. Devenu musulman, il se trouva, en 1560, à la déroute de Gelvès, où plus de 10 000 Espagnols restèrent prisonniers. Plus tard, étant roi ou dey d’Alger, il porta secours aux Morisques de Grenade, révoltés contre Philippe II. Nommé général de la flotte turque, en 1571, après la bataille de Lépante, il se trouva l’année suivante à Navarin, et mourut empoisonné en 1580.

[227] Les Espagnols le nomment Azanaga.

[228] Bagne (balio) signifie, d’après la racine arabe dont les Espagnols ont fait albañil (maçon), un édifice en plâtre. – La vie que menaient les captifs dans ces bagnes n’était pas aussi pénible qu’on le croit communément. Ils avaient des oratoires où leurs prêtres disaient la messe ; on y célébrait les offices divins avec pompe et en musique ; on y baptisait les enfants, et tous les sacrements y étaient administrés ; on y prêchait, on y faisait des processions, on y instituait des confréries, on y représentait des autos sacramentales, la nuit de Noël et les jours de la Passion ; enfin, comme le remarque Clémencin, les prisonniers musulmans n’avaient certes pas autant de liberté en Espagne, ni dans le reste de la chrétienté. (Gomez de Losada, Escuela de trabajos y cautiverio de Argel, lib. II, cap. XLVI y sig.)

[229] Ce maître du captif était Vénitien, et s’appelait Andreta. Il fut pris étant clerc du greffier d’un navire de Raguse. S’étant fait Turc, il prit le nom d’Hassan-Aga, devint élamir, ou trésorier d’Uchali, lui succéda dans le gouvernement d’Alger, puis dans l’emploi de général de la mer, et mourut, comme lui, empoisonné par un rival qui le remplaça. (Haedo, Historia de Argel, fol. 89.)

[230] Ce tel de Saavedra est Cervantès lui-même. Voici comment le P. Haedo s’exprime sur son compte : « Des choses qui se passèrent dans ce souterrain pendant l’espace de sept mois que ces chrétiens y demeurèrent, ainsi que de la captivité et des exploits de Miguel de Cervantès, on pourrait écrire une histoire particulière. » (Topografia, fol. 184.) Quant au captif qui raconte ici sa propre histoire, c’est le capitaine Ruy Perez de Viedma, esclave, comme Cervantès, d’Hassan-Aga, et l’un de ses compagnons de captivité.

[231] Zalemas.

[232] Le P. Haedo, dans sa Topografia et dans son Epitome de los reyes de Argel, cite souvent cet Agi-Morato, renégat slave, comme un des plus riches habitants d’Alger.

[233] Il se nommait Morato Raez Maltrapillo. Ce fut ce renégat, ami de Cervantès, qui le sauva du châtiment et peut-être de la mort, quand il tenta de s’enfuir, en 1579. Haedo cite à plusieurs reprises ce Maltrapillo.

[234] Cette esclave s’appelait Juana de Renteria. Cervantès parle d’elle dans sa comédie los Baños de Argel, dont le sujet est aussi l’histoire de Zoraïde. Le captif don Lope demande au renégat Hassem : « Y a-t-il par hasard, dans cette maison, quelque renégate ou esclave chrétienne ? » Hassem. « Il y en avait une, les années passées, qui s’appelait Juana, et dont le nom de famille était, à ce que je crois bien, de Renteria. » Lope. « Qu’est-elle devenue ? » Hassem. « Elle est morte. C’est elle qui a élevé cette Moresque dont je vous parlais. C’était une rare matrone, archive de foi chrétienne, etc. » (Jornada I.)

[235] Prière, oraison.

[236] Cervantès dit, dans sa comédie de los Baños de Argel (jornada III), que cette fille unique d’Agi-Morato épousa Muley-Maluch, qui fut fait roi de Fez en 1576. C’est ce que confirment le P. Haedo, dans son Epitome, et Antonio de Herrera, dans son Historia de Portugal.

[237] Bab-Azoun veut dire porte des troupeaux de brebis. Le P. Haedo, dans sa Topografia, dit au chapitre VI : « En descendant quatre cents pas plus bas, est une autre porte principale, appelée Bab-Azoun, qui regarde entre le midi et le levant. C’est par là que sortent tous les gens qui vont aux champs, aux villages et aux douars (aduares) des Mores. » Alger, comme on voit, n’avait point changé depuis la captivité de Cervantès. -- NOTE DU WEMASTER: Bab Azzoune existe toujours

[238] Ce projet de Zoraïde est précisément celui qu’imagina Cervantès, quand son frère Rodrigo se racheta pour lui envoyer ensuite une barque sur laquelle il s’enfuirait avec les autres chrétiens : ce qu’il tenta vainement de faire en 1577.

[239] Ceci est une allusion à l’aventure de la barque qui vint chercher, en 1577, Cervantès et les autres gentilshommes chrétiens qui étaient restés cachés dans un souterrain pour s’enfuir en Espagne.

[240] Cet arrangement de l’achat d’une barque fut précisément celui que fit Cervantès, en 1579, non pas avec Maltrapillo, mais avec un autre renégat nommé le licencié Giron.

[241] Tagarin veut dire de la frontière. On donnait ce nom aux Mores venus de l’Aragon et de Valence. On appelait, au contraire, Mudejares, qui signifie de l’intérieur, les Mores venus de l’Andalousie. (Haedo, Topografia, etc. Luis del Marmol, Descripcion de Africa, etc.)

[242] Ce marchand s’appelait Onofre Exarque. Ce fut lui qui procura l’argent pour acheter la barque où Cervantès devait s’enfuir avec les autres chrétiens, en 1579.

[243] Sargel, ou Cherchel, est situé sur les ruines d’une cité romaine qui s’appelait, à ce qu’on suppose, Julia Caesarea. C’était, au commencement du seizième siècle, une petite ville d’environ trois cents feux, qui fut presque dépeuplée lorsque Barberousse se rendit maître d’Alger. Les Morisques, chassés d’Espagne en 1610, s’y réfugièrent en grand nombre, attirés par la fertilité des champs, et y établirent un commerce assez considérable, non-seulement de figues sèches, mais de faïence, d’acier et de bois de construction. Le port de Sargel, qui pouvait contenir alors vingt galères abritées, fut comblé par le sable et les débris d’édifices, dans le tremblement de terre de 1738.

[244] Voyez la note 239 du chap. XL.

[245] C’est la langue franque. Le P. Haedo s’exprime ainsi dans la Topografia (chap. XXIX) : « La troisième langue qu’on parle à Alger est celle que les Mores et les Turcs appellent franque. C’est un mélange de diverses langues chrétiennes, et d’expressions qui sont, pour la plupart, italiennes ou espagnoles, et quelquefois portugaises, depuis peu. Comme à cette confusion de toutes sortes d’idiomes se joint la mauvaise prononciation des Mores et des Turcs, qui ne connaissent ni les modes, ni les temps, ni les cas, la langue franque d’Alger n’est plus qu’un jargon semblable au parler d’un nègre novice nouvellement amené en Espagne. »

[246] C’est-à-dire de l’Albanais Mami. Il était capitan de la flotte où servait le corsaire qui fit Cervantès prisonnier, et « si cruelle bête, dit Haedo, que sa maison et ses vaisseaux étaient remplis de nez et d’oreilles qu’il coupait, pour le moindre motif, aux pauvres chrétiens captifs. » Cervantès fait encore mention de lui dans la Galatée et d’autres ouvrages.

[247] Le zoltani valant 40 aspres d’argent, ou presque 2 piastres fortes d’Espagne, c’était environ 15 000 francs.

[248] Bagarins, de bahar, mer, signifie matelots. « Les Mores des montagnes, dit Haedo, qui vivent dans Alger, gagnent leur vie, les uns en servant les Turcs ou de riches Mores ; les autres, en travaillant aux jardins ou aux vignes, et quelques-uns en ramant sur les galères et les galiotes ; ceux-ci, qui louent leurs services, sont appelés bagarinès. » (Topografia, cap. II.)

[249] Commandant d’un bâtiment algérien.

[250] Nazaréens.

[251] Kava est le nom que donnent les Arabes à Florinde, fille du comte Julien. Voici ce que dit, sur ce promontoire, Luis del Marmol, dans sa Description general de Africa (lib. IV, cap. XLIII), après avoir parlé des ruines de Césarée : « Là sont encore debout les débris des deux temples antiques…, dans l’un desquels est un dôme très-élevé, que les Mores appellent Cobor rhoumi, ce qui veut dire sépulcre romain ; mais les chrétiens, peu versés dans l’arabe, l’appellent Cava rhouma, et disent fabuleusement que là est enterrée la Cava, fille du comte Julien… À l’est de cette ville, est une grande montagne boisée, que les chrétiens appellent de la mauvaise femme, d’où l’on tire, pour Alger, tout le bois de construction des navires. » Cette montagne est probablement le cap Cajinès.

[252] On sait que les musulmans sont iconoclastes, et qu’ils proscrivent, comme une idolâtrie, toute espèce de représentation d’êtres animés.

[253] L’aventure du captif est répétée dans la comédie los Baños de Argel, et Lope de Vega l’a introduite également dans celle intitulée los Cautivos de Argel. Cervantès la donne comme une histoire véritable, et termine ainsi la première de ces pièces : « Ce conte d’amour et de doux souvenir se conserve toujours à Alger, et l’on y montrerait encore aujourd’hui la fenêtre et le jardin… »

[254] La charge d’auditeur aux chancelleries et audiences, en Espagne, répondait à celle de conseiller au parlement parmi nous.

[255] Rui, abrévation, pour Rodrigo.

[256] Pilote d’Énée.



Surgit Palinurus, et omnes

Explorat ventos…,

Sidera cuncta notat tacito labentia cœlo.

(AEn., lib. III.)

[257] Clara y luciente estrella ; jeu de mots sur le nom de Clara.

[258] Il n’y avait point encore de vitres en verre à Madrid, même dans la maison d’un auditeur.

[259] Tergeminamque Hecaten, tria virginis ora Dianae.

(VIRGILE.)

[260] Le Pénée était précisément un fleuve de Thessalie ; il arrosait la vallée de Tempé.

[261] Comme le bon sens de Roland, qu’Astolphe rapporta de la lune.

[262] La garrucha. On suspendait le patient, en le chargeant de fers et de poids considérables, jusqu’à ce qu’il eût avoué son crime.

[263] Allá van leyes do quieren reyes. « Ainsi vont les lois, comme le veulent les rois. « Cet ancien proverbe espagnol prit naissance, au dire de l’archevêque Rodrigo Ximenès de Rada (lib. VI, cap. XXV), lors de la querelle entre le rituel gothique et le rituel romain, qui fut vidée, sous Alphonse VI, par les diverses épreuves du jugement de Dieu, même par le combat en champ clos.

[264] Orlando furioso, canto XXVII.

[265] Les règlements de la Sainte-Hermandad, rendus à Torrelaguna, en 1485, accordaient à ses archers (cuadrilleros) une récompense de trois mille maravédis quand ils arrêtaient un malfaiteur dont le crime emportait peine de mort ; deux mille, quand celui-ci devait être condamné à des peines afflictives, et mille, quand il ne pouvait encourir que des peines pécuniaires.

[266] L’aventure des archers s’est passée dans le chapitre précédent, et le chapitre suivant porte le titre qui conviendrait à celui-ci : De l’étrange manière dont fut enchanté don Quichotte, etc. Cette coupe des chapitres, très-souvent inexacte et fautive, et ces interversions de titres que l’Académie espagnole a corrigées quelquefois, proviennent sans doute de ce que la première édition de la première partie du Don Quichotte se fit en l’absence de l’auteur, et sur des manuscrits en désordre.

[267] La comédie que composa don Guillen de Castro, l’auteur original du Cid, sur les aventures de don Quichotte, et qui parut entre la première et la seconde partie du roman de Cervantès, se termine par cet enchantement et cette prophétie.



Dans sa comédie, Guillen de Castro introduisait les principaux épisodes du roman, mais avec une légère altération. Don Fernand était fils aîné du duc, et Cardénio un simple paysan ; puis, à la fin, on découvrait qu’ils avaient été changés en nourrice, ce qui rendait le dénoûment plus vraisemblable, car don Fernand, devenu paysan, épousait la paysanne Dorothée, et la grande dame Luscinde épousait Cardénio, devenu grand seigneur.

[268] Voir la note 264 mise au titre du chapitre précédent.

[269] Elle est, en effet, de Cervantès, et parut, pour la première fois, dans le recueil de ses Nouvelles exemplaires, en 1613. On la trouvera parmi les Nouvelles de Cervantès dont j’ai publié la traduction.

[270] Gaspar Cardillo de Villalpando, qui se distingua au concile de Trente, est l’auteur d’un livre de scolastique, fort estimé dans son temps, qui a pour titre : Sumas de las súmulas. Alcala, 1557.

[271] Pline, Apulée, toute l’antiquité, ont placé les gymnosophistes dans l’Inde. Mais don Quichotte pouvait se permettre quelque étourderie.

[272] On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le maestre Rodrigo de Santaella. Séville, 1518.

[273] Comme Le Tasse, dans la description des enchantements d’Ismène et d’Armide.

[274] Cervantès donnait son opinion sur ce dernier point bien avant la querelle que fit naître Télémaque.

[275] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola, qui a mieux réussi, comme son frère Bartolomé, dans la poésie lyrique que sur le théâtre. L’Isabella et l’Alexandra ont été publiées dans le sixième volume du Parnaso español de don Juan Lopez Sedano. La Filis est perdue.

[276] L’Ingratitude vengée (la Ingratitud vengada) est de Lope de Vega ; la Numancia, de Cervantès lui-même ; le Marchand amoureux (el Mercador amante), de Gaspard de Aguilar, et l’Ennemie favorable (la Enemiga favorable), du chanoine Francisco Tarraga.

[277] Enfant au premier acte et barbon au dernier,

(BOILEAU.)



comme cela se voit dans plusieurs pièces de Lope de Vega, Urson y Valentin, los Porceles de Murcia, el primer Rey de Castilla, etc.

[278] Peu s’en faut qu’il n’en soit ainsi dans plusieurs comédies du même Lope de Vega, el nuevo mundo descubierto por Cristo val Colon, el rey Bamba, las Cuentas del grand Capitan, la Doncella Teodor, etc.

[279] Lope de Vega fit mieux encore dans la comédie la Limpieza no manchada (la Pureté sans tache). On y voit le roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l’université de Salamanque.

[280] Ou Autos sacramentales. Lope de Vega en a fait environ quatre cents : San Francisco, san Nicolas, san Agustin, san Roque, san Antonio, etc.

[281] Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge des théâtres étrangers. À son époque, les Italiens n’avaient guère que la Mandragore et les pièces du Trissin ; la scène française était encore dans les langes, Corneille n’avait point paru ; la scène allemande était à naître, et Shakespeare, le seul grand auteur dramatique de l’époque, ne se piquait assurément guère de cette régularité classique qui permettait aux étrangers d’appeler barbares les admirateurs de Lope de Vega.

[282] Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega, contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa critique du théâtre espagnol. À l’époque où parut la première partie du Don Quichotte, Lope de Vega n’avait pas encore composé le quart des dix-huit cents comédies de capa y espada qu’a écrites sa plume infatigable.



Il faut observer aussi qu’à la même époque le théâtre espagnol ne comptait encore qu’un seul grand écrivain. C’est depuis qu’ont paru Calderon, Moreto, Alarcon, Tirso de Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière eux les contemporains de Cervantès.

[283] Premier comte de Castille, dans le dixième siècle.

[284] Le Cid n’était pas de Valence, mais des environs de Burgos, en Castille. Cervantès le nomme ainsi parce qu’il prit Valence sur les Almoravides, en 1094.

[285] Guerrier qui se distingua à la prise de Séville par saint Ferdinand, en 1248.

[286] Ce n’est point du poëte que Cervantès veut parler, quoiqu’il fût également de Tolède, et qu’il eût passé sa vie dans les camps : c’est d’un autre Garcilaso de la Vega, qui se rendit célèbre au siége de Grenade par les rois catholiques, en 1491. On appela celui-ci Garcilaso de l’Ave Maria, parce qu’il tua en combat singulier un chevalier more qui portait, par moquerie, le nom d’Ave Maria sur la queue de son cheval.

[287] Autre célèbre guerrier de la même époque.

[288] L’histoire de Floripe et de sa tour flottante, où l’on donna asile à Guy de Bourgogne et aux autres pairs, est rapportée dans les Chroniques des douze pairs de France.

[289] Le pont de Mantible, sur la rivière Flagor (sans doute le Tage), était formé de trente arches de marbre blanc, et défendu par deux tours carrées. Le géant Galafre, aidé de cent Turcs, exigeait des chrétiens, pour droit de passage, et sous peine de laisser leurs têtes aux créneaux du pont, trente couples de chiens de chasse, cent jeunes vierges, cent faucons dressés, et cent chevaux enharnachés ayant à chaque pied un marc d’or fin. Fiérabras vainquit le géant. (Histoire de Charlemagne, chap. XXX et suiv.)

[290] Comme les Juifs le Messie, ou les Portugais le roi don Sébastien.

[291] L’histoire de ce cavalier fut écrite d’abord en italien, dans le cours du treizième siècle, par le maestro Andréa, de Florence ; elle fut traduite en espagnol par Alonzo Fernandez Aleman, Séville, 1548.

[292] Le Saint-Grial, ou Saint-Graal, est le plat où Joseph d’Arimathie reçut le sang de Jésus-Christ, quand il le descendit de la croix pour lui donner la sépulture. La conquête du Saint-Grial par le roi Artus et les chevaliers de la Table-Ronde est le sujet d’un livre de chevalerie, écrit en latin, dans le douzième siècle, et traduit depuis en espagnol, Séville, 1500.

[293] Les histoires si connues de Tristan de Léonais et de Lancelot du Lac furent également écrites en latin, avant d’être traduites en français par ordre du Normand Henri II, roi d’Angleterre, vers la fin du douzième siècle. Ce fut peu de temps après que le poëte Chrétien de Troyes fit une imitation en vers de ces deux romans.

[294] Écrite à la fin du douzième siècle par le troubadour provençal Bernard Treviez, et traduite en espagnol par Félipe Camus, Tolède, 1526.

[295] Cette trompe fameuse s’entendait, au rapport de Dante et de Boyardo, à deux lieues de distance.

[296] Pierre de Beaufremont, seigneur de Chabot-Charny.

[297] Ou plutôt Ravestein.

[298] Juan de Merlo, Pedro Barba, Gutierre Quixada, Fernando de Quevara, et plusieurs autres chevaliers de la cour du roi de Castille Jean II, quittèrent en effet l’Espagne, en 1434, 35 et 36, pour aller dans les cours étrangères rompre des lances en l’honneur des dames. On peut consulter sur ces pèlerinages chevaleresques la Cronica del rey don Juan el IIe, cap. CCLV à CCLXVII.

[299] Suero de Quiñones, chevalier léonais, fils du grand bailli (merinomayor) des Asturies, célébra, en 1434, sur le pont de l’Orbigo, à trois lieues d’Astorga, des joutes fameuses qui durèrent trente jours. Accompagné de neuf autres mantenedores, ou champions, il soutint la lice contre soixante-huit conquistadores, ou aventuriers, venus pour leur disputer le prix du tournoi. La relation de ces joutes forme la matière d’un livre de chevalerie, écrit par Fray Juan de Pineda, sous le titre de Paso honroso, et publié à Salamanque en 1588.

[300] Cronica del rey don Juan el IIe, cap. CM.

[301] La Historia Caroli Magni, attribuée à l’archevêque Turpin, et dont on ignore le véritable auteur, fut traduite en espagnol et considérablement augmentée par Nicolas de Piamonte, qui fit imprimer la sienne à Séville, en 1528.

[302] Malgré l’affirmation du chanoine, rien n’est moins sûr que l’existence de Bernard del Carpio ; elle est niée, entre autres, par l’exact historien Juan de Ferreras.

[303] L’altercation a commencé dans le chapitre précédent, de même que l’entretien entre don Quichotte et Sancho, qui lui sert de titre, avait commencé dans le chapitre antérieur. Faut-il attribuer ces transpositions à la négligence du premier éditeur, ou bien à un caprice bizarre de Cervantès ? À voir la même faute tant de fois répétée, je serais volontiers de ce dernier avis.

[304] Virgile avait dit des Champs-Élysées :



Largior hic campos aether et lumine vestit

Purpureo.

(AEn., lib. VI.)

[305] Allusion au poëme de Giacobo Sannazaro, qui vivait à Naples vers 1500. L’Arcadia fut célèbre en Espagne, où l’on en fit plusieurs traductions.

[306] On ne s’attendait guère à trouver dans le conte du chevrier une imitation de Virgile :



Formosam resonare doces Amaryllida silvas.

[307] Autre imitation de Virgile, qui termine ainsi sa première églogue :



Sunt nobis mitia poma,

Castaneae molles, et pressi copia lactis.

[308] Voilà un passage tout à fait indigne de Cervantès, qui se montre toujours si doux et si humain ; il y fait jouer au curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il tombe justement dans le défaut qu’il a reproché depuis à son plagiaire Fernandez de Avellaneda. Il n’y a point de semblable tache dans la seconde partie du Don Quichotte.

[309] Les processions de pénitents (disciplinantes), qui donnaient lieu à toutes sortes d’excès, furent défendues, en Espagne, à la fin du règne de Charles III.

[310] Dans le reste de l’Espagne, les femmes mariées conservaient et conservent encore leurs noms de filles.



Cervantès, dans le cours du Don Quichotte, donne plusieurs noms à la femme de Sancho. Il l’appelle, au commencement de la première partie, Mari-Gutierrez ; à présent, Juana Panza ; dans la seconde partie, il l’appellera Teresa Cascajo ; puis une autre fois, Mari-Gutierrez, puis Teresa Panza. C’est, en définitive, ce dernier nom qu’il lui donne.

[311] Il y avait alors à Saragosse une confrérie, sous le patronage de saint Georges, qui célébrait, trois fois par an, des joutes qu’on appelait justas dei arnes. (Ger. de Urrea, Dialogo de la verdadera honra militar.)

[312] Garcia Ordoñez de Montalvo, l’auteur de Las sergas de Esplandian, dit, en parlant de son livre : « Par grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, qu’on trouva sur la terre dans un ermitage près de Constantinople, et fut porté en Espagne par un marchand hongrois, dans une écriture et un parchemin si vieux, que ce fut à grand’peine que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » La Chronique d’Amadis de Grèce fut également trouvée « dans une caverne qu’on appelle les palais d’Hercule, enfermée dans une caisse d’un bois qui ne se corrompt point, parce que, quand l’Espagne fut prise par les Mores, on l’avait cachée en cet endroit ».

[313] Cervantès ne pensait point alors à publier une seconde partie du Don Quichotte.

[314] Je demande pardon pour la traduction des sonnets et des épitaphes qui suivent. Que pouvait-on faire d’une poésie ridicule à dessein ?

[315] Au temps de Cervantès, on commençait à peine à instituer des académies dans les plus grandes villes de l’Espagne, Madrid, Séville, Valence. En placer une à Argamasilla, c’était une autre moquerie contre ce pauvre village dont il ne voulait pas se rappeler le nom. Cervantès donne aux académiciens d’Argamasilla des surnoms ou sobriquets, comme c’était l’usage dans les académies italiennes.

[316] Issu du Congo.

[317] Mot formé de pan y agua, pain et eau ; c’est de ce nom qu’on appelle les commensaux, les parasites, les gens auxquels on fait l’aumône de la nourriture.

[318] Le capricieux.

[319] Le moqueur.

[320] Nom de guerre d’un fameux renégat, corsaire d’Alger, et l’un des officiers de Barberousse, qui, sous le règne de Charles-Quint, fit plusieurs descentes sur les côtes de Valence.

[321] Orlando furioso, canto XXX. – Cervantès répète et traduit ce vers à la fin du premier chapitre de la seconde partie :

 

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