BIBLIOBUS Littérature française

LIVRE 7°

CHAPITRE I.

Le printemps s’était montré dans toute sa splendeur ; un orage précoce, qui avait menacé tout le jour, fondit sur les montagnes ; la pluie descendit dans la plaine ; le soleil reparut dans tout son éclat, et, sur le fond grisâtre, se dessinait l’arc magnifique. Wilhelm, à cheval, avançait de ce côté, et contemplait avec mélancolie le brillant phénomène.

« Ah ! se disait-il, les plus belles couleurs de la vie ne doivent-elles donc nous apparaitre que sur un fond ténébreux ? Et faut-il une pluie de larmes pour que nous soyons enchantés ? Un jour serein est comme un jour nébuleux, si nous le contemplons sans être émus ; et qu’est-ce qui peut nous émouvoir, si ce n’est l’espérance que les penchants de notre cœur ne resteront pas sans objet ? Nous sommes émus au récit d’une bonne action ; nous sommes émus à la vue d’un objet harmonieux ; nous sentons alors que nous ne sommes pas tout à fait en terre étrangère ; il nous semble que nous approchons d’une patrie, vers laquelle prend l’essor, avec impatience, la plus intime, la meilleure partie de nous-mêmes. »

Sur ces entrefaites, un piéton atteignit Wilhelm, se joignit à lui, en marchant à grands pas à côté de son cheval, et dit au cavalier, après quelques paroles insignifiantes :

« Si je ne me trompe, je dois vous avoir déjà vu quelque part.

— Je me rappelle aussi votre personne, répondit Wilhelm. N’avons-nous pas fait ensemble une joyeuse promenade sur l’eau ?

— Fort bien, » répliqua le piéton.

Wilhelm l’observa plus attentivement, et lui dit, après un instant de silence :

« Je ne sais quel changement s’est fait dans votre personne ; je vous pris alors pour un pasteur de campagne luthérien, et maintenant vous me semblez plutôt un prêtre catholique.

— Aujourd’hui du moins vous ne vous trompez pas, reprit l’inconnu, en ôtant son chapeau et laissant voir sa tonsure. Qu’est devenue votre société ? Êtes-vous resté longtemps encore avec elle ?

— Plus longtemps que je n’aurais dû, car, hélas ! quand je réfléchis au temps que j’ai passé avec ces gens, j’ai l’impression d’un vide immense : il ne m’en est rien resté.

— Vous êtes dans l’erreur ; tout ce qui nous arrive laisse des traces ; tout contribue imperceptiblement à notre éducation : mais il est dangereux de vouloir s’en rendre compte ; nous en devenons orgueilleux et négligents, ou timides et découragés, et, pour la suite, l’un est aussi fâcheux que l’autre. Le plus sûr est toujours de se borner à faire ce qui est le plus pressant, et c’est maintenant, poursuivit-il avec un sourire, de gagner promptement le lieu de notre destination. »

Wilhelm s’informa de la distance du château de Lothaire.

« Il est derrière la montagne, répondit le prêtre. Peut-être vous y trouverai-je, poursuivit-il : j’ai auparavant quelques affaires dans le voisinage. Adieu, jusque-là. »

En disant ces mots, il prit un sentier escarpé, qui paraissait abréger le passage de la montagne.

« Il a raison, se dit Wilhelm en poursuivant sa route, on doit songer au plus pressé, et, pour moi, il n’est rien qui le soit plus que le triste message dont je dois m’acquitter. Voyons si j’ai bien tout entier dans la mémoire le discours qui doit confondre ce cruel ami. »

Il se mit à répéter ce chef-d’œuvre ; pas une syllabe ne lui manqua ; plus sa mémoire le servait bien, plus il sentait croître sa passion et son courage. Les souffrances et la mort d’Aurélie se retraçaient vivement dans son esprit.

« Ombre de mon amie, s’écria-t-il, plane autour de moi, et, s’il est possible, donne-moi un signe que tu es satisfaite, que tu es apaisée ! »

Avec ces discours et ces pensées, il était arrivé sur le haut de la montagne, et il vit, de l’autre côté, sur le penchant, un singulier édifice, qui lui sembla aussitôt la demeure de Lothaire. Un vieux château irrégulier, avec quelques tours et quelques pignons, en avait été la partie primitive, mais les nouvelles constructions qu’on y avait ajoutées étaient encore plus irrégulières : élevées, les unes tout auprès, les autres à quelque distance, elles tenaient au bâtiment principal par des galeries et des passages couverts. Toute symétrie extérieure, tout effet architectural semblait sacrifié aux besoins et à la commodité intérieure. On ne voyait pas une trace de remparts et de fossés, et tout aussi peu de jardins d’ornement et de grandes allées. Les potagers et les vergers s’avançaient jusqu’aux bâtiments, et, dans les intervalles même, on avait établi de petits jardins à légumes. Un joli village se voyait à quelque distance ; champs et jardins paraissaient dans le meilleur état.

Wilhelm, plongé dans ses réflexions passionnées, cheminait sans faire beaucoup d’attention à ce qu’il voyait ; il laissa son cheval dans une auberge, et se rendit, non sans émotion, au château.

Un vieux domestique le reçut à la porte, et l’informa, avec beaucoup de bonhomie, qu’il lui serait difficile de voir monsieur ce jour-là ; que le baron avait beaucoup de lettres à écrire et avait déjà renvoyé plusieurs de ses hommes d’affaires. Wilhelm insista ; le vieillard finit par céder et alla l’annoncer. Il revint, et conduisit Wilhelm dans une grande et vieille salle. Là, il le pria de prendre patience, parce que monsieur se ferait peut-être attendre encore quelque temps. Wilhelm, agité, marchait en long et en large, et jetait quelques regards sur les chevaliers et les nobles dames, dont les gothiques portraits étaient pendus aux murailles. Il répétait le début de son discours, qui lui parut parfaitement à sa place en présence de ces cuirasses et de ces fraises. Chaque fois qu’il entendait quelque bruit, il se mettait en posture, afin de recevoir son adversaire avec dignité, de lui présenter la lettre et de l’attaquer ensuite avec les armes du reproche.

Il s’y était déjà trompé plusieurs fois, et il commençait à se sentir de fort mauvaise humeur, lorsqu’enfin il vit s’avancer, par une porte latérale, un bel homme, en redingote fort simple et en bottes.

« Quelle bonne nouvelle m’apportez-vous ! dit-il à Wilhelm, d’une voix amicale. Excusez-moi de vous avoir fait attendre. » En disant ces mots, il pliait une lettre, qu’il tenait à la main. Wilhelm lui remit, non sans embarras celle d’Aurélie et lui dit :

« Je vous apporte les derniers adieux d’une amie : vous ne les lirez pas sans émotion. »

Lothaire prit la lettre et retourna aussitôt dans son cabinet, et, comme Wilhelm put très bien le voir par la porte ouverte, il mit encore à plusieurs lettres l’adresse et le cachet, puis il ouvrit et lut celle d’Aurélie. Il sembla la parcourir plusieurs fois. Wilhelm sentait bien que son discours pathétique ne cadrait pas avec un accueil si simple, mais il fit un effort sur lui-même, il s’avança brusquement sur le seuil, et il allait commencer sa harangue, quand une portière s’ouvrit dans le cabinet, et l’ecclésiastique parut.

« Je reçois la plus étrange dépêche du monde, s’écria Lothaire en allant à lui. Excusez-moi, monsieur, poursuivit-il en s’adressant à Wilhelm, mais je ne saurais m’entretenir avec vous dans ce moment. Vous passerez la nuit chez nous : abbé, veillez, je vous prie, à ce que notre hôte ne manque de rien. » À ces mots, Lothaire salua Wilhelm ; l’abbé le prit par la main et l’entraîna malgré lui.

Ils suivirent en silence de mystérieux corridors et arrivèrent dans une chambre fort jolie. Le prêtre l’y introduisit et l’y laissa sans autres excuses. Bientôt après, parut un jeune garçon, à l’air éveillé, qui s’annonça comme étant à ses ordres ; il lui servit à souper, et, tout en le servant, il lui donna quelques détails sur les usages de la maison, sur les repas, les travaux, les plaisirs, ajoutant beaucoup de choses à la louange de Lothaire.

Si agréable que fût ce jeune garçon, Wilhelm le congédia bientôt : il désirait être seul, car il se sentait dans un état de gêne et d’angoisse. Il se faisait des reproches d’avoir si mal accompli son dessein, de n’avoir rempli son message qu’à moitié ; tantôt il se proposait de réparer sa négligence le lendemain ; tantôt il sentait que la présence de Lothaire le disposait à de tout autres sentiments. La maison où il se trouvait était aussi pour lui un sujet de surprise : il ne se reconnaissait plus dans cette situation nouvelle. Il voulut se coucher et ouvrit son portemanteau. Parmi les choses dont il avait besoin, il en tira le voile, que Mignon avait placé dans ses effets. Cet objet augmenta sa disposition mélancolique. « Fuis, jeune homme ! fuis ! s’écria-t-il. Que signifient ces mystérieuses paroles ? Que fuir ? Où fuir ? Le spectre aurait dû me crier plutôt : Rentre en toi-même ! »

Il considéra les gravures anglaises qui décoraient la chambre. Il promena sur la plupart des regards indifférents ; enfin il en vit une qui représentait un naufrage. Un père, avec ses deux filles, d’une grande beauté, attendait la mort, dont les flots le menaçaient. Une des dames avait quelque ressemblance avec l’amazone. Notre ami fut saisi d’une inexprimable pitié ; il ne put résister au besoin de soulager son cœur ; il fondit en larmes, et le sommeil put seul mettre un terme à son émotion.

Vers le matin, il fit des rêves singuliers. Il se voyait dans un jardin, qu’il avait souvent visité dans son enfance, et il reconnaissait avec plaisir les allées, les haies, les parterres de fleurs ; Marianne vint au-devant de lui ; il lui parlait avec tendresse, sans souvenir d’aucune brouillerie. Puis son père vint à eux, en habit de maison, avec un air familier, qui ne lui était pas ordinaire ; il dit à son fils d’aller chercher deux chaises dans le pavillon ; il prenait Marianne par la main et la conduisait sous un berceau. Wilhelm courut au pavillon, mais il le trouva entièrement vide ; seulement il vit Aurélie à la fenêtre en face de la porte ; il s’approcha d’elle pour lui adresser la parole, mais elle ne tournait point la tête, et, quoiqu’il se fût placé près d’elle, il ne pouvait voir son visage. Il regarda par la fenêtre, et vit, dans un autre jardin, plusieurs personnes réunies, dont il reconnut aussitôt quelques-unes. Mme Mélina était assise sous un arbre, et jouait avec une rose qu’elle tenait à la main ; Laërtes était auprès d’elle, et comptait des pièces d’or d’une main dans l’autre. Mignon et Félix étaient couchés sur le gazon, Mignon étendue sur le dos, Félix, la face contre terre. Philine parut et battit des mains sur la tête des enfants ; Mignon resta immobile, Félix se leva en sursaut et s’enfuit devant Philine. D’abord il riait en courant, tandis qu’elle le poursuivait ; puis il poussa des cris d’angoisse, quand le joueur de harpe le suivit gravement à grands pas. L’enfant courait droit à un étang ; Wilhelm courait après lui, mais il arriva trop tard.

Félix était dans l’eau ! Lui-même il semblait avoir pris racine à sa place. Soudain il vit, sur l’autre bord de l’étang, la belle amazone : elle tendait à l’enfant la main droite, et marchait le long du bord. Félix traversa l’étang et courut droit à elle, et, à mesure qu’elle marchait, il la suivait ; enfin elle lui tendait la main et le tirait hors de l’étang. Sur l’entrefaite, Wilhelm s’était approché ; l’enfant était tout en flammes, et des gouttes de feu tombaient de son corps. L’angoisse de notre ami redoublait, mais l’amazone détacha soudain de sa tête un voile blanc, dont elle couvrit l’enfant : le feu s’éteignit aussitôt. Quand elle releva le voile, deux enfants s’en échappèrent, qui se mirent à sauter et jouer gaiement ensemble, tandis que Wilhelm, donnant la main à l’amazone, parcourait le jardin avec elle, et voyait au loin son père et Marianne se promener dans une allée de grands arbres, qui paraissait entourer tout l’espace. Il dirigeait ses pas de leur côté et il traversait le jardin avec sa belle compagne, quand tout à coup le blond Frédéric se présenta sur le chemin, et les arrêta, avec de grands éclats de rire et mille espiègleries. Ils voulaient néanmoins poursuivre leur chemin ; Wilhelm pressait sa marche, et courait vers les deux autres promeneurs ; son père et Marianne parurent prendre la fuite devant lui. Il n’en courait que plus fort, et il crut voir les fugitifs prendre le vol pour disparaître par la grande allée. La nature et l’amour l’invitaient à les secourir, mais la main de l’amazone le retenait. Et que volontiers il se laissait retenir !

Au milieu de ces sensations diverses, il s’éveilla, et vit sa chambre déjà éclairée par un brillant soleil.

CHAPITRE II.

Wilhelm fut averti par le jeune garçon que le déjeuner était servi. Il trouva l’abbé dans la salle et apprit de lui que Lothaire était sorti à cheval. L’abbé parlait peu, et semblait rêveur. Il demanda des détails sur la mort d’Aurélie, et il écouta avec intérêt le récit de Wilhelm.

« Ah ! s’écria-t-il, celui qui se représente vivement quelle suite infinie d’opérations sont nécessaires à l’art et à la nature, pour former et développer la créature humaine ; celui qui prend lui-même toute la part qu’il peut à l’éducation de ses frères, pourrait tomber dans le désespoir, quand il voit avec quelle témérité l’homme se détruit souvent et s’expose souvent à se détruire, avec ou sans crime. Lorsque j’y songe, la vie même semble un don si fragile, que je dois louer quiconque ne l’estime pas plus que de raison. »

À peine avait-il parlé, que la porte s’ouvrit avec violence ; une jeune dame s’élança dans la chambre, et repoussa le vieux serviteur, qui voulait lui fermer le passage. Elle courut droit à l’abbé, et, le saisissant par le bras, elle lui dit avec effort, d’une voix entrecoupée par les sanglots :

« Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? C’est une abominable trahison ! Avouez !… Je sais ce qui se passe. Je veux le suivre. Je veux savoir où il est.

— Calmez-vous, mon enfant, dit l’abbé avec une tranquillité affectée. Venez dans votre chambre ; vous saurez tout ; mais il faut que vous soyez en état d’écouter ce que j’ai à vous dire.

Il lui présenta la main, dans la pensée de l’emmener.

« Je n’irai pas dans ma chambre, s’écria-t-elle. Je hais les murs entre lesquels vous me tenez depuis si longtemps captive. Et pourtant j’ai tout appris ; le colonel l’a défié ; il est sorti à cheval, pour aller joindre son adversaire, et peut-être dans cet instant même… J’ai cru quelquefois entendre des coups de feu. Faites atteler et menez-moi auprès de lui, ou je remplirai toute la maison, tout le village, de mes cris. »

Elle courut éplorée à la fenêtre ; l’abbé la retenait et cherchait vainement à la calmer. On entendit le bruit d’une voiture : la dame ouvrit brusquement la fenêtre.

« Il est mort, s’écria-t-elle : on le ramène.

— Il descend de voiture ! dit l’abbé, vous voyez bien qu’il est vivant.

— Il est blessé, répliqua-t-elle avec violence ; autrement il reviendrait à cheval. On le soutient : il est dangereusement blessé. »

Elle s’élança vers la porte, et courut au bas de l’escalier ; l’abbé courait sur ses pas et Wilhelm les suivit. Il fut témoin de l’accueil que la jeune femme fit à son bien-aimé.

Lothaire s’appuyait sur son compagnon, que Wilhelm reconnut aussitôt pour son ancien protecteur Jarno ; le blessé parlait fort tendrement à la dame inconsolable, et, en s’appuyant sur elle, il monta lentement les degrés ; il salua Wilhelm, puis on le mena dans son cabinet.

Peu de temps après, Jarno reparut et vint rejoindre Wilhelm.

« Vous êtes, lui dit-il, prédestiné, je pense, à trouver partout la comédie et les comédiens. Dans ce moment, nous jouons un drame qui n’est pas fort gai.

— Je me félicite, lui répondit Wilhelm, de vous retrouver dans ce fâcheux moment. J’étais saisi, effrayé, mais votre présence me calme et me rassure. Dites-moi, le cas est-il dangereux ? Le baron est-il grièvement blessé ?

— Je ne crois pas, » répondit-il.

Quelques moments après, le jeune chirurgien sortit de la chambre.

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? lui dit Jarno.

— Que c’est fort grave, » répliqua-t-il, en replaçant dans sa trousse quelques instruments.

Wilhelm considéra le ruban qui pendait à la trousse, et il crut le reconnaître. Des couleurs vives, tranchantes, un dessin bizarre, des fils d’or et d’argent, formant des figures singulières, distinguaient ce ruban de tous les rubans du monde. Wilhelm fut persuadé qu’il avait devant les yeux la trousse du vieux chirurgien qui l’avait pansé dans la forêt, et l’espérance de trouver, après un si long temps, la trace de son amazone traversa son cœur comme une flamme.

« D’où vous vient cette trousse ? s’écria-t-il. À qui appartenait-elle avant vous ? Je vous en prie, dites-le-moi.

— Je l’ai achetée à l’enchère. Que m’importe à qui elle appartenait ? »

En disant ces mots, le chirurgien s’éloigna et Jarno dit :

« Ce jeune homme ne dira-t-il jamais un mot de vérité ?

— Ce n’est donc pas à l’enchère qu’il a acheté cette trousse ?

— Tout aussi peu qu’il est vrai que Lothaire soit en danger. »

Wilhelm restait plongé dans des réflexions diverses ; Jarno lui demanda comment il avait vécu depuis leur séparation. Wilhelm raconta en gros son histoire, et, lorsque enfin il en fut venu à la mort d’Aurélie et à son message, Jarno s’écria :

« C’est étrange ! C’est bien étrange ! »

L’abbé sortit de la chambre, et fit signe à Jarno d’aller prendre sa place, puis il dit à Wilhelm :

« Le baron vous fait prier de rester au château ; de vous joindre à ses amis pendant quelques jours, et de vouloir bien contribuer à le distraire, dans la situation où il se trouve. Si vous avez besoin d’écrire chez vous, veuillez préparer votre lettre sur-le-champ. Et, pour vous expliquer la singulière aventure dont vous êtes témoin, je dois vous dire ce qui du reste n’est pas un secret : le baron avait lié avec une dame une petite intrigue, qui faisait un peu trop de bruit, parce que la belle voulait jouir trop vivement du triomphe qu’elle avait remporté sur une rivale. Par malheur, au bout de quelque temps, le baron ne trouva plus auprès de sa nouvelle conquête le même attrait ; il l’évita ; mais elle, avec son caractère violent, elle ne put supporter la chose de sang-froid. Ils en vinrent, dans un bal, à une rupture ouverte ; elle se prétendit outrageusement offensée et demanda vengeance. Aucun chevalier ne se présenta pour prendre sa défense ; enfin son mari, dont elle était séparée depuis longtemps, apprit l’affaire et défia le baron, qu’il vient de blesser, mais j’apprends que le colonel lui-même s’en est encore plus mal tiré. »

Depuis ce moment notre ami fut traité dans le château comme un membre de la famille.

CHAPITRE III.

On faisait quelquefois des lectures au malade ; Wilhelm lui rendait avec plaisir ce petit service. Lydie ne quittait pas le chevet de Lothaire, tout absorbée par les soins qu’elle lui donnait. Un jour il parut lui-même préoccupé, et pria le lecteur de s’arrêter.

« Je sens bien vivement aujourd’hui, dit-il, avec quelle folie l’homme laisse le temps lui échapper. Que de projets n’ai-je pas formés ! que de méditations ! et comme on hésite à exécuter ses meilleurs desseins ! J’ai relu les projets de changements que je veux faire dans mes domaines, et, je puis le dire, c’est surtout pour cela que je me réjouis que la balle n’ait pas pris un chemin plus dangereux. »

Lydie le regarda tendrement ; elle avait les larmes aux yeux, comme pour lui demander si elle-même, si ses amis, ne concouraient pas à lui faire aimer la vie. Jarno, de son côté, dit à Lothaire :

« Des changements comme ceux que vous méditez doivent être examinés sous toutes les faces, avant qu’on les mette à exécution.

— Les longues réflexions, répliqua Lothaire, prouvent d’ordinaire qu’on ne connaît pas bien l’affaire dont il s’agit, les actions précipitées, qu’on ne la connaît pas du tout. Je vois très clairement qu’à beaucoup d’égards, les services de mes vassaux me sont indispensables dans l’exploitation de mes domaines, et que je dois tenir avec rigueur à certains droits ; en revanche, je vois aussi que d’autres prérogatives me sont, il est vrai, avantageuses, mais non absolument nécessaires, en sorte que j’en puis abandonner quelque part à mes vassaux. Tout abandon n’est pas une perte. Ne fais-je pas valoir mes biens beaucoup mieux que mon père ? N’augmenterai-je pas beaucoup encore mes revenus ? Et cette prospérité croissante, dois-je seul en jouir ? Celui qui travaille avec moi et pour moi, ne dois-je pas lui faire sa part des avantages que nous procurent le développement des lumières et les progrès du siècle ?

— L’homme est fait comme cela, dit Jarno, et je ne saurais me blâmer, si je me surprends aussi dans les mêmes fantaisies. L’homme veut tout s’approprier, afin de pouvoir en disposer à son gré ; l’argent qu’il ne dépense pas lui-même lui semble rarement bien employé.

— Fort bien, répliqua Lothaire ; nous pourrions nous passer d’une partie des capitaux, si nous savions user moins capricieusement des intérêts.

— La seule chose que j’aie à vous rappeler, dit Jarno, et pour laquelle je ne puis vous conseiller de faire aujourd’hui même les changements qui vous coûteront du moins des pertes momentanées, c’est que vous avez encore des dettes qui vous pressent. Je vous conseillerais de différer vos plans jusqu’à ce qu’elles soient complètement acquittées.

— Et pendant ce temps une balle, une tuile, viendront peut-être anéantir pour jamais les résultats de ma vie et de mes travaux ! Ô mon ami, c’est le défaut principal des hommes civilisés de sacrifier tout à une idée, et de faire peu de chose ou rien pour la réalité. Pourquoi ai-je fait des dettes ? pourquoi me suis-je brouillé avec mon oncle ? pourquoi ai-je laissé si longtemps mes frères et mes sœurs sans appui, si ce n’est pour une idée ? Je croyais déployer mon activité en Amérique ; je croyais être utile et nécessaire au delà des mers ; si une action n’était pas environnée de mille dangers, elle ne me paraissait ni importante ni méritoire : comme je vois aujourd’hui les choses autrement ! et comme ce qui me touche de plus près est devenu cher et précieux pour moi !

— Je me rappelle fort bien, répondit Jarno, la lettre que vous m’envoyâtes encore d’outre-mer. Vous me disiez : « Je retournerai, et, dans ma maison, dans mon verger, au milieu des miens, je dirai : Ici ou nulle part l’Amérique ! »

— Oui, mon ami, et je le redis encore, et pourtant je me reproche d’être ici moins actif que là-bas. Pour rester dans une situation fixe, égale, uniforme, il ne faut que de la raison, et nous parvenons en effet à être raisonnables, si bien que nous ne voyons plus les sacrifices extraordinaires que chacun de ces jours monotones réclame de nous, ou, si nous les voyons, nous trouvons mille excuses pour ne pas les faire. Un homme raisonnable est beaucoup pour lui-même : c’est peu de chose pour le genre humain.

— Ne disons pas trop de mal de la raison, reprit Jarno, et reconnaissons que l’extraordinaire est le plus souvent déraisonnable.

— Oui, sans doute, parce que les hommes font les choses extraordinaires extra ordinem. Mon beau-frère, par exemple, donne à la communauté des frères moraves tout ce qu’il peut aliéner de sa fortune, et croit assurer par là le salut de son âme. S’il avait sacrifié une faible partie de ses revenus, il aurait pu rendre heureux beaucoup de gens, et faire, pour lui et pour eux, de cette terre un paradis. Rarement l’activité accompagne le sacrifice : nous renonçons sur-le-champ à ce que nous abandonnons. Ce n’est pas avec résolution, c’est avec désespoir que nous renonçons à nos biens. Depuis quelques jours, je l’avoue, j’ai sans cesse le comte devant les yeux, et je suis fermement résolu à faire par conviction ce qu’il a fait sous l’impulsion d’une inquiète folie. Je ne veux pas attendre ma guérison. Voici les papiers ; il ne reste plus qu’à les mettre au net. Prenez les avis du bailli ; notre hôte ne nous refusera pas les siens. Vous savez aussi bien que moi mes intentions : que je vive ou que je meure, je n’y veux rien changer et je veux dire : Ici ou nulle part la communauté morave ! »

Quand Lydie entendit son amant parler de la mort, elle se prosterna devant son lit, se jeta dans ses bras et versa des larmes amères. Le chirurgien entra ; Jarno remit les papiers à Wilhelm et obligea Lydie de s’éloigner.

Quand notre ami se trouva seul dans le salon avec Jarno, il lui dit avec transport :

« Au nom du ciel, qu’ai-je entendu ? Quel est ce comte, qui se retire chez les frères moraves ?

— Vous le connaissez fort bien : vous êtes le fantôme qui l’a jeté dans les bras de la dévotion ; vous êtes le mauvais sujet qui réduit sa charmante femme à trouver supportable de suivre son mari.

— Et c’est la sœur de Lothaire ?

— Elle-même.

— Et Lothaire sait…

— Il sait tout.

— Oh ! laissez-moi fuir ! Comment me montrer devant lui ? Que peut-il dire !

— Que personne ne doit jeter la pierre aux autres ; que personne ne doit composer de longs discours pour confondre les gens, à moins de commencer par les débiter devant son miroir.

— Quoi, vous savez aussi !…

— Et bien d’autres choses encore, répondit Jarno en souriant ; mais, cette fois, je ne vous laisserai pas échapper aussi facilement. Au reste, vous n’avez plus à craindre de trouver en moi un racoleur : je ne suis plus soldat, et, même comme soldat, je n’aurais pas dû non plus vous inspirer ce soupçon. Depuis que je ne vous ai vu, les choses ont bien changé. Après la mort de mon prince, mon unique ami et bienfaiteur, je me suis retiré du monde et de toutes les affaires mondaines. J’encourageais volontiers ce qui était raisonnable ; si je trouvais quelque chose absurde, je ne m’en cachais pas, et l’on ne cessait de déclamer contre mon humeur inquiète et ma mauvaise langue. Le vulgaire ne redoute rien tant que la raison ; c’est la sottise qu’il devrait redouter, s’il comprenait ce qui est redoutable. Mais la raison est incommode, et il faut s’en débarrasser ; la sottise n’est que nuisible, et l’on peut la prendre en patience. À la bonne heure ! J’ai de quoi vivre, et je vous communiquerai mon plan. Vous y prendrez part, si cela vous convient. Mais dites-moi vos aventures. Je le vois, je le sens, vous aussi, vous êtes changé. Qu’est devenue votre ancienne fantaisie de faire quelque chose de beau et de bon avec une troupe de bohémiens.

— Je suis assez puni ! dit Wilhelm : ne me rappelez pas d’où je viens et où je vais. On parle beaucoup du théâtre, mais qui n’a pas été sur les planches ne peut s’en faire une idée. On n’imagine pas à quel point ces gens s’ignorent eux-mêmes, comme ils font leur métier sans réflexion, comme leurs prétentions sont sans bornes. Chacun veut être, je ne dis pas le premier, mais l’unique ; chacun exclurait volontiers tous les autres, et ne voit pas qu’il produit à peine quelque effet avec leur concours ; chacun se croit une merveilleuse originalité, et ne saurait s’accommoder que de la routine ; avec cela, une inquiétude, un besoin continuel de nouveauté. Avec quelle passion ils agissent les uns contre les autres ! Et c’est le plus misérable amour-propre, le plus étroit égoïsme, qui seuls peuvent les rapprocher. De procédés mutuels, il n’en est pas question ; une éternelle défiance est entretenue par de secrètes perfidies et de scandaleux discours ; qui ne vit pas dans la débauche est un sot. Chacun prétend à l’estime la plus absolue ; chacun est blessé du moindre blâme. Il savait tout cela mieux que personne ! Et pourquoi donc a-t-il fait toujours le contraire ? Toujours nécessiteux et toujours sans confiance, il semble que rien ne les effraye comme la raison et le bon goût, et qu’ils n’aient rien plus à cœur que de maintenir la royale prérogative de leur bon plaisir. »

Wilhelm reprenait haleine pour continuer sa litanie, quand Jarno l’interrompit par un grand éclat de rire.

« Ces pauvres comédiens ! s’écria-t-il, et il se jeta dans un fauteuil et riait encore. Ces honnêtes comédiens ! Mais savez-vous, mon ami, poursuivit-il, quand il se fut un peu calmé, que vous avez décrit, non pas le théâtre, mais le monde, et que je m’engage à vous trouver, dans toutes les conditions, assez de personnages et d’actions qui méritent vos terribles coups de pinceau ? Pardon, vous me faites rire, de croire ces belles qualités reléguées sur les planches. »

Wilhelm se mordit les lèvres ; car le rire immodéré et intempestif de Jarno l’avait blessé, et, reprenant la parole :

« Vous trahissez, dit-il, votre misanthropie, quand vous affirmez que ces vices sont universels.

— Et vous montrez votre ignorance du monde, quand vous imputez si hautement ces phénomènes au théâtre. Véritablement, je pardonne au comédien tous les défauts qui naissent de l’amour-propre et du désir de plaire ; car, s’il ne paraît quelque chose et à lui-même et aux autres, il n’est rien. Son métier est de paraître ; il doit mettre à haut prix l’approbation du moment, car c’est toute sa récompense ; il doit chercher à briller, car il n’est pas là pour autre chose.

— Permettez du moins, dit Wilhelm, que je sourie à mon tour : je n’aurais jamais cru qu’il vous fût possible d’être si équitable, si indulgent.

— Non, en vérité, c’est là mon opinion sérieuse et bien méditée. Je pardonne au comédien tous les défauts de l’homme, je ne pardonne à l’homme aucun défaut du comédien. Ne me faites pas entonner mes complaintes sur ce sujet, elles feraient plus de bruit que les vôtres. »

Le chirurgien sortit du cabinet, et, Jarno lui ayant demandé comment le blessé se trouvait, il répondit d’un air vif et gracieux :

« Très bien ! très bien ! J’espère le voir bientôt complètement rétabli. »

Puis il sortit, d’un pas leste, sans attendre les questions de Wilhelm, qui ouvrait déjà la bouche pour lui demander encore une fois, et d’une manière plus pressante, des explications au sujet de la trousse. Le désir d’avoir quelques nouvelles de son amazone lui fit prendre confiance en Jarno ; il lui découvrit son secret et le pria de venir à son aide.

« Vous savez tant de choses, lui dit-il, ne pourriez-vous aussi découvrir celle-là ? »

Jarno réfléchit un moment, puis il dit à son jeune ami :

« Soyez tranquille et ne laissez plus rien paraître. Nous parviendrons à découvrir la trace de la belle. Maintenant l’état de Lothaire m’inquiète ; le cas est dangereux : je l’augure à la gaieté et à l’assurance du chirurgien. Je voudrais avoir déjà renvoyé Lydie, car elle n’est bonne à rien ici ; mais je ne sais comment m’y prendre. Notre vieux docteur, je l’espère, viendra ce soir, et nous en parlerons. »

CHAPITRE IV.

Le médecin arriva. C’était le bon vieux petit docteur que nous connaissons, et auquel nous devons la communication de l’intéressant manuscrit. Il se hâta de visiter le blessé, et ne parut nullement satisfait de son état. Il eut ensuite avec Jarno une longue conversation ; mais ils ne laissèrent rien paraître le soir à souper. Wilhelm le salua très affectueusement, et lui demanda des nouvelles de son joueur de harpe.

« Nous avons toujours l’espérance de guérir ce malheureux, répondit le médecin.

— Cet homme était un triste supplément à votre bizarre et pauvre ménage, dit Jarno. Qu’est-il devenu, dites-moi ? »

Après que Wilhelm eut satisfait le désir de Jarno, le docteur poursuivit en ces termes :

« Je n’ai jamais vu une disposition d’esprit plus étrange. Depuis nombre d’années, il n’a pas pris le moindre intérêt à rien d’extérieur ; à peine a-t-il rien remarqué : incessamment replié sur lui-même, il n’observait que son moi, vide et creux, qui lui paraissait comme un abîme sans fond. Combien il nous attendrissait, quand il parlait de ce fâcheux état ! « Je ne vois rien devant moi, rien derrière moi, disait-il, qu’une vaste nuit, au milieu de laquelle je me trouve dans la plus affreuse solitude ; il ne me reste aucun sentiment que celui de mon crime, qui même ne se montre que de loin derrière moi, comme un horrible fantôme. Mais je ne sens ni hauteur, ni profondeur, rien en avant, rien en arrière ; aucune parole ne peut rendre cet état, toujours le même. Quelquefois je m’écrie avec ardeur, dans l’angoisse de cette indifférence : Éternité ! éternité ! Et ce mot étrange, incompréhensible, est clair et lumineux, auprès des ténèbres de mon état. Aucun rayon d’une divinité ne m’apparait dans cette nuit ; je verse toutes mes larmes avec moi-même et pour moi-même. Rien ne m’est plus douloureux que l’amour et l’amitié ; car eux seuls ils éveillent chez moi le désir que les apparitions qui m’environnent soient des réalités. Mais ces deux spectres ne sont eux-mêmes sortis de l’abîme que pour me torturer, et pour me ravir enfin jusqu’au précieux sentiment de cette monstrueuse existence. »

« Il vous faudrait l’entendre, poursuivit le docteur, lorsqu’il soulage ainsi son cœur dans ses heures d’épanchement. Il m’a fait éprouver quelquefois la plus grande émotion. Si quelque circonstance le force d’avouer un moment que le temps a marché, il semble comme étonné, et puis il rejette ce changement extérieur, comme une pure vision. Un soir, il chanta des strophes sur ses cheveux blancs : nous étions tous assis autour de lui, et nos larmes coulèrent.

— Ah ! procurez-moi ces vers ! s’écria Wilhelm.

— N’avez-vous rien découvert, demanda Jarno, sur ce qu’il appelle son crime, sur la cause de son singulier costume, sur sa conduite lors de l’incendie, sur sa fureur contre l’enfant ?

— Nous ne pouvons former sur son sort que des conjectures : l’interroger directement serait contraire à nos principes. Ayant reconnu qu’il a été élevé dans la religion catholique, nous avons cru que la confession lui procurerait quelque soulagement ; mais il témoigne un éloignement étrange, quand nous voulons le mettre en rapport avec un prêtre. Cependant pour ne pas laisser tout à fait sans satisfaction votre désir de savoir quelque chose sur son compte, je vous dirai du moins nos suppositions. Il a passé sa jeunesse dans l’état monastique : c’est apparemment pour cela qu’il porte un long vêtement et qu’il laisse croître sa barbe. Les plaisirs de l’amour lui furent longtemps inconnus ; mais, assez tard, ses égarements avec une très proche parente, et la mort de cette femme, qui donna le jour à une infortunée créature, paraissent avoir complètement troublé sa raison. Sa plus grande folie consiste à croire qu’il porte partout le malheur avec lui et qu’un petit garçon causera sa mort. Il se défia d’abord de Mignon, avant de savoir qu’elle fût une fille. Ensuite, ce fut Félix qui l’inquiéta ; et comme, avec toutes ses souffrances, il aime passionnément la vie, on peut expliquer ainsi l’éloignement qu’il a pour cet enfant.

— Quel espoir avez-vous donc de le guérir ! demanda Wilhelm.

— Les progrès sont lents, répondit le docteur, mais ils sont réels. Il poursuit ses occupations réglées, et nous l’avons accoutumé à lire les gazettes, qu’il attend maintenant avec une grande impatience.

— Je suis curieux de connaître ses poésies, dit Jarno.

— Je pourrai vous en communiquer plusieurs. L’aîné des fils du pasteur, qui est accoutumé à écrire les sermons que son père prononce, a recueilli maintes strophes, à l’insu du vieillard, et a rassemblé peu à peu plusieurs chants.

Le lendemain, Jarno vint trouver Wilhelm et lui dit :

« Il faut que vous nous rendiez un service. Il est nécessaire d’éloigner Lydie pour quelque temps. Sa passion violente et, je puis dire, importune est un obstacle à la guérison du baron. Sa blessure, sans être dangereuse, exige du repos et de la tranquillité. Vous avez vu comme Lydie le tourmente par son ardente sollicitude ; son angoisse insurmontable et ses larmes éternelles, et… Bref, ajouta-t-il, en souriant, après une pause, le docteur ordonne expressément qu’elle sorte quelque temps de la maison. Nous lui avons fait accroire qu’une intime amie se trouve dans le voisinage, qu’elle désire la voir et l’attend d’un moment à l’autre. Elle s’est laissé persuader de se rendre chez le bailli, qui ne demeure qu’à deux lieues d’ici. Il est averti, et il regrettera sincèrement que Mlle Thérèse vienne de partir ; il fera entendre qu’on pourrait l’atteindre encore. Lydie voudra courir après elle, et vous réussirez, j’espère, à la promener d’un village dans un autre. Enfin, quand elle exigera qu’on revienne, il ne faudra pas la contredire ; vous profiterez de la nuit ; le cocher est un garçon intelligent, avec qui vous pourrez vous entendre. Vous montez en voiture avec elle ; vous tâchez de la distraire, et vous menez à bien l’aventure.

— Vous me donnez une commission singulière et délicate, répondit Wilhelm. Le spectacle d’un amour fidèle et trompé est toujours pénible, et l’on veut que je sois l’instrument de la trahison ! C’est la première fois de ma vie que j’aurai trompé quelqu’un de la sorte, car j’ai toujours cru que nous pouvons être menés trop loin, si nous commençons une fois à user d’artifice pour une chose utile et bonne.

— C’est pourtant la seule manière dont on puisse élever les enfants, répliqua Jarno.

— Avec les enfants, la chose serait admissible encore, parce que nous les aimons tendrement, et que nous leur sommes évidemment supérieurs : mais, avec nos pareils, pour lesquels notre cœur ne nous commande pas toujours autant de ménagements, cela pourrait être souvent dangereux. Ne croyez pas cependant, poursuivit-il, après un instant de réflexion, que je refuse pour cela cette commission. Le respect que votre sagesse m’inspire, l’affection que je sens pour votre excellent ami, mon vif désir de hâter sa guérison par tous les moyens possibles, me font renoncer volontiers à mes propres sentiments. Il ne suffit pas d’être prêt à risquer sa vie pour un ami, au besoin, il faut encore sacrifier pour lui sa conviction ; nous devons immoler pour lui notre passion la plus chère, nos vœux les plus ardents. Je me charge de la commission, bien que je prévoie les tourments que me feront souffrir les pleurs et le désespoir de Lydie.

— Mais une assez belle récompense vous attend, repartit Jarno ; vous ferez la connaissance de Mlle Thérèse. C’est une femme qui a peu de pareilles, devant qui bien des hommes seraient humiliés, et que j’appellerais une véritable amazone, tandis que d’autres ne nous offrent que de jolies hermaphrodites, sous ce douteux équipement.

Wilhelm fut troublé ; il se flatta de retrouver dans Thérèse son amazone, d’autant plus que Jarno, à qui il demandait quelques explications, coupa court à l’entretien et s’éloigna.

L’espérance prochaine de revoir cette beauté vénérée et chérie, excita chez notre ami les plus étranges mouvements. Il regarda dès lors la commission dont il était chargé comme l’effet d’une dispensation formelle de la Providence, et la pensée qu’il allait arracher perfidement une pauvre femme à l’objet de son ardent et sincère amour ne fit plus sur lui qu’une impression passagère, comme l’ombre d’un oiseau glisse sur la terre éclairée.

La voiture était devant la porte : Lydie hésita un moment. « Saluez encore votre maître ! dit-elle au vieux serviteur. Je serai de retour avant le soir. »

Les larmes aux yeux, elle se retourna plusieurs fois, au moment où la voiture partait, puis, revenant à Wilhelm, et, faisant un effort sur elle-même, elle lui dit :

« Vous trouverez Mlle Thérèse une personne bien intéressante. Je suis surprise qu’elle vienne dans les environs, car vous saurez que Thérèse et le baron s’aimaient passionnément. Malgré la distance, Lothaire venait souvent chez elle ; je m’y trouvais alors : ils semblaient ne devoir vivre que l’un pour l’autre. Tout à coup leur liaison se rompit, sans que personne en pût deviner la cause. Il avait appris à me connaître, et j’avouerai que j’enviais sincèrement Thérèse, que je cachais à peine mon inclination pour lui, et ne le rebutai point, quand tout à coup il parut me préférer à mon amie. Elle se conduisit avec moi aussi bien que j’aurais pu le désirer, quoiqu’il pût sembler que je lui avais dérobé un digne amant. Mais aussi, que de douleurs et de larmes cet amour ne m’a-t-il pas déjà coûtées ! Nous commençâmes par ne nous voir que rarement, en lieu tiers, à la dérobée ; mais cette vie me fut bientôt insupportable : je n’étais heureuse qu’en sa présence ; loin de lui, je ne cessais de pleurer, je n’avais aucun repos. Une fois il se fit attendre plusieurs jours : j’étais au désespoir ; je montai en voiture et vins le surprendre dans son château. Il me reçut avec amitié, et, si cette malheureuse affaire n’était pas venue à la traverse, j’aurais coulé des jours délicieux. Et ce que j’ai enduré depuis qu’il est en danger, depuis qu’il souffre, je ne puis le dire, et, même en ce moment, je me fais de vifs reproches d’avoir pu m’éloigner de lui un seul jour.

Wilhelm allait demander à Lydie quelques détails sur Thérèse, lorsqu’ils arrivèrent chez le bailli, qui s’approcha de la voiture, et témoigna ses vifs regrets de ce que Mlle Thérèse était déjà repartie. Il invita les voyageurs à déjeuner, mais il ajouta aussitôt que l’on pourrait atteindre la voiture dans le prochain village. On résolut de la suivre, et le cocher ne perdit pas un moment. On avait déjà traversé quelques villages sans trouver personne ; Lydie voulait que l’on retournât ; le cocher allait toujours, comme s’il n’eût pas compris. Enfin elle exprima sa volonté avec la plus grande énergie ; Wilhelm appela le cocher et lui donna le signal convenu : le cocher répondit :

« Il n’est pas nécessaire de retourner par le même chemin : j’en connais un plus court et beaucoup plus commode. »

Il prit de côté, par une forêt et de vastes pâturages. Enfin, nul objet connu ne paraissant à la vue, le cocher avoua qu’il s’était malheureusement égaré, mais qu’il se retrouverait bientôt, car il voyait là-bas un village. La nuit vint et le cocher sut si bien faire, qu’il demandait partout son chemin et n’attendait nulle part la réponse. Ils coururent ainsi toute la nuit. Lydie ne ferma pas les yeux : elle croyait partout reconnaître, au clair de lune, des objets, qui disparaissaient toujours. Le matin, elle les reconnut en effet, mais ils étaient bien inattendus. La voiture s’arrêta devant une jolie petite maison de campagne ; une dame en sortit et ouvrit la portière : Lydie la regarda fixement, jeta les yeux autour d’elle, les reporta sur la dame, et tomba sans connaissance dans les bras de Wilhelm.

CHAPITRE V.

Wilhelm fut conduit dans une étroite mansarde. La maison était neuve et des plus petites qui se voient, mais extrêmement propre et bien tenue. Notre ami ne retrouva point son amazone dans cette Thérèse, qui était venue les recevoir, lui et Lydie, à la voiture. C’était une tout autre personne, et qui n’avait pas avec la belle inconnue un trait de ressemblance. Bien faite, sans être grande, elle avait les mouvements vifs et animés ; rien ne semblait échapper à ses grands yeux bleus, brillants de lumière.

Elle entra chez Wilhelm, et lui demanda s’il n’avait besoin de rien.

« Excusez-moi, lui dit-elle, de vous loger dans une chambre que l’odeur du vernis rend désagréable encore : ma petite maison vient d’être achevée, et vous étrennez cette chambrette, qui est destinée à mes hôtes. Que n’êtes-vous venu dans une plus heureuse occasion ! La pauvre Lydie ne nous laissera pas un bon jour, et, en général, il faudra vous contenter de peu. Ma cuisinière vient malheureusement de me quitter ; un de mes domestiques s’est blessé à la main. Il faudrait que je fisse tout moi-même, et, après tout, si l’on s’arrangeait pour cela, les choses iraient encore. Les domestiques sont le plus grand tourment de la vie : personne ne veut servir, que dis-je ? ne veut se servir soi-même. »

Thérèse discourut encore sur divers sujets : en général, elle paraissait aimer à parler. Wilhelm demanda des nouvelles de Lydie ; ne pourrait-il la voir et s’excuser auprès d’elle ?

« Pour le moment, ce serait peine perdue, répondit Thérèse. Le temps excuse comme il console. Pour l’un et l’autre objet, les paroles ont peu de vertu. Lydie ne veut pas vous voir. « Qu’il ne se montre pas devant mes yeux, » s’est-elle écriée, quand je l’ai quittée. « Je pourrais désespérer de l’humanité ! Un si noble visage, des manières si franches et une pareille perfidie ! » Elle excuse tout à fait Lothaire, qui lui dit d’ailleurs dans une lettre : « Mes amis m’ont persuadé ; mes amis « m’ont forcé. » Lydie vous met dans le nombre et vous maudit avec les autres.

— Elle me fait trop d’honneur, répondit Wilhelm : je ne puis prétendre encore à l’amitié de cet excellent homme, et n’ai été cette fois qu’un innocent instrument. Je ne veux pas vanter mon action : il suffit que j’aie pu la faire. Il s’agissait de la santé, de la vie d’un homme qui m’inspire une plus haute estime que tout ce que j’ai connu jusqu’à ce jour. Quel caractère, mademoiselle ! Et quels hommes que ceux qui l’entourent ! C’est dans leur société, je puis le dire, que j’ai su, pour la première fois, ce que c’est que la conversation ; pour la première fois, le sens le plus intime de mes paroles m’est revenu de la bouche d’autrui, plus riche, plus complet et plus étendu : ce que j’avais pressenti devenait clair à mes yeux ; mes opinions arrivaient à l’évidence. Malheureusement cette jouissance a été troublée, d’abord par mille soucis et mille fantaisies, puis par cette désagréable commission. Je m’en suis chargé avec dévouement, car j’ai cru devoir, même contre mon inclination particulière, prêter mon concours à cette société d’hommes excellents. »

Pendant que son hôte discourait ainsi, Thérèse l’avait observé avec une grande bienveillance.

« Oh ! qu’il est doux, s’écria-t-elle, d’entendre une autre bouche exprimer nos propres sentiments ! Comme il est vrai de dire que, pour devenir parfaitement nous-mêmes, il faut qu’un autre nous donne complètement raison ! Je pense sur Lothaire exactement comme vous. Tout le monde ne lui rend pas justice : en revanche, tous ceux qui le connaissent intimement en sont enthousiastes, et le douloureux sentiment qui se mêle dans mon cœur à son souvenir ne peut m’empêcher de penser à lui tous les jours. »

Un soupir gonfla sa poitrine, comme elle disait ces mots, et des larmes brillèrent dans ses beaux yeux.

« Nous avons prononcé, poursuivit-elle, le mot de ralliement de notre amitié : apprenons le plus tôt possible à nous connaître l’un l’autre complètement. L’histoire de chacun est le miroir de son caractère. Je vous raconterai ma vie ; accordez-moi aussi quelque confiance, et, même éloignés l’un de l’autre, restons unis. Le monde est si désert, quand il n’offre à notre pensée que des montagnes, des fleuves et des villes ! Mais de savoir quelqu’un çà et là qui sympathise avec nous, avec qui nous continuons à vivre par la pensée, voilà seulement ce qui fait pour nous de ce globe un jardin vivant.

Thérèse sortit, en promettant de venir bientôt prendre Wilhelm pour la promenade. Elle avait fait sur lui l’impression la plus agréable : il lui tardait de l’entendre parler de sa liaison avec Lothaire.

Elle le fit appeler. Elle sortait de sa chambre et venait au-devant de lui. Comme ils descendaient, l’un après l’autre, l’escalier étroit et assez roide, elle lui dit :

« Tout cela serait plus grand et plus large, si j’avais voulu prêter l’oreille aux offres de votre généreux ami ; mais, pour rester digne de lui, je dois demeurer attachée à ce qui m’a valu son estime.

« Où est le régisseur ? demanda-t-elle, lorsqu’elle fut au bas de l’escalier. N’allez pas croire, poursuivit-elle, que je sois assez riche pour avoir besoin d’un régisseur. Je puis fort bien administrer moi-même ma petite terre. Ce serviteur appartient à un de mes voisins, qui vient d’acheter un beau domaine, que je connais à fond. Ce bonhomme est au lit, malade de la goutte ; ses gens sont nouveaux dans le pays, et je me fais un plaisir de les aider à s’établir. »

Ils firent une promenade à travers champs, prairies et vergers. Thérèse donnait au régisseur des explications sur tout ; elle pouvait lui rendre compte des plus petits détails ; et Wilhelm eut tout sujet d’admirer ses connaissances, sa précision et l’habileté avec laquelle elle trouvait des moyens pour tous les cas à résoudre. Elle ne s’arrêtait nulle part, se hâtait toujours d’aller aux points importants, et, de la sorte, elle eut bientôt fait.

« Saluez votre maître de ma part, dit-elle à l’homme en le congédiant. J’irai le voir aussitôt que possible. Je fais bien des vœux pour sa santé.

« Eh bien, dit-elle avec un sourire, quand le régisseur fut parti, il ne tiendrait qu’à moi d’être bientôt dans l’opulence : mon bon voisin ne serait pas éloigné de m’offrir sa main.

— Ce vieillard goutteux ! dit Wilhelm. Pourriez-vous prendre, à votre âge, un parti si désespéré ?

— Aussi ne suis-je pas tentée le moins du monde. On est assez riche, quand on sait gouverner son bien ; avoir de grands domaines est un lourd fardeau, quand on ne le sait pas. »

Wilhelm exprima son admiration de ses connaissances en économie rurale.

« Un penchant décidé, répondit Thérèse, une occasion qui s’offre dès le jeune âge, une impulsion étrangère et la pratique assidue d’une chose utile font bien d’autres miracles dans le monde. Quand vous aurez appris ce qui m’a encouragée, mon talent, qui vous paraît merveilleux, ne vous étonnera plus. »

Lorsqu’ils revinrent à la maison, Thérèse laissa Wilhelm dans le petit jardin, où il pouvait à peine se tourner, tant les allées étaient étroites et tout l’espace soigneusement cultivé. Il ne put s’empêcher de sourire en traversant la cour, car le bois à brûler était scié, coupé, empilé, avec tant de précision, qu’il semblait faire partie du bâtiment et être destiné à demeurer toujours ainsi. Tous les ustensiles, parfaitement propres, étaient à leur place ; la maisonnette était peinte en blanc et en rouge et d’un riant aspect. Tout ce que peut produire l’industrie, qui ne se soucie point des belles proportions, mais qui travaille pour le besoin, la durée et l’agrément, semblait réuni dans ce lieu.

On servit le dîner de Wilhelm dans sa chambre, et il eut tout le temps de se livrer à ses réflexions. Il fut surtout frappé de cette idée, qu’il faisait de nouveau la connaissance d’une personne intéressante, qu’une étroite liaison avait unie à Lothaire. « Il est naturel, se disait-il, qu’un homme si noble attire à lui des femmes d’un si noble cœur. Comme elle s’étend au loin, l’influence d’un caractère mâle et distingué ! Si seulement nous n’avions pas, nous autres, auprès de tels hommes trop de désavantage ! Oui, avoue ta crainte ! Si jamais tu retrouves ton amazone, la belle des belles, eh bien, après tant de rêves et d’espérances, tu la trouveras, à ta confusion et à ta honte… la fiancée de Lothaire. »

CHAPITRE VI.

Wilhelm avait passé l’après-midi dans l’inquiétude, et trouvé le temps assez long ; vers le soir, sa porte s’ouvrit et un jeune et joli chasseur entra, en lui faisant un salut.

« Allons-nous promener ? dit le jeune homme, et aussitôt Wilhelm reconnut Thérèse à ses beaux yeux. Excusez cette mascarade, poursuivit-elle, car, hélas ! ce n’est à présent qu’une mascarade. Mais, comme je dois vous parler du temps où je me trouvais si bien dans ce monde, j’ai voulu, par tous les moyens, me rendre présents ces beaux jours. Venez, la place même où nous nous reposâmes si souvent de nos chasses et de nos promenades doit y concourir. »

Ils partirent, et, en chemin, Thérèse dit à son compagnon :

« Il n’est pas juste que vous me laissiez seule parler ; déjà vous en savez assez sur mon compte, et je ne sais pas encore la moindre chose de vous. Faites-moi quelques confidences, afin que je prenne le courage de vous exposer ma vie et mon histoire.

— Hélas ! répondit Wilhelm, je n’ai rien à raconter qu’une suite d’erreurs, d’égarements, et je ne sache personne à qui je voudrais cacher plus qu’à vous les désordres dans lesquels je me suis trouvé et me trouve encore. Votre regard et tout ce qui vous entoure, votre caractère et votre conduite, me montrent que vous pouvez jouir de votre vie passée ; que vous avez suivi, avec constance, une route belle et pure ; que vous n’avez point perdu de temps ; que vous n’avez aucun reproche à vous faire. »

Thérèse sourit, et répliqua :

« Il faut savoir si vous penserez encore ainsi, quand vous aurez entendu mon histoire. »

Ils cheminaient toujours, et, parmi quelques réflexions générales, Thérèse dit à Wilhelm :

« Êtes-vous libre ?

— Je crois l’être, répondit-il, mais ne le désire pas.

— Fort bien, dit-elle, cela nous annonce un roman compliqué, et me montre que vous aurez aussi bien des choses à me dire. »

En parlant ainsi, ils montèrent la colline, et s’assirent sous un grand chêne, qui répandait un vaste ombrage.

« Ici, dit-elle, sous l’arbre de son pays, une jeune Allemande vous fera son histoire. Écoutez-moi avec patience.

« Mon père était un riche gentilhomme de cette province ; c’était un homme agréable, intelligent, actif, laborieux, tendre père, loyal ami, hôte excellent, à qui je n’ai connu qu’un défaut : c’était une excessive indulgence pour sa femme, qui ne savait pas l’apprécier. C’est avec regret que je dois parler ainsi de ma mère. Son caractère différait absolument de celui de son mari. Elle était brusque et volage, sans amour pour sa maison et pour moi, son unique enfant ; elle était prodigue, mais belle, spirituelle, pleine de talents, les délices d’un cercle d’amis, qu’elle savait rassembler autour d’elle. À vrai dire, sa société n’était pas nombreuse ou ne le fut pas longtemps. On n’y voyait guère que des hommes, car aucune femme ne se trouvait bien auprès d’elle, et ma mère pouvait moins encore souffrir le mérite d’une femme.

« Je ressemblais à mon père par la figure et les inclinations. Comme les petits canetons cherchent l’eau en sortant de la coquille, je me trouvai, dès mon enfance, dans la cuisine, l’office, les granges et les greniers, comme dans mon élément. L’ordre et la propreté de la maison, même dans le temps des jeux de mon premier âge, semblaient être mon unique instinct, mon unique objet. Mon père s’en applaudit, et il fournit par degrés à mon ardeur enfantine les occupations convenables ; en revanche ma mère ne m’aimait pas, et ne s’en cachait pas un moment.

« Je grandissais, et, avec les années, croissaient mon activité et l’amour de mon père. Lorsque nous étions seuls, que nous allions aux champs, que je l’aidais à régler les comptes, je pouvais m’apercevoir combien il était heureux ! Quand mes yeux se fixaient sur les siens, c’était comme si j’eusse regardé en moi-même, car c’était surtout par les yeux que je lui ressemblais parfaitement. Mais il ne conservait ni la même assurance ni la même expression en présence de ma mère : il m’excusait doucement, quand elle m’adressait de violents et injustes reproches ; il prenait mon parti, non comme étant capable de me protéger, mais seulement d’excuser mes bonnes qualités. Il ne s’opposait non plus à aucun de ses penchants. Elle se prit d’une grande passion pour le spectacle : un théâtre fut construit. On ne manqua pas d’hommes, de tout âge et de toute figure, qui se produisirent sur la scène avec elle, mais on manquait souvent de femmes. Lydie, agréable jeune fille, qu’on élevait avec moi, et qui, dès son âge le plus tendre, promettait d’être belle, dut jouer les secondes amoureuses, et une vieille femme de chambre, les mères et les tantes ; ma mère se réserva les premières amoureuses, les héroïnes et les bergères de toute espèce. Je ne puis vous dire combien je trouvais ridicules ces personnes que je connaissais toutes si bien, lorsqu’elles s’étaient déguisées et se montraient là-haut, voulaient qu’on les prît pour autre chose que ce qu’elles étaient réellement. Je ne voyais jamais que ma mère et Lydie et le baron ou le secrétaire un tel, qu’ils se présentassent comme princes et comtes ou comme paysans ; et je ne pouvais comprendre qu’ils voulussent me persuader qu’ils étaient heureux ou malheureux, amoureux ou indifférents, avares ou généreux, moi qui, le plus souvent, savais parfaitement le contraire. Aussi ne restais-je presque jamais parmi les spectateurs ; je mouchais les chandelles, pour faire quelque chose ; je m’occupais du souper, et, le lendemain, tandis que tous ces gens dormaient encore, je mettais en ordre leur garde-robe, que d’ordinaire ils laissaient, le soir, sens dessus dessous.

« Cette activité semblait fort convenir à ma mère ; mais je ne pouvais gagner son affection ; elle me méprisait, et je sais fort bien qu’elle répéta plus d’une fois avec amertume :

« Si la mère pouvait être incertaine comme le père, on aurait de la peine à croire que cette servante fût ma fille. »

« J’avoue que sa conduite finit par m’éloigner d’elle tout à fait ; je considérais ses actions comme celles d’une personne étrangère, et, comme j’étais accoutumée à observer d’un œil d’aigle les valets (car, pour le dire en passant, cette surveillance est la base de l’économie domestique), j’observai aussi les rapports de ma mère avec sa société. Il était facile de remarquer qu’elle ne voyait pas tous les hommes avec les mêmes yeux. Mon attention redoubla, et j’observai bientôt que Lydie était sa confidente, et, à cette occasion, apprenait elle-même à mieux connaître une passion qu’elle avait si souvent jouée dès sa première jeunesse.

« Je savais tous leurs rendez-vous ; je me taisais néanmoins, et ne disais rien à mon père, que je craignais d’affliger : mais enfin j’y fus obligée. Il y avait bien des choses qu’ils ne pouvaient risquer sans corrompre les domestiques : ceux-ci commencèrent à me braver, à négliger les ordres de mon père, à mépriser les miens. La confusion qui s’ensuivit m’était insupportable : je signalai, je dénonçai tout à mon père. Il m’écouta d’un air calme, et me répondit avec un sourire :

« Ma chère enfant, je sais tout ; sois tranquille ; souffre ces choses avec patience, car c’est seulement pour l’amour de toi que je les souffre. ».

« Je n’étais pas tranquille, je n’avais pas de patience. Je blâmais mon père en secret, ne croyant pas que, pour un motif quelconque, il dût rien souffrir de pareil. Je persistais à demander le maintien de l’ordre, et j’avais résolu de pousser les choses à l’extrémité.

« Ma mère était riche, mais sa dépense était excessive, et cela donna lieu, comme je pus m’en apercevoir, à maintes explications entre mes parents. Il ne fut longtemps porté aucun remède à la chose ; mais enfin les passions de ma mère amenèrent une sorte de solution.

« Son premier amoureux l’ayant quittée avec éclat, sa maison, son pays, sa société, lui furent à charge. Elle s’établit dans un autre domaine, mais elle s’y trouva trop isolée ; elle se rendit à la ville : elle n’y faisait pas une assez belle figure. Je ne sais tout ce qui se passa entre elle et mon père ; quoi qu’il en soit, il consentit, sous des conditions qui me sont restées inconnues, à ce qu’elle fît un voyage dans le midi de la France.

« Nous étions libres et nous vécûmes comme dans un paradis. Je crois même que mon père n’y perdit rien, et cependant il se délivra d’elle au prix d’une somme considérable. Tous les domestiques inutiles furent congédiés, et d’heureux succès semblèrent favoriser nos réformes ; nous passâmes quelques bonnes années ; tout allait au gré de nos souhaits ; mais, hélas ! ce bonheur ne fut pas de longue durée. Mon père fut soudainement frappé d’une attaque d’apoplexie, qui lui paralysa le côté droit et gêna l’usage de la parole. Il fallait deviner tout ce qu’il désirait, parce qu’il ne prononçait pas le mot qu’il avait dans l’esprit. J’eus alors bien des moments pénibles, dans lesquels il faisait entendre expressément qu’il voulait être seul avec moi. Il faisait des gestes violents pour écarter tout le monde, et, quand nous étions seuls, il ne pouvait articuler ce qu’il avait à dire. Son impatience devenait extrême, et son état m’affligeait jusqu’au fond du cœur. Évidemment il avait à me révéler un secret qui m’intéressait particulièrement. Quel n’était pas mon désir de le connaître ! Auparavant, je pouvais tout lire dans ses yeux ; mais à présent, c’était chose impossible : ses yeux même ne parlaient plus. Je comprenais seulement qu’il ne voulait rien, ne demandait rien ; tous ses efforts tendaient à me révéler quelque chose que, par malheur, je ne pus apprendre. Il eut une seconde attaque ; il devint bientôt absolument infirme, et, peu de temps après, il mourut.

« Je ne sais pourquoi je m’étais persuadé qu’il avait caché quelque part un trésor, qu’il aimait mieux me laisser qu’à ma mère ; je fis des recherches de son vivant, mais je ne trouvai rien : après sa mort, tout fut mis sous scellé. J’écrivis à ma mère, et je lui offris de rester dans la maison comme intendante. Elle refusa et je dus quitter la place. On produisit un testament mutuel, par lequel elle était mise en possession et en jouissance de tout, et moi, je demeurais sous sa dépendance tout le temps de sa vie. C’est alors que je crus comprendre les signes de mon père ; je le plaignis d’avoir été assez faible pour être injuste envers moi, même après sa mort. Au dire de quelques-uns de mes amis, cela ne valait guère mieux que s’il m’avait déshéritée, et ils me pressaient d’attaquer le testament, à quoi je ne pus me résoudre. Je me confiai dans la fortune, je me confiai en moi-même.

« J’avais toujours vécu en grande amitié avec une dame du voisinage, qui possédait des biens considérables. Elle m’accueillit avec plaisir, et je fus bientôt à la tête de sa maison. Elle avait une existence très régulière, elle aimait l’ordre en toutes choses, et je la secondais fidèlement dans ses luttes avec son intendant et ses valets. Je ne suis ni avare, ni malveillante ; mais, nous autres femmes, nous tenons beaucoup plus sévèrement que les hommes eux-mêmes à ce que rien ne soit gaspillé. Toute infidélité nous est insupportable ; nous voulons que chacun jouisse de ce qui lui revient et s’en tienne là.

« Je me retrouvais dans mon élément ; je pleurais dans la retraite la mort de mon père ; ma protectrice était contente de moi ; mais une petite circonstance troubla mon repos. Lydie était revenue : ma mère fut assez cruelle pour repousser cette pauvre fille, après l’avoir entièrement perdue. Elle avait appris chez ma mère à prendre ses passions pour règle ; elle était accoutumée à ne se modérer en rien. Quand elle reparut à l’improviste, ma bienfaitrice la recueillit aussi. Lydie voulut me seconder et ne put se mettre à rien.

« Vers ce temps-là, les parents et les futurs héritiers de ma noble amie venaient souvent chez elle, et se livraient au plaisir de la chasse. Lothaire les accompagnait quelquefois. Je remarquai bientôt comme il était supérieur à tous les autres, sans faire cependant le moindre retour sur moi-même. Il était affable avec tout le monde, et Lydie parut bientôt fixer son attention. J’étais sans cesse occupée, et me mêlais peu à la société. En présence de Lothaire, je parlais moins que de coutume ; et pourtant je dois convenir qu’une conversation animée fut de tout temps pour moi l’assaisonnement de la vie. J’aimais à parler avec mon père sur tous les sujets qui se présentaient. Ce qu’on n’exprime pas, on ne le conçoit pas nettement. Je n’avais jamais entendu personne avec plus de plaisir que Lothaire, lorsqu’il racontait ses voyages et ses campagnes. Il voyait devant lui le monde, d’un coup d’œil aussi sûr que je voyais les domaines dont j’avais l’administration. Ce n’étaient point les accidents bizarres d’un aventurier, les exagérations et les demi-vérités d’un voyageur à vues étroites, qui produit toujours sa personne à la place du pays dont il promet de nous faire le tableau ; il ne racontait pas, il nous conduisait sur les lieux mêmes. J’ai rarement goûté un plaisir aussi pur.

« Mais ma satisfaction fut inexprimable, un soir que je l’entendis parler des femmes. La conversation s’engagea d’une manière toute naturelle. Quelques dames du voisinage étaient venues nous voir, et avaient tenu les propos ordinaires sur l’éducation des femmes.

« On est injuste envers notre sexe, disaient-elles ; les hommes veulent réserver pour eux toute instruction supérieure ; on ne veut nous faire part d’aucune science ; on veut nous réduire à n’être que des poupées ou des ménagères. »

« À tout cela Lothaire répondit d’abord peu de chose ; mais, quand le cercle fut réduit, il dit ouvertement ce qu’il pensait.

« C’est une chose étrange, dit-il, qu’on nous fasse un crime de vouloir élever la femme à la plus haute place qu’elle soit capable d’occuper. En est-il de plus élevée que le gouvernement de la maison ? Tandis que l’homme se livre avec tourment aux affaires du dehors ; qu’il doit acquérir et conserver le bien ; qu’il prend part même à l’administration de l’État ; qu’il est partout esclave des circonstances, et, je pourrais dire, ne gouverne rien, alors qu’il croit gouverner ; qu’il se voit forcé d’être toujours politique, quand il voudrait être raisonnable, dissimulé, au lieu d’être ouvert, faux, au lieu d’être sincère ; tandis qu’en poursuivant un but qu’il n’atteint jamais, il renonce au résultat le plus beau, savoir d’être en harmonie avec soi-même : une sage ménagère règne véritablement dans la maison, et développe, dans une famille entière, le plaisir et l’activité. Est-il pour la créature humaine un plus grand bonheur que d’accomplir ce que nous savons être juste et bon ? de nous sentir maîtres des moyens d’atteindre notre but ? Et nos intérêts les plus proches, où doivent-ils, où peuvent-ils être, si ce n’est dans l’intérieur de la maison ? Tous les besoins indispensables et toujours renaissants, où faut-il les attendre et les chercher, si ce n’est sous le toit où l’on se couche et l’on se lève, où la cuisine et la cave et toute sorte de provisions doivent être toujours prêtes pour nous et pour les nôtres ? Quelle activité régulière n’est pas nécessaire, pour imprimer à cet ordre, sans cesse renaissant, une marche animée, invariable ? Qu’ils sont en petit nombre, les hommes auxquels il est donné de revenir régulièrement, comme un astre, et de présider au jour comme à la nuit ; de se former d’utiles instruments, de planter et de semer, de conserver et de dépenser, et de parcourir constamment ce cercle avec calme, avec amour et sagesse ! C’est lorsqu’une fois la femme s’est chargée de ce gouvernement intérieur, qu’elle rend maître chez lui le mari qu’elle aime ; elle acquiert par son attention toutes les connaissances, et par son activité elle sait les mettre à profit. Elle ne dépend de personne, et procure à son mari la véritable indépendance, celle du foyer domestique ; ce qu’il possède, il le voit bien gardé ; ce qu’il acquiert, bien employé, et, par là, il peut tourner sa pensée vers de grands objets, et, si la fortune le favorise, il peut être pour l’État ce que sa femme est si bien pour sa maison. »

« Là-dessus Lothaire fit le portrait de la femme qu’il voudrait pour lui. Je rougis, car c’était ma fidèle image. Je jouis en silence de mon triomphe, d’autant plus que je vis bien, à toutes les circonstances, qu’il ne m’avait point en vue, qu’au fond il ne me connaissait point. Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé de ma vie une impression plus agréable, qu’en voyant un homme que j’estimais tant, donner la préférence, non pas à ma personne, mais à mon caractère et à mes qualités. Quelle récompense pour moi ! quel encouragement !

« Quand la compagnie se fut retirée, ma respectable amie me dit en souriant :

« C’est dommage que les hommes ne mettent pas souvent à exécution leurs pensées et leurs paroles ; sans cela nous aurions trouvé un excellent parti pour ma chère Thérèse.

« Je répondis en badinant, qu’à la vérité la raison des hommes cherchait de bonnes ménagères, mais que leur cœur et leur imagination désiraient d’autres qualités ; et que nous autres ménagères, nous ne pouvions aucunement lutter contre d’aimables et charmantes jeunes filles. Ces derniers mots s’adressaient à Lydie, car elle ne cachait point que Lothaire avait fait sur elle une grande impression, et, à chaque nouvelle visite, il paraissait plus occupé d’elle. Elle n’avait ni bien, ni naissance ; elle ne pouvait espérer de devenir sa femme, mais elle ne pouvait résister au plaisir d’inspirer et de sentir l’amour. Je n’avais jamais aimé et je n’aimais pas encore ; mais, bien qu’il me fût infiniment agréable de voir l’estime que faisait de mon caractère un homme si respecté, je dois avouer que cela ne suffisait pas pour me satisfaire. Je souhaitais maintenant qu’il pût apprendre à me connaître et s’intéresser à ma personne. Je formai ce vœu, sans arrêter ma pensée aux conséquences qui pouvaient en résulter.

« Le plus grand service que je rendais à ma bienfaitrice était de régler l’exploitation de ses belles forêts. Ces précieuses possessions, dont le temps et les circonstances augmentent toujours la valeur, avaient été malheureusement administrées avec l’ancienne routine : aucun plan, aucune méthode ; les vols et les malversations n’avaient point de fin. Plusieurs montagnes étaient dépouillées, et les plus anciennes coupes étaient seules de même croissance. Je vis tout par mes yeux avec un homme habile, je fis arpenter les forêts, je fis couper, semer, planter, et, en peu de temps, tout fut organisé. Pour monter plus aisément à cheval, et pour n’être gênée nulle part quand je serais à pied, je portai des habits d’homme. J’étais dans beaucoup de lieux à la fois et l’on me craignait partout.

« J’appris que Lothaire et ses jeunes amis avaient arrangé une partie de chasse. Pour la première fois de ma vie, l’idée me vint de paraître, ou, pour ne pas me faire tort, d’être aux yeux de cet homme distingué ce que j’étais en effet. Je pris mes habits d’homme, et, un fusil sur l’épaule, je sortis avec notre chasseur, pour attendre la compagnie sur nos limites. Elle parut : Lothaire ne me reconnut pas d’abord ; un des neveux de ma bienfaitrice me présenta à lui comme un homme versé dans la science forestière. Il plaisanta sur ma jeunesse, et continua de faire mon éloge, jusqu’à ce qu’enfin Lothaire me reconnut. Le neveu seconda mes vues, comme si nous eussions été d’accord ensemble ; il raconta, avec détail, et en exprimant sa reconnaissance, ce que j’avais fait pour les domaines de sa tante et, par conséquent, pour lui-même.

« Lothaire l’écouta attentivement ; il s’entretint avec moi, me fit des questions sur tout ce qui avait rapport aux domaines, et je fus heureuse de pouvoir étaler devant lui mes connaissances. Je soutins fort bien cet examen. Je lui soumis quelques projets d’améliorations ; il les approuva, me cita des exemples pareils, et fortifia mes raisons par l’enchaînement qu’il leur donna. J’étais toujours plus satisfaite ; mais heureusement toute mon envie était d’être connue, et je ne désirais pas d’être aimée : car, lorsque nous revînmes à la maison, je remarquai, plus qu’auparavant, que ses attentions pour Lydie semblaient trahir une inclination secrète. J’avais atteint mon but, et pourtant je n’étais pas tranquille. Dès ce jour, Lothaire me témoigna une véritable estime et une noble confiance. Quand la société était réunie, c’était d’ordinaire avec moi qu’il s’entretenait ; il me demandait mes avis, et il me montrait, surtout pour les affaires de ménage, une aussi grande confiance que si je n’avais rien ignoré. Ses encouragements me donnèrent une ardeur extraordinaire. Il voulait savoir mon opinion, même dans les questions d’économie générale et de finances ; et, en son absence, je cherchais à étendre mes connaissances sur la province et même le pays tout entier. Cela me fut aisé, car je n’y trouvais que la répétition en grand des choses que je savais parfaitement en petit.

« Depuis cette époque, ses visites furent plus fréquentes. Nous parlions de tout, je puis bien le dire ; cependant nos entretiens roulaient d’ordinaire sur la science économique, mais non dans le sens rigoureux de ce mot. Il était souvent question des résultats merveilleux auxquels l’homme peut arriver, même avec des moyens faibles en apparence, par l’emploi conséquent de ses forces, de son temps et de son argent.

« Je ne résistais pas au penchant qui m’attirait vers Lothaire ; je ne sentis, hélas ! que trop tôt combien mon amour était vif et tendre, pur et sincère, et cependant je croyais remarquer toujours davantage que ses fréquentes visites étaient pour Lydie et non pour moi. Lydie du moins en était parfaitement convaincue ; elle me prit pour sa confidente, et cela contribua quelque peu à me tranquilliser. Ce qu’elle expliquait si fort à son avantage ne me paraissait nullement significatif ; je n’y voyais aucune trace de vues sérieuses et d’une liaison durable, mais je voyais d’autant plus clairement que cette jeune fille passionnée voulait à tout prix lui appartenir.

« Les choses en étaient là, lorsqu’un jour ma bienfaitrice me fit soudain une proposition inattendue.

« Lothaire, me dit-elle, vous offre sa main et désire que vous soyez la compagne de sa vie. »

« Elle s’étendit sur mes qualités, et me dit, ce que j’avais tant de plaisir à entendre, que Lothaire était persuadé d’avoir trouvé en moi la personne qu’il avait longtemps désirée.

« J’étais au comble du bonheur : j’étais recherchée par un homme que j’estimais parfaitement ; chez lui et avec lui, j’allais donner un essor complet, libre, utile et vaste, à mon inclination naturelle, à mes talents acquis par l’exercice. Je donnai mon consentement. Il vint lui-même ; il me parla sans témoins, me tendit la main, fixa ses regards sur les miens, me prit dans ses bras et cueillit un baiser sur mes lèvres. Ce fut le premier et le dernier. Il me mit dans le secret de toutes ses affaires ; me dit ce que lui avait coûté sa campagne d’Amérique ; de quelles dettes il avait grevé ses terres ; qu’il s’était là-dessus brouillé, en quelque sorte, avec son grand-oncle ; comment cet excellent homme songeait aux intérêts de son petit-neveu, mais à sa manière ; qu’il voulait lui faire épouser une femme riche, tandis qu’un homme sage ne peut s’accommoder que d’une bonne ménagère. Il espérait persuader le vieillard par l’entremise de sa sœur. Lothaire m’exposa l’état de sa fortune, ses plans, ses vues, et me demanda mon concours. Mais nous convînmes de tenir notre engagement secret, en attendant le consentement de son oncle. À peine se fut-il éloigné, que Lydie me demanda s’il ne m’avait point parlé d’elle. Je répondis que non, et l’ennuyai de détails d’économie rurale. Elle était inquiète, chagrine, et la conduite de Lothaire, lorsqu’il revint au château, ne la rendit pas plus tranquille.

« Mais je vois que le soleil est sur son déclin : c’est heureux pour vous, mon ami ; sans cela vous auriez dû entendre, dans ses plus petits détails, l’histoire que je me raconte si volontiers à moi-même. Hâtons-nous ! nous approchons d’une époque où il n’est pas bon de s’arrêter.

« Lothaire me fit connaître son excellente sœur, qui sut m’introduire adroitement auprès de l’oncle. Je gagnai le vieillard ; il consentit à notre union, et je retournai, avec cette heureuse nouvelle, chez ma bienfaitrice. La chose n’était plus un secret dans la maison : Lydie l’apprit et ne pouvait y croire. Lorsqu’il ne lui fut plus possible d’en douter, elle disparut tout à coup, et l’on ne sut ce qu’elle était devenue.

« Le jour de notre mariage approchait : j’avais souvent demandé à Lothaire son portrait, et, comme il allait partir à cheval, je lui rappelai sa promesse.

« Vous avez oublié, dit-il, de me donner le médaillon où vous désirez qu’il soit placé. » Ce médaillon, que j’avais reçu en cadeau d’une amie, était pour moi d’un grand prix. Sous le verre extérieur était son chiffre formé de ses cheveux ; intérieurement se trouvait une plaque d’ivoire, sur laquelle devait être peint son portrait, quand elle me fut ravie par une mort funeste. L’amour de Lothaire me rappelait vers le bonheur, dans le temps où la perte de cette amie m’était encore très douloureuse, et je désirais remplir avec le portrait de mon fiancé la place laissée vide dans le cadeau de mon amie.

« Je cours à ma chambre, je prends la cassette où je renfermais mes bijoux, et je l’ouvre en présence de Lothaire. À peine a-t-il jeté les yeux dans l’intérieur, qu’il voit un médaillon, avec un portrait de femme. Il le prend, le considère avec attention et me dit vivement :

« Quel est ce portrait ?

« — Celui de ma mère.

« — J’aurais juré, s’écria-t-il, que c’était celui d’une dame de Saint-Alban, que je rencontrai en Suisse, il y a quelques années.

« — C’est la même personne, répliquai-je en souriant, et vous avez fait, sans le savoir, la connaissance de votre belle-mère. Saint-Alban est le nom romanesque sous lequel ma mère voyage. Elle le porte encore en France, où elle se trouve maintenant.

« — Je suis le plus malheureux des hommes ! » s’écria-t-il en rejetant le portrait dans la boîte, et, portant sa main sur ses yeux, il sortit de la chambre aussitôt. Il s’élança sur son cheval. Je courus au balcon et je le rappelai. Il se retourna, il me dit adieu de la main et il s’éloigna au galop… Je ne l’ai pas revu. »

Le soleil allait disparaître ; Thérèse regardait fixement le ciel embrasé, et ses beaux yeux se remplirent de larmes.

Elle gardait le silence et posa ses mains sur celles de son nouvel ami ; il les baisa avec une tendre pitié ; Thérèse essuya ses pleurs et se leva.

« Retournons, dit-elle, prendre soin de nos gens. »

Pendant le retour, la conversation ne fut pas animée. Ils arrivèrent à la porte du jardin et aperçurent Lydie assise sur un banc. Elle se leva, et, pour les éviter, elle se retira dans la maison. Elle tenait un papier à la main, et deux petites filles étaient auprès d’elle.

« Je vois, dit Thérèse, qu’elle porte toujours avec elle son unique consolation, la lettre de Lothaire. Son amant lui promet qu’aussitôt qu’il sera guéri, elle retournera vivre auprès de lui. Il la prie, en attendant, de demeurer tranquille chez moi. Elle s’attache à ces mots, se console avec ces lignes ; mais les amis de Lothaire sont mal notés chez elle. »

Les deux enfants s’étaient approchés : ils saluèrent Thérèse et lui rendirent compte de tout ce qui s’était passé au logis en son absence.

« Vous voyez là encore une partie de mes occupations, dit Thérèse. J’ai fait une association avec l’excellente sœur de Lothaire : nous élevons en commun un certain nombre de jeunes filles ; je forme les vives et diligentes ménagères, et elle se charge de celles qui montrent des goûts plus tranquilles et plus délicats ; car il est convenable de pourvoir de toute manière au bien des hommes et du ménage. Quand vous ferez la connaissance de ma noble amie, vous commencerez une vie nouvelle. Sa beauté, sa bonté, la rendent digne des hommages du monde entier. »

Wilhelm n’osa dire, hélas ! qu’il connaissait déjà la belle comtesse, et que ses relations passagères avec elle seraient pour lui la source de regrets éternels. Heureusement, Thérèse ne poursuivit pas la conversation ; ses affaires l’obligèrent à rentrer dans la maison.

Il se trouvait seul, et ce qu’il venait d’apprendre, que la belle comtesse était aussi forcée de se consoler par la bienfaisance du bonheur qu’elle avait perdu, lui causait une extrême tristesse. Il sentait que, chez elle, ce n’était qu’un besoin de se distraire et de substituer aux jouissances de la vie l’espérance de la félicité d’autrui. Il admirait le bonheur de Thérèse, qui, même après ce triste et soudain changement, n’avait pas besoin de rien changer en elle. « Heureux par-dessus tout, se disait-il, celui qui, pour se mettre en harmonie avec la fortune, n’est pas réduit à rejeter toute sa vie passée ! »

Bientôt Thérèse revint et lui demanda pardon de le déranger encore.

« Toute ma bibliothèque est dans cette armoire, lui dit-elle ; ce sont plutôt des livres que je laisse vivre qu’une collection soignée. Lydie demande un livre de piété : il s’en trouvera bien deux ou trois dans le nombre. Les gens qui sont mondains toute l’année se figurent qu’ils doivent être dévots dans l’affliction ; ils considèrent tout ce qui est bon et moral comme une médecine, que l’on prend avec répugnance, quand on se trouve indisposé ; ils ne voient dans un écrivain religieux, dans un moraliste, qu’un médecin, qu’on ne saurait mettre assez vite à la porte. Pour moi, je l’avoue, je me représente la morale comme un régime, qui ne mérite ce nom qu’autant que je le prends pour règle de vie, et ne le perds pas de vue de toute l’année. »

Ils fouillèrent parmi les volumes, et trouvèrent quelques-uns de ces livres qu’on nomme des ouvrages d’édification.

« C’est de ma mère, dit Thérèse, que Lydie a pris l’usage de recourir à ces lectures ; elle se nourrissait de romans et de comédies, tant que l’amant était fidèle : s’éloignait-il, aussitôt ces ouvrages reprenaient faveur. Je ne puis comprendre, poursuivit-elle, comment on a pu croire que Dieu nous parle par des livres et des histoires. Si l’univers ne nous révèle pas immédiatement ses rapports avec nous, si notre cœur ne nous dit pas ce que nous devons à nous-mêmes et aux autres, nous aurons de la peine à l’apprendre dans les livres, qui ne sont propres qu’à donner des noms à nos erreurs. »

Thérèse laissa Wilhelm seul, et il employa la soirée à faire la revue de la petite bibliothèque : ce n’étaient en effet que des volumes rassemblés au hasard.

Pendant les quelques jours qu’il passa chez elle, Thérèse se montra toujours égale à elle-même ; elle lui raconta, avec de grands détails et à différentes reprises, la suite de son histoire : les jours et les heures, les lieux et les discours étaient présents à sa mémoire : nous allons rapporter, en abrégé, ce qu’il est nécessaire de faire connaître à nos lecteurs.

La cause du brusque départ de Lothaire ne se devine que trop aisément. Il avait rencontré la mère de Thérèse dans ses voyages ; elle l’avait captivé par ses charmes ; elle n’avait pas été avare de ses faveurs… et cette malheureuse intrigue d’un moment l’éloignait d’une femme que la nature semblait avoir formée pour lui. Thérèse se renferma dans le cercle de ses travaux et de ses devoirs. On apprit que Lydie s’était arrêtée secrètement dans le voisinage. Cette rupture, dont elle ne connaissait pas la cause, la remplit de joie : elle se rapprocha de Lothaire, et, s’il répondit à ses avances, il semble que ce fût plutôt par désespoir que par amour, par surprise que par réflexion, par le besoin de se distraire que par un dessein médité.

Cela ne troubla point le repos de Thérèse : elle n’avait plus aucune prétention sur Lothaire, et même, eût-il été son mari, elle aurait eu peut-être le courage de souffrir une liaison pareille, pourvu que l’ordre intérieur de la maison n’en fût pas troublé ; du moins elle disait souvent qu’une femme qui gouverne bien son ménage peut passer à son mari tous ces petits caprices, et compter qu’il lui reviendra toujours.

La mère de Thérèse eut bientôt dérangé sa fortune, et sa fille en souffrit, car elle en reçut peu de secours. La vieille dame mourut, et lui légua le petit domaine et un joli capital. Thérèse sut d’abord s’accommoder à sa modeste situation. Lothaire lui offrit, par l’entremise de Jarno, une propriété de plus grande valeur : elle la refusa.

« Je veux, dit-elle, montrer, dans cette petite administration, que j’étais digne de partager la grande avec lui. Mais si, par l’effet des circonstances, je me trouve dans l’embarras pour moi ou pour les miens, je me propose de recourir tout d’abord, et sans scrupule, à mon noble ami. »

Rien ne reste moins caché et sans emploi qu’une sage activité. À peine Thérèse se fut-elle établie dans son petit bien, que les gens d’alentour recherchèrent sa connaissance et ses avis ; et le nouveau propriétaire du domaine voisin lui fit entendre assez clairement qu’il ne tenait qu’à elle de recevoir sa main et la plus grande partie de son héritage. Elle avait rapporté ce détail à Wilhelm, et plaisantait quelquefois avec lui sur les mariages bien ou mal assortis.

« Rien ne fait tant causer le monde, disait-elle, que la nouvelle d’un mariage, qu’à sa manière de voir il peut nommer un mariage mal assorti ; et pourtant ceux de cette espèce sont beaucoup plus fréquents que les autres ; car, hélas ! au bout de peu de temps, la plupart des ménages vont assez mal. Le mélange des conditions dans les mariages ne mérite le nom de mésalliance qu’autant qu’un des époux ne peut adopter la manière de vivre naturelle, accoutumée, et comme nécessaire, de l’autre. Les différentes classes de la société ont des genres de vie différents, qui ne se peuvent ni partager ni confondre, et c’est pourquoi il vaut mieux éviter ces alliances ; mais il peut y avoir des exceptions et de très heureuses. Il en est de même des mariages de jeunes filles et d’hommes âgés : en général ils sont malheureux, et pourtant j’en ai vu qui ont fort bien tourné. Pour mon compte, je ne verrais d’union mal assortie que celle qui me condamnerait à l’oisiveté et à la représentation : j’aimerais mieux épouser un honnête fermier du voisinage. »

Wilhelm songeait à retourner chez Lothaire, et il pria sa nouvelle amie de faire en sorte qu’il pût prendre congé de Lydie. Cette jeune fille passionnée se laissa persuader. Il lui adressa quelques paroles affectueuses ; elle fit cette réponse :

« J’ai surmonté la première douleur. Lothaire me sera toujours cher, mais je connais ses amis : je suis affligée qu’il soit si mal entouré. L’abbé serait capable de laisser, pour un caprice, les gens dans la détresse, ou même de les y plonger ; le docteur voudrait tout mettre en équilibre ; Jarno n’a point de cœur, et vous… point de caractère ! Poursuivez et faites-vous l’instrument de ces trois hommes ! On vous chargera encore de mainte exécution. Dès longtemps, je le sais fort bien, ma présence leur était importune ; je n’avais pas découvert leur secret, mais j’avais observé qu’ils me cachaient quelque chose. Pourquoi ces chambres fermées, ces mystérieux corridors ? Pourquoi personne ne peut-il pénétrer dans la grande tour ? Pourquoi me reléguaient-ils dans ma chambre, aussi souvent qu’ils pouvaient ? J’avoue que c’est la jalousie qui m’a conduite à cette découverte ; je craignais qu’une heureuse rivale ne fût cachée quelque part : maintenant je ne le crois plus, je crois à l’amour de Lothaire, à ses loyales intentions, mais je crois aussi qu’il est trompé par ses artificieux et perfides amis. Si vous voulez qu’il vous soit justement redevable et que je vous pardonne vos torts envers moi, délivrez-le des mains de ces hommes ! Mais puis-je l’espérer ?… Remettez-lui cette lettre ; répétez-lui ce qu’elle renferme, que je l’aimerai toujours, que je me fie à sa parole. Ah ! s’écria-t-elle, en se jetant, toute éplorée, au cou de Thérèse, il est environné de mes ennemis. Ils chercheront à lui persuader que je ne lui ai rien sacrifié. L’homme le meilleur aime à s’entendre dire qu’il est digne de tous les sacrifices, sans être obligé à la reconnaissance. »

Les adieux de Thérèse furent plus gais : elle exprima le vœu de revoir bientôt Wilhelm.

« Vous me connaissez tout entière, lui dit-elle. Vous m’avez constamment laissé la parole : la prochaine fois, votre devoir sera de me montrer la même sincérité. »

Pendant son retour, notre ami eut tout le loisir de rêver à cette nouvelle et radieuse apparition. Quelle confiance elle lui avait inspirée ! Il songeait comme Mignon et Félix seraient heureux sous une telle surveillance. Puis il songeait à lui-même, et il sentait quelles délices on goûterait à vivre auprès d’une femme si naturelle et si pure. Comme il approchait du château, la tour avec les nombreuses galeries et les bâtiments accessoires le frappèrent plus qu’auparavant, et il résolut d’entamer ce sujet avec Jarno ou l’abbé, à la première occasion.

CHAPITRE VII.

Wilhelm trouva Lothaire en pleine convalescence. Le médecin et l’abbé étaient absents. Jarno seul était resté. Au bout de peu de temps, le malade put sortir à cheval, tantôt seul, tantôt avec ses amis. Son langage était sérieux et doux, sa conversation instructive et charmante. On y remarquait souvent les traces d’une douce sensibilité, qu’il cherchait à dissimuler, et, lorsqu’elle se montrait malgré lui, il semblait presque la condamner.

Un soir, à souper, il gardait le silence, mais son visage était serein.

« Vous avez eu sans doute une aventure aujourd’hui, lui dit Jarno, et une aventure agréable.

— Comme vous connaissez votre monde ! répondit Lothaire. Oui, il m’est arrivé une aventure très agréable. Dans un autre temps, peut-être ne m’aurait-elle pas semblé aussi charmante qu’aujourd’hui, qu’elle m’a trouvé si facile à émouvoir. Vers le soir, je suivais à cheval, sur l’autre bord de la rivière, à travers les villages, un chemin que j’avais souvent fréquenté dans mes jeunes années. Mes souffrances m’ont sans doute plus affaibli que je ne croyais : je me sentais attendri, et mes forces renaissantes me rendaient comme une nouvelle vie. Tous les objets m’apparaissaient dans la même lumière où je les avais vus durant ma jeunesse, tous aussi aimables, aussi charmants, aussi gracieux, et comme ils ne m’ont pas apparu depuis longtemps. Je sentais bien que c’était de la faiblesse, mais je m’y abandonnais avec plaisir ; je chevauchais doucement, et je comprenais fort bien que l’on pût aimer une maladie qui nous dispose aux douces émotions. Vous savez peut-être ce qui m’attirait autrefois si souvent dans ce chemin ?

CHAPITRE VII.

Wilhelm trouva Lothaire en pleine convalescence. Le médecin et l’abbé étaient absents. Jarno seul était resté. Au bout de peu de temps, le malade put sortir à cheval, tantôt seul, tantôt avec ses amis. Son langage était sérieux et doux, sa conversation instructive et charmante. On y remarquait souvent les traces d’une douce sensibilité, qu’il cherchait à dissimuler, et, lorsqu’elle se montrait malgré lui, il semblait presque la condamner.

Un soir, à souper, il gardait le silence, mais son visage était serein.

« Vous avez eu sans doute une aventure aujourd’hui, lui dit Jarno, et une aventure agréable.

— Comme vous connaissez votre monde ! répondit Lothaire. Oui, il m’est arrivé une aventure très agréable. Dans un autre temps, peut-être ne m’aurait-elle pas semblé aussi charmante qu’aujourd’hui, qu’elle m’a trouvé si facile à émouvoir. Vers le soir, je suivais à cheval, sur l’autre bord de la rivière, à travers les villages, un chemin que j’avais souvent fréquenté dans mes jeunes années. Mes souffrances m’ont sans doute plus affaibli que je ne croyais : je me sentais attendri, et mes forces renaissantes me rendaient comme une nouvelle vie. Tous les objets m’apparaissaient dans la même lumière où je les avais vus durant ma jeunesse, tous aussi aimables, aussi charmants, aussi gracieux, et comme ils ne m’ont pas apparu depuis longtemps. Je sentais bien que c’était de la faiblesse, mais je m’y abandonnais avec plaisir ; je chevauchais doucement, et je comprenais fort bien que l’on pût aimer une maladie qui nous dispose aux douces émotions. Vous savez peut-être ce qui m’attirait autrefois si souvent dans ce chemin ?

— Si mes souvenirs sont fidèles, répondit Jarno, c’était une petite amourette, que vous aviez alors avec la fille d’un fermier.

— Dites une grande passion ! reprit Lothaire, car nous étions fort épris l’un de l’autre, fort sérieusement, et cela dura même assez longtemps. Aujourd’hui tout s’est rencontré par hasard pour me représenter vivement les premiers temps de nos amours. Les petits garçons poursuivaient les papillons dans les prairies, et le feuillage des chênes n’était pas plus avancé que le jour où je la vis pour la première fois. Il y avait longtemps que je n’avais vu Marguerite, car elle s’est mariée fort loin d’ici ; mais j’appris par hasard qu’elle est, depuis quelques semaines, en séjour chez son père avec ses enfants.

— Ainsi donc, cette promenade n’était pas tout à fait accidentelle ?

— Je ne cacherai pas, dit Lothaire, que je désirais la rencontrer. Quand je fus à quelque distance de la maison, je vis le père assis devant la porte : auprès de lui était un enfant de douze à quinze mois. Comme j’approchais, une femme regarda vivement par la fenêtre, et, dans le moment où je m’avançais vers la porte, j’entendis quelqu’un descendre précipitamment l’escalier. Je ne doutai point que ce ne fût elle-même ; je me flattai, je l’avoue, qu’elle m’avait reconnu, et qu’elle accourait au-devant de moi. Mais quelle ne fut pas ma confusion, lorsqu’elle s’élança de la porte, prit dans ses bras l’enfant, dont les chevaux s’étaient approchés, et l’emporta dans la maison ! Je sentis une impression pénible, et ce fut pour ma vanité un faible dédommagement d’apercevoir, à ce qu’il me sembla, un assez vif incarnat sur son cou et ses oreilles, tandis qu’elle s’enfuyait.

« Je m’arrêtai à causer avec le père, et je lorgnais les fenêtres, espérant qu’elle se montrerait ici ou là, mais je ne pus l’apercevoir. Je ne voulus pas non plus demander de ses nouvelles, et je passai mon chemin. Mon chagrin était un peu adouci par l’admiration : en effet, bien que j’eusse à peine entrevu son visage, elle ne me parut presque pas changée, et pourtant dix années sont longues ! Même elle me parut plus jeune, aussi svelte, sa démarche aussi légère, le cou plus gracieux encore, les joues aussi aisément colorées d’une aimable rougeur. Avec cela, mère de six enfants peut-être ! Cette apparition cadrait si bien avec tout ce monde magique dont j’étais entouré, que je poursuivis toujours plus agréablement ma promenade, avec les sensations de ma jeunesse, et ne tournai bride qu’à rentrée de la forêt prochaine, au coucher du soleil. Si vivement que la rosée, qui tombait, me rappelât les avis du médecin, et quoiqu’il eût été plus sage de retourner chez moi par le plus court chemin, je repris celui de la ferme. J’aperçus une femme qui allait et venait dans le jardin, fermé par une haie légère. Je m’approchai par le sentier, et je me trouvai assez près de la personne qui m’attirait.

« Bien que le soleil couchant me donnât dans les yeux, je vis qu’elle était occupée auprès de la haie, qui ne la couvrait que légèrement. Je crus reconnaître mon ancienne amante. Quand je fus près d’elle, je m’arrêtai, et sentais battre mon cœur. Quelques branches d’églantier, balancées par un léger vent, m’empêchaient de distinguer nettement sa tournure. Je lui adressai la parole et lui demandai comment elle se portait.

« Fort bien, » me répondit-elle à demi-voix.

« Cependant je remarquai, derrière la haie, un enfant occupé à cueillir des fleurs, et j’en pris occasion de lui demander où donc étaient ses autres enfants.

« Ce n’est pas mon enfant, répondit-elle. Ce serait un peu vite. »

« À ce moment, elle se plaça de manière que je pus voir distinctement son visage à travers les rameaux, et je ne sus que penser à cette vue. C’était ma bien-aimée et ce n’était pas elle. Plus jeune, plus belle peut-être, que je ne l’avais connue, dix années auparavant.

« N’êtes-vous pas la fille du fermier ? » lui dis-je, un peu troublé.

« — Non, dit-elle, je suis sa nièce.

« — Mais, lui dis-je, vous lui ressemblez d’une manière extraordinaire.

« — C’est ce que disent tous ceux qui l’ont connue il y a dix ans. »

« Je lui fis encore diverses questions : mon erreur m’était agréable, bien que je l’eusse d’abord découverte. Je ne pouvais m’arracher à l’image vivante de ma félicité passée, que j’avais devant mes yeux. Sur l’entrefaite, l’enfant s’était éloigné, et il s’était dirigé vers l’étang pour chercher des fleurs. Elle me salua et courut après lui.

« Cependant j’avais appris que Marguerite était en effet chez son père, et, chemin faisant, je n’ai cessé de me demander si c’était elle-même ou la nièce qui avait enlevé l’enfant de devant les chevaux. J’ai repassé plusieurs fois toute l’histoire dans ma pensée, et je ne sache pas que chose au monde ait jamais fait sur moi une impression plus agréable. Mais, je le sens bien, je suis encore malade, et nous prierons le docteur de nous faire passer ce reste d’émotion. »

Il en est des confidences d’amourettes comme des histoires de revenants : il suffit d’en raconter une, pour que les autres viennent d’elles-mêmes à la file.

Nos amis trouvèrent dans leurs souvenirs maints récits de ce genre. Ce fut Lothaire qui eut le plus de choses à raconter ; les histoires de Jarno avaient le cachet de son esprit, et nous savons déjà quels aveux Wilhelm eut à faire. Il craignait qu’on ne lui rappelât son aventure avec la comtesse ; mais ni l’un ni l’autre n’y touchèrent même de loin.

« Il n’est pas au monde de sensation plus agréable, disait Lothaire, que d’ouvrir son cœur à un nouvel amour, après une longue indifférence, et pourtant j’aurais renoncé pour la vie à ce bonheur, si le destin m’avait permis de m’unir à Thérèse. On n’est pas toujours jeune, et l’on ne devrait pas être toujours enfant. L’homme qui connaît le monde, qui sait la tâche qu’il y doit remplir et ce qu’il peut espérer des autres, que peut-il désirer de mieux que de trouver une compagne qui le seconde en tout, qui sache tout préparer pour lui ; dont la vigilance se charge des détails, que la nôtre est forcée de négliger ; dont l’activité se déploie de toutes parts, tandis que la nôtre peut se porter en avant ? Quel paradis j’avais rêvé avec Thérèse ! Non pas le paradis d’une félicité romanesque, mais d’une vie sûre et pratique, l’ordre dans le bonheur, le courage dans l’adversité, le soin des plus petites choses et une âme capable d’embrasser les plus grandes et d’y renoncer. Ah ! je voyais chez elle ces talents dont nous admirons le développement dans les femmes que l’histoire nous fait connaître, qui nous paraissent de beaucoup supérieures à tous les hommes ; cette intelligence de la situation, cette adresse dans toutes les circonstances, cette sûreté dans les détails, qui est d’un si heureux effet pour l’ensemble, et qu’elles déploient sans paraître jamais y songer. »

À ces mots, Lothaire, s’adressant à Wilhelm, lui dit avec un sourire :

« Vous me pardonnez, je l’espère, d’avoir oublié Aurélie pour Thérèse : avec l’une, je pouvais espérer une vie de bonheur ; avec l’autre, il ne fallait pas attendre une heure de repos.

— Je ne vous tairai pas, répondit Wilhelm, que je venais ici le cœur ulcéré contre vous, et que je m’étais promis de blâmer sévèrement votre conduite avec Aurélie.

— Ma conduite fut blâmable, repartit Lothaire : je n’aurais pas dû passer auprès d’elle de l’amitié à l’amour ; je n’aurais pas dû, à la place de l’estime qu’elle méritait, provoquer une inclination, qu’elle ne pouvait éveiller ni entretenir. Ah ! elle n’était pas aimable quand elle aimait, et c’est le plus grand malheur qui puisse arriver à une femme.

— Soit ! reprit Wilhelm, nous ne pouvons pas toujours éviter les actions blâmables ; nous ne pouvons pas éviter que nos sentiments et nos actions ne soient singulièrement détournés de leur direction juste et naturelle : mais il est certains devoirs que nous ne devons jamais perdre de vue. Que la cendre de notre amie repose doucement ; sans nous quereller et la condamner, jetons avec pitié des fleurs sur sa tombe ; mais, auprès de la tombe où sommeille la malheureuse mère, permettez-moi de vous demander pourquoi vous ne prenez pas soin de l’enfant, d’un fils, dans lequel tout homme mettrait sa joie, et que vous semblez négliger complètement. Avec votre sensibilité si tendre et si pure, comment pouvez-vous oublier entièrement l’amour paternel ? Vous n’avez pas dit encore un seul mot de la précieuse créature dont les grâces fourniraient matière à tant de récits.

— De qui parlez-vous ? Je ne vous comprends pas.

— Eh ! de qui, si ce n’est de votre fils, du fils d’Aurélie, de ce bel enfant, au bonheur duquel il ne manque rien qu’un tendre père, qui veuille s’intéresser à lui ?

— Vous êtes dans une erreur complète, mon ami, s’écria Lothaire. Aurélie n’avait point de fils, et surtout point de fils de moi. Je ne sais rien d’aucun enfant, autrement je m’en serais chargé avec joie. Mais je n’en veux pas moins considérer la petite créature comme un héritage de mon amie, et prendre soin de son éducation. A-t-elle cependant fait jamais entendre qu’elle en fût la mère, et qu’il m’appartînt ?

— Autant qu’il me souvienne, je ne lui ai rien ouï dire de formel : mais chacun le croyait, et je n’en ai pas douté un moment.

— Je pourrais, dit Jarno, vous donner là-dessus quelques éclaircissements. Une vieille femme, que vous devez avoir vue souvent, apporta l’enfant à Aurélie ; elle l’accueillit avec passion, espérant que cet objet apaiserait sa douleur ; et en effet il lui a procuré quelques heureux moments. »

Cette découverte avait rendu Wilhelm très inquiet ; ses pensées se reportèrent vivement sur la bonne Mignon et sur le beau Félix : il laissa voir qu’il désirait sortir ces deux enfants de la position dans laquelle ils se trouvaient.

« C’est bien facile, dit Lothaire ; nous remettrons à Thérèse la singulière petite fille ; elle ne saurait tomber en de meilleures mains ; pour le petit garçon, vous ferez bien, je pense, de le garder auprès de vous ; car, si les femmes elles-mêmes laissent en nous quelque chose d’imparfait, les enfants achèvent de nous former, quand nous leur donnons des soins.

— Surtout je suis d’avis, ajouta Jarno, que vous renonciez une bonne fois au théâtre, pour lequel vous n’avez d’ailleurs aucun talent. »

Wilhelm parut saisi ; il eut besoin de se remettre, car le rude langage de Jarno avait sensiblement blessé sa vanité.

« Si vous pouvez m’en convaincre, répondit-il, avec un sourire forcé, vous m’obligerez : c’est pourtant un triste service à rendre aux gens que de les arracher à leur plus doux songe.

— Sans en dire davantage sur ce sujet, reprit Jarno, je voudrais vous décider à nous amener d’abord les enfants. Le reste ira de soi-même.

— Me voilà prêt, dit Wilhelm : je suis inquiet et impatient de savoir si je ne pourrai découvrir quelque chose de plus sur le sort de l’enfant ; il me tarde de revoir la petite fille qui m’a voué une si singulière affection. »

Il fut convenu que Wilhelm partirait sans retard. Le lendemain, il avait fait ses préparatifs ; le cheval était sellé ; il n’avait plus qu’à prendre congé de Lothaire. C’était l’heure du repas : on se mit à table, comme de coutume, sans attendre le maître ; il revint fort tard, et prit place auprès de ses amis.

« Je gagerais, dit Jarno, que vous avez mis encore aujourd’hui votre cœur sensible à l’épreuve : vous n’avez pu résister au désir de revoir votre Marguerite.

— Vous avez deviné, répondit Lothaire.

— Dites-nous comment les choses se sont passées. Je suis fort curieux de l’apprendre.

— J’avoue, reprit Lothaire, que l’aventure me tenait au cœur plus que de raison. Je pris donc la résolution de retourner, et de voir réellement la personne dont l’image rajeunie m’avait fait une illusion si agréable. Je mis pied à terre à quelque distance de la maison, et je fis conduire les chevaux à l’écart, pour ne pas troubler les enfants, qui jouaient devant la porte. J’entrai dans la maison, et, par hasard, Marguerite vint au-devant de moi, car c’était elle-même : je la reconnus, quoique fort changée. Elle était devenue plus forte et paraissait plus grande ; sa grâce brillait à travers un tranquille maintien, et sa gaieté avait fait place à une paisible gravité. Sa tête, qu’autrefois elle portait si légèrement, était un peu inclinée, et des rides légères se dessinaient sur son front.

« Elle baissa les yeux à ma vue, mais aucune rougeur n’annonça une secrète émotion. Je lui tendis la main, elle me donna la sienne. Je lui demandai des nouvelles de son mari : il était absent ; de ses enfants : elle s’avança vers la porte et les appela. Ils vinrent tous et se groupèrent autour d’elle. Il n’est rien de plus charmant qu’une mère portant un enfant sur son bras ; rien de plus vénérable qu’une mère entourée de nombreux enfants. Je demandai les noms de la petite famille, pour dire quelque chose. Elle me pria d’entrer et d’attendre son père. J’acceptai ; elle me conduisit dans la chambre, où je retrouvai presque tout à l’ancienne place, et, chose singulière !… la belle cousine, sa vivante image, était assise sur l’escabelle, derrière la quenouille, dans la même attitude où j’avais trouvé si souvent ma bien-aimée. Une petite fille, qui ressemblait parfaitement à sa mère, nous avait suivis, et je me trouvais ainsi dans la plus singulière société, entre le passé et l’avenir, comme en un bosquet d’orangers, où l’on voit, dans un étroit espace, des fleurs et des fruits à divers degrés, près les uns des autres. La cousine sortit, pour aller chercher quelques rafraîchissements. Je présentai la main à cette femme, autrefois tant aimée, et je lui dis :

« C’est une grande joie pour moi de vous revoir.

— Vous êtes bien bon de me le dire, répondit-elle ; mais je puis vous assurer que je sens aussi une joie inexprimable. Bien souvent j’ai souhaité de vous revoir encore une fois dans ma vie ; je l’ai souhaité, en des moments que je croyais les derniers. »

« Elle me disait ces mots d’une voix calme, sans trouble, avec ce naturel qui me charmait autrefois en elle. La cousine revint, le père la suivit… et je vous laisse à penser avec quels sentiments je restai, avec quels sentiments je partis. »

CHAPITRE VIII.

Wilhelm, en retournant à la ville, rêvait aux nobles femmes qu’il avait connues et dont il avait ouï parler ; il se représentait douloureusement leurs singulières destinées, où le bonheur tenait si peu de place.

« Pauvre Marianne ! se disait-il, que dois-je apprendre encore sur ton sort ? Et toi, belle amazone, génie tutélaire, à qui je suis si redevable, que je me flatte partout de rencontrer, et ne trouve, hélas ! nulle part, dans quelle triste situation te verrai-je peut-être, si tu dois un jour t’offrir à mes yeux ! »

Arrivé à la ville, il ne rencontra aucune de ses connaissances au logis. Il courut au théâtre, où il croyait trouver les comédiens à la répétition : tout était silencieux ; la maison semblait vide ; cependant il vit un volet ouvert. Quand il fut sur la scène, il trouva la vieille servante d’Aurélie occupée à coudre des toiles pour une décoration nouvelle ; il n’entrait dans la salle que la lumière nécessaire pour son travail. Félix et Mignon étaient assis auprès d’elle sur le plancher. Ils tenaient ensemble un livre, et, tandis que Mignon lisait à haute voix, Félix répétait tous les mots après elle, comme s’il avait su lire lui-même.

Les enfants se levèrent en sursaut et saluèrent le voyageur. Il les embrassa avec la plus vive tendresse et les mena près de la vieille.

« Est-ce toi, lui dit-il d’un ton grave, qui as amené cet enfant à Aurélie ? »

Elle leva les yeux de dessus son ouvrage et regarda Wilhelm ; il la vit en pleine lumière, fut saisi de frayeur, et recula de quelques pas : c’était la vieille Barbara !

« Où est Marianne ? s’écria-t-il.

— Bien loin d’ici.

— Et Félix ?

— Est le fils de cette infortunée, trop aimante et trop tendre. Puissiez-vous ne jamais sentir les maux que vous nous avez faits ! Puisse le trésor que je vous livre vous rendre aussi heureux qu’il nous a rendues malheureuses ! »

Elle se leva pour sortir : Wilhelm la retenait.

« Je ne songe pas à vous échapper, dit-elle. Souffrez que j’aille chercher un papier, qui sera pour vous un sujet de joie et de douleur. »

Elle s’éloigna ; Wilhelm regardait l’enfant avec une joie inquiète ; il n’osait encore le croire à lui.

« Il est à toi ! s’écria Mignon ; il est à toi ! »

En disant ces mots, elle poussait l’enfant vers les genoux de Wilhelm. La vieille revint et lui présenta une lettre.

« Voici les derniers mots de Marianne, lui dit-elle.

— Elle est morte !

— Morte. Si je pouvais vous épargner tous les reproches ! »

Surpris et troublé, Wilhelm rompit le cachet, mais il avait à peine lu les premiers mots, qu’une amère douleur le saisit : il laissa tomber la lettre, se jeta sur un banc, et resta quelque temps immobile. Mignon s’empressait autour de lui. Cependant Félix avait ramassé la lettre, et il tirailla si longtemps sa petite amie, qu’elle finit par céder ; elle se mit à genoux auprès de lui et lut la lettre. Félix répétait chaque mot, et Wilhelm fut contraint de les entendre deux fois.

« Si ce papier arrive jamais jusqu’à toi, pleure sur ta malheureuse amante. Ton amour lui a donné la mort. L’enfant que je laisse orphelin, au bout de quelques jours, est à toi. Je meurs fidèle, malgré toutes les apparences qui parlent contre moi. Avec toi, j’ai perdu tout ce qui m’attachait à la vie : je meurs contente, puisqu’on m’assure que l’enfant est bien portant et qu’il vivra. Écoute la vieille Barbara, pardonne-lui : sois heureux et ne m’oublie pas. »

Quelle lettre douloureuse ! Encore, par une sorte de bonheur, lui sembla-t-elle d’abord à moitié énigmatique, et il n’en saisit toute la pensée qu’à une seconde lecture, que les enfants firent en bégayant et balbutiant.

« Vous savez tout à présent ! cria la vieille, sans attendre qu’il se fût remis. Remerciez le ciel de ce qu’après la perte de cette bonne jeune fille, il vous reste un si délicieux enfant. Rien n’égalera votre douleur, quand vous apprendrez comme la bonne Marianne vous est restée fidèle jusqu’à la fin, comme elle a été malheureuse, et tout ce qu’elle vous a sacrifié.

— Fais-moi vider d’un seul trait, s’écria Wilhelm, le calice de la douleur et de la joie ! Prouve-moi, fais-moi du moins accroire, qu’elle était bonne, qu’elle méritait mon estime autant que mon amour, et laisse-moi déplorer ensuite ma perte irréparable.

— Ce n’est pas le moment, dit Barbara : j’ai affaire et je ne voudrais pas que l’on nous surprît ensemble. Ne dites à personne que Félix vous appartient ; j’aurais trop de reproches à essuyer des comédiens pour ma dissimulation. Mignon ne nous trahira pas : elle est bonne et discrète.

— Je le savais depuis longtemps, et ne disais rien, repartit Mignon.

— Est-ce possible ? dit Barbara.

— Comment le savais-tu ? s’écria Wilhelm.

— L’esprit me l’a dit.

— Où donc ? parle !

— Dans le passage voûté. Quand le vieux tira son couteau, j’entendis crier : « Appelle son père ! » Et soudain je pensai à toi.

— Qui donc t’appela ?

— Je ne sais… dans le cœur, dans la tête…, je sentais une angoisse… je tremblais, je priais. Alors j’entendis crier et je compris. »

Wilhelm pressa Mignon sur son cœur ; il lui recommanda Félix et s’éloigna. Il n’avait observé qu’au dernier moment, qu’elle était beaucoup plus pâle et plus maigre qu’à son départ.

Parmi ses connaissances, Mme Mélina fut la première qu’il rencontra. Elle lui fit l’accueil le plus amical.

« Si vous pouviez, lui dit-elle, trouver chez nous les choses dans l’état que vous désirez !

— J’en doute, répondit Wilhelm. Avouez qu’on s’est arrangé de manière à pouvoir se passer de moi.

— Aussi, pourquoi vous être éloigné ?

— On ne saurait apprendre trop tôt combien l’on est peu nécessaire dans le monde. Quels importants personnages ne croyons-nous pas être ! Nous croyons seuls animer le cercle dans lequel nous agissons ; nous imaginons qu’en notre absence, la vie, la nourriture et la respiration vont manquer à chacun ; et le vide que nous avons fait se remarque à peine ; il se comble aussitôt ; souvent même la place est occupée par quelque chose de meilleur, ou du moins de plus agréable.

— Et les regrets de nos amis, dit Mme Mélina, n’en tiendrons-nous aucun compte ?

— Nos amis eux-mêmes feront sagement, s’ils prennent bientôt leur parti, et s’ils se disent : « Aux lieux où tu es, où tu séjournes, fais ce que tu peux, sois actif et serviable, et jouis gaiement de l’heure présente. »

De nouvelles explications apprirent à notre ami ce qu’il avait soupçonné : l’opéra était en pleine activité et attirait toute l’attention du public. Ses rôles étaient remplis par Laërtes et Horatio, et tous deux étaient plus vivement applaudis que lui-même ne l’avait jamais été.

Laërtes survint et Mme Mélina s’écria :

« Voyez l’homme heureux, qui sera bientôt capitaliste, et Dieu sait quoi encore ! »

Wilhelm l’embrassa et s’aperçut que son habit était du drap le plus fin : le reste de son habillement était simple, mais de la plus belle étoffe.

« Expliquez-moi cette énigme, dit Wilhelm.

— Vous aurez le temps d’apprendre, lui répondit Laërtes, que mes allées et venues sont désormais payées : le chef d’une grande maison de commerce tire parti de mon humeur inquiète, de mes connaissances et de mes relations, et il m’abandonne une part des bénéfices. Je donnerais beaucoup pour pouvoir gagner aussi à ce commerce de la confiance dans les femmes, car il y a dans la maison une jolie nièce, et je vois fort bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de voir ma fortune faite.

— Vous ne savez pas encore, je présume, dit Mme Mélina, qu’il s’est fait aussi parmi nous un mariage ? Serlo est l’époux légitime de la belle Elmire, le père n’ayant pas voulu souffrir leur intrigue secrète. »

Ils s’entretinrent de la sorte de ce qui s’était passé en l’absence de Wilhelm, et il put fort bien juger que, dans le fond, la troupe lui avait donné depuis longtemps son congé.

Il attendait avec impatience la vieille Barbara, qui lui avait annoncé, pour une heure avancée de la nuit, sa mystérieuse visite. Elle ne voulait pas se rendre chez lui avant que tout le monde fût endormi, et demandait les mêmes précautions que la plus jeune fille qui voudrait se glisser chez son amant. En attendant, Wilhelm relut cent fois la lettre de Marianne ; il lisait avec un ravissement inexprimable le mot fidèle, tracé par cette main chérie, et avec horreur l’annonce de sa mort, dont elle ne semblait pas craindre l’approche.

Il était plus de minuit lorsqu’il se fit quelque bruit à la porte entr’ouverte, et la vieille entra, un panier à la main.

« Il faut, lui dit-elle, que je vous fasse l’histoire de nos malheurs, et, je dois le supposer, vous êtes là assis tranquillement ; si vous m’attendez ponctuellement, ce n’est que pour satisfaire votre curiosité, et, maintenant comme autrefois, vous vous enveloppez de votre froid égoïsme, tandis que nos cœurs se brisent. Mais voyez ! de même qu’en cette heureuse soirée, j’apportai une bouteille de champagne ; que je plaçai les trois verres sur la table, et que vous commençâtes à nous tromper et nous endormir avec vos agréables contes d’enfance, je vais vous éclairer et vous réveiller aujourd’hui avec de tristes vérités. »

Wilhelm ne savait que se dire, quand il vit la vieille faire sauter le bouchon et remplir les trois verres.

« Buvez, s’écria-t-elle, après avoir vidé tout d’un trait son verre écumant, buvez, avant que l’esprit s’évapore. Ce troisième verre, versé à la mémoire de l’infortunée Marianne, laissons-le sans emploi ; laissons tomber la mousse. Comme ses lèvres étaient vermeilles, lorsqu’elle buvait à votre santé ! Hélas ! et maintenant, pâles et glacées pour jamais !…

— Sibylle ! furie ! s’écria Wilhelm, en se levant et frappant du poing sur la table, quel mauvais esprit te possède et te presse ? Pour qui me prends-tu, si tu crois que le plus simple récit des souffrances et de la mort de Marianne ne m’affligera pas assez profondément, sans que tu mettes en œuvre cette infernale adresse, pour doubler mon martyre ? S’il faut que ton insatiable intempérance fasse une orgie d’un repas funèbre, alors bois et parle. Tu m’as toujours fait horreur, et je ne puis encore me figurer Marianne innocente, quand je te vois, toi qui fus sa compagne.

— Doucement, monsieur ! répondit la vieille. Vous ne me ferez point perdre contenance. Vous avez contracté envers nous une grosse dette, et l’on ne se laisse pas malmener par un débiteur. Mais vous avez raison, le plus simple récit sera pour vous une peine suffisante. Écoutez donc la lutte que Marianne a soutenue, la victoire qu’elle a remportée, pour vous rester fidèle.

— Fidèle ! s’écria Wilhelm : quel conte me vas-tu faire ?

— Ne m’interrompez pas. Écoutez-moi et croyez-en ce qu’il vous plaira. Aujourd’hui la chose est fort indifférente. Le dernier soir que vous fûtes chez nous, n’avez-vous pas trouvé et emporté un billet ?

— Je ne trouvai ce billet qu’après l’avoir emporté ; il était enveloppé dans le mouchoir, dont je m’étais emparé par un mouvement d’amoureux délire et que j’avais caché sur moi.

— Que contenait ce billet ?

— Un amant mécontent exprimait l’espérance d’être mieux reçu la nuit prochaine qu’il ne l’avait été la veille. Et, qu’on lui ait tenu parole, je l’ai vu de mes propres yeux, car je l’ai aperçu qui s’échappait de chez vous avant le jour.

— Vous pouvez l’avoir vu ; mais ce qui se passa chez nous, combien cette nuit fut triste pour Marianne et pénible pour moi, c’est ce qui vous reste à savoir. Je veux être sincère ; je ne veux point nier ni m’excuser d’avoir persuadé Marianne de se livrer à un certain Norberg ; elle m’écouta, je puis dire même, elle m’obéit, avec répugnance. Il était riche, il semblait fort épris et j’espérais qu’il serait constant. Aussitôt après, il dut faire un voyage, et Marianne fit votre connaissance. Que de choses il me fallut endurer, empêcher, souffrir !…

« Ah ! s’écriait-elle quelquefois, si seulement tu avais épargné ma jeunesse, mon innocence, quatre semaines encore, j’aurais trouvé un digne objet d’amour, j’aurais été digne de lui, et l’amour aurait pu donner, avec une conscience tranquille, ce que j’ai vendu à contre-cœur ! »

« Elle s’abandonna tout entière à sa passion, et je n’ai pas besoin de vous demander si vous fûtes heureux. J’avais un pouvoir sans bornes sur son esprit, parce que je savais tous les moyens de satisfaire ses fantaisies ; je ne pouvais rien sur son cœur, parce qu’elle n’approuvait jamais ce que je faisais pour elle, ce que je lui conseillais, contre ses sentiments secrets. Elle ne cédait qu’au besoin impérieux, et le besoin lui parut bientôt extrême. Dans ses plus jeunes années, elle n’avait manqué de rien. Sa famille fut ruinée par de malheureuses circonstances ; la pauvre fille s’était fait toutes sortes de besoins, et l’on avait gravé dans sa petite âme de bons principes, qui la rendaient inquiète, sans lui servir à grand’chose. Elle n’avait pas la moindre habileté dans les affaires de la vie ; elle était innocente, dans le vrai sens du mot ; elle n’avait pas l’idée qu’on pût acheter sans payer : rien ne l’inquiétait plus que les dettes ; elle était toujours plus disposée à donner qu’à recevoir, et une pareille situation pouvait seule la contraindre à se livrer elle-même, pour payer une foule de petites dettes.

— Et tu n’aurais pu la sauver ! s’écria Wilhelm avec colère.

— Fort bien, dit la vieille, en souffrant la gêne et la faim, le chagrin et l’indigence ! Et c’est à quoi je ne fus jamais disposée.

— Exécrable, infâme entremetteuse ! Ainsi donc tu as sacrifié cette infortunée ! Tu l’as immolée à ton gosier, à ton insatiable gourmandise !

— Vous feriez mieux de vous modérer et de m’épargner vos injures. S’il vous plaît d’insulter les gens, allez dans vos grandes et nobles maisons : là vous rencontrerez des mères tourmentées du souci de trouver, pour une aimable et délicieuse jeune fille, l’époux le plus abominable, pourvu qu’il soit le plus riche. Voyez la pauvre enfant trembler et frémir du sort qu’on lui prépare, et ne trouver de consolation que lorsqu’une amie expérimentée lui fait comprendre que, par le mariage, elle acquiert le droit de disposer à son gré de son cœur et de sa personne.

— Tais-toi ! crois-tu donc qu’un crime puisse être excusé par un autre ? Poursuis ton récit, sans plus faire d’observations.

— Écoutez-moi donc sans me blâmer. Marianne fut à vous contre ma volonté, et, du moins dans cette aventure, je n’ai rien à me reprocher, Norberg était de retour ; il revint bien vite chez Marianne, qui le reçut froidement et de mauvaise grâce, et ne lui permit pas même un baiser. J’usai de toute mon adresse pour excuser sa conduite ; je dis à Norberg qu’un confesseur avait alarmé la conscience de Marianne, et qu’il faut respecter une conscience tant qu’elle parle. Je réussis à l’éloigner, et lui promis que je ferais pour le mieux. Il était riche et violent, mais il avait un fonds de bonhomie, et il aimait Marianne éperdument. Il me promit de patienter, et je m’employai avec zèle, pour que l’épreuve ne fût pas trop dure. J’eus à soutenir avec Marianne un rude combat. Je la persuadai, je puis dire même, je la contraignis enfin, en menaçant de l’abandonner, d’écrire à son amant et de l’inviter pour la nuit. Vous arrivez, et, par hasard, vous enlevez la réponse dans le mouchoir. Votre présence imprévue avait rendu mon rôle difficile. À peine fûtes-vous parti, que les angoisses de Marianne recommencèrent. Elle jura qu’elle ne pouvait vous être infidèle, et sa passion et son exaltation furent telles, qu’elle me fit une sincère pitié. Je lui promis enfin de calmer Norberg encore cette nuit et de l’éloigner sous divers prétextes. Je la priai de se mettre au lit, mais elle parut se défier de moi ; elle se coucha tout habillée, et, tout émue et tout éplorée, elle finit par s’endormir.

« Norberg arriva et je cherchai à le contenir ; je lui peignis les remords et le repentir de Marianne sous les plus noires couleurs. Il demanda seulement de la voir, et j’entrai dans sa chambre pour la préparer. Il me suivit, et nous approchâmes ensemble de son lit. Elle s’éveille, s’élance du lit avec fureur et s’arrache de nos bras ; elle conjure, prie, supplie, menace, et finit par déclarer qu’elle ne cédera point. Elle fut assez imprudente pour laisser échapper, au sujet de son véritable amour, quelques mots, que le pauvre Norberg dut s’expliquer dans un sens spirituel. Il finit par la quitter et elle s’enferma. Je le retins longtemps encore auprès de moi, et l’entretins de l’état de Marianne, qu’elle était enceinte, et qu’il fallait ménager la pauvre enfant. Il se sentit si fier de sa paternité ; il fut si joyeux de pouvoir espérer un beau garçon, qu’il consentit à tout ce qu’elle exigeait de lui, et promit de voyager quelque temps, plutôt que de tourmenter sa maîtresse, et de nuire à sa santé par ces émotions violentes. C’est dans ces sentiments qu’il s’esquiva de grand matin, et vous, monsieur, si vous avez fait sentinelle, il n’aurait rien manqué à votre bonheur que de pouvoir lire dans le cœur de votre rival, que vous avez cru si heureux, si favorisé, et dont l’apparition vous réduisit au désespoir.

— Dis-tu vrai ? s’écria Wilhelm.

— Aussi vrai que j’espère vous y réduire encore : oui, sans doute, vous seriez désespéré, si je pouvais vous faire une vive peinture de notre matinée après cette nuit. Que Marianne fut joyeuse à son réveil ! Avec quelle amitié elle m’appela auprès d’elle ! Comme elle me remercia vivement ! Comme elle me pressa tendrement sur son cœur !

 

« À présent, disait-elle, en souriant à son miroir, je puis jouir de moi-même, jouir de ma beauté, puisque je m’appartiens encore, que j’appartiens à mon unique ami ! Qu’il est doux d’avoir triomphé ! Quelle jouissance céleste on goûte à suivre son cœur ! Combien je te remercie d’avoir eu pitié de moi, d’avoir une fois employé ton esprit, ton adresse, pour mon avantage ! Assiste-moi, et songe à ce qui peut me rendre parfaitement heureuse ! »

« Je cédai, je ne voulais pas l’irriter ; je flattai ses espérances ; elle me fit les plus agréables caresses. S’éloignait-elle un moment de la fenêtre, il me fallait faire sentinelle ; car vous ne pouviez manquer de passer ; on voulait du moins vous voir. Ainsi s’écoula dans l’agitation toute la journée. Le soir, nous vous attendions, pour sûr, à l’heure accoutumée. J’étais déjà aux aguets dans l’escalier ; le temps me parut long ; je revins près d’elle. Je fus bien surprise de la trouver en habit d’officier : elle était d’une grâce et d’une gaieté surprenantes.

« Ne mérité-je pas, dit-elle, de paraître aujourd’hui en habit de soldat ? Ne me suis-je pas conduite en brave ? Je veux que mon amant me voie aujourd’hui comme la première fois ; je le presserai sur mon cœur avec la même tendresse et avec plus de liberté : car ne suis-je pas aujourd’hui sa Marianne, beaucoup plus que dans le temps où une noble résolution ne m’avait pas encore affranchie ? Mais, ajouta-t-elle, après quelque réflexion, ma victoire n’est pas complète encore ; il me faut tout risquer, pour être digne de lui, pour être assurée de sa constance. Je dois tout lui découvrir, lui révéler toute ma situation, et qu’il juge s’il veut me garder ou me rebuter. Voilà l’entrevue que je lui prépare ainsi qu’à moi-même. Si son cœur était capable de me repousser, je n’appartiendrais plus qu’à moi seule ; je trouverais ma consolation dans mon châtiment, et je souffrirais tous les maux que le sort voudrait m’infliger. »

 

« Voilà, monsieur, les espérances, les sentiments avec lesquels cette aimable fille vous attendait. Vous ne vîntes pas. Oh ! comment décrire son espoir, son attente ? Pauvre Marianne, je te vois encore devant moi : avec quel amour, avec quelle ardeur, tu parlais de l’homme dont tu n’avais pas encore éprouvé la cruauté !

— Ma bonne, ma chère Barbara, s’écria Wilhelm, en se levant tout à coup, et prenant la vieille par la main, assez de dissimulation, assez de préparatifs ! Ton accent paisible, tranquille et joyeux t’a trahie. Rends-moi Marianne ! Elle vit, elle est près de nous ! Ce n’est pas en vain que tu as choisi pour ta visite cette heure tardive et solitaire ; ce n’est pas en vain que tu m’as préparé par ce récit ravissant. Où est-elle ? Où la tiens-tu cachée ? Je croirai tout, je promets de tout croire, si tu me la montres, si tu la ramènes dans mes bras. J’ai déjà vu passer son ombre : fais que je la presse contre mon cœur. Je veux tomber à ses genoux ; je veux lui demander pardon ; je veux la féliciter de son combat, de sa victoire sur elle et sur toi ; je veux lui présenter mon Félix. Viens ! où l’as-tu cachée ? Ne la laisse pas, ne me laisse pas plus longtemps dans l’incertitude ! Tu as atteint ton but. Où l’as-tu retirée ? Viens, que je t’éclaire avec ce flambeau, que je revoie son doux visage ! »

Wilhelm avait arraché la vieille femme de sa chaise ; elle le regarda fixement, elle fondit en larmes, et une affreuse douleur la saisit.

« Quelle erreur déplorable, s’écria-t-elle, vous laisse encore un moment d’espérance ! Oui, je l’ai cachée, mais sous la terre ; ni la lumière du soleil ni une lampe discrète n’éclaireront jamais son doux visage ! Conduisez le bon Félix auprès de sa tombe, et dites-lui : « Là repose ta mère, que ton père a condamnée sans l’entendre ! » Son cœur aimant ne bat plus d’impatience de vous revoir ; elle n’attend point dans une chambre voisine le succès de mon récit ou de ma fable ; elle est descendue dans la noire cellule où l’on n’est pas suivie du fiancé, d’où l’on ne vient pas au-devant du bien-aimé. »

À ces mots, la vieille se prosterna sur le plancher devant une chaise et pleura amèrement. Alors enfin Wilhelm fut persuadé que Marianne était morte : il était dans la plus vive douleur. La vieille se releva.

« Je n’ai plus rien à vous apprendre, dit-elle, en jetant un paquet sur la table. Les lettres que voici achèveront peut-être de confondre votre cruauté. Lisez-les d’un œil sec, si vous pouvez. »

Elle s’échappa sans bruit, et Wilhelm n’eut pas, cette nuit, le courage d’ouvrir le portefeuille. C’était un cadeau qu’il avait fait à Marianne ; il savait qu’elle y renfermait soigneusement le moindre billet qu’elle recevait de lui. Le lendemain, il fit un effort sur lui-même ; il délia le ruban, et il vit tomber de petits billets, écrits au crayon de sa propre main, qui lui rappelèrent chaque moment, depuis le jour de leur agréable rencontre jusqu’à celui de leur cruelle séparation. Mais ce ne fut pas sans la plus vive douleur qu’il parcourut une suite de billets, qui lui étaient adressés, et que Werner avait renvoyés, comme il le vit par le contenu.

 

« Aucune de mes lettres n’a pu te parvenir ; mes prières et mes supplications ne sont pas arrivées jusqu’à toi. As-tu donné toi-même ces ordres cruels ? Ne dois-je plus te revoir ? Je fais encore une tentative. Je t’en prie, viens, oh ! viens !… Je ne veux pas te retenir ; mais que je puisse te presser encore une fois sur mon cœur. »

 

« Lorsque j’étais assise auprès de toi, tes mains dans les miennes, mes yeux fixés sur les tiens, et te disais, le cœur plein de confiance et d’amour : « Ô le plus cher et le meilleur des hommes !… » tu écoutais avec plaisir ce langage ; il fallait te le répéter souvent. Je le répète encore une fois : Ô le plus cher et le meilleur des hommes, sois bon comme tu l’étais, viens et ne me laisse pas périr dans ma misère. »

 

« Tu me crois coupable : je le suis en effet, mais non comme tu penses. Viens, afin que j’aie du moins la consolation de me faire connaître à toi tout entière, et qu’ensuite l’on fasse de moi ce qu’on voudra. »

 

« Ce n’est pas pour moi seulement, c’est aussi pour toi-même que je te supplie de venir. Je sens les douleurs insupportables que tu souffres quand tu me fuis. Viens ; que notre séparation soit moins cruelle ! Je ne fus peut-être jamais plus digne de toi, qu’au moment où tu me repousses dans un abîme de misère. »

 

« Par tout ce qu’il y a de sacré, par tout ce qui peut toucher un cœur d’homme, je t’implore ! Il s’agit d’une âme, il s’agit d’une vie, de deux vies, dont l’une au moins doit t’être chère à jamais. Ta défiance ne voudra pas non plus le croire, et pourtant je le déclarerai à l’heure de la mort : l’enfant que je porte en mon sein est à toi. Depuis que je t’aime, aucun homme ne m’a seulement serré la main. Ah ! si ton amour, si ta loyauté, avaient été les compagnons de ma jeunesse ! »

« Tu ne veux pas m’entendre ? Il faut donc me taire ; mais ces feuilles ne périront point ; peut-être te parleront-elles encore, quand le linceul couvrira mes lèvres, et quand la voix de ton repentir ne pourra plus parvenir à mon oreille. Pendant ma triste vie, et jusqu’à mon dernier moment, mon unique consolation sera d’avoir été irréprochable envers toi, quand même je ne puis me dire innocente. »

Wilhelm fut incapable de poursuivre. Il s’abandonna tout entier à sa douleur ; mais il souffrit plus encore, lorsqu’il vit entrer Laërtes, à qui il s’efforçait de cacher ses sentiments. Laërtes tira de sa poche une bourse pleine de ducats, les compta et recompta, assurant à Wilhelm qu’il n’y avait rien au monde de plus beau que d’être sur le chemin de la fortune ; que rien ne pouvait plus alors nous troubler ou nous arrêter. Wilhelm se rappela son rêve et sourit ; mais il réfléchit en même temps avec horreur que, dans ce même rêve, Marianne l’avait quitté pour suivre son père mort, et qu’enfin tous deux avaient fait le tour du jardin et s’étaient envolés comme des ombres.

Laërtes l’arracha à ses pensées et l’entraîna au café. Aussitôt plusieurs personnes y firent cercle autour de lui. C’étaient des amis de son talent dramatique. Ils étaient joyeux de le revoir, mais ils avaient appris avec regret sa résolution de quitter le théâtre. Ils parlèrent avec tant de justesse et d’intelligence de son jeu, de son talent, de leurs espérances, que Wilhelm leur dit enfin, non sans émotion :

« Oh ! que ces encouragements m’auraient été précieux il y a quelques mois ! Comme ils m’auraient éclairé et réjoui ! Jamais mon cœur ne se fût aussi complètement détaché du théâtre ; je n’aurais jamais été jusqu’à désespérer du public.

— Il ne faudrait jamais en venir jusque-là, dit un homme d’âge mûr : le public est nombreux ; le bon sens, le bon goût ne sont pas aussi rares qu’on le croit : seulement l’artiste ne doit jamais exiger une approbation illimitée pour son œuvre, car cette approbation est la plus insignifiante, et nos messieurs n’en veulent pas de limitée. Je sais bien que, dans la vie comme dans les arts, on doit se consulter soi-même avant d’agir, avant de produire quelque chose ; mais, quand l’action, quand l’œuvre est accomplie, il ne reste plus qu’à écouter avec attention beaucoup de monde, et, avec quelque expérience, on peut bientôt se composer de toutes ces voix un jugement complet : car ceux qui pourraient nous en épargner la peine gardent le plus souvent le silence.

— Voilà justement, dit Wilhelm, ce qu’ils ne devraient pas faire. J’ai souvent observé que des hommes qui ne disent mot des bons ouvrages, blâment et déplorent ce silence chez les autres.

— Eh bien, nous parlerons aujourd’hui ! dit vivement un jeune homme. Dînez avec nous, et nous vous rendrons la justice que nous avons négligé de vous rendre et quelquefois aussi à la bonne Aurélie. »

Wilhelm s’excusa, et se rendit chez Mme Mélina, pour l’entretenir au sujet des enfants, qu’il voulait retirer de chez elle.

Il ne garda pas trop bien le secret de Barbara ; il se trahit, en revoyant le beau Félix.

« Ô mon enfant ! s’écria-t-il, mon cher enfant ! »

Il le prit dans ses bras et le pressa sur son cœur.

« Papa, que m’as-tu apporté ? » dit le petit garçon.

Mignon les regardait tous deux, comme pour les avertir de ne pas se trahir.

« Quelle est cette nouvelle scène ? » dit Mme Mélina.

On éloigna les enfants, et Wilhelm, qui ne se croyait pas obligé à un secret rigoureux envers la vieille femme, découvrit toute l’affaire à son amie. Mme Mélina le regardait en souriant.

« Oh ! dit-elle, que les hommes sont crédules ! Si quelque chose se trouve sur leur chemin, on peut bien aisément le leur mettre sur les bras ; mais ils n’en regardent pas plus, une autre fois, à droite ni à gauche, et ne savent rien estimer que ce qu’ils ont d’abord marqué du sceau d’une aveugle passion. »

À ces mots, Mme Mélina laissa échapper un soupir ; et, si Wilhelm avait eu des yeux, il aurait reconnu chez elle une inclination, qu’elle n’avait jamais pu vaincre entièrement. Ensuite il l’entretint des enfants, lui dit qu’il se proposait de garder Félix auprès de lui et de placer Mignon à la campagne. Mme Mélina, quoiqu’elle se séparât à regret des deux enfants à la fois, jugea le projet bon et même nécessaire. Félix devenait mutin chez elle, et Mignon paraissait avoir besoin du grand air et d’une autre société. La pauvre enfant était souffrante et ne pouvait se rétablir.

« Ne vous laissez pas troubler, dit Mme Mélina, par les doutes que j’ai étourdiment exprimés sur la question de savoir si Félix vous appartient. Assurément la vieille mérite peu de confiance ; mais celui qui peut imaginer un mensonge dans son intérêt peut aussi dire vrai, quand la vérité lui profite. Barbara avait fait croire à Aurélie que Félix était fils de Lothaire, et nous autres femmes, nous avons ce caprice, d’aimer avec tendresse les enfants de nos amants, bien que nous ne connaissions pas la mère ou que nous la haïssions de tout notre cœur. »

À ce moment, Félix accourut, et Mme Mélina le pressa dans ses bras, avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire.

Wilhelm courut chez lui, et fit demander Barbara, qui promit de venir, mais pas avant la nuit tombante. Il la reçut fort mal et lui dit :

« Il n’y a rien de plus honteux au monde que de faire métier de fausseté et de mensonge. Tu as déjà fait ainsi beaucoup de mal, et maintenant que ta parole pourrait décider du bonheur de ma vie, je suis dans le doute, et je n’ose presser dans mes bras l’enfant dont la possession tranquille me rendrait heureux. Infâme créature, je ne puis te voir sans haine et sans mépris !

— S’il faut vous parler franchement, répliqua-t-elle, votre manière d’agir m’est insupportable. Et, quand il ne serait pas votre fils, c’est le plus agréable et le plus bel enfant du monde ; on l’achèterait à grand prix, pour l’avoir toujours près de soi. N’est-il pas digne de votre affection ? N’ai-je pas mérité, pour mes soins et ma peine, un peu de pain jusqu’à la fin de mes jours ? Vous autres messieurs, à qui rien ne manque, vous pouvez, tout à votre aise, parler de vérité et de franchise ! Mais, de savoir comment une pauvre créature, qui ne trouve pas de quoi subvenir à ses plus pressants besoins ; qui se voit, dans sa détresse, sans ami, sans conseil, sans secours : comment elle pourra se pousser à travers un monde égoïste et mener sans bruit sa misérable vie ; il y aurait là-dessus bien des choses à dire, si vous pouviez et vouliez l’entendre… Avez-vous lu les lettres de Marianne ? Ce sont les mêmes qu’elle vous écrivit dans ce temps malheureux. Je fis de vains efforts pour arriver jusqu’à vous, pour vous les remettre. Votre cruel beau-frère vous avait si bien entouré que toute ma ruse et mon adresse furent inutiles ; et, comme il finit par nous menacer l’une et l’autre de la prison, il fallut bien renoncer à toute espérance. Tout ne s’accorde-t-il pas avec mon récit, et la lettre de Norberg ne met-elle pas toute l’histoire hors de doute ?

— Quelle lettre ? demanda Wilhelm,

— Ne l’avez-vous pas trouvée dans le portefeuille ?

— Je n’ai pas encore tout lu.

— Donnez-moi le portefeuille : cette lettre est la pièce essentielle. Un malheureux billet de Norberg a causé cette fatale confusion ; un autre écrit de sa main déliera le nœud, pour autant que le fil en vaille la peine encore. »

Barbara tira un billet du portefeuille ; Wilhelm reconnut la main détestée ; il fit un effort sur lui-même et lut ce qui suit :

« Dis-moi, jeune fille, comment tu peux prendre tant d’empire sur moi ? Je n’aurais pas cru qu’une déesse même pût faire de moi un soupirant. Au lieu de venir à moi les bras ouverts, tu recules ; on aurait pu dire, à ta conduite, que je te fais horreur. Est-il permis de me faire passer la nuit dans une chambre à part, assis sur un coffre, à côté de la vieille Barbara ? Et deux portes seulement me séparaient de ma bien-aimée ! C’est trop fort, te dis-je. J’ai promis de te laisser un peu de réflexion, de ne pas me montrer d’abord trop pressant, et chaque quart d’heure perdu me rend furieux. Ne t’ai-je pas donné tout ce que j’ai cru pouvoir t’être agréable ? N’es-tu pas encore persuadée de mon amour ? Si tu désires quelque chose, parle : tu ne manqueras de rien. Je voudrais qu’il devînt aveugle et muet, le calotin qui t’a mis ces folies dans la tête ! Fallait-il en choisir un pareil ? Tant d’autres savent passer quelque chose aux jeunes gens ! Tu m’entends : il faut que cela change ; j’exige une réponse dans deux ou trois jours, car je dois repartir bientôt, et, si tu ne redeviens pas aimable et complaisante, tu ne me reverras jamais. »

La lettre continuait longtemps sur ce ton ; à la douloureuse satisfaction de Wilhelm, elle tournait toujours autour du même point et témoignait de la vérité du récit de Barbara.

Une seconde lettre prouvait clairement que Marianne n’avait pas cédé non plus dans la suite, et Wilhelm apprit, non sans une douleur profonde, dans toute cette correspondance, l’histoire de la malheureuse jeune fille, jusqu’à l’heure de sa mort.

La vieille avait apprivoisé peu à peu le farouche Norberg, en lui annonçant la mort de Marianne et lui laissant croire que Félix était son fils ; il lui avait envoyé quelquefois de l’argent, qu’elle s’appropriait, car elle avait déjà su persuader à Aurélie de prendre à sa charge l’éducation de l’enfant. Malheureusement, ces secrètes ressources lui manquèrent bientôt : Norberg avait dissipé, par sa mauvaise conduite, la plus grande partie de sa fortune, et de nouvelles galanteries endurcirent son cœur pour son fils prétendu.

Quoique tout cela parût être fort vraisemblable et s’accorder fort bien, Wilhelm n’osait encore s’abandonner à la joie ; il semblait se défier d’un présent que lui faisait un mauvais génie.

« Le temps seul peut guérir vos doutes, lui dit la vieille, qui devinait ses sentiments. Regardez l’enfant comme étranger et observez-le avec plus de soin. Observez ses dons, son caractère, ses facultés, et, si vous ne vous reconnaissez pas vous-même insensiblement, vous n’avez pas de bons yeux ; car, je vous l’assure, si j’étais un homme, personne ne me mettrait sur les bras un enfant étranger. Mais il est heureux pour les femmes que les hommes ne soient pas là-dessus aussi clairvoyants. »

Après ces explications, Wilhelm congédia Barbara. Son dessein était de prendre Félix avec lui ; Barbara conduirait Mignon chez Thérèse, et puis elle irait manger où bon lui semblerait la petite pension qu’il lui promit.

Il fit appeler Mignon, pour la préparer à ce changement.

« Meister, lui dit-elle, garde-moi auprès de toi : ce sera mon bien et mon mal. »

Il lui représenta qu’elle devenait grande et qu’elle avait besoin de s’instruire.

« Je suis assez instruite, reprit-elle, pour aimer et pleurer. » Il lui fit considérer sa santé, qui exigeait des soins soutenus et les directions d’un habile médecin.

« Pourquoi s’inquiéter de moi ? dit-elle : on a tant d’autres soucis à prendre. »

Wilhelm se donna beaucoup de peine pour lui persuader qu’il ne pouvait désormais la garder auprès de lui, qu’il la placerait chez des personnes où il irait la voir souvent ; mais elle parut n’avoir pas entendu un seul mot de tout cela.

« Tu ne me veux pas auprès de toi, dit-elle : c’est peut-être le mieux. Envoie-moi près du vieux joueur de harpe ! Le pauvre homme est bien seul. »

Wilhelm tâcha de lui faire comprendre que le vieillard était fort bien soigné.

« Je le regrette sans cesse, dit l’enfant.

— Cependant je n’ai pas remarqué, reprit Wilhelm, que tu lui fusses si attachée quand il vivait avec nous.

— Il me faisait peur quand il était éveillé ; je ne pouvais soutenir son regard : mais, lorsqu’il dormait, j’aimais à m’asseoir auprès de lui ; je lui chassais les mouches et ne pouvais me rassasier de le regarder. Oh ! il m’a soutenue dans de terribles moments ! Nul ne sait ce que je lui dois. Si j’avais su le chemin, j’aurais couru auprès de lui. »

Wilhelm lui représenta en détail les circonstances, lui dit qu’elle était une enfant raisonnable, et que, cette fois encore, elle se soumettrait sans doute à ce qu’il désirait.

« La raison est cruelle, repartit l’enfant ; le cœur vaut mieux. J’irai où tu voudras, mais laisse-moi ton Félix. »

Après un long débat, elle persistait encore, et Wilhelm dut enfin se résoudre à remettre les deux enfants à la vieille, pour les conduire ensemble chez Mlle Thérèse. Cette détermination lui fut d’autant plus facile, qu’il hésitait toujours à regarder le beau Félix comme son fils. Il le prenait sur son bras et le promenait autour de la chambre ; l’enfant aimait à se regarder au miroir : sans se l’avouer, Wilhelm le portait devant volontiers, et cherchait à démêler entre lui et Félix des traits de ressemblance. Ce rapport lui paraissait-il un moment vraisemblable, il pressait l’enfant contre son cœur ; mais tout à coup, effrayé à la pensée qu’il pouvait se tromper, il le posait par terre et le laissait courir.

« Ah ! disait-il, si j’allais m’approprier cet inestimable trésor, et qu’il me fût ensuite arraché, je serais le plus malheureux des hommes. »

Les enfants étaient partis, et Wilhelm voulait prendre formellement congé du théâtre ; mais il sentit qu’il était déjà congédié, et qu’il n’avait plus qu’à s’en aller. Marianne n’était plus ; ses deux anges gardiens s’étaient éloignés, et ses pensées volaient sur leur trace. Le bel enfant lui revenait à la pensée, comme une apparition vague et charmante. Il le voyait courir à travers les champs et les bois, donnant la main à Thérèse, et se former au sein de la libre nature, sous les yeux d’une libre et gracieuse surveillante. Thérèse lui était devenue beaucoup plus chère encore, depuis qu’il se figurait l’enfant près d’elle. Même sur les bancs du théâtre, il souriait à son souvenir, et il sentait, à peu près comme elle, que la scène ne lui faisait plus aucune illusion.

Serlo et Mélina le comblèrent de politesses, dès qu’ils virent qu’il ne prétendait plus à son ancienne place. Une partie du public souhaitait de le voir paraître encore : la chose lui eût été impossible, et, dans la troupe, personne ne le désirait, sauf peut-être Mme Mélina. En faisant ses adieux à cette amie, il fut ému et lui dit :

« Pourquoi faut-il que l’homme se hasarde à rien promettre pour l’avenir ? Il n’est pas en état de tenir la moindre chose : que sera-ce, s’il se propose un objet important ? Quelle est ma confusion, quand je songe à ce que je vous promis à tous dans cette malheureuse nuit, où, dépouillés, malades, blessés et souffrants, nous étions entassés dans un misérable cabaret ? Comme le malheur élevait alors mon courage, et quel trésor je croyais trouver dans ma bonne volonté ! Et tout cela n’a rien produit, absolument rien. Je vous quitte et je reste votre débiteur. Heureusement, on n’a pas attaché à ma promesse plus d’importance qu’elle n’en méritait, et personne ne me l’a jamais rappelée.

— Ne soyez pas injuste envers vous-même, lui répondit Mme Mélina. Si personne ne reconnaît ce que vous avez fait pour nous, moi je ne le méconnaîtrai pas, car notre position serait tout autre, si nous ne vous avions pas possédé. Il en est de nos projets comme de nos désirs : nous ne les reconnaissons plus, une fois qu’ils sont exécutés, qu’ils sont accomplis, et nous croyons n’avoir rien fait, rien obtenu.

— Vos explications amicales ne tranquilliseront pas ma conscience, répondit Wilhelm, et je me regarderai toujours comme votre débiteur.

— Il est bien possible encore que vous le soyez, reprit Mme Mélina, mais non de la manière que vous entendez. Nous regardons comme une honte de ne pas remplir une promesse sortie de notre bouche : ô mon ami, un homme généreux ne promet que trop par sa présence ! La confiance qu’il éveille, l’affection qu’il inspire, les espérances qu’il fait naître, sont infinies : il devient et il demeure notre débiteur sans le savoir. Adieu !… Si notre position extérieure s’est heureusement rétablie sous votre direction, votre départ, laisse au fond de mon âme un vide qui ne sera pas facile à combler. »

Avant de quitter la ville, Wilhelm écrivit à Werner une longue lettre. Ils en avaient échangé quelques-unes ; mais, comme ils ne pouvaient s’entendre, ils avaient fini par ne plus s’écrire. Maintenant Wilhelm s’était rapproché de son ami ; il se disposait à faire ce que Werner désirait si fort ; il pouvait dire : « Je quitte le théâtre et je m’associe à des hommes dont la société doit me conduire, de toute manière, à une activité pure et tranquille. » Il demanda l’état de son bien, et il s’étonnait lui-même d’avoir pu si longtemps n’en prendre aucun souci. Il ne savait pas que c’est le propre de tous les hommes qui s’occupent beaucoup de leur culture morale, de négliger absolument les intérêts matériels. Wilhelm s’était trouvé dans ce cas, et il sembla reconnaître, cette fois, que, pour agir d’une manière soutenue, il avait besoin de moyens extérieurs. Il partit avec de tout autres sentiments que dans sa première visite à Lothaire ; les perspectives qui s’offraient à lui étaient ravissantes, et il espérait être sur le chemin du bonheur.

CHAPITRE IX.

À son arrivée au château, il trouva un grand changement. Jarno vint à sa rencontre avec la nouvelle que l’oncle était mort, et que Lothaire était parti pour aller prendre possession de l’héritage.

« Vous arrivez à propos, lui dit-il, pour nous aider, l’abbé et moi. Lothaire nous a chargés d’acheter des terres considérables dans notre voisinage : la chose se préparait depuis longtemps, et nous trouvons à propos de l’argent et du crédit. La seule difficulté, c’est qu’une maison de commerce étrangère avait déjà des vues sur ces mêmes biens. À présent, nous sommes, purement et simplement, décidés à faire cette opération avec elle : autrement nous aurions enchéri sans nécessité et sans raison.

Nous avons, semble-t-il, affaire à un homme habile. Maintenant nous en sommes aux calculs et aux projets. Il faut examiner aussi, au point de vue de l’exploitation rurale, comment nous pourrons partager ces terres, de manière que chacun possède un beau domaine. »

Les papiers furent communiqués à Wilhelm ; on visita les champs, les prairies, les bâtiments, et, quoique Jarno et l’abbé parussent entendre fort bien la chose, il regretta pourtant que Mlle Thérèse ne fût pas de la partie.

Ils passèrent plusieurs jours dans ces travaux, et Wilhelm eut à peine le temps de raconter ses aventures et sa douteuse paternité à ses amis, qui traitèrent avec indifférence et légèreté une affaire si importante pour lui.

Il avait observé que, dans leurs entretiens familiers, à table ou à la promenade, ils s’arrêtaient quelquefois tout à coup, donnaient à la conversation un autre tour, et, par là, faisaient voir tout au moins qu’ils avaient à régler ensemble quelques affaires qu’on lui dérobait. Il se rappela les paroles de Lydie, et il les croyait d’autant plus fondées, qu’on lui avait fermé constamment tout un côté du château. Il avait cherché vainement l’accès et l’entrée de certaines galeries, et particulièrement de la vieille tour, qu’il connaissait fort bien à l’extérieur.

Jarno lui dit un jour :

« Nous pouvons si bien vous regarder maintenant comme l’un des nôtres, qu’il serait injuste de ne pas vous introduire plus avant dans nos secrets. Il est bon que l’homme, à son entrée dans le monde, compte beaucoup sur lui-même ; qu’il se flatte d’acquérir beaucoup d’avantages ; qu’il cherche à surmonter tous les obstacles ; mais, quand il s’est développé jusqu’à un certain point, il est bon qu’il apprenne à vivre pour les autres et à s’oublier lui-même, dans une activité réglée par le devoir. C’est alors seulement qu’il apprend à se connaître ; car c’est proprement la pratique qui nous met en parallèle avec les autres. Vous apprendrez bientôt quel petit monde se trouve dans votre voisinage, et comme vous y êtes bien connu. Soyez debout et prêt à me suivre demain matin, avant le lever du soleil. »

Jarno vint à l’heure fixée, et conduisit Wilhelm par des chambres connues et inconnues, puis par quelques galeries, et ils arrivèrent enfin devant une grande et vieille porte munie d’une solide ferrure. Jarno heurta ; la porte s’entr’ouvrit tout juste assez pour qu’un homme pût se glisser dans l’intérieur. Jarno poussa Wilhelm dans la tour sans le suivre. Notre ami se trouva dans un lieu étroit et sombre. Il était dans les ténèbres, et, s’il voulait faire un pas en avant, il se sentait arrêté. Une voix, qui ne lui était pas tout à fait inconnue, lui cria :

« Entrez ! »

Alors il s’aperçut que les côtés de l’espace dans lequel il se trouvait n’étaient fermés que par des tapisseries, à travers lesquelles une faible lueur pénétrait.

« Entrez ! » répéta la même voix.

Il souleva la tapisserie et il entra.

La salle dans laquelle il avait passé semblait être une ancienne chapelle : à la place de l’autel, se trouvait une grande table, élevée sur une estrade et couverte d’un tapis vert : au delà, un rideau tiré semblait cacher un tableau ; sur les côtés, régnaient des armoires d’un beau travail, fermées par un léger treillis de fil d’archal, comme on en voit dans les bibliothèques ; seulement, au lieu de livres, il vit sur les rayons, de nombreux rouleaux. Il n’apercevait personne dans la salle ; le soleil levant brillait devant lui, à travers les vitraux coloriés, et lui faisait un gracieux accueil.

« Assieds-toi ! » cria une voix, qui paraissait sortir de l’autel.

Wilhelm s’assit sur un petit fauteuil adossé à l’entrée. Il n’y avait pas d’autre siège dans toute la salle : il fut obligé de s’y placer, bien que le soleil l’éblouît. Le fauteuil était fixé au parquet : Wilhelm ne put que mettre sa main devant ses yeux.

Le rideau placé derrière l’autel s’ouvrit avec un léger frôlement, et laissa voir, dans un cadre, une ouverture vide et sombre. Il y parut un homme en habits ordinaires, qui le salua et lui dit :

« Me reconnaissez-vous peut-être ? Parmi tant de choses que vous désirez savoir, souhaitez-vous d’apprendre où se trouve maintenant la collection de votre grand-père ? Ne vous souvient-il plus du tableau que vous trouviez si ravissant ? Où peut languir, à cette heure, le prince malade d’amour ? »

Wilhelm reconnut aisément l’étranger avec lequel il s’était entretenu à l’auberge dans la nuit fatale.

« Peut-être, poursuivit cet homme, serons-nous plus tôt d’accord aujourd’hui sur le destin et le caractère. »

Wilhelm voulait répondre, quand le rideau se referma brusquement.

« Chose étrange ! se dit-il à lui-même. Les événements fortuits auraient-ils un enchaînement, et ce que nous nommons le destin ne serait-il que le simple hasard ? Où peut se trouver la collection de mon grand-père ? Et pourquoi m’en fait-on souvenir dans ces moments solennels ? »

Il n’eut pas le loisir de rêver plus longtemps : le rideau se rouvrit, et il vit paraître un homme, qu’il reconnut sur-le-champ pour le pasteur de campagne qui avait fait la promenade sur l’eau avec lui et la troupe joyeuse. Il ressemblait à l’abbé, et pourtant ce n’était pas la même personne. Avec un visage serein, et une voix imposante, il prit la parole en ces termes :

« Le devoir de l’instituteur des hommes n’est pas de les garantir d’erreur, mais de les diriger lorsqu’ils s’égarent ; laisser même le disciple boire l’illusion à longs traits, telle est la sagesse du maître. Celui qui ne fait que tremper ses lèvres dans l’erreur la ménage longtemps ; il la chérit comme un rare bonheur : mais celui qui vide la coupe apprend à connaître son égarement, à moins qu’il ne soit un insensé. »

Le rideau se ferma de nouveau, et Wilhelm eut le temps de réfléchir à ces paroles.

« De quelle erreur cet homme veut-il parler, se disait-il, sinon de celle qui m’a poursuivi toute ma vie, quand je cherchai le perfectionnement moral où je ne pouvais le trouver ; quand je m’imaginais pouvoir acquérir un talent pour lequel je n’avais pas la moindre disposition ? »

Le rideau s’écarta plus vivement ; un officier parut et dit en passant :

« Apprenez à connaître les hommes en qui l’on peut avoir confiance. »

Le rideau se ferma et Wilhelm n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour reconnaître, dans cet officier, celui qui l’avait embrassé dans le parc du comte, et lui avait fait prendre Jarno pour un recruteur. Comment était-il venu là et qui pouvait-il être ? C’était pour Wilhelm une énigme complète.

« Si tant d’hommes s’occupaient de toi, connaissaient la direction que tu avais prise, et savaient ce que tu aurais dû faire, pourquoi ne se sont-ils pas montrés des guides plus sérieux, plus sévères ? Pourquoi ont-ils favorisé tes amusements, au lieu de t’en détourner ?

— Ne conteste pas avec nous ! cria une voix. Tu es sauvé et tu marches au but. Tu n’expieras et tu ne regretteras aucune de tes folies : jamais destinée plus heureuse ne fut le partage d’un mortel. »

Le rideau s’ouvrit brusquement, et le roi de Danemark, le vieil Hamlet, parut, armé de pied en cap.

« Je suis l’ombre de ton père, dit la figure, et je m’en vais consolé, puisque mes vœux pour toi sont comblés au delà de mes espérances. On ne peut gravir que par des détours au sommet des monts escarpés ; dans la plaine, des routes droites mènent d’un lieu à un autre. Sois heureux, et pense à moi, quand tu jouiras des biens que je t’ai préparés. »

L’émotion de Wilhelm fut extrême ; il croyait entendre la voix de son père, et pourtant ce ne l’était pas non plus, le présent et le passé le plongeaient dans un trouble inexprimable. Il n’eut pas le loisir de rêver longtemps : l’abbé parut, et se plaça derrière la table verte.

« Approchez ! » dit-il à son ami, saisi de surprise.

Wilhelm approcha, et monta les degrés de l’estrade. Sur le tapis était un petit rouleau.

« Voici votre lettre d’apprentissage, dit l’abbé. Méditez-la soigneusement : elle renferme d’importantes leçons. »

Wilhelm prit le rouleau, l’ouvrit et lut ce qui suit :

 

LETTRE D’APPRENTISSAGE.

« L’art est long, la vie, courte, le discernement, difficile, l’occasion, fugitive. Agir est aisé, penser est difficile ; mettre à exécution sa pensée est pénible. Tout commencement est agréable ; le seuil est la place d’attente. L’enfant s’étonne ; l’impression le détermine ; il apprend en jouant ; le sérieux le surprend. L’imitation nous est naturelle : ce qu’il faut imiter n’est pas facile à reconnaître. Rarement on trouve l’excellent ; plus rarement on l’apprécie. Les hauteurs nous attirent, mais non les degrés : le regard fixé sur les sommets, nous marchons volontiers dans la plaine. On ne peut enseigner qu’une partie de l’art : l’artiste a besoin de l’art tout entier. Qui ne le connaît qu’à demi s’égare toujours et parle beaucoup ; qui le possède tout entier ne se plaît qu’à l’exercer et parle rarement ou tard. Les premiers n’ont aucuns secrets et aucune force ; leur doctrine est comme le pain cuit, savoureuse et nourrissante pour un jour : mais on ne peut semer la farine, et la semence ne doit pas être moulue. Les paroles sont bonnes, mais ce n’est pas le meilleur : le meilleur ne peut s’exprimer par les paroles. L’esprit, qui nous fait agir, est ce qu’il y a de plus éminent. L’action n’est comprise et reproduite que par l’esprit. Personne ne sait ce qu’il fait, quand il fait bien ; mais nous avons toujours conscience du mal. Celui qui n’agit que par signes est un pédant, un hypocrite ou un barbouilleur. Il y a beaucoup de ces gens-là, et ils s’entendent fort bien ensemble. Leur bavardage arrête le disciple, et leur opiniâtre médiocrité tourmente les meilleurs. L’enseignement du véritable artiste révèle la pensée, car, si les paroles manquent, l’action parle. Le véritable élève apprend à démêler l’inconnu par le connu et s’approche du maître. »

 

« Il suffit, dit l’abbé : le reste en son temps ! À présent, jetez les yeux dans ces armoires. »

Wilhelm s’en approcha et parcourut les titres des rouleaux : il trouva avec surprise

LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE DE LOTHAIRE,

LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE DE JARNO,

LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE DE WILHELM MEISTER,

parmi beaucoup d’autres, dont les noms lui étaient inconnus.

« Me sera-t-il permis de jeter les yeux sur ces rouleaux ?

— Il n’y a plus rien de secret pour vous dans cette salle.

— Oserai-je faire une question ?

— Sans scrupule, et vous pouvez attendre une réponse décisive, s’il s’agit d’une affaire qui vous intéresse et qui doive vous intéresser.

— Eh bien, hommes singuliers et sages, dont le regard pénètre tant de mystères, pouvez-vous me dire si Félix est véritablement mon fils ?

— Heureux êtes-vous de faire cette question ! s’écria l’abbé, en frappant des mains avec allégresse. Félix est votre fils ! Par notre mystère le plus sacré, je vous le jure, Félix est votre fils, et, par ses sentiments, sa défunte mère n’était pas indigne de vous. Recevez de notre main l’aimable enfant. Tournez-vous, et osez être heureux ! »

Wilhelm entendit quelque bruit derrière lui : il se retourna, et il vit une figure d’enfant, qui le lorgnait, d’un œil malin, par l’ouverture du rideau de l’entrée. Le petit espiègle se cacha, aussitôt qu’il fut aperçu.

« Montre-toi, » cria l’abbé.

Il accourut ; son père s’élança au-devant de lui, le prit dans ses bras et le pressa sur son cœur.

« Oui, je le sens, s’écria-t-il, tu es à moi. De quel don céleste je suis redevable à mes amis ! Mon enfant, d’où viens-tu, à point nommé, dans ce moment ?

— Ne le demandez pas, dit l’abbé. Heureux jeune homme, vos années d’apprentissage sont finies : la nature vous affranchit. »

LIVRE HUITIÈME.

Date de dernière mise à jour : 28/09/2023