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BIBLIOBUS Littérature française

LIVRE 8°

 

CHAPITRE I.

Félix avait couru au jardin ; Wilhelm le suivait avec ravissement ; une belle matinée présentait chaque objet avec de nouveaux charmes, et notre ami jouissait de ce moment avec une joie pure. La libre et magnifique nature était pour Félix un spectacle nouveau ; et son père ne connaissait pas beaucoup mieux les objets sur lesquels l’enfant ne se lassait pas de le questionner. Ils s’approchèrent enfin du jardinier, qui leur indiqua les noms et l’usage de diverses plantes. Wilhelm voyait la nature par un nouvel organe, et la curiosité de l’enfant lui faisait sentir quel faible intérêt il avait pris lui-même jusqu’alors aux objets extérieurs, combien il savait et connaissait peu de chose. Dans ce jour, le plus heureux de sa vie, sa propre éducation semblait ne faire que commencer ; il sentait la nécessité de s’instruire, parce qu’il était appelé à enseigner.

Jarno et l’abbé n’avaient pas reparu de tout le jour. Le soir, ils revinrent suivis d’un étranger. Wilhelm courut à lui avec surprise ; il n’en croyait pas ses yeux : c’était Werner, qui, de son côté, hésita un moment à le reconnaître. Ils s’embrassèrent tendrement, et ils ne purent cacher que, de part et d’autre, ils se trouvaient changés. Werner soutenait que son ami était devenu plus grand, plus fort, plus droit, mieux tourné, avec des manières plus agréables.

« Je regrette, ajouta-t-il, qu’il ait perdu quelque chose de son ancienne cordialité.

— Elle se retrouvera, dit Wilhelm, quand nous serons revenus de la première surprise. »

Il s’en fallait beaucoup que Werner eût produit sur Wilhelm une impression aussi favorable. Le bonhomme semblait avoir plutôt perdu que gagné. Il était beaucoup plus maigre qu’autrefois ; son visage anguleux semblait être plus effilé, son nez était plus long ; son front et sa tête dégarnis de cheveux, sa voix grêle, dure et criarde ; enfin sa poitrine enfoncée, son dos voûté, ses joues décolorées, annonçaient évidemment le travailleur soucieux.

Wilhelm eut la courtoisie de s’exprimer avec beaucoup de réserve sur une si grande métamorphose, tandis que Werner donnait un libre cours à sa joie amicale.

« En vérité, dit-il, si tu as mal employé ton temps, et si, comme je suppose, tu n’as rien gagné, tu es devenu du moins un joli garçon, qui peut et qui doit faire fortune. Mais ne va pas gaspiller et prodiguer encore ces avantages ! Avec cette figure, tu as de quoi nous acheter une riche et belle héritière.

— Tu ne démentiras jamais ton caractère, répondit Wilhelm en souriant. À peine as-tu retrouvé ton ami, après un long temps, que déjà tu le considères comme une marchandise, comme un objet de spéculation, sur lequel il y a quelque chose à gagner. »

Jarno et l’abbé ne parurent nullement surpris de cette reconnaissance, et ils laissèrent nos deux amis s’étendre à loisir sur le présent et le passé. Werner tournait autour de son ami, le maniait et le passait en revue, au point de l’embarrasser.

« Non, non, s’écriait le beau-frère, je n’ai rien vu de pareil. Et pourtant je sais bien que ce n’est pas une illusion. Tes yeux sont plus profonds, ton front est plus large, ton nez plus délicat, et ta bouche plus gracieuse. Voyez-vous ce maintien ! Quelle tournure ! Quelles belles proportions ! Oh ! comme la paresse prospère ! Tandis que moi, pauvre diable… »

En disant ces mots, il se regardait au miroir.

« Si, pendant ce temps-là, je n’avais gagné beaucoup d’argent, je ne vaudrais rien du tout. »

Werner n’avait pas reçu la dernière lettre de Wilhelm. Leur société de commerce était cette maison étrangère avec laquelle Lothaire avait dessein d’acheter les terres en commun ; c’était pour cette affaire que Werner était venu, et il ne s’attendait nullement à rencontrer Wilhelm sur son chemin.

Le bailli survint ; les papiers furent produits ; Werner trouva les propositions raisonnables.

« Messieurs, poursuivit-il, si vous êtes, comme il me semble, bien disposés pour ce jeune homme, faites que notre part ne soit pas mauvaise, car il ne tiendra qu’à mon ami de prendre ces terres pour lui et d’y consacrer une partie de sa fortune. »

Jarno et l’abbé assurèrent que cette recommandation était superflue. À peine les bases de la convention furent-elles posées, que Werner exprima le désir de faire une partie d’hombre, à quoi Jarno et l’abbé se prêtèrent à l’instant. C’était habitude chez lui ; il ne pouvait passer un soir sans jouer.

Après souper, quand les deux amis se trouvèrent seuls, ils se questionnèrent et s’entretinrent vivement sur tout ce qu’ils désiraient apprendre l’un de l’autre. Wilhelm vantait sa position et le bonheur qu’il avait d’être admis dans la société d’hommes si distingués ; Werner secoua la tête.

« Il ne faudrait croire, dit-il, que ce qu’on voit de ses yeux. Plus d’un officieux ami m’avait assuré que tu vivais avec un jeune seigneur débauché ; tu lui procurais, disait-on, des comédiennes ; tu l’aidais à manger son bien, et tu l’avais brouillé avec sa famille.

— Je serais fâché, répondit Wilhelm, pour mes excellents amis et pour moi, que nous fussions méconnus à ce point, si ma carrière dramatique ne m’avait rendu indifférent à tous les mauvais propos. Comment les hommes pourraient-ils juger nos actions, qui leur apparaissent toujours isolément et par traits détachés, dont ils ne voient que la moindre partie, parce que le bien et le mal se font en secret, et que ce sont, le plus souvent, les choses indifférentes qui paraissent au jour ? Qu’on leur produise sur un tréteau des comédiens et des comédiennes ; qu’on allume des bougies de tous côtés : toute la pièce est jouée en quelques heures, et néanmoins il est rare que quelqu’un sache proprement ce qu’il en doit penser. »

Wilhelm fit cent questions sur la famille, sur les amis d’enfance et la ville natale. Werner se hâta de lui dire tous les changements survenus, et ce qui subsistait encore et ce qui s’était passé.

« Nos dames, dit-il, sont heureuses et contentes : l’argent ne manque jamais. Elles passent la moitié du jour à se parer et l’autre moitié à étaler leurs parures. Du reste elles ne sont pas trop mauvaises ménagères. Mes garçons montrent assez d’intelligence. Je les vois déjà, en idée, assis au comptoir, écrire et calculer, courir, acheter et brocanter. Chacun d’eux aura, le plus tôt possible, son industrie à part. Pour ce qui regarde notre bien, tu verras des choses qui te feront plaisir. Quand nous serons en règle au sujet de ces terres, tu me suivras chez nous ; car, à te voir, tu me parais capable de t’occuper d’affaires avec quelque intelligence. Honneur à tes nouveaux amis, qui t’ont fait entrer dans la bonne voie ! Je suis un maître fou, et c’est maintenant que je vois combien je t’aime : je ne puis me lasser de te regarder et d’admirer ta bonne mine. Aussi, comme te voilà, tu ne ressembles guère à ce portrait que tu envoyas un jour à ta sœur, et qui souleva dans la maison un grand débat. La mère et la fille trouvaient charmant ce jeune monsieur avec son cou nu, sa poitrine débraillée, son grand jabot, ses cheveux flottants, son chapeau rond, sa veste courte et son pantalon flottant : pour moi, je soutenais que ce costume n’en devait guère à celui de paillasse. Mais aujourd’hui tu as l’air d’un homme. Il n’y manque plus que la queue. Je t’en prie, attache-moi ces cheveux ; autrement on va te prendre en chemin pour un juif, et l’on te fera payer le péage et l’escorte.

Pendant cette conversation, Félix s’était glissé dans la chambre, et, sans qu’on prît garde à lui, il s’était couché et endormi sur le canapé.

« Quel est ce marmot ? » dit Werner.

Wilhelm ne se sentit pas, en ce moment, le courage de dire la vérité, et ne se souciait point de raconter une histoire, au fond toujours douteuse, à un homme qui, par nature, n’était rien moins que crédule.

Toute la société se rendit dans les terres pour les examiner et conclure le marché. Wilhelm gardait sans cesse Félix à ses côtés ; en songeant à son fils, il contemplait ce domaine avec un vif plaisir. Les cerises et les fraises, presque mûres, éveillaient la friandise de Félix, et rappelaient à Wilhelm le temps de son enfance et les nombreux devoirs du père, de préparer, de procurer et de conserver à sa famille la jouissance des biens. Avec quel intérêt il observait les pépinières et les bâtiments ! Avec quelle ardeur il se disposait à réparer ce qui était négligé, à relever ce qui tombait en ruines ! Il ne voyait plus le monde en oiseau de passage ; il ne regardait plus un édifice comme une cabane de feuillage, bâtie à la hâte, qui sèche avant qu’on l’abandonne. Tout ce qu’il se proposait d’établir devait grandir pour l’enfant ; tout ce qu’il voulait fonder aurait la durée de plusieurs générations. Dans ce sens, ses années d’apprentissage étaient finies, et, avec les sentiments d’un père, il avait acquis toutes les vertus d’un citoyen. Il le sentait, et sa joie était sans égale.

« Ô inutile rigueur de la morale ! s’écriait-il, puisque la nature nous forme, par ses aimables leçons, à tout ce que nous devons être ! Ô singulières prétentions de la société civile, qui d’abord nous trouble et nous égare, et qui ensuite exige de nous plus que ne fait la nature ! Malheur à toute espèce d’éducation qui détruit les moyens les plus efficaces de l’éducation véritable, et qui fixe nos yeux sur le but, au lieu de nous rendre heureux sur la route ! »

Quelque variée que fût son expérience de la vie, ce ne fut qu’en observant l’enfance qu’il se forma des idées claires sur la nature de l’homme. Le théâtre, comme le monde, n’avait été pour lui qu’une poignée de dés étalés, qui portent chacun sur leur face un nombre plus ou moins élevé, et qui, tous ensemble, forment une certaine somme. Mais on pourrait dire que l’enfant était pour lui un dé unique, sur les faces diverses duquel étaient gravés clairement les qualités et les défauts de la nature humaine.

Chaque jour augmentait chez Félix le désir de connaître. Quand une fois il eut appris que les objets avaient des noms, il voulut savoir le nom de chacun. Il était persuadé que son père devait tout savoir ; il le tourmentait souvent de questions, et le portait à s’enquérir de choses auxquelles il avait fait jusque-là peu d’attention. Le désir naturel d’apprendre l’origine et la fin des êtres se montra aussi de bonne heure chez l’enfant. Quand il demandait d’où vient le vent et où s’en va la flamme, le père sentait vivement les bornes de son esprit ; il désirait connaître jusqu’où l’homme peut s’élever par la pensée, et les choses dont il peut espérer de rendre compte à lui-même et aux autres. La colère de l’enfant, lorsqu’il voyait un être vivant victime d’une injustice, causait au père une vive joie, comme étant la marque d’un bon cœur. Un jour, il vit Félix battre de toutes ses forces la cuisinière, qui avait tué quelques pigeons : mais il fut bien désenchanté, lorsqu’une autre fois il trouva son fils assommant sans pitié des grenouilles et déchirant des papillons.

Ce trait le fit songer à tant d’hommes, qui semblent parfaitement justes, lorsque la passion ne les possède pas, et qu’ils observent les actions des autres.

Il aimait à sentir quelle heureuse et réelle influence Félix exerçait sur lui ; mais sa joie fut un moment troublée, lorsqu’il vint à songer que l’enfant faisait l’éducation du père plus que le père celle de l’enfant. Wilhelm n’avait rien à reprendre chez son fils ; il n’était pas en état de lui donner une direction que l’enfant n’avait pas prise de son chef, et même les mauvaises habitudes contre lesquelles Aurélie avait tant travaillé, s’étaient toutes remontrées de plus belle après la mort de cette amie. Félix continuait à laisser les portes ouvertes, à ne pas manger ce qu’on servait sur son assiette, et il n’était jamais plus satisfait que lorsqu’on souffrait qu’il prît les morceaux dans le plat, et qu’il laissât son verre plein pour boire à la bouteille. Il était délicieux aussi, lorsqu’il se mettait dans un coin, un livre à la main, et disait bien sérieusement : « Il faut que j’étudie ma leçon, » quoiqu’il fût loin encore de connaître les lettres et de vouloir les apprendre.

Quand Wilhelm considérait le peu qu’il avait fait jusqu’alors pour son enfant, le peu qu’il était capable de faire, il était pris d’une inquiétude assez forte pour contrebalancer tout son bonheur.

« Sommes-nous donc si égoïstes, nous autres hommes, se disait-il, que nous ne puissions prendre souci d’un autre que nous ? Ne suis-je pas avec Félix sur la même voie où j’étais avec Mignon ? J’ai attiré vers moi cette chère enfant, sa présence a fait ma joie, et cependant je l’ai impitoyablement négligée. Qu’ai-je fait pour lui donner l’instruction dont elle était si avide ? Rien ! Je l’ai abandonnée à elle-même et à tous les hasards auxquels elle pouvait être exposée dans une société sans mœurs. Et ce petit garçon, que tu trouvais si remarquable avant qu’il te fût si cher, as-tu jamais senti le désir de faire la moindre chose pour lui ? Il n’est plus temps de gaspiller tes années et celles des autres ; recueille-toi, et vois ce que tu as à faire pour toi-même et pour les aimables créatures que la nature et l’inclination ont si intimement liées à ton sort. »

Ce monologue n’était proprement qu’un préambule, pour se dire qu’il avait déjà fait ses réflexions, cherché le parti qu’il devait prendre et arrêté son choix : il ne pouvait tarder davantage de se l’avouer à lui-même. Après tant de regrets superflus, donnés à la perte de Marianne, il voyait trop clairement qu’il devait chercher une mère à l’enfant, et qu’il n’en pouvait trouver une meilleure que Thérèse. Il connaissait parfaitement cette femme excellente. C’était la seule épouse, la seule compagne, à laquelle il pût se confier lui et les siens. La noble inclination de Thérèse pour Lothaire ne l’arrêtait point : ils étaient séparés à jamais par une destinée bizarre.

Thérèse se regardait comme libre, et avait parlé d’un mariage, avec indifférence, il est vrai, mais comme d’une chose toute naturelle.

Après avoir longtemps réfléchi, il résolut de lui dire sur lui-même tout ce qu’il savait ; il fallait qu’elle apprît à le connaître comme il la connaissait, et il se mit à passer en revue son histoire. Elle lui parut si vide d’événements, et, en somme, tous les aveux qu’il avait à faire, si peu à son avantage, qu’il fut plus d’une fois sur le point de renoncer à son projet. Enfin il se résolut à prier Jarno de tirer pour lui de la tour le manuscrit de ses Années d’apprentissage.

« C’est fort à propos ! » lui répondit-il, et il remit le rouleau à Wilhelm.

Un noble cœur ne peut s’empêcher de frémir, lorsqu’il sent qu’il va être éclairé sur lui-même. Toutes les transitions sont des crises, et une crise n’est-elle pas une maladie ? Après une maladie, avec quelle répugnance on se regarde au miroir ! On se sent mieux, et l’on ne voit que les ravages du mal passé. Cependant Wilhelm était assez préparé. Déjà les circonstances lui avaient parlé vivement ; ses amis ne l’avaient pas ménagé, et, bien qu’il déroulât le manuscrit avec quelque précipitation, il devint toujours plus tranquille, à mesure qu’il avança dans sa lecture. Il trouva l’histoire détaillée de sa vie, esquissée à grands traits ; nul événement isolé, nuls sentiments étroits, ne troublèrent son regard ; des observations générales pleines de bienveillance le dirigeaient sans l’humilier, et il vit, pour la première fois, son image hors de lui, non pas, comme dans un miroir, un second lui-même, mais comme dans un portrait, un autre lui-même : on ne se reconnaît pas sans doute à chaque trait, mais on est charmé de voir qu’un penseur nous a compris, qu’un grand talent nous a reproduits ; de telle sorte, qu’une image de ce que nous fûmes subsiste encore, et pourra durer plus longtemps que nous.

Wilhelm s’occupa dès lors à rédiger pour Thérèse l’histoire de sa vie, dont le manuscrit lui avait rappelé toutes les circonstances, et il rougissait de n’avoir, en présence des grandes vertus de cette aimable femme, rien à produire qui pût témoigner une sage activité. Autant son récit fut détaillé, autant sa lettre fut courte : il demandait à Thérèse son amitié, son amour, s’il était possible ; il lui offrait sa main et il implorait une prompte décision.

Après avoir débattu quelque temps en lui-même, s’il devait consulter ses amis Jarno et l’abbé dans cette affaire importante, il prit le parti de se taire. Il était trop fermement résolu, la chose était trop importante, pour qu’il eût consenti à la soumettre à la décision de l’homme le meilleur et le plus sage : il eut même la précaution de porter sa lettre au bureau de poste le plus voisin. Peut-être avait-il éprouvé un sentiment pénible, à la pensée que, tant de fois, dans les circonstances de sa vie où il croyait agir librement et en secret, on l’avait observé et même dirigé, comme cela paraissait clairement par le manuscrit, et maintenant il voulait du moins parler à Thérèse cœur à cœur, et la rendre seule arbitre de son sort. Il ne se fit donc aucun scrupule de se dérober, du moins dans cette circonstance importante, à ses gardes et ses surveillants.

CHAPITRE II.

La lettre fut à peine expédiée, que Lothaire revint. Chacun s’applaudit de voir arrangées, et bientôt conclues, les importantes affaires qu’on avait préparées ; Wilhelm était impatient de voir comment des fils si nombreux seraient noués ou déliés, et son propre sort fixé pour l’avenir. Lothaire salua tous ses amis avec la plus grande cordialité.

Il était complètement rétabli, et son air joyeux annonçait l’homme qui sait ce qu’il doit faire, et que nul obstacle n’empêchera d’accomplir sa volonté.

Wilhelm fut incapable de répondre à sa cordialité.

« Voilà, se disait-il, l’ami, l’amant, le fiancé de Thérèse, que tu songes à supplanter. Crois-tu pouvoir jamais effacer ou dissiper l’impression qu’il a faite ? »

Si la lettre n’avait pas été en chemin, peut-être ne l’aurait-il pas expédiée. Heureusement le dé était jeté ; déjà peut-être Thérèse était décidée, et la distance couvrait seule encore de son voile une heureuse conclusion. La victoire ou la défaite serait bientôt connue. Il cherchait à se tranquilliser par toutes ces réflexions, et cependant les mouvements de son cœur étaient presque fiévreux. Il ne pouvait donner que peu d’attention à l’importante affaire à laquelle tenait, en quelque façon, sa fortune tout entière. Ah ! quand la passion le possède, combien l’homme trouve insignifiant tout ce qui l’environne, tout ce qui le touche !

Heureusement pour Wilhelm, Lothaire traita cette affaire avec grandeur et Werner avec facilité. Dans son ardeur pour le gain, Werner éprouvait une grande joie de la belle acquisition qu’il allait faire, ou plutôt son ami. Lothaire, de son côté, semblait occupé de tout autres pensées.

« Ce qui peut me réjouir, disait-il, c’est moins la possession que la légitimité.

— Mais, au nom du ciel, s’écria Werner, notre possession n’est-elle pas assez légitime ?

— Pas tout à fait, répondit Lothaire.

— Est-ce que nous ne donnons pas notre argent ?

— Fort bien ! aussi regarderez-vous peut-être comme un vain scrupule ce que j’ai à vous dire. Je ne vois de propriété tout à fait légitime, tout à fait pure, que celle qui paye sa dette à l’État.

— Comment ? dit Werner ; vous voudriez donc que nos terres, achetées libres, fussent imposables ?

— Oui, jusqu’à un certain point : car c’est seulement de cette égalité avec les autres terres que résulte la sûreté de la possession. De nos jours, où tant de principes sont ébranlés, quelle est la raison essentielle qui fait juger au paysan que la propriété du gentilhomme est moins solide que la sienne ? C’est uniquement que le gentilhomme n’est pas imposé, qu’il pèse sur lui.

— Que deviendront alors les intérêts de notre capital ?

— Ils ne s’en trouveraient pas plus mal, dit Lothaire, si, en échange d’un impôt raisonnable et régulier, l’État voulait nous affranchir de ces simagrées de fiefs, et nous permettre de disposer de nos terres à notre gré, en sorte que nous ne fussions pas obligés de les grouper en si grandes masses ; qu’il nous fût loisible de les partager entre nos enfants d’une manière plus égale, pour leur assurer à tous une vive et libre activité, au lieu de leur laisser des privilèges gênés et gênants, que nous ne pouvons maintenir qu’en invoquant les mânes de nos ancêtres. Combien ne seraient pas plus heureux les hommes et les femmes, s’ils pouvaient regarder autour d’eux librement, et, sans considérations étrangères, élever jusqu’à eux par leur choix, tantôt une vertueuse jeune fille, tantôt un digne jeune homme ! L’État aurait de plus nombreux, peut-être de meilleurs citoyens, et ne manquerait pas si souvent de têtes et de bras.

— Je puis vous assurer, dit Werner, que je n’ai de ma vie pensé à l’État : j’ai payé les impôts, les péages et droits d’escorte, uniquement parce que la coutume le veut ainsi.

— Eh bien, dit Lothaire, j’espère que je ferai de vous un bon patriote : car de même qu’à table un bon père sert toujours ses enfants avant lui, un bon citoyen, avant toute autre dépense, prélève ce qu’il doit payer à l’État. »

Ces réflexions générales, loin de suspendre le cours de leurs affaires particulières, en accélérèrent la conclusion. Lorsqu’elles furent à peu près réglées, Lothaire dit à Wilhelm :

« Il faut que je vous envoie maintenant dans un lieu où vous êtes plus nécessaire qu’ici : ma sœur vous fait prier de vous rendre chez elle aussitôt que possible. La pauvre Mignon semble dépérir, et l’on croit que votre présence pourrait encore arrêter le mal. Ma sœur m’envoie ce nouveau billet, qui vous montrera combien la chose l’intéresse. »

Lothaire lui présenta le billet. Wilhelm avait entendu ces paroles avec le plus grand embarras, et reconnut sur-le-champ dans ces mots, rapidement tracés au crayon, l’écriture de la comtesse. Il ne savait que répondre.

« Emmenez Félix avec vous, dit Lothaire, afin que les enfants s’égayent ensemble. Vous partirez demain matin : la voiture de ma sœur, dans laquelle mes gens sont venus, est encore ici ; mes chevaux vous conduiront jusqu’à moitié chemin, puis vous prendrez la poste… Adieu, cher ami, saluez de ma part la comtesse ; dites-lui que je la reverrai bientôt, et qu’elle doit se préparer à recevoir quelques hôtes. L’ami de notre grand-oncle, le marquis Cipriani, est en route pour venir ici ; il espérait trouver le vieillard encore vivant, et passer avec lui d’heureux moments, au souvenir de leur ancienne liaison et dans les jouissances des arts qu’ils aimaient tous deux. Le marquis était beaucoup moins âgé que mon oncle, et lui devait la meilleure part de son éducation. Il faut maintenant mettre en œuvre toutes nos ressources, pour combler un peu le vide qu’il trouvera, et nous ne pouvons mieux y réussir qu’en appelant à nous quelques amis. »

Là-dessus Lothaire se retira chez lui avec l’abbé ; Jarno avait déjà pris les devants à cheval ; Wilhelm se hâta de rentrer dans sa chambre. Il n’avait personne à qui se confier, personne dont le secours pût lui faire éviter une démarche qu’il redoutait si fort. Le petit domestique entra, et demanda la permission de faire les paquets, parce qu’on voulait charger dès ce soir la voiture, afin de partir au point du jour. Wilhelm ne savait ce qu’il devait faire ; enfin il se dit :

« Commence d’abord par sortir de cette maison : tu réfléchiras en route à ce que tu dois faire, et tu resteras en tout cas à moitié chemin ; de là tu enverras un messager, et tu écriras à Lothaire ce que tu n’oses pas lui dire ; et qu’il en soit ce que le sort voudra ! »

Malgré cette résolution, il passa la nuit sans fermer l’œil ; la vue de Félix, qui dormait doucement, lui donna seule quelque tranquillité.

« Ah ! se disait-il, qui sait quelles nouvelles épreuves t’attendent ? Qui sait combien mes fautes passées doivent me tourmenter encore ? combien de bons et sages projets d’avenir je dois voir échouer ? Mais ce trésor, qu’enfin je possède, ô destinée exorable ou inexorable, conserve-le-moi ! S’il pouvait arriver que cet être, la meilleure part de moi-même, fût détruit, ce cœur arraché à mon cœur, alors adieu, raison et sagesse ! Adieu, sollicitude et prévoyance ! Loin de moi le goût de conserver ! Périsse tout ce qui nous distingue de la brute ! Et, s’il n’est pas permis de mettre à ses tristes jours une fin volontaire, qu’un prompt délire m’enlève la conscience de moi-même, avant que la mort, qui la détruit pour toujours, amène la nuit éternelle. »

Wilhelm prit l’enfant dans ses bras, le baisa, le pressa contre son cœur et l’arrosa de ses larmes. L’enfant s’éveilla ; ses yeux brillants, son regard caressant, émurent le père jusqu’au fond de l’âme.

« Quelle scène pour moi, lui disait-il du cœur, si je dois te présenter à la belle et malheureuse comtesse ; si elle te presse contre le sein que ton père a si profondément blessé ! Ne dois-je pas craindre qu’elle ne te repousse en gémissant, aussitôt que ton attouchement réveillera sa douleur véritable ou imaginaire ! »

Le cocher ne lui laissa pas le loisir de réfléchir ou de balancer plus longtemps : il fallut monter en voiture avant le jour. Wilhelm enveloppa son Félix d’un manteau ; la matinée était froide, mais sereine. C’était la première fois de sa vie que l’enfant voyait le lever du soleil : son étonnement, aux premiers feux du matin, à l’éclat toujours croissant de la lumière, sa joie et ses naïves réflexions, charmaient le père, et lui permettaient de lire dans ce jeune cœur, devant lequel le soleil se levait et planait, comme sur un lac pur et tranquille.

Le cocher détela dans une petite ville, et ramena les chevaux chez son maître. Wilhelm prit une chambre à l’auberge, et se demanda tout de bon s’il devait rester ou poursuivre sa route. Dans cette irrésolution, il osa relire le billet de la comtesse, sur lequel il n’avait pas eu jusqu’alors le courage de reporter ses regards.

« Envoie-moi bien vite ton jeune ami, disait la comtesse ; l’état de Mignon me semble s’être aggravé ces deux derniers jours. Si triste que soit cette occasion, je serai charmée de faire sa connaissance. »

Ces derniers mots, que Wilhelm n’avait pas remarqués d’abord, l’effrayèrent, et il résolut aussitôt de ne pas aller chez la comtesse.

« Eh quoi ! se dit-il, Lothaire, qui sait notre liaison, ne lui a pas découvert qui je suis ? Celui qu’elle attend, avec une âme tranquille, ce n’est pas une ancienne connaissance, qu’elle aimerait mieux ne pas revoir ! C’est un étranger qu’elle attend ! Et je me présenterais devant elle ! Je la vois rougir, je la vois reculer d’horreur ! Non, il m’est impossible d’affronter cette scène. »

On venait de mettre les chevaux à la voiture : Wilhelm était décidé à faire décharger ses effets et à rester. Son agitation était extrême. Il entendit la fille d’auberge, qui montait pour l’avertir que la voiture était prête ; il chercha bien vite dans son esprit un motif qui l’obligeât de demeurer, et ses regards s’arrêtèrent avec distraction sur le billet qu’il tenait à la main.

« Bon Dieu ! se dit-il, que vois-je ?… Ce n’est pas la main de la comtesse ; c’est la main de l’amazone ! »

La jeune fille entra, le pria de descendre et emmena Félix avec elle.

« Est-ce possible ? disait Wilhelm, est-ce vrai ? Que dois-je faire ? rester, attendre, m’éclaircir ? ou plutôt courir, courir et me précipiter au-devant d’un dénouement ? Ce chemin te conduit chez elle et tu peux balancer ? Tu la verras ce soir, et tu voudrais t’enfermer dans cette prison ? C’est sa main, oui, sans aucun doute ! Cette main t’appelle ; sa voiture est attelée pour te mener auprès d’elle. L’énigme est résolue. Lothaire a deux sœurs ; il connaît mes rapports avec l’une ; il ne sait pas combien je suis redevable à l’autre. Elle-même ne se doute pas que le vagabond blessé, qui lui doit, sinon la vie, du moins sa guérison, est l’hôte qui est accueilli dans la maison de son frère, avec une bonté si peu méritée. »

Félix, qui se balançait dans la voiture, s’écria :

« Viens, papa ! oh ! viens ! vois les beaux nuages ! les belles couleurs !

— Je vois, dit Wilhelm en son cœur, tandis qu’il descendait vivement l’escalier, et toutes les merveilles des cieux qui te ravissent encore, aimable enfant, ne sont rien près du spectacle que j’attends. »

Une fois en voiture, il repassa dans sa mémoire toutes les circonstances.

« Nathalie est donc aussi l’amie de Thérèse ! Quelle découverte ! Quelle espérance et quelle perspective ! Comme il est étrange que la crainte d’entendre parler d’une des sœurs ait pu me cacher complètement l’existence de l’autre ! ».

Avec quelle joie il regardait son Félix ! Il espérait pour l’enfant et pour lui le meilleur accueil.

Le soir approchait, le soleil était couché, la route n’était pas fort bonne ; le postillon avait ralenti la marche ; Félix était endormi, et de nouveaux doutes, de nouvelles inquiétudes, s’éveillèrent dans le cœur de notre ami.

« Quelle folie, quelles illusions te dominent ! se disait-il. Une incertaine ressemblance d’écriture te rassure tout à coup, et te donne occasion d’imaginer la plus merveilleuse fable ! »

Il reprit le billet, et, aux dernières lueurs du jour, il crut de nouveau reconnaître l’écriture de la comtesse ; ses yeux ne voulaient pas retrouver en détail ce que son cœur lui avait dit soudain à la vue de l’ensemble.

« Ainsi donc ces chevaux te mènent au-devant de la plus affreuse scène ! Qui sait si, déjà dans quelques heures, ils ne te ramèneront pas ! Encore si tu la trouvais seule ! Mais peut-être son mari sera-t-il présent, peut-être la baronne ! Comme je trouverai la comtesse changée ! Pourrai-je soutenir sa vue ? »

Une faible espérance que c’était auprès de son amazone qu’il se rendait, perçait quelquefois à travers ses sombres pensées. Il était nuit ; la voiture roula sur le pavé d’une cour et s’arrêta : un laquais, portant un flambeau, s’avança d’un magnifique portail, descendit un large escalier et s’approcha de la voiture.

« On attend monsieur depuis longtemps, » dit-il en ouvrant la portière.

Wilhelm, après être descendu, prit dans ses bras Félix endormi, et le premier domestique dit à un second, qui se tenait à la porte, un flambeau à la main :

« Conduis monsieur chez la baronne.

— Quel bonheur ! se dit Wilhelm, avec un soudain transport : à dessein ou par hasard, la baronne est ici ! Je la verrai la première. Apparemment la comtesse est déjà couchée. Bons génies, faites que ce moment de perplexité passe d’une manière supportable. »

Il entra dans la maison et se vit dans le lieu le plus sévère et le plus saint, lui semblait-il, où il fût jamais entré. Un lustre étincelant, suspendu au plafond, éclairait vivement un large escalier à pente douce, qui se présentait devant lui et finissait par se courber en deux bras. Des statues et des bustes de marbre étaient rangés sur des piédestaux et dans des niches : il crut en reconnaître quelques-unes. Les impressions d’enfance sont ineffaçables jusque dans leurs moindres détails ; il reconnut une muse, qui avait appartenu à son grand-père ; ce ne fut pas, il est vrai, à sa figure et à son mérite, mais à un bras restauré et à quelques réparations de la draperie. Il croyait voir se réaliser un songe. L’enfant pesait sur son bras : Wilhelm chancela sur les degrés et se mit à genoux, comme pour le prendre plus commodément ; mais c’est en effet qu’il avait besoin de se remettre un instant. Le domestique qui l’éclairait voulut prendre Félix : le père ne put se résoudre à s’en séparer. Ensuite il entra dans le vestibule et vit, avec plus de surprise encore, le tableau bien connu, qui représentait le prince malade d’amour. À peine avait-il eu le temps d’y jeter un coup d’œil, que le valet lui fit traverser quelques salles et l’introduisit dans un cabinet. Là une dame, assise derrière un écran qui la tenait dans l’ombre, était occupée à lire.

« Oh ! si c’était elle !… » se disait-il, en ce moment décisif.

Il posa sur ses pieds Félix, qui semblait s’éveiller, et il voulait s’approcher de la dame ; mais l’enfant, cédant au sommeil, s’affaissa sur lui-même. La dame se leva et s’avança au-devant de Wilhelm. C’était l’amazone ! Il ne fut pas maître de lui, tomba à genoux et s’écria : « C’est elle ! » Il lui prit la main et la baisa avec transport. L’enfant était couché entre eux sur le tapis et dormait doucement.

On le porta sur le canapé ; Nathalie s’assit à côté de lui ; elle invita Wilhelm à prendre un siège auprès d’elle. Elle lui offrit quelques rafraîchissements, qu’il refusa, tout occupé à s’assurer que c’était bien elle, à considérer attentivement ses traits, que l’écran tenait dans l’ombre, et à la reconnaître avec certitude. Elle lui parla de la maladie de Mignon, lui dit que l’enfant était lentement consumée par quelques sentiments profonds ; qu’avec sa grande sensibilité, qu’elle dissimulait, son pauvre cœur éprouvait souvent des crampes violentes et dangereuses ; que parfois ce premier organe de la vie s’arrêtait tout à coup, dans les émotions imprévues, et qu’on ne pouvait apercevoir dans le sein de l’aimable enfant aucune trace de battements réguliers ; quand cette crampe douloureuse était passée, le retour de la force vitale se manifestait chez elle par de violentes pulsations, et la tourmentait par l’excès d’activité, comme elle avait souffert auparavant par le défaut.

Wilhelm se souvint d’une scène pareille, et Nathalie s’en remit au docteur, qui lui parlerait plus amplement de la chose, et lui exposerait avec plus de détails la raison pour laquelle on avait appelé l’ami et bienfaiteur de l’enfant.

« Vous trouverez en elle, poursuivit Nathalie, un singulier changement : elle porte maintenant ces habits de femme, pour lesquels elle semblait avoir auparavant une si grande horreur.

— Comment l’avez-vous obtenu d’elle ? dit Wilhelm.

— Si c’est un changement favorable, nous ne le devons qu’au hasard. Voici comment la chose s’est passée. Vous savez peut-être que je suis toujours entourée d’un certain nombre de jeunes filles, que je cherche à former au bien, tandis qu’elles grandissent auprès de moi. Elles n’entendent rien de ma bouche que je ne tienne pour vrai, mais je ne puis ni ne veux empêcher qu’elles n’apprennent aussi, par d’autres personnes, bien des erreurs et des préjugés répandus et accrédités dans le monde. Si elles me demandent là-dessus quelques explications, je cherche, autant que possible, à lier ces idées étrangères et fausses à quelque idée juste, pour les rendre, sinon utiles, du moins innocentes. Mes jeunes filles avaient appris depuis quelque temps, des enfants du village, beaucoup de choses sur les anges, sur l’enfant Robert, sur le divin Jésus, qui, à certains moments, apparaissent en personne, récompensent les enfants sages, et punissent les indociles. Elles soupçonnèrent que ce pouvaient être des personnes déguisées ; je les confirmai dans cette croyance, et, sans m’engager dans beaucoup d’explications, je résolus de leur donner, à la première occasion, un spectacle de ce genre. Il se trouva justement qu’on touchait au jour de naissance de deux sœurs jumelles, qui s’étaient toujours fort bien conduites ; je promis que, cette fois, un ange leur apporterait les petits présents qu’elles avaient si bien mérités. Elles attendaient cette apparition avec une vive anxiété. J’avais choisi Mignon pour ce rôle. Au jour marqué, on l’habille décemment d’une longue robe blanche, au tissu léger. Rien n’y manquait, ni la ceinture d’or autour de son sein, ni le diadème d’or dans les cheveux. Je voulais d’abord supprimer les ailes ; mais les femmes de chambre, chargées de sa toilette, insistèrent pour deux grandes ailes dorées, où elles voulaient faire briller leur adresse. Ainsi vêtue, un lis dans une main et une petite corbeille dans l’autre, la merveilleuse apparition s’avança au milieu des jeunes filles et me surprit moi-même.

« Voici l’ange ! » leur dis-je.

« Toutes les jeunes filles furent sur le point de reculer, puis elles finirent par s’écrier :

« C’est Mignon ! »

« Cependant elles n’osaient approcher de la figure fantastique.

« Voici vos présents, » dit-elle, en présentant la corbeille.

« On entoure la jeune fille, on l’observe, on la touche et on l’interroge.

« Es-tu un ange ? demanda un enfant.

— Je le voudrais.

— Pourquoi portes-tu un lis à la main ?

— Oh ! si mon cœur était pur et ouvert comme lui !… Alors je serais heureuse.

— Comment tes ailes sont-elles faites ? Laisse-nous-les voir.

— Elles sont l’emblème de plus belles, qui ne sont pas déployées encore. »

« C’est avec cette gravité qu’elle répondit à toutes ces questions innocentes et légères. Quand la curiosité de la petite troupe fut satisfaite, et que l’effet de cette apparition parut s’affaiblir, on voulut déshabiller Mignon : elle s’y refusa, prit sa guitare, monta sur cette haute table à écrire, et chanta quelques strophes, avec une grâce admirable.

« Laissez-moi paraître, en attendant que je sois. Ne m’ôtez pas la robe blanche. Je fuis la belle terre, et descends dans l’inviolable demeure.

« Là je sommeillerai un peu de temps, puis mes yeux ranimés s’ouvriront ; je quitterai ma blanche tunique, ma ceinture et ma couronne.

« Et les figures célestes ne me demanderont point si je suis homme ou femme, et nuls voiles, nuls vêtements, n’envelopperont mon corps glorifié.

« À la vérité, j’ai vécu sans soins et sans peine, cependant j’ai senti d’assez profondes douleurs ; j’ai vieilli de chagrin avant l’âge : faites-moi renaître jeune pour toujours ! »

« Je résolus aussitôt, poursuivit Nathalie, de lui laisser sa robe, et j’ordonnai qu’on lui en fît quelques-unes de pareilles : elle n’en porte plus d’autres maintenant, et, sous ce nouveau costume, à ce qu’il me semble, elle a pris une expression toute nouvelle. »

La nuit étant déjà avancée, Nathalie se sépara de son nouvel hôte, qui ne s’éloigna pas sans inquiétude.

« Est-elle mariée ? » se disait-il.

Chaque fois qu’il avait aperçu quelque mouvement, il avait craint de voir une porte s’ouvrir et le mari paraître. Le domestique qui le conduisit dans sa chambre s’éloigna avant qu’il eût pu se résoudre à le questionner.

L’inquiétude le tint quelque temps éveillé ; il ne cessait de comparer la figure de l’amazone avec celle de sa nouvelle amie : elles ne pouvaient encore se confondre l’une avec l’autre : il avait, en quelque sorte, formé l’une, et l’autre semblait vouloir le transformer.

CHAPITRE III.

Le lendemain, tandis que le repos et le silence régnaient encore dans le château, Wilhelm se leva pour le parcourir. C’était l’architecture la plus belle, la plus pure et la plus imposante qu’il eût jamais vue.

« Il en est, se disait-il, de l’art véritable comme de la bonne société ; il nous oblige, avec une grâce charmante, de reconnaître la mesure selon laquelle et pour laquelle notre nature intime est formée. »

Les bustes et les statues qui avaient appartenu à son grand-père firent sur lui une impression infiniment agréable. Il courut avec empressement au prince malade d’amour, et le tableau lui parut toujours gracieux et touchant. Le domestique lui ouvrit plusieurs autres salles ; il vit une bibliothèque, un cabinet d’histoire naturelle, un cabinet de physique : il se sentit fort étranger à tous ces objets.

Félix s’était réveillé et courait après lui ; Wilhelm se demandait quand et comment il recevrait la réponse de Thérèse ; il redoutait la rencontre de Mignon et même de Nathalie. Combien ses dispositions étaient différentes, lorsqu’il avait cacheté la lettre de Thérèse, et avait remis avec joie tout son sort entre les mains de cette noble femme !

On vint lui dire que Nathalie l’attendait pour déjeuner. Il entra dans une salle où plusieurs petites filles, vêtues simplement, et dont aucune ne paraissait avoir plus de dix ans, mettaient le couvert, tandis qu’une personne âgée apportait une légère collation.

Wilhelm considérait un portrait placé au-dessus du canapé : il était forcé d’y reconnaître la figure de Nathalie, mais il était loin d’en être satisfait. Nathalie entra et toute la ressemblance disparut. Heureusement la croix de chanoinesse brillait également sur la poitrine de l’image et sur celle de Nathalie.

« Madame, lui dit-il, j’examinais cette peinture, et je m’étonne qu’un artiste puisse être à la fois si fidèle et si menteur. Cette figure vous ressemble fort bien en général, et pourtant ce ne sont ni vos traits ni votre expression.

— Il faut plutôt s’étonner, répondit Nathalie, qu’il s’y trouve autant de ressemblance, car ce n’est point mon portrait, c’est celui d’une tante qui me ressemblait encore étant âgée, quand je n’étais qu’une enfant. Lorsqu’on fit cet ouvrage, elle avait à peu près l’âge où je suis, et, au premier coup d’œil, chacun s’y trompe. Que n’avez-vous connu cette femme excellente ! Je lui ai de grandes obligations. Une très faible santé, l’habitude, peut-être excessive, de se replier sur elle-même, et des scrupules moraux et religieux, ne lui permirent pas d’être pour le monde ce qu’elle eût été avec d’autres dispositions. Ce fut une lumière qui brilla seulement pour quelques amis et pour moi.

— Serait-il possible, reprit Wilhelm après un moment de réflexion, et frappé tout à coup du concours de tant de circonstances diverses, serait-il possible que cette âme si noble et si belle, dont j’ai pu lire aussi les paisibles aveux, fût votre tante ?

— Vous avez lu ce manuscrit ?

— Oui, madame, avec le plus grand intérêt, et non sans fruit pour toute ma vie. Ce qui m’a le plus frappé dans ce récit, c’est, je pourrais dire, la netteté de l’objet, non seulement en ce qui la touche elle-même, mais encore dans tout ce qui l’environnait ; c’est cette nature indépendante, incapable de rien admettre en elle qui ne fût en harmonie avec ses sentiments nobles et bienveillants.

— Vous êtes donc plus équitable, plus juste, je puis dire, envers ce beau caractère, que maintes personnes auxquelles on a, comme à vous, communiqué ces mémoires. Tout homme cultivé sait quels rudes combats il a dû soutenir avec lui-même et avec les autres ; combien son éducation lui a coûté d’efforts, et à quel point il oublie, dans certains cas, ce qu’il doit aux autres pour ne songer qu’à lui-même. Combien de fois l’homme vertueux se reproche-t-il de n’avoir pas agi avec assez de délicatesse ! Cependant, lorsqu’un beau naturel pousse la délicatesse et les scrupules jusqu’aux dernières limites, et même, si l’on veut, jusqu’à l’excès, le monde semble n’avoir pour lui aucun support, aucune indulgence. Et pourtant ces natures d’élite sont hors de nous ce que l’idéal est en nous ; ce sont des modèles proposés, non pas à notre imitation, mais à notre émulation. On rit de la propreté des Hollandaises, mais notre amie Thérèse serait-elle ce qu’elle est, si elle n’avait constamment ce modèle dans la pensée au milieu de son ménage ?

— Ainsi donc, reprit Wilhelm, je retrouve dans l’amie de Thérèse cette Nathalie, si chère à sa vertueuse parente, cette Nathalie, si compatissante, si tendre et si secourable dès son enfance ! Ce n’est que dans une pareille famille qu’un pareil cœur pouvait naître. Quel tableau se déroule devant moi, quand j’envisage, d’un regard, vos ancêtres et tout le cercle auquel vous appartenez !

— Je conviens, répondit Nathalie, qu’en un certain sens, vous ne pouviez être mieux informé sur notre famille que par le récit de notre tante : cependant son amour pour sa nièce l’a portée à dire trop de bien de moi. Quand on parle d’un enfant, on ne dit jamais ce qu’il est, mais ce qu’on espère de lui. »

Wilhelm avait réfléchi soudain qu’il connaissait aussi maintenant la naissance et les premiers ans de Lothaire ; il voyait la belle comtesse, encore enfant, avec les perles de sa tante autour du cou ; lui-même, il s’était trouvé bien près de ces perles, quand les lèvres amoureuses de la comtesse s’étaient posées sur les siennes. Il tâchait d’éloigner par d’autres pensées ces beaux souvenirs ; il passait en revue les personnes que cet écrit lui avait fait connaître.

« Ainsi donc, disait-il, je suis dans la maison de cet oncle vénérable ! Ce n’est pas une maison, c’est un temple, et vous en êtes la digne prêtresse, vous en êtes le génie. Je me souviendrai toute ma vie de l’impression que j’éprouvai hier au soir, lorsqu’à mon entrée, je vis devant moi les œuvres d’art qui m’avaient entouré dans mon enfance. Je me rappelai les strophes de Mignon et ses statues compatissantes, mais ces statues n’avaient pas à pleurer sur moi ; elles me regardaient avec une noble gravité et rattachaient à ce moment mes premiers souvenirs. Cet ancien trésor de notre famille, les délices de mon grand-père, je le trouve ici parmi cent autres chefs-d’œuvre, et moi, que la nature avait fait le favori de ce bon vieillard, moi, indigne, je m’y trouve aussi, bon Dieu, dans quelles liaisons ! dans quelle société ! »

Les jeunes filles s’étaient peu à peu retirées, pour vaquer à leurs petits travaux. Wilhelm resta seul avec Nathalie, qui lui demanda d’expliquer plus clairement ses dernières paroles. La découverte qu’une précieuse partie des œuvres d’art qui formaient la collection avait appartenu à son grand-père, rendit la conversation plus gaie et plus familière. Tout comme Wilhelm avait fait connaissance avec la famille par le moyen du manuscrit, maintenant il se retrouvait en quelque sorte dans son héritage.

Il désirait voir Mignon : son amie le pria de prendre patience jusqu’au retour du docteur, qu’on avait appelé dans le voisinage. On devine aisément que c’était ce même petit homme, plein d’activité, que déjà nous connaissons et qui figurait aussi dans les Confessions d’une belle âme.

« Puisque je me trouve au sein de cette famille, dit Wilhelm, l’abbé dont parle le manuscrit est aussi, je pense, l’homme bizarre, inexplicable, que j’ai retrouvé chez votre frère, après les plus singuliers événements ? Peut-être, madame, me donnerez-vous sur lui quelques éclaircissements ?

— Il y aurait beaucoup à dire sur son compte, répondit Nathalie. Ce que je sais le mieux, c’est l’influence qu’il a exercée sur notre éducation. Il a cru longtemps que l’éducation doit se baser tout entière sur les penchants naturels : ce qu’il pense aujourd’hui, je l’ignore. Il affirmait que le tout de l’homme est l’activité, et qu’on ne peut rien faire sans la disposition naturelle, sans l’instinct. « On accorde, disait-il souvent, que l’on naît poète ; on l’accorde pour tous les arts parce qu’on ne peut le méconnaître, et parce que ces manifestations de la nature humaine peuvent à peine être contrefaites : mais une observation attentive fera reconnaître que chacune de nos facultés, même les moins importantes, sont nées avec nous, et qu’il n’est pas une seule faculté indéterminée. Ce n’est que notre éducation équivoque, décousue, qui rend les hommes indécis ; elle éveille des désirs au lieu d’animer des penchants ; et, au lieu de seconder nos véritables dispositions, elle dirige nos efforts vers des objets bien souvent sans accord avec le naturel de ceux qui les poursuivent. J’aime mieux un enfant, un jeune homme, qui s’égarent sur leur propre voie, que tant d’autres qui suivent régulièrement une voie étrangère. Quand les premiers trouvent, par eux-mêmes ou par des indications, le droit chemin, c’est-à-dire celui qui convient à leur nature, ils ne l’abandonneront jamais, au lieu que les autres sont tentés, à chaque moment, de secouer un joug étranger et de se livrer à une liberté sans frein. »

— Chose étrange ! dit Wilhelm, cet homme remarquable s’est aussi occupé de moi, et, à ce qu’il semble, il m’a engagé, à sa manière, ou du moins il m’a fortifié quelque temps dans mes erreurs. Comment il pourra se justifier un jour de s’être, en quelque sorte, joué de moi, avec le concours de plusieurs amis, c’est une question dont il faut que j’attende la solution avec patience.

— Pour moi, dit Nathalie, je n’ai pas à me plaindre de cette manie, si c’en est une ; c’est moi qui m’en suis le mieux trouvée dans la famille. Je ne vois pas non plus comment l’éducation de Lothaire aurait pu être meilleure. On devait peut-être diriger autrement ma bonne sœur, la comtesse ; on pouvait lui communiquer un peu plus de force et de gravité. Ce que deviendra mon frère Frédéric, on ne saurait absolument le prévoir : je crains qu’il ne soit la victime de cette expérience pédagogique.

— Vous avez un second frère ? s’écria Wilhelm.

— Oui, un frère fort gai et fort léger, et, comme on ne l’a point empêché de courir le monde, je ne sais ce que deviendra cette nature frivole. Il y a longtemps que je ne l’ai vu. Une seule chose me tranquillise, c’est que l’abbé et les amis de mon frère savent toujours où il se trouve et ce qu’il fait. »

Notre ami allait demander à Nathalie ce qu’elle pensait de ces paradoxes, et quelques éclaircissements sur la société secrète, quand le docteur entra, et, après avoir souhaité à Wilhelm la bienvenue, lui parla sur-le-champ de l’état de Mignon.

Nathalie prit Félix par la main, pour le mener auprès de la pauvre enfant, qu’elle voulait préparer à revoir son ami. Le médecin, se voyant seul avec Wilhelm, poursuivit en ces termes :

« J’ai à vous apprendre d’étranges secrets, que vous ne soupçonnez guère. L’absence de Nathalie nous permet de parler plus librement de choses que je ne pouvais apprendre que par elle, mais dont nous ne pouvions discourir ouvertement en sa présence. Le trait principal du singulier caractère de l’aimable enfant qui nous intéresse est une ardeur profonde. Sa passion de revoir sa patrie et sa passion pour vous, mon ami, forment, pour ainsi dire, ce qu’il y a de terrestre en elle ; l’un et l’autre objet sont reculés pour elle dans un lointain sans bornes ; l’un et l’autre sont inaccessibles à cet excellent cœur. Elle paraît originaire des environs de Milan, et fut enlevée à ses parents par une troupe de saltimbanques. On ne peut en savoir d’elle davantage, parce qu’elle était trop jeune pour indiquer exactement le nom de sa famille et le lieu de sa naissance, mais surtout parce qu’elle a fait serment de ne révéler à personne au monde sa demeure et son origine. Car ces mêmes gens qui la trouvèrent égarée, et auxquels elle décrivit exactement sa demeure, avec d’instantes prières de la reconduire chez elle, n’en furent que plus pressés de l’emmener, et, la nuit, dans l’auberge, croyant que l’enfant était endormie, ils plaisantèrent sur la bonne capture qu’ils avaient faite, affirmant que, sans doute, elle ne retrouverait pas son chemin. Alors la pauvre petite fut saisie d’un affreux désespoir, dans lequel enfin la mère de Dieu lui apparut et lui promit son assistance : là-dessus elle fit serment et se promit à elle-même de ne jamais se confier à personne, de ne raconter à personne son aventure, et de vivre et mourir dans l’attente d’un secours divin. Ces détails même, que je vous rapporte, elle ne les a pas confiés expressément à Nathalie ; notre digne amie les a recueillis de quelques mots épars, de chants et d’indiscrétions enfantines, qui trahissent justement ce qu’elles veulent cacher. »

Wilhelm put alors s’expliquer bien des chants, bien des paroles de la bonne Mignon. Il conjura son ami de lui dire tout ce qu’il avait découvert par les chants et les aveux singuliers de cette enfant extraordinaire.

« Préparez-vous, lui dit le docteur, à une étrange confidence, à une aventure où, sans le savoir, vous avez eu beaucoup de part, et qui, je le crains, sera décisive pour la vie ou la mort de Mignon.

— Parlez ! mon impatience est au comble.

— Vous souvient-il d’une visite nocturne, mystérieuse, qu’une femme vous fit après la représentation d’Hamlet ?

— Oui ! je m’en souviens, dit Wilhelm avec embarras, mais je ne croyais pas qu’on m’en fît souvenir dans ce moment.

— Savez-vous qui était cette femme ?

— Non. Vous m’effrayez ! Au nom du ciel, ce n’était pas Mignon ?… Qui donc ? Parlez !

— Je l’ignore moi-même.

— Ainsi ce n’était pas Mignon ?

— Non, sans doute ; mais Mignon était sur le point de se glisser auprès de vous, et fut condamnée à voir, d’une cachette, qu’une rivale l’avait devancée.

— Une rivale ! Poursuivez ! Je suis confondu.

— Félicitez-vous plutôt de pouvoir apprendre si vite ces résultats de nos observations. Nathalie et moi, qui cependant ne prenons à l’affaire qu’un intérêt plus éloigné, nous avons assez souffert, avant de parvenir à nous expliquer un peu clairement le trouble de cette pauvre créature, que nous désirions secourir. Rendue attentive par les propos légers de Philine et des autres jeunes femmes, et par une certaine chansonnette, elle avait trouvé ravissante l’idée de passer une nuit près de son bien-aimé, sans imaginer autre chose qu’un intime et délicieux repos. Sa passion pour vous était déjà vive et impérieuse ; déjà plus d’une fois elle avait trouvé dans vos bras une trêve à ses douleurs ; elle désirait goûter ce bonheur dans toute sa plénitude. Tantôt elle se proposait de solliciter cette grâce par ses caresses ; tantôt elle était retenue par une frayeur secrète. Enfin cette joyeuse soirée et le vin qu’elle avait bu lui donnèrent le courage de risquer cette démarche et de se glisser chez vous cette nuit-là. Déjà elle vous avait devancé pour se cacher dans la chambre, qui n’était pas fermée ; mais, lorsqu’elle eut monté l’escalier, elle entendit un léger bruit, elle se cacha et vit une femme vêtue de blanc se couler dans votre chambre. Bientôt vous arrivâtes vous-même, et elle entendit pousser le verrou.

« Mignon souffrit une douleur inouïe ; toutes les fureurs d’une violente jalousie se mêlèrent aux élans inconnus de vagues désirs, et assaillirent violemment la faible adolescente. Son cœur avait battu jusque-là de désir et d’espérance ; tout à coup il s’arrêta, et pesa sur son sein comme une masse de plomb ; la respiration lui manqua ; elle ne savait où trouver du soulagement ; elle entendit la harpe du vieillard, courut dans son grenier et passa la nuit à ses pieds, agitée d’horribles convulsions. »

Le docteur s’arrêta un moment, et, comme Wilhelm gardait le silence, il reprit la parole :

« Nathalie m’a déclaré que jamais rien ne l’avait tant effrayée et saisie que l’état de Mignon, pendant qu’elle lui faisait ce récit ; notre noble amie se faisait même des reproches d’avoir tiré d’elle ces aveux par ses questions insinuantes, et d’avoir cruellement renouvelé, par ces souvenirs, la vive douleur de la pauvre enfant.

« Cette bonne créature, disait Nathalie, à peine arrivée à cet endroit de son récit, ou plutôt de ses réponses à mes questions toujours plus pressantes, tomba soudain devant moi, et, la main sur le cœur, elle se plaignit de ressentir la même douleur que dans cette affreuse nuit. Elle se roulait par terre comme un ver, et j’eus besoin de toute ma fermeté, afin de me rappeler et de mettre en usage les moyens que je connaissais, pour soulager, dans ces circonstances, et l’esprit et le corps. »

— Vous me plongez dans une véritable angoisse, s’écria Wilhelm, en me faisant sentir si vivement tous mes torts envers cette chère enfant, à l’instant même où je vais la revoir. S’il faut que je la voie, pourquoi m’ôtez-vous le courage de l’aborder sans embarras ? Et dois-je vous le dire, telle étant la disposition de son cœur, je ne vois pas le bien que peut lui faire ma présence. Si vous êtes persuadé, comme médecin, que cette double passion a miné ses forces, au point de mettre sa vie en danger, pourquoi faut-il que je renouvelle ses douleurs, et peut-être que je hâte sa fin en paraissant à sa vue ?

— Mon ami, quand nous ne pouvons guérir, nous devons du moins chercher à soulager, et j’ai vu, par des exemples frappants, combien la présence de l’objet aimé enlève à l’imagination son pouvoir destructeur, et transforme le brûlant désir en une paisible contemplation. Observons-en tout la mesure et le but : car la présence peut aussi rallumer une passion éteinte. Voyez la bonne Mignon ; soyez doux et caressant, et attendons l’événement. »

À ce moment Nathalie revint, et invita Wilhelm à la suivre auprès de Mignon.

« Elle semble, dit-elle, tout à fait heureuse d’être avec Félix, et j’espère qu’elle recevra fort bien son ami. »

Wilhelm suivit Nathalie, non sans être un peu combattu : il était profondément ému de tout ce qu’il avait appris, et craignait une scène passionnée. Ce fut tout le contraire.

Mignon, en longue robe blanche, avec ses beaux cheveux bruns, en partie tressés, en partie flottants, était assise, tenant Félix sur ses genoux et le pressant sur son cœur ; elle semblait une ombre, et Félix paraissait la vie même. On eût dit que la terre et le ciel s’embrassaient. Elle tendit la main à Wilhelm en souriant et lui dit :

« Je te remercie de m’avoir ramené l’enfant. On me l’avait enlevé, Dieu sait comment ! et dès lors je ne pouvais plus vivre. Aussi longtemps que mon cœur aura besoin de quelque chose sur la terre, c’est Félix qui doit remplir ce vide. »

Le calme avec lequel Mignon avait reçu Wilhelm causa une grande joie à tous ses amis. Le médecin demanda que Wilhelm la vît souvent, et que l’on maintînt son corps et son esprit en équilibre ; puis il se retira et promit de revenir bientôt.

Wilhelm eut alors le loisir d’observer Nathalie dans le cercle de ses occupations. On n’aurait pas souhaité de plus grand bonheur que de vivre auprès d’elle. Sa présence avait la plus heureuse influence sur les jeunes filles et les femmes d’âges divers, dont les unes habitaient dans sa maison et les autres venaient du voisinage la visiter plus ou moins souvent.

« Le cours de votre vie fut sans doute toujours égal, lui dit un jour Wilhelm, car le portrait que votre tante fait de votre enfance me paraît vous ressembler encore. L’erreur, on le sent bien, vous fut toujours étrangère ; vous ne fûtes jamais obligée de revenir sur vos pas.

— J’en suis redevable, répondit-elle, à mon oncle et à l’abbé, qui avaient jugé si bien mon caractère. Je me souviens à peine d’avoir éprouvé dans mon enfance une plus vive impression que celle du spectacle des misères humaines et du désir invincible de les soulager. L’enfant qui n’a pas encore la force de se tenir sur ses pieds, le vieillard qui ne l’a plus, le vœu d’une riche famille d’avoir des enfants, l’angoisse d’une famille pauvre qui ne peut nourrir les siens, tout secret désir d’exercer un métier, tout penchant pour les arts, l’aptitude à remplir mille petites industries nécessaires, tout cela, mes yeux semblaient destinés par la nature à le découvrir. Je voyais ce que personne ne m’avait fait remarquer, mais aussi je paraissais née uniquement pour le voir ; les beautés de la nature inanimée, auxquelles tant d’hommes sont extraordinairement sensibles, n’avaient aucun effet sur moi, et peut-être moins encore le charme des beaux-arts ; il n’était, et, aujourd’hui même, il n’est rien de plus agréable pour moi que de chercher un dédommagement, un moyen, un secours, lorsqu’une souffrance, un besoin, se présente à mes yeux. Si je voyais un pauvre couvert de haillons, aussitôt je pensais aux vêtements superflus que j’avais vus suspendus dans les garde-robes de mes proches ; si je voyais des enfants qui languissaient sans soins et sans culture, je me souvenais de telle ou telle dame que j’avais vue livrée à l’ennui dans le luxe et l’opulence ; quand je rencontrais beaucoup de gens entassés dans un étroit espace, je me disais qu’il faudrait les loger dans les vastes salles de maints palais et de maints châteaux. Cette manière de voir m’était tout à fait naturelle ; la réflexion n’y avait aucune part, si bien que, dans mon enfance, je faisais à ce sujet les choses les plus étranges du monde, et mettais quelquefois les gens dans l’embarras par les propositions les plus bizarres. Une autre singularité, c’est que j’en vins difficilement et fort tard à considérer l’argent comme un moyen de satisfaire les besoins ; je faisais tous mes dons en nature, et je sais qu’on en riait parfois à mes dépens. L’abbé lui seul paraissait me comprendre ; je le trouvais partout ; il m’éclairait sur moi-même, sur mes penchants, et mes vœux, et m’apprenait à les satisfaire sagement.

— Avez-vous donc suivi, madame, les principes de ces hommes singuliers dans l’éducation de vos petits élèves ? Laissez-vous chaque caractère se former de lui-même ? Laissez-vous ces jeunes filles chercher et s’égarer, se méprendre, puis atteindre heureusement le but ou se perdre misérablement dans l’erreur ?

— Non, répondit Nathalie ; cette manière de traiter les créatures humaines serait tout à fait contraire à mes sentiments. Celui qui n’aide pas dans l’instant même, je crois qu’il n’aidera jamais ; qui ne conseille pas dans le moment, ne conseillera jamais. Il me semble également nécessaire d’énoncer et de graver dans la mémoire des enfants quelques règles, qui donnent à la vie une certaine fixité. Oui, j’oserais presque affirmer qu’il vaut mieux s’égarer en suivant des règles, que s’égarer en se laissant emporter au penchant arbitraire de sa nature ; et, tels que je vois les hommes, il me semble qu’il reste toujours dans leur nature un vide, qui ne peut être comblé que par une loi expresse et positive.

— Ainsi votre méthode diffère complètement de celle que suivent nos amis ?

— Oui, mais vous pouvez reconnaître leur parfaite tolérance, en ce qu’ils ne me contrarient nullement sur ma route, précisément parce que c’est la mienne : ils vont au contraire au-devant de tous mes désirs. »

Nous réservons pour une autre occasion des éclaircissements plus détaillés sur la méthode que Nathalie suivait avec ses élèves.

Mignon demandait souvent de se joindre à la société, et on le lui permettait d’autant plus volontiers, qu’elle semblait peu à peu s’accoutumer de nouveau à Wilhelm, lui ouvrir son cœur, et, en général, montrer plus de bonne humeur et de sérénité. Comme elle se fatiguait aisément, pendant la promenade, elle s’appuyait sur son bras.

« Maintenant, disait-elle, Mignon ne grimpe et ne saute plus, mais elle sent toujours le désir de se promener sur les sommets des montagnes, de s’élancer d’une maison sur une autre, d’un arbre sur un autre. Qu’ils sont dignes d’envie les oiseaux, surtout quand ils bâtissent leurs nids, si charmants et tranquilles ! »

Mignon prit bientôt l’habitude d’inviter assez souvent son ami à descendre au jardin : était-il occupé ou absent, Félix prenait sa place ; et si, dans certains moments, la bonne jeune fille semblait tout à fait détachée de la terre, dans d’autres, elle paraissait de nouveau s’attacher fortement au père et au fils, et redouter, plus que tout le reste, de se séparer d’eux.

Nathalie en fut préoccupée ; elle dit à Wilhelm :

« Nous avons désiré par votre présence épanouir de nouveau ce pauvre cœur : je ne sais trop si nous avons bien fait. »

Elle se taisait et paraissait attendre que Wilhelm s’expliquât. Il vint à songer aussi que, dans les circonstances présentes, son mariage avec Thérèse mettrait Mignon au désespoir ; mais, dans l’incertitude où il était, il n’osait parler de ses intentions ; il ne soupçonnait pas que Nathalie en fût informée.

C’était avec la même contrainte qu’il soutenait la conversation, quand sa noble amie parlait de la comtesse, faisait l’éloge de ses belles qualités, et plaignait son état. Il fut vivement troublé, quand Nathalie lui annonça qu’il verrait bientôt cette dame.

« Son mari, lui dit-elle, n’a plus d’autre pensée que celle de remplacer le comte de Zinzendorf chez les frères Moraves, de soutenir et d’étendre par ses lumières et ses travaux cette grande institution. Ils viendront bientôt nous faire, en quelque façon, leurs adieux ; ensuite le comte visitera les divers lieux où la communauté s’est établie. On paraît le traiter selon ses désirs, et je crois même qu’il risquera, avec ma pauvre sœur, un voyage en Amérique, afin de ressembler parfaitement à son prédécesseur. Comme il est fort disposé à croire qu’il lui manque peu de chose pour être un saint, il peut se sentir quelquefois la fantaisie de conquérir enfin à son tour l’auréole du martyr. »

CHAPITRE IV.

Jusqu’alors on avait parlé assez souvent de Mlle Thérèse ; assez souvent on avait fait mention d’elle en passant, et, presque toujours, Wilhelm avait été sur le point d’avouer à sa nouvelle amie qu’il avait offert à cette femme excellente son cœur et sa main. Je ne sais quel sentiment, qu’il ne pouvait s’expliquer, le retenait : il balança si longtemps, qu’enfin Nathalie elle-même, avec un sourire angélique, une sérénité modeste, qui lui était ordinaire, dit à notre ami :

« Il faut donc que je parle et que j’entre de force dans votre confidence. Mon ami, pourquoi me faites-vous un secret d’un événement si important pour vous, et qui me touche moi-même de si près ? Vous avez offert votre main à mon amie ; ce n’est pas sans mission que j’interviens dans cette affaire : voici mes titres ; voici la lettre qu’elle vous écrit, la lettre qu’elle vous envoie par mon entremise.

— Une lettre de Thérèse ! s’écria-t-il.

— Oui, monsieur, et votre sort est décidé. Vous êtes heureux, recevez mes félicitations pour vous et pour mon amie. »

Wilhelm resta muet, les yeux baissés. Nathalie l’observa ; elle le vit pâlir.

« La joie vous saisit, poursuivit-elle, avec tous les signes de la frayeur ; elle vous ôte l’usage de la parole. La part que j’y prends n’en est pas moins sincère, pour ne pas me rendre muette. J’espère que vous serez reconnaissant, car, je puis vous le dire, mon influence sur la résolution de Thérèse n’a pas été peu considérable. Elle m’a demandé conseil, et, par un singulier hasard, vous veniez d’arriver chez moi : j’ai pu dissiper heureusement les faibles doutes que mon amie avait encore. Les courriers se sont succédé promptement. Voici la résolution, voici le dénouement. Il faut maintenant que vous lisiez toutes ses lettres ; il faut que vous connaissiez à fond le noble cœur de votre fiancée. »

Wilhelm ouvrit la lettre, qu’elle lui présenta non cachetée, et lut ces lignes affectueuses :

« Je vous appartiens, telle que je suis et telle que vous me connaissez. Vous êtes à moi, tel que vous êtes et que je vous connais. Ce que le mariage pourra changer en nos personnes et nos relations, nous saurons le supporter avec de la raison, du courage et de la bonne volonté. Comme ce n’est point l’amour, mais l’amitié et la confiance qui nous unissent, nous risquons moins que beaucoup d’autres. Vous me pardonnerez sans doute, si je me souviens quelquefois avec tendresse de mon premier ami ; en échange, je presserai votre fils sur mon cœur avec les sentiments d’une mère. Si vous voulez partager dès à présent avec moi ma petite maison, nous serons seigneurs et maîtres ; en attendant, l’acquisition du domaine se terminera. Je souhaite que l’on n’y fasse aucune nouvelle disposition sans moi, afin que je puisse d’abord me montrer digne de la confiance que vous m’accordez. Adieu, tendre ami, cher fiancé, noble époux ! Thérèse vous presse sur son cœur avec joie, avec espérance. Mon amie vous en dira davantage ; elle vous dira tout. »

Wilhelm, à qui cette lettre avait rappelé parfaitement sa chère Thérèse, était aussi rentré tout à fait en lui-même. Pendant cette lecture, les pensées les plus soudaines se succédaient dans son âme. Il s’effrayait d’y trouver de vives traces d’amour pour Nathalie ; il se condamnait lui-même ; toute pensée pareille était à ses yeux une folie ; il se représentait Thérèse dans toute sa perfection ; il relut sa lettre et reprit sa sérénité, ou plutôt il fut assez maître de lui pour sembler la reprendre. Nathalie lui communiqua sa correspondance avec Thérèse : nous en citerons quelques passages :

Après avoir dépeint son fiancé à sa manière, elle ajoutait ces mots :

« Voilà comme je me représente l’homme qui m’offre aujourd’hui sa main. Quant au jugement qu’il porte de lui-même, tu le verras un jour par les feuilles dans lesquelles il se caractérise avec une entière franchise. Je suis persuadée qu’il fera mon bonheur. »

 

« Pour ce qui concerne le rang, tu sais comme j’ai pensé de tout temps sur ce point. Quelques personnes sont affreusement sensibles aux disconvenances des conditions et ne peuvent les supporter. Je ne prétends convaincre personne, mais je veux agir d’après ma conviction. Je ne songe point à donner un exemple, et je n’agis pas non plus sans avoir des exemples sous les yeux. Les disconvenances intérieures sont les seules qui me blessent ; un vase qui ne convient pas à l’objet qu’il doit renfermer ; beaucoup de luxe et peu de jouissance ; richesse et avarice, noblesse et grossièreté, jeunesse et pédanterie, misère et ostentation : voilà les disparates qui pourraient me faire mourir, dût le monde les consacrer par son empreinte et son estime. »

 

« Quand je me flatte que nous sommes faits l’un pour l’autre, je me fonde essentiellement sur ce qu’il te ressemble, ma chère Nathalie, à toi, que j’estime et que j’honore infiniment. Oui, il a, comme toi, ce noble désir, cette ardeur de progrès, qui nous permet de produire nous-mêmes le bien que nous croyons découvrir. Combien de fois ne t’ai-je pas blâmée en secret, de traiter telle ou telle personne, de te conduire dans telle ou telle occasion, autrement que je n’aurais fait ! Et pourtant le résultat montrait d’ordinaire que tu avais raison. « Si nous voulons, disais-tu, prendre toujours les hommes tels qu’ils sont, nous les rendrons plus méchants ; si nous les traitons comme s’ils étaient ce qu’ils devraient être, nous les amènerons où il faut les amener. » Pour moi, je ne puis ni voir, ni agir ainsi, je le sais parfaitement. L’intelligence, l’ordre, la discipline, la règle, voilà mon élément. Je me souviens que Jarno disait : « Thérèse dresse ses élèves, Nathalie forme les siens. » Il alla même un jour jusqu’à me contester absolument la foi, l’amour et l’espérance : « Au lieu de la foi, disait-il, elle a l’intelligence ; au lieu de l’amour, la constance ; au lieu de l’espoir, la confiance. » Et, je te l’avouerai, avant de te connaître, je ne voyais rien au-dessus d’une raison pure et sage : ton exemple seul m’a convaincue, animée, subjuguée, et je cède volontiers à ton âme noble et belle le premier rang. C’est dans les mêmes sentiments que j’honore mon ami ; je vois, par le récit de sa vie, qu’il n’a cessé de chercher sans trouver ; mais ce n’est pas une recherche vaine, c’est une recherche admirable et naïve : il imagine qu’on peut lui donner ce qui ne peut venir que de lui. Ainsi donc, ma chère, cette fois encore, ma pénétration me sert fort bien ; je connais mon époux mieux qu’il ne se connaît lui-même, et je l’en estime davantage. Je le vois, mais je ne vois pas au delà, et toute mon intelligence ne suffit pas à pressentir ce qu’il peut faire encore. Quand je pense à lui, son image se confond toujours avec la tienne, et je ne sais comment je mérite d’avoir deux pareils amis. Mais je veux le mériter en faisant mon devoir, en accomplissant tout ce qu’on peut espérer et attendre de moi. »

 

« Tu me demandes si je pense à Lothaire ? J’y pense vivement et chaque jour. Je ne saurais me passer de lui, dans le cercle d’amis au milieu desquels je vis par la pensée. Ah ! que je plains cet homme excellent, qu’une erreur de jeunesse a rendu mon parent, et que la nature a voulu qu’il fût ton frère ! En vérité, une femme telle que toi serait plus digne de lui que moi. C’est à toi seule que je pourrais, que je devrais le céder. Eh bien ! soyons pour lui ce que nous pouvons être, jusqu’à ce qu’il trouve une digne épouse, et, même alors, restons, vivons unis ! »

« Mais que diront nos amis ? reprit ensuite Nathalie.

— Votre frère ne sait-il rien de ce mariage ? dit Wilhelm.

— Non, pas plus que vos parents : cette fois, toute l’affaire s’est traitée entre nous autres femmes. Je ne sais de quelles rêveries Lydie a rempli la tête de Thérèse : elle paraît se défier de l’abbé et de Jarno. Lydie lui a du moins inspiré quelques soupçons contre certaines liaisons et certains plans secrets, dont j’ai une connaissance générale, mais dans lesquels je n’ai jamais cherché à pénétrer, et, dans cette démarche décisive, elle n’a voulu laisser qu’à moi seule quelque influence. Elle était depuis longtemps convenue avec mon frère qu’ils s’en tiendraient à s’annoncer mutuellement leur mariage, sans se consulter à ce sujet. »

Nathalie écrivit alors à son frère ; elle pria Wilhelm d’ajouter quelques mots : c’était le vœu de Thérèse. On allait cacheter la lettre, quand tout à coup Jarno se fit annoncer.

On le reçut de la manière la plus amicale ; il paraissait lui-même de fort joyeuse humeur, et ne put longtemps retenir cette exclamation : « Je viens tout exprès vous apporter une étonnante mais agréable nouvelle : elle concerne notre chère Thérèse. Vous nous avez souvent blâmés, belle Nathalie, de nous inquiéter de tant de choses : voyez pourtant comme il est bon d’avoir partout ses émissaires ! Devinez et faites-nous voir une fois votre sagacité. »

L’air de satisfaction avec lequel il prononça ces paroles, le sourire malin avec lequel il regardait Wilhelm et Nathalie, les persuadèrent tous deux qu’on avait découvert leur secret. Nathalie répondit en souriant :

« Nous sommes beaucoup plus adroits que vous ne pensez ; nous avons déposé le mot de l’énigme dans cette lettre, avant même qu’on nous l’eût proposée. »

En parlant ainsi, elle lui présenta la lettre qu’elle venait d’écrire à Lothaire, charmée de répondre de la sorte à la petite surprise et à l’embarras que l’on avait voulu leur causer. Jarno prit la lettre avec quelque étonnement ; il ne fit que la parcourir, fut saisi de stupeur, et la laissa tomber de ses mains, regardant Nathalie et Wilhelm avec une expression de surprise et même d’effroi, qu’on n’était pas accoutumé à voir sur son visage.

Il ne disait pas un mot.

Wilhelm et Nathalie étaient fort troublés ; Jarno allait et venait dans la chambre.

« Que faut-il que je dise ? s’écria-t-il ; ou dois-je même le dire ?… La chose ne peut rester secrète ; l’embarras est inévitable. Ainsi donc, secret pour secret ! surprise pour surprise ! Thérèse n’est pas la fille de sa mère ! L’empêchement est levé. Je viens ici pour vous prier de préparer la noble jeune fille à épouser Lothaire. »

Jarno voyait le trouble de Wilhelm et de Nathalie, qui restaient les yeux baissés.

« Cet accident, leur dit-il, est de ceux où la société nous importune ; les réflexions qu’il doit inspirer à chacun, on s’y abandonne mieux dans la solitude : moi du moins, je vous demande une heure de congé. »

Jarno courut au jardin ; Wilhelm le suivit machinalement, mais de loin.

Au bout d’une heure, les amis se rejoignirent. Wilhelm prit la parole :

« Autrefois, quand je menais une vie sans but et sans dessein, légère et même frivole, l’amitié, l’amour, la confiance, venaient à moi les bras ouverts, et m’assiégeaient même, je puis dire : maintenant que ma vie devient sérieuse, le destin paraît prendre à mon égard une autre voie. Ma résolution d’offrir ma main à Thérèse est peut-être la première que j’aie prise entièrement par moi seul. Je formai mon plan avec réflexion ; ma raison y donnait un plein assentiment, et le consentement de cette femme excellente avait comblé toutes mes espérances. Maintenant, le plus singulier hasard me force à laisser retomber la main que j’offrais à Thérèse ; Thérèse me tend la sienne de loin, comme dans un rêve : je ne puis la saisir, et cette belle apparence me fuit pour toujours. Adieu donc, vision charmante, et vous, images de la plus parfaite félicité, qui vous assemblez autour d’elle ! »

Wilhelm se tut quelques moments ; il restait le regard fixe et rêveur, et, comme Jarno allait prendre la parole :

« Souffrez, dit-il, que j’ajoute quelques mots, car toute ma destinée est en jeu cette fois. En ce moment, je suis soutenu par le souvenir de l’impression que Lothaire fit sur moi, la première fois que je le vis, et qui ne s’est jamais effacée. Cet homme mérite un attachement, une amitié sans bornes ; il n’est point d’amitié sans sacrifice : pour l’amour de lui, il m’en coûta peu d’induire en erreur une malheureuse jeune fille ; pour l’amour de lui, je serai capable de renoncer à la plus digne fiancée. Allez Jarno, racontez-lui cette étrange aventure, et dites-lui ma résolution. »

Jarno répondit :

« En pareil cas, l’essentiel, selon moi, est de ne rien précipiter. Ne faisons aucune démarche sans l’approbation de Lothaire. Je vais le rejoindre. Attendez tranquillement mon retour ou une lettre de lui. »

Jarno partit et laissa Nathalie et Wilhelm dans la plus grande tristesse. Ils eurent le temps de revenir de plus d’une manière sur cette affaire et de se communiquer leurs réflexions. Alors seulement, ils s’étonnèrent d’avoir accueilli si facilement la singulière déclaration de Jarno, sans avoir demandé des détails. Wilhelm conçut même quelques doutes. Mais leur étonnement ou plutôt leur trouble fut au comble le lendemain, lorsqu’un messager, envoyé par Thérèse, eut remis à Nathalie la lettre suivante :

« Si étrange que cela puisse paraître, il faut que je t’écrive coup sur coup et te prie de m’envoyer promptement mon fiancé. Il faut que nous soyons unis, quelques plans que l’on forme pour me le ravir. Remets-lui l’incluse, mais sans aucun témoin, quel qu’il puisse être. »

Voici la lettre adressée à Wilhelm :

« Que penserez-vous de votre Thérèse, si tout à coup elle presse avec passion la conclusion d’un mariage que la plus calme raison semble avoir seule concerté ? Que rien ne vous détourne de partir, dès que vous aurez reçu ce billet ! Venez, mon ami, mon cher ami : vous êtes devenu trois fois mon bien-aimé, depuis qu’on veut vous ravir ou du moins vous disputer à Thérèse. »

« Que dois-je faire ? s’écria Wilhelm, après avoir lu ces lignes.

— Jamais, en aucune occasion, répondit Nathalie, après quelque réflexion, mon esprit et mon cœur n’ont gardé un si profond silence ; je ne saurais que faire, comme je ne sais que conseiller.

— Serait-ce possible, s’écria Wilhelm avec véhémence, que Lothaire lui-même ne sût rien, ou, s’il sait quelque chose, qu’il fût avec nous le jouet de mystérieux desseins ? Jarno a-t-il improvisé cette fable à la vue de notre lettre ? Aurait-il parlé autrement, si nous eussions été moins prompts ? Que veut-on ? Quels projets peut-on former ? De quel plan Thérèse veut-elle parler ? Oui, on ne peut le nier, Lothaire est environné d’influences et d’associations secrètes ; j’ai moi-même éprouvé qu’on agit, qu’on observe, dans un certain sens, la conduite et les aventures de beaucoup de gens et qu’on sait les diriger. Où tendent ces mystères, je l’ignore ; mais ce dernier dessein, de me ravir Thérèse, ne m’est que trop évident. D’un côté, on ne me présente peut-être que comme un leurre la possibilité du bonheur de Lothaire ; de l’autre, je vois ma bien-aimée, ma vertueuse fiancée, qui m’ouvre ses bras et m’appelle. Que dois-je faire ? Que dois-je éviter ?

— Un peu de patience, dit Nathalie, un peu de réflexion. Dans ce bizarre enchaînement, je ne puis affirmer qu’une chose, c’est qu’il ne faut pas précipiter une démarche irrévocable. Contre une fable, contre un dessein artificieux, nous avons pour nous la persévérance et la sagesse ; nous saurons bientôt si la chose est vraie ou controuvée. Si mon frère peut vraiment espérer de s’unir à Thérèse, il serait cruel de lui ravir pour jamais ce bonheur, au moment où il vient lui sourire. Attendons seulement qu’il nous dise s’il sait quelque chose, s’il croit, s’il espère lui-même. »

Une lettre de Lothaire vint heureusement à l’appui de ces conseils.

« Je ne vous renvoie pas Jarno, écrivait-il ; une ligne de ma main te persuadera mieux que tous les discours d’un messager. Je suis certain que Thérèse n’est pas la fille de sa mère, et je ne puis renoncer à l’espérance de la posséder, avant qu’elle en soit aussi persuadée, et qu’ensuite elle ait décidé, avec calme et réflexion, entre notre ami et moi. Je t’en prie, retiens-le auprès de toi. Le bonheur, la vie de ton frère en dépendent. Je te promets que cette incertitude ne durera pas longtemps. »

« Vous voyez où en sont les choses, dit affectueusement Nathalie : donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne quitterez pas le château.

— Je la donne, dit-il, en lui tendant la main ; je ne partirai pas contre votre volonté. Je rends grâce à Dieu et à mon bon génie d’être dirigé cette fois, et surtout de l’être par Nathalie. »

Elle écrivit à Thérèse tout ce qui s’était passé, et déclara qu’elle ne donnerait pas congé à son ami ; elle lui adressa en même temps la lettre de Lothaire. Thérèse répondit : « Je suis fort surprise que Lothaire lui-même soit convaincu. Il n’userait pas avec sa sœur d’une telle dissimulation. Je suis fâchée, très fâchée : il vaut mieux que je n’en dise pas davantage, et le mieux encore sera que je me rende auprès de toi, aussitôt que j’aurai casé la pauvre Lydie, que l’on traite cruellement. Je crains que nous ne soyons tous trompés, et que nous ne le soyons enfin de manière à ne pouvoir jamais nous reconnaître. Si notre ami pensait comme moi, il s’échapperait et viendrait dans les bras de sa Thérèse, que personne ne pourrait plus lui arracher : mais je le perdrai, j’en ai peur, et je ne retrouverai pas Lothaire. C’est pour lui arracher Lydie qu’on fait briller de loin à ses yeux l’espérance de me posséder. Je ne dirai rien de plus. Le trouble va grandir encore. Le temps nous apprendra si, dans l’intervalle, les plus doux engagements ne seront pas tellement différés, ébranlés, bouleversés, qu’il n’y ait plus de remède, quand tout sera éclairci. Si mon ami ne s’arrache pas à cette contrainte, j’irai dans peu de jours le chercher près de toi et m’assurer de lui. Tu es surprise de voir comme cette passion s’est emparée de ta Thérèse : ce n’est point passion, c’est conviction que, puisqu’il m’a fallu renoncer à Lothaire, ce nouvel ami fera le bonheur de ma vie. Dis-lui ces choses, au nom du petit chasseur qui était assis avec lui sous le chêne, et que sa sympathie rendait heureux. Dis-lui ces choses au nom de Thérèse, qui a répondu avec une cordiale franchise à sa proposition. La vie que j’avais rêvée avec Lothaire est bannie loin de ma pensée ; celle que je rêve auprès de mon nouvel ami m’est encore toute présente : suis-je si peu estimée, que l’on croie qu’il m’est bien facile d’échanger derechef, en un clin d’œil, mon nouveau fiancé contre le premier ? »

« Je me fie à vous, dit Nathalie à Wilhelm, en lui communiquant la lettre de Thérèse : vous ne fuirez pas. Songez que le bonheur de ma vie est dans vos mains. Mon existence est tellement unie et enchaînée à celle de mon frère, qu’il ne peut sentir aucune douleur que je ne sente avec lui, aucune joie que sa sœur ne partage. Lui seul, je puis le dire, m’a fait sentir que le cœur peut être ému, élevé ; qu’il peut exister dans la vie de la joie, de l’amour, et un sentiment qui satisfait tous les besoins de l’âme. »

Nathalie s’arrêta, et Wilhelm, lui prenant la main :

« Oh ! poursuivez, lui dit-il, le moment est venu de nous témoigner une véritable et mutuelle confiance ; nous avons plus que jamais besoin de nous mieux connaître.

— Oui, mon ami, dit-elle en souriant, avec une dignité paisible, d’une douceur inexprimable ; il n’est peut-être pas hors de propos de vous le dire, tout ce que les livres, ce que le monde nous présente sous le nom d’amour, ne m’a jamais semblé qu’une fable.

— Vous n’avez jamais aimé ?

— Jamais ou toujours, » répondit Nathalie.

CHAPITRE V.

Pendant cette conversation, ils s’étaient promenés dans le jardin ; Nathalie avait cueilli quelques fleurs de formes rares, qui étaient complètement inconnues à Wilhelm, et dont il demanda les noms.

« Vous ne soupçonnez pas, dit Nathalie, pour qui je cueille ce bouquet ? Il est destiné pour mon oncle, à qui nous allons faire une visite. Je vois que le soleil éclaire vivement la Salle du passé ; c’est le moment de vous y conduire, et je ne m’y rends jamais sans y porter quelques-unes des fleurs que mon oncle préférait. C’était un homme bizarre et susceptible des impressions les plus singulières ; il y avait certaines espèces de plantes et d’animaux, certains hommes et certaines contrées, et même certains genres de pierreries pour lesquels il sentait une préférence marquée et rarement explicable. « Si, dès ma jeunesse, disait-il souvent, je n’avais lutté vivement contre moi-même ; si je ne m’étais efforcé d’étendre et de développer mon intelligence, je serais devenu le plus étroit et le plus insupportable des hommes ; car il n’est rien de plus insupportable qu’une étroite bizarrerie, chez l’homme duquel on peut exiger une pure et convenable activité. »

« Et pourtant il était obligé d’avouer que le souffle et la vie lui auraient manqué, en quelque sorte, s’il n’avait usé, de temps en temps, d’indulgence envers lui-même, et ne s’était permis de goûter avec passion des jouissances qu’il ne pouvait toujours approuver ni excuser.

« Ce n’est pas ma faute, disait-il, si je n’ai pu mettre en parfaite harmonie mes penchants et ma raison. »

« Dans ces occasions, il avait coutume de plaisanter sur mon compte et il disait :

« On peut estimer Nathalie bien heureuse dès ce monde, car sa nature ne demande rien qui ne s’accorde avec les désirs et les besoins de l’humanité. »

En parlant ainsi, ils étaient revenus dans le bâtiment principal. Nathalie conduisit Wilhelm, par une spacieuse galerie, à une porte, aux côtés de laquelle se voyaient deux sphinx de granit. La porte même était dans le style égyptien, un peu plus étroite par le haut que par le bas, et ses battants de bronze préparaient à un spectacle sévère et même lugubre. Comme on était agréablement surpris de voir, au lieu de ce qu’on attendait, la scène la plus riante, en entrant dans une salle où l’art et la vie faisaient oublier la mort et la sépulture ! Dans les murs s’ouvraient des arcades régulières, où reposaient de grands sarcophages ; dans les piliers intermédiaires, on voyait des ouvertures plus petites, ornées d’urnes et de vases ; d’ailleurs la surface des murs et de la voûte était régulièrement divisée ; entre des encadrements, des guirlandes et des ornements gracieux et variés, étaient peintes d’expressives et riantes figures, dans des espaces de différente grandeur. Les divers membres d’architecture étaient revêtus d’un beau marbre jaune, tirant sur le rouge ; des filets d’un bleu clair, d’une composition chimique, imitaient heureusement le lapis-lazuli, et, en satisfaisant l’œil par le contraste, donnaient à l’ensemble de l’unité et de la liaison. Toute cette pompe et ces ornements se présentaient avec des proportions pures, et chaque visiteur se sentait comme élevé au-dessus de lui-même, parce qu’il apprenait, à la vue de cette harmonieuse architecture, ce qu’est l’homme et ce qu’il peut être.

En face de la porte, sur un magnifique sarcophage, une statue de marbre représentait un homme vénérable, appuyé sur un coussin. Il tenait un manuscrit roulé, sur lequel son regard s’arrêtait avec une attention tranquille.

Le rouleau était tourné de façon qu’on y pouvait lire aisément ces mots : Songe à vivre !

Nathalie, après avoir enlevé un bouquet fané, plaça le nouveau devant la statue de son oncle, car c’était lui que représentait la statue, et Wilhelm crut se rappeler les traits du vieux seigneur qu’il avait vu dans la forêt.

« Nous avons passé bien des heures dans cette salle, dit Nathalie, jusqu’à ce qu’elle fût achevée. Dans ses dernières années, mon oncle avait appelé près de lui quelques artistes habiles, et son plus grand plaisir était de les aider à inventer et à choisir les dessins et les cartons de ces tableaux. »

Wilhelm ne pouvait assez admirer les objets qui l’entouraient.

« Que de vie, disait-il, dans cette Salle du passé ! On pourrait tout aussi bien la nommer la salle du présent et de l’avenir. Ainsi furent toutes choses ; ainsi seront-elles ! Rien n’est passager que l’individu, qui jouit et contemple. Cette image de la mère qui presse son enfant sur son cœur verra passer bien des générations de mères heureuses ; après des siècles peut-être, un père contemplera avec joie cet homme à longue barbe, qui oublie sa gravité et joue avec son fils. Dans tous les temps, la fiancée attendra son époux avec cette pudeur, et, au milieu de ses vœux secrets, aura besoin qu’on la rassure et la console ; l’époux prêtera l’oreille sur le seuil de la porte, avec la même impatience, pour savoir s’il ose le franchir. »

Les regards de Wilhelm se promenaient sur d’innombrables tableaux. Depuis le joyeux instinct de l’enfance, qui exerce et déploie ses membres dans les jeux, jusqu’à la gravité tranquille du sage retiré du monde, on pouvait voir, dans une suite de belles et vivantes peintures, que l’homme ne possède aucune force, aucune inclination native, sans la mettre en usage. Depuis le premier sentiment de satisfaction naïve chez la jeune fille, qui tarde à retirer sa cruche de l’eau limpide, où elle se plaît à contempler son image, jusqu’à ces grandes solennités, où les rois et les peuples prennent, devant les autels, les dieux à témoins de leurs alliances, tout se montrait plein de sens et de force.

C’était un monde, c’était un ciel, qui environnait dans ce lieu le spectateur : outre les pensées que réveillaient ces images, outre les sentiments qu’elles inspiraient, on croyait y reconnaître la présence de quelque chose encore, qui s’emparait de l’homme tout entier. Wilhelm en fit l’épreuve à son tour, sans pouvoir se l’expliquer.

« Quelle est donc, s’écria-t-il, cette influence, qui, indépendamment du sens de l’objet, et de toute sympathie que nous inspirent les aventures et les destinées humaines, peut agir sur moi avec tant de force et de charme ? Elle me parle par l’ensemble, elle me parle par chaque détail, sans que je puisse comprendre l’un, ni m’approprier les autres ! Quelle magie j’entrevois dans ces surfaces, ces lignes, ces proportions, ces masses et ces couleurs ! D’où vient que ces figures, considérées même superficiellement, produisent, comme simple décoration, un effet si agréable ? Oui, je le sens, on pourrait s’arrêter ici, y goûter le repos, tout embrasser du regard, se trouver heureux et se livrer à des pensées et des sentiments tout différents de ceux qui naissent des objets que l’œil y rencontre. »

Et assurément, si nous pouvions exprimer comme tout se trouvait heureusement distribué, et comme chaque objet, mis en son lieu par liaison ou par contraste, par unité ou variété de couleur, paraissait tel qu’il devait paraître, et produisait une impression à la fois claire et complète, le lecteur se trouverait transporté dans un lieu d’où il ne voudrait pas s’éloigner de sitôt.

Quatre grands candélabres de marbre étaient aux angles de la salle ; quatre, plus petits, au milieu, autour d’un sarcophage d’un très beau travail, qui, à juger par sa dimension, avait dû renfermer les restes d’une jeune personne de moyenne stature.

Nathalie s’arrêta près de ce monument, et, en le touchant de la main, elle dit :

« Mon oncle avait une grande prédilection pour cette œuvre de l’antiquité. Il disait quelquefois : « Les premières fleurs, que vous pouvez conserver là-haut dans ces espaces étroits, ne sont pas les seules qui tombent ; il en est de même des fruits, qui, suspendus à la branche, nous donnent longtemps encore de belles espérances, tandis qu’un ver intérieur prépare leur maturité précoce et leur destruction. »

« Je crains, ajouta-t-elle, qu’il n’ait prophétisé sur la chère enfant, qui semble se dérober par degrés à nos soins et se pencher vers cette paisible demeure. ».

Comme ils allaient sortir, Nathalie ajouta ces mots :

« Voici encore un détail sur lequel je dois attirer votre attention. Observez là-haut, des deux côtés, ces ouvertures demi-circulaires : là peuvent se tenir cachés les chanteurs ; et ces ornements de bronze, au-dessous de l’entablement, servent à soutenir les tapisseries, qui, d’après l’ordre de mon oncle, doivent être tendues pour chaque inhumation. Il ne pouvait vivre sans musique, et surtout sans musique vocale, et, par un goût particulier, il ne voulait pas voir les chanteurs. Il disait souvent : « Le théâtre nous donne les plus mauvaises habitudes : la musique n’est là, en quelque sorte, qu’au service des yeux ; elle accompagne les mouvements et non les sentiments. Dans les oratorios et les concerts, la figure du musicien nous distrait sans cesse : la véritable musique est toute pour l’oreille ; une belle voix est ce que l’on peut imaginer de plus universel, et, quand l’être borné qui la produit se montre à nos yeux, il détruit le pur effet de cette universalité. Je veux voir tout homme avec qui je dois parler ; car c’est un individu dont la figure et le caractère ôtent ou donnent de la valeur à ses paroles : mais celui qui chante pour moi doit être invisible ; je ne veux pas que sa figure me séduise ou m’égare. C’est seulement un organe qui parle à un organe et non un esprit qui parle à l’esprit ; ce n’est pas un monde d’une variété infinie qui parle aux yeux, un ciel qui s’ouvre à l’homme. » Il voulait aussi que, pour la musique instrumentale, l’orchestre fût caché autant que possible, parce qu’on est toujours distrait et troublé par les mouvements mécaniques et les attitudes gênées et bizarres des musiciens. Aussi avait-il coutume d’écouter toujours la musique les yeux fermés, pour concentrer tout son être dans la pure jouissance de l’oreille. »

Ils allaient quitter la salle, lorsqu’ils entendirent les enfants courir à toutes jambes dans la galerie et Félix crier : « Non, c’est moi ! c’est moi ! »

Mignon s’élança la première dans la salle : elle était hors d’haleine et ne pouvait dire un mot. Félix, qui était encore à quelque distance, s’écria : « Maman Thérèse est arrivée ! » Il paraît que les enfants avaient fait gageure à qui apporterait le premier cette nouvelle. Mignon tomba dans les bras de Nathalie : son cœur battait avec violence.

« Méchante enfant ! lui dit Nathalie, tout mouvement excessif ne vous est-il pas défendu ? Comme votre cœur bat !

— Qu’il se brise, dit Mignon avec un profond soupir : il bat depuis trop longtemps. »

On était à peine remis de ce trouble et de ce saisissement, que Thérèse entra. Elle courut à Nathalie et l’embrassa, ainsi que la bonne Mignon, puis elle se tourna vers Wilhelm, fixa sur lui son regard limpide et lui dit :

« Eh bien, mon ami, où en sommes-nous ? Vous ne vous êtes pas laissé abuser, je l’espère ? »

Il fait un pas au-devant d’elle, elle court à lui et se jette à son cou.

« Ô ma Thérèse ! s’écria-t-il.

— Mon ami, mon bien-aimé, mon époux ! Oui, je suis à toi pour toujours ! » s’écria-t-elle, en l’embrassant avec transport.

Félix la tirait par sa robe et lui disait :

« Maman Thérèse, moi aussi, je suis là. »

Nathalie restait immobile, les yeux baissés : Mignon porta tout à coup la main gauche à son cœur, étendit vivement le bras droit, et, poussant un cri, tomba comme morte aux pieds de Nathalie.

La frayeur fut grande : on n’apercevait plus aucun battement du cœur. Wilhelm la prit dans ses bras et se hâta de l’emporter ; le corps, sans consistance, retombait derrière ses épaules. Le médecin donna peu d’espérance ; il fit, avec le jeune chirurgien que nous connaissons, des efforts inutiles. On ne put ramener à la vie l’aimable enfant.

Nathalie fit un signe à Thérèse, qui prit son ami par la main et l’entraîna hors de la chambre. Il était sans voix, et n’avait pas le courage de chercher le regard de son amie. Il était assis près d’elle, sur le canapé où il avait trouvé d’abord Nathalie. En un clin d’œil, il passa en revue toute une suite d’événements, ou plutôt il ne pensait point ; il laissait agir sur son âme des sentiments qu’il ne pouvait bannir. Il y a des moments dans la vie où les événements, semblables à des navettes ailées, passent et repassent devant nous, et achèvent sans relâche une trame que nous avons plus ou moins filée et ourdie nous-mêmes.

« Mon ami, mon bien-aimé, dit Thérèse, après un moment de silence, en prenant la main de Wilhelm, tenons-nous fermement unis dans ce moment, comme nous devrons peut-être le faire, plus d’une fois encore, en des circonstances pareilles. Voilà de ces événements que l’on ne peut supporter, si l’on n’est pas deux dans le monde. Songez, mon ami, sentez que vous n’êtes pas seul ; montrez que vous aimez votre Thérèse, montrez-le d’abord en partageant vos douleurs avec elle. »

Elle l’embrassait et le pressait doucement contre son sein ; Wilhelm la prit dans ses bras avec les plus vives étreintes.

« La pauvre enfant, s’écria-t-il, cherchait dans ses moments de tristesse un refuge et un abri sur mon cœur agité : que la fermeté du tien vienne à mon secours en cet affreux moment ! » Ils se tenaient étroitement embrassés ; Wilhelm sentait le cœur de Thérèse battre contre sa poitrine, mais le désert et le vide étaient dans son âme : les images de Mignon et de Nathalie flottaient seules, comme des ombres, devant ses yeux.

Nathalie entra.

« Donne-nous ta bénédiction ! s’écria Thérèse : que, dans ce triste moment, nous soyons unis devant toi. »

Wilhelm avait caché son visage sur le sein de Thérèse ; il avait trouvé des larmes secourables : il n’entendit pas l’arrivée de Nathalie ; il ne la vit pas, mais, au son de sa voix, ses larmes redoublèrent.

« Ce que Dieu unit, je ne veux pas le séparer, dit Nathalie en souriant, mais je ne puis vous unir et je ne saurais approuver que la douleur et l’amour semblent bannir absolument de vos cœurs le souvenir de mon frère. »

À ces mots, Wilhelm s’arracha des bras de Thérèse.

« Où courez-vous ? s’écrièrent les deux amies.

— Laissez-moi, dit-il, laissez-moi voir l’enfant que j’ai fait mourir ! Le malheur que nous voyons de nos yeux est moins terrible, que si notre imagination l’imprime violemment dans notre âme. Voyons cet ange envolé ! Sa figure sereine nous dira qu’elle est heureuse. »

Les dames, ne pouvant retenir Wilhelm désespéré, le suivirent ; mais le bon docteur, qui vint au-devant d’eux avec le chirurgien, les empêcha d’approcher de la morte.

« Éloignez-vous, leur dit-il, de cet objet douloureux, et permettez-moi de donner, autant que mon art le permettra, quelque durée aux restes de cette mystérieuse créature. Je veux exercer sans délai sur l’enfant qui vous fut chère le bel art qui ne se borne pas à embaumer un corps, mais qui lui conserve les apparences de la vie. Comme je prévoyais sa mort, j’ai fait tous les préparatifs, et je réussirai, avec le secours de mon confrère. Accordez-moi quelques jours et ne demandez pas de revoir la chère enfant, avant que nous l’ayons transportée dans la Salle du passé. »

En ce moment, le jeune chirurgien tenait la trousse que Wilhelm avait déjà vue dans ses mains.

« De qui peut-il bien l’avoir acquise ? demanda-t-il à Nathalie ?

— Je la connais parfaitement, répondit-elle : il la tient de son père, qui vous pansa dans la forêt.

— Je ne m’étais donc pas trompé, dit Wilhelm. J’avais reconnu tout de suite le ruban. Oh ! cédez-le-moi ! C’est lui qui m’a mis d’abord sur la trace de ma bienfaitrice. À combien de plaisirs et de peines peut survivre un objet inanimé, tel que celui-là ! Que de souffrances dont il fut le témoin, et sa trame subsiste encore ! Combien de personnes il a vues à leur moment suprême, et ses couleurs ne sont point flétries ! Il était présent à l’un des plus beaux moments de ma vie, quand j’étais blessé, couché par terre, quand votre beauté secourable apparut devant moi, quand, les cheveux ensanglantés, elle prenait les plus tendres soins de ma vie, l’enfant dont nous pleurons la mort. »

Les amis n’eurent pas le loisir de s’entretenir longtemps de cet événement funeste, et d’apprendre à Thérèse l’origine de Mignon et la cause probable de sa mort soudaine, car on annonça des étrangers, et, lorsqu’ils parurent, on fut bien surpris de voir Lothaire, Jarno et l’abbé. Nathalie courut au-devant de son frère ; les autres personnes gardèrent un moment le silence ; bientôt Thérèse dit à Lothaire en souriant :

« Vous ne comptiez guère me trouver ici. Il n’est pas trop sage nous rapprocher dans ce moment : cependant recevez ma cordiale salutation, après une si longue absence ! »

Lothaire lui tendit la main, et répondit :

« S’il faut une fois se résoudre à la souffrance et au renoncement, on peut s’y soumettre, même en présence de l’objet désirable et chéri. Je ne prétends exercer aucune influence sur votre résolution, et ma confiance en votre cœur, votre raison et votre pure intelligence est toujours si grande, que je remets volontiers entre vos mains mon sort et le sort de mon ami. »

La conversation fut mise aussitôt sur des matières générales et même insignifiantes. Les amis se dispersèrent deux à deux ; Nathalie était sortie avec Lothaire, Thérèse avec l’abbé ; Wilhelm et Jarno restèrent dans la maison.

L’apparition des trois amis, au moment où Wilhelm était accablé de douleur, au lieu de le distraire, avait irrité et assombri son humeur ; il était chagrin et défiant, et ne put et ne voulut pas s’en cacher, quand Jarno lui reprocha son silence morose.

« Qu’attendre encore ? disait Wilhelm. Voici Lothaire avec ses conseillers : il serait étrange que les mystérieuses puissances de la tour, qui sont toujours si actives, n’agissent pas sur nous maintenant, et n’accomplissent pas, avec nous et sur nous, je ne sais quel projet bizarre. Autant que je puis connaître ces saints hommes, leur louable dessein semble être constamment de séparer ce qui est uni et d’unir ce qui est séparé. Quel tissu cela pourra former à la fin, c’est là, je pense, une énigme éternelle pour nos profanes yeux.

— Vous montrez du chagrin et de l’amertume, dit Jarno ? c’est fort bien. Si vous pouvez une fois vous fâcher tout de bon, ce sera mieux encore.

— Vous pourrez avoir cette satisfaction, répliqua Wilhelm, et je crains fort que l’on n’ait envie de pousser à bout, cette fois, ma patience naturelle et acquise.

— Je pourrais donc, s’il vous plaît, dit Jarno, en attendant l’issue des événements, vous raconter quelque chose de la tour, contre laquelle vous paraissez nourrir une grande méfiance.

— Comme il vous plaira, si vous voulez essayer, malgré ma distraction. Mon esprit est occupé de tant de choses, que j’ignore si je pourrai donner à ces beaux récits toute l’attention qu’ils méritent.

— Les agréables dispositions où vous êtes, repartit Jarno, ne me détourneront pas de vous éclairer sur ce point. Vous me jugez un habile personnage : je vous apprendrai à me tenir aussi pour un homme d’honneur, et, qui plus est, je suis chargé cette fois…

— Je voudrais bien, reprit Wilhelm, vous entendre parler de votre propre mouvement et avec la bonne intention de m’éclairer. Mais, comme je ne puis vous entendre sans méfiance, que me sert-il de vous écouter ?

— Si je n’ai rien de mieux à faire maintenant que de conter des fables, vous avez bien aussi le loisir d’y prêter quelque attention. Peut-être y serez-vous mieux disposé, si je commence par vous dire : tout ce que vous avez vu dans la tour n’est proprement que le débris d’une tentative de jeunesse, que la plupart des initiés firent d’abord très sérieusement, et dont ils ne font que sourire aujourd’hui, lorsqu’il leur arrive d’y songer.

— Ainsi donc ces symboles, ces discours imposants, ne sont qu’un jeu ! s’écria Wilhelm. On nous conduit solennellement dans un lieu qui nous inspire du respect ; on fait passer devant nos yeux les visions les plus étranges ; on nous donne des parchemins pleins de maximes excellentes, mystérieuses, dont nous ne comprenons, à la vérité, que la moindre partie ; on nous révèle que nous avons été jusque-là des apprentis ; on nous congédie… et nous sommes aussi sages qu’auparavant.

— N’avez-vous pas cet écrit sous la main ? dit Jarno. Il renferme beaucoup de bonnes choses ; car ces maximes générales n’ont pas été prises en l’air : elles ne paraissent obscures et vides qu’à celui chez qui elles ne réveillent le souvenir d’aucune expérience. Prêtez-moi cette lettre d’apprentissage, si vous l’avez à votre portée.

— Tout à fait ! répliqua Wilhelm. Il faudrait porter toujours sur son cœur une si précieuse amulette.

— Eh ! qui sait, dit Jarno, en souriant, si ce qu’elle renferme ne trouvera pas quelque jour une place dans votre tête et votre cœur ? »

Jarno prit la lettre, y jeta les yeux et parcourut la première moitié.

« Ceci, ajouta-t-il, se rapporte à la culture du sentiment du beau : d’autres pourront en parler ; la seconde moitié parle de la vie : là je suis sur mon terrain. »

Là dessus il se mit à lire certains passages, entremêlant à sa lecture des réflexions et des récits. « La jeunesse a pour le mystère, pour les cérémonies et les grands mots un goût singulier, et c’est souvent le signe d’une certaine profondeur de caractère. À cet âge, on veut sentir tout son être saisi et touché, ne fût-ce que d’une manière vague et obscure. Le jeune homme, qui a beaucoup de pressentiments, croit découvrir mille choses dans un mystère ; il croit y mettre beaucoup et devoir agir par ce moyen. L’abbé fortifia dans ces sentiments une société de jeunes gens, suivant en cela ses principes, aussi bien que ses goûts et ses habitudes, car il s’était affilié jadis à une société qui paraît avoir elle-même exercé secrètement une grande influence. J’étais le moins bien disposé pour ces mystères. J’étais plus âgé que les autres, assez clairvoyant dès mon enfance, et ne demandais, en toutes choses, que la netteté ; tout mon désir était de voir le monde tel qu’il est. Cette fantaisie fut comme une contagion, que je communiquai aux meilleurs adeptes, et il s’en fallut peu que toute notre discipline n’en reçût une fausse direction, car nous commençâmes à ne voir que les défauts des autres et leur esprit borné, et à nous croire nous-mêmes des génies. L’abbé vint à notre secours, et nous apprit qu’on ne doit pas observer les hommes sans prendre intérêt à leur perfectionnement, et qu’on n’est en état de s’observer et de s’étudier soi-même que dans une vie active. Il nous conseilla de maintenir les anciennes formes de la société ; nos assemblées furent donc toujours soumises à quelques règlements ; le caractère mystique des premières impressions se révélait dans l’organisation de l’ensemble ; dans la suite, il prit, comme par allégorie, la forme d’un métier, qui s’élevait jusqu’à l’art. De là les dénominations d’apprentis, de compagnons et de maîtres ; nous voulûmes voir par nos yeux, et nous créer des archives particulières de notre expérience. Telle est l’origine des nombreuses confessions que nous avons écrites nous-mêmes ou que d’autres ont rédigées à notre instigation, et dont furent ensuite composées les années d’apprentissage. « Tous les hommes ne s’occupent pas de leur perfectionnement moral ; un grand nombre ne demande autre chose qu’une recette pour arriver au bien-être, à la richesse et à toute espèce de jouissances. » Tous ces gens-là, qui ne voulaient pas marcher par eux-mêmes, nous savions les arrêter ou nous en délivrer avec des mystifications et des simagrées. Nous ne donnions, à notre façon, des lettres d’apprentissage qu’à ceux qui sentaient vivement et reconnaissaient clairement pourquoi ils étaient nés, et qui s’étaient assez exercés pour suivre leur sentier avec quelque allégresse et quelque facilité.

— Vous vous êtes bien pressés avec moi, repartit Wilhelm, car, depuis ce moment, je sais moins que jamais ce que je puis, ce que je veux ou dois faire.

— Nous sommes tombés dans cet embarras sans qu’il y ait de notre faute. La bonne fortune pourra nous en tirer : en attendant, écoutez ! « Celui chez lequel il y a beaucoup de choses à développer s’éclaire plus tard sur lui-même et sur le monde. Peu de personnes sont à la fois capables de méditer et d’agir. La méditation agrandit, mais elle paralyse ; l’action vivifie, mais elle restreint. »

— Je vous en supplie, ne me lisez plus de ces sentences bizarres. Ces phrases ne m’ont que trop embrouillé l’esprit.

— Je m’en tiendrai donc au récit, poursuivit Jarno, en roulant à moitié le manuscrit, sur lequel il ne faisait que jeter les yeux par intervalles. J’ai rendu moi-même fort peu de services aux hommes et à notre société ; je suis un très mauvais instituteur : il m’est insupportable de voir quelqu’un faire des tentatives malheureuses. Quand un homme s’égare, il faut que je le crie aussitôt à ses oreilles, fût-ce même un somnambule, que je verrais en danger et sur le point de se rompre le cou. Là-dessus j’étais toujours aux prises avec l’abbé, qui soutient que l’erreur ne se peut guérir que par l’erreur. Nous avons aussi disputé souvent à votre sujet. Il vous avait pris en singulière affection, et c’est déjà quelque chose d’attirer à ce point son attention. Pour moi, vous me rendrez cette justice, que je ne vous ai rencontré nulle part sans vous dire la pure vérité.

— Vous m’avez peu ménagé, dit Wilhelm, et vous paraissez demeurer fidèle à vos maximes.

— Pourquoi ménager un jeune homme plein de bonnes dispositions, qu’on voit prendre une direction absolument fausse ?

— Permettez, dit Wilhelm, vous m’avez refusé assez durement toute espèce de talent pour le théâtre, et, quoique j’aie entièrement renoncé à cet art, je ne puis me reconnaître tout à fait incapable de l’exercer.

— Et moi je suis persuadé que celui dont tout le talent est de se jouer lui-même n’est point un véritable comédien. Celui qui ne peut transformer de mille manières et son esprit et sa figure ne mérite pas ce nom. Vous avez, par exemple, très bien joué Hamlet et quelques autres rôles, où vous étiez secondé par votre caractère, votre figure et la disposition du moment : cela pourrait suffire pour un amateur du théâtre ou pour un homme qui ne verrait aucune autre carrière devant lui. »

Jarno jeta les yeux sur le parchemin et poursuivit en ces termes :

« On doit se garder de cultiver un talent qu’on n’a pas l’espérance de porter à la perfection. Si loin qu’on avance, quand une fois on aura vu clairement le mérite du maître, on finira toujours par regretter amèrement le temps et les forces qu’on aura perdus à ce bousillage. »

« Ne lisez pas ! dit Wilhelm, je vous en conjure. Parlez, racontez, éclairez-moi ! C’est donc l’abbé qui me seconda pour la représentation d’Hamlet, en me procurant un fantôme ?

— Oui, car il assurait que c’était le seul moyen de vous guérir, si vous étiez guérissable.

— Et c’est pour cela qu’il me laissa le voile et me commandait de fuir ?

— Oui, il espérait même qu’après avoir joué Hamlet, vous en auriez assez du théâtre. Il affirmait que vous ne paraîtriez plus sur la scène : je croyais le contraire et j’eus raison. Ce fut, le soir même, entre nous, après la représentation, le sujet d’une discussion très animée.

— Vous m’avez donc vu jouer ?

— Assurément.

— Et qui représenta le spectre ?

— Je ne puis le dire moi-même. Ce fut l’abbé ou son frère jumeau : je penche à croire que ce fut celui-ci, car il est un peu plus grand.

— Vous avez donc aussi des secrets entre vous ?

— Les amis peuvent et doivent avoir mutuellement des secrets, mais ils ne sont pas eux-mêmes un secret l’un pour l’autre.

— La seule pensée de cette confusion suffit pour me confondre. Éclairez-moi, je vous prie, sur l’homme à qui je suis si redevable, et à qui je puis adresser tant de reproches !

— Ce qui nous le rend si précieux, répondit Jarno, ce qui lui assure, en quelque sorte, l’empire sur nous tous, c’est le coup d’œil libre et pénétrant que lui a donné la nature, pour juger toutes les forces qui résident chez l’homme, et dont chacune est susceptible d’un développement particulier. La plupart des hommes, même les plus distingués, ont des vues bornées : chacun n’estime, chez lui et chez les autres, que certaines qualités ; il ne favorise que celles-là ; il ne veut pas en voir cultiver d’autres. L’abbé agit tout autrement ; il comprend tout, il s’intéresse à tout, pour le constater et l’encourager.

« Laissez-moi revenir à la lettre d’apprentissage, poursuivit Jarno. « L’humanité se compose de tous les hommes ; le monde, de toutes les forces réunies. Elles sont souvent en lutte, elles cherchent à se détruire ; mais la nature les relie en faisceau et les remet en jeu. Depuis le plus humble et le plus grossier travail mécanique, jusqu’au plus sublime exercice des beaux-arts ; depuis le bégaiement et les cris de l’enfant, jusqu’aux plus admirables accents de l’orateur et du chanteur ; depuis les premières querelles des enfants, jusqu’aux immenses préparatifs destinés à la défense ou à la conquête des empires ; depuis la plus légère bienveillance et l’amour le plus passager, jusqu’à la plus violente passion et au plus sérieux engagement ; depuis le sentiment le plus net de la présence matérielle jusqu’aux plus vagues pressentiments et aux espérances de l’avenir le plus éloigné et le plus idéal ; toutes ces choses et bien d’autres existent dans l’homme et doivent être cultivées, et non seulement dans un seul, mais chez le grand nombre. Chaque aptitude est importante et doit être développée. Si l’un ne cultive que le beau et l’autre que l’utile, l’un et l’autre ensemble ne font qu’un homme complet. L’utile s’encourage de lui-même, car la multitude le produit, et nul ne peut s’en passer ; le beau a besoin d’être encouragé, car peu de gens le produisent et beaucoup en ont besoin. »

— Assez ! s’écria Wilhelm, j’ai lu tout cela.

— Encore quelques lignes seulement : voici où je retrouve l’abbé tout entier. « Une force domine l’autre, mais aucune ne peut former l’autre ; chaque disposition naturelle renferme en elle-même, en elle seule, la faculté de se perfectionner : c’est ce que comprennent peu les hommes qui se mêlent pourtant d’agir et d’enseigner. »

— Et je ne le comprends pas non plus ! dit Wilhelm.

— Vous entendrez souvent l’abbé discourir sur ce texte. En attendant, voyons bien clairement et maintenons ce qui est en nous et ce que nous pouvons cultiver en nous ; soyons justes envers les autres, car nous ne sommes estimables qu’autant que nous savons estimer autrui.

— Au nom de Dieu, plus de sentences ! C’est, je le sens, un mauvais remède pour un cœur blessé. Dites-moi plutôt, avec votre cruelle exactitude, ce que vous attendez de moi, et comment et de quelle manière vous prétendez me sacrifier.

— Bientôt, je vous l’assure, vous nous demanderez pardon de tous vos soupçons. À vous d’examiner, de choisir ; à nous de vous seconder. L’homme n’est pas heureux avant que ses aspirations infinies se soient limitées elles-mêmes. Ne vous attachez pas à moi, mais à l’abbé ; ne pensez pas à vous, mais à ce qui vous entoure. Apprenez, par exemple, à bien connaître les qualités supérieures de Lothaire ; comme son jugement et son activité sont unis de nœuds indissolubles ; comme il est en progrès continuel ; comme il se développe et entraîne chacun avec lui. Où qu’il soit, il amène avec lui tout un monde ; sa présence anime et enflamme. Voyez, en revanche, notre bon docteur ! Il semble être justement l’opposé de Lothaire. Tandis que Lothaire n’exerce son action que sur l’ensemble, et même sur les objets éloignés, le docteur ne dirige son regard clairvoyant que sur les objets les plus proches ; il procure des moyens d’agir, plutôt qu’il ne provoque et n’excite l’activité ; sa manière est la parfaite image d’un bon économe ; son influence est secrète, car elle se borne à seconder chacun dans sa sphère ; sa science est une récolte et une distribution perpétuelle ; il amasse et il communique en détail. Lothaire détruirait peut-être en un jour ce que le docteur met des années à bâtir ; mais peut-être aussi un moment suffirait-il à Lothaire pour communiquer aux autres la force de reconstruire au centuple ce qu’il aurait renversé.

— C’est une triste occupation, répondit Wilhelm, de méditer sur le mérite des autres, dans le moment où l’on n’est pas d’accord avec soi-même ; de pareilles réflexions conviennent à l’homme paisible, et non à celui qui est agité par la passion et l’incertitude.

— Une méditation tranquille et sage ne saurait jamais nuire. Quand nous nous accoutumons à considérer les avantages des autres hommes, les nôtres se rangent insensiblement à leur véritable place ; et nous renonçons alors volontiers à toute fausse activité, à laquelle notre imagination nous convie. Délivrez, s’il est possible, votre esprit de tout soupçon et de toute inquiétude ! Voici l’abbé ; soyez aimable avec lui, en attendant que vous appreniez mieux encore combien vous lui devez de reconnaissance. Le fripon ! il vient à nous entre Nathalie et Thérèse. Je gagerais qu’il médite quelque projet. Comme, en général, il aime à jouer un peu le rôle du destin, il a quelquefois aussi la fantaisie de faire des mariages. »

Wilhelm, dont l’irritation et la mauvaise humeur n’avaient pas été adoucies par les sages et bonnes paroles de Jarno, trouva fort déplacé que son ami parlât de choses pareilles dans ce moment, et dit, en souriant, mais non sans amertume :

« Je croyais qu’on laissait la fantaisie de faire des mariages aux personnes qui prennent fantaisie de s’aimer. »

CHAPITRE VI.

La société s’était de nouveau réunie, et nos amis se virent obligés de couper court à leur entretien.

Quelques moments après, on annonça un courrier, qui demandait à remettre une lettre à Lothaire en main propre. Le courrier fut amené : c’était un homme robuste et de bonne mine ; sa livrée était riche et de bon goût. Wilhelm crut le reconnaître, et il ne se trompait point : c’était le même homme qu’il avait envoyé naguère à la poursuite de Philine et de la prétendue Marianne, et qui n’était pas revenu. Il allait lui adresser la parole, quand Lothaire, qui venait de lire la lettre, dit au courrier, d’un air sérieux et presque mécontent :

« Comment se nomme ton maître ? »

Le courrier répondit d’un ton réservé :

« C’est, de toutes les questions qu’on pourrait m’adresser, celle à laquelle il m’est le plus difficile de répondre. J’espère que la lettre vous dira le nécessaire : je n’ai reçu aucune commission de vive voix.

— Quoi qu’il en soit, dit Lothaire en souriant, puisque ton maître me montre assez de confiance pour m’écrire une pareille facétie, il sera chez nous le bienvenu.

— Il ne se fera pas attendre longtemps, dit le courrier, en faisant la révérence, et aussitôt il s’éloigna.

— Écoutez, dit Lothaire, la folle et ridicule missive de notre inconnu !

 

« Comme la bonne humeur est de tous les hôtes le plus agréable, lorsqu’elle se présente, et que je la promène partout avec moi comme compagnon de voyage, je suis persuadé que Votre gracieuse Seigneurie ne verra point de mauvais œil la visite que je me suis propose de lui faire : je me flatte, au contraire, d’arriver et de me retirer en temps opportun, à la complète satisfaction de toute l’illustre famille, dont j’ai l’honneur d’être, etc., etc.,

« Comte DE LA LIMACE. »

 

— Voilà une famille nouvelle ! dit l’abbé.

— C’est peut-être un comte de la création du vicaire[21].

— Le secret est facile à deviner, dit Nathalie : je gage que c’est notre frère Frédéric, qui, depuis la mort de notre oncle, nous menace d’une visite !

— Bien deviné, belle et sage sœur ! » s’écria quelqu’un d’un bosquet voisin.

Au même instant, on vit s’avancer un jeune homme d’une figure agréable et riante. Wilhelm eut peine à retenir un cri de surprise.

« Eh quoi ! dit-il, notre blondin, le mauvais sujet !… Je vous retrouve encore ! ».

Frédéric arrêta ses yeux sur Wilhelm et s’écria :

« En vérité, j’aurais été moins surpris de trouver ici, dans le jardin de mon oncle, les célèbres pyramides, si solidement fixées sur le sol de l’Égypte, ou le tombeau du roi Mausole, qui, à ce qu’on m’assure, n’existe plus, que vous, mon ancien ami, mon bienfaiteur à tant de titres ! Recevez mes plus vives et mes plus affectueuses salutations ! »

Après avoir salué et embrassé tout le monde, il revint à Wilhelm :

« Gardez-le bien, dit-il, ce héros, ce général, ce philosophe dramatique ! Le jour où nous avons fait connaissance, je l’ai bien mal peigné et, je puis dire, comme on peigne le chanvre ; et pourtant il m’a sauvé plus tard une volée de coups de bâton. Il est magnanime comme Scipion, généreux comme Alexandre, amoureux aussi, à l’occasion, mais sans haïr ses rivaux. Non point qu’il amasse des charbons ardents sur la tête de ses ennemis, ce qui doit être, nous dit-on, un des mauvais services qu’on puisse rendre à quelqu’un ; non, il envoie plutôt aux amis qui lui ravissent sa maîtresse de bons et fidèles serviteurs, afin que leur pied ne rencontre aucune pierre d’achoppement. »

Frédéric poursuivit de la sorte ses intarissables plaisanteries, sans que personne fût en état de l’arrêter, et ; comme personne ne pouvait lui répliquer sur le même ton, il garda la parole assez longtemps.

« Ne soyez pas surpris, s’écria-t-il, de ma vaste érudition dans les lettres sacrées et profanes. Je vous dirai comment je me suis élevé à ces belles connaissances. »

On aurait voulu savoir quelques détails sur sa vie et d’où il venait ; mais il ne put arriver, des maximes morales et des anciennes histoires, à une explication intelligible.

Nathalie dit tout bas à Thérèse :

« Sa gaieté me fait mal ; je gagerais qu’il n’est pas heureux. »

Frédéric s’aperçut qu’à l’exception de quelques plaisanteries, par lesquelles Jarno lui riposta, ses bouffonneries ne trouvaient point d’écho dans la compagnie, et il finit par dire :

« Il ne me reste plus qu’à devenir sérieux avec ma sérieuse famille, et comme en de si graves circonstances, la somme de mes péchés pèse soudain sur ma conscience, je me résous tout uniment à faire une confession générale, mais dont vous ne saurez pas un mot, mes dignes seigneurs et dames. Ce noble ami, ici présent, qui connaît déjà quelques-uns de mes exploits, recevra seul mes confidences, d’autant plus que lui seul a quelque sujet de me les demander. »

Alors s’adressant à Wilhelm :

« Ne seriez-vous pas curieux, lui dit-il, de savoir où et comment, qui, quand et pourquoi ?… Où en est, dites-moi, la conjugaison du verbe grec philéo, philô, ainsi que ses charmants dérivés ? »

En disant ces mots, il prit le bras de Wilhelm et l’entraîna, en l’accablant de caresses.

À peine furent-ils dans la chambre de Wilhelm, que Frédéric aperçut, sur la tablette de la fenêtre, le petit couteau à poudre avec l’inscription : Pensez à moi.

« Vous conservez soigneusement vos souvenirs, lui dit-il. Vraiment, c’est le couteau que Philine vous donna, le jour où je vous tiraillai si bien les cheveux. J’espère que vous avez en effet pensé fidèlement à cette belle personne, et je vous assure qu’elle ne vous a pas non plus oublié, et que, si je n’avais pas dès longtemps banni de mon cœur toute trace de sentiments jaloux, je ne pourrais vous voir sans envie.

— Ne me parlez plus de cette créature, répliqua Wilhelm. J’avoue que l’impression de son agréable présence m’a longtemps poursuivi, mais voilà tout.

— Fi donc ! qui peut renier une maîtresse ? Vous l’avez aussi parfaitement aimée qu’on pourrait le désirer. Vous n’étiez pas un jour sans lui faire quelque petit cadeau ; et, lorsqu’un Allemand donne, il aime assurément ! Il ne me restait plus qu’à vous l’enlever, et le petit officier en habit rouge s’en est fort bien tiré.

— Comment ! l’officier que nous rencontrâmes chez Philine, et qui s’enfuit avec elle, c’était vous ?

— Oui, c’était moi que vous preniez pour Marianne. Nous avons bien ri de votre méprise.

— Quelle cruauté ! me laisser dans une pareille incertitude !

— Et qui plus est, prendre d’abord à notre service le courrier que vous envoyiez à nos trousses ! C’est un habile garçon, et dès lors il ne nous a pas quittés. Et j’aime Philine aussi follement que jamais. Elle m’a si bien ensorcelé, que je me trouve, peu s’en faut, dans un cas mythologique, et crains tous les jours quelque métamorphose. »

— Apprenez-moi, je vous prie, d’où vous vient cette vaste érudition ? J’admire l’étrange habitude que vous avez prise de parler toujours par allusion aux fables et aux histoires de l’antiquité.

— Je suis devenu savant, et même très savant, de la manière la plus amusante. Philine est maintenant chez moi ; nous avons loué, d’un fermier, le vieux château d’une seigneurie, où nous menons joyeuse vie, comme les lutins. Nous y avons découvert une petite bibliothèque choisie, où se trouve une bible in-folio, la chronique de Godefroi, deux volumes du Theatrum europæum, l’Acerra philologica, les écrits de Gryphius et quelques livres moins importants. Quand nous avions assez fait tapage, l’ennui nous prenait quelquefois ; nous essayâmes de lire, et l’ennui revenait plus fort nous surprendre. Philine eut enfin l’heureuse idée d’étaler tous les livres sur une grande table : assis en face l’un de l’autre, nous lisions tour à tour et toujours des morceaux détachés, tantôt d’un livre, tantôt d’un autre. Ce fut une véritable fête. Il nous semblait être effectivement dans ces bonnes compagnies, où l’on tient pour incivil de s’attacher trop longtemps à quelque sujet ou de vouloir même l’approfondir : nous croyions être aussi dans ces sociétés bruyantes, où l’on se coupe sans cesse la parole. Nous prenons ce divertissement sans faute tous les jours, et nous en devenons peu à peu si savants, que nous en sommes nous-mêmes surpris. Déjà nous ne trouvons plus rien de nouveau sous le soleil. Notre science nous fournit des documents sur tout. Nous varions nos études de diverses manières. Quelquefois nous réglons nos lectures avec un vieux sablier, qui se vide en quelques minutes : à peine l’un a-t-il fini, que l’autre retourne l’horloge, et commence à lire dans quelque livre, et à peine le sable a-t-il passé dans le verre inférieur, que le premier recommence : comme cela, nous étudions d’une manière vraiment académique, seulement nous faisons nos leçons plus courtes, et nos études sont d’une extrême variété.

— Je comprends cette extravagance, dit Wilhelm, chez un joyeux couple tel que vous : mais, que ce couple frivole puisse rester si longtemps uni, c’est ce que j’ai plus de peine à comprendre.

— C’est là justement le bonheur et le malheur ! Philine ne saurait se laisser voir ; elle ne peut se voir elle-même ; elle a l’espoir d’être mère. Rien de plus disgracieux et de plus ridicule que Philine dans cet état. Quelques jours avant mon départ, elle se trouvait par hasard devant une glace ; « Horreur ! dit-elle ; Mme Mélina en personne ! La vilaine image ! Comme on est défigurée ! »

— J’avoue, reprit Wilhelm en souriant, que ce doit être assez drôle de vous voir ensemble comme père et mère.

— C’est une vraie folie, dit Frédéric, que je doive passer pour le père. Elle le soutient et les temps s’accordent. J’étais d’abord un peu offusqué de certaine visite qu’elle vous fit après la représentation d’Hamlet.

— Quelle visite ?

— Vous ne pouvez l’avoir oubliée tout à fait. Le fantôme charmant et très palpable de cette nuit, c’était Philine, si vous l’ignorez encore. Cette aventure me fut, je vous assure, une dot assez amère ; mais, si l’on ne veut pas se résigner à ces choses, il ne faut pas se mêler d’aimer. En somme, la paternité ne repose que sur la conviction : je suis convaincu, donc je suis père. Vous voyez que je sais aussi à propos faire usage de ma logique. Quant à l’enfant, s’il n’étouffe pas de rire en venant au monde, il sera quelque jour, si ce n’est pas utile, du moins agréable au genre humain. »

Tandis que nos amis s’entretenaient gaiement de sujets frivoles, le reste de la compagnie avait entamé un grave entretien. Frédéric et Wilhelm s’étaient à peine éloignés, que l’abbé conduisit insensiblement la société dans un cabinet de verdure, et, quand tout le monde eut pris place, il commença en ces termes :

« Nous avons déclaré d’une manière générale que Mlle Thérèse n’est pas fille de sa mère : il est nécessaire de nous expliquer là-dessus en détail. Voici l’histoire, que j’offre de prouver et d’expliquer ensuite parfaitement.

« Mme de *** passa les premières années de son mariage dans la plus heureuse union avec son époux ; seulement ils eurent le malheur que les deux premières couches de madame furent très dangereuses, et que les enfants vinrent morts au monde. Le médecin déclara que la mère ne survivrait probablement pas à une troisième, et qu’une quatrième serait certainement mortelle. Il fallut se résoudre ; les époux ne voulurent pas rompre le mariage, se trouvant trop bien établis dans la société. Mme de *** chercha dans l’étude, dans une certaine représentation, dans les jouissances de la vanité, une sorte de compensation au bonheur d’être mère. Elle souffrit avec beaucoup de tranquillité le goût de son mari pour une demoiselle à qui était remise l’intendance de toute la maison, qui avait de la beauté et de solides vertus. Au bout de quelque temps, Mme de *** autorisa elle-même des relations qui mirent dans les bras du mari la mère de Thérèse : celle-ci continua cependant ses fonctions de gouvernante, et montra à la maîtresse de la maison plus de docilité et de dévouement que jamais.

« Au bout de quelque temps, elle se déclara enceinte, et les deux époux s’accordèrent dans le même dessein, quoique par des vues tout à fait différentes. M. de *** désirait introduire dans sa maison, comme légitime, l’enfant de sa maîtresse, et Mme de ***, offensée de voir, par l’indiscrétion du médecin, son état divulgué parmi ses connaissances, voulait, par cette supposition d’enfant, se remettre en honneur dans le monde, et, par sa complaisance, prendre dans la maison de son mari un ascendant dont elle avait d’ailleurs sujet de craindre la perte. Elle fut plus circonspecte que son mari ; elle devina son désir, et, sans lui faire des avances, elle sut lui rendre une explication facile. Elle fit ses conditions, et obtint presque tout ce qu’elle demandait : de là ce testament, dans lequel on semblait avoir si peu songé aux intérêts de l’enfant. Le vieux médecin était mort ; on s’adressa à un jeune homme actif et adroit : il fut bien récompensé, il put même se faire honneur, en publiant et en réparant l’ignorance et la précipitation de son défunt confrère. La véritable mère donna son consentement sans répugnance ; ou joua très bien la comédie ; Thérèse vint au monde et fut attribuée à une marâtre, tandis que la véritable mère, victime de cette supercherie, parce qu’elle releva trop tôt de couches, mourut et laissa son bon maître inconsolable.

« Mme de *** avait atteint son but : aux yeux du monde elle était mère d’une aimable enfant, dont elle faisait parade avec orgueil ; elle était en même temps délivrée d’une rivale, dont elle ne voyait pas la position sans envie, et dont elle craignait secrètement l’influence, du moins pour l’avenir. Elle accablait l’enfant de caresses, et, en se montrant si sensible à la perte que son mari avait faite, elle sut tellement le gagner, dans les heures d’intimes épanchements, qu’il s’abandonna, on peut le dire, entièrement à sa volonté ; il remit dans les mains de sa femme son bonheur et le bonheur de son enfant, et ce fut à peine un peu avant sa mort et, en quelque façon, avec l’appui de sa fille, devenue grande, qu’il reprit quelque autorité dans sa maison.

« Voilà sans doute, belle Thérèse, le secret que votre père malade aurait si fort souhaité de vous découvrir ; voilà ce que je voulais vous exposer en détail pendant l’absence de notre jeune ami, qui est devenu votre fiancé par le plus étrange enchaînement de circonstances.

« Voici les papiers qui prouvent, de la manière la plus rigoureuse, ce que j’ai affirmé. Ils vous apprendront aussi comment j’étais depuis longtemps sur la trace de cette découverte, et ne pouvais cependant arriver avant ce jour à la certitude. Je n’osais pas découvrir à mon ami cette chance de bonheur, car sa douleur eût été trop vive, si cette espérance s’était une seconde fois évanouie. Vous comprendrez les soupçons de Lydie : j’avoue en effet que je n’approuvais nullement la faiblesse de notre ami pour cette pauvre fille, depuis que je prévoyais de nouveau son union avec Thérèse. »

Personne ne répliqua rien à ce récit. Au bout de quelques jours, les dames rendirent les papiers, sans plus en faire mention.

On avait assez de moyens d’occuper la société quand elle était réunie ; la contrée offrait tant de charmes, qu’on se plaisait à la parcourir, seul ou en compagnie, à cheval, en voiture, ou à pied. Jarno saisit une de ces occasions pour faire à Wilhelm sa commission ; il lui communiqua les papiers, sans paraître lui demander de prendre aucune résolution.

« Dans l’étrange situation où je me trouve, répondit Wilhelm, il me suffit de vous répéter ce que j’ai déclaré d’abord en présence de Nathalie, et certes de bon cœur : Lothaire et ses amis peuvent me demander toute espèce de sacrifices ; je dépose dans vos mains tous mes droits à Thérèse ; procurez-moi, en échange, mon congé formel. Ô mon ami, je n’ai pas besoin de longues réflexions pour me décider. J’ai déjà observé que, depuis quelques jours, Thérèse a besoin d’efforts pour conserver un semblant de la vive tendresse qu’elle m’avait laissée paraître à son arrivée. J’ai perdu son amour ou plutôt je ne l’ai jamais possédé.

— Des situations comme celle-ci, dit Jarno, s’éclaircissent mieux par degrés, avec l’attente et le silence, que par de longues explications, qui provoquent toujours une sorte d’embarras et d’irritation.

— Il me semble au contraire, dit Wilhelm, que cette difficulté peut se résoudre de la manière la plus nette et la plus tranquille. On m’a souvent reproché l’hésitation et l’incertitude : pourquoi veut-on, maintenant que je suis résolu, faire justement à mon égard une faute que l’on blâmait chez moi ? Le monde se donne-t-il tant de peine pour nous former, afin de nous faire sentir qu’il ne veut pas se former lui-même ? Oui, laissez-moi bien vite goûter la joie d’échapper à une fausse position, où je me suis jeté avec les intentions les plus pures. »

Malgré cette prière, il s’écoula quelques jours pendant lesquels Wilhelm n’entendit aucunement parler de l’affaire, et ne remarqua non plus aucun changement chez ses amis ; la conversation roulait presque toujours sur des questions générales et des choses indifférentes.

CHAPITRE VII.

Un jour, Nathalie, Jarno et Wilhelm étant réunis, Nathalie prit la parole :

« Vous êtes pensif, Jarno ! Je l’observe depuis quelque temps.

— Je le suis, répondit-il : j’ai devant moi une importante affaire, que nous préparons depuis longtemps, et qu’il faut nécessairement entreprendre sans retard. Vous en avez déjà une idée générale, et je puis bien en parler devant notre jeune ami, car il ne tient qu’à lui d’y prendre part, s’il lui plaît. Je ne tarderai guère à vous quitter ; je suis à la veille de passer en Amérique.

— En Amérique ! dit Wilhelm en souriant. Je n’aurais pas attendu de vous une pareille équipée, et moins encore que vous me choisissiez pour compagnon.

— Quand vous connaîtrez tout notre plan, vous lui donnerez un nom plus, favorable, et peut-être en serez-vous charmé. Écoutez-moi : il suffit de connaître un peu les affaires du monde, pour observer que de grands changements nous menacent, et que, presque nulle part, la propriété n’est désormais bien sûre.

— Je n’ai pas une idée bien claire des affaires du monde, repartit Wilhelm, et c’est d’hier seulement que je m’inquiète de mes propriétés : peut-être aurais-je bien fait de n’y pas songer de longtemps encore, car je vois que le souci de les conserver engendre la mélancolie.

— Écoutez-moi jusqu’au bout. Il convient que l’âge mûr prenne du souci, afin que la jeunesse puisse être quelque temps insouciante. L’équilibre des actions humaines ne peut malheureusement se maintenir que par des contrastes. Il n’est rien moins que prudent aujourd’hui d’avoir toutes ses propriétés dans un même lieu, de confier tout son argent à la même place ; et, d’un autre côté, il est difficile d’étendre à plusieurs lieux sa surveillance : en conséquence nous avons formé un autre plan. De notre vieille tour sortira une société qui se répandra dans toutes les parties du monde, et à laquelle, de toutes les parties du monde, on pourra se faire agréger. Ce sera une assurance mutuelle, pour le cas seulement où une révolution politique dépouillerait complètement de ses propriétés tel ou tel des associés. Je vais passer en Amérique, pour mettre à profit les bonnes relations que notre ami a formées pendant son séjour dans ce pays. L’abbé se rendra en Russie, et, s’il vous convient de vous joindre à nous, vous aurez le choix de me suivre ou de rester près de Lothaire, pour le seconder en Allemagne. J’espère que vous prendrez le premier parti, car un grand voyage est infiniment utile à un jeune homme. »

Wilhelm se recueillit un moment et répondit :

« L’offre mérite une sérieuse attention, car ma devise sera bientôt : « Le plus loin est le mieux. » Vous me ferez connaître, j’espère, votre plan avec plus de détail. Cela peut tenir à mon ignorance du monde, mais il me semble qu’une pareille association doit rencontrer des difficultés insurmontables.

— Dont la plupart ne pourront être levées, repartit Jarno que parce que nous sommes encore peu nombreux, honnêtes, habiles, résolus et animés de l’esprit public, source unique de l’esprit d’association. »

Frédéric, qui n’avait fait jusque-là que prêter l’oreille en silence, s’écria soudain :

« Et, si vous m’encouragez, je pars avec vous. »

Jarno secoua la tête.

« Que trouvez-vous à dire en moi ? poursuivit Frédéric. À une jeune colonie, il faut de jeunes colons, et je vous en amènerai ; de joyeux colons aussi, je vous assure. Et je sais encore une bonne jeune fille, qui n’est plus ici à sa place, la douce et charmante Lydie. Que deviendra la pauvre enfant, avec sa douleur et sa détresse, si elle ne peut les jeter au fond de la mer dans la traversée, et si un brave homme ne prend pitié d’elle ? Il me semble, mon jeune ami, puisque vous êtes en train de consoler les filles délaissées, que vous devriez vous résoudre : chacun prendrait sa belle à son bras et suivrait le vieux maître. »

Wilhelm fut blessé de cette proposition. Il répondit avec une feinte tranquillité :

« Sais-je seulement si elle est libre ? Comme je ne semble pas heureux dans mes projets de mariage, je ne voudrais pas faire une pareille tentative. »

Nathalie prit la parole :

« Tu crois, Frédéric, parce que ta conduite est légère, que tes sentiments peuvent convenir à d’autres. Notre ami mérite un cœur de femme qui lui appartienne tout entier, qui, à ses côtés, ne soit pas ému de souvenirs étrangers : c’est seulement avec la haute raison et le caractère pur de Thérèse que l’on pouvait conseiller une chose si hasardeuse.

— Une chose hasardeuse ! dit Frédéric. Tout est hasard dans l’amour. Sous la feuillée comme devant l’autel, avec des embrassements ou des anneaux d’or, au chant des grillons, comme au bruit des trompettes et des timbales, tout est hasard, et la fortune mène tout.

— J’ai toujours vu, reprit Nathalie, que nos principes ne sont que le supplément de notre vie. Nous aimons à couvrir nos défauts du voile d’une loi légitime. Prends garde au chemin où pourra te mener encore la belle dont tu es si passionnément séduit, et qui te tient dans sa chaîne.

— Elle est elle-même dans un très bon chemin, répliqua Frédéric, le chemin de la sainteté. Elle prend un détour, il est vrai, mais la route en est plus gaie et plus sûre. Marie Madeleine l’a suivie, et qui sait combien d’autres ? Au reste, ma sœur, quand il est question d’amour, tu ferais mieux de ne rien dire. Tu ne te marieras, je le crois, que lorsqu’il manquera quelque part une fiancée, et tu te donneras alors, avec ta bonté accoutumée, comme supplément d’une existence. Laisse-nous donc conclure notre traité avec ce marchand de chair humaine, et nous entendre sur nos compagnons de voyage.

— Vos propositions viennent trop tard, dit Jarno ; Lydie est déjà pourvue.

— Comment donc ?

— Je lui ai proposé ma main.

— Mon vieux monsieur, dit Frédéric, vous faites là un trait pour lequel, si on le considère comme un substantif, on pourrait trouver divers adjectifs, et, conséquemment, divers attributs, si on le considère comme sujet.

— J’avoue sincèrement, dit Nathalie, que c’est une dangereuse tentative, de s’attacher une jeune fille dans le moment où l’amour qu’elle a pour un autre la réduit au désespoir.

— J’en cours le risque, répondit Jarno ; sous certaines conditions, elle m’appartiendra. Et, croyez-moi, il n’est rien de plus précieux au monde qu’un cœur capable d’amour et de passion. Que ce cœur ait aimé, qu’il aime encore, cela ne m’arrête pas : l’amour dont un autre est l’objet me charme peut-être plus encore que celui qui me serait voué : je considère la force, la puissance d’un noble cœur, sans que l’égoïsme gâte pour moi ce beau spectacle.

— Ayez-vous parlé à Lydie ? demanda la baronne.

Jarno fit, en souriant, un signe affirmatif.

Nathalie secoua la tête et dit en se levant :

« Je ne sais plus que penser de vous ; mais, à coup sûr, vous ne me tromperez pas. »

Elle allait sortir, quand l’abbé entra, une lettre à la main et lui dit :

« Restez, je vous prie : j’ai à faire ici une proposition, pour laquelle vos conseils seront bienvenus. Le marquis, ami de votre oncle, que nous attendons depuis quelque temps, est sur le point d’arriver. Il m’écrit que la langue allemande ne lui est pas aussi familière qu’il l’avait cru ; qu’il a besoin d’un compagnon de voyage, qui possède bien cette langue et quelques autres : comme il désire former des relations scientifiques, bien plus que politiques, un pareil interprète lui est indispensable. Je ne connais personne qui lui convienne mieux que notre jeune ami. Il sait plusieurs langues, il a des connaissances variées, et ce sera pour lui un grand avantage de voir l’Allemagne en si bonne société et dans des conditions si favorables. Qui ne connaît pas sa patrie n’a pas de terme de comparaison pour juger sainement les pays étrangers. Qu’en dites-vous, mes amis ? Qu’en dites-vous, Nathalie ? »

Personne n’eut d’objections à faire. Jarno lui-même ne parut point considérer comme un obstacle son projet de voyage en Amérique, d’autant qu’il ne songeait pas à partir de sitôt ; Nathalie garda le silence, et Frédéric cita diverses maximes sur l’utilité des voyages.

Wilhelm fut, dans le fond du cœur, tellement irrité de cette proposition, qu’il eut de la peine à le dissimuler. Il ne voyait que trop clairement qu’on s’entendait pour se délivrer de lui, le plus tôt possible, et, ce qu’il y avait de pire, on le laissait voir sans mystère, sans ménagement. Le soupçon que Lydie lui avait inspiré, et tout ce qu’il avait éprouvé lui-même, se réveilla dans son âme avec une vivacité nouvelle, et la manière naturelle dont Jarno lui avait tout expliqué ne lui sembla non plus qu’un artificieux étalage.

Il se recueillit un moment et il répondit :

« Cette proposition mérite, en tout cas, un mûr examen.

— Une prompte décision serait nécessaire, répliqua l’abbé.

— Je n’y suis pas préparé maintenant. Attendons l’arrivée du marquis, et nous verrons alors si nous pouvons nous convenir. Mais il faut d’abord qu’on accepte une condition essentielle : c’est que j’emmènerai Félix, et pourrai le conduire partout avec moi.

— Cette condition sera difficilement accordée, reprit l’abbé.

— Et je ne vois pas pourquoi je me laisserais prescrire des conditions par qui que ce soit, et, s’il me plaît de visiter un jour ma patrie, pourquoi j’aurais besoin de la compagnie d’un Italien.

— Parce qu’un jeune homme a toujours des raisons pour s’attacher à une compagnie, » répondit l’abbé, d’un air imposant.

Wilhelm, qui sentait bien qu’il n’était pas en état de se posséder plus longtemps, car la seule présence de Nathalie le calmait encore, repartit avec quelque précipitation :

« Qu’on me laisse encore un peu de réflexion ; je présume qu’il sera bientôt décidé si j’ai des raisons pour m’attacher encore, ou si, au contraire, le cœur et la raison ne m’ordonnent pas absolument de briser tant de liens, qui me menacent d’une éternelle et misérable servitude. »

Il avait dit ces mots avec une vive émotion : un regard adressé à Nathalie lui rendit quelque tranquillité, car, en ce moment, où la passion l’agitait, la beauté et le mérite de cette jeune dame firent sur lui une impression plus profonde que jamais.

« Oui, se dit-il, lorsqu’il se trouva seul, avoue que tu l’aimes, et que tu sens encore une fois ce que c’est qu’aimer avec toutes les forces de son âme. C’est ainsi que j’aimais Marianne, qui fut victime de mon affreuse erreur ; j’aimais Philine et je dus la mépriser ; j’estimais Aurélie et je ne pus l’aimer ; j’honorais Thérèse, et l’amour paternel se transforma en inclination pour elle ; et maintenant que tous les sentiments qui peuvent rendre l’homme heureux se réunissent dans mon cœur, maintenant, je suis forcé de fuir ! Pourquoi faut-il qu’à ces sentiments, à ces convictions, s’associe l’irrésistible désir de la possession ? Et pourquoi, sans la possession, ces convictions, ces sentiments détruisent-ils absolument toute autre félicité ? Pourrais-je, à l’avenir, jouir de la lumière et de l’univers, de la société ou de tout autre bien ! Ne me dirai-je pas toujours : « Nathalie n’est pas là ! » Hélas ! et Nathalie me sera pourtant toujours présente : si je ferme les yeux, elle s’offrira à ma pensée ; si je les ouvre, je verrai son image errante devant chaque objet, comme les apparences que laisse dans notre œil une image éblouissante. Déjà la figure fugitive de l’amazone n’était-elle pas sans cesse présente à ma pensée ? Et je n’avais fait que la voir, je ne la connaissais pas. Maintenant que je la connais, que j’ai vécu dans son intimité, qu’elle m’a témoigné tant d’affection, ses qualités sont aussi profondément gravées dans mon cœur que son image le fut jamais dans ma mémoire. Il est cruel de chercher toujours, mais bien plus cruel encore d’avoir trouvé et d’être forcé d’abandonner. Que puis-je encore demander au monde ? De quoi devrais-je me soucier ? Quel pays, quelle ville, renferme un trésor comparable à celui-là ? Et il faudra que je voyage, pour trouver toujours moins que je ne laisse ? La vie n’est-elle donc qu’une arène, où l’on doit soudain revenir sur ses pas, dès qu’on touche à l’extrémité ? Et le bon, l’excellent, est-il comme un but fixe, invariable, dont il faut s’éloigner en toute hâte, aussitôt que l’on croit l’avoir atteint ? Tout homme, au contraire, qui recherche des marchandises terrestres peut se les procurer dans les différents climats, ou même à la foire et au marché.

« Viens, cher enfant, dit-il à Félix, qui s’élança vers lui dans ce moment : tu seras tout pour moi ! Tu me fus donné en dédommagement de ta mère bien-aimée ; tu devais me tenir lieu de la seconde, que je t’avais destinée ; tu auras maintenant un vide plus grand encore à remplir. Occupe mon cœur, occupe mon esprit par tes charmes, ton amabilité, ton désir d’apprendre et tes jeunes facultés. »

L’enfant s’amusait d’un nouveau joujou : le père prit la peine de le perfectionner, de le rendre plus régulier, plus propre à son usage, mais, au même instant, l’enfant perdit l’envie de s’en amuser.

« Tu es un homme aussi ! s’écria Wilhelm. Viens, mon fils, viens, mon frère ! Allons jouer sans but dans le monde, aussi bien que nous pourrons. »

Sa résolution de s’éloigner, d’emmener son fils avec lui, et de chercher des distractions dans le spectacle du monde, était désormais bien arrêtée. Il écrivit à Werner, lui demanda de l’argent et des lettres de crédit, et lui dépêcha le courrier de Frédéric, avec l’ordre exprès de revenir promptement.

S’il était fort mécontent de ses autres amis, rien n’avait altéré son affection pour Nathalie. Il lui confia son projet. Elle reconnut, comme lui, qu’il pouvait et qu’il devait s’éloigner, et, bien qu’il fût affligé de son indifférence apparente, sa présence et ses manières aimables le rassurèrent complètement. Elle lui indiqua différentes villes, qu’elle lui conseillait de visiter, pour y voir quelques-uns de ses amis.

Le courrier revint et remit à Wilhelm ce qu’il avait demandé, mais Werner ne paraissait pas satisfait de cette nouvelle excursion.

« Mon espérance de te voir raisonnable, lui écrivait-il, est de nouveau et pour longtemps ajournée. Où donc vous promenez-vous tous ensemble ? Où s’arrête cette dame, dont tu me promettais l’assistance pour la gestion du domaine ? Tes autres amis ont aussi disparu : tout roule maintenant sur le bailli et sur moi. Heureusement il est aussi bon jurisconsulte que je suis bon financier, et nous sommes tous deux accoutumés au travail. Adieu ! Il faut te pardonner tes extravagances, puisque, sans elles, notre position dans ce pays n’aurait pu devenir aussi avantageuse. »

Wilhelm était donc en mesure de partir, mais son cœur était encore lié par une double chaîne. On ne voulait absolument lui laisser voir les restes de Mignon que le jour des funérailles, dont l’abbé n’avait pas encore achevé tous les préparatifs. D’un autre côté, une lettre mystérieuse du pasteur de campagne avait appelé le médecin : il s’agissait du joueur de harpe, dont Wilhelm désirait avoir des nouvelles précises.

Dans cette situation, il ne trouvait, ni la nuit ni le jour, le repos du corps et de l’esprit. Quand tout le monde était livré au sommeil, il parcourait le château. La vue des œuvres d’art, qui lui étaient connues depuis longtemps, l’attirait et le repoussait. Il ne pouvait ni s’arrêter à ce qui l’entourait, ni le quitter ; chaque objet réveillait tous ses souvenirs ; il voyait d’un coup d’œil tout le cercle de sa vie, mais, hélas ! il le voyait brisé devant lui, et qui semblait ne vouloir jamais se reformer. Ces objets d’art, que son père avait vendus, lui paraissaient un symbole : lui-même il se verrait aussi exclu de la possession solide et tranquille de ce qui est désirable en ce monde ; il en serait dépouillé par sa faute ou par celle d’autrui. Il se perdait tellement dans ces bizarres et tristes méditations, qu’il lui semblait quelquefois être lui-même une ombre, et, même lorsqu’il touchait et palpait les objets extérieurs, il avait peine à surmonter son doute et se demandait s’il vivait encore.

La vive douleur qui le saisissait quelquefois, à la pensée qu’il devait abandonner si violemment et si nécessairement tout ce qu’il avait trouvé et retrouvé, ses larmes enfin, lui rendaient seules le sentiment de son existence. L’heureux état dans lequel il se trouvait pourtant s’offrait en vain à sa mémoire.

« Tout n’est rien, s’écriait-il, quand nous n’avons pas la chose unique qui donne du prix à tout le reste ! »

L’abbé annonça à la société l’arrivée du marquis. Il dit à Wilhelm :

« Vous êtes, je le vois, décidé à voyager seul avec votre enfant : mais apprenez du moins à connaître cet homme, qui, en tout cas, ne vous sera pas inutile, si vous venez à le rencontrer sur votre chemin. »

Le marquis parut enfin : c’était un homme d’un âge encore peu avancé, un de ces beaux types lombards, d’une expression agréable ; dès sa jeunesse, il avait fait connaissance avec l’oncle, beaucoup plus âgé que lui, d’abord à l’armée, puis dans les missions diplomatiques ; plus tard, ils avaient parcouru ensemble une grande partie de l’Italie, et les objets d’art que le marquis retrouva dans le château avaient été la plupart achetés et procurés en sa présence, et au milieu d’heureuses circonstances qu’il se rappelait encore.

Les Italiens ont en général un sentiment plus profond de la dignité de l’art que les autres peuples ; tout homme qui exerce quelque industrie veut qu’on l’appelle artiste, maître et professeur, et témoigne du moins, par cette manie de titres, qu’il ne suffit pas d’attraper quelques idées par tradition, ou d’acquérir par l’exercice une certaine habileté ; il reconnaît au contraire que chacun doit être capable de raisonner sur ce qu’il fait, de poser des principes et d’expliquer clairement et à lui-même et aux autres les raisons pour lesquelles il faut procéder de telle ou telle façon.

L’étranger fut ému de retrouver tant de belles choses sans le possesseur, et il prit plaisir à entendre son ami lui parler, en quelque sorte, par la bouche de ses dignes héritiers. Ils parcoururent les divers ouvrages, et trouvèrent une grande jouissance à pouvoir s’entendre les uns les autres. Le marquis et l’abbé dirigeaient la conversation ; Nathalie, qui croyait se sentir encore en présence de son oncle, savait fort bien se retrouver dans les idées et les jugements qu’elle s’était faits ; Wilhelm devait traduire pour lui-même, dans la langue du théâtre, tout ce qu’il voulait s’expliquer ; on avait de la peine à contenir les plaisanteries de Frédéric dans de justes bornes ; Jarno était presque toujours absent.

Comme on faisait observer que les ouvrages excellents étaient fort rares dans les temps modernes :

« Il est difficile, dit le marquis, d’imaginer et de juger ce que les circonstances doivent faire pour l’artiste ; et puis, avec le plus grand génie, avec le talent le plus décidé, ce qu’il doit exiger de lui-même est infini. L’application dont il a besoin pour se développer est incroyable. Maintenant, si les circonstances font peu de chose pour lui, s’il observe que le monde est aisé à satisfaire et ne demande qu’une légère, agréable et facile apparence, on aurait lieu de s’étonner, si la nonchalance et l’amour-propre ne l’arrêtaient pas dans la médiocrité ; ce serait une chose étrange qu’il n’aimât pas mieux échanger des marchandises à la mode contre de l’argent et des louanges, que de suivre le droit chemin, qui le mène plus ou moins à un misérable martyre. C’est pourquoi les artistes de notre temps offrent toujours pour ne donner jamais ; ils veulent toujours séduire pour ne jamais satisfaire ; ils se bornent à indiquer, et l’on ne trouve nulle part la profondeur et l’exécution. Mais aussi il suffit de passer quelque temps dans une galerie et d’observer quels sont les ouvrages qui attirent la foule, ceux qu’elle estime et ceux qu’elle néglige, pour trouver que le présent donne peu de satisfaction et l’avenir peu d’espérance.

— Oui, dit l’abbé, et, de la sorte, l’amateur et l’artiste se forment réciproquement : l’amateur ne cherche qu’une jouissance vague et générale ; il faut que l’œuvre d’art lui plaise à peu près comme une œuvre de la nature, et les hommes croient que les organes se forment d’eux-mêmes pour apprécier une œuvre d’art, ainsi que se forment la langue et le palais, et que l’on juge un tableau comme un ragoût. Ils ne comprennent pas qu’on a besoin d’une autre culture pour s’élever à la vraie jouissance des arts. Le plus difficile, selon moi, est l’espèce d’abstraction que l’homme doit opérer en lui-même, s’il veut acquérir un développement général : c’est pourquoi nous trouvons tant de cultures exclusives, dont chacune a pourtant la prétention de prononcer sur l’ensemble.

— Ce que vous dites là n’est pas bien clair pour moi, dit Jarno, qui venait d’entrer.

— Il est difficile, dit l’abbé, de s’expliquer là-dessus avec précision en peu de mots. Je me bornerai à ceci : aussitôt que l’homme prétend à une activité, à des jouissances diverses, il doit aussi être capable de développer en lui des organes divers, comme indépendants les uns des autres. Quiconque veut tout faire, tout sentir, avec sa personnalité tout entière ; quiconque veut enchaîner, pour une pareille jouissance, tout ce qui est hors de lui, consumera son temps en efforts qui ne seront jamais satisfaits. Combien il est difficile (ce qui semble si naturel) de contempler un bon caractère, un excellent tableau, en lui-même et pour lui-même ; d’écouter le chant pour le chant, d’admirer l’acteur dans l’acteur, de jouir d’un édifice pour son harmonie propre et sa durée ! Nous voyons, au contraire, le plus souvent, les hommes traiter tout uniment de pures œuvres d’art comme si ce fût une molle argile. Il faudrait que le marbre modelé se transformât soudain au gré de leurs inclinations, de leurs opinions, de leurs fantaisies ; que l’édifice aux fortes murailles s’étendît ou se resserrât ; on veut qu’un tableau instruise, qu’un spectacle corrige, que tout soit toute chose. Mais c’est proprement parce que la plupart des hommes sont eux-mêmes sans caractère, parce qu’ils ne peuvent donner à leur individualité aucune forme, qu’ils s’efforcent d’enlever leur forme aux objets, afin que tout devienne une matière mobile, incohérente, comme ils sont eux-mêmes. Ils finissent par tout réduire à ce qu’on nomme l’effet ; tout est relatif ; et, de la sorte, tout le devient réellement, à part la déraison et l’absurdité, qui règnent en effet d’une manière absolue.

— Je vous comprends, reprit Jarno, ou plutôt je vois fort bien comment ce que vous dites se lie aux principes auxquels vous êtes si fortement attaché ; mais je ne puis être aussi rigoureux que vous avec la pauvre humanité. Je connais assez de gens qui, en présence des plus grandes œuvres de l’art et de la nature, se souviennent d’abord de leurs plus misérables besoins ; qui mènent avec eux leur conscience et leur morale à l’Opéra ; ne déposent point leur haine ou leur amour en présence d’une colonnade, et se hâtent de rapetisser, le plus possible, à la mesure de leurs conceptions, les meilleures et les plus grandes choses qui leur sont produites, afin de pouvoir les relier jusqu’à un certain point avec leur propre nature. »

CHAPITRE VIII.

Le soir, l’abbé invita les amis aux funérailles de Mignon. On se rendit dans la Salle du passé, que l’on trouva éclairée et décorée de la manière la plus saisissante. Les murs étaient revêtus presque entièrement de tapisseries bleu céleste, si bien qu’on ne voyait plus que le socle et la frise. Des flambeaux de cire brûlaient dans les quatre candélabres placés aux angles et dans les quatre, plus petits, qui entouraient le sarcophage au milieu de la salle. Alentour, quatre jeunes garçons, vêtus d’une étoffe bleu céleste, lamée d’argent, balançaient de larges éventails en plumes d’autruche, comme pour agiter l’air autour d’une figure qui reposait sur le sarcophage. Dès que la société fut assise, deux chœurs invisibles demandèrent avec un chant mélodieux : « Quel hôte amenez-vous dans notre paisible société ? »

Les quatre jeunes garçons répondirent d’une voix douce : « Nous vous amenons un ami fatigué : laissez-le reposer parmi vous, jusqu’au jour où les cris de joie de ses frères célestes viendront le réveiller.

LE CHŒUR.

Ô toi ! les prémices de la jeunesse dans notre société, sois la bienvenue ! la bienvenue avec larmes et douleur ! Que nul adolescent, nulle jeune fille ne te suive ! Que la vieillesse seule s’approche, calme et résignée, de notre salle muette, et que l’enfant, la chère enfant, repose dans cette grave assemblée !

LES JEUNES GARÇONS.

Ah ! comme avec regret nous l’avons amenée ! Hélas ! et elle doit rester ici ! Restons aussi, pleurons, pleurons près de son cercueil !

LE CHŒUR.

Voyez ces ailes puissantes ! Voyez cette robe pure et légère ! Comme la bandelette dorée brille autour de sa tête ! Quelle grâce, quelle dignité dans son repos !

LES JEUNES GARÇONS.

Hélas ! ces ailes ne l’enlèvent point ; son vêtement ne voltige plus dans les jeux légers ; quand nos mains couronnaient son front de roses, elle nous regardait d’un air caressant et doux.

LE CHŒUR.

Regardez en haut, avec les yeux de l’esprit ; qu’elle vive chez vous, la force créatrice, qui emporte au delà des étoiles ce qu’il y a de plus beau, de plus sublime, la vie !

LES JEUNES GARÇONS.

Hélas ! notre compagne nous manque ici-bas. Elle ne se promène plus dans les jardins ; elle ne cueille plus les fleurs de la prairie. Pleurons, nous la laissons ici. Pleurons et restons auprès d’elle.

LE CHŒUR.

Enfants, retournez dans la vie ; que la fraîche brise, qui se joue autour du ruisseau vagabond, essuie vos larmes ; dérobez-vous à la nuit : le jour et le plaisir et la durée sont le partage des vivants.

LES JEUNES GARÇONS.

Allons, retournons dans la vie. Que le jour nous donne travail et plaisir, en attendant que le soir nous amène le repos, et que le nocturne sommeil nous restaure.

LE CHŒUR.

Enfants, hâtez-vous, montez le chemin de la vie. Que, sous le pur vêtement de la beauté, l’amour vienne à vous avec son regard céleste et la couronne de l’immortalité !

 

Les jeunes garçons sortirent ; l’abbé se leva de son siège et s’avança derrière le cercueil. Il parla en ces termes :

« C’est la volonté de l’homme qui a préparé cette paisible demeure, que tout nouvel hôte soit reçu avec solennité. Après lui, fondateur de cet édifice, créateur de cet asile, nous y avons apporté d’abord une jeune étrangère, et cet espace étroit renferme déjà deux victimes, bien différentes, de la sévère, capricieuse, inexorable déesse de la mort. Nous entrons dans la vie selon des lois certaines ; ils sont comptés, les jours qui nous préparent à voir la lumière ; mais la durée de la vie n’a point de loi. Le fil le plus délicat s’allonge d’une manière inattendue, et le plus fort est violemment coupé par les ciseaux d’une Parque, qui semble se plaire aux contrastes. Nous ne pouvons dire que peu de chose de l’enfant à qui nous donnons ici la sépulture. Nous ignorons encore son origine ; nous ne connaissons point ses parents, et nous ne pouvons que présumer le nombre de ses années. Son âme profonde, concentrée, nous laissait à peine deviner ses plus importants secrets ; rien de clair, rien de manifeste, chez elle, que son amour pour l’homme qui la délivra des mains d’un barbare. Cette tendre affection, cette vive reconnaissance, semble avoir été la flamme qui a consumé les sources de sa vie ; les soins habiles du médecin n’ont pu conserver cette belle existence, ni l’amitié la plus vigilante la prolonger. Mais, si l’art n’a pu enchaîner l’âme qui s’exhalait, il a déployé toutes ses ressources pour conserver le corps et le dérober aux ravages du temps. Un baume a pénétré dans toutes les veines, et, au lieu de sang, colore ces joues sitôt pâlies. Approchez, mes amis, et voyez la merveille de l’art et des soins. »

L’abbé souleva le voile, et l’on vit l’enfant couchée avec son costume d’ange, comme endormie dans l’attitude la plus gracieuse. Tous approchèrent et admirèrent cette apparence de vie. Wilhelm seul resta sur son siège ; il ne se possédait plus ; ce qu’il sentait, il n’osait s’y arrêter, et chaque pensée déchirait son cœur.

L’abbé avait parlé français, par égard pour le marquis ; le noble étranger s’approcha, avec le reste de la compagnie, et il observait l’enfant avec attention. L’abbé continua :

« Ce bon cœur, si fermé aux hommes, était sans cesse tourné vers son Dieu avec une sainte confiance. L’humilité et même un penchant pour l’abaissement extérieur étaient chez elle comme un instinct. Elle était attachée avec zèle à la religion catholique, dans laquelle elle naquit et fut élevée. Elle exprima souvent le vœu secret d’être inhumée en terre sainte, et nous avons consacré, selon les usages de l’Église, ce sarcophage et le peu de terre que renferme son oreiller. Avec quelle ferveur, dans ses derniers moments, elle baisait l’image du crucifié, qu’un tatouage a dessinée artistement sur son bras délicat ! »

En disant ces mots, l’abbé découvrit le bras droit de Mignon, et l’on vit, sur la peau blanche, un crucifix bleuâtre entouré de lettres et de signes divers.

Le marquis observa de tout près ce nouvel objet.

« Ô Dieu ! s’écria-t-il, en se redressant et levant les mains au ciel, pauvre enfant ! malheureuse nièce ! Je te retrouve ici ! Quelle douloureuse joie de te retrouver, toi, à qui nous avions renoncé depuis si longtemps ! de revoir, hélas ! inanimé, mais du moins conservé, ce corps aimable et chéri, que nous avions cru dévoré par les poissons du lac ! J’assiste à tes funérailles, si honorables par l’appareil, et plus encore par les nobles cœurs qui t’accompagnent au lieu de ton repos. Et, quand je serai en état de le faire, ajouta-t-il d’une voix entrecoupée, je leur en témoignerai ma reconnaissance. »

Ses larmes l’interrompirent. En pressant un ressort, l’abbé fit descendre le corps au fond du sarcophage. Quatre jeunes hommes, vêtus comme les quatre enfants, s’avancèrent de derrière les tapisseries, posèrent sur le tombeau le pesant couvercle orné de belles sculptures, puis ils chantèrent :

« Il est bien gardé maintenant, le trésor, belle image du passé ! Il repose entier dans le marbre ; il vit, il agit encore dans vos cœurs. Retournez, retournez dans la vie. Emportez avec vous de saintes et graves pensées, car elles seules font de la vie l’éternité. »

Le chœur invisible répéta les derniers mots, mais personne n’écouta ces paroles édifiantes ; chacun était trop occupé de cette merveilleuse reconnaissance et de ses propres sensations. L’abbé et Nathalie emmenèrent le marquis ; Thérèse et Lothaire emmenèrent Wilhelm, et ce fut seulement lorsque les chants eurent cessé de retentir, que nos amis furent de nouveau assaillis avec violence par la douleur, les réflexions, les pensées, le désir de connaître, et regrettèrent l’asile qu’ils venaient de quitter.

CHAPITRE IX.

Le marquis évitait de parler de sa nièce, mais il eut avec l’abbé de longs et secrets entretiens. Quand la société était réunie, il demandait souvent de la musique ; on s’empressait d’y pourvoir, parce que chacun se dispensait volontiers de la conversation. On passa de la sorte quelque temps, puis l’on s’aperçut que le marquis faisait ses préparatifs de départ. Un jour, il dit à Wilhelm :

« Je ne demande pas à troubler les restes de ma chère nièce. Qu’ils demeurent dans les lieux où elle aima, où elle souffrit. Mais il faut que ses amis me promettent de me visiter dans sa patrie, dans le lieu où la pauvre enfant naquit et fut élevée ; il faut que vous voyiez les colonnes et les statues dont elle avait conservé un vague souvenir. Je vous mènerai sur les rives où elle aimait à ramasser de petits cailloux. Vous ne pouvez, mon jeune ami, vous dérober à la reconnaissance d’une famille qui vous est si redevable. Je partirai demain. J’ai raconté à l’abbé toute l’histoire : il vous la répétera. Il a bien voulu m’excuser, quand la douleur m’interrompait. Un étranger fera ce récit avec plus de suite. S’il vous plaît de m’accompagner dans mon voyage en Allemagne, comme l’abbé vous l’a proposé, j’en serai charmé… Ne laissez pas votre Félix. Chaque fois qu’il nous causera quelque petite gêne, nous nous souviendrons de vos soins pour ma pauvre nièce. »

Le même soir, on fut surpris par l’arrivée de la comtesse. Wilhelm fut saisi d’une violente émotion lorsqu’elle parut ; elle-même, quoique préparée, fut obligée de s’appuyer sur sa sœur, qui se hâta de la faire asseoir. Quelle simplicité extraordinaire dans ses vêtements ! Comme elle était changée ! Wilhelm osait à peine jeter les yeux sur elle. Elle le salua d’un air gracieux et ne put dissimuler, sous quelques mots de politesse, son émotion et ses sentiments. Le marquis s’était retiré de bonne heure, et la société n’était pas encore disposée à se séparer : l’abbé tira un cahier de sa poche.

« Je me suis hâté, dit-il, de recueillir cette histoire étrange, telle que le marquis me l’a racontée. S’il est une occasion où l’on ne doive épargner ni son papier ni son encre, c’est quand il s’agit d’écrire en détail des événements remarquables. »

On mit la comtesse au fait des circonstances, et l’abbé lut le récit suivant, dans lequel il faisait parler le marquis :

J’ai beaucoup vu le monde, et cependant mon père est encore, à mes yeux, l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais connu. Son caractère était noble et droit, ses idées larges et, je puis dire, grandes ; il était sévère envers lui-même ; on trouvait dans tous ses plans une suite irréprochable, dans tous ses actes une mesure constante. C’est pourquoi, autant on se trouvait bien de vivre et de traiter avec lui, autant, par ses qualités mêmes, lui était-il difficile de s’accommoder au monde, parce qu’il exigeait de l’État, de ses voisins, de ses enfants et de ses domestiques, l’observation de toutes les lois qu’il s’était imposées à lui-même. Il exagérait, par sa sévérité, ses exigences les plus modérées, et il ne jouissait jamais de rien, parce que rien n’arrivait comme il se l’était représenté. Dans le temps même où il bâtissait un palais, où il plantait un jardin, où il faisait l’acquisition d’un grand domaine dans la position la plus belle, je l’ai vu profondément et amèrement convaincu que le destin l’avait condamné à la gêne et aux privations. Dans son extérieur, il observait la plus grande dignité ; lorsqu’il plaisantait, c’était toujours de manière à montrer la supériorité de son esprit ; le blâme lui était insupportable, et je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie tout à fait hors de lui-même, un jour qu’il entendit parler d’un de ses établissements comme d’une chose ridicule. C’est dans cet esprit qu’il avait disposé de ses enfants et de sa fortune. Mon frère aîné fut élevé en homme qui avait à espérer de grands biens. J’étais destiné à l’Église, et mon plus jeune frère devait être soldat. J’étais vif, ardent, actif et prompt, habile à tous les exercices du corps ; mon jeune frère paraissait plus disposé à une quiétude rêveuse, adonné aux sciences, à la musique et à la poésie. Ce fut seulement après la lutte la plus pénible, et quand il fut pleinement convaincu qu’il voulait l’impossible, que notre père consentit, quoique avec répugnance, à nous laisser changer de carrière l’un avec l’autre, et, bien qu’il nous vît tous deux satisfaits, il ne pouvait en prendre son parti, et assurait qu’il n’en résulterait rien de bon. Plus il vieillissait, plus il se sentait séparé de toute société ; enfin il vécut, presque seul. Un vieil ami, qui avait servi dans les troupes allemandes, devenu veuf au service, et qui s’était retiré avec sa fille, âgée d’environ dix ans, finit par être la seule société de mon père. Il acheta une jolie terre dans le voisinage ; il visitait son compagnon d’armes à certains jours et certaines heures, et il amenait quelquefois sa fille avec lui. Il ne contredisait jamais son ami, qui finit par s’accoutumer à lui parfaitement, et le souffrait, comme le seul homme supportable qu’il connût. Après la mort de notre père, nous remarquâmes que cet homme avait été fort bien pourvu par notre vieillard, et qu’il n’avait pas perdu son temps : il agrandit ses domaines ; sa fille pouvait attendre une belle dot. Elle était devenue grande et d’une remarquable beauté. Mon frère aîné me disait quelquefois, en badinant, que je devrais prétendre à sa main.

Cependant frère Augustin avait passé ses années au couvent dans le plus singulier état : il s’abandonnait absolument aux douceurs d’une sainte exaltation, à ces impressions moitié spirituelles, moitié charnelles, qui, après l’avoir élevé quelque temps au troisième ciel, le laissaient ensuite retomber dans un abîme de faiblesse et de vagues souffrances. Du vivant de notre père, on ne pouvait songer à aucun changement ; et qu’aurait-on désiré ou proposé ? Mais ensuite Augustin nous visita souvent ; son état, qui d’abord nous affligea, devint peu à peu beaucoup plus supportable, car la raison avait pris le dessus. Mais, plus elle lui promettait, avec certitude, une satisfaction et une guérison complète sur la pure voie de la nature, plus il demandait vivement qu’on le relevât de ses vœux. Il nous fit entendre que ses vues étaient dirigées sur Spérata, notre voisine.

Mon frère aîné avait trop souffert de la dureté de notre père pour rester insensible à l’état de son cadet. Nous en conférâmes avec le confesseur de notre famille, vieillard vénérable, auquel nous découvrîmes le double dessein de notre frère, en le priant de conduire l’affaire et de la mener à bien. Contre sa coutume, il hésitait, et, lorsqu’enfin Augustin revint à la charge, et que nous recommandâmes plus vivement l’affaire au prêtre, il dut se résoudre à nous découvrir un étrange mystère.

Spérata était notre sœur, notre sœur de père et de mère. L’époux, déjà vieux, avait cédé à l’empire des sens, et usé de ses droits, à un âge où ils semblent abolis. Une aventure pareille avait égayé le pays peu de temps auparavant, et notre père, pour ne pas s’exposer à son tour au ridicule, résolut de cacher ce fruit tardif d’un amour légitime, avec autant de soin qu’on a coutume de cacher les fruits accidentels et trop hâtifs de la passion. Notre mère accoucha secrètement ; l’enfant fut emporté à la campagne, et le vieil ami de la maison, qui, avec le confesseur, était seul dans le secret, se laissa aisément persuader de produire l’enfant comme étant sa fille. Le confesseur s’était seulement réservé le droit de découvrir le secret, en cas de nécessité absolue. Notre père était mort ; la jeune fille vivait sous la surveillance d’une vieille femme. Nous savions que le chant et la musique avaient ouvert à notre frère la porte de la maison ; et, comme il nous pressait toujours davantage de rompre ses premiers liens, pour en former de nouveaux, il fut nécessaire de l’instruire, aussitôt que possible, du danger qu’il courait.

Il jeta sur nous des regards de fureur et de mépris.

« Gardez, s’écria-t-il, vos contes invraisemblables pour les enfants et les sots crédules. Vous n’arracherez pas Spérata de mon cœur. Elle est à moi. Désavouez sur-le-champ votre horrible fantôme, qui ne ferait que me torturer inutilement. Spérata n’est pas ma sœur, elle est ma femme ! »

Il nous apprit, avec ravissement, comme cette fille céleste l’avait tiré de son isolement, contraire au vœu de la nature, et l’avait introduit dans la vie véritable ; comme les deux cœurs étaient à l’unisson, ainsi que les deux voix, et comme il bénissait toutes ses souffrances et tous ses égarements, parce qu’ils l’avaient tenu jusqu’alors éloigné de tout le sexe, et qu’il pouvait maintenant se donner tout entier à la plus aimable des femmes.

Nous fûmes saisis d’horreur à cette découverte ; l’état d’Augustin nous désolait ; nous ne savions que résoudre. Il nous jurait que Spérata était enceinte de lui. Notre confesseur fit tout ce que lui inspirait son devoir, mais le mal n’en devint que plus grave. Les liens de la nature et de la religion, de la morale et des lois civiles, furent attaqués par mon frère avec la dernière violence : rien ne lui semblait sacré que le lien qui l’unissait à Spérata ; rien ne lui paraissait respectable que les titres de père, et d’époux.

« Eux seuls, disait-il, sont conformes à la nature ; les autres ne sont que chimères et préjugés. Des peuples célèbres n’ont-ils pas approuvé le mariage du frère et de la sœur ? N’invoquez pas vos dieux ! Vous ne les attestez jamais que pour nous aveugler, nous écarter du chemin de la nature, et pour transformer en crimes, par une infâme contrainte, les plus nobles penchants. Vous réduisez aux plus grands égarements de l’esprit, aux plus honteux désordres du corps, les victimes que vous enterrez vivantes.

« Je puis parler, car j’ai souffert, comme personne, depuis la plus haute et la plus douce ivresse de l’extase, jusqu’au désert épouvantable de la défaillance, du vide, de l’anéantissement et du désespoir ; depuis les plus sublimes visions des créatures célestes, jusqu’à la plus absolue incrédulité, jusqu’à la négation de moi-même. J’ai bu toute cette affreuse lie du calice aux bords enduits de miel, et le poison a pénétré jusqu’au fond de mon être. Et dans le temps où la bonne nature m’a guéri par ses plus grands bienfaits, par l’amour ; où je sens de nouveau, dans les bras d’une femme divine, que je suis, qu’elle est, que nous sommes une seule vie ; où, de cette union vivante, un nouvel être va recevoir le jour et nous sourire : vous m’ouvrez les flammes de votre enfer, de votre purgatoire, qui ne peuvent brûler qu’une imagination malade, et vous les opposez à la volupté vive, véritable, indestructible, du pur amour ! Observez-nous, sous les cyprès qui lèvent au ciel leurs cimes austères, le long de ces abris, où les citronniers et les orangers fleurissent à nos côtés, où le myrte élégant nous présente ses tendres fleurs, et puis essayez de nous alarmer avec vos pièges sinistres, noir ouvrage des hommes ! »

Il persista longtemps de la sorte à refuser obstinément de croire notre récit ; enfin, comme nous en attestions la vérité, comme le confesseur lui-même la confirmait, il ne se laissa pas déconcerter et s’écria :

« N’interrogez pas l’écho de vos cloîtres, ni vos parchemins vermoulus, ni le dédale de vos fantaisies et de vos ordonnances : interrogez votre cœur et la nature. Elle vous apprendra ce qui doit vous faire horreur ; elle vous montrera, d’un doigt sévère, ce qu’elle frappe d’une malédiction éternelle, irrévocable. Voyez les lis : l’époux et l’épouse ne naissent-ils pas sur la même tige ? La fleur qui les a produits, ne les unit-elle pas tous deux ? Et le lis n’est-il pas l’emblème de l’innocence, et son union fraternelle n’est-elle pas féconde ? Ce que réprouve la nature, elle le déclare, elle le déclare hautement : la créature qui ne doit pas exister ne saurait naître ; la créature dont la vie est usurpée est bientôt détruite. La stérilité, une existence misérable, une décadence précoce, voilà les malédictions de la nature, les signes de sa colère : elle ne châtie que par des suites immédiates. Regardez autour de vous, et ce qu’elle défend, ce qu’elle maudit, frappera vos yeux. Dans le silence du cloître et dans le tumulte du monde, mille actions sont sanctifiées et honorées, sur lesquelles sa malédiction repose. Son regard s’arrête avec tristesse sur l’oisiveté nonchalante, comme sur le travail forcé ; sur le luxe et la tyrannie, comme sur la détresse et l’indigence ; elle invite à la modération ; toutes ses relations sont vraies et tous ses actes paisibles. Quiconque a souffert comme moi a le droit d’être libre. Spérata m’appartient ; la mort seule peut me la ravir. Comment je puis la conserver, comment je pourrai être heureux… voilà votre souci ?… Je cours auprès d’elle pour ne plus m’en séparer. »

Il voulait prendre un bateau, pour passer sur l’autre bord chez Spérata : nous le retînmes et le suppliâmes de ne pas faire une démarche qui pouvait avoir les plus affreuses conséquences ; il devait réfléchir qu’il ne vivait pas dans le libre monde de ses pensées et de ses conceptions idéales, mais dans une société dont les lois et les rapports avaient acquis la force invincible d’une loi naturelle.

Nous dûmes promettre au confesseur que nous ne perdrions pas notre frère de vue, et surtout que nous ne le laisserions pas sortir du château. Là-dessus il s’en alla, et promit de revenir dans quelques jours. Ce que nous avions prévu arriva : la raison avait fait la force de notre frère, mais son cœur était faible : les premières impressions de la religion se ranimèrent, et les plus horribles doutes s’emparèrent de lui. Il passa deux jours et deux nuits terribles ; le confesseur vint à son secours : tout fut inutile. La raison libre et indépendante l’absolvait ; mais sa conscience, sa religion, ses idées accoutumées, le déclaraient criminel.

Un matin, nous trouvâmes sa chambre vide : un billet, laissé sur une table, nous apprenait que, se voyant retenu par nous de force, il avait droit de ressaisir sa liberté ; il fuyait, il allait rejoindre Spérata, il comptait s’échapper avec elle ; il était résolu à tout, si l’on tentait de les séparer.

Nous étions consternés, mais le confesseur nous rassura. On avait observé de près notre pauvre frère : les bateliers, au lieu de le passer sur l’autre bord, l’avaient ramené à son couvent. Épuisé par vingt-quatre heures de veille, il s’était endormi, aussitôt que la nacelle l’avait balancé au clair de lune, et ne s’était réveillé que dans les mains de ses frères spirituels ; il n’avait recouvré sa présence d’esprit que pour entendre la porte du couvent se fermer derrière lui.

Douloureusement émus du sort de notre frère, nous fîmes au confesseur les plus vifs reproches ; mais cet homme vénérable sut bientôt nous persuader, avec les raisonnements du chirurgien, que notre pitié était mortelle pour le pauvre malade : lui-même, il n’agissait pas de son chef, mais par l’ordre de l’évêque et du conseil supérieur. On avait voulu éviter tout scandale public et couvrir du voile secret de la discipline ecclésiastique cette triste aventure : il fallait épargner Spérata, il ne fallait pas qu’elle apprît que son amant était son frère. On l’avait recommandée à un ecclésiastique, auquel elle avait déjà confié son état. On sut tenir sa grossesse et ses couches secrètes. Elle goûta parfaitement le bonheur de mère avec son petit enfant. Ainsi que la plupart de nos jeunes filles, elle ne savait ni écrire ni lire l’écriture ; elle chargeait donc le prêtre de répéter à son amant ce qu’elle voulait lui dire. Le prêtre se croyait obligé à cette fraude pieuse envers une mère qui allaitait son enfant ; il lui apportait des nouvelles de notre frère, qu’il ne voyait jamais ; il lui recommandait en son nom le repos, la priait de prendre soin d’elle-même et de l’enfant, et de se confier en Dieu pour l’avenir.

Spérata était naturellement portée à la dévotion : son état, sa solitude, augmentèrent ce penchant, que le prêtre sut entretenir, pour la préparer par degrés à une séparation éternelle. À peine l’enfant fut-il sevré, à peine la mère sembla-t-elle assez forte pour supporter les plus cruelles souffrances du cœur, que le prêtre commença à lui peindre sa faute sous d’affreuses couleurs, à lui faire envisager comme une sorte de crime contre nature, comme un inceste, les relations qu’elle avait eues avec un homme d’Église, car il avait le dessein bizarre de rendre son repentir égal à celui qu’elle aurait senti, si elle avait connu les vraies circonstances de sa faute. Par là, il lui inspira tant de douleur et d’angoisse, il lui présenta une si haute idée de l’Église et de son chef, il lui fit tellement envisager quelles conséquences terribles s’ensuivraient pour le salut de toutes les âmes, si l’on voulait user d’indulgence pour des fautes pareilles, et même récompenser les coupables par un mariage légitime ; il lui représenta si bien, comme il lui serait salutaire d’expier sa faute dès ce monde, et de gagner ainsi, quelque jour, la couronne de gloire, qu’enfin, comme une pauvre pécheresse, elle tendit volontairement le cou à la hache, et demanda instamment qu’on l’éloignât pour jamais de notre frère. Quand on eut obtenu d’elle ce sacrifice, on lui accorda cependant, mais sous une certaine surveillance, la permission d’habiter tour à tour, selon qu’il lui plairait, chez elle et au couvent.

Son enfant grandissait et montra bientôt une nature étrange. Elle devint de très bonne heure agile à la course et d’une adresse remarquable dans ses mouvements ; bientôt elle chanta très agréablement, et apprit, pour ainsi dire, d’elle-même à jouer de la guitare. Toutefois elle parlait avec difficulté, et l’obstacle semblait résider dans l’esprit, plus que dans les organes de la parole. Cependant la pauvre mère éprouvait pour son enfant des sentiments douloureux : les discours du prêtre avaient tellement troublé son esprit, que, sans être aliénée, elle se trouvait dans la plus étrange situation. Sa faute lui semblait toujours plus affreuse et plus criminelle ; l’idée d’inceste, si souvent mise en parallèle par le confesseur, avait fait sur Spérata une impression si profonde, qu’elle n’eût pas éprouvé plus d’horreur, si elle avait connu la vérité. Le confesseur se savait fort bon gré de l’artifice par lequel il déchirait le cœur d’une malheureuse créature ; c’était lamentable de voir comme l’amour maternel, qui inclinait à mettre sa joie dans l’existence de l’enfant, luttait avec l’affreuse pensée que cet enfant n’aurait pas dû naître. Tantôt ces deux sentiments se combattaient, tantôt l’horreur l’emportait sur l’amour.

Depuis longtemps on avait éloigné l’enfant de sa mère, et on l’avait confiée à de bonnes gens, qui demeuraient au bord du lac ; là, dans une plus grande liberté, se développa bientôt chez elle un singulier goût pour grimper. Escalader les plus hautes cimes de rochers, courir sur le bord des bateaux, imiter les plus merveilleux tours d’adresse des sauteurs de corde, qui se montraient quelquefois dans la contrée, était chez elle un instinct naturel. Pour se livrer plus aisément à tous ces exercices, elle aimait à changer d’habits avec les petits garçons, et, bien que cela parût indécent et impardonnable à ses gardiens, nous lui passions tout ce qu’il était possible. Ses promenades singulières et aventureuses la menaient loin quelquefois ; elle s’égarait, elle se faisait attendre, et revenait toujours.

Le plus souvent, à son retour, elle s’asseyait entre les colonnes du portail qui décorait une maison de campagne du voisinage. On ne la cherchait plus : on l’attendait. Là elle semblait sommeiller sur les degrés, puis elle courait dans la grande salle ; elle considérait les statues, et, quand on ne la retenait pas d’une façon particulière, elle revenait bien vite à la maison. Mais enfin notre attente fut trompée et notre indulgence punie. L’enfant ne revint pas : on trouva son chapeau flottant sur l’eau, non loin du lieu où un torrent se précipite dans le lac. On supposa qu’en grimpant parmi les rochers, elle avait fait une chute funeste ; on fit de vaines recherches pour retrouver son corps.

Le babil imprudent des compagnes de Spérata lui apprit bientôt la mort de son enfant ; elle parut tranquille et sereine, et fit assez clairement paraître sa joie que Dieu eût rappelé à lui la pauvre créature, et l’eût ainsi préservée de souffrir ou de causer un plus grand malheur.

À cette occasion, l’on reproduisit toutes les fables que l’on conte sur notre lac. On disait qu’il devait engloutir chaque année un enfant innocent, mais qu’il ne gardait aucun cadavre, et qu’il les rejetait tôt ou tard sur le rivage ; tout, jusqu’au dernier petit ossement, descendu au fond de ses eaux, devait reparaître. On racontait l’histoire d’une mère inconsolable, dont l’enfant s’était noyé dans le lac, et qui avait supplié Dieu et les saints de lui rendre au moins les ossements pour les ensevelir : la première tempête avait rejeté le crâne sur le bord, la deuxième le tronc, et, quand tous les ossements furent recueillis, la mère les avait portés à l’église, enveloppés dans un linceul. Mais, ô miracle ! comme elle entrait dans le temple, le fardeau était devenu toujours plus pesant, et enfin, lorsqu’elle l’eut déposé sur les marches de l’autel, l’enfant s’était mis à crier, et, au grand étonnement de l’assistance, s’était débarrassé du linceul. Un os du petit doigt manquait seul à la main droite ; et la mère l’ayant ensuite soigneusement cherché et retrouvé, il fut conservé, en mémoire du miracle, parmi les reliques de l’église.

Ces histoires firent une grande impression sur la pauvre mère ; son imagination prit un nouvel essor, et flatta les mouvements de son cœur. Elle se persuada que l’enfant avait expié sa naissance et la faute de ses parents ; que la malédiction et la peine qui avaient pesé sur eux jusqu’alors étaient complètement abolies ; qu’il ne fallait plus que retrouver les ossements de l’enfant pour les porter à Rome, et qu’il ressusciterait, dans toute sa fraîcheur et toute sa beauté, en présence du peuple, sur les marches du grand autel de Saint-Pierre ; qu’il reverrait de ses yeux son père et sa mère, et que le pape, convaincu du consentement de Dieu et de ses saints, pardonnerait aux parents leur péché, au milieu des acclamations du peuple, leur donnerait l’absolution et la bénédiction nuptiale.

Dès lors ses regards et son attention furent constamment dirigés vers le rivage. La nuit, quand les flots se brisaient au clair de lune, elle croyait voir chaque vague brillante lui apporter sa fille ; il fallait qu’une personne courût au rivage et feignît de la recevoir. Le jour, elle parcourait incessamment la grève ; elle recueillait dans un panier tous les os qu’elle trouvait ; nul n’osait lui dire que c’étaient des os d’animaux ; elle enterrait les grands, elle emportait les petits. C’était son occupation continuelle. Le prêtre qui, par son zèle obstiné, l’avait mise en cet état, s’intéressa désormais de tout son pouvoir à l’infortunée. Par son influence, elle fut considérée dans le pays comme une inspirée, et non comme une folle : on s’arrêtait dévotement à son passage, et les enfants lui baisaient la main.

La vieille surveillante qui avait favorisé la malheureuse union des deux amants, n’obtint du confesseur l’absolution de sa faute, qu’à condition qu’elle veillerait, tout le reste de sa vie, sur l’infortunée. Elle a rempli jusqu’au bout ses devoirs avec une patience et une fidélité admirables.

Cependant nous n’avions pas perdu de vue notre frère. Ni les médecins ni les religieux du couvent ne voulaient nous permettre de paraître devant lui ; mais, pour nous convaincre qu’il allait bien, selon son état, on nous autorisait à l’observer, aussi souvent que cela nous plaisait, dans le jardin, dans les corridors, et même par une ouverture pratiquée dans le plafond de sa cellule.

Après beaucoup de crises affreuses et singulières, que je passerai sous silence, il était tombé dans un calme d’esprit et une agitation corporelle extraordinaires. Il n’était presque jamais assis, si ce n’est lorsqu’il prenait sa harpe, et jouait, le plus souvent, pour accompagner son chant. Du reste, il était sans cesse en mouvement, et, en toutes choses, extrêmement souple et docile ; car toutes ses passions semblaient être réduites à la seule crainte de la mort. On pouvait le déterminer à tout au monde, en le menaçant de la mort ou d’une grave maladie.

Outre sa manie d’aller et venir sans cesse dans l’intérieur du cloître, et de faire entendre, assez clairement, qu’il aimerait mieux encore courir de la sorte par monts et par vaux, il parlait aussi d’une vision qui le tourmentait souvent. Il assurait qu’à toute heure de la nuit, lorsqu’il venait à s’éveiller, un beau petit garçon paraissait au pied de son lit, et le menaçait d’un poignard étincelant. On le transporta dans une autre cellule, mais il affirma que, là encore, et même enfin dans d’autres places du couvent, l’enfant se tenait aux aguets. Ses courses devinrent toujours plus inquiètes ; on se rappela même dans la suite qu’en ce temps-là, il s’était tenu aux fenêtres plus souvent que de coutume, et avait promené ses regards sur le lac.

Sur ces entrefaites, notre pauvre sœur semblait peu à peu consumée par sa pensée unique et son occupation exclusive, et notre docteur proposa de mêler peu à peu parmi les autres ossements ceux d’un squelette d’enfant, pour augmenter par là son espérance. La tentative était hasardeuse ; cependant il semblait qu’on y gagnerait du moins, qu’une fois qu’elle aurait rassemblé toutes les parties, on pourrait la détourner de sa recherche continuelle et lui faire espérer un voyage à Rome.

Ce projet s’exécuta, et sa gardienne substitua peu à peu aux ossements trouvés ceux qu’on lui avait remis, et la pauvre malade éprouva une joie incroyable, lorsqu’elle vit successivement les parties se rejoindre, et que l’on put désigner celles qui manquaient encore. Elle avait fixé, avec un grand soin, chaque ossement à sa place, au moyen de fils et de rubans ; et, comme on le fait en l’honneur des saintes reliques, elle avait rempli les intervalles avec de la soie et des broderies.

On avait ainsi recomposé le squelette ; il ne manquait plus que quelques extrémités. Un matin, que Spérata dormait encore, le médecin étant venu demander de ses nouvelles, la vieille tira ces précieux ossements de la cassette, qui se trouvait dans la chambre à coucher, pour montrer au docteur le travail de la pauvre malade. Bientôt après, on l’entendit sauter à bas du lit ; elle leva le voile, et trouva la cassette vide. Elle tombe à genoux, on vient et l’on entend sa joyeuse et fervente prière.

« Oui, c’est véritable ! s’écria-t-elle ; ce n’est point un songe ; c’est une réalité ! Réjouissez-vous avec moi, mes amis. J’ai revu, pleine de vie, la bonne et belle créature. Elle s’est levée, elle a rejeté le voile qui la couvrait ; son éclat illuminait la chambre ; sa beauté était glorifiée ; elle voulait et ne pouvait poser les pieds sur le plancher ; elle s’est élevée d’un vol léger, sans pouvoir seulement me toucher la main. Alors elle m’a appelée à sa suite, et m’a montré le chemin que je dois prendre. Je la suivrai, je la suivrai bientôt ; je le sens et mon cœur est soulagé. Ma peine s’est évanouie, et la vue de mon enfant ressuscité m’a donné un avant-goût des joies célestes. »

Depuis ce moment, elle fut tout occupée des plus riantes espérances : aucun objet terrestre ne fixait plus son attention, elle prenait fort peu de nourriture, et son esprit se dégageait insensiblement des liens du corps. Un jour, à l’improviste, on la trouva pâle et privée de sentiment ; ses yeux ne s’ouvrirent plus : elle était ce que nous appelons morte.

Le bruit de sa vision n’avait pas tardé à se répandre parmi le peuple, et le respect qu’elle avait inspiré pendant sa vie conduisit, bientôt après sa mort, à l’idée qu’on devait la tenir pour bienheureuse et sainte.

Lorsqu’on voulut l’ensevelir, une foule de gens accoururent avec une incroyable ardeur : on voulait toucher ses mains ou du moins son vêtement. Dans cette vive exaltation, quelques malades cessèrent de sentir les maux dont ils étaient habituellement affligés ; ils se crurent guéris ; ils le proclamèrent ; ils bénissaient Dieu et la nouvelle sainte. Le clergé fut obligé d’exposer le corps dans une chapelle ; le peuple demanda de pouvoir y faire ses dévotions ; l’affluence fut incroyable ; les habitants de la montagne, qui sont d’ailleurs disposés à l’exaltation religieuse, accoururent de leurs vallées ; la ferveur, les miracles, l’adoration, allèrent croissant de jour en jour ; les ordonnances des évêques, qui devaient borner et peu à peu faire tomber en oubli ce nouveau culte, ne purent être mises à exécution ; à chaque résistance, le peuple s’enflammait, prêt à maltraiter les incrédules. On s’écriait : « Saint Borromée n’a-t-il pas aussi vécu parmi nos ancêtres ? Sa mère n’a-t-elle pas eu la joie d’assister à sa béatification ? N’a-t-on pas voulu, par cette statue colossale, élevée sur le rocher d’Arona, nous rendre sensible l’idée de sa grandeur spirituelle ? Sa famille ne vit-elle pas au milieu de nous ? et Dieu n’a-t-il pas promis de renouveler constamment ses miracles chez un peuple fidèle ?

Le corps ne donnant, au bout de quelques jours, aucun signe de corruption, et devenant au contraire d’une blancheur plus grande et comme transparent, la confiance du peuple s’accrut toujours davantage, et l’on signala, parmi la foule, diverses guérisons, que l’observateur attentif ne pouvait lui-même expliquer, et qu’on ne pouvait non plus traiter simplement d’impostures. Tout le pays était en mouvement, et ceux qui ne venaient pas eux-mêmes n’entendirent du moins, pendant quelque temps, parler d’aucune autre chose.

Le couvent où mon frère se trouvait retentit, comme tout le pays, du bruit de ces miracles, et l’on se garda d’autant moins d’en parler en présence d’Augustin, que, d’ordinaire, il ne faisait attention à rien, et que sa liaison avec Spérata n’était connue de personne dans la communauté. Mais, cette fois, il parut avoir écouté fort attentivement ; il ménagea sa fuite avec une telle adresse, que personne n’a jamais pu comprendre comment il s’échappa du couvent. On apprit plus tard qu’il s’était fait transporter sur l’autre bord avec une troupe de pèlerins, et qu’il avait seulement prié avec instance les bateliers (qui ne remarquèrent chez lui aucune autre singularité) de manœuvrer avec le plus grand soin et de ne pas laisser chavirer la barque. Bien avant dans la nuit, il visita la chapelle où sa malheureuse amante se reposait de ses maux ; un petit nombre de pèlerins étaient agenouillés à l’écart ; la vieille amie de Spérata était assise à son chevet : il approcha, la salua et lui demanda des nouvelles de son amante.

« Vous la voyez, » répondit-elle avec embarras.

Il regarda le corps à la dérobée, fut saisi d’un frémissement, prit la main de la morte ; mais, effrayé de la trouver froide, il la laissa retomber aussitôt. Il jeta autour de lui des regards inquiets et dit à la vieille :

« Je ne puis rester maintenant près d’elle ; j’ai encore à faire un grand voyage, mais je reviendrai à temps : dis-le-lui, quand elle se réveillera. »

Il partit. Nous ne fûmes informés que bien tard de l’événement. On fit des recherches : elles demeurèrent inutiles. Comment parvint-il à franchir les montagnes et les vallées, c’est ce qu’on ne peut comprendre. Longtemps après, nous découvrîmes enfin quelques traces de lui dans les Grisons ; malheureusement c’était trop tard, et nous les perdîmes bientôt. Nous soupçonnâmes qu’il était en Allemagne, mais la guerre avait effacé complètement les faibles vestiges de son passage.

CHAPITRE X.

L’abbé cessa de lire : personne ne l’avait écouté sans verser des larmes. La comtesse avait tenu constamment son mouchoir sur ses yeux : enfin elle se leva et sortit avec Nathalie. Le reste de la compagnie gardait le silence ; l’abbé reprit la parole et dit :

« Il s’agit de savoir maintenant si nous devons laisser partir le marquis sans lui découvrir notre secret. Car on ne peut douter un moment qu’Augustin et notre joueur de harpe ne soient la même personne. Voyons ce que nous devons faire, aussi bien pour cet homme infortuné que pour sa famille. Mon avis serait de ne rien précipiter, d’attendre les nouvelles que va nous apporter le docteur. »

Tout le monde trouva que c’était le parti le plus sage, et l’abbé continua.

« Une autre question, qui exige peut-être une solution plus prompte, se présente en même temps. Le marquis est infiniment touché de l’accueil que sa pauvre nièce a trouvé parmi nous, surtout auprès de notre jeune ami. Je lui ai raconté en détail toute l’histoire ; j’ai dû même la lui répéter, et il témoignait la plus vive reconnaissance. « Ce jeune homme disait-il, a refusé de voyager avec moi, avant de savoir le lien qui nous unit : désormais je ne suis plus pour lui un étranger, dont il ne pouvait connaître l’humeur et les habitudes ; je suis son allié, ou, si vous le voulez, son parent ; et son fils, qu’il ne voulait pas quitter, qui auparavant aurait pu l’empêcher de se joindre à moi, doit devenir maintenant le doux lien qui nous unira plus étroitement l’un à l’autre. Après tout ce qu’il a fait pour moi, qu’il veuille encore m’être utile dans ce voyage ; qu’il m’accompagne ensuite en Italie.

Mon frère aîné le recevra avec joie. Que votre ami ne dédaigne pas l’héritage de son enfant adoptif : d’après une convention secrète entre notre père et son ami, la part qu’il avait assignée à sa fille nous est dévolue, et certainement nous ne priverons pas le bienfaiteur de notre nièce de ce qu’il a mérité. »

Thérèse prit Wilhelm par la main et lui dit :

« Nous voyons de nouveau, par un bel exemple, qu’un bienfait désintéressé est payé avec usure. Suivez ce mystérieux appel, et, en doublant les obligations que le marquis vous aura, tournez vos pas vers un beau pays qui plus d’une fois séduisit votre imagination et votre cœur !

— Je m’abandonne entièrement à mes amis et à leurs directions, dit Wilhelm : c’est vainement qu’on voudrait suivre dans ce monde sa propre volonté. Ce que je désirais posséder, il faut que je l’abandonne, et un bienfait immérité s’impose à moi. »

Wilhelm serra la main de Thérèse et dégagea la sienne, puis il dit à l’abbé :

« Je vous laisse disposer absolument de moi. Si l’on ne m’oblige pas à me séparer de Félix, je consens d’aller où l’on voudra et d’entreprendre tout ce qu’on jugera convenable. »

Après cette déclaration, l’abbé proposa sur-le-champ de laisser partir le marquis ; Wilhelm attendrait le rapport du médecin, et, aussitôt qu’on aurait décidé ce qu’il y avait à faire, il partirait avec Félix. L’abbé, alléguant au marquis qu’il n’était pas obligé d’attendre que son jeune compagnon eût achevé ses préparatifs de voyage, lui conseilla de visiter dans l’intervalle les curiosités de la ville. Le marquis partit, non sans avoir encore exprimé vivement sa reconnaissance, dont il donna des marques, en laissant des présents magnifiques en joyaux, en pierres taillées et en étoffes brodées.

Wilhelm était lui-même prêt à se mettre en voyage, et l’on se sentait d’autant plus impatient de n’avoir aucunes nouvelles du docteur ; on craignait qu’il ne fût arrivé malheur au pauvre joueur de harpe, dans le temps même où l’on pouvait espérer de rendre sa situation infiniment meilleure. On dépêcha le courrier, et, à peine fut-il parti, que le médecin arriva, le soir, avec un étranger, d’une figure et d’un maintien sérieux, grave, imposant, et que nul ne connaissait. Les deux arrivants gardèrent quelques moments le silence ; enfin l’étranger s’approcha de Wilhelm, lui tendit la main et lui dit :

« Ne reconnaissez-vous plus votre ancien ami ? »

C’était la voix du joueur de harpe, mais tout son extérieur était changé. Il portait le costume ordinaire d’un voyageur ; il était proprement et décemment vêtu ; sa barbe avait disparu, ses cheveux étaient bouclés avec quelque soin ; et, ce qui le rendait tout à fait méconnaissable, c’est que sa figure expressive ne portait plus les marques de la vieillesse. Wilhelm l’embrassa avec la joie la plus vive ; on le présenta aux autres personnes ; il se comporta d’une manière fort convenable, et ne se doutait pas que, depuis peu, tout ce monde le connût si bien.

« Vous aurez, dit-il avec un grand calme, de la patience pour un homme qui, si avancé dans la vie qu’il vous paraisse, entre dans le monde comme un enfant sans expérience, après de longues douleurs. C’est à cet homme distingué que je dois de pouvoir reparaître dans la société. »

On lui souhaita la bienvenue, et le docteur proposa sur-le-champ une promenade, afin de couper court à la conversation et de l’amener sur des sujets indifférents. Dès qu’il se trouva seul avec ses amis, il leur donna des éclaircissements.

« C’est au plus singulier hasard, leur dit-il, que nous avons dû la guérison de cet homme. Nous l’avions longtemps soumis, selon nos idées, à un traitement physique et moral ; son état était sensiblement meilleur, mais sa frayeur de la mort était toujours extrême, et il ne voulait pas nous faire le sacrifice de sa barbe et de sa longue robe ; du reste, il prenait plus d’intérêt aux choses du monde, et ses chants, comme ses idées, semblaient se rapprocher de la vie. Vous savez par quelle singulière lettre le pasteur me rappela d’ici. À mon arrivée, je trouvai notre homme tout changé : il avait renoncé de lui-même à sa longue barbe, et s’était laissé coiffer comme tout le monde ; il avait demandé des habits ordinaires, et il semblait tout à coup devenu un autre homme. Nous étions impatients d’approfondir la cause de ce changement, et nous n’osions pas nous en expliquer avec lui : enfin le hasard nous éclaircit ce singulier événement. Un flacon d’opium manquait dans la pharmacie du pasteur : on jugea nécessaire de faire les plus exactes recherches. Chacun s’efforçait de repousser les soupçons loin de soi ; il y eut parmi les gens de la maison des scènes violentes ; enfin notre homme vint nous avouer que c’était lui qui l’avait en sa possession. On lui demanda s’il en avait pris, il dit que non et il ajouta : « Je dois à la possession de cet objet le retour de ma raison. Il dépend de vous de me reprendre ce flacon, mais vous me verrez retomber sans espoir dans mon premier état. Le sentiment qu’il serait désirable pour moi de voir mes souffrances terrestres terminées par la mort fut mon premier pas dans la voie de la guérison ; bientôt l’idée me vint de les faire cesser par une mort volontaire, et c’est dans ce dessein que j’enlevai le flacon ; le pouvoir de mettre fin, en un instant et pour jamais, à mes grandes douleurs m’a donné la force de les supporter, et, depuis que je possède ce talisman, le voisinage de la mort m’a ramené vers la vie. Ne craignez pas que j’en fasse usage, mais décidez-vous, en hommes qui connaissez le cœur humain, à me faire aimer la vie en me laissant maître de la quitter. » Après de mûres réflexions, nous n’insistâmes pas davantage, et il porte maintenant sur lui, dans un solide petit flacon de cristal, ce poison, comme le plus singulier antidote. »

On instruisit le médecin de tout ce qu’on avait découvert, et l’on résolut de garder avec Augustin le plus profond silence. L’abbé se proposa de lui tenir fidèle compagnie et de le faire avancer dans la bonne route où il venait d’entrer. Pendant ce temps, Wilhelm ferait avec le marquis le voyage d’Allemagne. Si l’on pouvait réveiller chez Augustin le désir de revoir sa patrie, on découvrirait à ses parents sa situation, et Wilhelm le ramènerait dans sa famille.

Ses préparatifs de voyage étaient achevés, et, s’il parut d’abord étrange qu’Augustin témoignât de la joie en apprenant que son ancien ami, son bienfaiteur, allait sitôt s’éloigner, l’abbé ne tarda pas à découvrir la cause de ce singulier sentiment. Augustin ne pouvait surmonter l’ancienne peur qu’il avait de Félix, et il souhaitait de voir l’enfant s’éloigner le plus tôt possible.

Tant de personnes étaient arrivées les unes après les autres, qu’on pouvait à peine les loger dans le château et les ailes, d’autant qu’on n’avait pas compté d’abord sur de si nombreuses visites. On déjeunait, on dînait ensemble, et l’on se serait persuadé volontiers qu’on vivait dans une agréable harmonie, tandis que les cœurs aspiraient en secret à se séparer. Thérèse avait fait des promenades à cheval, seule le plus souvent et quelquefois avec Lothaire. Elle avait fait la connaissance de tous les agriculteurs du voisinage, ainsi que de leurs femmes. C’était chez elle une maxime de vie domestique (et elle pouvait bien n’avoir pas tort), qu’il faut être avec voisins et voisines dans les meilleurs rapports et dans un échange perpétuel de bons offices. Il ne semblait pas qu’il fût question de mariage entre elle et Lothaire. Les deux sœurs avaient beaucoup de choses à se dire ; l’abbé paraissait chercher la société d’Augustin ; Jarno avait de fréquentes conférences avec le docteur ; Frédéric s’attachait à Wilhelm, et Félix était partout où il se trouvait à son gré. C’est de la sorte qu’on se réunissait le plus souvent, par couples, à la promenade, quand la société se séparait ; lorsqu’elle était rassemblée, on se hâtait de recourir à la musique, afin de réunir tout le monde en rendant chacun à lui-même.

Le comte vint à l’improviste accroître la société ; il venait chercher la comtesse, et, à ce qu’il paraît, prendre un congé solennel de tous ses parents. Jarno courut le recevoir à sa voiture, et, le nouveau venu lui ayant demandé quelle société il trouverait, il lui répondit, dans un accès d’humeur bouffonne, qui le prenait toujours dès qu’il voyait le comte :

« Vous trouverez réunie toute la noblesse du monde, marquis, marchesi, lords et barons ; il ne nous manque plus qu’un comte. »

Ils montèrent ensemble l’escalier, et Wilhelm fut la première personne qu’ils rencontrèrent dans le vestibule.

« Milord, lui dit en français le comte, après l’avoir considéré un moment, je ne m’attendais pas au plaisir de renouveler ici connaissance avec vous : ou je me trompe fort ou je vous ai vu, à la suite du prince, dans mon château.

— J’eus le bonheur de faire alors ma cour à Votre Excellence, répondit Wilhelm ; seulement vous me faites trop d’honneur en me prenant pour un Anglais de la première noblesse ; je suis Allemand et…

— Un excellent jeune homme ! » dit Jarno, en l’interrompant.

Le comte regarda Wilhelm en souriant et allait répliquer, quand le reste de la société s’avança et lui fit le plus aimable accueil. On s’excusa de ne pouvoir lui offrir sur-le-champ un appartement convenable, et l’on promit d’y pourvoir incessamment.

« Hé ! hé ! répondit-il en souriant, je vois bien qu’on a laissé au hasard le soin de distribuer les logements. Avec de l’ordre et de la prévoyance, que de choses ne peut-on faire ! À présent, je vous en prie, ne déplacez pas pour moi une pantoufle ; autrement, je le vois bien, cela causera un grand désordre ; chacun sera mal logé, et je ne veux pas que personne le soit une heure à cause de moi. Vous avez vu de vos yeux, poursuivit-il, vous, Jarno, et vous aussi, Meister, combien de monde je sus loger commodément dans mon château. Qu’on me donne la liste des hôtes et des domestiques ; qu’on me fasse voir comment chacun est installé maintenant : je ferai un plan de dislocation, tel qu’avec fort peu de peine, chacun trouvera un logement spacieux, et qu’il restera de la place pour les hôtes qui pourront encore nous arriver. »

Jarno se fit aussitôt l’aide-major du comte, lui procura tous les renseignements nécessaires, et se divertit beaucoup, à sa manière, en donnant quelquefois au vieux seigneur de fausses directions. La distribution était achevée ; le comte fit inscrire en sa présence les noms sur toutes les portes, et l’on dut reconnaître qu’avec peu de changements et d’embarras, le but se trouvait atteint parfaitement. Jarno avait d’ailleurs tout dirigé de sorte que les personnes qui se trouvaient alors bien ensemble eussent le même logement.

Quand tous ces arrangements furent terminés, le comte dit à Jarno :

« Aidez-moi à me rappeler ce jeune homme que vous nommez Meister et qui se dit Allemand. »

Jarno garda le silence, car il savait bien que le comte était de ces gens qui ne font des questions que pour instruire les autres. Le comte poursuivit en effet, sans attendre la réponse :

« Vous me l’avez présenté à cette époque et recommandé vivement au nom du prince. Sa mère était peut-être Allemande, mais je réponds que son père est Anglais et homme de qualité. Qui pourrait dire tout le sang anglais qui, depuis trente ans, circule dans les veines allemandes ? Je ne veux pas insister davantage ; vous avez toujours de ces secrets de famille ; mais ce n’est pas à moi qu’on en fait accroire là-dessus. »

Puis le comte rapporta encore maintes choses que Wilhelm avait dû faire dans son château, et Jarno continua de garder le silence, quoique le vieux seigneur confondît plus d’une fois notre ami avec un jeune Anglais de la suite du prince. Le bonhomme avait eu autrefois une excellente mémoire, et il triomphait encore de pouvoir se rappeler les moindres événements de sa jeunesse ; mais il donnait, avec la même assurance, comme des choses vraies, des combinaisons et des fables bizarres, que son imagination lui avait présentées, à mesure que sa mémoire s’affaiblissait davantage. Du reste il était devenu fort doux et fort obligeant, et sa présence eut une influence très heureuse sur la société. Il demandait que l’on fît ensemble quelque bonne lecture ; il indiquait parfois de petits jeux, qu’il dirigeait avec grand soin, s’il n’y prenait point de part, et, comme on admirait ses manières affables, il répondait que c’était le devoir de toute personne qui se retirait du monde pour les grandes affaires, de se prêter d’autant plus aux choses indifférentes.

Au milieu de ces amusements, notre ami avait plus d’un moment d’inquiétude et de chagrin ; le léger Frédéric saisissait mainte occasion de faire allusion au penchant de Wilhelm pour Nathalie. Qu’est-ce qui pouvait lui en suggérer l’idée ? Qui l’autorisait à tenir ce langage ? Et la société ne devait-elle pas croire que, ces deux jeunes hommes étant beaucoup ensemble, Wilhelm avait fait à Frédéric cette imprudente et malheureuse confidence ?

Un jour, ce badinage les avait égayés plus que de coutume, quand Augustin, ouvrant tout à coup la porte avec fracas, se précipite dans la salle en faisant des gestes forcenés : il avait le visage pâle, l’œil hagard ; il voulait parler, et la voix lui manquait. La société fut saisie d’effroi ; Lothaire et Jarno, qui craignaient un nouvel accès de démence, se jettent sur lui et le tiennent fortement. Alors, balbutiant d’abord d’une voix étouffée, puis violente et furieuse, il s’écrie :

« Laissez-moi ! Courez, sauvez l’enfant ! Félix est empoisonné ! »

On le lâcha et tout le monde, saisi d’horreur, courut sur ses pas, en appelant le docteur. Augustin se dirigea vers la chambre de l’abbé, où l’on trouva l’enfant, qui parut effrayé et embarrassé, lorsqu’on lui cria de loin :

« Qu’as-tu fait ?

— Cher papa, répondit Félix, je n’ai pas bu à la bouteille ; j’ai bu au verre : j’avais soif… »

Augustin, les mains jointes, s’écria : « Il est perdu, » puis il se fit jour à travers les assistants et s’enfuit.

On trouva sur la table un verre de lait d’amande et, à côté, une carafe plus qu’à moitié vide. Le docteur arriva ; on le mit au fait, et il reconnut avec effroi, sur la table, le flacon d’opium : il était vide. Il demanda du vinaigre, et mit en usage toutes les ressources de son art.

Nathalie fit transporter l’enfant dans une autre chambre ; elle lui prodiguait ses soins ; l’abbé avait couru à la recherche d’Augustin, pour lui arracher quelques éclaircissements. Le malheureux père l’avait déjà cherché inutilement, et, à son retour, il trouva tous les visages inquiets et troublés. Le docteur avait examiné le lait d’amande qui était dans le verre, et avait reconnu qu’il contenait une très forte dose d’opium. L’enfant était couché sur un lit de repos et paraissait fort malade ; il priait son père qu’on ne lui fît plus avaler rien, qu’on voulût bien ne plus le tourmenter. Lothaire avait envoyé ses gens de tous côtés ; il était parti lui-même à cheval, pour découvrir la trace d’Augustin. Nathalie était assise auprès de Félix : il se réfugia sur ses genoux, la suppliant de le protéger, la priant de lui donner un morceau de sucre : le vinaigre était trop mauvais. Le docteur le permit, disant qu’il fallait laisser un peu de repos à l’enfant, qui était dans la plus affreuse agitation : on avait fait ce que la prudence conseillait ; il ferait tout ce qui était possible. Le comte survint, quelque peu mécontent, à ce qu’il semblait. Il avait l’air grave et même solennel : il imposa les mains à l’enfant, leva les yeux au ciel, et resta quelques moments dans cette attitude. Wilhelm, inconsolable, s’était jeté sur un siège ; il se leva brusquement, porta sur Nathalie un regard plein de désespoir et sortit. Bientôt après, le comte se retira.

« Je ne puis concevoir, dit le médecin, au bout de quelque temps, qu’il ne se manifeste pas chez l’enfant le moindre symptôme d’un état dangereux. D’une seule gorgée, il doit avoir pris une énorme dose d’opium, et je ne trouve dans l’état de son pouls rien que je ne puisse attribuer à mes remèdes et à la frayeur que nous lui avons causée. »

Bientôt après, Jarno apporta la nouvelle qu’on avait trouvé dans les combles Augustin baigné dans son sang ; un rasoir était auprès de lui ; il s’était coupé la gorge. Le docteur y courut, et rencontra dans l’escalier les domestiques qui apportaient le blessé. Il fut couché sur un lit, et la blessure soigneusement examinée. L’incision avait atteint la trachée-artère ; une forte hémorragie avait amené un évanouissement, mais on remarqua bientôt qu’il y avait encore de la vie, encore de l’espérance. Le docteur plaça le corps dans l’attitude convenable, rapprocha les parties séparées et banda la plaie. Tout le monde passa la nuit dans l’angoisse et l’insomnie. L’enfant ne voulait pas quitter Nathalie. Wilhelm était assis devant elle sur un tabouret ; les pieds de Félix reposaient sur ses genoux, la tête et la poitrine sur ceux de Nathalie : ils se partagèrent de la sorte ce fardeau chéri et ces soins douloureux, et restèrent jusqu’au jour dans cette posture incommode. Nathalie avait donné sa main à Wilhelm ; ils ne disaient pas un mot, regardaient l’enfant et se regardaient l’un l’autre. Lothaire et Jarno étaient assis à l’autre bout de la chambre, engagés dans une conversation importante, que nous rapporterions volontiers à nos lecteurs, si nous étions moins pressés par les événements. L’enfant dormit doucement, s’éveilla de bon matin tout joyeux, sauta par terre et demanda une tartine de beurre.

Dès qu’Augustin se fut un peu remis, on tâcha d’obtenir de lui quelques éclaircissements. On apprit, non sans peine, et par degrés seulement, qu’à la suite de la malheureuse dislocation du comte, étant logé dans la même chambre que l’abbé, il avait trouvé le manuscrit et lu son histoire ; qu’elle lui avait causé une horreur sans égale, et qu’il s’était jugé indigne de vivre plus longtemps ; aussitôt, selon sa pensée habituelle, il avait eu recours à l’opium, l’avait versé dans un verre de lait d’amande ; mais, saisi d’effroi en le portant à ses lèvres, il avait posé le verre sur la table pour courir au jardin et contempler encore une fois la nature : à son retour, il avait trouvé l’enfant occupé à remplir de nouveau le verre où il avait bu.

On conjurait le malheureux de se calmer : il pressait la main de Wilhelm, avec des mouvements convulsifs.

« Ah ! disait-il, pourquoi ne t’ai-je pas quitté depuis longtemps ? Je savais bien que je tuerais l’enfant et que l’enfant me tuerait.

— Il est vivant, » répondit Wilhelm.

Le docteur, qui avait écouté attentivement, demanda à Augustin si tout le lait d’amande était empoisonné.

« Non, répondit-il, mais seulement celui qui était dans le verre.

— Ainsi, dit le docteur, par le hasard le plus heureux, l’enfant a bu à la bouteille. Un bon génie a dirigé sa main, et l’a détourné de choisir la mort qui s’offrait à lui toute prête.

— Non ! non ! s’écria Wilhelm avec désespoir. Cette déclaration est foudroyante ! Félix a dit expressément qu’il avait bu au verre et non à la bouteille. Sa santé n’est qu’une apparence ; il va mourir dans nos mains. »

En disant ces mots, il courut à son fils : le docteur le suivit, et dit à l’enfant, en lui faisant des caresses.

« N’est-il pas vrai, Félix, que tu as bu à la bouteille et non au verre ? »

L’enfant se mit à pleurer. Le docteur rapporta secrètement à Nathalie ce qui s’était passé. Elle fit à son tour d’inutiles efforts pour savoir de Félix la vérité. Il pleurait toujours plus fort et finit par s’endormir. Wilhelm veilla près de lui ; la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, on trouva Augustin mort dans son lit ; il avait trompé la vigilance de ses gardiens, en feignant de dormir, avait arraché sans bruit l’appareil de sa blessure et avait perdu tout son sang.

Nathalie mena l’enfant promener : il était joyeux comme en ses plus heureux moments.

« Tu es bonne, lui dit-il, tu ne veux pas me gronder ni me battre : je te dirai la vérité ; j’ai bu à la bouteille. Maman Aurélie me donnait sur les doigts, quand je prenais la carafe ; papa me regardait d’un air fâché : j’ai cru qu’il voulait me battre. »

Nathalie vole au château ; elle rencontre Wilhelm, encore plein d’angoisse :

« Heureux père, lui dit-elle, en mettant Félix dans ses bras, ton fils t’est rendu. Il a bu à la bouteille, sa mauvaise habitude l’a sauvé. »

On rapporta cet heureux événement au comte, qui prêta l’oreille, en montrant cette confiance souriante, tranquille, modeste, avec laquelle on daigne souffrir l’erreur des bonnes gens. Jarno, qui observait tout, ne pouvait cette fois s’expliquer un si haut degré de satisfaction personnelle ; mais il découvrit enfin, après force détours, que le comte était convaincu que l’enfant avait pris réellement le poison, mais qu’il lui avait miraculeusement sauvé la vie par sa prière et par l’imposition des mains. Aussitôt le comte résolut de partir. Suivant son habitude, il eut bientôt plié bagage. Au moment du départ, la belle comtesse prit la main de Wilhelm, avant d’avoir quitté celle de Nathalie, les pressa l’une et l’autre dans les siennes, détourna vivement la tête et monta en voiture.

Tant d’événements affreux et extraordinaires, qui s’étaient succédé rapidement, qui avaient arraché la société à ses habitudes, et mis tout en désordre et en confusion, avaient répandu dans le château comme une agitation fiévreuse. Les heures de la veille et du sommeil, des repas et des conversations, étaient bouleversées. Hors Thérèse, personne n’était resté dans son ornière : les hommes cherchèrent à réveiller leur bonne humeur par des boissons spiritueuses, et, en se procurant une gaieté factice, ils éloignaient la gaieté naturelle, la seule qui nous donne une sérénité et une activité véritables.

Wilhelm était agité et troublé par les plus violentes passions ; ces secousses affreuses, inattendues, l’avaient mis hors d’état de résister à l’amour qui s’était emparé de son cœur. Félix lui était rendu, et cependant tout semblait lui manquer ; Werner lui avait envoyé les lettres de change : il ne lui fallait plus, pour se mettre en voyage, que le courage de s’éloigner. Tout le pressait de partir. Il pouvait deviner que Lothaire et Thérèse n’attendaient que son éloignement pour célébrer leur mariage. Contre son habitude, Jarno était silencieux, et semblait même avoir perdu quelque chose de sa sérénité accoutumée. Heureusement le docteur vint au secours de notre ami, en le déclarant malade et le soumettant à ses ordonnances.

La société se rassemblait tous les soirs, et le pétulant Frédéric, qui d’ordinaire avait bu plus que de raison, s’emparait de la conversation, et, à sa manière, par mille citations et mille allusions facétieuses, provoquait le rire dans toute la société, et la mettait assez souvent dans l’embarras, en se permettant de penser tout haut. Il semblait ne pas croire du tout à la maladie de son ami. Un soir, que la compagnie était rassemblée :

« Docteur, s’écria-t-il, comment appelez-vous le mal qui a surpris notre ami ? Ne pouvez-vous y appliquer une des trois mille dénominations dont vous habillez votre ignorance ? Des cas semblables n’ont pas manqué sans doute. Il s’en trouve un pareil, poursuivit-il avec emphase, dans l’histoire d’Égypte ou de Babylone. »

On se regardait en souriant.

« Comment s’appelait ce roi ?… » poursuivit-il, et il s’arrêta un moment, puis, reprenant la parole :

« Si vous ne voulez pas venir à mon secours je saurai bien m’en tirer moi-même. »

En parlant ainsi, il ouvrit brusquement les deux battants de la porte, et, indiquant du doigt le grand tableau du vestibule :

« Comment appelez-vous ce roi à longue barbe, qui se désole au pied du lit de son fils malade ? Comment s’appelle la jeune beauté qui entre dans la salle, et qui porte dans ses yeux fripons et modestes le poison et l’antidote ? Comment se nomme le bélître de médecin, qu’un trait de lumière éclaire enfin dans ce moment, et qui trouve, pour la première fois de sa vie, l’occasion de prescrire une ordonnance raisonnable, d’offrir un remède qui guérit radicalement, et qui est aussi agréable que salutaire ? »

Frédéric continua sur ce ton ses plaisanteries. La société faisait aussi bonne contenance qu’elle pouvait, et cachait son embarras sous un rire forcé ; une légère rougeur couvrit les joues de Nathalie et trahit les mouvements de son cœur. Heureusement elle se promenait dans le salon avec Jarno : quand elle fut près de la porte, elle sortit doucement, fit quelques tours dans le vestibule et se retira chez elle. La compagnie gardait le silence ; Frédéric se mit à danser et à chanter :

« Oh ! vous verrez des merveilles ! Ce qui est fait est fait : ce qui est dit est dit : avant que le jour brille, vous verrez des merveilles. »

Thérèse avait suivi Nathalie : Frédéric entraîna le docteur devant le grand tableau, fit une risible apologie de la médecine et s’éclipsa. Lothaire s’était tenu jusqu’alors dans l’embrasure d’une fenêtre, et, restant immobile, il regardait dans le jardin ; Wilhelm était dans la plus affreuse situation, et, même alors, se trouvant seul avec son ami, il garda quelque temps le silence ; il passa rapidement en revue sa vie passée ; enfin, jetant les yeux avec effroi sur sa position présente, il se leva brusquement de son siège et s’écria :

« Si je suis coupable de cet incident, de ce qui nous arrive à l’un et à l’autre, punissez-moi ! Pour mettre le comble à mes souffrances, retirez-moi votre amitié, et laissez-moi, sans consolation, errer dans le monde, où j’aurais dû disparaître depuis longtemps. Mais, si vous voyez en moi la victime d’une complication fortuite et cruelle, d’où je ne pouvais me dégager, donnez-moi l’assurance que votre affection, votre amitié, me suivra dans un voyage que je n’ose plus différer. Un jour viendra où je pourrai vous dire ce que j’éprouve maintenant. Peut-être suis-je puni, pour ne m’être pas ouvert à vous assez tôt, pour avoir différé de me montrer à vous sans réserve, tel que je suis. Vous m’auriez secouru, vous m’auriez délivré à propos. Mais encore, encore aujourd’hui, j’ouvre les yeux sur moi-même, toujours trop tard, toujours en vain. Comme je méritais la censure de Jarno ! Comme je croyais l’avoir comprise ! Comme j’espérais la mettre à profit et commencer une vie nouvelle ! Le pouvais-je ? Était-ce mon devoir ? C’est en vain que les hommes s’accusent eux-mêmes, qu’ils accusent la destinée. Nous sommes malheureux et nés pour le malheur ; et n’est-ce pas absolument égal que notre propre faute, une influence supérieure ou le hasard, la vertu ou le vice, la sagesse ou la folie, nous précipitent dans l’abîme ? Adieu, je ne resterai pas un moment de plus dans la maison où, malgré moi, j’ai violé si affreusement les droits de l’hospitalité. L’indiscrétion de votre frère est impardonnable ; elle met le comble à mon malheur ; elle me réduit au désespoir.

— Et que diriez-vous, répondit Lothaire en lui prenant la main, si votre union avec ma sœur était la condition secrète sous laquelle Thérèse a résolu de se donner à moi ? La noble fille a imaginé de vous offrir ce dédommagement ; elle a juré que les deux couples marcheraient le même jour à l’autel. « Sa raison m’a choisie, dit-elle, son cœur demande Nathalie, et ma raison viendra au secours de son cœur. » Nous sommes convenus de vous observer, vous et Nathalie ; nous avons mis l’abbé dans notre confidence, et nous avons dû lui promettre de ne faire aucune démarche pour avancer cette union, et de laisser les choses suivre leur cours. Nous avons obéi ; la nature a fait son œuvre, et mon étourdi de frère n’a fait que secouer le fruit mûr. Puisque nous sommes si merveilleusement réunis, sachons nous créer une vie qui sorte de la ligne commune. Déployons ensemble une honorable activité. On ne saurait croire tout ce qu’un homme éclairé peut faire pour lui-même et pour les autres, lorsque, sans vouloir dominer, il prend plaisir à être le tuteur de beaucoup de gens, les engage à faire, en temps opportun, ce qu’au fond ils feraient tous volontiers et les mène à leur but, qu’ils voient la plupart fort bien devant eux, mais dont ils manquent le chemin. Formons dans ce dessein une alliance. Ce n’est point une rêverie : c’est une idée parfaitement exécutable, et que de nobles cœurs ont souvent réalisée, mais sans en avoir toujours une idée claire. Ma sœur Nathalie en est un exemple frappant. Il sera toujours impossible d’égaler l’activité bienfaisante dont la nature a doué cette belle âme : oui, elle mérite ce titre d’honneur plus que personne, plus, si j’ose le dire, que notre noble tante elle-même, qui, dans le temps où notre bon docteur mit en ordre son manuscrit, était le plus beau caractère de notre famille. Dans l’intervalle, Nathalie s’est développée, et l’humanité se glorifie de l’avoir produite. »

Lothaire allait poursuivre, quand Frédéric accourut, en poussant des cris de joie :

« Quelle couronne ai-je méritée ? Et comment me récompenserez-vous ? Tressez le myrte, le laurier, le lierre, le chêne le plus frais que vous pourrez trouver. Vous avez tant de mérites à couronner en moi ! Wilhelm, Nathalie est à toi ! Je suis l’enchanteur qui a découvert ce trésor !

— Il extravague ! dit Wilhelm ; je m’enfuis.

— As-tu des ordres ? dit le baron à son frère, en retenant Wilhelm.

— Je parle de ma propre autorité, répliqua Frédéric, et aussi par la grâce de Dieu, si vous voulez : comme j’étais courtier de mariage, maintenant je suis ambassadeur. J’ai écouté à la porte : elle a tout confessé à l’abbé !

— Impudent ! s’écria Lothaire : qui t’ordonnait d’écouter !

— Qui leur ordonnait de s’enfermer ? J’ai tout entendu parfaitement. Nathalie était fort émue. Dans la nuit où Félix parut si malade, et reposait à moitié sur ses genoux ; lorsque tu étais assis, inconsolable, devant elle, et que tu partageais avec elle le fardeau chéri, elle fit vœu, si l’enfant mourait, de t’avouer son amour et de t’offrir elle-même sa main. L’enfant vit, pourquoi changerait-elle de sentiment ? Ce qu’on a promis de la sorte une fois, on le tient, quoi qu’il arrive. À présent, le tonsuré va paraître, et il croira nous annoncer des merveilles. »

L’abbé entra dans la chambre.

« Nous savons tout, lui cria Frédéric. Abrégeons, car vous ne venez plus que pour les formalités : c’est tout ce qu’on demande à nos révérends !

— Il a écouté, dit le baron.

— L’impertinent ! s’écria l’abbé.

— Vite, reprit Frédéric, à quoi se réduisent les cérémonies ? On les peut compter sur les doigts. Vous allez voyager : l’invitation du marquis vient fort à propos. Une fois que vous aurez passé les Alpes, tout s’arrangera chez nous ; les gens vous sauront gré, si vous faites quelque entreprise extraordinaire. Vous leur procurez une distraction qui ne leur coûte rien. C’est comme si vous donniez un bal public : tous les rangs peuvent y prendre part.

— Vous avez déjà procuré souvent au public de ces fêtes populaires, repartit l’abbé, et il paraît qu’aujourd’hui je ne pourrai placer un mot.

— Si tout n’est pas comme j’ai dit, répliqua Frédéric, dites mieux que moi ! Venez chez elle, venez. Allons la voir et nous réjouir. »

Lothaire embrassa son ami et le conduisit chez Nathalie. Elle vint au-devant d’eux avec Thérèse. Tout le monde gardait le silence.

« Point de lenteurs ! dit Frédéric. Il faut que vous soyez prêts à partir dans deux jours. Qu’en dites-vous, mon ami ? poursuivit-il en s’adressant à Wilhelm… Quand nous fîmes connaissance, quand je vous demandai ce joli bouquet, qui aurait pu croire que vous recevriez un jour de ma main une pareille fleur ?

— Veuillez, dans ce moment de bonheur suprême, ne pas me rappeler ce temps-là !

— Et vous ne devez pas en rougir, pas plus qu’on ne doit rougir de sa naissance. Ce temps était bon, et je ne puis te regarder sans rire : il me semble voir Saül, le fils de Cis, qui partit pour chercher les ânesses de son père, et qui trouva un royaume.

— Je ne sais pas ce que vaut un royaume, répondit Wilhelm, mais je sais que j’ai obtenu un bonheur dont je ne suis pas digne, et que je ne changerais pas contre tout l’univers. » - FIN


Date de dernière mise à jour : 28/09/2023