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Le caniche noir - T. Combe

 T. Combe, de son vrai nom : Adèle Huguenin, née le 6 août 1856 au Locle et morte le 25 avril 1933 aux Brenets, est une écrivaine suisse.

 

Seconde enquête de François Lecamp, détective aveugle, racontée par Mme Lecamp

Mon mari désire que ce soit moi qui raconte cet épisode. Je me sens un peu intimidée, mais je ferai de mon mieux. Je tiens à dire, pour compléter l’histoire de la bague à trois chatons, que mon beau-frère Henri refusa absolument sa part de la récompense, déclarant que son rôle n’avait eu aucune importance à côté de celui de François.

Il est vrai qu’à ce moment-là nous n’étions pas trop à l’aise, puisque la pension de mon mari n’était pas encore réglée ; nous touchions deux cents francs par mois et une allocation de vie chère ; François gagnait un peu d’argent à faire des cassettes et de petites étagères, et moi je cousais, mais pas beaucoup, ma santé n’étant pas rétablie.

Si l’œil-de-chat avait jusqu’alors porté malheur à tout le monde, à nous il nous porta bonheur, car il fut le début des enquêtes de mon mari, qui le guérirent de son cafard, et qui apportèrent des ressources à notre ménage.

Il s’était passé une semaine depuis l’arrivée du chèque de M. Choux. Léonie, la femme de chambre du Veau-Bleu, qui s’était un peu brouillée avec nous, nous refaisait bonne mine ; j’avais recommencé à travailler pour Mme Marceau, chaque après-midi, pendant que François était occupé à écrire. Tout était comme auparavant.

Le jeudi matin, j’étais sortie pour faire mon marché, et je rentrais un peu ennuyée ; je n’avais pas eu de chance avec mes achats. Mon mari aime beaucoup le foie de bœuf lardé, que je fais mijoter trois heures, et qu’on mange froid le second jour, car il est aussi fondant que du foie d’oie.

— Tu vas être déçu, dis-je à François. Je ne rapporte pas de foie. Pourtant, j’en avais retenu 250 grammes, ça ne vaut pas la peine d’en mettre moins puisqu’il faut le mijoter trois heures. Mais voilà que M. Groboux n’en avait plus que 150 grammes. Il s’est bien excusé, il m’a dit : « Vous comprenez bien que je n’aime pas déplaire à un type comme Famôse. Il est rancunier. On ne sait jamais. Il lui fallait 100 gr. de foie ; j’ai coupé ça à votre morceau… Vous ne voulez pas ce qui reste ?… Ce sera pour la prochaine fois. »

— Cent grammes de foie, ce n’est pas gros, dit mon mari. Qu’est-ce que Famôse en va faire ? Qui est Famôse ?

— Ça doit être un pêcheur, il apporte souvent des truites au Veau-Bleu, et même en temps défendu, je crois… On dit qu’il est Alsacien, il a un drôle d’accent. Famôse n’est pas son nom, c’est un mot qu’il dit souvent. Il vit comme un sauvage dans sa petite maison délabrée, sur la route des Courtils…

— Cent grammes de foie, dit François, ça sera pour faire des appâts, probablement, des boulettes pour les poissons… Qu’est-ce que tu vas mettre pour notre dîner, ma bonne Lucie ?

— Un pot-au-feu tout bonnement, j’ai du temps jusqu’à six heures.

— Mais n’oublie pas le foie lardé à la première occasion, dit François.

Rien n’alla bien ce jour-là, j’eus plusieurs guignons, et le bœuf était dur, ce qui me fâcha davantage contre M. Groboux. Il était dix heures du soir et nous allions nous coucher quand on frappa à notre porte. C’était Léonie qui ne fit que passer sa tête et qui demanda :

— Ali n’est pas chez vous, par hasard ?

— Ali ?

— Oui, le caniche noir de Mme Fouquet. Il n’est pas rentré, et ces deux femmes mettent tout le monde en l’air. Elles ne se coucheront pas de toute la nuit. La grasse Catherine est aussi folle que sa maîtresse.

— Ali sera en bonne fortune, dit François.

— Eh bien non ! il est très régulier dans ses habitudes, il rentre à six heures pour manger, Catherine lui fait faire sa petite promenade, et il se paniote. Il court un peu, c’est vrai, mais l’après-midi…

— Ce qui est certain, c’est qu’Ali n’est pas chez nous… Nous ne l’avons pas aperçu, dis-je. C’est malheureux tout de même de donner son cœur à un chien ! fis-je quand Léonie fut partie.

— Que veux-tu ! répondit mon mari avec cette sorte de petite amertume qu’il a quelquefois… Toutes les femmes n’ont pas la chance d’avoir un mari aveugle pour s’occuper…

Le lendemain, qui est-ce qui frappait chez nous à la première heure ? La grosse Catherine de Mme Fouquet.

— Monsieur, fit-elle à mon mari qui arrangeait ses outils sur son établi, c’est-y bien vous qui tirez les cartes pour retrouver les objets perdus ?

— Non, ce n’est pas moi, dit François en riant. Je serais bien empêché de tirer les cartes. Qui êtes-vous, ma bonne personne ?

— C’est Mlle Catherine, dis-je. Eh bien ? votre polisson d’Ali est-il rentré ?

— Non, il n’est pas rentré ; Madame pleure comme une fontaine, moi j’ai couru partout, j’ai sifflé et appelé Ali toute la nuit dans toutes les rues, à tant que le gendarme m’a menacée de faire procès-verbal pour tapage « octurne ». Pour moi, Ali se sera battu, il est fier comme un Turc, un plus gros que lui l’aura saigné… Vrai, vous ne tirez pas les cartes, monsieur Lecamp ? Mme Chaudron me l’avait assuré… Vous lui avez retrouvé une bague qu’elle avait perdue…

— Eh bien, oui, fit mon mari à Mlle Catherine, je tire les cartes à ma manière. Quelle récompense votre patronne donnera-t-elle si on lui retrouve son chien ?

— Ah ! ça, elle n’y regardera pas. Elle ira jusqu’à cent francs… Elle l’a dit au gendarme qui a passé à bonne heure ce matin…

Quand Mlle Catherine fut partie, je dis à mon mari :

— Ce serait gentil de lui retrouver son caniche, à Mme Fouquet. Je sais qu’elle y tient comme à la prunelle de ses yeux. C’était le chien de son fils qui a été tué à la guerre…

— Ce serait gentil aussi de gagner cent francs ; je commencerais à me prendre au sérieux comme soutien de famille, fit-il. Je n’apporte que ma pension au ménage, et bien peu de travail, pendant que tu t’éreintes…

— Attends un peu qu’on vous accorde les six mille dont on parle ; tu me feras rentière alors, dis-je pour le remonter.

Il haussa les épaules, et toute la matinée il eut l’air préoccupé et fut silencieux.

L’après-midi nous avions l’habitude de faire une promenade, mais après cinq heures seulement. Ce jour-là, François voulut sortir plus tôt, dès trois heures. Il n’y avait guère qu’un chemin pour quitter le bourg, c’était celui des Courtils, qui menait dans la campagne, après avoir longé de beaux jardins maraîchers et des cultures ; ces courtils ou enclos, les uns petits, cultivés par des gens de la ville, les autres importants, appartenant à des jardiniers de profession, avaient donné son nom au chemin. Plus loin on rejoignait la rivière et on pouvait la suivre par le sentier de halage, sous des saules. Tout cela était fort joli, et François se l’était fait décrire par moi, pour voir par mes yeux et pour jouir davantage de la promenade.

Au bout d’une demi-heure, étant resté sans parler, il me dit tout à coup :

— Nous sommes presque au bout des enclos, n’est-ce pas ?

— Oui, nous avons passé le dernier ; nous sommes à la petite porte du terrain qui appartient au certain Famôse.

— Tiens ! fit mon mari, puisque nous y sommes tout portés, si nous entrions chez ce pêcheur, et si nous achetions deux petites truites dans le cas où il en aurait de fraîches ?

La truite, c’est cher pour nous, mais je ne dis rien, car je suis trop heureuse quand mon mari, privé comme il est, a envie de quelque chose. Je poussai donc la petite porte à claire-voie, un peu disloquée, où commençait une allée de cailloux et d’herbe, entre des planches de potager mal tenues, qui menait à la maisonnette, vieille et délabrée, dont le mur de gauche s’affaissait si bien que le toit penchait de ce côté et ressemblait à un chapeau mis de travers sur l’oreille. Nous n’avions pas fait dix pas qu’une grosse voix retentit :

— Qui fa là !

L’accent était alsacien, et j’y trouvai aussi quelque chose de l’ordinaire bonhomie alsacienne.

— Avançons toujours, me dit François.

Famôse sortit d’une sorte de petit hangar accotté contre la maison.

— Que foulez-vous ? demanda-t-il. Ah ! c’est monsieur l’aveugle de guerre qu’on m’en a parlé… Moi j’ai servi dans la Légion étrangère, du temps que notre Alsace était allemande. Ce m’a fait citoyen français. Je suis sorti sergent. Du reste, vienne la paix, notre Alsace sera française et tous les Alsaciens seront Français.

— C’est très intéressant, dit François, mais en passant, ma femme et moi, nous voulions vous demander si vous avez encore deux petites truites à nous vendre…

— Eh ! j’en ai deux et même trois, pêchées de ce matin… J’ai la douzaine, qui était promise au Veau-Bleu. Famôse ! Mais le gros Marceau se contentera de neuf ou dix. Pour vous obliger. Parce que vous avez fait la guerre… Famôse !

— C’est très gentil, dis-je, Voudriez-vous bien aller nous les peser ?…

— Pas de ça ! pas de ça ! fit-il. Le soldat les acceptera en cadeau d’un vieux soldat…

— Je ne l’entends pas ainsi, fit mon mari.

Mais déjà Famôse était entré dans la maison…

— C’est gênant ! dit François. Non, non, il faut payer. Maintenant, Lucie, conduis-moi vers l’endroit d’où il sortait.

— C’est un petit appentis en planches…

— Entrons-y…

— Crois-tu ? N’est-ce pas indiscret ?…

— Entrons-y, répéta mon mari d’un ton péremptoire.

Il n’y avait que dix pas à faire.

— Ça doit être sombre, je sens que c’est frais, dit François. Tu ne perçois pas une odeur particulière ? Vois-tu quelque chose ?

— Je vois une scie, des clous sur une sorte d’établi, un marteau. Il y a une grande caisse clouée, par terre…

— Où est cette caisse, que je me rende compte ?

Mon mari la tâta dans tous les sens comme s’il la mesurait, puis il me dit :

— Tu n’as rien d’autre à signaler ? Rien ne te frappe ? Il n’y a pas de bouteilles, pas d’éponge qui traîne quelque part ?…

— Non, je ne vois rien.

— Dans ce cas, sortons vite. Retournons à l’endroit où nous étions.

Nous avions l’air de n’en avoir pas bougé quand Famôse revint. Il tenait un petit paquet mouillé qu’il me mit dans les mains.

— En voilà trois bien belles, fraîches comme la rosée ; je les ai mises dans des herbes humides, un papier parchemin autour ; ça me fait plaisir de vous les offrir... Famôse ! Famôse !

— Mais j’insiste pour les payer, dit François.

— Je n’accepterai pas un centime. À présent, écoutez, on va se dire bonjour et au revoir, car je suis pressé.

Mon mari tâta sa montre Braille dans son gousset :

— Vous avez le temps, dit-il, le train pour Paris ne part que dans une heure.

Cette remarque de mon mari m’étonna ; à quel propos parlait-il du train de Paris ? Je vis que Famôse le regardait du coin de l’œil et paraissait interloqué…

— Si j’étais vous, poursuivit mon mari, je n’irais pas à la gare…

Famôse fronça les sourcils et toute sa mine devint violente…

— Vous êtes encore un drôle de mec ! proféra-t-il. Est-ce que mes affaires vous regardent ? Allons, videz-moi la place, vous deux !

Il s’avança contre nous, d’un air menaçant.

— Nous nous en irons bien, dis-je, mais reprenez votre petit paquet, puisque vous vous fâchez...

— Pas de ça, ce que j’ai donné, je ne le reprends pas ! Fichez-moi le camp avec vos truites…

— C’est à cause de ce cadeau, insista François, que je vous donnais le conseil de ne pas aller à la gare… Si vous n’acceptez pas le conseil, je n’accepte pas les truites. Pose le paquet quelque part, Lucie, et allons-nous-en.

Famôse nous avait déjà tourné le dos et se dirigeait vers l’appentis où nous avions pénétré quelques minutes auparavant.

Je regrettais ces trois jolies truites, mais évidemment il n’y avait pas moyen de les prendre en cadeau, du moment qu’on nous mettait à la porte. Quand nous fûmes sur la route, mon mari me dit :

— Y a-t-il un raccourci qui mène à la gare ?

Il y avait un sentier fort étroit à travers les enclos, j’en cherchai l’entrée ; on n’y pouvait marcher que l’un derrière l’autre, ce qui n’était guère commode pour nous. François me fit prendre sa canne par le corbin ; il tenait l’autre bout, et c’est ainsi que je le guidai pendant dix bonnes minutes. Mon mari me dit au bout d’un moment :

— Tu n’as vraiment pas senti une odeur particulière autour de la maison de Famôse ; surtout dans l’appentis ?

— Oui… peut-être… Il y a toujours des odeurs dans les endroits renfermés. Tu sais, François, que je n’ai pas beaucoup d’odorat…

Mon mari continua :

— Nous serons à la gare avant Famôse. J’aurai un mot à lui dire ; tu me laisseras avec lui, et tu iras aussi vite que possible chez Mme Fouquet. Tu la ramèneras toi-même sans perdre une minute ; ne donne pas d’explications.

— Je serais bien embarrassée d’en donner, fis-je. Tu me conduis d’énigme en énigme.

— Rien qu’avec un peu d’odorat, tu comprendrais tout, dit François, en riant.

Nous sortions de l’étroit sentier, nous n’avions plus qu’à suivre la grande route qui nous menait à la gare en cinq minutes.

— Allons dans la salle des colis grande vitesse, me dit François. Près de la porte. Dès que tu apercevras Famôse, tu m’avertiras. Il poussera probablement une brouette avec une caisse dessus.

En effet, nous n’avions pas attendu dix minutes que Famôse entrait, roulant sa brouette près du long comptoir qui traversait la salle. Je m’approchai de lui avec mon mari.

— Voici M. Famôse à qui tu voulais dire un mot, fis-je, en posant la main de mon mari sur le bras de Famôse.

— Ah ! parfaitement, s’exclama mon mari d’un ton de vive satisfaction. Monsieur Famôse – excusez-moi si j’ignore votre véritable nom – vous avez été si aimable pour moi il y a peu d’instants que vous ne me refuserez pas votre bras pendant que ma femme court en ville pour une commission pressante… À tout à l’heure donc, Lucie.

J’hésitai une minute à laisser mon mari tout seul dans cette gare, et comme j’hésitais, je l’entendis encore qui disait à Famôse :

— Comprenez-moi, mon brave homme, je vous parle comme à un camarade soldat, puisque vous avez été légionnaire. Ne faites pas partir ce colis...

J’avais déjà trop tardé. Comme je sortais de la salle à la hâte, je heurtai presque, sur le seuil, l’agent de police qui se tenait à la gare pour le départ et l’arrivée des trains principaux. Je le connaissais un peu, ayant travaillé pour sa femme… J’eus l’inspiration de lui dire en passant :

— Monsieur l’agent, ayez l’obligeance de jeter de temps en temps un coup d’œil du côté de mon mari qui est là, près du comptoir, avec Famôse. Il n’y voit pas, comme vous savez. Moi je suis obligée de le quitter un instant pour courir en ville…

— Bien, bien, madame Lecamp, soyez tranquille… J’y aurai l’œil, et le bon.

Je n’aurais jamais cru que je pourrais courir si vite, moi qui n’ai plus beaucoup de souffle depuis ma pneumonie. C’est que j’étais inquiète, pensez ! Il ne me fallut pas beaucoup de paroles pour mettre en branle Mme Fouquet et sa grosse Catherine.

— Mon mari vous prie de venir à la gare immédiatement... C’est important... Vite, s’il vous plaît. Je l’ai laissé seul…

— C’est-y pour Ali ? demanda Catherine.

— Je ne sais pas. Venez vite…

Par bonheur, Mme Fouquet était justement prête à sortir, avec son chapeau sur la tête. Je l’emmenai aussi rapidement que ses jambes âgées voulurent la porter, et Catherine soufflait derrière nous…

Dans la salle des colis grande vitesse, mon mari, à la même place, son bras passé sous celui de Famôse, était en grande discussion avec un homme d’équipe qui allait soulever la caisse de dessus la brouette pour la peser…

— Cette caisse ne partira pas ! disait mon mari d’une voix très haute…

— Vous êtes fou ! criait Famôse. Cette caisse, c’est moi que je l’expédie…

Et juste à l’instant où je rejoignais mon mari d’un côté en lui disant : « François, madame Fouquet est ici avec Catherine », l’agent de police s’approchait de l’autre côté en disant d’un ton sévère :

— Qu’est-ce que c’est ? De quel agissement s’agit-il ?

— Il s’agit, dit mon mari, de cette caisse.

— C’est l’agent de police, M. Collignon, qui te parle, dis-je à François pour qu’il n’aille pas manquer de respect à un agent.

— Ah ! très bien, cela se trouve à merveille, fit mon mari. Allons, monsieur Famôse, vieux camarade, pour la dernière fois, êtes-vous disposé à remporter cette caisse chez vous sur votre brouette, accompagné de moi-même, de ma femme et des deux dames qui viennent d’arriver ? Nous discuterons l’affaire chez vous, et cela vaudra beaucoup mieux, croyez-moi !

La seule réponse de Famôse fut une bordée de jurements. Il s’adressa à l’homme d’équipe :

— Allez-vous me mettre cette caisse sur la balance, b… de t… de n… de D…, etc…

— Madame Fouquet ! appela mon mari.

— Je suis ici, monsieur Lecamp, me voici… Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi m’avez-vous envoyé votre femme ?

— Madame Fouquet, requérez l’agent de police, et qu’il ordonne à Famôse d’ouvrir devant vous la caisse qu’il est en train d’expédier à Paris. Vous y trouverez ce que vous avez beaucoup cherché.

— Non !… Comment ! s’écria la pauvre femme haletante. Vous ne voulez pas dire… Monsieur l’agent, faites ouvrir cette caisse immédiatement…

— Pas de ça ! hurla Famôse…

Alors il se pencha vers mon mari et lui souffla à l’oreille, mais je l’entendis :

— Le légionnaire se rend…

— Dans ce cas, demi-tour à gauche avec la brouette ! fit mon mari d’un ton joyeux. Merci, monsieur l’agent, votre intervention a fait bon effet, mais nous allons arranger la petite affaire à l’amiable… Donc, reprenons notre promenade, ma bonne Lucie… Tu vas être éreintée… Et pourtant nous faisons une fameuse journée… Ah ! mon pauvre Famôse, on suivrait ta brouette à trois kilomètres… Tu n’es pas encore assez malin, mon vieux !…

— Ça, oui, vous êtes plus malin que moi, ronchonna Famôse. Il me faudra deux mots d’explication.

Nous faisions un drôle de cortège, car Famôse, par méchanceté, courait presque avec sa brouette, et nous, les trois femmes, nous avions toutes les peines du monde à le suivre ; on nous regardait dans la rue de la Gare, puis ce fut la route poudreuse et enfin le chemin des Courtils… la maisonnette de Famôse.

Mme Fouquet et Catherine n’en pouvaient plus… Elles se laissèrent tomber sur un vieux banc de charpentier devant la porte de l’appentis. Tout le monde s’arrêta. Famôse lâcha les bras de sa brouette.

— Avant tout, commença mon mari, entendons-nous sur deux points, madame Fouquet. Si je vous rends votre chien Ali, vous me compterez cent francs de récompense, comme convenu avec Mlle Catherine et le gendarme. En second lieu, vous ne porterez aucune plainte à la police, et vous laisserez l’affaire tomber ainsi… Votre parole, madame.

— Tout ce que vous voudrez ! prononça-t-elle faiblement… Pourvu que je retrouve mon Ali vivant et en bon état…

— Il y a une carte d’adresse sur la caisse, fis-je à haute voix.

— Naturellement, dit François. Nous ne lirons même pas l’adresse de votre correspondant, monsieur Famôse, si vous voulez bien ouvrir la caisse sans perdre de temps…

Famôse prit une écharpe et un marteau et souleva le couvercle, clou après clou.

— Veuillez vérifier le contenu, madame Fouquet, dit mon mari.

Nous les trois femmes, nous nous penchions sur la caisse ; je savais bien maintenant ce que j’allais voir… Mais tout de même je poussai une exclamation en même temps que Mme Fouquet et Catherine poussaient un cri :

— Ah ! le brigand ! – Ah ! mon pauvre chéri !

Le joli caniche noir était couché sur le côté parmi de la paille. Les quatre pattes étaient liées, deux ensemble, et il avait le museau dans un tampon d’ouate bien attaché par une ficelle.

— Il est mort ! se lamentait Catherine…

— Ne dites pas de bêtises, ma fille, prononça Mme Fouquet assez sèchement. On n’envoie pas à Paris un caniche mort. On envoie un caniche vivant, qui a de la valeur parce qu’il est complètement noir et parfait sur tous les points… C’est un chien qui avait son pédigrée à l’Exposition, mon pauvre fils l’a payé trois cents francs…

Famôse, sans se troubler beaucoup, coupait les ficelles des pattes, celle du tampon, puis il soulevait la bête inerte en passant ses deux bras autour, la hissait hors de la caisse, la déposait par terre. Catherine s’agenouilla à côté, se coucha presque pour mettre son oreille là où elle pouvait entendre battre le cœur…

— Il n’est pas mort ! cria-t-elle au bout d’une minute…

En effet, l’infortuné caniche s’étirait une patte lentement, puis tout le train de derrière, mais il dormait encore, bien que Catherine essayât de lui soulever les paupières avec les doigts.

— Quant à vous, voleur de chiens, nous n’avons pas fini. Je vais déposer une plainte à la police, déclara Mme Fouquet, tandis que Catherine essayait de soulever Ali pour l’emporter dans ses bras.

— Non, madame, intervint mon mari, vous m’avez donné votre parole de laisser tomber l’affaire. Famôse est un voleur, c’est entendu. Mais c’est aussi un vieux légionnaire, il ne sera pas dit qu’un soldat en aura fait mettre un autre sous les verrous.

Je vis que Mme Fouquet était fort interdite…

— Le plus pressant, dit Catherine, c’est de porter le pauvre chéri à la maison, de le réveiller, de lui donner à manger et à boire. Comment donc qu’y dort si solidement, quand une mouche le réveille en temps ordinaire ?

— Vous ne sentez pas l’odeur d’éther ? Ma pauvre Catherine, vous n’avez pas de nez ! fit la maîtresse en haussant les épaules…

— Tout de même, fit Catherine en posant sur l’établi le caniche trop lourd, j’aimerais bien savoir comment M. Lecamp qui est aveugle a pu voir dans les cartes que notre Ali était dans une caisse à la gare. C’est-y peut-être Mme Lecamp qui tire les cartes, et son mari qui les comprend ?

En cet instant, Ali poussa une petite plainte douce, comme quelqu’un qui sort d’un évanouissement et qui demande : Où suis-je ? Il souleva la tête, vit Catherine, et aussitôt sa petite langue rose sortit du museau pour lécher une main amie. Brave Ali ! Il se dressa ensuite sur ses quatre pattes, se secoua et fit passer un frisson d’aise dans tout son beau poil noir frisé, et sa queue frétilla…

— Il pourra marcher jusqu’en ville, dit Mme Fouquet. Nous allons rentrer ; monsieur et madame Lecamp, rentrons-nous ensemble ? Vous voudrez bien monter chez moi afin que je m’acquitte de ce que je vous dois. Et vous me donnerez quelques explications, ajouta-t-elle d’un ton assez hautain. Car il me semble miraculeux que vous qui êtes aveugle – excusez-moi d’y faire allusion, – vous ayez su… vous ayez été au courant... enfin comment saviez-vous que mon chien était emballé pour être expédié à Paris ?

— Je lis dans les pensées, fit mon mari en riant… Je lis dans votre pensée, en cet instant, madame, que vous n’êtes pas loin de me soupçonner d’avoir été de manche avec Famôse pour vous voler votre chien, et vous faire payer ensuite une rançon…

Ce fut la grosse Catherine qui protesta :

— Ah, non ! monsieur Lecamp ! Comment pouvez-vous croire une chose pareille ! Madame n’a jamais eu cette idée-là…

— Assurément non ! ajouta sa maîtresse sans grande conviction.

— Cela étant, poursuivit François, il faut que j’explique toute la filière, quand même j’aimerais assez à passer pour un devin, pour un sorcier… Vous allez voir que mon raisonnement était des plus simples et que vous auriez pu le faire tout comme moi, si vous aviez eu mon point de départ. Asseyons-nous ; ma pauvre femme, je suis sûre que tu ne tiens plus debout. Allez nous chercher des chaises, Famôse, si vous en possédez trois pour ces dames.

— Je vous offrirais bien un verre de cidre de mes pommes, proposa Famôse, mais je ne sais pas si ces dames trinqueraient avec moi.

— J’accepte tout de même, s’écria Catherine, car j’ai une soif à tomber sèche comme du foin.

Tout le monde accepta de boire une gorgée, il faisait bon dans cette cour à l’ombre, on fit prendre au caniche un reste de soupe froide que Famôse apporta dans une écuelle. Quand François entendit ce pauvre Ali qui lapait avec entrain, il dit à Famôse, en riant :

— Avez-vous mis du foie dans cette soupe ?

— Non, répondit Famôse sans réfléchir, c’est avec du foie cru qu’on les prend.

— Parfait ! s’exclama mon mari. Vous êtes tombé dedans en plein !

— Comment ! comment ! balbutia Famôse qui n’était pas encore très rassuré au sujet de la police.

— C’est ici que je commence, dit François. Quand ma femme, hier, n’a pas pu obtenir les 250 grammes de foie qu’elle avait retenus chez Grobaux parce qu’un nommé Famôse avait insisté pour qu’on lui en coupât un morceau de 100 grammes, j’ai demandé, sans grand intérêt, qui était ce Famôse. Vous comprendrez que lorsqu’on n’y voit pas, on fait travailler son esprit sur ce qu’on rencontre, on peut même paraître sottement curieux. Ma femme m’apprit que Famôse était un pêcheur assez braconnier… J’ai été un peu pécheur à la ligne dans le temps, mais je n’ai jamais amorcé avec du foie… Je me souvenais par contre qu’on se fait suivre par un chien aussi loin qu’on veut en lui faisant flairer du foie… Mais cela n’était pas assez intéressant pour que j’y pense longtemps. Seulement, le même soir, Mlle Léonie du Veau Bleu entrait chez nous en coup de vent pour voir si peut-être nous savions quelque chose d’un caniche noir qu’on cherchait partout. Aussitôt je liai ces deux idées : le morceau de foie, le chien disparu, et comme Famôse semblait un personnage suspect, je proposai à ma femme, cette après-midi, de diriger notre promenade du côté des Courtils. Nous avons trouvé un vieux légionnaire alsacien, je ne m’y attendais pas, et il m’offrit un cadeau de truites, comme gracieuseté d’un soldat à un autre. Cela me gênait un peu pour faire ma perquisition. Cependant, pendant qu’il était sorti un instant, ma femme me guida vers son appentis, et là, une odeur d’éther m’a saisi immédiatement ; elle sortait d’une caisse que j’examinai instantanément sur toutes ses faces, et j’y rencontrai sous mes doigts trois trous assez grands et réguliers, pratiqués évidemment pour laisser entrer de l’air.

— Ah ! vous êtes malin ! vous êtes malin ! s’écria Famôse.

— Et vous ne l’êtes guère, mon pauvre camarade ! Quand je vous ai donné le conseil de ne pas conduire votre caisse à la gare, vous auriez pu deviner que je connaissais votre marchandise. Toutefois j’avais l’air plus assuré que je ne l’étais réellement. Ma déduction : 1° Foie pour attirer un chien. 2° Éther pour l’endormir. 3° Caisse pour l’expédier. 4° Trous pour le laisser respirer, pouvait être fausse d’un bout à l’autre. Quand j’ai appelé l’agent pour le requérir de faire ouvrir la caisse, je n’étais pas si fier que j’en avais l’air. Je me disais : Si c’était un four, on rirait bien de moi.

Je ne voulais pas entendre mon mari se déprécier ainsi, et je lui dis :

— Les choses étant comme elles sont, tu as raisonné juste d’un bout à l’autre.

— Et moi qui croyais qu’il l’avait vu dans les cartes ! s’exclama Catherine, laquelle d’ailleurs n’en démordit pas, et raconta ensuite dans toute la ville que mon mari retrouvait les objets perdus en faisant le grand jeu pour cent francs.- FIN

 

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Date de dernière mise à jour : 23/06/2019