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BIBLIOBUS Littérature française

Le billet de loterie - T. Combe

 

T. Combe, de son vrai nom : Adèle Huguenin, née le 6 août 1856 au Locle et morte le 25 avril 1933 aux Brenets, est une écrivaine suisse.

 

Troisième enquête de François Lecamp, détective aveugle

 

Ce sera moi, François Lecamp, aveugle de guerre, qui raconterai cet épisode. Ma femme en a assez pour le moment du rôle de narratrice.

À vrai dire, ma petite enquête au sujet du billet de loterie égaré fut d’une telle simplicité, la trace était si évidente que je crains fort de n’intéresser que très peu les lecteurs. Cependant, ma femme trouve que, si je raconte ces divers incidents, je dois suivre l’ordre où ils se sont produits ; l’enquête N° 3 sortit directement de l’enquête N° 2. Voici comment :

Comme nous rentrions en ville tous les quatre – je devrais dire tous les cinq, car le bon caniche Ali trottait à côté de nous d’un air encore un peu endormi, me disait Lucie –, Mme Fouquet nous pria de monter chez elle, afin qu’elle pût me remettre tout de suite la récompense stipulée. Elle désirait d’ailleurs causer encore un peu de ce qui s’était passé aux Courtils, n’ayant pas bien saisi tous les points de mon explication.

Je suis toujours attentif aux endroits où je passe ; l’escalier de pierre sans tapis, le vestibule avec une natte de coco, le salon frais dont les persiennes devaient être baissées ; je me rends toujours compte des dimensions d’une pièce quand j’y entre, par la résonance de la voix et du pas. Ce salon était vaste et haut de plafond, mais assourdi par beaucoup de meubles et de rideaux. On nous fit asseoir ; Lucie se mit à côté de moi, et en étendant la main je m’assurai qu’elle était assise sur un bon fauteuil capitonné. Je la devinais très lasse de nos courses au pas de charge.

Mme Fouquet insista pour nous faire servir une petite collation que la bonne Catherine apporta et dont elle prit sa part, sur l’invitation de sa maîtresse. Je dus répondre encore à de nombreuses questions ; il me semblait pourtant que le fil de mes déductions était d’une évidence enfantine ; un gosse de cinq ans l’aurait suivi. Tout à coup, Catherine s’écria, avec la liberté d’une vieille domestique de confiance :

— Pendant que madame y est, si j’étais à sa place, je demanderais à M. Lecamp de retrouver le billet de loterie qui fait du mauvais sang à madame…

Mme Fouquet ne répondit rien tout d’abord ; au bout d’un instant, elle dit :

— C’est vrai tout de même qu’à présent notre Ali retrouvé, je vais recommencer à me tourmenter pour ce billet, Pensez-vous vraiment, monsieur Lecamp, que vous pourriez me le retrouver ?

— Pourquoi pas ? fis-je en riant moi-même de ma présomption. Donnez-moi d’abord quelques détails.

— Faut-y que j’aille vous chercher votre jeu de cartes ? demanda vivement Catherine qui n’en démordait pas de son idée.

— Non, non, je ne tire jamais les cartes que chez moi, fis-je sans perdre mon temps à des dénégations. Voudriez-vous, madame Fouquet, me dire tout ce qui concerne le billet de loterie en question.

— C’est un billet de la loterie du Grand Journal en faveur des réfugiés du Nord. Je l’ai acheté, il y a trois semaines, d’une personne qui voulait s’en défaire. Je l’ai acheté comme j’aurais donné cinq francs à une souscription, sans compter du tout sur un lot. Pourtant, comme j’ai de l’ordre, j’avais noté le numéro dans mon agenda : 45667. Le tirage a eu lieu il y a une quinzaine ; la liste des numéros gagnants m’est tombée sous les yeux le même soir, et j’ai été bien étonnée de voir que mon billet gagnait deux mille francs.

— Deux mille francs ! s’exclama Lucie. Voilà une tuile qui n’a pas dû vous faire mal !

— Au contraire, elle m’a fait beaucoup de mal, car je n’ai pas pu retrouver mon billet et je n’ai eu que du tourment depuis lors. Catherine et moi, nous n’avons cessé de chercher ce billet qu’un seul jour, le jour où Ali avait disparu, et je suppose que nous allons recommencer à l’instant nos recherches qui, d’ailleurs, ne serviront à rien. Ali a été volé ; pour moi, le billet a été volé de même.

— Avez-vous cherché d’une façon méthodique ? demandai-je.

— Nous avons commencé par une chambre et suivi par une autre chambre, dans tous les tiroirs, dans toutes les armoires, dans tous les coins, dans des paquets de morceaux d’étoffes, dans les corbeilles de raccommodages, dans les cartons de rubans, dans la caisse où Catherine met les papiers d’emballage et les ficelles… Dans la dépense aux provisions… Catherine a même ouvert des pots de confitures de l’année passée ! ajouta Mme Fouquet dont la voix passait nerveusement du rire aux larmes.

— Pour deux mille francs, je comprends qu’on fasse une revue de maison complète, dit Lucie. Je la ferais plutôt deux fois qu’une.

— Où aviez-vous serré le billet ? demandai-je.

— Dans un des tiroirs de ma table à écrire.

— Où est cette table à écrire ?

— Dans ma chambre, près de la fenêtre.

— Un cambrioleur est entré par cette fenêtre et a volé le billet, prononça Catherine.

— Quelqu’un savait-il que vous aviez acheté ce billet ?

— Non, à moins que Catherine ne l’ait raconté à toute la ville, ce qui serait assez dans ses habitudes.

— Ah ! si madame peut dire ! protesta la bonne femme. À peine que je l’ai dit chez le boucher et au facteur.

— Mais savait-on que vous l’aviez mis dans ce certain tiroir ? repris-je.

— Ça, cria Catherine, je me serais fait couper la langue après l’avoir dit ! parce que ça serait été trahir madame.

— Même si quelqu’un l’avait su, je ne vois pas, dit Mme Fouquet, comment on serait entré dans ma chambre, soit de jour, soit de nuit.

— D’ailleurs, dis-je, pourquoi aurait-on volé ce billet avant le tirage, donc sans savoir qu’il était gagnant ? Si on l’a volé, c’est depuis le tirage. Quelqu’un pouvait-il en connaître le numéro ? Mademoiselle Catherine, en aviez-vous le numéro dans la mémoire ?

— Pour les chiffres, dit Catherine, ma mémoire est une passoire à grands trous. Tenez, y a pas cinq minutes que madame l’a dit, ce numéro. Fouillez-moi si je m’en souviens.

— C’est comme moi, dit Lucie, je n’y ai même pas fait attention ; si on me le demandait, je ne pourrais pas le dire.

— Et vous, monsieur Lecamp ? demanda Mme Fouquet.

— Moi, dis-je, je suis obligé d’avoir de l’attention et de la mémoire, cela fait partie du métier d’aveugle, même si on n’est pas, comme nous disons, un aveugle de carrière, autrement dit de naissance, mais un aveuglé, ce qui est différent… Mais poursuivons. Votre billet pourrait-il avoir été volé par une personne qui aurait eu connaissance avant vous de la liste du tirage ?

— Cela n’est guère probable ; nous recevons le Grand Journal à trois heures de l’après-midi par la poste ; personne dans la ville ne le reçoit plus tôt. J’ai vu la liste, je l’ai parcourue, j’ai cherché mon billet dans le tiroir, il n’y était plus.

— Que tenez-vous d’autre dans ce tiroir ? demandai-je.

— Pas grand’chose que mon buvard avec mon papier à lettres, ma boîte de timbres-poste, quelques lettres que je garde.

— Vous avez mis le billet dans votre buvard ?

— Je sais que je l’ai mis dans le tiroir, mais si je l’ai mis dans le buvard, je n’en pourrais pas jurer. En tous cas, j’ai tout examiné, tout fouillé. Il faut vous dire, monsieur Lecamp – et comme vous êtes aussi une victime de la guerre, vous me comprendrez, – que depuis la mort de mon cher Aurélien, je ne suis plus la même. Le chagrin m’a brouillé l’esprit ; les souvenirs me reviennent constamment, et alors je ne pense plus à ce que je fais… J’ai des distractions ; je viens à ma table à écrire, j’ouvre le tiroir, mais en même temps mes yeux rencontrent le portrait de mon fils, et pendant que mes mains agissent, ma pensée est ailleurs. Oui, je me souviens distinctement d’avoir ouvert le tiroir pour y mettre le billet, mais si je l’ai posé sur le buvard, sous le buvard, dans le buvard ? je ne le sais plus…

— Avez-vous ouvert souvent ce tiroir depuis que vous y avez mis le billet ?

— Non, pas souvent. Comme je vous l’ai dit, il n’y a guère que trois semaines de cela. Je n’ouvre le tiroir du buvard que lorsque j’écris des lettres, ce qui ne m’arrive que rarement... Voyons… J’ai écrit à ma couturière, à la veuve de mon fils, à ma cousine Chaume, c’est tout, je crois. Du reste, ces lettres sont inscrites à leur date dans mon carnet de correspondance… Voulez-vous voir ma table à écrire, vous rendre compte des tiroirs ?

— Cela n’est pas nécessaire, je crois, répondis-je. Du moins pas pour le moment. Je vais rentrer, réfléchir un peu, et si Mlle Catherine pouvait passer dans la soirée, je lui dirais alors si j’ai besoin d’autres informations…

Lucie et moi, nous prîmes congé ; mon porte-monnaie s’était enrichi d’un billet de cent francs, et, ce qui m’était presque plus précieux, encore, j’emportais dans ma tête une petite énigme à résoudre, de quoi chasser le cafard pendant quelques jours.

Ma femme était tellement fatiguée de ses courses dans la poussière et la chaleur que je l’engageai à aller faire un petit somme, et pendant qu’elle reposait, je préparai notre simple dîner, je chauffai le bouillon, je fis une salade, je mis le couvert, je pris la viande froide dans le buffet. Notre petit ménage m’était familier, et Lucie a cette admirable qualité de mettre toujours chaque objet à la même place, ce qui me permet de le trouver sans hésitation.

Tout en allant et venant, je réfléchissais à mon problème, en y appliquant le raisonnement de mon bon sens, ce qui est la meilleure méthode. Je posais les faits chacun dans sa case, et je tâchais de voir comment ils se reliaient entre eux. J’étais arrivé à une hypothèse qui me semblait probable quand Lucie se réveilla et vint se mettre à table ; au son de sa voix, je devinai qu’elle était souffrante.

— Ce n’est rien, dit-elle. Un mal de tête qui sera passé demain matin. Non, je n’irai pas me coucher, je veux entendre ta conversation avec Catherine. Mais vois-tu, François, il me semble peu probable que tu retrouves ce billet, quand ces deux femmes n’y ont pas réussi en mettant la maison sens dessus dessous.

— Moi, dis-je, j’en tire cette conclusion, que le billet n’est pas dans la maison. Et ce n’est certes pas là que je le chercherais.

— Tu penses qu’on l’a volé ?

— Je ne dis rien avant d’avoir de Mlle Catherine quelques renseignements complémentaires.

Catherine arriva vers huit heures, très essoufflée.

— Je n’ai fait qu’une enjambée de là ici, fit-elle, se laissant tomber sur une chaise – ce qui me fut perceptible, car la chaise craqua, Mlle Catherine étant un poids lourd –, si vous pouvez tirer madame de peine, monsieur Lecamp, ne la laissez pas trop longtemps cuire dans son jus… Avec tous les arias et les chagrins qu’elle a eus depuis la mort de son fils, et puis notre Ali perdu, et ce billet qu’on ne remet pas la main dessus, pour sûr et certain madame aura une crise du foie… Prenez vite vos cartes et faites-nous le grand jeu, ça coûtera ce que ça coûtera…

— Ça vous coûtera deux cents francs si le billet se retrouve, et rien du tout si le billet ne se retrouve pas…

— Deux cents francs ! vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère ! s’exclama Catherine.

— C’est le dix pour cent de la valeur de l’objet retrouvé…

— Mon mari a raison, fit Lucie en intervenant. Nous avons eu une petite affaire où on a contesté la récompense. Alors il faut s’entendre et mettre les points sur les i.

— Je le dirai à madame. Si elle retrouve son billet, c’est encore dix-huit cents francs de sauvés.

— Une question, mademoiselle Catherine : Mme Fouquet a-t-elle écrit à l’administration du Grand Journal pour interdire le payement du billet à une autre personne qu’elle-même ?

— Bien sûr que madame l’a fait. Le Journal a répondu qu’on ne pouvait pas entrer dans ces considérations-là, qu’il n’y a aucune preuve que le billet appartient à madame, et que le billet sera payé à la personne qui le présentera…

— Évidemment, dis-je. C’est la règle.

— C’est embêtant tout de même ; madame n’a pas de chance, vraiment. La succession de son fils n’a déjà pas été facile à régler ; madame la bru n’a pas été commode ; pourtant, elle n’est pas à plaindre, avec son bon petit bureau de poste à Chançon-le-Gobeur, pas d’enfants, sa retraite au bout du compte si elle reste receveuse ; mais pour moi elle se remariera… Madame a fait des concessions pour ne pas y mettre les hommes de loi. En définitive, elles sont à peu près brouillées ; encore un chagrin… Madame n’a plus guère que sa cousine Chaume, une bonne pâte, elle passe six semaines chez nous chaque automne, pour les raisins… Et puis des neveux à Paris, trop huppés pour nous, ils sont dans la banque… Est-ce que vous n’allez pas prendre vos tarots, monsieur Lecamp ? ça m’intéresserait de voir comment vous les tirez.

— Je ne les tire jamais en public, mademoiselle Catherine. Du reste, sans les tarots, je puis vous dire une chose : le billet sera retrouvé dans quatre jours, ou alors il ne se retrouvera pas…

— Ça calmera toujours un peu madame, fit Catherine en se levant.

— Oui, mais il faut que demain matin vous m’apportiez la promesse de récompense. Promesse écrite et signée. Les affaires bien faites n’amènent jamais de désagréments…

Le petit papier signé me fut envoyé le lendemain.

Je crois bien qu’au fond d’elle-même, ma chère Lucie n’aimait pas beaucoup mon insistance pour la récompense due. Mais je connais le monde mieux qu’elle ; chacun ne paye que ce qu’il est obligé de payer. Exception faite peut-être pour M. Lucien Choux et ses cinq cents francs ; mais là encore on pensait s’assurer mieux notre silence sur l’affaire de la bague volée. Il faut se mettre à ma place. Avec ma pension de 3 fr. 65 par jour, et malgré la plus stricte économie, je n’entretenais pas mon ménage. Lucie était obligée de faire des demi-journées, soit au Veau-Bleu, soit à sa couture, pour nouer les deux bouts. Quand je pensais à cette somme totale de six cents francs que j’avais déjà gagnée par deux enquêtes et que j’ajoutais mentalement deux cents francs dont j’étais à peu près sûr, il me montait au cœur une joie et une fierté que vous comprendrez sans doute. C’était du pain sur la planche pour des mois, et c’était une réserve en cas d’imprévu.

Toute la nuit, je ne fis que tourner et ruminer mon hypothèse, pour voir si elle s’adapterait bien de tous les côtés. J’en cherchai une autre comme contre-épreuve, mais je ne trouvais rien qui pût satisfaire à tout comme la première. Le matin, à la première heure, j’écrivis une lettre, je tapai l’adresse sur l’enveloppe, puis avant de glisser la feuille dans l’enveloppe, je demandai à Lucie de me procurer un grand bouchon, de ceux qui ferment les flacons de moutarde ou autres bouteilles à large cou. Elle m’en mit un dans les mains, je vérifiai sa dimension, puis avec une lime, j’en fis la tranche plate et unie, puis je marquai un cercle autour et quelques petits dessins dans le milieu.

— Voudrais-tu, dis-je à Lucie, allumer une bougie et me noircir un peu la tranche de ce bouchon. Au-dessus de la flamme, en tenant la surface perpendiculaire, de façon à ce que les aspérités surtout soient touchées par la fumée. Ensuite tu prendras un morceau de papier blanc et tu imprimeras le bouchon, puis tu me diras ce que tu vois.

Ma femme obéit exactement à mes instructions, comme elle le fait toujours, et je sais que je puis m’en remettre à ses yeux. Elle me dit au bout de quelques minutes :

— C’est fait. Il y a sur le papier un cercle un peu écorché, et dans le milieu des barbouillages qui ressemblent à de l’écriture ; mais je défie bien n’importe qui d’y comprendre quelque chose…

— Est-ce très noir ? demandai-je.

— Oui, c’est très noir.

— Dans ce cas, il doit rester assez de suie pour une seconde impression. Passe-moi le bouchon.

Je l’appliquai moi-même soigneusement dans le coin gauche inférieur de ma lettre ; ensuite je demandai une plume à Lucie, et je traçai « à vue de nez », c’est le cas de le dire, une sorte de signature penchée, parfaitement illisible comme la plupart des signatures.

Je fermai la lettre moi-même, y collai le timbre, et j’allai la jeter à la poste, car je faisais ce petit trajet seul très souvent, me guidant par le bord du trottoir continu, avec ma canne. Je ne voulais pas que Lucie pût, même involontairement, jeter un coup d’œil à l’adresse. Je lui réservais la surprise entière du résultat.

D’ailleurs, il faut être sincère : comme pour l’affaire du caniche, j’avais des doutes sur ma perspicacité. Mon enquête pouvait finir en four noir.

Trois jours passèrent qui furent longs ; le quatrième jour s’écoula jusqu’à quatre heures de l’après-midi…

Nous allions sortir pour notre promenade habituelle, quand des pas pressés traversèrent notre cour ; on frappa, on entra comme un gros coup de vent. C’était Catherine haletante qui cria avant même d’avoir repris haleine :

— Le billet… est… retrouvé !

Je pris un air froid et assuré.

— C’était immanquable ! le quatrième jour, comme je vous l’avais dit, prononçai-je.

— Mais comment pouviez-vous savoir ? Et qu’il est venu par la poste, avec pas un mot d’explication dedans. On n’est pas fichu de lire le timbre du bureau postal d’ousqu’il est parti… Enfin quoi ! vous êtes un sorcier, que je commence à avoir peur de vous... Je n’apporte pas la récompense, madame l’apportera elle-même un peu plus tard, quand elle sera remise, elle a des palpitations de cœur depuis que le facteur a passé.

Vers sept heures, après le dîner, Mme Fouquet nous honora en effet d’une visite ; elle remit deux billets de cent francs à Lucie, et elle ajouta :

— Pour le prix, monsieur Lecamp, vous me devez bien quelques éclaircissements. Où était mon billet de loterie ? L’avez-vous trouvé dans ma maison ? S’est-il envolé par la fenêtre dans la rue ? Quelqu’un l’a-t-il ramassé ? Est-ce vous-même à qui, peut-être, on l’avait remis ?

— Est-ce moi-même qui vous l’avais volé, comme je vous ai volé votre caniche noir ? dis-je pour montrer à Mme Fouquet que je devinais bien toute sa pensée… Comme c’est vraisemblable, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas vraisemblable, j’en conviens. Mais tout de même vous ne me direz pas que vous n’aviez qu’à tendre un aimant, et mon billet est venu tout seul s’y coller !

— C’est cela même, madame ; j’ai tendu un aimant, et votre billet est venu s’y coller. Je ne dirai pas un mot de plus ; vous avez gagné aujourd’hui dix-huit cents francs, et moi deux cents. Nous en restons là.

Mme Fouquet s’en alla très peu satisfaite, et jusqu’à aujourd’hui, je suis persuadé qu’elle entretient des doutes sur ma probité… Quant à Catherine, je suis pour elle et je demeure un sorcier, bienfaisant dans certains cas, mais redoutable.

Quand ma cliente fut sortie, Lucie me dit :

— Je crois bien que tu as tort, mon cher François, de faire tant le mystérieux. Tu as expliqué à Mme Fouquet ton enquête au sujet de son caniche, pourquoi ne pas faire de même au sujet de ce billet de loterie ?…

— Un scrupule m’en empêche, dis-je ; et d’ailleurs il vaut mieux pour Mme Fouquet elle-même qu’elle demeure dans l’ignorance…

— Et à moi, tu ne diras rien ? fit Lucie assez plaintivement.

— À toi, je dirai tout, ma bonne amie ; je connais ta discrétion ; je sais que personne ne pourrait l’arracher un mot des petits secrets que je te confie...

— Ça, je te le promets bien. Même à ton frère Henri, il ne faudra rien dire ?

— Même à Henri. Un secret qui est à trois personnes est à tout le monde. Tandis que toi et moi nous ne sommes qu’un…

Lucie me passa son bras autour du cou et me dit :

— Commence !

— Eh bien ! dis-je, la première condition quand on fait une enquête, est de se mettre dans la peau de la personne en cause, et de se demander ce qu’on ferait à sa place… Voyons, Lucie, tu as de l’ordre, Mme Fouquet a de l’ordre. Représente-toi que tu viens d’acheter un billet de loterie ; que fais-tu du billet en attendant que la loterie soit tirée ?

— Je mettrais le billet dans un des petits tiroirs du bureau, répondit Lucie.

— C’est précisément ce qu’a fait Mme Fouquet, dis-je ; elle est allée dans sa chambre, a ouvert le tiroir de sa table à écrire où elle tient son buvard, puis elle a regardé le portrait de son fils qui est sur la table, elle s’est perdue dans ses souvenirs, et ce qu’elle a fait ensuite, elle l’a fait si machinalement qu’elle ne se le rappelle plus. De nouveau, Lucie, mets-toi à sa place ; tu as ouvert le tiroir, tu as devant toi le buvard qui contient du papier à lettres, et des enveloppes probablement ; tu as le billet dans la main. Qu’en fais-tu ?

— Moi, je l’aurais mis dans une enveloppe et j’aurais écrit dessus : billet de loterie N°… Ah ! je ne sais pas le numéro.

— N° 45667, complétai-je.

— François ! s’exclama Lucie, comment sais-tu le numéro ?

— Tu as déjà oublié que Mme Fouquet l’a dit devant nous en ajoutant qu’elle l’avait noté dans son agenda ?

— Oui, maintenant, ça me revient. Mais comment as-tu fait pour le garder dans ta mémoire ?

— C’est un nombre facile, puisque ce sont des chiffres qui se suivent, avec le 6 répété. Mais je m’en serais souvenu même s’il avait été difficile, pour la seule raison que j’écoute bien, n’étant pas distrait par la vue… Bon, nous en sommes au point voulu : Mme Fouquet, machinalement, a glissé le billet dans une enveloppe, ce qu’aurait ait toute femme soigneuse ; seulement, occupée du portrait de son fils, elle a oublié d’écrire une note sur cette enveloppe et l’a laissée avec les autres, dans le buvard… Plus tard, elle a écrit des lettres, elle nous l’a dit : à sa couturière, à sa belle-fille, à sa cousine Chaume… Ma chère Lucie, suis-moi dans mes petites déductions, qui se sont trouvées justes… Mme Fouquet vient d’écrire une lettre, elle la glisse dans l’enveloppe qui se trouve sur les autres, elle ferme l’enveloppe, elle expédie…

— Crois-tu vraiment, demanda Lucie, que Mme Fouquet aurait pu ne pas voir le billet de loterie dans l’enveloppe ?

— Ces billets sont généralement imprimés sur un papier mince, du format d’une grande enveloppe. Si le côté imprimé ne se trouvait pas en dehors, le papier pouvait sembler être l’intérieur de l’enveloppe… Admets donc que les choses se soient passées ainsi. Maintenant, laquelle des correspondantes peut-elle être soupçonnée d’avoir trouvé le billet dans la lettre qu’elle a reçue et de ne pas l’avoir retourné à la propriétaire ? Note bien ceci : le billet n’était pas encore gagnant. Si on l’a gardé, c’était dans le seul but d’ennuyer Mme Fouquet, ou peut-être parce qu’on ne se souciait pas de lui écrire et de lui rendre un bon office… La couturière ne pouvait avoir ce motif, la cousine Chaume encore moins, puisque nous savons par la bavarde Catherine que cette personne a au contraire toutes les raisons de se rendre agréable à sa parente chez laquelle elle passe six semaines chaque automne pour les raisins.

— Quelle mémoire tu as ! s’exclama Lucie. Moi, quand Mlle Catherine commence ses longues bavettes, je n’écoute que d’une oreille.

— Moi, au contraire, si j’avais trois oreilles, j’écouterais des trois. Ce sont des perles qui tombent de la bouche de Mlle Catherine. Tous les renseignements nécessaires pour la suite, je les tiens d’elle sans même avoir fait une question. Voilà donc la couturière et la cousine éliminées ; l’une et l’autre, si elles avaient trouvé le billet dans l’enveloppe, l’auraient immédiatement retourné. Reste donc la bru. Toujours grâce à Mlle Catherine, nous savons que Mme Fouquet est à peu près brouillée avec sa belle-fille, la dernière lettre qu’elle lui écrivit avait rapport à des affaires d’argent, et elle était probablement d’un ton désagréable. La bru, mal disposée pour sa belle-mère, irritée par la lettre, et y trouvant un billet de loterie, s’est dit probablement : « Tant pis, ma belle-mère le cherchera ! ». A-t-elle appris ensuite par son journal que le billet était gagnant ? A-t-elle songé à l’encaisser elle-même, ou a-t-elle voulu seulement causer à sa belle-mère une perte d’argent sensible ? Ou bien, ayant trop tardé à renvoyer le billet, s’est-elle trouvée gênée de donner des explications sur le retard ? Ces diverses explications sont plausibles, mais mon hypothèse restait la même : C’est à la bru qu’il faut réclamer le billet. Et c’est à elle que je l’ai réclamé.

— Mais tu ne la connais pas, tu ne sais ni son nom ni son adresse ! s’écria Lucie.

— Je constate qu’en effet tu n’écoutes guère. Mme Fouquet nous a parlé de son fils Aurélien. La veuve est donc Madame veuve Aurélien Fouquet. Et l’inestimable Catherine nous a révélé qu’elle est receveuse postale à Chançon-le-Gobeur.

— Dans quel département ? demanda Lucie, sûre cette fois de me poser une colle.

— J’aurais pu avoir ce renseignement au bureau postal, mais il se trouve que nous avons cantonné dans ce bourg avec notre régiment au début de la guerre ; on n’oublie pas un nom comme celui-là. Meurthe-et-Moselle, ma bonne Lucie…

— Je vois que tu es calé, concéda-t-elle, mais je me demande ce que tu as bien pu lui écrire, à cette veuve-là.

— Je lui ai écrit :

« Madame, Il est venu à notre connaissance que vous détenez indûment le billet N° 45667, de la loterie du Grand Journal. Ce billet, comme vous le savez fort bien, appartient à Mme veuve Fouquet, 45, rue Gambetta, Garlat (S.-et-O.). Veuillez le retourner immédiatement. Vous pouvez vous abstenir d’ajouter votre signature ou aucune communication. Faute de quoi, il sera procédé légalement contre vous avec toutes preuves à l’appui. – Le chargé d’affaires. Une signature à l’encre, barbouillée, illisible, et puis le cachet fait avec un bouchon, et qui devait avoir tout à fait l’air d’un seing de bureau…

— Mon Dieu, si tu t’étais trompé ! s’exclama Lucie.

— Si je m’étais trompé, il n’y aurait pas eu grand mal. Au bout de quatre jours, j’aurais su que l’affaire finissait en eau de boudin. Mes déductions auraient été fausses ; et comme je n’ai trouvé aucune autre hypothèse qui plaque, j’aurais abandonné l’enquête.

— Je comprends maintenant, dit Lucie, qu’en effet tu ne pouvais guère donner à Mme Fouquet les explications qu’elle réclamait. Ç’aurait été la brouiller définitivement avec sa belle-fille qui lui jouait ce mauvais tour.

— Oui, n’est-ce pas ? D’autant plus qu’en engageant dans ma lettre cette dame à ne donner ni sa signature ni aucune autre indication, je m’engageais moi-même pour ainsi dire à lui faciliter le secret.

— Une chose pouvait la trahir, fit Lucie : le timbre postal qui indique le bureau d’où la lettre est partie.

— Mais c’est là précisément que sa place de receveuse lui faisait une grande facilité. Il est bien simple de donner un coup d’éponge ou de pouce sur l’empreinte humide et de la barbouiller suffisamment pour la rendre illisible. D’autre part, Mme veuve Aurélien Fouquet pouvait envoyer ce billet sous double enveloppe à un correspondant quelconque, en le priant de mettre la lettre à la poste, à Paris, par exemple. Mais Catherine nous a dit, tu t’en souviens, que le nom du bureau de départ était illisible… Voilà donc, ajoutai-je, une petite affaire qui finit bien pour tout le monde. - FIN

 

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Date de dernière mise à jour : 23/06/2019