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BIBLIOBUS Littérature française

Le retour de l'exilé - Louis-Honoré Fréchette

 

Dramatis personae

  • Auguste, 45 ans.
  • Adrien, 22 ans.
  • Jolin, 60 ans.
  • Cayou.
  • Bertrand.
  • Thibeault.
  • Lecours.
  • Jules, 9 ans.
  • Mme Saint-Vallier.
  • Blanche Saint-Vallier, sa fille.
  • Josepte, épouse de Cayou.

ACTE I

Chapitre suivant : PREMIER TABLEAU - L'ÉTRANGER

PREMIER TABLEAU - L'ÉTRANGER

(Le théâtre représente un intérieur d'auberge, à Sillery, près de Québec. Au lever du rideau, Adrien est assis près d'une table, écrivant. Josepte est occupée à rincer des verres.)

 

SCÈNE I

ADRIEN, JOSEPTE, CAYOU.

CAYOU, entrant—Toujours à écrire, lui ?

JOSEPTE—Oui, à sa blonde probablement ; ce pauvre M. Launière !

CAYOU—Foi de gueux ! il fait plus de pattes de mouches en dix minutes, que j'en fais pendant six mois pour tenir les comptes de l'auberge.

JOSEPTE—Il en perd le boire et le manger... le pauvre jeune homme ! Oublie pas de marquer les plumes et le papier ; il y en a pour douze sous. Ah ! dame, quand on est amoureux...

SCÈNE II

LES PRÉCÉDENTS, AUGUSTE, en habits très négligés.

AUGUSTE—Au diable ce maudit vent de nord-est, qui ne reconnaît pas une ancienne connaissance ! Le gueux m'a bourré les yeux et le nez de gravois... Pouah ! j'ai du sable jusque dans l'estomac. Allons, mes bonnes gens, vous tenez auberge à ce qu'il paraît, et à la vieille mode canadienne, hein ! je vois ça. Eh bien, servez-moi quelque chose, et hurry up, if you please ! Le kamsin d'Afrique et le mistral de Marseille m'ont moins maltraité que votre enragé vent de nord-est... Toujours le même, Québec, pour le vent de nord-est !

JOSEPTE, bas à Cayou—Cayou !

CAYOU—Hein ?

JOSEPTE—Es-tu pour donner à boire à ce quéteux-là ?

CAYOU—Tais-toi donc, la vieille ; y a des quêteux qu'ont le goussette ben gréé, va ! (À Auguste.) Qu'est-ce que vous allez prendre, l'ami ?

AUGUSTE—Que boit-on chez vous, mio amigo ? Partout où j'ai passé, je me suis imposé la loi de suivre la mode du pays. J'ai bu du tafia à la Guiane, de la bière en Hollande, du kirsch en Allemagne, du rhum aux Antilles, du madère à Calcutta, et de l'eau saumâtre en Afrique... Mais, j'y pense, si vous aviez ce qu'on appelait autrefois de l'absinthe du pays...

CAYOU—De la liqueur de Mme Desjardins ? Je penserais, qu'y en a !

AUGUSTE—Eh bien, ma foi, je renouerai volontiers avec elle d'anciens rapports d'amitié. (Cayou sert à boire.) Mettez deux verres ; je n'ai pas l'habitude de boire seul. (S'adressant à Adrien.) Quelqu'un voudra bien me tenir compagnie, j'espère.

CAYOU—Comment donc, mille carafes ! mais ça se refuse pas. (Il se verse à boire, et Auguste aussi.) Vous êtes voyageur, je suppose ; marin, commerçant peut-être ?

AUGUSTE—Un peu. Si après avoir doublé trois fois le cap Horn et cinq fois le cap de Bonne-Espérance, on peut se dire marin ; si après avoir fait quatre fois sa fortune dans le commerce maritime, on peut se dire commerçant, je suis certainement l'un et l'autre. Mais laissons cela, si vous voulez bien, et causons d'autre chose. Y a-t-il longtemps que vous habitez Sillery ?

CAYOU—Ah ! ben, Josepte, comment c'qui y a que j'avons ouvert ici ?

JOSEPTE—Arrête ! c'est justement quèque temps après les troubles. Doit ben y avoir à peu près une vingtaine d'années.

AUGUSTE—Bien. Alors vous connaissez les environs. L'ancienne résidence de M. DesRivières, quelque part en arrière, ici, sur le cap, existe-t-elle encore ?

CAYOU—Le Domaine ? Je crois bien qu'il existe encore. A peu près un quart de lieue d'ici, sur la côte, un peu au sorrois. M. Jolin, le propriétaire, passe jamais à ma porte sans me faire un salut.

AUGUSTE—Et ce M. Jolin est sans doute un homme riche... considéré...

JOSEPTE, bas à Cayou—Prends garde à toi, mon homme ; tourne ta langue sept fois, tu sais...

CAYOU—Ah ! pour être riche, vous l'avez dit. Y a pas un plus gros bourgeois que lui dans tous les environs.

AUGUSTE—Et cependant il y a vingt-deux ans, il n'était que simple commis de la maison DesRivières. Ne s'est-on pas étonné que tous les biens de cette famille aient passé ainsi entre les mains de ce Jolin ?

JOSEPTE, bas à Cayou—Cayou, tourne ta langue sept fois, tu sais...

CAYOU, bas à Josepte—Tais-toi donc ; songe donc qu'il a fait quatre fois sa fortune.

(À Auguste.) Écoutez-la pas, allez ; c'est toujours comme ça les femmes. Allons, on prend-y encore un coup ? (Ils vident un autre verre.) Je gagerais qu'y a pas longtemps que vous êtes arrivé par icitte.

AUGUSTE—Quelques heures seulement. J'étais à bord du Volcan, le navire français arrivé de ce matin. Il y a vingt-deux ans que j'ai quitté le Canada.

CAYOU—J'ai vu ça tout de suite, que vous étiez canayen. Et vous r'venez vous établir dans le pays, je suppose.

AUGUSTE—Je ne sais pas ; cela dépendra des affaires que j'ai à régler ce soir avec Jolin.

CAYOU—Vous allez chez Jolin à soir ?

AUGUSTE—Oui ; qu'y a-t-il là de si extraordinaire ?

JOSEPTE—Cayou, tu sais... tourne...

AUGUSTE—Voyons, qu'y a-t-il ?

CAYOU—Rien. On prend-y encore une larme ?

AUGUSTE—Pas d'objection. A la saluta ! (Ils trinquent.) Mais corpo di Baccho ! vous ne m'avez pas dit comment ce vieux coquin de Jolin a fait sa fortune.

CAYOU—Comment il a fait sa fortune ? C'est pas aisé à dire, ça. Le vieux DesRivières était mort ; le fils Auguste, un mauvais sujet qui s'était mêlé aux troubles de 37, avait été exilé. Jolin montra des actes prouvant qu'il avait acheté et payé comptant toutes les propriétés. Ça parut drôle ; mais les actes étaient en règle ; la signature était bonne ; on finit par n'y plus penser. Depuis ce temps là, Jolin s'est toujours enrichi ; il a amassé piastre sur piastre, et il s'est retiré au Domaine où il vit comme un ours.

AUGUSTE—Et ce jeune homme, ce mauvais sujet, l'exilé, en a-t-on jamais entendu parler ? Est-il jamais revenu dans le pays ?

CAYOU—Non ; quand les autres exilés sont revenus, j'ai entendu dire comme ça, à travers les branches qu'il avait péri en voulant s'échapper du bâtiment qui les emmenait dans les pays chauds, aux Barmules qu'ils appellent ces pays-là, je pense. Mais y avait pas de danger qu'il se remontre par icitte. Il avait affronté une jeune demoiselle qu'il avait mariée en cachette, dans les États ; épi tué son beau-frère en duel, comme y disent, parce qu'il voulait venger ce qu'ils appellent l'honneur de la famille. Après ça, y fut s'fourrer parmi les révoltés des paroisses d'en-haut. Il fut poigné, condamné à être pendu, un tas d'affaires ; enfin il fut exilé avec les autres. Toujours qu'il est mort, et ma foi, y a pas de mal à ça : y en a toujours assez de ces vauriens-là dans le monde !

AUGUSTE—Amen ! Mais pour en revenir à Jolin, est-ce qu'il passe pour honnête homme ?

CAYOU—Hum ! hum ! Jolin est un peu avaricieux : Il paraît qu'il shave un peu dur. Et pis, y a la bande de voleurs du Carouge qui ont l'air de pas trop l'haïr...

AUGUSTE—Une bande de voleurs ?

CAYOU—Oui, des tueurs, des meurtriers, qui volent le monde, les églises, tout. Tenez, je vous assure que c'est pas trop hardi de s'aventurer sur la route, le soir, de ce temps-citte. Et puis y en a qu'ont vu Jolin—à ce qui paraît—rôder la nuit avec des gens qu'avaient une petite mine. Enfin, c'est un homme qui fait jaser, quoi.

JOSEPTE—C'est honteux de répéter de pareils bavardages. Parce que M. Jolin est un homme qui sort pas beaucoup, parce qu'il vit un peu seul, les gens de Sillery font des tas d'histoires ; c'est honteux !

AUGUSTE—Vous dites que Jolin vit seul au Domaine ?

JOSEPTE—Seul... pas tout à fait. Depuis quelque temps y s'est ennuyé ; il a fait venir chez lui une veuve avec sa fille... du beau monde, mais qu'avaient pas la tôle. C'est une bonne œuvre qu'il a faite là.

CAYOU—Cré tire-bouchon ! il avait ben ses raisons pour être aussi charitable.

JOSEPTE—Tais-toi, Cayou ! c'est encore les mauvaises langues qui disent ça. Ça va faire un mariage, vous verrez.

ADRIEN, se levant brusquement—Jamais !... Pierre Jolin n'épousera Blanche Saint-Vallier qu'en me passant sur le corps !

JOSEPTE, plus bas—Ah ! tiens, je l'avais oublié lui. Le pauvre jeune homme est emmouraché de la demoiselle, vous savez ; mais la mère veut pas en entendre parler. C'est pourtant un jeune homme comme il faut, allez, je vous assure. C'est un clerc avocat, de Montréal, à ce qui paraît... Y passe presque tout son temps à écrire des lettres.

AUGUSTE—Oui ?... Pauvre garçon, chacun son tour (Se levant.) Allons, bonnes gens, merci de vos renseignements sur maître Jolin. Décidément ça ne me paraît pas du bois de calvaire. Mais je saurai bientôt à quoi m'en tenir, car je mets le cap de ce côté ; et cette nuit même, Jolin et moi, nous nous reverrons.

CAYOU—Vous allez si tard au Domaine ?

AUGUSTE—Pourquoi pas ? y aurait-il quelque danger ?

JOSEPTE—Y a les brigands, vous savez.

AUGUSTE—Ah ! quant à cela...

JOSEPTE—Et puis vous pourriez vous écarter ; il fait si noir !

AUGUSTE—Oh ! je connais le chemin.

CAYOU—Et puis vous entrerez certainement pas chez M. Jolin à cette heure-citte.

La porte se ferme au soleil couché, et le diable la ferait pas rouvrir.

AUGUSTE—Eh bien, je serai plus fort que le diable, voilà tout. Allons, salam alicum ! c'est-à-dire god nicht ! (Il va pour sortir.)

CAYOU—Eh ben, et vot' dépense ?

AUGUSTE—Ah ! ah ! c'est juste. J'ai vu des pays barbares où le voyageur entre dans la première case venue, se fait servir ce qu'il y a de meilleur, et s'en va sans autres formalités. Dans nos pays civilisés, ce n'est pas la même chose. (Il jette un trente-sous sur la table.) Tenez, voilà tout ce qui me reste.

CAYOU, furieux—Tout ce qui vous reste ! mais c'est à peine la moitié.

AUGUSTE—Vous avez bu l'autre moitié : nous sommes quittes.

CAYOU—Mais vous m'avez invité, million de carafes ! Comment ? un homme qui a fait sa fortune quatre fois...

AUGUSTE—Allons donc, my dear, quand je vous disais que j'avais fait quatre fois ma fortune, il vous était facile de comprendre que je l'avais perdue au moins trois fois. A mon équipage, la quatrième était présumable.

JOSEPTE—Je m'en doutais, moi ; ç'avait l'air de rien. Ça vient boire le butin des pauvres gens, et puis, bonsoir la compagnie !

CAYOU—Allons, c'est pas tout ci tout ça. Vous avez bu mon absinthe ; il faut qu'a s'paie ! Si y avait de la police au moins pour les vagabonds comme ça ! Allons, vite, vite ! payez-moi, guerdin, ou je vous fais dévorer par mon chien. Pautaud ! Ici, Pataud !...

ADRIEN, s'avançant—Monsieur, me permettrez-vous de vous rendre sans vous connaître un léger service ? Si vous le voulez bien, l'aubergiste portera le surplus de votre dépense à mon compte personnel.

AUGUSTE—Jeune homme...

ADRIEN—On conçoit qu'un voyageur, en débarquant trop précipitamment peut-être, ait oublié sa bourse dans ses bagages.

AUGUSTE—Je n'ai ni bourse ni bagages, ni feu ni lieu. Je jette l'or par les fenêtres quand j'en ai, et j'oublie souvent que je n'en ai pas, comme ce soir, par exemple. Néanmoins j'accepte votre proposition, jeune homme. Votre figure m'a frappé tout d'abord. Vous avez une étrange ressemblance avec... quelqu'un que j'ai connu... Enfin, j'accepte. Peut-être cette pièce d'argent que vous donnez à un inconnu sera-t-elle à jamais perdue pour vous ; peut-être aussi... Merci donc, et felice notte ! Dieu est grand ! (Il sort.)

JOSEPTE—Oui, fiche-moi le camp ! Que Dieu nous préserve de pareilles visites ! On serait beutôt mort de faim !

DEUXIÈME TABLEAU - AMOUR D'ENFANCE

(Le théâtre représente une route solitaire dans les bois. Il fait nuit. Au lever du rideau, Auguste traverse la scène, et Adrien apparaît par le fond.)

 

SCÈNE III

AUGUSTE, ADRIEN.

ADRIEN—Monsieur, pardonnez-moi ; je suis monté ici par un raccourci, j'avais besoin de vous parler.

AUGUSTE—Tiens, c'est vous, jeune homme ? Tron de Diou, je n'espérais pas vous revoir si tôt.

ADRIEN—Monsieur, j'ai deviné sous votre modeste costume un homme bien né qui a connu de meilleurs jours, et cela m'a décidé à réclamer de vous un service d'un prix inestimable pour moi.

AUGUSTE—Un service ? Vous m'en avez rendu un bien mince pour demander si vite du retour. Écoutez, mon camarade, dans le cours de ma vie, j'ai donné des milliers de louis, à des hommes que je connaissais moins encore que vous ne me connaissez, sans exiger d'eux même un remerciement.

ADRIEN—Monsieur, je ne mérite pas ces duretés.

AUGUSTE—Enfin, que me voulez-vous ?

ADRIEN—N'avez-vous pas dit, à l'auberge, que vous alliez chez M. Jolin ?

AUGUSTE—Je l'ai dit.

ADRIEN—Vous avez fait entendre, si je ne me trompe, que vous pouviez exercer sur lui quelque influence.

AUGUSTE—Après ?

ADRIEN—C'est qu'alors, monsieur, j'implorerais votre protection pour une personne bien digne de votre intérêt, pour une jeune fille dont la position devient intolérable.

AUGUSTE—Eh ! eh !... je commence à voir d'où vient le vent, mon jeune homme. Vous voulez parler de cette demoiselle que Jolin a recueillie... En effet, on a fait allusion à une petite amourette, je crois...

ADRIEN—Une amourette, monsieur ? Dites un amour qui ne finira qu'avec ma vie...

AUGUSTE—Eh ! oui, sans doute ! Oh ! j'ai passé par là, moi aussi... Mais, mon camarade, il y a donc bien longtemps que cet amour-là dure, pour être aussi enraciné ?

ADRIEN—Oh ! il date de l'enfance, monsieur. J'aimais Blanche Saint-Vallier longtemps avant de le savoir moi-même. J'étais malheureux chez mes parents ; mon père me détestait, et ma mère... me repoussait souvent en pleurant. Et c'est auprès de Blanche que j'allais me consoler. Je fis presque seul mon éducation. Ma mère mourut, et cet événement rompit le dernier lien qui m'attachait à mon père. Je restai seul au monde. Une maison m'était ouverte, cependant ; c'était celle de Blanche. L'enfant était devenue jeune fille, et je l'aimais à l'adoration à la folie. Ah ! monsieur, vous la verrez... et... Mais je vous ennuie, avec ces détails puérils...

AUGUSTE—Non, non, continuez, continuez ! En vous écoutant, je me sens rajeunir ; mon cœur bat comme l'aile d'une mouette. Continuez, cospetto !

ADRIEN—M. Saint-Vallier mourut sans laisser de fortune. C'est alors que Jolin vint à Montréal. Il avait connu le défunt ; il devait tout naturellement une visite à sa veuve. La beauté de Blanche le frappa ; le sort de ces dames parut le toucher. Je ne sais pas comment il s'y prit, mais il finit par leur faire accepter un asile dans sa maison. Jolin est riche ; Mme Saint-Vallier ambitieuse ; cela explique tout. Je fis l'impossible pour ouvrir les yeux à cette mère imprudente ; inutile ! Quant à Blanche, elle pleura, mais il lui fallait obéir. Trois mois se sont écoulés depuis cette époque. Or, il y a huit jours, je reçus une lettre de Blanche m'annonçant qu'elle était en proie à des persécutions odieuses. Sa mère veut lui faire épouser son soi-disant protecteur, et sa résistance l'expose à d'indignes traitements. Elle n'est ni plus ni moins que prisonnière. Je suis accouru immédiatement ; mais depuis huit jours que je suis ici, je n'ai pu réussir à me mettre en communication avec elle...

AUGUSTE—Vous me contez-là une jolie histoire ! Allah kerim ! voyons, mon garçon, on m'a dit que vous étiez homme de loi, vous devez savoir par conséquent qu'il y a dans les statuts anglais quelque chose qui s'appelle writ d'habeas corpus ; et veramente ! si, comme vous le dites, cette demoiselle est retenue contre sa volonté...

ADRIEN—Vous ne m'avez pas compris, monsieur ; la contrainte où vit Blanche est surtout une contrainte morale. Elle m'aime, je le sais ; mais s'il lui fallait quitter sa mère...

AUGUSTE—Alors pourquoi vous a-t-elle appelé ? Par il diavolo ! les amoureux ont d'étranges idées ! A votre place, savez-vous ce que je ferais ? J'irais trouver Jolin, et je lui demanderais une explication franche et précise en présence de ces dames.

ADRIEN—Je ne l'obtiendrais pas ; et Jolin, prenant l'alarme à ma vue, redoublerait de rigueur envers cette malheureuse enfant. Et, monsieur, s'il faut vous avouer la vérité, quelques mots de la lettre de Blanche me font craindre que l'on n'ait l'intention d'exercer sur elle d'indignes violences...

AUGUSTE—Allons donc, sa mère n'est-elle pas là ?

ADRIEN—Mme Saint-Vallier a un esprit borné et opiniâtre... monsieur. Et ce Jolin est si profondément corrompu !

AUGUSTE—Vous semblez ne pas avoir une très bonne opinion de ce pauvre Jolin.

ADRIEN, baissant la voix—Ah ! là bas, à l'auberge, on n'a pas osé vous dire la vérité, tant il inspire de terreur.

Ici tout le monde tremble au nom de Jolin !

AUGUSTE—Diable ! Et sur quoi se base cette belle réputation ?

ADRIEN—Sur des bruits vagues, je l'avoue, mais qui ont certainement leur origine dans la réalité. D'abord on n'a jamais su d'où lui venait sa fortune ; et puis ont dit (Baissant la voix.) qu'il est associé avec la bande de malfaiteurs qui désole les environs. Enfin, malgré son âge, Jolin passe pour un homme profondément immoral, qui a dû, à force d'argent, étouffer certaines affaires scandaleuses de la nature la plus grave. Jugez de mon désespoir en sachant la femme que j'aime au pouvoir d'un pareil homme.

AUGUSTE, après avoir fait quelques pas—La lutte sera rude ; n'importe, nous lutterons... Enfin, jeune homme, en deux mots, qu'attendez-vous de moi ?

ADRIEN—Oh ! bien peu de chose, monsieur ; consentez seulement à remettre cette lettre à Mlle Saint-Vallier.

AUGUSTE—Mais à quoi cela vous servira-t-il ?

ADRIEN—À l'instruire de mon arrivée d'abord...

AUGUSTE—Et en définitive à tenter quelque démarche imprudente qui gâterait encore vos affaires. Cette lettre est inutile, jeune homme. Écoutez ; mon arrivée va singulièrement occuper Jolin, et il ne songera pas de sitôt aux amourettes. Fiez-vous à moi pour le reste. Vous m'avez raconté vos chagrins ; laissez-moi maintenant vous servir à ma manière. Je ne vous le cache pas ; Je suis dans un moment de crise. Demain je puis être au sommet de la roue de fortune ; peut-être serai-je aussi misérable qu'aujourd'hui... moins l'espérance. Vous courrez ma chance. En attendant, ne me demandez aucun engagement que je serais peut-être embarrassé de tenir. J'ai besoin de ma liberté d'action. Bona sera !...

ADRIEN—Au moins, permettez-moi...

AUGUSTE—Au diable ! (Il sort.)

SCÈNE IV

ADRIEN, seul.

ADRIEN—Allons, je l'ai mécontenté. Quel homme étrange ! Malgré ses manières brusques, il y a en lui quelque chose qui m'inspire je ne sais quelle confiance. Mais n'ai-je pas eu tort de lui ouvrir mon cœur ? S'il allait me trahir !... mais non, c'est impossible ; l'intérêt qu'il m'a témoigné était sincère. Cependant je m'applaudis de ne pas lui avoir révélé mon projet, comme j'en ai eu un moment la pensée. Et ce projet, pourquoi ne l'accomplirais-je pas cette nuit même ? L'arrivée de ce voyageur va occuper Jolin et ces gens... Allons, oui ; prenons ce chemin détourné. Je ne trouverai peut-être jamais une occasion aussi favorable ! (Il sort.)

(La toile tombe.)

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021