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La Chatte métamorphosée en femme - Eugène Scribe (1791 – 1861)



Comédie-Vaudeville en cinq actes représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 juin 1853
 
  Personnages

•    De Criqueville
•    Montdouillard
•    Antoine
•    De Flavigny
•    De Saint-Putois
•    Le Général Renaudier
•    Pagevin, tailleur
•    Bartavelle
•    Un Anglais
•    Arthur
•    Kerkadec
•    Madame Darbel
•    Catiche
•    Emerance
•    Une marchande de gateaux
•    Un garçon de café
•    Un bourgeois
•    Invités


ACTE I


Un quai avec un parapet au fond. - On aperçoit des maisons dans le lointain. - A droite et à gauche, une maison avec porte donnant sur la rue. - Sur la maison de droite, une enseigne de marchand de vin. - Il fait petit jour.
Scène première
Antoine, seul
Antoine est installé devant la boutique du marchand de vin, avec sa boîte de décrotteur devant lui; il est assis sur une chaise au dossier de laquelle est cloué un écriteau portant ces mots: Antoine, cire les hommes, tond les chiens et achète les bouteilles cassées. - Affranchir!...
Antoine, soufflant dans ses doigts. - Pristi! pristi!... ça pince ce matin!... dix degrés au-dessous de zéro chez l'ingénieux Chevalier!... le cheval d'Henri IV a le nez rouge! Quel bête de froid! ma ruine, quoi! ma ruine! ni chiens ni chats à tondre... on craindrait de leur-z-y procurer la grippe! Et ce pavé... regardez-moi ce pavé!... pas une miette de crotte! qué sale temps! (Il se remet à souffler dans ses doigts.) Pristi! pristi!... que ça pince!
Scène II
Antoine, Criqueville
Criqueville arrive de la gauche, il est drapé dans un manteau et s'avance jusqu'à la rampe d'un air sombre.
Criqueville. - C'est moi!... je suis venu pour me fiche à l'eau!... ça n'est pas drôle, mais c'est comme ça! Cet endroit me paraît propice... j'y venais pêcher à la ligne de mon vivant... Allons!
Antoine. - Cirer... monsieur?
Criqueville. - Que le diable l'emporte, celui-là!... il va me gêner... il est capable de me repêcher pour avoir la prime... Bah! c'est sitôt fait! (Il ôte son manteau et paraît en pantalon blanc et veste de nankin. - A Antoine.) Mon ami, voulez-vous me faire le plaisir de me garder mon manteau... jusqu'à ce que je revienne?
Antoine, regardant le costume de Criqueville avec étonnement.
- Tiens!... Monsieur a trop chaud?
Criqueville. - Oui... (A part.) C'est tout ce qui me reste de ma garde-robe.
Antoine, à part. - C'est un Russe!
Criqueville. - Allons, voilà le moment! (Il fait quelques pas vers le parapet et s'arrête.) Eh bien, c'est particulier... Est-ce que j'aurais la venette? (Résolument.) Allons donc! (Il court vivement vers le parapet et s'arrête.) Ah! sapristi! la Seine est prise!... voilà un guignon! (Redescendant.) Je ferais peut-être bien d'attendre le dégel? Non... j'ai un moyen... (Allant à Antoine.) L'ami!... Hé! décrotteur!
Antoine. - Cirer... monsieur?
Criqueville. - Non... dis-moi... Sais-tu casser la glace?
Antoine, étonné. - S'il vous plaît?
Scène III
Criqueville, Antoine, Catiche
Catiche entre par la gauche précédée d'un commissionnaire qui porte sa malle. Le jour se fait peu à peu.
Catiche, au commissionnaire. - Holà! oh! l'homme!... un instant!
Criqueville. - Allons, bon! on vient nous déranger!
Catiche, à Criqueville. - Monsieur, pourreriez-vous me lire c't adresse-là, s'il vous plaît?
Criqueville. - Est-ce que j'ai le temps! (A part.) C'est vrai, on ne peut pas se noyer tranquillement! (Haut.) Voyons... donnez! (Lisant.) "M. Albert de Criqueville..." Tiens! c'est pour moi!
Catiche. - Ah! ben... en v'là une chance! (A Criqueville.) Pour lors, c'est moi! Catiche!
Criqueville. - Catiche! qu'est-ce que c'est que ça?
Catiche. - La fille au père Greluche!
Criqueville. - Greluche? de Vauchelles... en Picardie?
Catiche. - Mais oui! j'sommes du même endroit! je suis vot'e payse!... Voulez-vous me permettre?
Elle l'embrasse.
Criqueville. - Volontiers. (A part.) Elle me retarde.
Antoine, à part. - C'est une belle coupe de fille! Je suis fâché de ne pas être un peu Picard!
Criqueville. - Et qu'est-ce que tu viens faire à Paris?
Catiche. - Je viens pour être cuisinière... C'est M. l'adjoint qui m'a donné une lette pour entrer chez vous.
Criqueville. - Ah!... c'est une fameuse idée qu'il a eue là, ton adjoint!... Au moins, sais-tu faire la cuisine?
Catiche. - Je fais un peu l'omelette...
Criqueville. - Et après?
Catiche. - V'là tout!
Criqueville. - Comme c'est heureux qu'il y ait des poules!
Catiche. - Alors, vous me prenez?
Criqueville. - Non, je pars... je vais faire un voyage d'agrément!
Catiche. - C'est embêtant tout de même! je me serais plu chez vous... vous avez l'air gai!
Criqueville. - Très gai! (A part.) Elle me retarde! (Haut.) Allons, bonjour! bonjour!
Antoine, à part. - Si j'avais le moyen, je la prendrais, moi!
Catiche. - Je vas continuer mon chemin... j'ai d'autres adresses... mais j'aurais mieux aimé vous... parce qu'un pays...
Criqueville. - Oui... bon voyage!
Catiche. - Monsieur, voulez-vous me permettre?
Elle l'embrasse.
Criqueville, à part. - Le baiser de l'étrier!
Antoine, à part. - Cristi! je bisque de ne pas être Picard!
Catiche, au commissionnaire. - Allons, hue!... en route!
Elle disparaît à droite.
Scène IV
Criqueville, Antoine
Antoine, debout. - Ah! monsieur, voilà une belle coupe de fille!
Criqueville. - Il ne s'agit pas de ça!... Sais-tu casser la glace?
Antoine. - Qué glace?
Criqueville. - La glace de la rivière!
Antoine. - Tiens! pardi! en tapant dessus.
Criqueville. - Précisément! eh bien, fais-moi le plaisir de descendre sur la berge... Ici, au-dessous... et de me pratiquer dans la Seine une ouverture de quatre à cinq pieds de diamètre... tu sais ce que c'est que le diamètre?
Antoine. - Tiens! pardi! c'est comme qui dirait... le diamètre!
Criqueville. - Juste! Va, je te donnerai vingt sous pour ta peine.
Antoine, à part. - Qué drôle de commission! casser la glace! (Haut.) C'est-y que vous voulez faire baigner un chien?
Criqueville. - Oui, dépêche-toi!
Antoine. - Tout de suite! Ah! s'il vous plaît, monsieur, ayez l'oeil sur ma boîte. (A part, sortant.) Mais ousqu'il est donc, son chien?
Criqueville, seul. - Allons! dans un petit quart d'heure... (Regardant le ciel.) Sapristi! vont-ils avoir une belle journée aujourd'hui! (Tout à coup.) Tiens! c'est Longchamps! (Regardant sa veste de nankin.) A vrai dire, je n'ai pas la prétention de faire adopter mon costume! C'est égal... se noyer un vendredi... ça porte malheur!... Voyons donc... si je me payais un jour de plus... un instant! je ne sais pas si mes moyens me le permettent. (Il tire de l'argent de sa poche.) Vingt-quatre sous! c'est sec! et j'en dois vingt à ce Savoyard... Dire qu'il y a un an j'avais quarante mille francs à moi! j'aurais pu me faire quincaillier tout comme un autre... mais, étant bachelier ès lettres... je me suis cru poète!... Me croyant poète, j'ai commis des vers... et généralement, quand on commet des vers, on désire les lire à quelqu'un... Peu de poètes ont le courage du vers solitaire! J'avais beau dire à mes amis: "Venez donc! je vous lirai quelque chose de tapé!" les gueux ne venaient pas! Alors, je me suis mis à donner des soupers... à truffer mes élégies!... J'eus du monde! beaucoup de monde! on me fêta, on me flatta, on me couronna... Il y eut même un de ces messieurs qui eut la bonté de trouver que j'avais le profil de Pindare... je lui ai prêté trois cents francs, à celui-là!... et voilà comment je me trouve au bord de l'eau avec vingt-quatre sous dans ma poche... et un violent amour dans le cœur... (Au public.) Car je ne vous ai pas dit... je vais vous le dire! elle s'appelle Clotilde Renaudier... Figurez-vous l'assemblage de toutes les grâces... (Fouillant à sa poche.) Attendez! j'ai là cinq cents petits vers qui la dépeignent de pied en cap. (Tirant un papier.) C'est très court! (Lisant.) "Trois remontages... cinquante-neuf francs." (Parlé.) Tiens! c'est la note de mon bottier... acquittée! (Se fouillant.) Où puis-je
les avoir fourrés?
Scène V
Criqueville, Renaudier; puis Antoine
Renaudier entrant par le fond à droite.
Renaudier. - Où diable y a-t-il une place de fiacres par ici? (Apercevant Criqueville près de la boîte d'Antoine.) Ah! un commissionnaire! Hé! l'homme!
Criqueville, se retournant. - Monsieur?
Renaudier. - M. de Criqueville!
Criqueville, à part. - Le général Renaudier! le père de Clotilde!
Renaudier. - Que diable faites-vous là?
Criqueville. - Vous le voyez... je me promène...
Renaudier. - En costume de planteur?
Criqueville. - C'est aujourd'hui Longchamps.
Renaudier, à part. - Quel drôle d'original! (Haut.) Ah çà! mon cher, je suis bien aise de vous rencontrer... Vous m'avez écrit il y a trois jours pour me demander la main de ma fille?...
Criqueville. - C'est vrai, général.
Renaudier. - Ma première idée fut d'aller vous couper les oreilles.
Criqueville. - Comment?
Renaudier. - Et puis j'ai réfléchi que ça pouvait être un poisson d'avril...
Criqueville. - Pourquoi un poisson d'avril?... nous sommes en mars.
Renaudier. - Dame!... vous n'avez pas de position!
Criqueville. - Bachelier ès lettres!
Renaudier. - Connais pas! Ce n'est pas que vous me déplaisiez personnellement... au contraire, vous m'allez.
Criqueville, remerciant. - Ah! général!
Renaudier. - Vous m'allez, parce que votre père a servi dans le 7e hussards.
Criqueville. - Vous êtes bien bon!
Renaudier. - Moi, je sabrais dans le 8e.
Criqueville. - Et j'ai eu un oncle qui massacrait dans le 9e.
Renaudier. - Certainement... ce sont des titres!... Mais je donne cent mille francs de dot à ma fille... Où sont les vôtres?
Criqueville. - J'avoue que, pour compléter cette somme, il me manque...
Renaudier. - Combien?
Criqueville. - Un léger appoint.
Renaudier. - Complétez-vous, mon cher, complétez-vous!
Criqueville. - Tout de suite!... je vais m'en occuper!... je suis sorti pour ça!
Renaudier. - Je ne vous cache pas que j'ai hâte de marier Clotilde... après l'aventure qui nous est arrivée hier soir...
Criqueville. - Quelle aventure?
Renaudier. - Le général Doblin, mon collègue, donnait un bal travesti... Je m'étais mis en Espagnol...
Criqueville. - Ah! ça devait bien vous aller...
Renaudier. - Non! ça me serrait... j'ai mal soupé... En sortant, je laisse ma fille une seconde sous le vestibule pour faire avancer une voiture... je n'avais pas fait dix pas... j'entends un cri... je me retourne... que vois-je? un masque... une espèce de moine qui cherchait à embrasser Clotilde!
Criqueville. - Pristi!
Renaudier. - Crebleu! je saute dessus!... et dame!... je me mets à calotter...
Criqueville. - Je m'en rapporte à vous...
Renaudier. - Malheureusement, j'avais mon manteau... ça me gênait... le gueux s'esquive...
Criqueville. - Et vous n'avez pas reconnu?
Renaudier. - Non... mais je crois que c'est un parfumeur... son mouchoir est resté dans mes mains... et il répand une odeur... que je reconnaîtrais dans cent ans! (Le lui faisant sentir.) Tenez, flairez-moi ça!
Criqueville. - Attendez donc, c'est de l'essence de bergamote!
Renaudier, remettant le mouchoir dans sa poche. - Bergamote?... bon! ça rime avec botte!... je ne vous dis que ça!... Si jamais je le trouve...
Antoine, entrant, à Criqueville. - Monsieur, votre trou est prêt!
Renaudier, se retournant. - Quoi?
Criqueville. - Rien!... une commission!
Renaudier. - Adieu... Ainsi, c'est convenu... Ayez cent mille francs... et une place! ma fille est à vous.
Criqueville. - Ah! il faut aussi une place?
Renaudier. - Oui... et une bonne!
Criqueville. - Au fait... il n'en coûte pas plus!
Renaudier. - Mais dépêchez-vous... car je me suis formellement promis de la marier avant le jour de sa majorité...
Criqueville. - Et ce jour?
Renaudier. - Sonne dans deux mois.
Criqueville. - Deux mois! (Lui tendant la main. - Découragé.) Adieu, général!...
Renaudier. - Adieu, mon garçon; ne restez pas là, en plein air... vous allez vous enrhumer!
Criqueville. - Merci!... vous êtes bien bon.
Renaudier, sortant, à lui-même. - Ah! c'est de la bergamote!... crelotte!
Il sort en grommelant, par la gauche.
Scène VI
Criqueville, Antoine; puis Pagevin
Criqueville. - Deux mois!... Peut-on donner une plus vigoureuse poussée à un homme penché sur un parapet!
Antoine, à part. - Mais ousqu'il est donc, son chien?
Criqueville. - Décidément je crois que je n'irai pas à Longchamps... C'est singulier... je suis parti de chez moi parfaitement résolu... et maintenant... j'ai beau faire... je n'y vais pas gaiement!
Antoine. - Monsieur, votre trou est prêt.
Criqueville. - C'est bien!... je sais! (A part.) Est-il pressé, cet animal-là!... Mon âme de poète ne recule pas, oh! Dieu!... elle ne demande qu'à s'élancer... mais c'est l'enveloppe... le corps! je le compare à un portier qui ne veut pas tirer le cordon!... (Trouvant un cigare dans sa poche.) Tiens!... un havane très sec!... oublié dans ma veste de campagne... ce serait dommage de le mouiller... Si je le fumais!... (A Antoine.) Donnez-moi du feu!
Antoine, allumant une allumette. - Voilà, monsieur... Dites donc, si vous ne vous dépêchez pas... ça va reprendre...
Criqueville. - Quoi?
Antoine. - La glace.
Criqueville. - Un instant... que diable! (A part.) Il est agaçant!... il me semble que je puis bien m'accorder le sursis d'un cigare.
Il se promène.
Antoine, à part. - Il attend son chien.
Criqueville. - C'est drôle!... ce n'est pas un havane... c'est ma vie que je fume en ce moment!... A la dernière bouffée... (Faisant le geste de piquer une tête.) crac! c'est convenu! c'est juré!
Antoine, venant à lui. - Monsieur!
Criqueville. - Eh bien?
Antoine. - Si vous ne fumez plus, donnez-moi votre bout...
Criqueville, bondissant. - Hein? par exemple!... Veux-tu me laisser tranquille, toi! (A part.) Il est féroce, cet homme-là!... (Haut.) Tiens! voilà tes vingt sous!
Antoine. - Merci, monsieur.
Criqueville. - Il m'en reste quatre... (A Antoine.) Tu n'as pas la Patrie?
Antoine. - S'il vous plaît?
Criqueville, gaiement. - Tiens! si je me faisais cirer?... Il faut entrer proprement dans l'éternité! (Posant son pied sur la boîte.) Cire-moi!
Antoine, étonné. - Ah bah!... mais vous n'êtes pas crotté!
Criqueville. - Puisque je te paye... Tiens, voilà quatre sous...
Il lui remet ses quatre sous.
Antoine, cirant. - A la bonne heure! vous faites travailler l'ouvrier! Si tout le monde était comme vous, le commerce marcherait!
Criqueville. - Est-ce que tu n'es pas content?
Antoine. - Ah! ouiche! content!
Criqueville, à part. - Encore un qui maudit la destinée! (Le quittant.) Une idée! si je lui proposais de m'accompagner? A deux, c'est plus gai... je le ferais passer devant! (Haut.) Antoine!
Antoine. - Monsieur?
Criqueville. - Voyons, franchement... est-ce que tu te plais beaucoup sur cette terre de douleurs?
Antoine. - Monsieur, ça dépend des jours... Quand il y a de la boue, je n'ai pas à me plaindre.
Criqueville. - Mais, quand tu auras passé dix ans de ta vie à décrotter tes contemporains, où cela te mènera-t-il?
Antoine. - Tiens! je me marierai.
Criqueville, retirant son pied. - Imbécile! ta femme te trompera!
Antoine, se levant. - Pourquoi ça?
Criqueville. - Tes enfants ne seront pas à toi...
Antoine. - Ah! par exemple!
Criqueville. - Et, plus tard, tu seras couvert d'infirmités... très laides. (Boitant.) Tu marcheras comme ça!
Antoine. - Mais, monsieur!
Criqueville. - Crois-moi, va, prends mon bras et partons!
Il lui prend le bras.
Antoine. - Ousque nous allons?
Criqueville. - Savoir ce qu'il y a au fond du trou que tu as creusé!
Antoine, se dégageant vivement. - Dans la rivière? Ah! mais non! voulez-vous me lâcher!
Criqueville. - Tu as peur?
Antoine. - Je le crois fichtre bien que j'ai peur! (A part.) Il me propose ça tranquillement, comme s'il s'agissait d'aller manger une friture!
Criqueville, à Antoine. - Approche!
Antoine, se reculant. - Non!
Criqueville. - Ne crains rien... c'est pour te faire mon héritier.
Antoine, se rapprochant avec crainte. - Bien vrai?
Criqueville, fouillant à sa poche. - Voici d'abord ma garde-robe... un faux col... Tu le feras blanchir.
Antoine, l'examinant. - Il est encore très propre!
Criqueville. - Deux paires de gants blancs...
Antoine. - Ah! je les aimerais mieux noirs...
Criqueville. - Bah! tu les cireras... (Tirant un volume de sa poche.) Ma bibliothèque! Sais-tu lire?
Antoine. - Je crois bien! à livre ouvert! tenez!
Il ouvre le livre et lit.
"Maître Corbeau, sur un arbre perché,"
Criqueville. - Assez... je la connais!
Antoine. - Permettez... je ne la connais pas, moi!
Lisant.
"Tenait en son bec un fromage."
Criqueville. - Tu m'ennuies!
Antoine, lisant
"Et bonjour, Monsieur du Corbeau."
Criqueville fredonne un air de chasse entre ses dents.
"Que vous êtes joli que vous me semblez beau!"
Criqueville, à part. - Je suis fâché de lui avoir légué ma bibliothèque.
Antoine, lisant
"A ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie;"
Criqueville cesse de fredonner.
"Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie"
Criqueville, attentif. - Hein!...
Antoine, lisant
"Le Renard s'en saisit,"
Antoine. - Continue...
Antoine, lisant
"Et dit: Mon bon Monsieur,
Apprenez... que tout flatteur
Vit aux dépens de celui que l'écoute.
Cette leçon..."
Criqueville, se promenant avec agitation. - Assez!... Mais cette fable... c'est un monde! une révélation! Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute. Quel horizon! oui... c'est cela! prendre les hommes par la flatterie... caresser leur amour-propre... se pâmer devant leur laideur!... et l'on vit! l'on parvient! on arrive à tout! voilà le ressort! (Changeant de ton.) Oui, mais c'est plat! c'est bas!... Après tout, je ne fais que rendre au monde ce qu'il m'a fait... Les flatteurs!... m'ont-ils assez rongé, grugé jusqu'à mon dernier sou! et j'hésiterais? j'irais me jeter à l'eau... sans lutter... comme un collégien?
Antoine. - Monsieur, le trou va reprendre.
Criqueville. - Ah! qu'il reprenne!
Il éteint son cigare.
Antoine. - Vous éteignez votre cigare?
Il étend la main pour le prendre.
Criqueville. - Oui, morbleu! mais je le garde! (A part.) Quitte à le rallumer si la fable a menti!
Antoine, à part, avec mépris. - Ca! c'est un petit commis à six cents francs!
Criqueville, à lui-même. - Qu'est-ce que je risque? la rivière ne s'envolera pas... et si je réussis... j'épouse Clotilde... Morbleu! je veux en faire l'expérience... Voilà un homme! perdu sur un quai, en veste de nankin, au cœur de l'hiver... sans un sou, sans crédit, sans asile... qui entre dans le monde avec un seul mot: "Flatte! flatte! flatte!..." C'est une mise de fonds comme une autre... je veux voir où ça le conduira! Ah! M. du Corbeau n'a qu'à bien se tenir... voici le renard! (Appelant.) Antoine!
Antoine. - Monsieur?
Criqueville. - J'ai besoin d'un groom. je te prends à mon service.
Antoine. - Moi... groom?
Criqueville. - Je ferai ta fortune!
Antoine. - Ma fortune? j'accepte! (A part.) C'est un banquier!
On entend jouer du piano dans la maison de gauche.
Criqueville, à lui-même. - Aïe!... cristi! quelle horrible musique! (Se reprenant.) Eh bien, c'est comme ça que je débute!... (Se plaçant sous la fenêtre de gauche et applaudissant.) Bravo! bravo! bravo! (A part. - Ecoutant la musique qui continue.) C'est encore plus faux... tant mieux!... ça m'exerce... (A Antoine.) Fais comme moi! (Applaudissant plus fort.) Bravissimo! bravissimo!
Antoine, de même. - Bravissimo! bravissimo.
Pagevin, paraissant à la fenêtre et à part. - Qu'est-ce qu'il me veut cet imbécile-là? (Haut à Criqueville, qui le salue, et affectant un ton gracieux.) Montez donc, monsieur, montez donc!
Criqueville, à part. - Tiens! ça prend!... (A Pagevin.) Avec plaisir, monsieur. (A Antoine.) Tu me rejoindras là-haut... (Le piano reprend dans l'intérieur, Criqueville entre en applaudissant.) Bravo! c'est charmant! c'est charmant!
Antoine, seul. - Mon opinion est qu'il va se faire fiche une raclée! (Prenant sa boîte et sa chaise.) Je vais vendre mon établissement chez le marchand de vin.


ACTE II

Un salon chez Pagevin. - Porte au fond. - Portes latérales. - Une croisée à gauche, deuxième plan; un poêle au premier plan. - Un piano à droite, premier plan. - Un portrait de femme accroché au fond.
Scène première
Pagevin, Emerance; puis Criqueville
Pagevin, à la croisée et à lui-même. - Le diable m'emporte, je crois qu'il monte!... en voilà un toupet!... (En scène.) Où est ma canne?
Il la prend.
Emerance, devant son piano. - Papa!... vous allez vous faire une querelle!
Pagevin. - Je n'aime pas les mauvais plaisants... Continue à pianoter!
Emerance. - Mais, papa...
Pagevin. - Je t'enjoins de continuer à pianoter!
Emerance se remet à jouer.
Criqueville, paraissant au fond et applaudissant. - Ah! bravo!... bravo!... bravissimo!...
Pagevin, à Criqueville. - Ah çà! monsieur, nous prenez-vous pour des imbéciles?
Criqueville, à part. - Tiens! il se fâche!
Pagevin, brandissant sa canne. - Savez-vous que je ne suis pas d'humeur...?
Criqueville. - Ah! que vous avez là un joli jonc! (Le lui prenant.) Voulez-vous permettre?
Pagevin. - Mais, monsieur!...
Criqueville. - C'est un jonc femelle... ça vaut deux cent cinquante francs... sans la pomme!
Il va la poser au fond.
Pagevin, à part. - Tant que ça! (Haut.) Voyons, monsieur... que demandez-vous?
Criqueville. - Vous m'avez prié de monter, me voilà!... Mais je ne regretterai pas les vingt-trois marches de votre entresol, si Mademoiselle veut nous faire la grâce de nous jouer encore un de ces délicieux morceaux...
Emerance. - Avec plaisir, monsieur.
Pagevin. - Ma fille n'apprend pas le piano pour amuser les passants!
Criqueville. - Ah! Mademoiselle est votre fille?... Beau talent, monsieur, talent splendide!
Pagevin. - Mais non, monsieur, elle n'a pas de talent!
Emerance. - Oh!... papa!.
Criqueville. - Pardon!
Pagevin. - Mais non!
Criqueville. - Mais si!
Pagevin. - Puisque le propriétaire nous flanque à la porte parce qu'elle lui écorche les oreilles!
Criqueville, à part. - Pas de chance!...
Pagevin, à part. - Il m'ennuie avec ses compliments!... mais nous allons voir! (Haut.) Emerance, fermez votre piano.
Criqueville. - Emerance!... Ah! le joli nom!...
Pagevin, à part. - Oui, attends, je vais t'en donner. (A sa fille.) Rentrez.
Emerance. - Tout de suite, papa
Elle sort à droite.
Criqueville, à part. - Ca débute mal!... Tiens! un poêle! c'est toujours ça de gagné pour un homme en nankin!
Il se chauffe.
Scène II
Criqueville, Pagevin
Pagevin, à part, apercevant Criqueville près du poêle. Il a repris sa canne. - Comment! il se chauffe?...
Criqueville, ouvrant la porte du poêle, à part. - Pristi! des andouillettes... Si je pouvais déjeuner ici!...
Pagevin, brandissant sa canne. - Monsieur, j'entends parfois la plaisanterie...
Criqueville, à part. - Encore la canne! (Haut, la lui prenant des mains.) Mais, mon Dieu, que vous avez donc là un joli jonc!...
Pagevin, avec colère. - Monsieur!
Criqueville, mettant la main dans sa poche comme pour y chercher de l'argent. - Consentiriez-vous à vous en défaire?
Pagevin, radouci. - Dame!... si j'en trouvais un bon prix? (A part.) Est-ce qu'il va m'en donner deux cent cinquante francs?
Criqueville, retirant sa main vide. - Ca suffit... j'ai un de mes amis qui est très amateur... je vous l'amènerai... mais il ne faut rien frapper avec... c'est très fragile!
Il reporte la canne au fond.
Pagevin. - Mais, monsieur!
Criqueville, apercevant le portrait de femme appendu au mur. - Mazette!... Voilà une belle toile!... C'est un Murillo?
Pagevin, impatienté. - Non, monsieur, c'est un Galuchet!
Criqueville. - Ah! c'est un Galuchet... Beau talent! talent splendide!
Pagevin. - Lui? un barbouilleur qui me devait vingt-cinq francs... et qui m'a croûtonné ça en payement... C'est le portrait de mon épouse!
Criqueville. - Votre épouse? (A part.) Je le tiens! Il va m'inviter! (Haut.) Ah! quelle figure suave! le type des vertus domestiques!...
Pagevin. - Hélas! monsieur... je l'ai perdue!...
Criqueville, tirant son mouchoir et prêt à pleurer. - Perdue!... si jeune et si belle! ah!...
Pagevin. - Mais non!... je l'ai perdue aux Champs-Elysées... dans la foule...
Criqueville, à part. - Pas de chance!
Pagevin. - Je soupçonne un clerc de notaire!
Criqueville, remettant vivement son mouchoir dans sa poche. - J'allais le dire!... (Au portrait, avec mépris.) Ah! que voilà bien la figure d'une femme qui a dû se perdre aux Champs-Elysées... dans la foule, avec un clerc de notaire.
Pagevin. - Figurez-vous, monsieur, c'était devant une boutique de macarons... (A lui-même.) Allons! voilà que je lui conte mes affaires!...
Scène III
Criqueville, Pagevin, Catiche; puis Antoine
Catiche, paraissant au fond et parlant à la cantonade. - Holà! ho! un instant, vous!... on vous appellera!
Pagevin. - Qu'est-ce que c'est?
Criqueville, à part. - Tiens! ma payse!... on va s'embrasser!
Catiche. - M. Pagevin, s'il vous plaît?
Pagevin. - C'est moi! après?
Catiche, lui remettant un papier. - C'est une lettre de notre adjoint pour entrer cuisinière chez vous.
Pagevin. - Justement, j'en cherche une... (Montrant le poêle.) Je suis obligé de faire cuire moi-même... (Ouvrant la lettre.) Voyons.
Catiche, apercevant Criqueville. - Tiens! mon pays! (Voulant l'embrasser.) Monsieur, voulez-vous permettre?...
Criqueville. - Plus tard... au jour de l'an.
Catiche. - Dites donc, j'ai déjà fait deux maisons... depuis que je vous ai vu... Ils veulent tous des cuisinières qui sachent faire la cuisine!
Criqueville. - C'est absurde!... Eh bien, dis que tu la sais... tu l'apprendras après.
Catiche. - Vous croyez?
Pagevin, achevant de lire la lettre. - Les renseignements sont bons... (A Catiche.) Que savez-vous faire?
Catiche, hésitant. - Dame!... (Sur un signe de Criqueville.) Tout!... et la pâtisserie aussi!
Pagevin. - Très bien! je vous arrête!
Catiche, à part. - Tiens! ça y est!
Criqueville, à part. - En voilà un qui mangera de l'omelette!
Catiche, criant au fond à la cantonade. - Hue!... là-bas!... arrivez!
Pagevin. - Est-ce qu'elle amène un âne?
Antoine, entrant avec la malle de Catiche sur le dos. - Voilà, mam'zelle! (A part.) J'ai monté derrière elle; elle a un cou-de-pied digne de l'Olympe!
Pagevin, à Catiche. - Venez... je vais vous indiquer la cuisine... Savez-vous faire les œufs à la neige?
Catiche. - Tout!... et la pâtisserie aussi!
Pagevin, s'approchant de Criqueville. - Monsieur... voici l'heure de mon déjeuner...
Criqueville, saluant. - Ah! monsieur... vous êtes bien bon!...
Pagevin - Je ne vous retiens pas.
Criqueville, désappointé. - Vous êtes trop bon!
Pagevin, à Catiche. - Suivez-moi!...
Catiche, Antoine et Pagevin entrent à droite.
Scène IV
Criqueville; puis Antoine
Criqueville, seul. - Ca ne prend pas!... Est-ce que mon système serait mauvais?... Allons donc! ça n'est pas possible!... Je suis tombé sur un vieux corbeau... juif et coriace!... Quittons cette maison! Cherchons des animaux plus tendres!...
Il remonte.
Antoine, rentrant, à lui-même. - Ah ben!... il ne paye pas la course!... un maître tailleur!...
Criqueville, redescendant. - Hein?... c'est un tailleur?
Antoine. - Dans le grand...
Criqueville, à part. - Comme ça se trouve! moi qui ai besoin d'un habit!... Je reste!...
Antoine. - A propos, monsieur... j'ai vendu mon établissement!
Criqueville. - Combien?
Antoine. - Trois francs soixante-quinze centimes.
Criqueville, à part. - Une paire de gants... c'est toujours ça. (Haut.) Tu les as?
Antoine. - Oh! non, monsieur, j'ai traité avec un Bordelais.
Criqueville. - Aïe!
Antoine. - Un bien aimable homme! Quand il a su que j'étais de Limoges, il s'est mis à me débiter sur les Limousins des choses si flatteuses... mais si flatteuses!... alors, je lui ai fait crédit.
Criqueville, à part. - Sapristi! mais le système est bon!
Antoine. - Et puis je lui ai payé à boire... nos vingt-quatre sous y ont passé!
Criqueville. - Cornichon!
Antoine. - De c't affaire-là, j'ai plus un liard... mais avec une bonne place... A propos, nous avons oublié une petite chose...
Criqueville. - Quoi?
Antoine. - Mes gages.
Criqueville. - Est-ce que tu serais intéressé, par hasard?
Antoine. - Non, mais...
Criqueville. - Toi! un enfant de Limoges!... la contrée la plus généreuse, la plus... large de la France centrale!
Antoine, flatté, et à part. - Tiens!... juste comme le Bordelais!
Criqueville. - Celle qui produit les plus beaux hommes... les plus beaux chevaux.
Antoine, flatté. - C'est vrai!
Criqueville, à part. - J'essaye mon encensoir! (Haut.) Car, enfin, quand on rencontre un fort cheval... qu'est-ce qu'on dit?... on dit...
Antoine. - "Voilà un Limousin!" (A part.) Il a raison!... je suis dans mon tort! (Haut.) Monsieur, vous me donnerez ce que vous voudrez!
Criqueville, à part. - Allons donc! je savais bien qu'il était bon!
Antoine, aspirant du côté du poêle. - Pristi!... la bonne odeur que ça sent!... Monsieur, à quelle heure déjeunez-vous?
Criqueville. - Et toi?
Antoine. - Moi?... à toutes!
Criqueville. - Alors, nous ne sommes pas en retard.
Antoine, qui a ouvert le poêle. - Tiens! il est habité!... des andouillettes qui rissolent!... Faut les retourner!
Il les retourne.
Scène V
Antoine, Criqueville, Pagevin; puis Emerance
Pagevin, à la cantonade. - C'est bien! en voilà assez!
Antoine. - Quoi donc?
Pagevin. - A-t-on jamais vu!... cette cuisinière qui veut m'embrasser, parce que je suis de Soissons!
Criqueville, avec empressement. - Vous êtes de Soissons!... Mon compliment, monsieur!
Pagevin, à part. - Il est encore ici, celui-là!
Criqueville. - Le Soissonnais!... la contrée la plus généreuse, la plus large de la France centrale!
Pagevin, lui tournant le dos. - Eh! monsieur...
Criqueville, à part. - Diable! est-ce que ça ne réussirait que sur les commissionnaires?
Pagevin, bas à Antoine. - Garçon! prends-moi cet homme, porte-le dans la rue... je te donne dix sous!...
Antoine. - Impossible!... je suis son groom!
Pagevin, à part. - Un groom? (Regardant Criqueville avec méfiance.) Il est bien légèrement vêtu! (Haut.) Monsieur ne me paraît pas frileux?
Criqueville. - J'arrive du Brésil!
Pagevin. - Tiens! je fais des affaires avec ce pays-là... Connaissez-vous le général...?
Criqueville. - Beaucoup...
Pagevin. - Santa Guarda?...
Criqueville. - C'est mon ami. Comme j'ai l'intention de passer l'hiver à Paris... je désirerais un habillement complet pour moi... et une livrée pour ceci.
Il lui indique Antoine.
Antoine, à part. - Est-il possible!... ceci serait en livrée!
Pagevin, à part. - Je te vois venir!
Criqueville. - Auriez-vous l'obligeance de me donner...?
Pagevin. - Quoi?
Criqueville. - L'adresse de M. Dusautoy?
Pagevin. - Comment?
Criqueville. - On dit que c'est le premier tailleur de Paris.
Pagevin, piqué. - Le premier!... le premier!... il y en a qui le valent!
Criqueville, à part. - Je le tiens! (Haut.) Allons donc! qui ça?
Pagevin. - Mais dame!... quand ça ne serait que moi!
Criqueville. - Comment! vous êtes?...
Pagevin. - Tailleur, oui, monsieur!
Antoine, à part. - Il est bête! je viens de lui dire...
Pagevin. - Et, sans me vanter, la maison Pagevin est connue...
Criqueville. - Connue!... connue!... Entre nous, vous passez pour faire un peu de camelote!
Pagevin. - De la camelote, moi?
Antoine. - Oh!
Pagevin. - Monsieur, mes ateliers sont là... Donnez-vous la peine d'y jeter un coup d'oeil...
Criqueville. - Non, monsieur, c'est inutile!
Pagevin. - Ah! monsieur... vous venez de prononcer un mot qui me donne le droit d'exiger...
Criqueville. - C'est pour vous être agréable... mais je vous préviens que je suis extrêmement difficile...
Pagevin. - Tant mieux!... Entrez, monsieur, et vous choisirez.
Antoine. - C'est ça!... choisissons! choisissons!...
Criqueville, passant devant Pagevin. - C'est absolument pour vous être agréable!...
Antoine, même jeu. - C'est absolument pour vous être agréable!...
Ils entrent à gauche.
Pagevin, à part. - J'ai peut-être eu tort de lui offrir... mais je ne lui livrerai qu'au comptant!
Emerance, entrant vivement, et à son père qui se dispose à sortir. - Papa!
Pagevin. - Quoi?
Emerance. - C'est la nouvelle bonne... elle met des fines herbes dans les œufs à la neige!
Pagevin. - Qu'est-ce que ça me fait?... je suis en affaires.
Il entre à gauche.
Scène VI
Emerance, Montdouillard; puis Catiche
Montdouillard, paraissant au fond. - Comment!... Personne?...
Emerance, à elle-même. - A-t-on jamais vu! des fines herbes dans les œufs à la neige!
Montdouillard, apercevant Emerance. - Oh!
Il s'approche d'elle sur la pointe du pied et lui prend la taille.
Emerance, poussant un cri. - Ah!
Montdouillard. - Chut!... c'est moi!
Emerance. - Monsieur Montdouillard!
Montdouillard. - Appelle-moi Sulpice!... je veux que tes lèvres de rose balbutient mon petit nom!
Emerance. - Finissez! ou je le dirai à papa!
Montdouillard. - Méchante!... Tiens! voilà un sac de marrons glacés...
Emerance, le prenant. - Ah! c'est bien aimable!...
Montdouillard. - Méfie-toi, il y a un billet au fond!
Emerance. - Encore! c'est le neuvième.
Montdouillard. - Oui, c'est mon genre... quand je donne un sac de marrons glacés, il y a toujours un billet au fond... (Avec exaltation.) Un morceau de lave sucré dans de la glace! (La lutinant.) Ah! petit lutin!
Emerance, se défendant. - Mais, monsieur Montdouillard...
Montdouillard. - Appelle-moi Sulpice!... ou j'expire à tes pieds!
Emerance. - Ah! laissez-moi donc! vous voulez vous moquer de moi.
Montdouillard. - Ne blasphème pas, folle enfant!... Sais-tu pourquoi je viens régulièrement tous les deux jours me faire prendre la mesure d'un gilet de quarante-cinq francs... mal cousu?
Emerance. - Non...
Montdouillard. - Mais c'est pour te voir! te respirer!
Emerance. - Vous m'aimez donc?
Montdouillard. - Amour et gilets! voilà ma devise!
Emerance. - Pourquoi ne parlez-vous pas à mon père?
Montdouillard. - Moi?... pour quoi faire?
Emerance. - Pour nous marier!
Montdouillard, froidement. - Mademoiselle, je ne m'explique pas votre insistance... elle manque de retenue!...
Emerance. - Mais cependant...
Montdouillard. - Pas un mot de plus! Il me semblait vous avoir dit que j'attendais mes papiers...
Emerance. - Voilà six mois que vous les attendez!
Montdouillard. - La mairie de mon endroit a été brûlée... on fait des fouilles!
Catiche, entrant. - Mam'zelle!
Emerance. - Quoi? que voulez-vous?
Catiche. - Ousqu'est la poêle?
Montdouillard, à part. - Une nouvelle bonne!
Emerance. - Quelle poêle?
Catiche, faisant le mouvement de retourner une omelette. - Eh bien, pour faire sauter les œufs à la neige!
Emerance. - Suivez-moi. (A part.) Quelle drôle de cuisinière!
Elle sort à droite.
Montdouillard, pinçant la taille de Catiche. - Eh! eh!... bonjour l'Alsacienne!
Catiche. - Touchez pas!
Montdouillard, bas. - Aimes-tu les marrons glacés?
Catiche. - J'aime pas les asticoteurs!
Elle lui donne un coup de poing et sort par la droite.
Montdouillard. - Aïe!
Scène VII
Montdouillard; puis Pagevin; puis Criqueville
Montdouillard. - La maîtresse est charmante!... la bonne aussi!... Toutes les femmes sont charmantes!... J'adore en bloc ce gracieux produit de la création... et il me le rend bien!... La femme est ma seule occupation..., jusqu'à deux heures; car, dès que la Bourse est ouverte mon cœur se ferme... je tire le verrou!... j'appartiens à la haute coulisse... De deux à quatre, je fais des reports, et après... dame! après... je fais des scélératesses! Il faut bien jouir de son reste... Il est question de me marier... Quelle joie pour les maris quand ils sauront que Montdouillard désarme. (Apercevant Pagevin qui entre.) Ah! eh bien, Pagevin?
Pagevin, saluant. - Monsieur!...
Montdouillard. - Où en est mon dix-neuvième gilet?
Pagevin. - On coud les boutons.
Montdouillard. - Dépêchons-nous!
Criqueville, entrant tout habillé de neuf, et à la cantonade. - Vous entendez?... Pour le chapeau, un galon d'or fin, de huit centimètres!... (Apercevant Montdouillard, et le saluant.) Monsieur...
Montdouillard, saluant. - Monsieur...
Pagevin, à Criqueville. - Veuillez attendre un moment... je suis à vous! (A part.) Je vais lui faire sa facture.
Montdouillard, à Pagevin. - N'oubliez pas mon gilet!
Pagevin. - Tout de suite! (Il rentre en criant.) Le dix-neuvième gilet de M. Montdouillard!
Scène VIII
Criqueville, Montdouillard
Criqueville, à part, regardant Montdouillard. - Dix-neuf gilets!... c'est un collectionneur!
Montdouillard, à part, remontant. - Où diable est passée cette petite Emerance?
Criqueville, sur le devant, montrant son habit. - Enfin, je l'ai!... je suis dedans. (Tirant son carnet.) Et je l'inscris, comme dette d'honneur, à la première page de mon carnet... avec cette maxime: "Flattons, mais ne filoutons pas!"
Il écrit.
Montdouillard, le lorgnant. - Tiens! ce monsieur a le dessin de mon septième gilet!... J'ai aveuglé trois femmes avec...
Il remonte.
Criqueville, humant l'air. - C'est étonnant comme ces andouillettes parfument la brise!... Si je les retournais! (Il va au poêle et l'ouvre.) Pristi! que j'ai faim!
Montdouillard, impatienté. - Mais ce tailleur n'en finit pas!... Et moi qui déjeune à midi, au Café de Paris!
Criqueville, à part. - Au Café de Paris! (Refermant le poêle.) Ca vaut mieux que les andouillettes! (Saluant familièrement Montdouillard.) Monsieur...
Montdouillard, de même. - Monsieur...
Criqueville, à part. - Il s'agit de faire jouer ma petite serinette... (Haut à Montdouillard, qui a ouvert son habit et découvert son gilet.) Dieu! le joli gilet!... Ah! le beau gilet!...
Montdouillard. - Franchement, comment le trouvez-vous?
Criqueville. - Superbe! délicieux! abracadabrant!
Montdouillard. - Et de bon goût.
Criqueville. - C'est par là qu'il brille.
Montdouillard. - Tel que vous me voyez, je suis le premier gilet de la Bourse.
Criqueville, à part. - J'ai trouvé sa corde... ça va marcher!
Montdouillard. - J'en ai dix-neuf... neufs! (Riant.) Tiens! c'est un calembour!
Criqueville. - Charmant! charmant!... Moi, monsieur, j'ai toujours pensé que cette partie de notre habillement était la véritable pierre de touche de l'élégance et de la distinction!
Montdouillard. - Moi aussi! (A part.) Il est très spirituel!
Criqueville. - Je vais plus loin!... j'ose avancer avec Buffon...
Montdouillard. - Buffon? ah oui!... un auteur!
Criqueville. - Qui a écrit sur les bêtes... oui, monsieur... Eh bien, j'ose avancer avec lui que le gilet, c'est l'homme!
Montdouillard. - Bah! comment ça?
Criqueville, à part. - Ca va lui coûter un déjeuner. (Haut.) Tenez... je n'ai pas l'honneur de vous connaître, n'est-ce pas?... eh bien, voulez-vous parier qu'à la simple inspection de votre délicieux gilet, je devine vos qualités et vos défauts?
Montdouillard. - Parbleu! ça serait fort!... Que parions-nous?
Criqueville. - Ce que vous voudrez... Un déjeuner... au Café de Paris?
Montdouillard. - C'est tenu.
Criqueville. - Commençons par les qualités... Ah! ne me cachez pas votre gilet!... c'est mon livre.
Montdouillard. - Je l'étale... Allez!
Criqueville, lorgnant le gilet. - J'y lis d'abord. que vous êtes un homme charmant.
Montdouillard. - Ca... ce n'est pas malin!
Criqueville, continuant. - D'un esprit des plus distingués, d'un commerce agréable...
Montdouillard, flatté et étonné. - Ah! mais... c'est curieux ça!
Criqueville. - Possédant au plus haut degré le tact des affaires... le génie de la spéculation!
Montdouillard, de même. - Ah! mais... c'est très curieux, ça!
Criqueville. - Si je me trompe, reprenez-moi.
Montdouillard. - Non, vous ne vous trompez pas!... allez toujours!
Criqueville. - Grand, généreux, brave, loyal...
Montdouillard, à part. - C'est inouï! il n'oublie rien!
Criqueville. - Mais... horriblement dangereux auprès des femmes...
Montdouillard, modestement. - Oui, je suis un peu gueugueux!
Criqueville. - Enfin, monsieur, cet admirable gilet me révèle chez vous un mérite bien rare... celui qui fait l'homme supérieur, l'homme vraiment accompli...
Montdouillard. - Lequel?
Criqueville. - Vous n'aimez pas les compliments... vous détestez la flatterie...
Montdouillard. - C'est vrai! (A part.) Ma parole, c'est écrasant!
Criqueville. - Eh bien, monsieur, vous voyez...
Montdouillard. - Oui! très bien pour les qualités... mais les défauts! mes défauts?
Criqueville, à part. - J'ai une faim de crocodile! (Haut.) Permettez... (Après avoir lorgné le gilet.) Pas un seul!
Montdouillard, vivement. - Vous avez gagné! (A part.) C'est prodigieux! il est très spirituel! (Haut.) Parbleu! monsieur, vous m'allez... je veux que nous soyons amis!... Ce cher!... Tiens!... comment vous appelez-vous?
Criqueville. - De Criqueville.
Montdouillard. - Moi, Montdouillard.
Criqueville. - J'aime mieux Montdouillard.
Montdouillard. - Moi aussi!... Puisque j'ai perdu... allons déjeuner!
Criqueville. - Oh! un autre jour!... rien ne presse...
Montdouillard. - Du tout!... aujourd'hui... j'y tiens! (A part.) C'est un de mes amis qui paie!
Criqueville. - A vos ordres... partez devant... je vous suis... j'attends mon domestique.
Montdouillard. - C'est ça!... je vais faire ouvrir les huîtres... et vous annoncer à mes amis!... Dites donc, vous nous referez la lecture de mon gilet?
Criqueville. - Oh! c'est que...
Montdouillard. - Si! si! devant le monde... ça me fera plaisir... Adieu! (A part, en sortant.) Il est charmant! charmant! charmant!
Il sort par le fond.
Scène IX
Criqueville; puis Antoine; puis Pagevin; puis Emerance
Criqueville, seul. - Eh bien!... ça ne me procure aucune satisfaction... avec celui-là c'est trop facile... je le passerai à mon domestique!... Justement le voici. (Antoine entre majestueusement: il est en grande livrée et tient sur son bras le pardessus de son maître. - Considérant Antoine qui se tient raide et immobile.) Pristi!... j'ai un beau nègre... Qu'est-ce que tu tiens là?
Antoine, avec solennité. - J'ai l'honneur de porter le pardessus de Monsieur!
Criqueville. - Dieu! quel air majestueux! Voyons, es-tu content de ta livrée?
Antoine. - Oh! oui!... mais les grandeurs ne m'éblouiront pas!... Quoique domestique, je me souviendrai toujours que je suis sorti du peuple!
Criqueville, au public. - Hein? comme un petit bout de galon peut griser un homme! (Haut.) Nous partons!
Antoine. - Je suis aux ordres de Monsieur.
Ils remontent.
Pagevin, entrant par le fond. - Eh bien!... où allez-vous donc? vous oubliez la petite note...
Il présente un papier à Criqueville.
Criqueville. - Quoi?
Pagevin. - La petite facture, six cent soixante-trois francs.
Criqueville. - C'est bien... je vérifierai...
Pagevin. - Pardon... je ne vends qu'au comptant!...
Criqueville, à part. - Sapristi! est-ce qu'il faudrait reprendre ma veste de nankin? (A Pagevin.) Vous n'auriez pas la monnaie d'un billet de mille francs?
Pagevin. - Si, monsieur...
Criqueville. - Très bien!... je vais la chercher!
Fausse sortie.
Pagevin, l'arrêtant. - Mais puisque je vous dis que je l'ai!
Antoine, à Criqueville. - Puisqu'il l'a!
Pagevin. - Veuillez me remettre votre billet, et...
Criqueville, cherchant dans toutes ses poches. - Oui... certainement... (A part.) Quel diable d'air faut-il lui chanter à celui-là?
Pagevin. - Eh bien?
Criqueville. - Oui... (A Pagevin très ahuri.) Dieu! le joli gilet!... Ah! le beau gilet! (A part.) Non!... c'est l'air de l'autre!
Pagevin. - Vous dites?
Criqueville. - Je regarde mon groom!... quelle admirable livrée!
Pagevin, offrant toujours sa facture. - Si vous vouliez...
Criqueville, à Antoine. - Tourne-toi! Quelle coupe! quelle élégance!... C'est-à-dire que Dusautoy ne vous va pas à la cheville!... On devrait signer ces choses-là... comme un tableau! Pagevin fecit!
Pagevin. - Vous êtes bien bon... c'est six cent soixante-trois francs.
Criqueville, à part. - Allons, il n'aime pas cet air-là!
Pagevin. - Elle est acquittée!
Criqueville. - Tout à l'heure!... Ah çà! mais je remarque une chose... rien à la boutonnière!
Pagevin. - Moi?... Oh! monsieur!... dans mon humble profession.
Criqueville. - Vous ne l'avez peut-être jamais demandée?
Pagevin. - Pardon... cinq fois.
Criqueville, à part, avec joie. - Tiens! j'ai touché la note! (Haut.) Et que vous a-t-on répondu?
Antoine passe à gauche.
Pagevin. - Mais dame!... on ne m'a rien répondu...
Criqueville. - Ah! ça n'est pas poli!
Pagevin. - Il y a si loin de Paris au Brésil...
Criqueville. - Comment!... c'est au Brésil?
Pagevin. - Par l'entremise du général...
Criqueville. - Santa Guarda.
Pagevin. - Votre ami!
Criqueville. - Intime!... intime!
Pagevin. - Comme je lui ai fait trois uniformes... j'avais cru pouvoir espérer...
Criqueville, très mystérieusement. - Chut!
Pagevin. - Quoi?
Criqueville, à Antoine. - Eloignez-vous, Antonio!
Antoine, à part, surpris. - Antonio!
Il retourne à droite.
Criqueville, conduisant Pagevin à l'autre extrémité de la scène et très mystérieusement. - Votre affaire marche à pas de géant!
Pagevin. - Ah bah!... vous savez quelque chose?
Il remet la facture dans sa poche.
Criqueville, à part. - Il dépose les armes!... Bravo!
Pagevin, revenant. - Parlez!
Criqueville. - Chut!... (A Antoine.) Eloignez-vous, Antonio!
Antoine, à part, s'éloignant. - Pourquoi m'appelle-t-il Antonio?
Criqueville, à Pagevin. - J'ai fortement plaidé votre cause auprès du général... Santa... machin!
Pagevin. - Ah! monsieur!... que de remerciements!
Criqueville. - Ah! dame!... ça n'a pas été comme sur des roulettes!... "Un tailleur, disait-on, c'est un état un peu... cocasse!"
Pagevin. - Comment!
Criqueville, avec chaleur. - Qu'appelez-vous cocasse...? me suis-je écrié; est-il une profession plus noble, plus grande, plus utile à la société? Répondez, général... Santa... chose!... Supprimez les tailleurs... que devient la morale?
Pagevin. - C'est vrai!
Antoine, ouvrant le poêle, à part. - Tiens! elles sont cuites!
Il prend une andouillette et la mange.
Criqueville. - "Sans eux, que devient la civilisation? elle tombe à l'état... sauvage!... ou tout au moins au costume hideux de garçon boulanger!... Supprimez les tailleurs!... et tout le Brésil est en mitron!"
Pagevin, transporté. - Bien dit! bravo! bravo!
Criqueville, à part, regardant Antoine. - Et l'autre qui mange là-bas... "Tout flatteur vit aux dépens..." c'est la fable en action!
Pagevin. - Comme ça, vous croyez que j'obtiendrai...?
Criqueville. - Chut!... c'est fait!
Pagevin, avec joie. - Je suis nommé?
Criqueville. - Vous recevrez ça aujourd'hui ou demain... ou après-demain... ou un autre jour...
Pagevin. - Oh! si je pouvais l'avoir pour dimanche!... est-ce un peu grand?
Criqueville. - Enorme!
Pagevin. - De quelle couleur?
Criqueville, à part. - Il m'ennuie! j'ai très faim! (Haut.) Jaune, vert, bleu et groseille... sur lilas!
Pagevin, enthousiasmé. - Cinq couleurs!... les cinq couleurs sont revenues!... je voulais encore vous demander...
Criqueville. - Pardon... je suis attendu à déjeuner au Café de Paris... Mon chapeau?
Pagevin. - Le voici.
Antoine, à part. - Au Café de Paris!... si j'avais su!...
Il rejette l'andouillette dans le plat.
Pagevin. - Croyez, monsieur, que ma reconnaissance éternelle...
Criqueville, lui frappant doucement la joue. - Eh! eh! ce bon Pagevin!... Adieu!
Antoine, de même. - Eh! eh! ce bon Pagevin!... Adieu!
Pagevin, les accompagnant. - Allez doucement!... l'escalier est ciré!... prenez la rampe!... (Seul, redescendant.) Quel charmant jeune homme! Enfin, me voilà nommé!... je suis chevalier de l'ordre... Tiens! de quel ordre?... (Se rappelant.) Ah sapristi! nous avons oublié la facture! (Courant à la porte du fond et appelant.) Monsieur! c'est six cent soixante-trois...


ACTE III

Le boulevard devant le Café de Paris. - Chaises, tables. - Au fond les fenêtres du café. - Au milieu, au fond, le perron qui conduit dans le café.
Scène première
Promeneurs, consommateurs, un Anglais, Antoine; puis Criqueville, à la fenêtre du café
Au lever du rideau, quelques promeneurs passent et disparaissent. Un Anglais est assis à une table; à droite, devant le café. Antoine se tient debout au pied du perron, le pardessus de son maître sur le bras.
Chœur, dans l'intérieur
Air de Galathée
Convive agréable
Et vins délicats,
Voilà, de la table,
Les plus doux appas
Antoine, montrant le café. - Il déjeune! il déjeune là-dedans avec un tas de petits bourgeois très bien gantés; moi, on m'a invité à rester à la porte... ça me creuse!...
La Voix de Criqueville, dans le café. - Ah! le joli gilet!... Dieu! le beau gilet!...
La Voix de Montdouillard. - Charmant! charmant!
L'Anglais, appelant. - Garçonne!
Le Garçon. - Monsieur?
L'Anglais. - Je avais demandé à vous un verre d'absinthe souisse.
Le Garçon, le servant. - Vous êtes servi, monsieur!
Antoine, à part. - C'est un Anglais qui cherche à s'ouvrir l'appétit... Le mien est ouvert à deux battants!
Chœur. - Reprise
Convive agréable...
Etc.
On entend chanter dans le café.
Font-y une noce là-dedans! Pristi! je regrette les andouillettes du tailleur!
L'Anglais sort par la droite. On entend des éclats de rire dans le café, la fenêtre s'ouvre.
Criqueville paraît à la fenêtre de gauche, un verre de champagne à la main. - Mazette! on déjeune bien au Café de Paris!
Antoine. - Monsieur... passez-m'en.
Criqueville. - De quoi?
Antoine. - Du fricot!
Criqueville. - Est-ce que tu crois que j'ai mis de la mayonnaise dans ma poche? (Lui passant son verre.) Tiens, bois un coup!
Antoine, après avoir bu. - C'est bon!... mais ça ne nourrit pas... c'est pas assez épais.
Il rend le verre.
Criqueville. - Ca marche! je suis déjà invité pour toute la semaine.
Antoine. - Et moi?
Criqueville. - Tu m'accompagneras comme aujourd'hui.
Antoine. - Pas plus?
Voix de l'intérieur. - Criqueville! Criqueville!
Criqueville. - Tu vois!... ils ne peuvent pas se passer de moi... Voilà! voilà!
Il ferme la fenêtre et disparaît.
Scène II
Antoine; puis Catiche
Antoine, seul. - Pristi! si la place n'était pas si bonne! (Apercevant Catiche, qui entre par la gauche avec un panier sous le bras.) Tiens, la Picarde!
Catiche. - Bonjour, monsieur Antoine... Je viens du marché.
Antoine, flairant le panier. - Mâtin! ça sent le nanan... (Haut.) Qu'est-ce que vous avez donc là-dedans?
Catiche. - C'est un canard!
Antoine, vivement. - Cuit?
Catiche. - Non, cru.
Antoine, refermant le couvercle. - N'y touchons pas!... Il paraît qu'il se nourrit bien votre tailleur?...
Catiche. - Ah bien, oui! je ne suis plus chez lui.
Antoine. - Déjà!
Catiche. - Nous n'avons pas pu nous entendre; il n'aime pas l'omelette!
Antoine. - Oh Dieu! dire qu'il y a au dix-neuvième siècle des tailleurs qui n'aiment pas l'omelette!
Catiche. - Je suis restée chez lui deux heures, mais il m'a payé mes huit jours!
Antoine. - Parbleu! c'est bien le moins!
Catiche. - Heureusement que je me suis replacée dans la même maison, au-dessus!... En v'là encore des gens qui vous ont une drôle de cuisine! Savez-vous ce qu'ils m'ont commandé pour leur dîner?
Antoine. - Non! mais j'en mangerais bien!
Catiche. - Un canard aux olives... et une crème au chocolat!...
Antoine. - C'est des étrangers!
Catiche. - Je ne sais pas ce que je vais leur faire... J'ai toujours acheté des œufs!
Antoine, à part. - Voilà un canard qui commence par des olives et qui pourrait bien finir par une omelette!
Catiche. - Adieu, je me sauve!
Antoine. - Bonne chance! quelle belle coupe de fille! (Catiche sort par la droite.) Qué jolie Picarde!
Scène III
Antoine; puis L'Anglais, Le Garçon; puis Criqueville; puis une Marchande de gâteaux
L'Anglais, entrant et s'asseyant à une table à gauche. - Garçonne!
Le Garçon. - Monsieur!
L'Anglais. - Je demandais encore un verre d'absinthe souisse.
Antoine, à part, regardant l'Anglais. - La vue de cet homme me creuse de plus en plus!... Oh! une idée... (Appelant le garçon qui sert l'Anglais.) Garçon!
Le Garçon, à Antoine. - De l'absinthe, monsieur?... tout de suite!
Antoine. - Mais non!... imbécile... Voulez-vous dire à M. Criqueville qu'un monsieur bien mis désire lui parler.
Le Garçon. - J'y cours...
Il rentre dans le café.
Antoine, seul. - Je vas lui demander cent sous et je me ferai servir un bifteck.
Criqueville, paraissant sur le perron. - Qui est-ce qui me demande?
Antoine, mystérieusement. - Chut! approchez!
Criqueville, descendant. - Eh bien?
Antoine. - C'est moi!
Criqueville. - Que le diable t'emporte! Que veux-tu?
Antoine. - Je voudrais avoir cent sous pour déjeuner...
Il tend la main.
Criqueville. - Cent sous?... Il est facétieux... Est-ce que je les ai?
Antoine. - Alors, donnez-moi la clef... je vas aller les chercher.
Il tend la main.
Criqueville. - Quelle clef?
Antoine. - De votre domicile... A propos, où demeurons-nous?
Criqueville. - Tiens! c'est vrai! Nous ne demeurons pas!
Antoine, à part. - Sapristi! pas d'argent et pas de domicile!... Ah! si la place n'était pas si bonne! (Haut.) Mais je ne peux pourtant pas vivre comme ça!
Air de Madame Favart
N'avoir, monsieur, pour toute subsistance,
Qu'un pardessus qu'on porte sur le bras...
Criqueville
C'est très joli!
Antoine
Mais pas comme pitance!
Mon estomac rêve d'autres repas!
Criqueville
Veux-tu, gratis, un festin confortable?
Antoine
Mon sort, pour lors, serait un des plus beaux!
Criqueville
Eh bien, mon cher, souviens-toi de la fable:
Fais le renard... et trouve des corbeaux.
Rappelle-toi le renard de la fable...
Imite-le, fais chanter les corbeaux!
Antoine. - Sur le boulevard des Italiens?
Criqueville. - Il y en a partout! (Apercevant une marchande de gâteaux qui entre par la droite et traverse.) Tiens! voilà une marchande de gâteaux!
La marchande de gâteaux en offre à l'Anglais.
Antoine. - Vous croyez?
Criqueville. - Parbleu!
Antoine. - Je vas essayer! (Il lui prend la taille.) Eh! bonjour, ma petite mère!
La Marchande, le repoussant. - Dites donc, vous!
Antoine. - Ah! que vous êtes donc fraîche et jolie à ce matin!
La Marchande. - Achetez-moi quelque chose.
Antoine. - Acheter? merci! je sors de table! (La suivant.)
Mais que vous êtes donc fraîche et jolie à ce matin!
Il disparaît avec elle.
Criqueville, le suivant du regard dans la coulisse. - Eh bien, mais il ira ce garçon, il ira!
Scène IV
Criqueville, Renaudier, Le Garçon, L'Anglais
Renaudier, descendant le perron et s'adressant au garçon. - Adrien, rendez-moi...
Criqueville, se retournant. - Renaudier! mon beau-père!
Renaudier. - Criqueville!... avez-vous la monnaie d'un billet de cent francs?
Criqueville, fouillant à sa poche. - Non... non... je ne crois pas! (A part.) Il s'adresse bien!
Renaudier, descendant. - Alors prêtez-moi vingt francs!
Criqueville, à part. - Pristi!
Renaudier, changeant d'idée. - Au fait... c'est inutile! (Au garçon.) Nous réglerons demain.
Le garçon rentre.
Criqueville, fouillant à sa poche avec empressement. - Nous disons vingt francs... vous ne voulez pas davantage?...
Renaudier. - Merci... je n'en ai plus besoin.
Criqueville. - Général, tout... tout ce que j'ai est à vous!
Renaudier. - Je le sais... J'allais vous écrire.
Criqueville. - A moi?
Renaudier. - Etes-vous en mesure? avez-vous complété votre appoint?
Criqueville. - Pas encore.
Renaudier. - Et votre place?
Criqueville. - Je m'en occupe...
Renaudier. - Dépêchez-vous, morbleu!
L'Anglais, appelant. - Garçonne!
Le garçon s'approche. Il lui parle à voix basse.
Renaudier. - Je vous préviens qu'on doit me présenter ce soir un futur pour ma fille...
Criqueville. - Comment! ce soir?... mais vous m'aviez donné deux mois.
Renaudier. - Deux mois... si je ne trouvais pas avant... Mais, si je trouve... je n'ai pas envie de vous attendre sous l'orme!
Criqueville. - Cependant, général...
Le Garçon, qui a quitté l'Anglais et s'approchant de Renaudier. - Monsieur...
Renaudier. - Quoi? que veux-tu?
Le Garçon. - C'est que... je ne sais comment vous dire ça... c'est cet Anglais... qui est là-bas... (L'Anglais se lève et salue Renaudier, qui lui rend son salut.) Il m'a chargé de vous demander si vous vouliez manger contre lui...
Renaudier. - Manger contre lui?...
Le Garçon. - C'est un pari... un défi... il est venu de Londres exprès... Le vaincu payera le dîner!
Criqueville. - Le duel à l'indigestion!
Renaudier, avec colère. - Va te coucher toi et ton Anglais!... A-t-on jamais vu un jocko pareil! Adieu, Criqueville!
Criqueville. - Mais, général...
Renaudier. - Dépêchez-vous, mon cher, dépêchez-vous!
Il sort par la gauche, Criqueville l'accompagne et disparaît.
L'Anglais, se levant. - Oh! shocking... cet mossieu, il voulait pas manger contre moa... c'était le poltronnerie...
Il disparaît à droite.
Scène V
Criqueville, puis Montdouillard, Arthur Bartavelle, Jeunes gens
Criqueville, rentrant seul. - Eh bien, me voilà gentil! on présente ce soir un futur à ma prétendue... c'est ma faute aussi; je déjeune, j'avale du champagne et je ne fais pas mes affaires!... C'est que cent mille francs et une place, ça ne s'offre pas comme une prise de tabac dans un omnibus! c'est très difficile à demander!
Montdouillard descend le perron du café, suivi de Bartavelle, d'Arthur et des invités. Montdouillard a un nouveau gilet.
Chœur
Air d'Hervé
Quel aimable convive,
Joyeux et charmant causeur,
Il séduit, il captive
L'esprit, l'oreille et le cœur!
Pendant le chœur chacun accable Criqueville de poignées de main.
Bartavelle. - Ce cher ami!
Arthur. - Ce bon Criqueville!
Montdouillard, avec expansion. - Albert... voulez-vous un cigare...
Criqueville. - Volontiers, Montdouillard.
Montdouillard. - Appelez-moi Sulpice!
Il remonte.
Arthur, bas à Criqueville. - Jetez donc ça... Montdouillard est un cuistre... il ne fume que des deux sous... Tenez, en voici un... pur havane.
Il lui présente son porte-cigares.
Criqueville, acceptant. - Merci... demain, je vous ferai goûter des miens.
Arthur remonte.
Bartavelle, bas, à Criqueville. - Ne fumez pas ça... c'est un havane fabriqué à Bruges. (Offrant son porte-cigares.) Voilà le vrai havane!
Criqueville. - Trop aimable... (Offrant un cigare.) A mon tour, permettez-moi de vous en offrir un... c'est du sucre! (A part.) Celui de Montdouillard... le deux-sous-tados!
Bartavelle, l'examinant. - Comme il est noir!
Criqueville. - Il est fait par les nègres! (A Bartavelle qui se dispose à l'allumer.) Non!... ce soir, avant de vous coucher! (A part.) Certainement, ils sont très gentils avec leurs cigares... mais tout cela ne constitue pas une dot!
Montdouillard. - Garçon!... Servez-nous vite le café... il faut que j'aille à la Bourse!
Arthur. - Bah! la Bourse! tu iras demain.
Montdouillard. - Impossible! je suis occupé de ma grande affaire...
Arthur. - Quelle affaire?
Montdouillard. - Mon emprunt valaque... c'est dans quatre jours qu'on le soumissionne... nous n'avons pas de concurrents... il y a là un coup de fortune!...
Criqueville, à part. - Un coup de fortune! si je pouvais me fourrer là-dedans!
Le Garçon. - Le café est servi.
Tous, remontant vers la table au fond. - Bravo! bravo!
Criqueville, arrêtant Montdouillard. - Vous me disiez donc que l'emprunt valaque...?
Montdouillard. - Une opération superbe! les éventualités font déjà cent francs de prime... et j'en ai réservé cinq mille pour papa!
Criqueville. - Ah! vous en avez réservé... (Le cajolant.) Ce bon petit saint Sulpice! (Caressant son gilet.) Mon Dieu! la jolie étoffe! quelle jolie étoffe!
Montdouillard, à part, se pavanant. - Il est très spirituel... mais le café refroidit.
Il veut remonter.
Criqueville, le retenant. - Dites donc, Sulpice... est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'en procurer un peu de vos éventualités?
Montdouillard. - Pour vous, cher enfant... il y en a toujours!
Criqueville, avec effusion. - Ah! brave ami...
Montdouillard. - Allons donc... entre nous.
Il remonte prendre son café.
Criqueville, à part. - J'en demanderai mille... ça fera mon compte. (Apercevant Bartavelle qui fume à droite, près du perron.) Bartavelle! est-ce que vous êtes malade?
Bartavelle. - Non... je suis ennuyé.
Criqueville. - Est-il possible! un homme qui a de si beaux chevaux! (A part.) Il faut flatter ses chevaux à celui-là!
Bartavelle, douloureusement. - Criqueville... j'ai une jument qui ne se nourrit pas... vous savez, Mauviette...
Criqueville, affectant la plus vive douleur. - Ah! mon Dieu! mon Dieu!... Mauviette qui ne se nourrit pas.
Bartavelle. - Et puis je crois que Pichenette...
Criqueville. - Encore une?
Bartavelle. - Non... Une danseuse! je crois qu'elle me trompe!
Criqueville. - Oh! ça...
Bartavelle. - Ce n'est pas pour la chose... mais c'est humiliant... J'ai trouvé ce matin chez elle un billet au fond d'un sac de marrons glacés...
Montdouillard, à part. - Le mien!
Criqueville. - Et vous supposez que le confiseur...
Il se lèvent et descendent la scène, Criqueville avec son petit verre.
Bartavelle. - Non! pas le confiseur... je soupçonne cinq de mes amis... mais j'ai un moyen de découvrir...
Criqueville. - Voyons, ne pensez pas à cela! pensez à vos chevaux! car en avez-vous!
Montdouillard. - Sans compter ce magnifique attelage qui l'attend là... devant Tortoni...
Bartavelle, avec mépris. - Ca?... allons donc! des chevaux de notaire!
Criqueville. - Comment?
Bartavelle. - Ca vous mène... ça vous ramène... et ça ne casse jamais rien!
Il va prendre un verre.
Tous. - Ah! charmant!...
Criqueville descend la scène.
Bartavelle. - Je vais m'absenter pour quelques jours, je cherche un ami pour les promener.
Criqueville. - Tiens!
Bartavelle. - Criqueville! je ne vous les propose pas...
Criqueville. - Pourquoi?
Bartavelle. - Vous avez les vôtres...
Criqueville. - C'est-à-dire... (A part.) Une voiture... moi qui n'ai pas de domicile!... je coucherais dedans!
Bartavelle, qui a reporté sur la table son petit verre. - Je ne pars que dans une heure... si nous allions voir vos écuries!
Criqueville. - Non!... pas aujourd'hui... j'ai les maçons!... Et puis vous allez bien rire... dans ce moment, je suis à pied.
Il lui prend le bras.
Tous, se levant. - Ah! ah! ah!...
Criqueville. - J'ai tout vendu!
Bartavelle. - Ah bah!... c'est à merveille! vous allez prendre ma voiture.
Criqueville. - C'est que je ne sais...
Bartavelle. - Allons donc! des façons!... je me brouille!...
Criqueville. - Diable d'homme!... Allons, j'accepte!
Bartavelle. - A la bonne heure! Je vais dire à mon cocher de se tenir à votre disposition.
Criqueville, à part. - Me voilà logé.
Montdouillard. - Deux heures! nom d'un petit Mouzaïa!
Arthur. - Qu'est-ce que c'est que ça?
Montdouillard. - C'est un juron industriel... que j'ai inventé un jour où j'ai perdu cinq mille francs sur les mines... Adieu, mes bibi!... A propos, j'ai rendez-vous ici à quatre heures avec Flavigny... Si vous le voyez, priez-le de m'attendre...
Arthur. - Ca se trouve bien... j'ai quelque chose à lui demander... une place pour un de mes amis...
Criqueville. - Hein? Qu'est-ce que c'est que ce Flavigny qui donne des places?
Bartavelle. - Un administrateur de chemin de fer...
Montdouillard. - Et il n'est pas fort! j'ai lu son dernier rapport aux actionnaires... Quel orgue de Barbarie, mon ami!
Criqueville. - Et il donne des places?
Montdouillard. - Lui, il en a plein ses poches!
Criqueville, à part. - En voilà un que je fouillerai!
Montdouillard. - A tantôt!
Chœur
Air: Chœur final du vaudeville
Quand on attend sa bourse
A regret on vous laisse:
Adieu donc!... Votre main;
Mais donnez-nous promesse
De nous revoir demain.
Criqueville
A regret je vous laisse,
Chers amis, votre main...
Vous avez ma promesse
De vous revoir demain.
Tous sortent, excepté Criqueville.
Scène VI
Criqueville; puis Antoine
Criqueville, seul. - J'ai un équipage et une dot!... c'est-à-dire je l'aurai demain... C'est égal... l'homme est une bien drôle de mécanique! dire qu'il suffit d'un petit morceau de sucre... Est-ce que je suis comme ça, moi? allons donc!
Antoine, entrant. - Ouf! je n'en puis plus!
Criqueville. - Antoine!... Eh bien, et ta marchande de gâteaux?
Antoine. - C'est une usurière... je l'ai flattée jusqu'à la barrière de Roule... Voilà tout ce que j'ai pu accrocher... un plaisir!...
Il en fait une boulette et l'avale.
Criqueville. - Diable... mais c'est un succès!
Antoine. - Bien léger!... Tiens! vous fumez! Monsieur, donnez-moi votre bout.
Criqueville. - Eh! tu m'ennuies!
Antoine, à part. - Nous allons voir! je parie qu'y me le donne!
Criqueville. - Dis donc... en ton absence, je me suis donné une voiture...
Antoine. - Ah! bah!
Criqueville. - Regarde... là... devant Tortoni.
Antoine. - Ca ne m'étonne pas... Monsieur a tant d'esprit!
Criqueville, flatté. - Vraiment? tu trouves?
Antoine, à part. - Je parie qu'y me le donne!... (Haut.) Ah! monsieur, je ne sais pas où vous allez prendre tout ce que vous dites...
Criqueville. - Continue...
Antoine. - Mais, dès que vous parlez, je reste de là... comme un imbécile... la bouche ouverte...
Criqueville, à part, flatté. - J'aime son langage rustique.
Antoine. - Et vous êtes fin... fin comme l'encre... et beau de corps!... Ah! quel corps beau!
Criqueville, à part, épanoui. - C'est un bien brave garçon! (Haut.) Tiens, voilà un cigare.
Antoine, le prenant. - Oh! merci, monsieur! (Au public.) Ca y est... Il est aussi bête que les autres! (A Criqueville.) Je vas voir notre équipage.
Il sort.
Scène VII
Criqueville, Flavigny, Le Garçon
Criqueville, regardant sortir Antoine. - C'est la nature!... ça ne sait pas flatter!
Flavigny, entrant et s'adressant au garçon. - Adrien!... savez-vous si Montdouillard est ici?
Le Garçon. - Il est reparti, monsieur de Flavigny.
Criqueville. - Hein?... Flavigny!
Flavigny, regardant sa montre. - Je suis en avance... je vais l'attendre. (Il s'assied à une table.) Servez-moi un verre de porto!
Le Garçon. - Tout de suite!
Il entre dans le café.
Criqueville, à part. - Flavigny! ma place! ouvrons la tranchée! (Il s'approche de Flavigny en le saluant. Flavigny ne répond pas à ses saluts.) Il a peut-être la vue basse!
Il s'assoit à une table voisine.
Flavigny. - Adrien!... une allumette!
Criqueville, voyant Flavigny tirer un cigare, lui offre le sien. - Monsieur veut-il du feu?
Flavigny, froidement. - Merci!
Le garçon lui présente l'allumette.
Criqueville, à part. - Il est froid!... (Haut, après un silence.) Jolie journée! (Flavigny, importuné, prend un journal et lui tourne le dos. - A part.) Je ne le crois pas d'un caractère liant.
Flavigny, appelant. - Adrien!... A quelle heure doit revenir Montdouillard?
Criqueville, avec empressement. - A quatre heures, monsieur, à quatre heures!
Flavigny, froidement. - Merci, monsieur.
Criqueville, après un silence. - Quel charmant homme que ce Montdouillard! de l'esprit! des manières! de la distinction!...
Flavigny. - Vous n'êtes pas difficile.
Il reprend son journal.
Criqueville, à part. - Il paraît qu'avec celui-là, il faut abîmer le prochain... On en trouve comme ça! (Haut.) Il m'a toujours fait l'effet d'un perruquier qui venait de gagner le gros lot!
Flavigny. - De qui parlez-vous?
Criqueville. - De Montdouillard!
Flavigny, souriant. - Ah! (Il pose son journal.) Mais vous disiez tout à l'heure...
Criqueville. - Oh! devant le garçon... je ne voulais pas le priver de son seul admirateur.
Flavigny, riant. - En effet, il a beaucoup de succès auprès de ces messieurs...
Criqueville. - Que voulez-vous!... un homme qui change cinq fois de gilet par jour... ça éblouit!
Flavigny, rapprochant sa chaise. - Ah! c'est bien cela!
Criqueville, à part. - Il est chatouillé... (Haut.) C'est comme ce petit Bartavelle... le connaissez-vous?
Flavigny. - Oui... mais ça ne fait rien...
Criqueville, à part. - Parbleu!... au contraire... (Haut.) Un homme qui n'a d'esprit qu'à cheval... et qui a toujours l'air d'être à pied!
Flavigny, rapprochant sa chaise. - Il est charmant! (Haut.) Monsieur, peut-on vous offrir un verre de porto?
Criqueville. - Merci. (A part.) J'ai trouvé le ressort.
Flavigny. - Je vois que vous êtes l'ami de tous ces messieurs.
Criqueville. - L'ami? ah! c'est une épigramme! Je les rencontre dans le monde!... mais, entre nous, j'estime peu ces batteurs de boulevard!
Flavigny. - Cela fait votre éloge!
Criqueville. - Je ne voudrais compter mes amis que parmi ces hommes sérieux, ces esprits lucides et pratiques... qui honorent la science et l'industrie...
Flavigny. - Très bien dit!
Criqueville. - Tenez, j'ai lu dernièrement un écrit d'un de ces hommes... vraiment utiles! et je suis resté frappé d'admiration devant l'immensité de cette haute intelligence!...
Flavigny, redevenu froid et reprenant son journal. - Ah! vous êtes bien heureux!
Criqueville, à part. - Il croit que je parle d'un de ses amis!...
Flavigny, ironiquement. - Et peut-on savoir le nom de cette merveille?
Criqueville. - L'écrit était signé d'un nommé... Flavigny.
Flavigny. - Tiens! (Il pose son journal.) Vous avez lu ça?
Criqueville, avec feu. - Si je l'ai lu! je l'ai lu et relu!
Flavigny, flatté. - Ah!
Criqueville, à part. - Bois du lait, va! bois du lait!
Flavigny. - Et ce Flavigny est de vos intimes?
Criqueville. - Si l'intimité... c'est l'admiration... oui, monsieur... Quant à sa personne, je me la figure... ce doit être un noble vieillard!
Flavigny. - Hein?
Criqueville. - Au regard vif encore... aux cheveux blanchis par l'étude!...
Flavigny. - Permettez!...
Criqueville, avec enthousiasme. - Ce n'était qu'un simple rapport, monsieur... un rapport aux actionnaires... ordinairement tout ce qu'il y a de plus bête au monde!
Flavigny, riant. - Le rapport, ou les actionnaires?
Criqueville. - Les deux! (S'animant.) Mais, sous la plume magique de ce vieillard, l'horizon s'est élargi!... Quelle sève! quelle vigueur! quelle netteté!
Flavigny, se laissant aller. - La fin surtout!
Criqueville. - Tout, monsieur... pas plus la fin que le commencement! tout est beau! jusqu'aux chiffres! les chiffres... ces chardons du discours! il sait les transformer en autant de fleurs suaves et harmonieuses...
Flavigny, à part. - Il s'exprime très bien!
Criqueville, à part. - Toi, demain, tu m'offriras une place! (Haut.) Voyez-vous, monsieur!... je ne mourrai pas content avant d'avoir serré la main de ce savant vénérable!...
Flavigny - Oh! vénérable!...
Criqueville. - Vous dites?
Flavigny. - Vénérable est de trop...
Criqueville, se levant avec menace. - Prétendriez-vous l'insulter?
Flavigny, se levant aussi. - Non; mais...
Criqueville, avec véhémence. - Je ne le souffrirais pas!... je ne le souffrirais pas!
Flavigny. - Calmez-vous! Je puis vous procurer le plaisir de serrer la main à M. de Flavigny!
Criqueville, vivement. - Où? quand? Partons!
Flavigny. - Inutile! (Lui tendant la main.) Touchez là!
Criqueville. - Quoi! monsieur... vous seriez?... si jeune encore!... et si...
Flavigny. - Assez... je croirais maintenant que vous voulez me flatter...
Criqueville. - Moi!... flatter?... vous ne me connaissez pas...
Flavigny. - Puis-je savoir le nom de mon nouvel ami?
Criqueville. - Albert de Criqueville.
Flavigny - Je ne l'oublierai pas... Venez me voir... nous reprendrons cette conversation... j'ai beaucoup, mais beaucoup de plaisir à vous entendre...
Criqueville, à part. - Gourmand!
Flavigny. - Mais pardon... j'entre au café... une lettre à écrire... (Au garçon.) Adrien!... dès que Montdouillard sera venu, vous m'avertirez...
Le Garçon. - Oui, monsieur...
Flavigny, à Criqueville, en riant. - Ce pauvre Montdouillard! vous ne devineriez jamais pourquoi je l'attends...
Criqueville. - Pour causer gilets...
Flavigny. - Non... il veut se marier.
Criqueville. - Ah! le malheureux!...
Flavigny. - J'ai promis de la présenter à cinq heures... je m'en lave les mains... je le déposerai chez le beau-père, comme une carte de visite...
Criqueville. - Cornée...
Flavigny. - Ah! charmant!... d'autant mieux que la future est jolie... C'est la fille du général Renaudier...
Criqueville, bondissant. - Hein?
Flavigny, montant le perron. - Cornée est charmant!... Au revoir!
Il entre dans le café.
Scène VIII
Criqueville; puis Pagevin; puis Antoine
Criqueville, seul. - Clotilde... ma prétendue, Montdouillard veut l'épouser... et l'entrevue est pour cinq heures... il faut l'empêcher à tout prix!...
Il remonte et se heurte contre Pagevin, qui entre avec un paquet sous le bras.
Pagevin. - Aïe!
Criqueville. - Butor!
Pagevin, le reconnaissant. - Tiens! c'est vous?
Criqueville à part. - Pagevin! que le diable l'emporte!... (Haut.) Ce cher ami...
Pagevin. - Dites donc... ça n'est pas encore arrivé...
Criqueville - Quoi?
Pagevin. - Du Brésil...
Criqueville. - Les vents sont contraires...
Pagevin. - Et puis je voulais vous demander... De quel ordre?
Criqueville, à part. - Oh! qu'il m'ennuie! (Haut.) L'ordre du Merle-Blanc!!!
Pagevin. - Tiens, je croyais qu'il n'y en avait pas?
Criqueville. - Si... au Brésil... mais c'est un ordre extrêmement rare! Vous êtes pressé... Bonjour!
Pagevin. - A propos... nous avons oublié ce matin la petite facture...
Il la tire de sa poche.
Criqueville. - Que vois-je? vous faites vos courses à pied!
Pagevin. - J'attends l'omnibus. (Présentant sa facture.) C'est six cent soixante-trois francs...
Criqueville. - Mon tailleur... en omnibus?... je ne le souffrirai pas... où allez-vous?
Pagevin. - A la Bastille... C'est six cent...
Criqueville, appelant. - Antonio!... (A Pagevin.) Vous allez prendre ma voiture...
Pagevin, à part. - Il a voiture...
Antoine, entrant. - Monsieur?
Criqueville. - Conduisez cet excellent M. Pagevin jusqu'à mon coupé... vous reviendrez.
Pagevin. - J'aurais pourtant bien voulu régler...
Criqueville. - Allez, allez, pas de remerciements... Ce bon M. Pagevin...
Antoine. - Donnez-moi votre paquet... Ce bon M. Pagevin!
Antoine entraîne Pagevin par la droite.
Scène IX
Criqueville; puis Montdouillard; puis Flavigny
Criqueville. - Emballé... et d'un!...
Montdouillard, entrant vivement par la gauche. - Je suis en retard... Flavigny est-il arrivé?
Criqueville. - Il sort d'ici...
Montdouillard. - Nom d'un petit Mouzaïa...
Criqueville. - Tenez, cette voiture qui part du côté de la Bastille...
Il indique la voiture qui emporte Pagevin.
Montdouillard. - Ah! sapristi!... (Appelant.) Flavigny!... Flavigny!... il n'entend pas... je vais prendre un régie. (Il sort en appelant.) Cocher!... cocher!...
Criqueville se joint à lui pour appeler.
Criqueville. - Et de deux!
Flavigny, sortant du café. - Ah çà! ce diable de Montdouillard...
Criqueville, vivement. - Il vient de partir...
Flavigny. - Comment?
Criqueville, indiquant la gauche. - Ce fiacre qui se dirige vers la Madeleine...
Flavigny. - L'imbécile!... il y a un malentendu... il faut que je le rejoigne... Vite! une voiture! (Il sort par la gauche en appelant.) Cocher!... cocher!...
Criqueville appelle aussi.
Scène X
Criqueville, Antoine, Le Garçon, L'Anglais, qui rentre et se place à la table de gauche, un Commissionnaire, un Bourgeois
Criqueville. - Et de trois!... ils ne se mordront pas... voilà une entrevue qui se tourne le dos.
Antoine, entrant. - Monsieur... le tailleur vous remercie bien... (A part.) Ma foi! je me suis commandé un second pantalon... Pristi! que j'ai faim!
Le Garçon, qui vient de causer avec l'Anglais, à Criqueville. - Monsieur... c'est encore cet Anglais...
Criqueville. - Quoi?
Le Garçon. - Il demande si vous voulez manger contre lui.
Criqueville. - Ah! mais il n'a qu'une note... Donne-lui un sou! (Apercevant Antoine et rappelant le garçon.) Non!... ne lui dis rien! (Bas à Antoine.) Antoine! te sens-tu capable d'un grand appétit?
L'Anglais monte lentement l'escalier.
Antoine. - Ah! monsieur, je mangerais un bœuf!
Criqueville. - Ca suffit... Endosse mon pardessus... Là!... cache ton chapeau...
Antoine, à part. - Qu'est-ce qu'il va faire?
Criqueville, à l'anglais, qui s'est rapproché. - Milord... permettez-moi de vous présenter un jeune banquier... (Bas à Antoine.) Cache ton chapeau! (Haut.) Qui brûle de se mesurer avec vous...
L'Anglais, redescendant à Antoine. - Haô! vous vôlez manger contre moa, vô?
Antoine. - Dans ce moment, monsieur, je mangerais contre mon père...
Criqueville. - Le premier rassasié payera la carte... tu entends!
Antoine, frappant son gousset. - Je suis doublement tranquille!
L'Anglais, à Antoine. - Je avais déjà fait crever deux amis à moâ... (Lui indiquant l'entrée du café.) A votre tour!
Antoine. - Après vous!
L'Anglais, au haut du perron. - Garçonne! rosbeef pour houit!
Antoine et l'Anglais entrent dans le café.
Criqueville, seul. - Qu'on dise que je ne nourris pas mes gens!... Allons! voilà une bonne journée... Aujourd'hui, j'ai semé... à demain la récolte... Qu'est-ce que je vais faire en attendant mon groom?... J'ai envie de prendre une glace! (Tâtant ses poches.) Diable! vide complet! (Avisant un bourgeois assis à une table à droite.) Que je suis bête!... et ce monsieur... il n'a pas été mis là pour des prunes... (Appelant.) Garçon... une vanille...
Antoine, ouvrant la fenêtre du café, il a la bouche pleine. - Garçon!... bœuf aux choux... pour huit!
Criqueville. - Comme il soutient le pavillon français! (Allant s'asseoir à la table du bourgeois.) Monsieur, après vous, le Constitutionnel?
Le Bourgeois. - Oui, monsieur!
Il veut ôter son chapeau qui est sur la table.
Criqueville. - Laissez! laissez! il ne me gêne pas!
Le Bourgeois. - Oh! monsieur...
Criqueville. - Non, monsieur.
Le garçon apporte la glace.


ACTE IV

Une pièce servant de bureau. - A droite, une table à écrire. - Cartons, papiers. - Près de la table, une chaise avec un coussin mobile. - Porte principale au fond. - Portes latérales; sur l'une: Cabinet du directeur, sur l'autre: Administration.
Scène première
Kerkadec, Flavigny; puis Montdouillard
Kerkadec, tenant des papiers à la main et parlant à la cantonade. - Bien! monsieur de Saint-Putois... soyez tranquille... ça sera moulé. (Revenant à sa table.) En voilà un directeur de chemin de fer qui m'embête à grande vitesse!
Flavigny, entrant par la porte de l'administration. - Mon ami, voyez si M. de Saint-Putois peut me recevoir.
Kerkadec. - Tout de suite, monsieur.
Il donne une lettre à Flavigny et entre à gauche.
Flavigny, seul, décachetant la lettre. - Ah! une lettre! Encore une demande pour cette place d'inspecteur de première classe... elle n'est vacante que depuis hier... il y a déjà quatorze concurrents... Mais je ne puis en disposer sans l'adhésion de mon collègue Saint-Putois... et réciproquement... C'est un duumvirat!
Montdouillard, entrant par le fond. - Nouveau gilet. - A la cantonade. - Dites à la voiture de m'attendre.
Flavigny. - Montdouillard!
Montdouillard. - Vous voilà donc enfin!
Flavigny. - Eh bien, vous êtes gentil!... et notre rendez-vous d'hier?
Montdouillard. - Ne m'en parlez pas; j'ai poursuivi une bête de voiture jusqu'à la Bastille.
Flavigny. - Et moi, jusqu'à la barrière de l'Etoile...
Montdouillard. - Et qu'est-ce que j'ai trouvé dedans?... mon tailleur!
Flavigny. - Et moi, un sapeur de 29e de ligne avec une Alsacienne.
Montdouillard. - Nom d'un petit Mouzaïa!... et mon entrevue manquée!
Flavigny. - J'ai vu le général ce matin... On se trouvera à trois heures chez madame Darbel... Prétextez une visite.
Montdouillard, étalant son gilet. - Bien!... justement, je suis habillé!
Flavigny. - Comment! est-ce que vous allez vous présenter avec ce gilet-là?
Montdouillard. - Vous ne le trouvez pas joli?
Flavigny. - Vous avez l'air de promener une planche de tulipes.
Montdouillard, piqué. - Une planche de tulipes! ... Tout le monde n'est pas de votre avis. (A part.) Je suis fâché que Criqueville ne soit pas là.
Flavigny. - Vous venez voir Saint-Putois?
Montdouillard. - Oui... j'ai à lui parler de mon emprunt valaque.
Kerkadec, entrant. - Ces messieurs peuvent entrer.
Flavigny. - Allons! mais, croyez-moi, changez de gilet.
Montdouillard, à part. - Est-ce qu'il serait jaloux?
Montdouillard et Flavigny sortent.
Scène II
Kerkadec, Criqueville, Antoine; puis Catiche
Criqueville, entrant et parlant à Antoine dans la coulisse. - Allons, arrive donc!
Antoine, paraît, portant toujours le pardessus de son maître; il est très pâle. - Voilà, monsieur!
Criqueville, à Kerkadec. - M. de Flavigny est-il dans ses bureaux?
Kerkadec. - Il vient d'entrer chez M. le directeur avec M. Montdouillard.
Criqueville. - Tous les deux sont ici? bravo? (A part.) Ma dot et ma place!
Kerkadec. - Si vous voulez prendre la peine d'attendre...
Criqueville. - Certainement.
Kerkadec sort.
Antoine, à part. - Ah! je ne suis pas à mon aise!... Gredin d'Anglais!
Il s'assied sur une chaise.
Criqueville, à Antoine. - Eh bien, qu'est-ce que tu fais là?
Antoine. - Monsieur, je suis mélancolique... j'ai des tristesses d'estomac!
Criqueville. - Tu as encore faim?
Antoine, se levant d'un bond. - Oh non! je n'aurai plus jamais faim!
Criqueville. - Il paraît que tu as joliment fonctionné hier?
Antoine. - Il fallait vaincre, monsieur, il fallait vaincre!
Criqueville. - Ou périr!
Antoine. - Ou payer!... Ah! monsieur! quel Anglais!... Si vous l'aviez vu manœuvrer à travers les biftecks, les gigots, les rosbeefs!... haoup!... haoup!
Criqueville
Air: Il me faudra quitter l'empire
Cette lutte gastronomique
Devait être un coup d'oeil charmant!
Antoine
N' m'en parlez pas! cet Anglais diabolique
Etait affreux! fantastique! effrayant!
J'en tremble encor, monsieur, en en parlant.
Dix plats, vingt plats ne paraissaient qu'à peine
Pour s'engloutir dans ses flancs dévorants!...
Et j'me croyais, cauch'mar des moins riants,
Tête à tête avec la baleine,
Au milieu d'un banc de harengs,
Quand ell' déjeun' dans un banc de harengs!
(Parlé.) Ca entrait! ça entrait!
Criqueville. - Eh bien!... et toi?
Antoine. - Moi, je tenais bon... d'abord! mais, au bout d'une heure, je commençais à me sentir gonfler dans votre pardessus... on vous l'a fait un peu étroit... pour moi!... L'English me guignait de l'oeil... je ne bougeais pas!... Enfin, on apporte le café!... Je me dis: "C'est fini!..." Ah bien, oui!... le gredin commande un vaste plat de haricots... au lard!... Je bondis!... un bouton part... ma livrée paraît!
Criqueville. - Maladroit!
Antoine. - Au contraire!... ça m'a sauvé!... Milord, se voyant à table avec un domestique, perd tout à coup l'appétit, se lève, me lance un shocking... paye et disparaît... mais trop tard!...
Criqueville. - Bah! tu étais vainqueur!
Antoine. - Mais blessé!... (Tristement.) Ah! je me frictionnerais bien avec une tasse de thé!
Criqueville. - Voyons! du courage!... nous touchons au but. (Avec exaltation.) Antoine, c'est aujourd'hui Marengo!
Antoine, grommelant. - Oui, Marengo! mais, avec tout ça, nous n'avons pas encore vu la couleur d'une pièce de cent sous!
Criqueville. - Patience! car la fable a raison... Tout flatteur vit aux dépens...
Antoine. - Il vit, c'est possible!... mais, il ne s'enrichit pas!... il ne s'enrichit pas!... voilà le hic!... nous n'avons pas même de domicile!
Criqueville. - Eh bien, et la voiture de mon ami Bartavelle? on y est fort bien!
Antoine. - Dedans! c'est possible; mais pas sur le siège!... et puis, un appartement sur roulettes!
Criqueville. - Plains-toi donc! je te loge dans les plus beaux quartiers... boulevard des Italiens!...
Antoine. - On y fait un bruit!
Criqueville. - Si tu préfères le Marais... parle!... il n'y a qu'un coup de fouet à donner!
Antoine. - Vous riez!... mais vous verrez qu'un de ces matins nous nous réveillerons en fourrière... pour n'avoir pas allumé les lanternes!
Criqueville. - Sois tranquille!... Dans une heure, notre vagabondage aura cessé; j'aurai une place, une dot et un logement.
Antoine, joyeux. - Ah bah! et une théière aussi, monsieur!
Catiche, entrant avec une tasse sur une assiette. - Ousqu'est le cabinet de Monsieur à présent?
Criqueville. - Ma payse!... Te voilà ici, toi?
Catiche. - Oui, monsieur, les autres m'ont fichue à la porte... Y me commandent des crèmes aux olives, et des canards au chocolat; et y n'en veulent plus!
Antoine. - Pauvre fille!
Catiche. - Mais ils m'ont payé mes huit jours... ça fait deux fois qu'on me les paye depuis hier!
Criqueville. - Seize jours en vingt-quatre heures!... Elle va bien.
Antoine. - Elle a trouvé une bonne ficelle, la Picarde!
Catiche. - Je cherche le cabinet de mon maître pour lui porter son thé.
Antoine. - Du thé!!!
Il prend la tasse et boit.
Catiche. - Eh bien, qu'est-ce que vous faites donc?
Antoine, après avoir bu. - Ah! ça va mieux!
Catiche. - Faut que j'aille en chercher d'autre.
Antoine. - Tu en as d'autre?
Catiche. - Dans la cuisine.
Antoine. - Je ne te quitte pas!... Viens, je te raconterai mes malheurs! Gredin d'Anglais!
Ils entrent dans la cuisine.
Scène III
Criqueville, Montdouillard
Montdouillard, sortant du cabinet et parlant à la cantonade. - C'est bien, cher ami, c'est convenu!
Criqueville, à part. - Montdouillard!... Voici le moment de passer à la caisse.
Montdouillard. - Tiens! Criqueville!... je suis bien aise de vous voir... (A part.) Je ne suis pas fâché de savoir ce qu'il pense de mon gilet.
Il ouvre son habit.
Criqueville. - Quelle figure radieuse!
Montdouillard. - Oui, je quitte Saint-Putois; il a presque consenti à se laisser nommer président du conseil d'administration de mon emprunt valaque... C'est un nom dans la finance! nous sommes capables de monter encore de quinze francs.
Criqueville. - Et cent... ça fait cent quinze!
Montdouillard. - Exactement! (A part.) C'est drôle, il ne me dit rien de mon gilet!
Il ouvre davantage son habit.
Criqueville. - Mon cher ami... j'ai une petite demande à vous adresser... Vous avez eu l'obligeance, hier, de m'offrir quelques-unes de vos éventualités valaques!...
Montdouillard. - Je ne m'en dédis pas.
Criqueville. - Si ce n'est pas indiscret, j'en prendrai mille.
Montdouillard. - Très bien! (Tirant son carnet.) Je vais vous faire votre bordereau... Nous disons: mille à cent quinze francs...
Criqueville. - Plaît-il?
Montdouillard. - Mettons-les à cent francs... ça fait cent mille francs que vous me devrez.
Criqueville. - Comment, cent mille francs?
Montdouillard. - Pour la prime... la prime!...
Criqueville. - Pardon! je croyais que vous me les aviez offertes au pair?
Montdouillard. - Au pair! moi? mais je ne vends au pair... que les actions qui sont au-dessous du pair... Il est bon, le petit!
Criqueville, à part. - Que je suis bête! j'ai oublié... (S'extasiant sur le gilet de Montdouillard.) Ah! oh! c'est un nouveau! il est encore plus joli que celui d'hier!...
Montdouillard. - Là... franchement?
Criqueville. - Délicieux!
Montdouillard. - Ca ne ressemble pas un peu?...
Criqueville. - A quoi?
Montdouillard. - A une planche de tulipes?
Criqueville. - Par exemple! quelle calomnie!... (A part.) Pour les tulipes!
Montdouillard, à part, flatté. - Bon petit garçon! (Fouillant à sa poche et en tirant un billet.) Tenez, si vous voulez aller à l'Hippodrome... on m'a donné deux places.
Criqueville. - Merci... (Lui prenant le bras.) Voyons, Sulpice, vous ne me refuserez pas ces mille actions au pair?
Montdouillard, se dégageant. - Jamais, de la vie!
Criqueville. - Pour un ami!
Montdouillard. - Des amis de cent mille francs! merci! (Offrant son billet.) Si vous voulez aller à l'Hippodrome...
Criqueville. - Eh! l'Hippodrome...
Montdouillard. - Bonjour! j'ai rendez-vous à trois heures... (A part.) Mon entrevue...
Criqueville. - Il s'en va! (Courant après lui.) Montdouillard!
Montdouillard. - Je suis pressé!... (A part, en sortant.) Mille valaques au pair!... Il est bon, le petit!
Il sort par le fond.
Scène IV
Criqueville; puis Flavigny
Criqueville, seul. - Refusé!... Sapristi!... (Se promenant.) Voyons donc! voyons donc!... Est-ce que le bon La Fontaine aurait radoté à la face du grand siècle?... Non! je m'y suis mal pris!... Je n'ai joué qu'un petit air... j'aurais dû chanter un grand morceau!... Pour cent mille francs... il faut un grand morceau!... Flavigny... nous allons voir!
Flavigny, entrant. - Je ne me trompe pas... Monsieur de Criqueville!
Criqueville. - Vous avez daigné m'inviter à venir vous troubler dans vos graves travaux, et, vous le voyez... j'abuse déjà de l'invitation.
Flavigny. - Abuser?... je vous en défie!
Criqueville. - Peut-être... car je viens vous demander un service.
Flavigny. - Il est rendu!
Criqueville, lui serrant la main. - Ah! monsieur de Flavigny! (A part.) A la bonne heure... avec les gens comme il faut, c'est tout plaisir!...
Flavigny. - Je vous écoute.
Criqueville. - Je tremble que vous ne trouviez ma requête un peu... indiscrète! (A part.) Il va me répondre que non.
Flavigny. - Indiscrète?... de votre part, c'est impossible!
Criqueville. - Ah! monsieur de Flavigny!... (A part.) Là!... qu'est-ce que je disais!
Flavigny. - Je n'ai pas oublié notre conversation d'hier... vous y avez développé des vues si justes, des appréciations si vraies...
Criqueville, à part. - Je crois bien!... j'ai abîmé tout le monde, excepté lui.
Flavigny. - Parlez!... ce sera pour moi, un rare bonheur de pouvoir obliger un aussi galant homme.
Criqueville. - J'arrive au fait... Mon cher monsieur de Flavigny, j'ai résolu d'occuper mes loisirs, de les consacrer à un travail sérieux, productif...
Flavigny. - Vous?
Criqueville. - Je ne rougis pas d'ajouter que ma fortune... assez bornée... m'en fait une nécessité.
Flavigny, à part. - Tiens! je le croyais riche! (Il place sur sa tête le chapeau que jusqu'alors il tenait à la main.) Vous permettez, je prends froid.
Criqueville. - Par exemple!... je viens donc, sans préambule, vous demander une place dans votre administration... car je n'en accepterais pas ailleurs... c'est sous un maître tel que vous que je veux...
Flavigny. - Et avez-vous fixé votre choix?
Criqueville. - J'ai appris qu'une place d'inspecteur de première classe était vacante...
Flavigny, réprimant un premier mouvement de surprise. - Ah!... vous savez que c'est une place de dix mille francs?
Criqueville, vivement. - Dix mille francs!... je l'ignorais. (Gaiement.) Mais ce chiffre n'atténue en rien mon vif désir de l'obtenir.
Flavigny. - Vraiment! (A part.) Il ne doute de rien, ce petit monsieur! (Haut.) Je serais très heureux... certainement... de pouvoir vous dire, à l'instant même: Entrez en fonctions... mais cette nomination ne dépend pas de moi seul... il faut deux signatures, la mienne et celle de M. de Saint-Putois...
Criqueville, vivement. - Donnez-moi toujours la vôtre, elle doit être prépondérante...
Flavigny. - Non.
Criqueville. - Modestie! est-ce qu'on peut refuser quelque chose à l'auteur du fameux rapport du 2 janvier...
Flavigny. - Permettez!...
Criqueville. - Cette œuvre si lucide! si remarquable! si éloquente! si... Tenez, voilà une plume et de l'encre...
Flavigny. - Vous le voulez?... avec plaisir!...
Il va au bureau de l'employé et écrit un mot qu'il cachette.
Criqueville, à part. - Je l'ai étourdi! Je lui ai mis la tête sous l'aile!
Flavigny, à part. - Il ne comprend rien; ce garçon-là!... (Lui remettant le billet.) Voici...
Criqueville. - Monsieur de Flavigny!... si jamais je puis vous rendre un service... disposez de moi.
Flavigny. - Merci! merci! (A part.) En voilà un que je ferai consigner.
Il entre à droite.
Scène V
Criqueville, Kerkadec; puis Saint-Putois
Criqueville. - Allons! j'ai la première moitié de ma place, il s'agit de conquérir la seconde. (A Kerkadec, qui entre.) Mon garçon, annoncez-moi chez M. le directeur.
Kerkadec. - Impossible! il ne veut recevoir personne.
Criqueville. - Comment?
Kerkadec. - C'est l'ordre.
Criqueville, à part. - Ah diable! échouer contre une porte fermée!... ce serait trop bête. (Haut.) J'ai rendez-vous... il m'attend.
Kerkadec. - Ah! c'est différent... c'est que, voyez-vous, quand on le dérange... il est grincheux... comme tous les bossus au reste.
Il entre chez Saint-Putois.
Criqueville, seul. - Il est bossu!... il est bossu!... si j'avais pu prévoir ça!... (Apercevant le coussin sur la chaise de l'employé.) Oh! quel trait de génie! (Il le prend et se le fourre dans le dos.) Similia similibus!... La flatterie homéopathique.
Saint-Putois, entrant et grognant. - C'est insupportable! on ne peut pas être un moment tranquille!
Criqueville. - Pardon, monsieur!...
Saint-Putois, brusquement. - Voyons, monsieur, que voulez-vous? (Apercevant la bosse de Criqueville.) Ah!... tiens, tiens! (Très doucement.) Eh bien, parlez donc, mon ami... ne craignez rien...
Criqueville, à part. - Son ami!... ça opère!... (Haut.) Je vois que je suis venu dans un moment inopportun... je vais me retirer...
Saint-Putois. - Du tout!... Restez donc!... (A part.) Elle est beaucoup plus forte que la mienne.
Criqueville. - Vous allez me trouver bien audacieux, moi un étranger, un inconnu...
Saint-Putois, qui n'a cessé de regarder le dos de Criqueville. - Pardon!... est-ce de naissance ou d'accident?
Criqueville. - Vous voulez parler de...?
Saint-Putois. - Oui.
Criqueville. - C'est de naissance.
Saint-Putois. - Moi aussi.
Criqueville. - Quoi?
Saint-Putois. - Vous n'avez pas remarqué?... j'ai une épaule un peu plus... forte que l'autre.
Criqueville. - Ah bah!... vous? (Après avoir regardé.) Laquelle?
Saint-Putois. - Comment!... (A part.) Le fait est qu'à côté de lui, ça ne paraît pas... Il a l'air d'un très brave garçon!... (Haut.) Voyons, contez-moi votre affaire... Tenez, asseyez-vous.
Ils s'asseyent en face l'un de l'autre. Profil au public.
Criqueville, à part. - Nous devons être bons à prendre au daguerréotype.
Saint-Putois. - Allez, je vous écoute...
Criqueville. - Monsieur de Saint-Putois... j'ai vingt-six ans... quelques études... de la bonne volonté...
Saint-Putois. - Oui. (A part.) J'ai un plaisir extrême à le regarder... ça m'efface!
Criqueville. - Ma première idée fut de me lancer dans la carrière militaire.
Saint-Putois. - Ah!
Criqueville. - Mais le conseil de révision...
Saint-Putois. - Je comprends!... Vous n'auriez jamais pu porter le sac.
Criqueville. - Alors je dus songer à me créer une autre position...
Saint-Putois, à part, le regardant. - Mais est-il réussi, ce gaillard-là... est-il réussi!
Criqueville. - Dois-je vous le dire?... mon rêve... mon espoir serait d'entrer dans l'administration que vous dirigez avec une supériorité...
Saint-Putois. - Je puis me flatter d'en être une des principales colonnes.
Criqueville, à part. - Une colonne torse!
Saint-Putois. - C'est à merveille! j'ai justement besoin d'un surnuméraire...
Criqueville. - Pardon... quelques personnes m'ont fait espérer que je pourrais porter mes vues plus haut.
Saint-Putois. - Ah! vous avez de l'ambition! c'est très bien! et si quelque emploi devient disponible...
Criqueville. - Il y en a un.
Saint-Putois. - Lequel?
Criqueville. - La place d'inspecteur de première classe.
Saint-Putois, se levant. - Diable! comme vous y allez!
Criqueville, se levant. - Soutenu par vos conseils, j'espère...
Saint-Putois. - Certainement... quant à moi, je n'y vois pas d'obstacle... je vous préfère même à tous les autres.
Kerkadec, qui est entré, cherchant son coussin. - Tiens!
Criqueville, inquiet, à part. - Saprelotte!
Kerkadec, cherchant son coussin. - Où donc est-il passé?
Saint-Putois, à part. - Au moins il ne fera pas la cour à ma femme, celui-là!
Criqueville, inquiet, à part. - Et l'autre qui cherche son coussin!
Saint-Putois. - Mais vous savez... je ne puis disposer seul de cet emploi; il faut l'adhésion de mon collègue, M. de Flavigny...
Criqueville. - N'est-ce que cela?... (Offrant vivement sa lettre.) Voici son apostille.
Saint-Putois. - Déjà? Eh bien, tant mieux! Voyons!... (A part, décachetant la lettre.) Ces bossus sont malins!
Kerkadec, cherchant partout. - Sapristi!... on me l'a volé!
Criqueville, s'éloignant de Kerkadec. - Que le diable t'emporte, toi!
Saint-Putois, à part, après avoir lu la lettre. - Ah! le pauvre garçon! c'est dommage.
Il froisse le papier et le jette à terre.
Criqueville, à Saint-Putois. - Eh bien, monsieur?
Saint-Putois. - Eh bien, monsieur, c'est impossible!
Criqueville. - Comment?
Saint-Putois. - Il y a des obstacles! des montagnes! (Se dirigeant vers son cabinet.) Désolé, mon cher! désolé!
Il rentre dans son cabinet.
Criqueville. - Mais, monsieur... (Abasourdi: - Redescendant.) Pourquoi ça?
Scène VI
Criqueville, Kerkadec; puis Flavigny; puis Montdouillard; puis Antoine
Kerkadec, apercevant la bosse de Criqueville. Ah! cette bosse que vous n'aviez pas en entrant!
Criqueville. - Te tairas-tu!
Kerkadec. - C'est vous!... vous qui l'avez dans le dos.
Criqueville. - Tiens!... le voilà, ton coussin; il n'est bon à rien!... (Il le lui rend. - A part.) Econduit! après la recommandation de Flavigny! (Il ramasse la lettre.) La voilà!... il sera furieux! ce pauvre ami!... (Lisant.) "N'accordez pas...". Hein?... "N'accordez pas..." Ca y est!... Oh! les amis!... Et pourtant, lui ai-je cassé l'encensoir sur le nez à celui-là!
Flavigny, à droite, cantonade. - Joseph, fermez mon bureau.
Criqueville, allant à lui. - Ah! monsieur, je vous cherchais!
Flavigny. - Pourquoi?
Criqueville. - Pour ne pas vous remercier.
Il lui montre la lettre.
Flavigny, avec calme. - Ah! vous avez lu? Que voulez-vous, mon cher! La place est promise à une personne que j'ai le plus grand intérêt à ménager.
Criqueville. - Moi que me croyais votre ami!
Flavigny. - Certainement, je vous aime beaucoup! je vous trouve charmant, complaisant, complimenteur même!... mais, dans ce monde, il ne suffit pas de dire: "Ah! le joli gilet! ah! le beau cheval! ah! le magnifique rapport!" pour obtenir des places de dix mille francs!... Non, ce serait trop facile!...
Criqueville. - Permettez, monsieur...
Flavigny. - Dans le siècle où nous vivons, il y a une chose qui ne se laisse pas séduire aisément... c'est l'argent!... La pièce de cent sous!... elle n'a pas d'oreilles, pas d'amour-propre... on ne la flatte pas, elle... on la place!... Quant à ces charmantes adulations qui nous font plaisir, j'en conviens... nous avons pour les payer ce que nous appelons la petite monnaie...
Criqueville. - La petite monnaie?
Flavigny. - Oui, les cigares, les dîners, les billets de spectacle...
Criqueville, à part. - L'Hippodrome!
Flavigny. - Quant à la grosse monnaie, c'est une autre affaire!... Nous la gardons.
Criqueville. - Pour qui?
Flavigny. - Mais... pour ceux qui peuvent servir nos intérêts ou pour ceux qui peuvent y nuire... ceux que nous craignons!
Criqueville. - Ah!... Merci de la leçon, monsieur, j'en profiterai. (A lui-même, avec découragement.) Allons, je me suis trompé de route!... je n'ai plus qu'à reprendre mon bout de cigare!... c'est triste!... un cigare qu'on rallume... ce n'est jamais bon!
Montdouillard, entrant radieux, à Flavigny. - Ah! mon ami, embrassez-moi!
Flavigny. - Qu'y a-t-il?
Montdouillard. - Je quitte le général... mon entrevue...
Criqueville. - Hein?
Montdouillard. - La demoiselle est charmante! et demain, au bal de madame Darbel, je commence ma cour.
Criqueville, à part. - Demain!... Clotilde serait la femme de ce paquet de gilets! Oh! non, je lutterai! je combattrai!... mais comment?
Antoine, entrant.- Monsieur, la voiture est en bas.
Montdouillard. - Dînez-vous avec nous?
Criqueville, sèchement. - Merci!
Montdouillard. - Comme vous voudrez... (Prenant le bras de Flavigny et l'emmenant.) N'a-t-il pas eu l'aplomb de me demander mille valaques au pair!
Flavigny. - Et à moi, une place de dix mille francs!
Montdouillard. - Ah! il est bon, le petit!...
Ils sortent en riant.
Criqueville, à lui-même, pensif. - La grosse monnaie, on la garde pour ceux qui se font craindre...
Antoine, à Criqueville. - Monsieur, qui allons-nous flatter maintenant?
Criqueville, avec éclat. - Personne!... Nous ne flattons plus... nous mordons!...
Antoine. - Ah! je n'ai pas d'appétit!
Criqueville. - Moi, j'en ai pour deux... Suis-moi!
Ils remontent.


ACTE V

Un salon disposé pour un bal, chez madame Darbel. - Un guéridon à gauche, avec ce qu'il faut pour écrire. - Trois portes au fond. - Portes latérales.
Scène première
Madame Darbel, Flavigny, Bartavelle, Arthur, Invités des deux sexes; puis Renaudier
Au lever du rideau, les invités et tous les autres personnages arrivent, madame Darbel va au-devant d'eux et les salue.
Chœur
Air: Polka hussarde (Hervé)
Le bal joyeux nous appelle,
Empressons-nous d'obéir,
Ne nous montrons pas rebelles
Au doux attrait du plaisir.
Madame Darbel. - Ah! messieurs!... venir si tard à mon bal... je ne pardonne point cela.
Flavigny. - Souffrez, madame, qu'on plaide les circonstances atténuantes.
Bartavelle. - La mienne est dans les cinquante lieues que je viens de faire pour assister à votre charmante soirée.
Flavigny. - La mienne dans ce bouquet qui n'arrivait pas... et que je tenais à vous offrir.
Arthur. - La mienne, madame...
Madame Darbel, prenant le bouquet. - J'accepte les fleurs... mais non les excuses, et j'impose une amende aux coupables... en leur annonçant, pour minuit, une quête au profit des pauvres.
Flavigny. - Prenez garde! vous encouragerez la paresse!
Arthur. - Ah! très joli!... j'allais le dire.
Flavigny, à Arthur. - Monsieur?...
Arthur. - J'allais le dire!...
Madame Darbel cause bas avec les invités.
Madame Darbel, apercevant Renaudier qui vient des salons. - Ah! le général!
Renaudier, saluant. - Madame...
Madame Darbel. - Et notre chère Clotilde... ne l'avez-vous pas amenée?
Renaudier. - Elle est dans le petit salon avec sa tante.
Madame Darbel. - Mais nous n'avons pas encore vu le jeune fiancé.
Renaudier. - Le sieur Montdouillard...
Flavigny. - Il essaye sans doute ses gilets.
Arthur. - Ah! très joli! j'allais le dire.
Flavigny. - Monsieur?
Arthur. - J'allais le dire.
Flavigny, à part. - Il est insupportable, ce monsieur.
Musique dans les salons.
Madame Darbel. - L'orchestre!... Messieurs, je vous recommande ces dames.
Bartavelle, à part. - Il faut absolument que je retrouve Criqueville... j'ai besoin de ma voiture.
Reprise du chœur
Même air.
Le bal joyeux nous appelle,
Etc.
Renaudier, Arthur, Bartavelle et tous les invités passent dans les salons.
Scène II
Flavigny, Madame Darbel; puis Montdouillard
Madame Darbel, à Flavigny qui demeure. - Eh bien, monsieur de Flavigny... qu'attendez-vous?
Flavigny. - Mais... le prix de mon bouquet.
Madame Darbel, lui donnant sa main qu'il baise. - Monsieur, ce n'est pas bien, vous spéculez sur les fleurs.
Montdouillard, en dehors. - Nom d'un Mouzaïa!...
Madame Darbel, retirant vivement sa main. - Silence! on vient!...
Montdouillard paraît. Toilette magnifique, gilet ébouriffant.
Montdouillard. - Cette fête est charmante!
Flavigny. - Eh! c'est le berger Némorin!
Madame Darbel. - Beau comme un soleil!
Montdouillard, saluant. - Madame... Franchement, comment me trouvez-vous?
Flavigny. - Horriblement beau!
Montdouillard. - Oui... j'aime ce qui est simple.
Madame Darbel. - On le voit!... Ah! mon Dieu! mais vous portez des odeurs?
Montdouillard, avec contentement. - Tant soit peu!... tant soit peu!...
Flavigny, à part. - C'est à ouvrir les fenêtres... et à le prier de passer!...
Montdouillard. - C'est une eau que je fais composer exprès pour moi... l'eau Montdouillard... Allez chez Lubin, mon parfumeur... il ne vous en donnera pas.
Flavigny, à part. - Je l'espère bien.
Montdouillard. - J'aime à m'en arroser quand je vais dans le monde... c'est bien porté... et ça enivre les femmes!
Madame Darbel. - Les femmes?
Flavigny. - Voilà un pluriel qui paraîtrait fort singulier à votre prétendue.
Montdouillard, vivement. - Est-ce qu'elle est arrivée?
Madame Darbel, avec reproche. - Avant vous, monsieur!
Montdouillard. - C'est la faute de mon coiffeur... Je cours implorer mon pardon.
Il sort précipitamment par la gauche.
Scène III
Flavigny, Madame Darbel; puis Criqueville
Madame Darbel. - Ce pauvre M. Montdouillard!... son bonheur lui donne presque de l'esprit!
Flavigny. - Que ne m'est-il permis d'en avoir aux mêmes conditions!
Criqueville entre et reste au fond, à droite.
Madame Darbel. - Patience!... Personne ne doit connaître encore nos projets de mariage.
Criqueville, à part. - Leurs projets de mariage?... tiens!
Madame Darbel. - Et c'est pourquoi je vous abandonne... au malheur et à la solitude.
Flavigny. - Oh! déjà!...
Madame Darbel, prenant un journal sur le guéridon. - Ah! tenez! ceci pourtant pourra vous égayer.
Flavigny. - Un journal?
Madame Darbel. - Contenant un article affreux contre vous... On attaque vos capacités administratives.
Flavigny. - Comment?
Madame Darbel. - Plaignez-vous donc, ingrat... vous avez des envieux!
Elle entre au bal.
Scène IV
Flavigny, Criqueville
Flavigny, ouvrant le journal. - Voyons cet article... (Cherchant la signature.) Signé Z... Je ne connais pas... ça doit cacher un de mes amis... (Haut.) "Nous venons de lire jusqu'au bout le soporifique rapport, présenté à ses actionnaires par M. de Flavigny..." - Ca commence bien! - "Style pauvre et obscur, vues étroites et banales... assurance et médiocrité, telle est cette pièce curieuse! monument mémorable de la haute incapacité de certains administrateurs qui n'ont que l'utile talent de savoir imposer leur nullité sonore aux gogos de nos jours!" (Pliant le journal.) Très gracieux... juste le contre-pied des compliments dont m'écrasait hier mon bon ami de Criqueville!... Je serais bien charmé de connaître le nom de ce M. Z...
Criqueville, qui s'est approché doucement. - C'est moi!
Flavigny, étonné. - Comment?
Criqueville. - Oui, je suis un peu journaliste.
Flavigny. - Journaliste?... oh non!... (Très doucement.) Coupe-jarret!...
Criqueville. - Monsieur de Flavigny!...
Flavigny, avec calme et noblesse. - Monsieur de Criqueville... il y a deux manières de mordre... celle du lion et celle du serpent... Je crois que M. Z... n'a pas choisi la bonne... Dites-lui de ma part qu'il a pris un mauvais moyen pour obtenir sa place... Je lis souvent avec bonheur et reconnaissance les critiques loyales et désintéressées... mais, quand elles sont dictées par la haine ou l'intérêt... j'ai pour habitude de n'en faire aucun cas.
Il jette le journal dans le chapeau de Criqueville, s'incline froidement et sort à gauche.
Scène V
Criqueville; puis Montdouillard; puis Renaudier; puis Antoine
Criqueville, froissant le journal. - Eh bien, tant mieux! il a raison! c'est mal, ce que j'ai fait!... c'est grossier! je ne mérite pas de réussir.
Montdouillard, traversant rapidement au fond, de gauche à droite, et donnant la main à une dame. - Oui, belle dame!... allez chez Lubin, on ne vous en donnera pas!
Criqueville. - Ah! je m'en veux!...
Il jette le journal dans le feu.
Renaudier, lorsque Montdouillard a disparu, traversant également de gauche à droite, flairant et s'arrêtant à la porte du milieu. - Oh! ça sent la bergamote! Mon moine est ici!
Il poursuit sa route.
Criqueville. - Oh! je m'en veux... je chercherais querelle à quelqu'un!
Montdouillard, au dehors. - Oh! la première... je vous en prie!
Criqueville, à part. - Montdouillard... Ah! je vais me soulager.
Montdouillard, entrant par la droite. - Ah! ma foi, ma future est charmante! délicieuse! enivrante! (Apercevant Criqueville.) Hé! bonjour, petit! (Se plaçant devant lui et étalant son gilet.) Eh bien, qu'est-ce que vous dites de mon vingt-troisième?...
Criqueville, savourant ses mots. - Horrible! hideux! ridicule!...
Montdouillard, stupéfait. - Ridicule!...
Criqueville. - Vous avez l'air d'un vieux fauteuil Louis XV... fané!
Montdouillard. - Fané!
Criqueville, à part. - Ah!... ça fait du bien de dire un peu ce qu'on pense!
Montdouillard. - Ah! je comprends!
Criqueville. - Non! ça n'est pas possible!
Montdouillard. - Je vous dis que je comprends... c'est parce que je vous ai refusé des actions de mon emprunt valaque.
Criqueville. - Ah! votre emprunt!... vous ne le tenez pas encore.
Montdouillard. - Non, mais dans trois jours... Nous n'avons pas de concurrents.
Criqueville. - Qui sait?...
Montdouillard, très inquiet. - Hein?... qu'est-ce que vous dites?
Criqueville. - D'ici là... une autre compagnie peut se former.
Montdouillard. - Petit... vous savez quelque chose!
Criqueville. - Peut-être.
Montdouillard, à part, très ému. - Sapristi! une affaire magnifique... (Haut.) Voyons, Criqueville... parlez... Albert! mon Albert!...
Criqueville. - Non, Sulpice...
Montdouillard. - Nous déjeunerons demain ensemble.
Criqueville, froidement. - Merci! je ne déjeune plus!
On entend l'orchestre.
Montdouillard, vivement. - Allons, l'orchestre!... nom d'un petit Mouzaïa!... et moi qui ai invité ma prétendue. (A Criqueville.) Je vais revenir, je vais revenir!...
Criqueville. - Je n'y tiens pas!
Montdouillard, à part. - Une autre compagnie!... quelle tuile!...
Il sort très agité par le fond, à gauche.
Renaudier, venant des salons par la porte de droite, et aspirant l'air. - Toujours la bergamote!... il est ici!... Ah! par là!
Il disparaît par la porte où Montdouillard est sorti.
Criqueville, seul. - Qu'est-ce qu'il renifle donc, le beau-père?... Mais ça ne va pas du tout... pas de dot, pas de place!... Je mords... mais je mords dans le vide!
Scène VI
Criqueville, Antoine; puis Flavigny
Antoine entre par le fond avec un plateau de rafraîchissements.
Criqueville, l'apercevant. - Antoine!... qu'est-ce que tu fais ici, toi?
Antoine. - Parlons bas, monsieur, parlons bas; où est madame Darbel?
Criqueville. - Qu'est-ce que tu lui veux?
Antoine. - Chut! je suis chargé d'une mission secrète.
Criqueville. - Toi?
Antoine. - Vous savez bien, la Picarde?... Le bossu lui a payé ses huit jours...
Criqueville. - Qu'est-ce que ça me fait?...
Antoine. - Elle cuisine, provisoirement, chez la danseuse de votre ami Bartavelle...
Criqueville. - Mauviette?
Antoine. - Non, Pichenette... Ah! voilà une demoiselle pas regardante; elle m'a promis vingt francs, rien que pour porter ce petit paquet de lettres à madame Darbel.
Criqueville, à part. - Tiens!...
Antoine.- Ca n'est pas lourd... mais, quand une femme veut se revenger...
Criqueville. - Se venger... et de qui?... Donne.
Il lui arrache le paquet de lettres.
Antoine, voyant Criqueville déplier une lettre. - Ah! oui!... lisez-m'en un peu!
Criqueville, à part. - Cette signature?... je ne me trompe pas!
Il met les lettres dans sa poche.
Antoine. - Comment, monsieur, vous les gardez?
Criqueville. - Je me charge de les remettre... va-t'en?
Antoine. - Et mes vingt francs?
Criqueville. - Je double tes gages!
Antoine. - Lesquels?
Criqueville. - Assez! laisse-moi!
Antoine. - A quelle heure Monsieur rentrera-t-il ce soir?
Criqueville. - Je n'en sais rien!... tu m'ennuies!
Antoine. - L'appartement stationnera au coin de la rue Joubert... Monsieur trouvera son bougeoir dans la lanterne.
Criqueville. - C'est bien! c'est bien!
Antoine sort par la droite.
Flavigny, dans le second salon, aux invités. - Eh bien, messieurs... et le souper qui nous attend?
Criqueville, à part. - Le voici! (Haut, s'approchant.) Un mot, monsieur de Flavigny!...
Scène VII
Criqueville, Flavigny
Flavigny. - A moi, monsieur?
Criqueville. - Monsieur, quand un galant homme a des torts, le meilleur moyen de les effacer... c'est de les reconnaître... Je reconnais les miens... Quant à ce... méchant article... je vous prie de l'oublier... il est au feu!
Flavigny. - Vous avez quelque chose à me demander?
Criqueville. - C'est vrai.
Flavigny. - Une place?
Criqueville. - Plus tard... mais d'abord un conseil.
Flavigny. - Malgré ma haute incapacité?
Criqueville. - Oh!... c'est brûlé!
Flavigny. - Voyons!
Criqueville. - Il vient de me tomber sous la main... une correspondance assez compromettante... écrite à une danseuse...
Flavigny. - Ah!
Criqueville. - Une danseuse intitulée Mauviette... non, Pichenette!... Vous la connaissez, je crois?...
Flavigny. - Après, monsieur?...
Criqueville. - Ces lettres sont signées...
Flavigny. - De quel nom?
Criqueville. - Oh! ne compromettons pas la personne... appelons-la X... Tout à l'heure vous m'appeliez Z... appelons ce monsieur X... c'est très commode, l'alphabet. (Tirant lentement les lettres de sa poche.) Voici la collection.
Flavigny, à part. - Mes lettres!
Criqueville. - Permettez-moi de vous en donner lecture... "Cher petit ange..."
Flavigny. - C'est inutile!... est-ce que je ne suis pas libre?... Est-ce que X... n'est pas libre d'écrire à qui il veut?... Il est garçon!
Criqueville. - Oui, mais il va se marier...
Flavigny, alarmé. - Comment! vous savez...?
Criqueville. - Oui... je sais comme ça... bien des petites choses...
Flavigny. - Et... que comptez-vous faire?
Criqueville. - Dame!... conseillez-moi... supposez que j'aime... non! restons dans l'alphabet!... Supposez que Z... aime avec idôlatrie la femme que X... veut épouser.
Flavigny. - Vous? ce n'est pas possible!
Criqueville. - Ah! permettez!... ceci n'est pas joli pour madame Darbel!... X... est donc mon rival... J'ai une arme contre lui, dois-je m'en servir?
Flavigny, très agité. - Monsieur, une pareille conduite!
Criqueville. - Serait de bonne guerre... Entre rivaux, on se permet de ces petits coups de Jarnac... voyez toutes les comédies!... D'ailleurs, je compte prévenir X... cette fois, je ne veux pas mordre comme un serpent, mais comme un lion... en face!
Flavigny, à part. - Oh! je ne céderai pas, morbleu! je ne céderai pas!
Criqueville. - Votre opinion?
Flavigny. - Soit!... je vais vous la donner sincèrement... brutalement, même!
Criqueville. - Vous me ferez plaisir...
Flavigny. - Vous vous êtes dit: "M. de Flavigny me refuse une place... que je ne mérite pas... J'ai entre les mains des lettres qui peuvent renverser tous ses rêves de bonheur... Je lui mettrai ces lettres sous la gorge, et je lui demanderai la bourse ou la vie!"
Criqueville, froidement et avec beaucoup de dignité. - Vous êtes dans l'erreur, monsieur... Je ne demande rien à M. de Flavigny... j'ai eu le malheur de l'offenser... je possède une correspondance dangereuse pour lui... je puis m'en servir et je la brûle.
Il allume le paquet de lettres à un flambeau.
Flavigny, étonné et ému. - Comment, monsieur?... C'est bien, ce que vous avez fait là!
Criqueville, ému. - N'est-ce pas?
Flavigny. - C'est très bien!
Il court au guéridon et écrit.
Scène VIII
Les Mêmes, Montdouillard, Invités, au fond, dans le second salon
Montdouillard, apercevant Flavigny qui écrit, et très inquiet. - Que diable fait-il signer à Flavigny?... Il s'agit de l'emprunt valaque!
Flavigny, remettant un papier à Criqueville. - Monsieur de Criqueville, voici mon adhésion.
Montdouillard, à part. - Son adhésion?
Flavigny. - Quant à Saint-Putois, j'en réponds!
Montdouillard, à part. - Saint-Putois aussi? il me chipe tous mes souscripteurs!
Flavigny, à Criqueville. - Nous sommes quittes.
Criqueville. - Pas encore!
Flavigny. - Comment?
Criqueville. - Votre main?...
Flavigny, lui serrant la main. - Ah! de grand cœur!... de grand cœur!
Criqueville, à part. - Celui-là... je n'ai plus rien à lui demander, j'en ferai mon ami...
Scène IX
Criqueville, Montdouillard
Montdouillard, vivement. - Criqueville, je ne suis pas une buse!... Jouons cartes sur table! Vous montez une compagnie pour me faire concurrence...
Criqueville, très étonné. - Moi?... Ah bah!
Montdouillard. - Le nierez-vous?
Criqueville, vivement. - Non.
Montdouillard. - Chut!
Il remonte s'assurer qu'on ne peut entendre.
Criqueville. - C'est juste.
Il imite le jeu de scène de Montdouillard.
Montdouillard, redescendant. - Criqueville, je viens vous proposer une fusion entre nos deux compagnies...
Criqueville. - J'y pensais! Fusionnons-nous... tout de suite.
Montdouillard. - Faites vos conditions.
Criqueville. - Montdouillard, il y a de par le monde un imbécile qui veut épouser celle que j'aime...
Montdouillard. - Oui... vous me conterez ça demain.
Criqueville. - Pour supplanter cet animal, j'aurais besoin d'une petite dot très grassouillette!
Montdouillard. - Ah! je comprends! Criqueville, en affaires, je suis très rond! je me suis réservé cinq mille actions... je vous en offre deux cents.
Criqueville. - Allons donc! vingt mille francs, c'est une dot de cordonnier!
Montdouillard. - Quatre cents!
Criqueville. - De bottier!
Montdouillard. - Sapristi!
Criqueville. - J'en veux mille... au pair... expliquons-nous bien.
Montdouillard. - Jamais!
Criqueville. - Alors, je ne me fusionne pas... Bonjour!
Il remonte.
Montdouillard. - Criqueville!
Criqueville. - Est-ce convenu?
Montdouillard, lui tendant la main. - Vous les aurez demain matin... mais nous sommes fusionnés?
Criqueville. - Jusqu'à la mort!
Renaudier, entrant et aspirant l'air. - J'ai encore perdu la piste!
Criqueville, à part. - J'ai ma dot!
Montdouillard, à part. - Quel petit bêta! j'avais l'ordre d'aller jusqu'à deux mille.
Scène X
Criqueville, Montdouillard, Renaudier
Criqueville, allant vivement au général. - Ah! général, j'ai accompli mes travaux d'Hercule... Je suis en mesure, et je vous demande la main de mademoiselle votre fille.
Montdouillard. - Sacrebleu!... ma femme!...
Renaudier, entre eux deux, à Criqueville. - Désolé, mon cher, il est trop tard!...
Criqueville. - Trop tard?...
Renaudier. - J'ai promis à... (S'interrompant tout à coup et se tournant vers Montdouillard.) Ah! sapristi! ah! sapristi! (Il arrache le mouchoir que Montdouillard tient à la main et le flaire.) C'est bien ça!
Montdouillard. - Oui, c'est de la bergamote!
Renaudier. - Juste... Ca rime avec botte!
Il se recule et lui lance un coup de pied.
Montdouillard, poussant un cri. - Aïe!...
Scène XI
Criqueville, Montdouillard, Renaudier, Madame Darbel, Flavigny, Arthur; puis Antoine
Tous. - Qu'y a-t-il?
Renaudier, avec colère. - Il y a que je vous fais part du mariage de ma fille avec M. de Criqueville.
Criqueville. - Enfin!
Tous, étonnés. - Comment?
Montdouillard. - Mais, monsieur...
Renaudier. - Monsieur... j'ai porté la main sur vous, je suis à vos ordres!
Montdouillard, avec une grande dignité. - Le pied, monsieur!... Si c'était la main, je vous prie de croire que ça ne se passerait pas comme ça!
Antoine, arrivant tout effaré près de Criqueville, qu'on est en train de complimenter. - Monsieur!... on a emporté notre maison!
Criqueville, bas. - Prends un fiacre à l'heure.
Antoine. - Et de l'argent?
Criqueville. - Nous le garderons jusqu'à demain... A l'ouverture de la Bourse... je réalise!
Montdouillard, à part, regardant Criqueville. - C'est un homme qui va se lancer, il faut que je m'en fasse un ami. (A Criqueville.) Dieu! le joli gilet... ah! le beau gilet.
Criqueville, à part, riant. - Ah! ah! je la connais, celle-là! (A Montdouillard.) Merci!... je vous donnerai demain un billet d'Hippodrome!... (A Flavigny.) Petite monnaie!
Montdouillard. - Un billet d'Hippodrome!...
Criqueville, à Flavigny. - Eh bien! mon cher, vous aviez raison, dans ce monde, il n'y a qu'un moyen d'arriver... c'est de se faire craindre!
Flavigny. - J'en connais un meilleur.
Criqueville. - Que faut-il donc?
Flavigny. - Un peu de cœur, et beaucoup de travail.
Criqueville, à part. - Décidément, j'en ferai mon ami.
Chœur
Air de Mangeant
Oui, si, dans ce monde,
L'on veut réussit,
Il faut, à la ronde,
Flatter à plaisir!
Criqueville, au public
Air de Mangeant
Maître public, dans se stalles perché,
Tenais en ses mains un suffrage;
Maître l'acteur, par la gloire alléché,
Lui tint à peu près ce langage:
Eh! bonsoir, public gracieux!
De ce suffrage précieux
Faites trois parts: chacun la sienne;
Donnez une part aux acteurs,
Une très petite aux auteurs,
Et la meilleure à La Fontaine,
Et la plus belle à La Fontaine.
Chœur. - Reprise.
Oui, si, dans ce monde,
Etc.

RIDEAU






Eugène Scribe et Mélesville




1858





MUSIQUE DE M. J. OFFENBACH,

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes-Parisiens, le 19 avril 1858.

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DISTRIBUTION DE LA PIÈCE.
•    GUIDO, fils d’un négociant de Trieste    M.    Tayau
•    MARIANNE, sa gouvernante    Mlle    Macé
•    MINETTE, chatte de Guido    Mlle    Tautin
•    DIG-DIG, jongleur indien    M.    Désiré
La scène se passe à Biberach, en Souabe.
Le Théâtre représente la chambre de Guido. — Au fond, une alcôve, avec une petite croisée élevée, contre laquelle est un lit de repos, caché par deux rideaux. — A droite de l’acteur, une table, sur laquelle est un coffre de moyenne grandeur. — Au-dessus de la table, une cage accrochée à la muraille. — Deux portes latérales : à gauche, la porte d’entrée ; à droite, celle qui est censée conduire dans une autre chambre.
Scène I.
MARIANNE, seule, assise auprès de la table et tricotant ; elle tient sur ses genoux une chatte blanche endormie.
Notre maître ne revient pas !… Depuis ce matin, qu’il court toute la ville de Biberach, il n’aura rien trouvé, c’est sûr !… Pauvre Guido ! le plus beau jeune homme de toute la Souabe… Un jeune homme si bon, si aimable, qui avait tant d’amis, quand il avait de l’argent !… ils sont tous partis ; et de tous ceux qui dînaient à la maison, il n’est resté que notre chatte… cette pauvre Minette, qui dort là, sur mes genoux, et dont il faudra se séparer aussi ! La cuisinière du gouverneur m’en a déjà offert trois florins, que j’ai refusés !… trois florins !… la fourrure seule vaut cela… sans compter son caractère ! Et cependant je serai bien obligée d’en venir là… par intérêt pour elle ; car ici nous n’avons pas même de quoi la nourrir… Entends-tu, Minette, tu ne seras pas à plaindre… c’est moi ! parce que les chattes, c’est la passion des vieilles gouvernantes… et, depuis la mort de mon mari, je peux dire… foi d’honnête femme, que c’est le seul attachement que je me sois permis.
(Elle a été placée Minette endormie sur le lit de repos dont un des rideaux seulement est entr’ouvert, de manière que la chatte n’est plus vue des spectateurs.)
COUPLETS.
I.
Le ciel voulut, dans sa sagesse,
Que notre cœur en tout temps s’attachât.
Jeune, on est tendre, et quand. vient la vieillesse,
Afin d’aimer, on aime encore son chat.
Des chats pourtant le naturel est traître ;
Ils trompent qui sait les chérir,
C’est pour cela qu’on les aime peut-être,
Des amants c’est un souvenir.
II.
Las ! pauvres femmes que nous sommes,
Toujours victim’s de nos attachements,
Nous écoutons les fleurettes des hommes
Qui dans un jour font mille autres serment.
Comm’ ces messieurs, les chats par la fenêtre
Se sauv’nt pour ne plus revenir,
C’est pour cela qu’on les aime peut-être.
Des amants c’est un souvenir ;
Oui, pour cela, nous les aimons peut-être ;
Des amants c’est un souvenir.
(On entend en dehors.) Marianne ! Marianne !
Ah ! mon Dieu ! c’est notre maître !… ne lui parlons pas de l’idée de vendre Minette ; car il l’aime tant, qu’il se laisserait plutôt mourir de faim.
GUIDO, en dehors.
Marianne ! Marianne !
MARIANNE, va ouvrir.
Voilà… voilà…
Scène II.
MARIANNE, GUIDO.
GUIDO.
C’est heureux !… j’ai cru que vous aussi, Marianne, vous alliez me laisser à la porte.
MARIANNE.
C’est que j’avais peur de réveiller Minette.
GUIDO, d’un air sombre.
Pauvre petite !… elle dort ?… elle fait bien !… et moi aussi, je voudrais dormir… dormir toujours !… d’abord, qui dort dîne… c’est une économie ; et puis on a un autre plaisir plus vif encore s’il est possible…
MARIANNE.
Et lequel ?
GUIDO.
C’est de ne plus voir les hommes !… et dans mon état de misanthrope, Marianne, je ne peux plus les envisager.
MARIANNE.
Est-il possible !… Vous n’avez donc rien obtenu des débiteurs de votre père ?
GUIDO.
Ah ! bien oui… Si tu avais vu les mines allongées qu’ils m’ont faites !… L’un ne me reconnaissait pas !… L’autre avait fait de mauvaises affaires !… puis ils disparaissaient… impossible de les rejoindre… car, depuis qu’ils ont eu des malheurs, tous mes débiteurs ont voiture ! et moi, je suis à pied !
MARIANNE.
Mais pourquoi avoir refusé d’écrire à votre oncle, qui habitait cette ville et qui était si riche ?
GUIDO, vivement.
Mon oncle, Marianne… Je vous ai défendu de prononcer son nom devant moi !… C’est lui… c’est cet honnête négociant qui a ruiné mon père avec ses comptes… à parties doubles… D’ailleurs, il aurait eu de la peine à me répondre… puisqu’il est mort…
MARIANNE.
Il fallait s’adresser à son intendant, monsieur Schalgg.
GUIDO.
Cet astucieux personnage !… qui, quand j’étais petit… s’amusait toujours à mes dépens ?… M’a-t-il attrapé de fois, celui-là !… mais il ne m’y reprendra plus.
MARIANNE.
Mais au moins, votre jeune cousine, avec laquelle autrefois vous avez été élevé, et qui est, dit-on, si espiègle, si maligne, et pourtant si bonne ?… elle voulait réparer les torts de son père… elle vous avait fait proposer sa main… elle a tout tenté pour vous voir… vous avez toujours refusé.
GUIDO.
Et je refuserai toujours.
MARIANNE.
Et pourquoi, je vous le demande ?
GUIDO.
Pour deux raisons… la première, je te l’ai déjà dite, parce que je suis misanthrope ; et la seconde…
MARIANNE.
Eh bien ?
GUIDO.
Je ne te la dirai pas.
MARIANNE.
Alors, c’est comme si vous n’en aviez qu’une.
GUIDO.
Ma seconde raison… et c’est la plus forte… c’est que j’ai une passion dans le cœur.
MARIANNE.
Et pour qui, grand Dieu ? Pour quelque jeune demoiselle ?…
GUIDO, d’un air sombre.
Non.
MARIANNE.
Pour quelque veuve ?
GUIDO.
Non.
MARIANNE.
O ciel ! c’est pour quelque femme mariée ?…
GUIDO, avec effort.
Non… mais tu ne le sauras jamais, ni toi ni personne au monde !… Moi qui te parle, je ne suis pas même sûr de le savoir.
MARIANNE.
C’est donc quelque chose de bien terrible ?
GUIDO.
Si terrible… que, vois-tu, Marianne, je serais amoureux de toi, si c’était possible, je mets tout au pis, que ça ne serait rien auprès !…
MARIANNE.
Qu’est-ce que ça signifie ?
GUIDO.
Brisons là… Marianne, de deux choses l’une : ou tu me comprends, et alors nous nous entendons ; ou bien, tu ne me comprends pas, et alors nous sommes d’accord, parce que je ne me comprends pas moi-même.
MARIANNE.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Vous qui êtes un si bon jeune homme, faut-il vous voir perdre ainsi l’esprit !
GUIDO, froidement.
Je n’ai rien perdu, Marianne… mais laisse-moi seul… laisse-moi nourrir mes rêveries et ma mélancolie.
(Il s’assied à gauche.)
MARIANNE.
Oui, monsieur…, nourrissez-vous.
(Elle va prendra un panier dans le fond.)
GUIDO.
A propos de ça, qu’est-ce que tu as pour déjeuner ?
MARIANNE, revenant à la gauche de Guido.
Hélas ! je n’ai rien.
GUIDO.
Pour nous deux.
MARIANNE.
Oui, monsieur.
GUIDO.
Ça suffit, je n’en demande pas davantage… (Avec sentiment.) Tâche seulement que la meilleure part soit pour Minette.
MARIANNE.
Comment ! monsieur…
GUIDO.
Moi, j’ai des idées de philosophie qui me soutiennent… mais elle… pauvre petite !… Occupe-toi de sa pâtée… c’est l’essentiel.
MARIANNE.
Oui, monsieur… (A part.) Oh ! je n’y tiens plus… je vais retrouver la cuisinière du gouverneur, et vendre cette pauvre chatte.
(Elle sort par la porte à gauche de l’acteur.)
Scène III.
GUIDO, seul.
Elle est sortie !… elle me laisse enfin… et maintenant que je suis seul… dirai-je la cause de mes tourments ? (S’avançant au bord du théâtre comme pour parler, et s’arrêtant.) Non… je ne la dirai pas, et l’objet même de cette passion folle, désordonnée, absurde… l’ignorera toujours !… (S’approchant du lit de repos qui est au fond.) Elle est là… qu’elle est gracieuse et gentille ! Sa petite tête posée sur sa petite patte !… Pauvre petite Minon !… petit l’amour !… (Douloureusement.) Elle ne me répond pas… est-ce qu’elle est morte ? Minette, oh ! dieux !… Minette… non… non… (Passant la main sur sa tête et sur sa bouche.) Elle a fait comme ça… puis comme ça !… On vient. (Fermant les deux rideaux.) Dieux !… Si l’on m’avait vu… il n’en faudrait pas davantage pour compromettre… (Apercevant Dig-Dig.) Un étranger ! quelle drôle de figure, et quel diable de costume !
Scène IV.
GUIDO, DIG-DIG, en Indien.
DIG-DIG, saluant à l’orientale.
N’est-ce point au jeune Guido que j’ai l’honneur de parler ?
GUIDO.
A lui-même !… je suis ce jeune Guido.
DIG-DIG, à part.
Il m’a l’air aussi naïf qu’autrefois, et je crois que je pourrai…
GUIDO.
Mais on n’entre pas ainsi chez les gens, quand on ne les connaît pas.
DIG-DIG, d’un ton mielleux.
La connaissance sera bientôt faite, ô mon fils… et vous ne vous repentirez point de ma visite !… Mon costume vous indique assez que je ne suis point Européen… Je suis Indien… Votre père a fait autrefois des affaires avec des négociants de la Compagnie des Indes, mes compatriotes, et…
GUIDO, à part.
Je vois ce que c’est… quelques lettres de change arriérées… (Haut.) Monsieur, j’ai renoncé au commerce des hommes, et surtout aux hommes de commerce, et si c’est de l’argent à donner…
DIG-DIG, lui présentant une bourse.
Au contraire… c’est une centaine de florins à recevoir… d’un Indien comme moi… débiteur de votre père !
GUIDO.
Qu’est-ce que vous me faites l’honneur de me dire ?…
DIG-DIG.
Cela vous déride, ô mon fils !… Le monde entier en est là.
(Faisant sonner la bourse.)
COUPLETS.
I.
Tin, tin, tin, tin,
Joyeux tocsin !
Que veut l’Indien.
Ou l’Italien,
Le Péruvien,
Le Parisien,
L’épicurien,
Le bohémien,
Et le chrétien
Et le païen ?…
(Faisant sonnet la bourse.)
Tin, tin, tin, tin,
Contre les maux de la vie
La fièvre ou la calomnie,
La bonne philosophie
Et le meilleur médecin…
C’est…
(Faisant sonner la bourse.)
Tin, tin, tin, tin,
Que ce doux tocsin
Résonne un matin,
Tin, tin, tin, tin,
Il chasse soudain
Misère et chagrin !
(Toutes les fois que Dig-Dig fait sonner la bourse, Guido avance la main pour la prendre. Dig-Dig la retire aussitôt, ce jeu continue pendant le second couplet.)
II.
DIG-DIG.
Tin, tin, tin, tin,
Joyeux tocsin,
Jeune tendron
A l’œil fripon
Vous fait faux bond
Pour un doublon ?
Au sol fécond
De l’Orégon
Que cherchait donc
Christophe Colomb ?
(Faisant sonner la bourse.)
Tin, tin, tin, tin,
Au diable la gloriole
L’amour et la faribole !
La véritable boussole
Qui gouverne le destin,
C’est…
(Faisant sonner la bourse.)
Tin, tin, tin, tin,
Que ce doux tocsin
Résonne un matin,
Tin, tin, tin, lin,
Il chasse soudain
Misère et chagrin.
(Il lui donne la bourse.)
Voilà.
GUIDO.
Ma foi, c’est bien de l’argent qui m’arrive de l’autre monde, — mettons cela dans ma caisse. (Il met la bourse que lui a donnée Dig-Dig dans le coffre qui est sur la table.) Ce n’est pas la place qui manque !… Ah ! monsieur est Indien !… Et comment vous trouvez-vous en Allemagne ?… en Souabe ?…
DIG-DIG.
Mon fils, l’homme est un voyageur… Tel que vous me voyez, je suis né dans le royaume de Kachmyr… Mon père, qui était un bonze de troisième classe, m’avait placé dans le temple de Candahar auprès du grand Gouron de Kachmyr.
GUIDO, avec respect.
Auprès du grand Gouron !… Il a vu le Gouron… Vous avez vu le Gouron… (Il baise la manche de Dig-Dig.)
DIG-DIG.
Très souvent ; mais l’amour des voyages m’a pris… J’ai vu la France… J’ai vu Paris.
GUIDO.
Beau pays ! pour un savant tel que vous !…
DIG-DIG.
Pays superbe ! ou je serais mort de faim, si je ne m’étais rappelé les tours d’adresse que l’on possède dans notre patrie… et sous le nom de Dig-Dig, jongleur indien… car dans ce pays tous les jongleurs réussissent… j’ai eu l’honneur de faire courir tout Paris… Enfin, je suis venu me fixer dans cette ville, où je jouis d’une certaine considération… J’y enseigne la danse, l’astronomie et l’escamotage… ce qui ne m’empêche pas de me livrer à mon étude favorite, le grand œuvre de Brahma… la transmutation des âmes.
GUIDO, vivement.
La transmutation des âmes !
DIG-DIG.
C’est un des dogmes de notre croyance ; car vous savez sans doute ce que c’est que la métempsychose.
GUIDO.
Parbleu !… si je le sais.
DIG-DIG.
Quand notre existence finit… selon nos bonnes ou mauvaises actions… nous devenons ours, moutons, bécasses, et cætera, et cætera !… Système consolant, culte admirable… qui nous fait, dans chaque animal, aimer notre semblable ! Je vous parle ainsi, parce que je pense bien qu’un garçon d’esprit tel que vous doit croire à la métempsychose.
GUIDO.
Si j’y crois !… certainement !… D’abord, comme dit le docteur Faust, que je citerai toujours, si ça n’est qu’impossible, ça se peut.
DIG-DIG.
Comment ! si ça se peut ?… Moi qui vous-parle, je me rappelle parfaitement avoir été girafe.
GUIDO.
Voua avez été girafe ?
DIG-DIG.
Pendant vingt ans, en Égypte !… puis chameau…
GUIDO.
Vraiment !… Eh bien, il vous en reste encore quelque chose.
DIG-DIG.
Je ne dis pas !… Mais vous, rien qu’en vous voyant, je pourrais vous dire… Vous avez dû être mouton.
GUIDO, froidement.
C’est possible !…
DIG-DIG.
Un beau mouton.
GUIDO.
Je le croirais assez… D’abord je l’aime beaucoup… ce qui est peut-être un reste d’égoïsme !… Ensuite, la facilité que j’ai toujours eue à me laisser manger la laine sur le… Ah ! mon Dieu ! quand j’y pense… puisque vous êtes si savant, j’ai une demande à vous faire… une demande d’où dépend le bonheur de ma vie.
DIG-DIG.
Parlez, mon fils.
GUIDO.
Vous saurez que j’ai ici une chatte charmante… un angora magnifique !…
DIG-DIG.
Je la connais.
GUIDO, avec une nuance de jalousie.
Comment ? vous la connaissez !
DIG-DIG.
Je l’ai souvent admirée, quand Marianne, votre vieille gouvernante, la portait sur son bras. J’ai même fait causer cette brave femme plusieurs fois, et j’en sais sur vous plus que vous ne croyez.
GUIDO.
Eh bien, dites-moi, qu’est-ce que vous pensez de Minette ? qu’est-ce que ça doit être ?
DIG-DIG.
C’est bien aisé à voir ! à l’esprit qui brille dans ses yeux… à la grâce qui anime tous ses mouvements, je vous dirai, mon cher, que cette enveloppe cache la jeune fille la plus jolie et la plus malicieuse.
GUIDO, avec transport.
Dieu ! que me dites-vous là ? tout s’explique maintenant… et l’instinct de l’amour n’est point une chimère ! Apprenez que mon cœur avait deviné sa métamorphose, et que cette jeune fille aimable… si gracieuse… je l’aime… je l’adore…
DIG-DIG.
Il serait possible !
GUIDO.
Et c’en est fait du jeune Guido, si vous ne m’enseignez pas quelque moyen, quelque secret… il doit y en avoir… ô vénérable Indien !
DIG-DIG, avec mystère.
Chut ! je ne dis pas non… Vous sentez bien qu’on n’a pas été, pendant dix ans, près du Gouron sans avoir escamoté quelques-uns de ses secrets… et j’ai là un amulette dont la vertu est infaillible pour opérer la transmigration des âmes à volonté. (Il montre une bague.)
GUIDO.
En vérité !
DIG-DIG.
Il suffit de la frotter en prononçant trois fois le nom de Brahma.
GUIDO.
Ah ! mon ami ! mon cher ami ! si vous vouliez me la céder… tout ce que j’ai… mon sang, ma vie…
DIG-DIG.
Je ne vous cache pas que c’est fort cher… ce sont des articles qui manquent dans le commerce… et à moins de 200 florins.
GUIDO, allant au coffre.
Tenez, tenez, en voilà déjà cent… ils ne seront pas restés longtemps en caisse… et pour le reste, je vous ferai mon billet.
DIG-DIG.
Dieu ! quelle tête ! et quelle imagination !… si c’est ainsi que vous faites toutes vos affaires, ô mon fils ! Tenez… prenez…
GUIDO, prenant la bague.
Elle est à moi !… quel bonheur !
(Il court au lit où repose Minette.)
DIG-DIG, l’arrêtant.
Prenez garde, prenez garde, vous ne savez pas ce que vous désirez, et avant la fin du jour, vous vous repentirez peut-être d’avoir fait usage de ce talisman ! songez-y bien, ô jeune imprudent !
RÉCITATIF.
Avant que ta voix anime
Cet être qui te charma,
Rappelle-toi la maxime
Que nous prescrivit Brahma.
Cette maxime profonde,
Livre trois, premier verset :
« Ne dérangez pas le monde,
» Laissez chacun comme il est. » (Bis.)
(Dig-Dig salue gravement et sort en disant :)
Ne vous dérangez donc pas, je vous en prie.
Scène V.
GUIDO, seul en répétant.
Ne dérangez pas le monde,
Mais du contraire on le remet
Comme il était !
(Tenant l’amulette et faisant un pas vers le lit.)
O Minette ! chère Minette !
Moment d’espoir et de bonheur !
(S’arrêtent avec trouble.)
Hé ! mais une crainte secrète…
On dirait que j’ai peur !
(S’excitant.)
Non ! non !
INVOCATION.
O Dieu puissant du Gange !
Toi par qui tout se change,
Celle que j’aime est là,
A mes jeux, montre-la,
Brahma ! Brahma ! Brahma !
(En prononçant ces mots, il frotte la bague, et tout à coup les rideaux du lit s’ouvrent sur un roulement de timbales.)
Scène VI.
GUIDO, MINETTE, en jeune fille vêtue de blanc, couchée sur le lit et endormie.
GUIDO, très ému, parlant.
Une femme ! ô prodige !
(Elle s’éveille, se regarde avec étonnement et descend du lit.)
DUO.
GUIDO, n’osant s’approcher.
O la plus charmante des chattes !…
Elle est bien mieux comme cela.
MINETTE, faisant quelques pas avec crainte.
Hier, je marchais à quatre pattes,
Et sur mes deux pieds me voilà.
GUIDO.
Je n’ose lui parler.
MINETTE, étendant ses bras dont elle semble chercher la fourrure.
Plus rien !
(Les regardant.)
Et cependant… c’est mieux ! c’est bien !
GUIDO.
Pst, pst !… Minette.
MINETTE, se retournant.
Qui m’appelle ?
C’est mon maître ! Guido !…
GUIDO, enchanté.
Mon nom…
Elle se le rappelle.
(Minette lui tend sa main.)
Ah ! que c’est doux ! ah ! que c’est bon !
MINETTE.
Dieux ! quelle existence nouvelle !
(Touchant sa tête.)
Mille sentiments nouveaux ! là !…
(Touchant son cœur.)
Puis là…
Qui donc m’expliquera
Ce miracle qui me confond.
Oh ! comme il bat ! Guido ! qui suis-je donc ?…
GUIDO.
Ce que le ciel a formé de plus beau !…
Un diamant, une perle, un joyau,
Une fleur qui charme notre âme ;
Une femme enfin !… une femme !…
MINETTE.
Une femme, moi ! quel bonheur !
GUIDO.
Oui, je lis dans ton cœur,
Allons-nous être heureux !…
Vivre ensemble ! toujours… tous deux !
Tout ce que tu voudras,
Tu l’obtiendras.
Demande ce qui peut te plaire.
Que veux-tu d’abord ?
MINETTE.
Un miroir !…
GUIDO.
Un miroir !…
(Souriant.)
C’est une femme, la chose est claire.
MINETTE.
Je veux me voir.
GUIDO.
Dans un instant.
(A lui-même.)
Serrons bien mon cher talisman.
(Il met l’amulette dans le coffre et va prendre un petit miroir de toilette.)
MINETTE.
Eh bien donc ?
GUIDO.
Le voilà.
MINETTE.
Ah !
GUIDO.
Ah !
Ensemble.
(Pendant cet ensemble Minette regarde devant et derrière le miroir en jouant comme les chats.)
MINETTE.
Est-ce bien moi
Que j’aperçois ?
Ce n’est pas moi,
Si fait, c’est moi.
Oui, je le voi,
Oh ! c’est bien moi,
Œil caressant,
Teint rose et blanc,
Lèvre en corail
Et dent d’émail.
Oh ! c’est bien moi
Que j’aperçoi,
Jamais
Je n’avais
Vu mes traits,
Et pourtant je les reconnais.
GUIDO.
Est-ce bien toi
Que j’aperçoi ?
Redis-le-moi,
Oh ! c’est bien toi.
Regarde-moi ;
Oui, c’est bien toi,
Œil caressant,
Teint rose et blanc,
Lèvre en corail
Et dent d’émail.
Oh ! c’est bien toi
Que j’aperçoi,
Jamais
Je n’avais
Vu ses traits,
Et pourtant je les reconnais.
GUIDO, suivant tous ses mouvements.
O femmes ! la coquetterie
Chez vous commence avec la vie !
MINETTE, jouant avec le miroir.
Oh ! que c’est gentil un miroir,
Et qu’on est heureux de se voir !
GUIDO, lui reprenant le miroir.
C’est assez l’occuper de toi,
Allons, allons, regarde-moi.
MINETTE.
Toi ?…
GUIDO.
Moi !
MINETTE, de même.
Oui, non !
GUIDO, tendrement.
Regarde-moi.
MINETTE, reprenant le miroir et se regardant.
Non, non.
Ensemble.
MINETTE, même jeu.
Est-ce bien moi
Que j’aperçoi ? etc.
GUIDO.
Est-ce bien toi
Que j’aperçoi ? etc.
MINETTE, se tournant vers lui
Je suis jolie, n’est-ce pas ?
GUIDO, se croisant les bras.
Elle me demande cela, à moi !… charmante !
MINETTE.
C’est ce qui me semblait ! mais au premier coup d’œil on craint de se tromper.
GUIDO, la regardant.
Il faut convenir que j’ai joliment réussi… Tous ces charmes-là c’est mon ouvrage.
MINETTE, posant le miroir sur la table.
Ah ! tant mieux ! je t’en remercie… Mais je vous demanderai, monsieur, pourquoi vous ne m’avez pas faite plus grande ?
GUIDO.
Là ! ce que c’est que l’ambition ! tout à l’heure elle n’était pas plus haute que ça. (Mettant la main contre terre.) Déjà des idées de grandeur !
MINETTE.
Non… seulement comme cela (Se levant sur la pointe des pieds.) Rien qu’un peu, je t’en prie ! Qu’est-ce que cela te coûte ?
GUIDO.
Je ne peux plus ; ce ne sont pas de ces ouvrages qu’on retouche à volonté !
MINETTE.
Ah bien !… tu n’es pas complaisant.
GUIDO.
Et toi… si tu n’es pas contente, tu es bien difficile !
MINETTE, lui tendant la main en souriant.
Ah ! oui, pardon, je suis une ingrate !
GUIDO.
D’ailleurs, de quoi te plains-tu ? N’es-tu pas ce que tu étais autrefois ?
MINETTE.
Non, jamais je n’ai été femme… c’est la première fois !
GUIDO.
Bah !
MINETTE.
Mais, en revanche, j’ai été bien d’autres choses ! (Guido fait un mouvement.) Oui, monsieur. Est-ce que vous ne vous souvenez pas de ce que vous avez été, vous ?
GUIDO.
Mais dame !… je croyais avoir toujours été ce que je suis : un jeune homme aimable.
MINETTE.
Oh ! moi, je ne dirais pas au juste… mais je me rappelle confusément… il y a bien longtemps, bien longtemps… oui, j’ai été d’abord une petite fleur des champs… une petite marguerite.
GUIDO.
Tiens ! une petite Marguerite… c’était gentil, ça !
MINETTE.
Pas trop : toujours exposée au soleil… le moyen de rester fraîche et jolie ! Aussi, chaque jour, j’adressais ma prière à Brahma.
AIR.
Brahma, Brahma, Brahma,
Change-moi, Brahma !
Mon bon Brahma,
Par toi j’espère
Ce bonheur-là,
Puisque ta voix, déjà, déjà,
A ma prière
Me transforma.
Sois satisfaite !
Répond Brahma.
Et, crac ! voilà
Qu’en alouette
Il me changea.
Soudain, quittant le sol,
Dans l’air je prends mon vol,
Imitant les bémols
Des rossignols.
Mais un jour, au miroir,
Le désir de me voir
Me fit prendre aux filets ;
Et je disais :
Ah ! change-moi, Brahma,
Mon bon Brahma !
Oui, je réclame ce bonheur-là.
Soudain, voilà
Qu’en jeune chatte
Il me changea.
De moi l’on raffolait,
Chacun me cajolait :
Toujours du pain mollet
Et du bon lait !
Mais les chats, ont, dit-on,
Le naturel félon.
Pour eux j’en rougissais,
Et je disais :
Change-moi, Brahma,
Mon bon Brahma !
Par toi, j’espère
Ce bonheur-là,
Puisque ta voix, déjà, déjà,
A ma prière
Me transforma.
Soudain, voilà
Qu’en une femme il me changea !
Mais, cette fois, restons-en là.
Brahma, Brahma,
Ne changeons plus, restons-en là !
GUIDO.
On vient… c’est sans doute ma vieille gouvernante… qu’elle ne puisse pas soupçonner ton ancienne condition !
MINETTE.
Sois tranquille: je suis discrète.
GUIDO.
Et elle est discrète encore ! Quand je me la serais faite moi-même… Chut ! la voici !
Scène VII.
LES MEMES, MARIANNE, portant un panier.
MARIANNE, à part.
C’est fini ; le marché est conclu : je l’ai vendue pour trois florins ; mais je n’aurai jamais le courage de… (Haut.) Que vois-je… une femme en ces lieux !
(A l’entrée de Marianne, Minette se place à la droite de Guido, et cherche à se cacher aux yeux de la gouvernante.)
GUIDO.
Te voilà bien étonnée, ma pauvre Marianne ! C’est… c’est… la fille d’un ancien ami de mon père… qui arrive à l’instant même… d’Angleterre.
(Pendant ce temps, Marianne a déposé sur la table ce qu’elle portait.)
MARIANNE, la regardant.
D’Angleterre !
GUIDO.
Oui, une jeune lady !… comme elle était sans asile, je lui en ai offert un… elle logera avec nous.
MARIANNE.
Avec nous ! (Posant son panier.) Ah bien ! par exemple, voici du nouveau !
MINETTE, à part.
C’est le déjeuner qu’elle rapporte… c’est de la crème : ah ! tant mieux !
(Elle passe sa langue sur ses lèvres.)
MARIANNE.
Comment ! not’ maître… vous qui aviez renoncé aux femmes !
GUIDO.
Ah ! celle-ci ! quelle différence ! c’est d’une toute autre espèce… C’est la candeur ! l’innocence même !
MARIANNE, avec ironie.
Et elle arrive d’Angleterre ? (Elle porte le coffre dans la chambre à droite, et commence à mettre sur la table tout ce qu’il faut pour déjeuner.) Je vois ce que c’est… Monsieur est las de mes services… C’est une jeune gouvernante qu’il lui faut… Mais en la voyant de cet âge-là, Dieu sait ce qu’on en dira… On ne vous épargnera pas les propos, ni les coups de patte.
GUIDO, regardant Minette.
Pour ce qui est de ça, nous ne les craignons pas… et nous sommes là pour y répondre, n’est-ce pas, chère amie !
MARIANNE, allant à lui.
Chère amie ! qu’est-ce que j’entends là ? serait-ce par hasard… la passion… que vous ne vouliez pas m’avouer ce malin ?
GUIDO.
Juste, c’est elle ! (A part.) Elle ne croit pas si bien deviner. (Haut.) Oui, ma chère Marianne, c’est là cette femme charmante, dont le bon ton, la grâce et les manières distinguées… Ah !… qu’est-ce qu’elle fait donc là ?
(Il se retourne et aperçoit Minette, qui s’est approchée tout doucement de la table, trempant ses doigts dans la crème, et les portante sa bouche comme les chats.)
MINETTE, à part.
Dieux ! que c’est bon de la crème !
MARIANNE, la voyant et se récriant.
Oh ! voyez donc, monsieur !
GUIDO, bas à Minette.
Quelle distraction ! Minette !
MARIANNE, avec ironie.
C’est probablement un usage d’Angleterre.
GUIDO, avec humeur,
Oui, oui… dans ce pays-là… on ne mange pas comme… (Voulant détourner la conversation et regardant la table.) Mais quel déjeuner, Marianne ! toi qui n’avais pas d’argent… comment as-tu fait ?
MARIANNE, avec humeur.
Comment j’ai fait ! il l’a bien fallu… J’ai vendu notre chatte pour trois florins.
GUIDO.
Par exemple ! sans me consulter.
MARIANNE.
Ah ! bien oui. (Regardant Minette.) Vous avez maintenant bien d’autres choses à penser !… Je l’ai vendue à la femme du gouverneur… une femme très sensible… qui aime beaucoup les chats.
MINETTE, à part.
Me vendre ! c’est drôle !
MARIANNE.
C’est pour amuser son fils… un jeune homme de dix-huit ans, de la plus belle espérance.
MINETTE, à part.
Et à un jeune homme encore !
GUIDO, avec colère d’abord.
Comment !… (Se calmant.) Eh bien, à la bonne heure, puisque le fils du gouverneur l’a achetée… qu’il vienne la prendre (A part.) s’il peut la reconnaître !
MARIANNE, à elle-même.
Moi qui croyais que ça allait le désoler… quelle insensibilité !
GUIDO, à Minette.
Allons, chère amie, déjeunons.
(Il lui fait signe de s’asseoir vis-à vis de lui. Il lui verse de la crème, et lui montre comment il faut tremper son pain, ce que Minette imite gauchement et maladroitement.)
TRIO.
Ensemble.
GUIDO et MINETTE.
Repas charmant, plaisir extrême,
Se trouver là tous deux ! tous deux !
Pouvoir se dire ici : je t’aime !
Avec les yeux !
MARIANNE, les regardant et mangeant son morceau de pain.
Pauvre Minette ! ô peine extrême !
Il faut nous séparer tous deux,
Et pour toi l’ingrat n’a pas même
De larme aux jeux.
MINETTE, qui a versé son lait dans son assiette et le buvant.
C’est bon ! merci.
MARIANNE.
Dans son assiette !
Quoi, Milady !
GUIDO, bas, lui faisant signe.
Hé mais… Minette,
Non ! pas ainsi.
(Il lui montre.)
MINETTE, l’imitant.
C’est bien… merci.
MARIANNE, se moquant,
C’est fort joli !
Quelles manières
Singulières !
GUIDO, à part.
Quel embarras !
MINETTE, faisant la moue de loin à Marianne.
Hum ! vieille prude !
GUIDO, à part.
Elle n’a pas
Encore l’habitude
De dîner à table.
(Bas à Marianne.)
Attends donc !
(Haut.)
Point de bon repas sans chanson.
(A Minette.)
Sauriez-vous quelque polonaise ?
MINETTE.
Non !
GUIDO.
Une gigue anglaise ?
MINETTE.
Mon Dieu non !
(Cherchant.)
Je me souviens
D’un petit air indien.
GUIDO, vivement.
Nous l’écoutons… très bien !
CHANSON.
MINETTE.
I.
Dans une pagode indienne,
Bayadère aux longs cheveux,
Aux cils noirs comme l’ébène,
A l’œil tendre et langoureux,
Doucement chantait ainsi :
« O bel ami !
» O mon chéri !
» Quand la nuit couvre nos bois,
» Viens à ma voix
» Comme autrefois,
» Miaou ! miaou !
» N’entends-tu pas ce chant hindou ?
» Miaou ! miaou !
» Reviens à moi, bel Acajou ! »
ENSEMBLE.
MARIANNE.
Miaou ! miaou !
Quel est donc ce chant hindou ?
GUIDO.
Miaou ! miaou !
C’est la langue de Vischnou !
(Aux mots de miaou, Marianne regarde de tous côtés, comme si elle entendait un chat et paraît fort étonnée, Guido fait des signes désespérés à Minette, puis se remet à sourire à Marianne, comme pour lui donner le change.)
MINETTE, continuant.
II.
« Je le vois, ton âme oublie
» Tes serments et mon bonheur,
» Les accents de ton amie
» N’arrivent plus à ton cœur !
» Une autre te plaît donc mieux !
» Soyez heureux
» Loin de mes yeux.
» Mais si tu te repentais,
» Je te plaindrais
» Et te dirais :
» Miaou ! miaou !
» N’entends-tu pas ce chant hindou ?
» Miaou ! miaou !
» Reviens à moi, bel Acajou ! »
Reprise de l’ensemble.
GUIDO, applaudissant et regardant Marianne.
Elle chante très gentiment !
MARIANNE, ironiquement.
Oui.
GUIDO, à Minette.
C’est charmant !
MARIANNE, à Minette.
Oh !… oui… charmant.
GUIDO, voyant Minette lécher son assiette.
Que fait-elle ? oh ! là là !
MARIANNE, la montrant à Guido.
Mais voyez donc !
GUIDO, désolé.
Nous y voilà.
MARIANNE.
Encore !
MINETTE, avec impatience.
Ah !
GUIDO, avec colère.
Ah !
TOUS TROIS.
Ah !
Ah !
Ensemble, très vif.
MARIANNE.
C’est épouvantable,
C’est abominable,
Ça me fait souffrir
Comme un vrai martyr.
Une jeune fille,
Qui toujours sautille,
Frétille,
Sautille,
Frétille,
Sautille,
Je n’y puis tenir,
J’aime mieux partir.
MINETTE.
C’est insupportable,
C’est abominable ;
Oui, c’est trop souffrir
Comme un vrai martyr.
Une vieille fille,
Qui toujours babille,
Babille,
Babille,
Babille,
Babille,
Je n’y puis tenir,
Vous pouvez sortir.
GUIDO.
C’est insupportable,
Je me donne au diable,
Ah ! c’est trop souffrir
Comme un vrai martyr.
Chacune babille,
Tout mon sang pétille,
Pétille,
Pétille,
Pétille,
Pétille,
Je n’y puis tenir,
C’est peur en mourir.
MARIANNE, avec colère et ironie.
Oui… je craindrais d’être indiscrète,
Je sors…
(Cherchant des yeux.)
Mais où donc est Minette ?
MINETTE, se levant étourdiment.
Me voici !
MARIANNE, se retournant.
Hein ?
GUIDO, bas et retenant Minette.
Chut !
MARIANNE.
Plaît-il ?
GUIDO, lui montrant le fond.
Je dis que je la vois d’ici.
MARIANNE.
Où donc ? dans mon panier ?
(Elle prend son panier à ouvrage qui renferme des pelotes de laine et de coton.)
GUIDO, à part.
Oui, cherche à moins d’être sorcier !
(Une pelote de laine s’est échappée du panier, Minette se lève, court après, et joue avec toutes tes autres en les dévidant comme les chats.)
MARIANNE, criant et la poursuivant.
Eh bien ! eh bien ! mademoiselle !
MINETTE, se fâchant.
Laissez-moi !…
GUIDO, à Minette.
Finis donc !
MARIANNE.
Quelle horreur !
GUIDO, à Marianne.
Finis donc !
MINETTE, frappant du pied.
On ne peut pas s’amuser avec elle !
MARIANNE, ramassant ses pelotons.
Mes laines ! mon coton !
(Minette s’approche de la cage et veut jouer avec les oiseaux.)
MINETTE, secouant la cage.
Oh ! ces petits !
Qu’ils sont gentils !
(Elle renverse la cage, qui tombe à terre.)
MARIANNE, y courant.
Miséricorde… et mon serin !
GUIDO.
Autre querelle !…
MINETTE, frappant du pied.
On ne peut pas s’amuser avec elle !
MARIANNE, la menaçant.
Maudit lutin !
MINETTE, de même.
Esprit taquin !
GUIDO, furieux.
Ah ! j’en perds la tête, à la fin !
Reprise de l’ensemble.
MARIANNE.
C’est épouvantable !
C’est abominable ! etc.
MINETTE.
C’est insupportable !
C’est abominable ! etc.
GUIDO.
C’est insupportable !
Je me donne au diable ! etc.
(Marianne sort en colère et entre dans sa chambre, à droite.)
Scène VIII.
GUIDO, MINETTE.
GUIDO, à part.
Allons ! nous voilà déjà en révolution ! Joli début !
(Il s’assied à droite du public.)
MINETTE, d’un air de triomphe.
Elle s’éloigne ; tant mieux !… jusqu’à son retour nous serons tranquilles, au moins ! (A Guido.) Eh bien ! tu parais fâché.
GUIDO.
Venez ici, Minette, venez ici, mam’zelle ! (Minette s’approche.) Qu’est-ce que vous avez fait là ? Pourquoi avez-vous touché à ses serins de Canarie ? Elle aime ses serins, cette femme.
MINETTE.
Aussi, elle est trop difficile à vivre. (D’un ton caressant.) Et je suis bien sûre que vous ne voudrez pas me refuser la première grâce que je vous demande ? (Elle lui prend la main et la caresse.)
GUIDO, à part.
C’est ça… patte de velours !
MINETTE.
Guido, mon ami, mon bon ami, dites-lui de s’en aller !
GUIDO.
S’en aller !… cette bonne Marianne, qui vous a élevée !
MINETTE.
Je l’aimerai toujours… mais loin d’ici.
(Elle passe plusieurs fois la main par-dessus son oreille.)
GUIDO, à part.
Allons !… nous allons avoir de l’orage ! (D’un air piqué.) Minette, Vous n’avez pas réfléchi à ce que vous demandez !
MINETTE, le câlinant avec sa main.
Mon ami !
GUIDO, avec dignité.
Minette, vous me faites de la peine !
MINETTE.
Vous me refusez… allez, je ne vous aime plus !
(Elle lui donne un coup de griffe sur la main.)
GUIDO.
Dieu ! que c’est traître ! (A part.) Ah çà ! elle a conservé de singulières manières ! Il faudra là-dessus que je lui fasse la morale… ou du moins que je lui fasse tes ongles. (Haut.) Ma chère, vous m’avez fait mal.
MINETTE, s’éloignant.
Laissez-moi, monsieur, ne me parlez plus, puisque vous reconnaissez si mal la tendresse que l’on a pour vous.
GUIDO, secouant la tête.
Ah !… votre tendresse !…
MINETTE.
Comment ! monsieur, vous en doutez ? C’est affreux ! Car enfin, lorsque je pense aux caresses que je vous prodiguais autrefois, j’en rougis. C’était d’instinct ; mais cet instinct, je le sens bien, a aussi subi sa métamorphose… et maintenant c’est de l’amour.
GUIDO, à part.
Dieu ! si je me croyais… après un pareil aveu… (Se reprenant froidement.) Permettez, Minette, je veux croire que vous m’aimez, j’ai besoin de le croire! Mais ce n’est pas tout ; je pouvais passer à ma chatte bien des choses que je ne passerai pas à ma femme, et, si, avec cette figure charmante, vous aviez conservé les goûts et les penchants de votre ancien état… j’ai déjà remarqué tout à l’heure un certain décousu dans vos manières…
MINETTE, pleurant.
Il n’est pas encore content !… Eh bien, je te promets de veiller sur moi… de vaincre le naturel qui te déplaît.
GUIDO, à ses genoux.
Et moi… je te promets, en revanche, de n’aimer que toi, de n’avoir désormais d’autre volonté que la tienne… et…
MINETTE, l’oreille au guet.
Chut !
GUIDO.
Hein ?
MINETTE.
N’entends-tu pas du bruit ?
GUIDO, continuant.
Qu’est-ce que ça fait ? Songe donc, quel bonheur d’être sans cesse occupés l’un de l’autre !…
MINETTE, écoutant.
C’en est une!…
GUIDO, de même.
Et, quand je te peindrai mon amour, mon émotion, quel plaisir de t’entendre me dire…
MINETTE, s’avançant doucement.
Tais-toi !… tais-toi…
GUIDO.
Eh bien, où vas-tu donc?
MINETTE.
Bien sûr, c’en est une ! Entends-tu ?
GUIDO.
Comment ! c’en est une ? (Minette s’avance à pas comptés vers l’armoire à gauche, puis s’élance tout à coup comme un chat.) Qu’est-ce que c’est ? Minette, voulez-vous bien finir ?
MINETTE.
Là, c’est toi qui lui as fait peur !… elle s’enfuit… C’est insupportable !… c’est si gentil !
GUIDO.
Il n’y a pas moyen, avec elle ; d’être en tête a tête… On se croit seuls, et il y a là… du monde dans les armoires. (Haut.) Minette ! Minette ! ici tout de suite !
MINETTE, se révoltant et se sauvant de côté.
Je ne veux pas !
GUIDO.
Qu’entends-je ?… Je ne veux pas! Hier, Minette… vous étiez soumise, obéissante… vous n’aviez pas de volonté…
MINETTE.
Oui… mais aujourd’hui je suis femme.
GUIDO.
Eh bien ! c’est là que je vous prends… si vous êtes femme, raison de plus pour ne plus avoir de pareilles distractions !… On ne court pas ainsi après… les gens !… ça n’est pas convenable !… Avec des manières comme celles-là, Minette, je ne pourrai jamais vous présenter dans la société… et quand je sortirai, je serai obligé de vous laisser ici en pénitence.
MINETTE.
Eh bien ! par exemple ! le beau plaisir d’être femme, pour être en esclavage !… J’aurais donc perdu au change ! car autrefois j’étais libre, j’étais ma maîtresse… je pouvais sortir et rentrer sans permission, et j’entends bien qu’il en soit toujours ainsi.
GUIDO
Et que deviendrait ma dignité de maître ?
MINETTE.
Elle deviendra ce qu’elle pourra… je défendrai mes droits, et, pour commencer, je vous déclare, monsieur, que je veux sortir à l’instant même.
GUIDO, vivement.
Et moi, je ne le veux pas… qu’est-ce que c’est donc que ces idées de rébellion !
(Il la fait passer à droite.)
DUETTO.
MINETTE.
Je sortirai.
GUIDO.
Non, non, non, non.
Vous resterez.
MINETTE.
Non, non, non, non !
GUIDO.
Je tiendrai bon.
MINETTE.
Je tiendrai bon. Non, non, non.
GUIDO.
C’est moi qui suis le maître.
(Il va fermer la porte.)
La porte est close.
MINETTE.
Bon !
Nous avons la fenêtre
Et j’y suis d’un seul bond.
(Elle s’élance du lit à la fenêtre.)
GUIDO, effrayé et voulant la suivre.
O ciel ! perdez-vous la raison !
MINETTE.
Je m’en vas ;
Si tu fais un seul pas,
Je sortirai…
GUIDO, suppliant,
Non, non, non, non.
Vous resterez.
MINETTE.
Non, non, non, non.
GUIDO.
Ah ! revenez.
MINETTE.
Non, non, non, non.
GUIDO.
Ah ! revenez.
MINETTE.
Non, non, non, non.
Ah !… le grand air m’enivre : Miaou !
Miaou ! miaou !
Entends ce chant hindou !
Miaou ! miaou !
GUIDO.
Encor son maudit chant hindou !
MINETTE.
Entends ce chant, bel Acajou !
MINETTE, disparaissant.
Miaou ! miaou !
GUIDO, la rappelant.
Minette ! Minette !
MINETTE, dans l’éloignement.
Miaou !
GUIDO, parlant.
Ah ! par la petite terrasse !… Voyons vite !
(Il sort par la porte de gauche.)
Scène IX.
MINETTE, passant au même instant sa tête par la fenêtre du fond et descendant sur le théâtre.
Oui, cours après moi, si tu peux !… pourvu qu’il ne se fasse pas de mal… Oh ! je suis sûre qu’il n’ira pas loin !… Ah ! mon Dieu !… c’est mon ennemie ; c’est la vieille gouvernante !…
Scène X.
MINETTE, MARIANNE, sortant de la chambre de droite.
MARIANNE, d’un air revêche.
Monsieur n’est pas ici ?
MINETTE, regardant le toit.
Non… il est allé prendre l’air.
MARIANNE, ôtant le couvert, à t’aide de son panier à provision.
J’en suis fâchée !… je venais lui demander mon compte ; parce qu’il faut qu’une de nous sorte d’ici.
MINETTE, froidement.
C’est déjà convenu. Je reste.
MARIANNE.
Est-il possible ?
MINETTE.
Et vous aussi, la vieille… j’y ai consenti.
MARIANNE, posant son panier à gauche.
La vieille !… la vieille !… m’entendre traiter ainsi !… Je vais chercher mes effets, et je ne resterai pas une seconde de plus dans cette maison, où je ne regretterai rien… car j’ai retrouvé ma pauvre Minette… ma seule consolation…
MINETTE, vivement.
Vous l’avez retrouvée !…
MARIANNE.
Oui, mademoiselle… là-haut dans une armoire, et je ne sais pas qui s’était permis de l’enfermer, d’attenter à sa liberté !…
MINETTE.
Il s’agit bien de cela… Ou est-elle ?
MARIANNE, montrant la chambre à droite.
Elle est là, en sûreté.
MINETTE.
Je ne veux pas qu’elle paraisse.
MARIANNE.
Vous ne voulez pas !… Apprenez que je suis là pour la défendre.
MINETTE.
Du tout… pour m’obéir… et je n’ai qu’un mot à prononcer…
MARIANNE.
Moi… abandonner ma chère Minette… la laisser dans des mains… (Minette s’est approchée d’elle et lui a parlé bas.) Hein ? quoi ! Ciel ! il se pourrait !… (Avec respect.) Quoi ! c’est vous !… c’est vous !…
MINETTE, regardant toujours si Guido revient.
Silence donc !… (A mi-voix.) Eh ! oui, vraiment… la solitude, le chagrin, l’exaltation germanique ont tourné la tête à ce pauvre Guido. Il n’aime que sa chère Minette… Il fallait bien le corriger… et ce ne sera pas long, je l’espère… surtout si tu veux me seconder.
MARIANNE.
Si je le veux… Parlez, commandez… que faut-il faire ?
MINETTE.
Cacher bien vite Minette… la faire disparaître… car s’il la voyait, tout serait perdu. Nous serions deux !
MARIANNE, prête à sortir par la droite.
Je vais l’emporter de la maison…
MINETTE.
Pas dans ce moment… J’entends Guido qui revient.
MARIANNE,
Soyez tranquille… je sais où la cacher… et tout à l’heure je pourrai l’emporter devant lui sans qu’il s’en aperçoive)… (Lui baisant la main.) Ah ! mademoiselle !
(Elle sort par la porte à droite ; en même temps Guido entre par la porte à gauche, et Minette se tient derrière un des rideaux, au fond du théâtre.)
Scène XI.
MINETTE, GUIDO.
GUIDO, se croyant seul.
Au diable les voyages ! J’ai voulu mettre le pied sur te toit ; mais les chemins sont si mauvais !… je me suis trouvé au confluent de deux gouttières. Mais cette pauvre Minette !… où est-elle maintenant ?
MINETTE, venant doucement, et passant sa tête sous le bras de Guido.
Me voici.
GUIDO.
Ah !… Une jolie conduite, mademoiselle ! Fi ! que c’est vilain ! et qui vous ramène près de moi ?
MINETTE.
J’ai voulu te faire mes adieux, avant de te quitter pour toujours.
GUIDO.
Me quitter ! encore !
MINETTE.
Pour ton bonheur ; car je sens bien que je te rendrais malheureux : nos caractères sont si différents.
GUIDO.
Il est sûr qu’il n’y a pas encore compatibilité d’humeurs… mais ça viendra.
MINETTE.
Jamais !… On ne change pas le naturel… Songez donc, monsieur, que j’ai été chatte, que je suis femme, et que ces deux natures-là, combinées, ensemble… c’est terrible ! D’ailleurs, maintenant que j’ai un nouveau maître…
GUIDO.
Gomment ! un nouveau maître ?
MINETTE.
Oui, le fils du gouverneur, ce jeune homme à qui Marianne m’a vendue pour trois florins… Il sort d’ici ; je lui ai tout conté.
GUIDO.
O ciel ! quelle indiscrétion !
MINETTE
Et il dit qu’il va me réclamer.
GUIDO, vivement.
Peu m’importe ! je plaiderai, s’il le faut, et je gagnerai ! Car enfin, c’est une chatte qu’il a achetée, et lui donner, à la place, une jolie femme, ce serait le tromper.
MINETTE, souriant.
Oh ! je crois qu’il l’aimera tout autant comme cela ! (Voulant sortir.) Je vais le lui demander.
GUIDO, l’arrêtant,
Ah ! c’en est trop ! petit monstre d’ingratitude ! Allez ! votre espèce ne vaut pas mieux que l’espèce humaine.
MINETTE, avec joie.
Comment ? Je ne te semble donc plus jolie à présent.
GUIDO.
Au contraire !… et c’est ce dont j’enrage !… Mais en voyant ces jolis traits… je penserai toujours qu’il y a de la chatte là-dessous… et je vois bien qu’à moins d’un miracle, je serai malheureux toute ma vie… Mais toi aussi… C’est en vain que tu espères rejoindre ce jeune homme… tu resteras ici… malgré toi !
MINETTE, regardant la fenêtre.
Vous savez bien que quand je le veux…
GUIDO.
Oui… mais cette fois, j’y mettrai bon ordre. (Allant lui prendre la main. — Apercevant Marianne qui paraît avec le coffre sons le bras. ) Marianne ! Marianne !
Scène XII.
LES MEMES, MARIANNE.
MARIANNE.
Eh ! bien… Eh ! bien… qu’est-ce donc ?
GUIDO, tenant toujours la main de Minette.
Fermez cette fenêtre. (Montrant celle du fond.) Et dépêchons… quand je l’ordonne.
MARIANNE, posant son coffre sur la table.
Ne vous fâchez pas… on y va !
MINETTE.
Et moi, Marianne, je vous le défends. (Marianne s’arrête sur-le-champ.)
FINALE.
GUIDO, étonné.
O ciel ! Elle reste en chemin !
Qu’avez-vous ? Parlez, Marianne…
MINETTE, étendant sa main vers elle.
Je le défends ! jusqu’à demain ;
Au silence, je la condamne
(Marianne, qui ouvrait la bouche, reste immobile sans prononcer un mot.)
GUIDO.
Dieu ! la voilà muette ! Encore un changement
Plus étonnant
Que les autres !
(Avec colère.)
Ah je le vois,
Je ne suis plus maître chez moi.
Scène XIII.
LES MEMES, DIG-DIG.
(Il est entré et a échangé du fond quelques signes avec Minette ; il reprend sa gravité dès que Guido l’aperçoit.)
GUIDO, se retournant.
Ah ! sage Indien,
Grand magicien,
Accours
A mon secours !
(Montrant Minette.)
Je l’abandonne…
Je te la donne !
Qu’elle s’en aille, et pour toujours !
MINETTE, étendant la main vers Dig-Dig.
Indien, de par Brahma,
Je t’ordonne de rester là !…
Comme une idole,
Sans prononcer une parole !
(Dig-Dig, qui s’avançait, reste sur-le-champ immobile dans une position grotesque, et ouvre plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler.)
GUIDO, confondu.
Le voilà devenu magot !
MINETTE, le menaçant.
Toi-même, si tu dis un mot,
Je te ferai prendre soudain
Ma figure de ce matin !
GUIDO, hors de lui.
En matou ! moi ! quelle infamie !
(Frappé d’une idée.)
Oh ! mon talisman que j’oublie !
(Courant au coffre qui est sur la table.)
Brahma !
Mon petit Brahma !
Punis l’ingrate !
Oui, qu’elle redevienne chatte !
Et, par le pouvoir que j’ai là !…
(Il ouvre le coffre : une chatte blanche en sort aussitôt, s’élance à terre, et disparaît par la fenêtre.)
DIG-DIG et MARIANNE, criant.
Au chat ! au chat ! Minette !
Ensemble.
GUIDO, pétrifié.
Juste ciel ! qu’ai-je vu ?
Je reste confondu,
Il faut que l’amulette
Ait perdu sa vertu !
LES TROIS AUTRES.
Il est tout éperdu,
Le voilà confondu,
Il croit que l’amulette
A perdu sa vertu.
GUIDO, montrant le coffre à Minette.
Quoi: madame… vous étiez là.
Et je vous vois encor ! que veut dire cela ?
MINETTE, souriant.
Devinez, devinez.
GUIDO, vivement.
Comment veut-on que je devine !
MARIANNE, montrant Minette.
Mais c’est votre cousine,
GUIDO, avec joie,
Comment, comment !…
Ma petite cousine ?
DIG-DIG, saluant.
Et c’est moi, le vieil intendant,
Qui vous attrapa si souvent.
(Guido le menace du doigt en souriant.)
MINETTE, tendrement,
Grâce au ciel, j’ai rempli le désir de mon père !
Je ne crains plus de rivale à vos yeux…
Oui, Guido, nous serons heureux…
Car j’aurai le cœur, pour vous plaire,
De cette Minette si chère,
Sans en avoir le caractère…
(Levant la main comme pour griffer.)
Ni les…
GUIDO, gaiement.
Eh bien ?
MINETTE, en souriant.
Oh ! ne crains rien.
Tu peux la prendre sans danger,
J’ai promis de ne plus changer.
(Elle lui tend la main qu’il baise avec transport.)
TOUS.
Je puis    la prendre sans danger
Il peut   
Car elle ne veut plus changer.
MINETTE, au public.
Je suis femme, j’étais chatte…
Je m’en souviendrai toujours ;
Qu’on me choye et qu’on me flatte,
Je fais patte de velours !…
Mais ce naturel charmant
Devient méchant
Au moindre vent…
Pour m’en guérir, chaque soir,
Venez me voir
Et me revoir,
Miaou ! miaou !
A ces appels tendres et doux,
Miaou ! miaou !
Montrez-vous indulgents et doux,
Miaou ! miaou !
TOUS.
Miaou ! miaou ! etc.


 

Date de dernière mise à jour : 14/08/2023