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BIBLIOBUS Littérature française

Un bienfait n’est jamais perdu - George Sand (1804 – 1876)

 
1872

Personnages
•    Anna de Louville.
•    M. de Valroger.
•    Louise de Trémont.
•    M. de Louville.

Au château de Louville. – Un salon.

Scène première
Louise, Anna.
ANNA, debout, agitée.
Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.
LOUISE, assise, brodant, calme.
Pourquoi ?
ANNA
Un homme qui compromet toutes les femmes est l’ennemi naturel de toutes les femmes honnêtes.
LOUISE
Dis-moi, je t’en prie, ce que signifie ce grand mot-là : compromettre les femmes !
ANNA
Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage ?
LOUISE
Très sérieusement. Je suis une sauvage.
ANNA
Quelle prétention ! Est-ce qu’il y a encore des sauvages au temps où nous vivons ? Il n’y en a même plus à Carpentras.
LOUISE
C’est pour ça qu’il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me répondre ? C’est donc bien difficile ?
ANNA
C’est très aisé. Un homme qui compromet les femmes, c’est M. de Valroger.
LOUISE
Ça ne m’apprend rien ; je ne le connais pas.
ANNA
Tu ne l’as jamais vu ?
LOUISE
Où l’aurais-je vu ? C’est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont je ne suis plus depuis mon veuvage.
ANNA
Eh bien ! moi qui habite ce château depuis deux mois, je ne connais pas non plus ce monsieur, mais mon mari le connaît ; il dit que c’est un vrai marquis de la régence.
LOUISE
Bah ! c’est une race perdue. M. de Louville s’est moqué de toi.
ANNA
Qui sait ? Je suis sûre qu’il me blâmerait beaucoup de le recevoir en son absence.
LOUISE
Alors tu as bien fait de le renvoyer ; parlons d’autre chose.
ANNA
Oh ! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.
LOUISE
Nous n’avons rien à en dire, ne le connaissant ni l’une ni l’autre.
ANNA
D’autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.
LOUISE
Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les aimions…
ANNA, allant à une fenêtre et regardant.
Oh ! que tu as de vieilles facéties ! — Tiens, il est affreux !
LOUISE
Qui ?
ANNA
Lui, M de Valroger, ce beau séducteur ; il est très laid.
LOUISE
Comment se fait-il qu’il soit dans ton parc, sachant que tu ne reçois pas ?
ANNA
Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas refuser vingt francs… Je le chasserai.
LOUISE
Le jardinier ?
ANNA
Certainement. Il aura reçu de l’argent pour fournir à ce monsieur le moyen de m’apercevoir.
LOUISE
Voilà de l’argent bien mal employé !
ANNA
Ah ! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense ?
LOUISE
Si fait, mais il aurait dû se dire qu’il la verrait pour rien !
ANNA, fermant brusquement le rideau.
Il ne m’a pas vue.
LOUISE
C’est qu’il n’aura pas voulu ! Alors il a moins de curiosité que toi.
ANNA
Tu n’es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant ? Il est là, tout près !
LOUISE
Au fait, la vue n’en coûte rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.) Franchement, eh bien ! je ne suis pas de ton avis. Il est très agréable.
ANNA
Agréable ! comme monsieur le bourreau de Paris !
LOUISE, revenant.
Ah ! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger !
ANNA
Et toi, tu le protèges ?
LOUISE
Contre qui ?
ANNA
Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d’envie que je le reçoive.
Louise
Ça vaudrait peut-être mieux que de s’en priver avec tant de regret.
ANNA
Parle pour toi.
LOUISE
Moi ? je suis sûre de le voir chez moi. Sa visite m’a été annoncée par ma mère.
ANNA
Et tu comptes le recevoir ?
LOUISE
Certainement.
ANNA
Ah ! — Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants…
LOUISE
Et je suis beaucoup moins jeune que toi ; dis- le, ça ne me fâche pas, bien au contraire ; quand on n’a rien à se reprocher à mon âge, on compte ses années avec plaisir.
ANNA
Coquette de vertu, va !
LOUISE
Chère enfant, tu connaîtras ce plaisir-là, à la condition pourtant que tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.
ANNA
Encore ? Je n’entends pas.
LOUISE
Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l’âme, une maladie ! La vertu, c’est le calme et la santé.
ANNA
Très bien ! un sermon ?
LOUISE
Que veux-tu ? je vieillis !

 

Scène II


Anna, Louise, un domestique.
LE DOMESTIQUE
M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.
ANNA
Toujours ? vous n’avez donc pas dit que j’étais sortie ?
LE DOMESTIQUE
Je l’ai dit ; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu’elle était rentrée…
ANNA
L’impertinent ! Dites que je ne reçois pas.
LOUISE, au domestique.
Attendez… (Bas à Anna.) Reçois-le !
ANNA, bas.
Ah ! tu vois ! c’est toi qui le veux ! (Au domestique.) Faites entrer. (Le domestique sort.)
LOUISE
Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses avec moi qu’il n’y a pas de tels hommes pour une honnête femme.
ANNA
Mais mon mari… Il est vrai qu’il ne m’a pas défendu de le recevoir !
LOUISE
Ton mari t’estime trop pour s’inquiéter de rien ; d’ailleurs je suis là.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
M. le marquis de Valroger.

 


Scène III


Louise, Anna, Valroger.
VALROGER, allant à Anna.
Si j’ai eu l’audace d’insister, madame…
LOUISE
C’est que vous m’avez vue à cette fenêtre ? (Bas à Anna étonnée.) Laisse-moi faire !
VALROGER, désignant Anna.
C’est madame que j’ai vue.
LOUISE
Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi ; c’est moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.
VALROGER, railleur.
Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir attendu.
LOUISE
C’est que… on vous avait dit que j’étais sortie. Je ne l’étais pas.
VALROGER
Vous êtes adorable de franchise, madame ! Je dois donc me dire que votre premier mouvement avait été de me mettre à la porte ?
LOUISE
Absolument.
VALROGER
C’est-à-dire une fois pour toutes ?
LOUISE
J’en conviens, puisque je me suis ravisée.
VALROGER
J’en suis bien heureux ; mais à qui dois-je ?…
LOUISE
Vous le devez à madame, qui m’a dit de vous le plus grand bien.
ANNA
Ah ! par exemple !… (Louise lui fait signe de se taire.)
VALROGER, à Anna.
Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie…
ANNA, sèchement.
Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d’honneur !
VALROGER, railleur.
Oh ! madame, vous me dites cela d’un ton… Me voilà éperdu entre la crainte et l’espérance !
ANNA, avec hauteur.
L’espérance de quoi ?
LOUISE
L’espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien ! monsieur, c’est fait ; vous nous plaisez beaucoup.
VALROGER, lui baisant la main.
Vraiment ! (À part.) La drôle de femme !
LOUISE
Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Je ne savais pas moi, que vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été comblés par vous. C’est mon amie qui vient de me l’apprendre.
VALROGER, à Anna stupéfaite.
Comment ! vous saviez… Vraiment me voilà réhabilité à bon marché ! Est-ce qu’il y a le moindre mérite ?
LOUISE
Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et délicatesse. Ce n’est peut-être pas bien méritoire pour nous autres femmes, nous n’avons à faire que ça ; mais un homme du monde que ses plaisirs n’emportent pas dans un tourbillon d’égoïsme et d’oubli !… Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges…. c’est fini. Je vous devais cette explication, et nous n’en parlerons plus.
VALROGER
Eh bien, non, madame ! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir. Avant que madame de Trémont prît la peine de vous apprendre que j’étais un ange, vous pensiez que j’étais un démon, puisque vous me repoussiez sans merci de votre sanctuaire ?
LOUISE
Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander d’où je tenais ces renseignements ; on m’avait dit que vous étiez méchant.
VALROGER
Méchant ! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l’expliquer, madame ?
LOUISE
Je ne puis vous l’expliquer que comme je l’entends. Un méchant, c’est un cœur haineux, et on vous accusait de haïr les femmes.
VALROGER
Comment peut-on haïr les femmes ?
LOUISE
C’est les haïr que de les rechercher pour le seul plaisir de les compromettre. Les compromettre, c’est leur faire perdre l’estime et la confiance qu’elles méritaient, c’est leur faire le plus grand tort et le plus grand mal : voilà ce que c’est qu’un méchant.
VALROGER
Très bien. Et une méchante, qu’est-ce que c’est ?
LOUISE
C’est la même chose. C’est une coquette au cœur froid.
VALROGER
Voilà une bizarre aventure, madame de Louville ! On m’avait dit à moi que vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot !
ANNA, s’échappant.
Moi ?
VALROGER, s’apercevant de la mystification.
Vous ? (À part). Bien ! ces dames s’amusent à mes dépens ! (Haut à Anna.) Oh ! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j’en suis certain, pour une femme sincère et indulgente ; mais elle, votre amie, madame de Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée méchante comme Satan !
ANNA
Eh bien ! voilà une belle réputation ! mais c’est indigne !… Je… (À Louise.) Tu ne te fâches pas ?
LOUISE
Me fâcher de cela serait avouer que je le mérite.
ANNA
Mais monsieur l’a cru, il le croit sans doute encore ?
LOUISE
Dame ! qui sait ? c’est à lui de répondre.
VALROGER
Eh ! eh !
ANNA, en colère.
Comment ? vous dites eh ! eh !
VALROGER
Oh ! oh !
ANNA
Ce ne sont pas là des réponses !
VALROGER
Que voulez-vous ? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la figure, et l’accueil qu’elle vient de me faire tournerait la tête à un novice ; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus dangereux et les plus perfides. Ils s’arrangent pour vous mettre à leurs pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font voir la double griffe.
ANNA
Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d’aucune de nous, et que vous étiez si mal disposé contre… madame en particulier, pourquoi donc venez-vous chez-elle ? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je sache.
VALROGER
Pardonnez-moi, j’étais impérieusement sommé de comparaître pour répondre à une provocation.
ANNA
Ah ! je ne savais pas !
VALROGER
Non, vous ne saviez pas ; mais peut-être que madame de Louville le sait !
LOUISE
Je m’en doute. J’ai, sans vous connaître, et sur la foi d’autrui, dit beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur les femmes légères. Je vous ai haï comme on hait celui qui vous confond avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie, j’ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C’est à cette provocation que vous avez répondu en venant ici.
VALROGER
Au moins voici de la franchise.
LOUISE
J’en ai beaucoup, c’est ma manière d’être coquette ; c’est celle des grands diplomates.
ANNA
Je hais, je méprise la coquetterie, moi !
LOUISE
Et moi, j’avoue que nous en avons toutes ! Il vaut bien mieux confesser nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui, j’avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes enivrées de l’orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui de la vertu quand nous sommes vertueuses ; mais quand nous sommes l’un et l’autre, oh ! alors il n’y a plus de bornes à notre vanité, et l’homme qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux ; quel prix aurait son culte, s’il ne souffrait pas un peu pour nous ? Ne faut-il pas qu’il expie son impiété ? Alors on s’embarque avec lui dans cette coquille de noix qu’on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux qu’on appelle l’amour ; on s’y joue du péril et on s’y tient ferme jusqu’à ce qu’un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de voyage. Et voilà le résultat très ordinaire et très connu de ces sortes de défis réciproques. On commence par se haïr, puis on s’adore, après quoi on se méprise l’un et l’autre quand on ne se méprise pas soi-même. Il eût été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d’un mot léger ou d’une bravade irréfléchie !
ANNA
Ma chère, tu parles d’or ; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu’elle dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur l’absolution de tes fautes, et je me retire…
LOUISE
Sans l’inviter chez toi ?
ANNA
Sans l’inviter. Je n’ai rien à me faire pardonner, puisqu’il est convaincu que je le tiens pour un ange !
VALROGER
Me sera-t-il permis d’aller au moins vous présenter mes actions de grâces ?
ANNA
Oui, monsieur, au château de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai jamais les pieds ! (Elle sort.)

 

Scène IV


Louise, Valroger
LOUISE
Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont ?
VALROGER
Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de moi avec madame de Louville.
LOUISE
Ah ! vous avez deviné ce que j’allais vous révéler ?
VALROGER
Oui, madame ; j’ai vu qu’en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans sa racine.
LOUISE
Le mal ?
VALROGER
Oui ; je venais ici, vous l’avez fort bien compris, pour me venger, n’importe comment, du mépris, de l’aversion que madame de Louville affecte pour ma personne. À présent il n’y aura pas moyen ; vous lui avez trop clairement montré le danger. Et puis vous m’avez rendu ridicule en sa présence, car je n’ai pas vu tout de suite le piège que vous me tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance ; mais ne triomphez pas trop, j’y tenais médiocrement.
LOUISE
Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte de votre promesse.
VALROGER
Quelle promesse ?
LOUISE
Celle de laisser tranquille à tout jamais cette petite femme qui aime son mari, un mari excellent, un honnête homme que vous connaissez…
VALROGER
Il n’est pas mon ami.
LOUISE
Il le sera bientôt, puisque vous voilà établi dans notre voisinage. Vous chasserez ensemble, vous vous rencontrerez partout, vous l’estimerez, vous verrez que son ménage est heureux et honorable ; mais il n’est si bon ménage où le plus léger propos ne puisse jeter le trouble. Vous êtes un homme dangereux, en ce sens que vous ne pouvez plus faire un pas sans qu’on vous attribue un projet ou une aventure ; mais vous êtes un galant homme quand même, et vous me jurez de renoncer…
VALROGER
Permettez ! Avant de m’engager, je voudrais comprendre…
LOUISE
Quoi ?
VALROGER
Je voudrais comprendre comment, pourquoi, vous, la femme proclamée vertueuse et pure par excellence, vous semblez faire bon marché de la vertu des autres femmes, au point de demander grâce pour elles ?
LOUISE
Oh ! je vais plus loin que cela. Je fais bon marché de ma propre vertu dans le passé. Je ne sais nullement si, poursuivie et tourmentée par un séducteur habile, j’eusse gardé dans ma jeunesse le calme dont je jouis maintenant.
VALROGER
Dans votre jeunesse ?
LOUISE
Oui, et comme j’ai été très heureuse en ménage et très respectée de tout ce qui m’entourait, je suis très indulgente pour celles qui se trompent dans les chemins embrouillés.
VALROGER
Savez-vous bien, madame, que me voilà tenté de vous prendre pour la véritable coquette que je comptais trouver ici ?
LOUISE
Ah oui-da !
VALROGER
Madame de Louville est une enfant. Beauté, jeunesse, orgueil et témérité, cela est bien connu, bien peu redoutable et bien peu excitant ; mais une femme vraiment forte, habilement humble, généreuse envers les autres, soi-disant vieille, et plus belle que les plus jeunes, tenez, vous aurez beau dire, vous savez bien que tout cela est d’un prix inestimable, et qu’il y aurait une gloire immense…
LOUISE
À l’immoler ?
VALROGER
Non, mais à le conquérir.
LOUISE
Conquérir ! Comment donc ? le mot est charmant ! Est-ce une déclaration que vous me faites ?
VALROGER
Si vous voulez.
LOUISE
Et si je ne veux pas ?
VALROGER
Il est trop tard. Vous l’avez provoquée, et vous n’avez point paré à temps.
LOUISE
Au fait, c’est vrai. Eh bien ! monsieur, vous êtes très aimable, et je vous remercie.
VALROGER
Cela veut dire que vous prenez mes paroles pour un hommage banal ?
LOUISE
Je n’ai garde ; j’en suis trop flattée pour cela.
VALROGER
Ah çà mais, vous êtes atrocement railleuse ! Je commence à vous croire coquette tout de bon.
LOUISE
C’est dans mon rôle.
VALROGER
Le rôle d’ange gardien de madame de Louville ?
LOUISE
C’est cela ! Si je ne m’empare pas de votre cœur aujourd’hui, mon proverbe est manqué.
VALROGER
Eh bien ! il est manqué ; je vous déteste !
LOUISE
Oh ! que non.
VALROGER
Vous croyez le contraire ?
LOUISE
Pas du tout. Je vous suis parfaitement indifférente.
VALROGER
Et sur ce terrain-là vous me payez largement de retour !
LOUISE
Ah ! mais non.
VALROGER
J’entends ! vous me détestez aussi, vous.
LOUISE
C’est tout le contraire. Regardez-moi en face.
VALROGER
Bien volontiers.
LOUISE
Eh bien ?
VALROGER
Eh bien ?
LOUISE
Trouvez-vous que j’ai l’air de me moquer de vous ?
VALROGER
Parfaitement.
LOUISE
Oh ! l’homme habile ! Eh bien ! on vous a surfait, vous êtes un bon jeune homme, vous n’avez jamais rien lu dans les yeux d’une femme.
VALROGER
D’une femme comme vous, c’est possible.
LOUISE
Quelle femme suis-je donc ?
VALROGER
Un sphinx ! Je n’ai jamais vu tant d’aplomb dans le dédain.
LOUISE
Et moi, je n’ai jamais vu tant d’obstination dans la méfiance. Voyons, par quoi faut-il vous jurer que je vous aime ?
VALROGER, riant.
Vous m’aimez, vous !
LOUISE
De tout mon cœur !
VALROGER, à part.
C’est une folle ! (Haut.) Jurez-le sur l’honneur, si vous voulez que je vous croie.
LOUISE
L’honneur d’une femme ? Vous n’y croyez pas. Dans les mélodrames, on jure par son salut éternel ; mais vous n’y croyez pas davantage.
VALROGER
Par votre amitié pour madame de Louville !
LOUISE
Encore mieux : par l’innocence de ma fille !
VALROGER
Quel âge a-t-elle ?
LOUISE
Six ans.
VALROGER
J’y crois. Donc vous m’aimez, comme ça, tout doucement, de tout votre cœur, comme le premier venu ?
LOUISE
Je n’aime pas le premier venu. Écoutez-moi, vous allez comprendre que je ne ris pas, et que mon affection pour vous est très sérieuse.
VALROGER
Ah ! voyons cela, je vous en prie !
LOUISE
Vous souvenez-vous d’un jeune garçon qui s’appelait Ferval ?
VALROGER
Non, pas du tout !
LOUISE
Augustin de Ferval.
VALROGER
C’est très vague…
LOUISE
Alors, puisqu’il faut mettre les points sur les i, vous vous souviendrez peut-être d’une certaine demoiselle qui s’appelait Aline, et qui n’était pas du tout reine de Golconde ?
VALROGER
Eh bien ! madame ?
LOUISE
Eh bien ! monsieur, cette jolie personne, que vous protégiez, fut prise au sérieux par un jeune provincial, mauvaise tête…
VALROGER
J’y suis, je me souviens ! Il y a de cela cinq ou six ans. Vous le connaissez, ce petit Ferval ?
LOUISE
C’était mon frère, un enfant qui eut la folie de vous provoquer et dont vous n’avez pas voulu tirer vengeance, car, après lui avoir laissé la satisfaction de vous envoyer une balle, vous avez riposté sur lui avec une arme chargée à poudre. Il ne l’a jamais su ; mais des amis à vous l’ont dit en secret à sa mère, qui l’a répété à sa sœur. Vous voyez bien que cette sœur ne peut pas rire quand elle prétend qu’elle vous aime !
VALROGER
Alors on a bien raison de prétendre qu’un bienfait n’est jamais perdu, car votre amitié doit être une douce chose ; pourtant…
LOUISE
Pourtant ?…
VALROGER
Vous avez tort de l’offrir pour si peu, madame ! C’est un excitant dangereux.
LOUISE
Dangereux pour qui ?
VALROGER
Pour moi.
LOUISE
Pourquoi me répondez-vous comme cela, voyons ? À quoi bon poursuivre l’escarmouche de convention et garder le ton plaisant, quand je vous dis tout bonnement les choses comme elles sont ?
VALROGER
C’est que vous oubliez vos propres paroles : je suis un méchant, et j’ai le cœur froid comme glace.
LOUISE
Je n’ai jamais cru cela.
VALROGER
Eh bien ! vous avez eu tort ; il fallait le croire.
LOUISE
Pourquoi mentez-vous ? Je ne comprends plus.
VALROGER
Je ne mens pas. Je suis amoureux de vous.
LOUISE
Si c’était vrai, cela ne prouverait pas que vous eussiez le cœur froid.
VALROGER
Attendez ! je suis amoureux de vous à ma manière, sans vous aimer.
LOUISE
Je comprends ; ma confiance vous humilie, ma loyauté vous blesse. Vous vous vengez en me disant une chose que vous jugez offensante.
VALROGER
Oui, madame, j’ai l’intention de vous offenser.
LOUISE
Pourquoi ?
VALROGER
Pour que vous me détestiez.
LOUISE
Parce que l’amitié d’une honnête femme vous fait l’effet d’un outrage ?
VALROGER
C’est comme ça. Je ne veux pas de la vôtre.
LOUISE
Vous êtes brutalement sincère !
VALROGER
Oui. Je suis un séducteur percé à jour, comme vous êtes une coquette classique.
LOUISE
Alors me voilà déjouée et rembarrée ! Je suis coquette tout de bon, et j’ai voulu me frotter à un vindicatif plus malin que moi, qui me remet à ma place et compte faire de moi un exemple. Est-ce cela ?
VALROGER
Précisément.
LOUISE
Comment vais-je sortir de là ?
VALROGER
Vous n’en sortirez pas.
LOUISE, élevant la voix avec intention.
C’est-à-dire que vous allez faire pour moi ce que vous comptiez faire pour madame de Louville ?
VALROGER
Oui, madame.
LOUISE
Vous viendrez me voir ?
VALROGER
Tous les jours.
LOUISE
Et si la porte vous est fermée ?…
VALROGER
Je resterai sous la fenêtre. Je coucherai dans le jardin, sous un arbre.
LOUISE
Je suis sauvée ! vous vous enrhumerez !
VALROGER
Je tousserai à vous empêcher de dormir. Vous m’enverrez de la tisane !
LOUISE
Vous refuserez de la boire ?
VALROGER
Au contraire. Je la boirai.
LOUISE
Et alors ?
VALROGER
Alors vous aurez pitié de moi, vous me recevrez.
LOUISE
Et puis après ?
VALROGER
Je reviendrai.
LOUISE
Je me laisserai compromettre ?
VALROGER
Non ! vous fuirez, mais je vous suivrai partout. Partout vous me trouverez pour ouvrir la voiture et vous offrir la main.
LOUISE
C’est bien connu, tout ça.
VALROGER
Tout est connu. Je n’ai rien découvert de neuf, il n’y a rien de mieux que les choses qui réussissent toujours.
LOUISE
Alors c’est cela, c’est bien cela qui s’appelle compromettre une femme ?
VALROGER
Pas du tout ! Compromettre une femme, c’est se servir des apparences qu’on a fait naître pour la calomnier ou la laisser calomnier. Je ne calomnie pas, moi. Je suis homme du monde et gentilhomme. Je dirai à toute la terre que je fais des folies pour vous en pure perte, ce qui sera vrai jusqu’au jour où vous en ferez pour moi.
LOUISE
Et pourquoi en ferai-je ?
VALROGER
Parce que la folie est contagieuse.
LOUISE
Et je deviendrai folle, moi ?
VALROGER
Ne vous fiez pas au passé.
LOUISE
Vous savez bien que je n’en tire pas vanité. Pourtant ce qui est passé est acquis.
VALROGER
Non ! vous l’avez dit vous-même, votre vertu a été aidée par l’absence de péril. Pourtant vous avez dû allumer des passions ; mais il y a à peine un homme sur mille qui soit doué d’assez de persévérance pour consacrer des mois et des années à la conquête d’une femme… Or je sais, je vois que vous n’avez pas rencontré cet homme-là.
LOUISE
Et vous vous piquez de l’être ?
VALROGER
Je le suis.
LOUISE
Ça vous amuse ?
VALROGER
C’est mon unique amusement.
LOUISE
Vous êtes né hostile et vindicatif, comme on naît poète ou rôtisseur ?
VALROGER
Le bonheur de l’homme est de développer ses instincts particuliers.
LOUISE
Même les mauvais ?
VALROGER
Enfin vous reconnaissez que je suis mauvais ?
LOUISE
C’est à quoi vous teniez ? Vous vouliez faire peur ; sans cela vous croyez votre effet manqué, et la confiance vous humilie. C’est une manie que vous avez, je le vois bien ; avec moi, elle ne sera pas satisfaite. Je vous crois bon.
VALROGER
Vous éludez la question. Si je suis tel que je m’annonce, vous devez me haïr.
LOUISE
Et vous voulez être haï ?
VALROGER
Oui ; pour commencer, cela m’est absolument nécessaire.
LOUISE
Eh bien ! comme, en ne vous accordant pas le commencement, je serai, espérons-le, préservée de la fin, je déclare que, méchant ou non, je ne puis haïr le bienfaiteur de mes pauvres et le sauveur de mon frère.
VALROGER
Vaine invocation au passé ! Vous me haïrez quand même !
LOUISE
Comment vous y prendrez-vous ?
VALROGER
D’abord je vais faire la cour à madame de Louville.
LOUISE, regardant vers une portière en tapisserie.
À quoi bon, si je n’en suis pas jalouse ?
VALROGER
Vous m’avez demandé grâce pour elle. Il faut que je sois inexorable pour vous prouver que je ne vaux rien.
LOUISE, lui montrant la portière, dont les plis sont agités.
Vous pouvez lui faire la cour ; à présent qu’elle a tout entendu, elle saura se défendre. Vos plans sont livrés, et peut-être… (Elle va à la fenêtre.) Cette voiture qui roule… Oui, c’est un renfort qui lui arrive.
VALROGER
Son mari ?
LOUISE
Précisément.
VALROGER
Si madame de Louville est hors de cause, on se passera de ce moyen-là.
LOUISE
C’est tout ce que je voulais. Merci, mon cher monsieur ; elle est sauvée, et moi, je ne vous crains pas.
VALROGER
Merci, ma chère madame, voilà que vous acceptez le défi !
LOUISE
Le défi de quoi ? Vous voulez que je vous craigne pour arriver à vous aimer ? C’est un prologue inutile, puisque nous voici d’emblée au dénouement. Ce que vous voulez, ce n’est pas l’amour, vous en êtes rassasié, vous n’y tenez pas, et c’est ma vertu, c’est-à-dire ma tranquillité seule, que vous voudriez ébranler. Eh bien ! sachez que, dans les âmes fermées aux malsaines agitations de la passion folle, il y a des émotions plus douces et plus pures qu’on peut être fier d’avoir fait naître et de conserver toujours jeunes. Il n’est pas humiliant d’être maternellement aimé par une femme mûre, et il ne serait pas du tout glorieux de lui tourner ridiculement la tête.
VALROGER
Une femme mûre !…
LOUISE
J’ai trente-six ans, mon bon monsieur !
VALROGER
Ce n’est pas vrai, votre fille n’en a que six !
LOUISE
Mais mon fils en a quinze !
VALROGER
Allons donc !
LOUISE
Je n’ai pas son extrait de naissance dans ma poche, sans cela… Mais vous voilà calmé et un peu honteux, convenez-en, de vous être trompé, vous si clairvoyant, sur l’âge d’une femme. Vous verrez mon fils, cela vous guérira tout à fait, car vous viendrez chez moi, tous les jours si vous voulez, et sans être condamné à coucher préalablement sous un arbre. Vous vous enrhumerez pour d’autres, il y aura toujours de la tisane chez moi. Vous me trouverez toujours entourée d’êtres qui ne me quittent jamais, mon fils, ma fille et mon neveu, le fils de cet Augustin de Ferval à qui vous avez sauvé la vie en dépit de lui-même ; plus ma mère qui vous bénit et prie pour vous tous les jours, plus ma belle-sœur, la femme du même Augustin, qui est dans le secret, et qui vous regarde comme un saint, tout perverti que vous passez pour être. Voyez s’il y aura moyen d’entrer chez nous comme un loup dans une bergerie ! Tout ce cher monde s’est réjoui en vous sachant fixé près de nous. Notre pauvre Augustin n’est plus, il est mort l’an dernier, et c’est son deuil que je porte ; mais nous vous devons de l’avoir conservé six ans, de l’avoir vu heureux, marié et père. Sa femme et son enfant sont des trésors qu’il nous a laissés. Toute cette famille reconnaissante, grands et petits, vous sautera au cou et aux jambes, et, quand vous aurez été bien et dûment embrassé sur les deux joues comme un ami qu’on attendait depuis longtemps et à qui l’on ne sait comment faire fête, vous sentirez que vous êtes un homme de chair et d’os comme les autres, — non le spectre de don Juan, le héros d’un autre siècle et d’un autre pays. Vous laisserez fondre la glace artificielle amassée autour de ce cœur-là, qui est vivant et humain, puisqu’il est généreux et compatissant. Votre génie du mal rira de lui-même et vous laissera consentir à aimer les honnêtes gens, à les protéger même, ce qui est bien plus facile que de leur tendre des pièges, et bien moins triste que de se battre les flancs pour les méconnaître. Vous garderez votre science, vos ruses pour celles qui les provoquent et qui ont de quoi mettre à ce jeu-là. On vous pardonnera d’avoir ce goût bizarre, vous, honnête homme, de perdre votre temps à contempler, à étudier, à mesurer la faiblesse de notre sexe, tout en excitant sa perversité. Tenez ! on vous pardonnera tout, même d’être incorrigible. On pensera que ce métier de punisseur des torts féminins est une tâche navrante, et que vous devez être un homme malheureux. On s’efforcera de vous soigner comme un malade, ou de vous distraire comme un convalescent ; si par moments vous êtes tenté de faire la guerre à vos amis, ils se diront : c’est une épreuve ; il veut savoir si nous méritons l’estime qu’il nous accorde. Alors on se tiendra de son mieux pour vous montrer qu’on y attache le plus grand prix. Et, si on ne réussit pas à mettre dans votre existence une affection pure et bienfaisante, on en aura beaucoup de chagrin, je vous en avertis, parce que l’amitié, qui n’est pas une chose convulsive, n’est pas non plus une chose froide. Donc vous aurez, sans vous donner aucune peine pour cela, un triomphe assuré chez nous, celui d’avoir touché, ému, réjoui ou attristé des âmes qui ne sont pas banales, et qui ne se donnent pas à tout le monde.
VALROGER
Tenez, madame de Trémont, je vous aime tant, telle que vous êtes, que je me regarderais comme un sot et comme un lâche si j’avais prémédité d’entamer cette noble et touchante sérénité. Vous avez fort bien compris que je valais mieux que cela, que d’ailleurs je n’eusse jamais osé menacer sérieusement une personne telle que vous ; mais je cesse de rire, et vous rends les armes. On me l’avait bien dit : vous êtes la plus sincère, la plus tendre et la plus forte des femmes, et il y a longtemps que je sais une chose, c’est que la bonté est l’arme la plus solide de votre sexe. Toute vertu sans modestie est provocation, comme toute résistance sans conviction est grimace. Je suis heureux et fier de vous répéter que je vous comprends, que je vous respecte… Et, puisque vous m’acceptez pour frère, voulez-vous consacrer ce lien qui m’honore ?
LOUISE
Comment ?
VALROGER
Vous avez parlé tout à l’heure de m’embrasser sur les deux joues…
LOUISE
C’était une métaphore !
VALROGER
Pourquoi ne serait-ce pas la formule qui scelle un pacte d’honneur ?
LOUISE
N’avez-vous pas encore une autre raison à donner ?
VALROGER
Une autre raison ?
LOUISE
Vous ne voulez pas la dire ! Non ! ce n’en est pas une pour vous. Vous avez trop de générosité pour exiger une réparation ; mais voulez-vous savoir une chose ? C’est qu’au moment où vous êtes entré ici, si j’avais écouté mon premier mouvement, je vous aurais sauté au cou ; ne prétendez pas que c’eût été une reconnaissance exagérée. Je sais tout, monsieur de Valroger, je sais qu’une de ces joues-là a été frappée par le gant de mon pauvre étourdi de frère, et, comme je ne sais pas laquelle…
VALROGER
Toutes deux, madame, toutes deux !
LOUISE
Je ne dis pas le contraire ; mais toute réparation demande des témoins, et justement en voici qui nous arrivent. (Elle l’embrasse sur les deux joues devant M. de Louville et sa femme qui viennent d’entrer. Anne pousse un grand cri de surprise, M. de Louville éclate de rire. Valroger met un genou en terre et baise la main de Louise.)
VALROGER
Merci, madame, merci !
M. DE LOUVILLE, riant.
Bravo, mon cher ! voilà qui s’appelle enlever d’assaut les citadelles imprenables.
VALROGER
C’est-à-dire que c’est moi la forteresse, et que je me suis rendu à discrétion ! (Bas, pendant que Louise va en riant auprès d’Anna.) Dites-moi, Louville, est-ce qu’il n’y a pas moyen d’épouser cette femme-là ?
M. DE LOUVILLE
Allons donc ! Elle a peut-être quarante ans !
VALROGER
En eût-elle cinquante !
M. DE LOUVILLE
Ah bah ! mais elle a aimé son mari, elle adore son fils… Non, c’est impossible !
VALROGER
C’est dommage ; c’eût été pour moi le seul moyen de devenir un homme sérieux !
 

FIN

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021