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BIBLIOBUS Littérature française

MÉDITATION XIV : DU PLAISIR DE LA TABLE.

 

 

71 - Du plaisir de la table

L'HOMME est incontestablement, des êtres sensitifs qui peuplent notre globe, celui qui éprouve le plus de souffrances.

La nature l'a primitivement condamné à la douleur par la nudité de sa peau, par la forme de ses pieds, et par l'instinct de guerre et de destruction qui accompagne l'espèce humaine partout où on l'a rencontrée.

Les animaux n'ont point été frappés de cette malédiction; et sans quelques combats causés par l'instinct de la reproduction, la douleur, dans l'état de nature, serait absolument inconnue à la plupart des espèces: tandis que l'homme, qui ne peut éprouver le plaisir que passagèrement et par un petit nombre d'organes, peut toujours, et dans toutes les parties de son corps, être soumis à d'épouvantables douleurs.

Cet arrêt de la destinée a été aggravé, dans son exécution, par une foule de maladies qui sont nées des habitudes de l'état social: de sorte que le plaisir le plus vif et le mieux conditionné que l'on puisse imaginer ne peut, soit en intensité, soit en durée, servir de compensation pour les douleurs atroces qui accompagnent certains dérangements, tels que la goutte, la rage de dent, les rhumatismes aigus, la strangurie, ou qui sont causés par les supplices rigoureux en usage chez certains peuples.

C'est cette crainte pratique de la douleur qui fait que, sans même s'en apercevoir, l'homme se jette avec élan du côté opposé, et s'attache avec abandon au petit nombre de plaisirs que la nature a mis dans son lot.

C'est pour la même raison qu'il les augmente, les étire, les façonne, les adore enfin, puisque, sous le règne de l'idolâtrie, et pendant une longue suite de siècles, tous les plaisirs ont été des divinités secondaires, présidées par des dieux supérieurs.

La sévérité des religions nouvelles a détruit tous ces patronages: Bacchus, l'Amour et Cornus, Diane, ne sont plus que des souvenirs poétiques; mais la chose subsiste: et sous la plus sérieuse de toutes les croyances, on se régale à l'occasion des mariages, des baptêmes et même des sépultures.

72 - Origine du plaisir de la table.

LES repas, dans le sens que nous donnons à ce mot, ont commencé avec le second âge de l'espèce humaine, c'est-à-dire au moment où elle a cessé de se nourrir de fruits. Les apprêts et la distribution des viandes ont nécessité le rassemblement de la famille, les chefs distribuant à leurs enfants le produit de leur chasse, et les enfants adultes rendant ensuite le même service à leurs parents vieillis.

Ces réunions, bornées d'abord aux relations les plus proches, se sont étendues peu à peu à celles de voisinage et d'amitié.

Plus tard, et quand le genre humain se fut étendu, le voyageur fatigué vint s'asseoir à ces repas primitifs, et raconta ce qui se passait dans les contrées lointaines. Ainsi naquit l'hospitalité, avec ses droits réputés sacrés chez tous les peuples; car il n'en est aucun si féroce qui ne se fit un devoir de respecter les jours de celui avec qui il avait consenti de partager le pain et le sel.

C'est pendant le repas que durent naître ou se perfectionner les langues, soit parce que c'était une occasion de rassemblement toujours renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement à la confiance et à la loquacité.

73 - Différence entre le plaisir de manger et le plaisir de la table.

TELS durent être, par la nature des choses, les éléments du plaisir de la table, qu'il faut bien distinguer du plaisir de manger, qui est son antécédent nécessaire.

Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d'un besoin qui se satisfait.

Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît de diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.

Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux, il ne suppose que la faim et ce qu'il faut pour la satisfaire.

Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives.

Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins de l'appétit; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l'un et de l'autre.

Ces deux états peuvent toujours s'observer dans nos festins.

Au premier service, et en commençant la session, chacun mange avidement, sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit; et quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s'engage, un autre ordre de choses commence, et celui qui jusque-là n'était que consommateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes choses lui en a dispensé les moyens.

74 - Effets.

LE plaisir de la table ne comporte ni ravissements, ni extases, ni transports, mais il gagne en durée ce qu'il perd en intensité, et se distingue surtout par le privilège particulier dont il jouit, de nous disposer à tous les autres, ou du moins de nous consoler de leur perte.

Effectivement, à la suite d'un repas bien entendu, le corps et l'âme jouissent d'un bien-être particulier.

Au physique, en même temps que le cerveau se rafraîchit, la physionomie s'épanouit, le coloris s'élève, les yeux brillent, une douce chaleur se répand dans tous les membres..

Au moral, l'esprit s'aiguise, l'imagination s'échauffe, les bons mots naissent et circulent; et si La Farre et Saint-Aulaire vont à la postérité avec la réputation d'auteurs spirituels, ils le doivent surtout à ce qu'ils furent convives aimables.

D'ailleurs, on trouve souvent rassemblées autour de la même table toutes les modifications que l'extrême sociabilité a introduites parmi nous: l'amour, l'amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le protectorat, l'ambition, l'intrigue, voilà pourquoi le conviviat touche à tout; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs.

73 - Accessoires Industriels.

C'est par une conséquence immédiate de ces antécédents que toute l'industrie humaine s'est concentrée pour augmenter la durée et l'intensité du plaisir de la table.

Des poètes se plaignirent de ce que le cou étant trop court s'opposait à la durée du plaisir de la dégustation; d'autres déploraient le peu de capacité de l'estomac; et on en vint jusqu'à délivrer ce viscère du soin de digérer un premier repas, pour se donner le plaisir d'en avaler un second.

Ce fut là l'effort suprême tenté pour amplifier les jouissances du goût; mais si, de ce côté, on ne put pas franchir les bornes posées par la nature, on se jeta dans les accessoires, qui du moins offraient plus de latitude.

On orna de fleurs les vases et les coupes; on en couronna les convives; on mangea sous la voûte du ciel, dans les jardins, dans les bosquets, en présence de toutes les merveilles de la nature.

Au plaisir de la table, on joignit les charmes de la musique et le son des instruments. Ainsi, pendant que la cour du roi des Phéaciens se régalait, le chantre Phémius célébrait les faits et les guerriers des temps passés.

Souvent des danseurs, des bateleurs et des mimes des deux sexes et de tous les costumes, venaient occuper les yeux sans nuire aux jouissances du goût; les parfums les plus exquis se répandaient dans les airs; on alla jusqu'à se faire servir par la beauté sans voile, de sorte que tous les sens étaient appelés à une jouissance universelle.

Je pourrais employer plusieurs pages à prouver ce que j'avance. Les auteurs grecs, romains, et nos vieilles chroniques, sont là prêts à être copiés; mais ces recherches ont déjà été faites, et ma facile érudition aurait peu de mérite: je donne donc pour constant ce que d'autres ont prouvé: c'est un droit dont j'use souvent et dont le lecteur doit me savoir gré.

76 - Dix-huitième et dix-neuvième siècle.

Nous avons adopté, plus ou moins, suivant les circonstances, ces divers moyens de béatification, et nous y avons joint encore ceux que les découvertes nouvelles nous ont révélés.

Sans doute la délicatesse de nos moeurs ne pouvait pas laisser subsister les vomitoires des Romains; mais nous avons mieux fait, et nous sommes parvenus au même but par une voie avouée par le bon goût.

On a inventé des mets tellement attrayants, qu'ils font renaître sans cesse l'appétit; ils sont en même temps si légers, qu'ils flattent le palais, sans presque surcharger l'estomac. Sénèque aurait dit: Nubes esculentas.

Nous sommes donc parvenus à une telle progression alimentaire, que si la nécessité des affaires ne nous forçait pas à nous lever de table, ou si le besoin du sommeil ne venait pas s'interposer, la durée des repas serait à peu près indéfinie, et on n'aurait aucune donnée certaine pour déterminer le temps qui pourrait s'écouler depuis le premier coup de madère jusqu'au dernier verre de punch.

Au surplus, il ne faut pas croire que tous ces accessoires soient indispensables pour constituer le plaisir de la table. On goûte ce plaisir dans presque toute son étendue, toutes les fois qu'on réunit les quatre conditions suivantes: chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps suffisant.

C'est ainsi que j'ai souvent désiré avoir assisté au repas frugal qu'Horace destinait au voisin qu'il aurait invité, ou à l'hôte que le mauvais temps aurait contraint à chercher un abri auprès de lui; savoir: un bon poulet, un chevreau (sans doute bien gras), et, pour dessert, des raisins, des figues et des noix. En y joignant du vin récolté sous le consulat de Manlius (nata mecum consule Manlio), et la conversation de ce poète voluptueux, il me semble que j'aurais soupé de la manière la plus confortable.

At mihi cùm longum post tempus venerat hospes

Sive operum vacuo, longum conviva per imbrem

Vicinus, benè erat, non piscibus urbe petitis,

Sed pullo atque hsedo, tum pensilis uva secundas

Et nux ornabat mensas, cum duplice ficu. (Note: Le dessert se trouve précisément désigné et distingué par l'adverbe tum et par les mots secundas mensas.)

C'est encore ainsi qu'hier ou demain trois paires d'amis se seront régalés du gigot à l'eau et du rognon de Pontoise, arrosés d'orléans et de médoc bien limpides; et qu'ayant fini la soirée dans une causerie pleine d'abandon et de charmes, ils auront totalement oublié qu'il existe des mets plus fins et des cuisiniers plus savants.

Au contraire, quelque recherchée que soit la bonne chère, quelque somptueux que soient les accessoires, il n'y a pas plaisir de table si le vin est mauvais, les convives ramassés sans choix, les physionomies tristes et le repas consommé avec précipitation.

Esquisse.

MAIS dira peut-être le lecteur impatienté, comment donc doit être fait, en l'an de grâce 1825, un repas pour réunir toutes les conditions qui procurent au suprême degré le plaisir de la table?

Je vais répondre à cette question. Recueillez-vous, lecteurs, et prêtez attention: c'est Gasterea, c'est la plus jolie des muses qui m'inspire; je serai plus clair qu'un oracle, et mes préceptes traverseront les siècles.

«Que le nombre des convives n'excède pas douze, afin que la conversation puisse être constamment générale;

«Qu'ils soient tellement choisis, que leurs occupations soient variées, leurs goûts analogues, et avec de tels points de contact qu'on ne soit point obligé d'avoir recours à l'odieuse formalité des présentations;

«Que la salle à manger soit éclairée avec luxe, le couvert d'une propreté remarquable, et l'atmosphère à la température de treize à seize degrés au thermomètre de Réaumur;

«Que les hommes soient spirituels sans prétention, et les femmes aimables sans être trop coquettes ;

(Note: J'écris à Paris, entre le Palais-Royal et la Chaussée-d'Antin).

«Que les mets soient d'un choix exquis, mais en nombre resserré; et les vins de première qualité, chacun dans son degré;

«Que la progression, pour les premiers, soit des plus substantiels aux plus légers; et pour les seconds, des plus lampants aux plus parfumés;

«Que le mouvement de consommation soit modéré, le dîner étant la dernière affaire de la journée; et que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but;

«Que le café soit brûlant, et les liqueurs spécialement de choix de maître;

«Que le salon qui doit recevoir les convives soit assez spacieux pour organiser une partie de jeu pour ceux qui ne peuvent pas s'en passer, et pour qu'il reste cependant assez d'espace pour les colloques post-méridiens;

«Que les convives soient retenus par les agréments de la société et ranimés par l'espoir que la soirée ne se passera pas sans quelque jouissance ultérieure;

«Que le thé ne soit pas trop chargé; que les rôties soient artistement beurrées, et le punch fait avec soin;

«Que la retraite ne commence pas avant onze heures, mais qu'à minuit tout le monde soit couché.»

Si quelqu'un a assisté à un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d'avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d'autant moins de plaisir qu'un plus grand nombre d'entre elles auront été oubliées ou méconnues.

J'ai dit que le plaisir de la table, tel que je l'ai caractérisé, était susceptible d'une assez longue durée; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j'aie fait en ma vie: c'est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour le récompenser de la complaisance qu'il a de me lire avec plaisir. La voici:

J'avais, au fond de la rué du Bac, une famille de parents, composée comme il suit: le docteur, soixante-dix-huit ans; le capitaine, soixante-seize ans; leur soeur Jeannette, soixante-quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me recevaient toujours avec beaucoup d'amitié.

«Parbleu! me dit un jour le docteur Dubois en se levant sur la pointe des pieds pour me frapper sur l'épaule, il y a longtemps que tu nous vantes tes fondues (oeufs brouillés au fromage), tu ne cesses de nous en faire venir l'eau à la bouche; il est temps que cela finisse. Nous irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous verrons ce que c'est.» (C'est, je crois, vers 1801, qu'il me faisait cette agacerie.) «Très-volontiers, lui répondis-je, et vous l'aurez dans toute sa gloire, car c'est moi qui la ferai. Votre proposition me rend tout-à-fait heureux. Ainsi, à demain dix heures, heure militaire.» (Note: Toutes les fois qu'un rendez-vous est annoncé ainsi, on doit servir à l'heure sonnante: les retardataires sont réputés déserteurs.)

Au temps indiqué, je vis arriver mes deux convives, rasés de frais, bien peignés, bien poudrés: deux petits vieillards encore verts et bien portants.

Ils sourirent de plaisir quand ils virent la table prête, du linge blanc, trois couverts mis, et à chaque place deux douzaines d'huîtres, avec un citron luisant et doré.

Aux deux bouts de la table s'élevait une bouteille de vin de Sauterne, soigneusement essuyée, fors le bouchon, qui indiquait d'une manière certaine qu'il y avait longtemps que le tirage avait eu lieu.

Hélas! j'ai vu disparaître, ou à peu près, ces déjeuners d'huîtres, autrefois si fréquents et si gais, où on les avalait par milliers; ils ont disparu avec les abbés, qui n'en mangeaient jamais moins d'une grosse, et les chevaliers, qui n'en finissaient plus. Je les regrette, mais en philosophe: si le temps modifie les gouvernements, quels droits n'a-t-il pas eus sur de simples usages!

Après les huîtres, qui furent trouvées très fraîches, on servit des rognons à la brochette, une casse de foie gras aux truffes, et enfin la fondue.

On en avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu'on apporta sur la table avec un réchaud à l'esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille, et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements.

Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m'en demandèrent la recette, que je leur promis, tout en leur contant à ce sujet deux anecdotes que le lecteur rencontrera peut-être ailleurs.

Après la fondue vinrent les fruits de la saison et les confitures, une tasse de vrai moka fait à la Dubelloy, dont la méthode commençait à se propager, et enfin deux espèces de liqueurs, un esprit pour déterger, et une huile pour adoucir.

Le déjeuner bien fini, je proposai à mes convives de prendre un peu d'exercice, et pour cela de faire le tour de mon appartement, appartement qui est loin d'être élégant, mais qui est vaste, confortable, et où mes amis se trouvaient d'autant mieux que les plafonds et les dorures datent du milieu du règne de Louis XV.

Je leur montrai l'argile originale du buste de ma jolie cousine Mme Récamier par Chinard, et son portrait en miniature par Augustin; ils en furent si ravis, que le docteur, avec ses grosses lèvres, baisa le portrait, et que le capitaine se permit sur le buste une licence pour laquelle je le battis; car si tous les admirateurs de l'original venaient en faire autant, ce sein si voluptueusement contourné serait bientôt dans le même état que l'orteil de saint Pierre de Rome, que les pèlerins ont raccourci à force de le baiser.

Je leur montrai ensuite quelques plâtres des meilleurs sculpteurs antiques, des peintures qui ne sont pas sans mérite, mes fusils, mes instruments de musique et quelques belles éditions tant françaises qu'étrangères.

Dans ce voyage polymathique, ils n'oublièrent pas ma cuisine. Je leur fis voir mon pot-au-feu économique, ma coquille à rôtir, mon tournebroche à pendule, et mon vaporisateur. Ils examinèrent tout avec une curiosité minutieuse, et s'étonnèrent d'autant plus, que chez eux tout se faisait encore comme du temps de la régence.

Au moment où nous rentrâmes dans mon salon, deux heures sonnèrent. «Peste! dit le docteur, voilà l'heure du dîner, et ma soeur Jeannette nous attend! Il faut aller la rejoindre. Ce n'est pas que je sente une grande envie de manger, mais il me faut mon potage. C'est une si vieille habitude, que quand je passe une journée sans en prendre, je dis comme Titus: Diem perdidi.--Cher docteur, lui répondis-je, pourquoi aller si loin pour trouver ce que vous avez sous la main? Je vais envoyer quelqu'un à la cousine, pour la prévenir que vous restez avec moi, et que vous me faites le plaisir d'accepter un dîner pour lequel vous aurez quelque indulgence, parce qu'il n'aura pas tout le mérite d'un impromptu fait à loisir.»

Il y eut à ce sujet, entre les deux frères, délibération oculaire, et ensuite consentement formel. Alors j'expédiai un volante pour le faubourg Saint-Germain; je dis un mot à mon maître queux; et après un intervalle de temps tout-à-fait modéré, et partie avec ses ressources, partie avec celles des restaurateurs voisins, il nous servit un petit dîner bien retroussé et tout-à-fait appétissant.

Ce fut pour moi une grande satisfaction que de voir le sang-froid et l'aplomb avec lequel mes deux amis s'assirent, s'approchèrent de la table, étalèrent leurs serviettes, et se préparèrent à agir.

Ils éprouvèrent deux surprises auxquelles je n'avais pas moi-même pensé; car je leur fis servir du parmesan avec le potage, et leur offris après un verre de madère sec. C'étaient deux nouveautés importées depuis peu par M. le prince de Talleyrand, le premier de nos diplomates, à qui nous devons tant de mots fins, spirituels, profonds, et que l'attention publique a toujours suivi avec un intérêt distinct, soit dans sa puissance, soit dans sa retraite.

Le dîner se passa très bien, tant dans sa partie substantielle que dans ses accessoires obligés, et mes amis y mirent autant de complaisance que de gaîté.

Après le dîner, je proposai un piquet, qui fut refusé; ils préférèrent le far niente des Italiens, disait le capitaine; et nous nous constituâmes en petit cercle autour de la cheminée.

Malgré les délices du far niente, j'ai toujours pensé que rien ne donne plus de douceur à la conversation qu'une occupation quelconque, quand elle n'absorbe pas l'attention; ainsi je proposai le thé.

Le thé était une étrangeté pour des Français de la vieille roche; cependant il fut accepté. Je le fis en leur présence, et ils en prirent quelques tasses avec d'autant plus de plaisir qu'ils ne l'avaient jamais regardé que comme un remède.

Une longue pratique m'avait appris qu'une complaisance en amène une autre, et que quand on est une fois engagé dans cette voie on perd le pouvoir de refuser. Aussi c'est avec un ton presque impératif que je parlai de finir par un bowl de punch.

«Mais tu me tueras, disait le docteur.--Mais vous nous griserez,» disait le capitaine. À quoi je ne répondais qu'en demandant à grands cris des citrons, du sucre et du rhum.

Je fis donc le punch, et pendant que j'y étais occupé, on exécutait des rôties (toast) bien minces, délicatement beurrées et salées à point.

Cette fois il y eut réclamation. Les cousins assurèrent qu'ils avaient bien assez mangé, et qu'ils n'y toucheraient pas; mais comme je connais l'attrait de cette préparation si simple, je répondis que je ne souhaitais qu'une chose, c'est qu'il y en eût assez. Effectivement, peu après le capitaine prenait la dernière tranche, et je le surpris regardant s'il n'en restait pas ou si on n'en faisait pas d'autres; ce que j'ordonnai à l'instant.

Cependant le temps avait coulé, et ma pendule marquait plus de huit heures. «Sauvons-nous, dirent mes hôtes; il faut bien que nous allions manger une feuille de salade avec notre pauvre soeur, qui ne nous a pas vus de la journée.»

À cela je n'eus pas d'objections; et, fidèle aux devoirs de l'hospitalité vis-à-vis de deux vieillards aussi aimables, je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je les vis partir.

On demandera peut-être si l'ennui ne se coula pas quelques moments dans une aussi longue séance.

Je répondrai négativement: l'attention de mes convives fut soutenu par la confection de la fondue, par le voyage autour de l'appartement, par quelques nouveautés dans le dîner, par le thé, et surtout par le punch, dont ils n'avaient jamais goûté.

D'ailleurs le docteur connaissait tout Paris par généalogies et anecdotes; le capitaine avait passé une partie de sa vie en Italie, soit comme militaire, soit comme envoyé à la cour de Parme; j'ai moi-même beaucoup voyagé; nous causions sans prétention, nous écoutions avec complaisance. Il n'en faut pas tant pour que le temps fuie avec douceur et rapidité.

Le lendemain matin je reçus une lettre du docteur; il avait l'attention de m'apprendre que la petite débauche de la veille ne leur avait fait aucun mal; bien au contraire, après un premier sommeil des plus heureux, ils s'étaient levés frais, dispos, et prêts à recommencer.

 



G de. GONET, Editeur

MÉDITATION XV : DES HALTES DE CHASSE.

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021