BIBLIOBUS Littérature française

Laurent Le Paresseux - Maria Edgeworth (1768 – 1849)

 

 BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE ; CONTES  DE L’ENFANCE CHOISIS de MISS EDGEWORTH et traduits par ARMAND LE FRANÇOIS ; AVEC 26 GRAVURES (1891)

 

 

Dans la jolie vallée d’Ashton vivait une pauvre femme, que l’on appelait la veuve Preston. Elle habitait une chaumière petite, mais fort propre, et un jardin où l’œil le plus exercé n’aurait pu trouver un seul brin d’herbe sauvage. Ce jardin, composé de parterres plantés de fraises et d’une petite plate-bande de fleurs, devait, par son produit, suffire à tous ses besoins. Elle faisait avec ses œillets et ses roses de charmants bouquets qu’elle allait vendre à Clifton ou à Bristol. Quant aux fruits, elle n’avait pas besoin de les porter au marché, les habitants de la ville ayant pris l’habitude d’aller en été manger des fraises et de la crème aux jardins d’Ashton.

La veuve Preston était si obligeante, si active, d’une humeur si enjouée, que tous ceux qui la voyaient en étaient enchantés. Elle vécut ainsi pendant plusieurs années ; mais, hélas ! un automne elle tomba malade, et tous les malheurs arrivèrent à la fois ; son jardin fut négligé, sa vache mourut, et tout l’argent qu’elle avait économisé fut employé à payer des remèdes. L’hiver passa néanmoins ; mais elle était si faible qu’elle ne put se procurer par son travail que d’insuffisantes ressources. Lorsqu’arriva l’été, le propriétaire vint lui réclamer le prix du fermage. Cette somme n’était pas entrée dans sa bourse cette année-là aussi facilement que de coutume. Elle fut obligée de demander, pour s’acquitter, un délai d’un mois qui lui fut accordé ; et, lorsque les trente jours furent écoulés, elle n’eut d’autre ressource pour payer que de vendre son cheval Pied-Léger.

Pied-Léger avait vu de meilleurs jours ; c’était un vieil ami de la ferme. Dans sa jeunesse, il avait porté au marché M. et Mme Preston, et maintenant il y conduisait Jean, leur petit-fils. Jean était chargé de le nourrir et de le soigner, ce qu’il faisait ponctuellement ; car c’était un garçon qui joignait une grande intelligence à un excellent naturel.

« Cela va briser le cœur de Jean, » se disait Mme Preston, un soir qu’elle était occupée à attiser les braises de son feu, cherchant le moyen d’amener la conversation sur un sujet auquel son fils était loin de s’attendre.

« Jean, dit la mère, as-tu faim ?

— Oui, certainement, j’ai bon appétit.

— Ce n’est pas étonnant, tu as si bien travaillé !

— Oh ! oui, bien travaillé. Je voudrais même qu’il ne fît pas si sombre, ma mère, afin que vous puissiez sortir et voir le grand parterre. Vous me diriez que je n’ai pas mal employé ma journée. Et puis, ma mère, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : le fermier Truck nous donnera une fraise d’une espèce nouvelle, la fraise géante. J’irai la chercher demain matin, et je serai de retour avant le déjeuner.

— Que Dieu t’entende, mon fils ! quatre milles pour aller et quatre milles pour revenir, avant déjeuner !

— Je monterai sur Pied-Léger, et je ferai très-aisément la course. Qu’en dites-vous, ma mère ?

— Certainement, mon enfant.

— Mais vous soupirez ?

— Finis ton souper.

— J’ai fini, s’écria Jean en avalant vivement la dernière bouchée. Et maintenant, dit-il, passez-moi la grande aiguille ; il faut que je raccommode la bride de Pied-Léger avant d’aller me coucher. »

Pour travailler, il s’approcha de la lumière et du feu ; Mme Preston rapprocha les tisons les uns des autres, et reprit ainsi :

« Mon cher Jean, est-il toujours estropié ?

— Qui, Pied-Léger ? Oh non, non ! jamais il ne s’est mieux porté ; on dirait qu’il rajeunit, qu’il engraisse.

— Que Dieu le conserve ! c’est justice ; nous verrons, Jean ; soigne-le toujours bien.

— Pourquoi, ma mère ?

— Pour le mener à la foire de lundi en quinze, où il devra être… vendu.

— Pied-Léger ! s’écria Jean, en laissant tomber la bride de ses mains. Quoi ! ma mère, vous voulez vendre Pied-Léger ?

— Je ne le veux pas ; mais il le faut, Jean.

Il le faut, vous dites il le faut ? Pourquoi le faut-il mère ?

Il le faut, te dis-je, mon enfant, Ne dois-je pas payer honorablement mes dettes ? ne dois-je pas m’acquitter du prix de ma ferme ? J’ai déjà obtenu un délai ; et j’ai promis de payer de lundi en quinze. C’est deux guinées que je dois ; je ne les ai pas, et qui sait quand je les aurai ? Il n’y a donc pas à balancer, mon enfant, ajouta la veuve en laissant tomber sa tête sur son bras, Pied-Léger doit être vendu. »

Jean garda le silence pendant quelques minutes.

« Deux guinées, disait-il, deux guinées, c’est beaucoup. Si je travaillais sans prendre de repos, je ne pourrais pas avant le jour de la foire gagner deux guinées ; n’est-ce pas pas, ma mère !

— Si Dieu ne vient pas à ton aide, non ; tu ne le pourras pas, quand même tu travaillerais jour et nuit.

— Mais je puis gagner quelque chose, cependant. Je le pense, du moins, s’écria Jean vivement ; je veux gagner quelque chose : je ferai de mon mieux.

— Je reconnais bien là mon enfant, dit la mère en le pressant sur son cœur ; tu es un bon et intelligent garçon ; mais, je dois te l’avouer, Pied-Léger doit être vendu. »

Jean se retira sans mot dire, les yeux baignés de larmes. Il savait néanmoins que pleurer n’avance à rien, et, séchant ses pleurs, il se mit à chercher les moyens de conserver son cheval.

« Si je gagne peu à la fois, mais tous les jours quelque chose, se dit-il, qui sait si le propriétaire n’attendra pas encore, et si nous ne pourrons pas arriver ainsi à payer le tout en même temps ; mais comment faire pour gagner le premier sou ? Là est la question. »

Il se souvint alors qu’un jour il était allé à Clifton pour vendre des fleurs et qu’il avait vu une vieille femme qui avait devant elle une table sur laquelle était placée une quantité considérable de pierres brillantes. Les passants s’arrêtaient à les regarder ; beaucoup d’entre eux en achetaient, celui-ci pour un sou, celui-là pour deux, un autre pour six. Il avait entendu dire également que ces pierres se trouvaient dans un rocher voisin, et il pensa qu’il pourrait bien en aller chercher, lui aussi, et les vendre.

Dès le matin, il se réveilla tout plein de ces projets. Il se lève, s’habille et, donnant un dernier coup d’œil au pauvre Pied-Léger dans son étable, il part pour Clifton à la recherche de la vieille femme. Il était trop matin ; elle n’était pas encore à son poste. Il s’en retourna désappointé ; mais il ne perdit pas son temps : il sella et brida Pied-Léger et se rendit à la ferme de Truck pour chercher les fraises géantes. Il employa une grande partie de la matinée à les planter, et des qu’il eut fini, il s’en retourna à Clifton où, à sa grande joie, il trouva la vieille femme assise avec sa table devant elle. La vieille femme était sourde et de mauvaise humeur. Aussi, lorsque Jean lui adressa quelques questions, elle se contenta de lui répondre :

« Il est inutile de prendre la peine de chercher des pierres, vous n’en trouverez pas. Il n’y en a plus.

— Ne puis-je cependant chercher au même endroit que vous ? dit Jean.

— Cherchez, personne ne vous en empêche, » répliqua la vieille ; et ce fut la seule réponse qu’il put obtenir.

Jean n’était pas un enfant facile à décourager. Il alla vers les rochers, et, marchant lentement, il s’arrêta à toutes les pierres près desquelles il passait. Il arriva bientôt à un endroit où un grand nombre d’ouvriers étaient occupés à soulever des roches. Ils se baissaient et cherchaient ardemment dans les cavités. Jean s’avança et demanda s’il pouvait les aider.

« Oui, dit l’un, vous le pouvez. J’ai justement laissé tomber parmi ces cailloux une pierre de cristal que j’avais trouvée ce matin.

— À quoi ressemble-t-elle ? demanda Jean.

— Elle est blanche comme du cristal, » répondit l’ouvrier.

Jean cherchait soigneusement dans le tas de pierres. « Allons, dit l’ouvrier, c’est inutile. Ne vous donnez pas tant de peine, mon garçon.

— Laissez-moi regarder encore, repartit Jean, il ne faut pas se désespérer si promptement. » Et, après avoir cherché quelques instants, il retrouva la pierre.

« Merci, dit l’ouvrier, vous êtes un petit garçon fort intelligent. »

Jean, encouragé par le ton avec lequel lui parlait cet ouvrier, hasarda les mêmes questions qu’il avait faites à la vieille femme.

« Un bon service en mérite un autre, dit l’ouvrier. Nous allons dîner ; je vais quitter mon ouvrage : attendez-moi ici, et je puis vous assurer que votre temps ne sera pas perdu. »

Pendant que Jean attendait le retour de l’ouvrier, il entendit quelqu’un auprès de lui qui poussait un grand bâillement. Il se retourna aussitôt et vit étendu sur le gazon, près de la rivière, un garçon à peu près de son âge, et très-connu dans le village d’Ashton sous le nom de Laurent le Paresseux ; nom qu’il méritait, car il ne faisait rien du matin au soir. Il ne travaillait ni ne jouait : sa seule occupation consistait à s’étendre, à bâiller et à dormir. Son père était marchand de vin ; adonné à l’ivrognerie, il ne trouvait pas le temps de s’occuper de son fils, qui, laissé tout le jour à lui-même, devenait un fort mauvais sujet. Quelques voisins le plaignaient, car il était d’un bon naturel ; mais d’autres, rappelaient, en secouant la tête, que la paresse est la mère de tous les vices.

« Laurent, s’écria Jean en le voyant étendu sur le gazon, es-tu endormi ?

— Pas encore.

— Que fais-tu là ?

— Rien.

— À quoi penses-tu ?

— À rien.

— Que cherches-tu là ?

— Je ne sais pas. Je ne trouve personne pour jouer avec moi aujourd’hui. Veux-tu venir jouer ?

— Non, je ne puis. J’ai affaire.

— Tu as quelque chose à faire ? dit Laurent en s’étirant. Tu as toujours quelque chose à faire : je ne voudrais pas être à ta place pour tout au monde.

— Et moi, dit Jean en riant, je ne voudrais pas pour tout au monde n’avoir rien à faire. »

Et ils se séparèrent, car l’ouvrier venait d’appeler Jean. Il le conduisit chez lui, lui montra une certaine quantité de pierres qu’il avait ramassées pour les vendre, mais qu’il n’avait pas eu le temps de trier. Il se mit aussitôt à l’œuvre ; il choisit celles qu’il jugea les plus belles, les plaça dans un panier et les donna à Jean à condition qu’il lui rapporterait la moitié du produit de la vente.

Jean, content d’être employé, se déclara disposé à tout ce que l’ouvrier demandait, pourvu que sa mère ne fît pas d’objection. Lorsqu’il rentra pour dîner, il raconta son aventure à la veuve. Celle-ci sourit et lui dit qu’elle n’était pas inquiète lorsqu’il s’éloignait de la maison : « Tu n’es pas un enfant paresseux, lui dit-elle ; aussi je ne crains pas de te laisser aller à ta guise. »

En conséquence, le soir même, Jean alla se placer avec son petit panier sur le bord de la rivière, à l’endroit ou l’on descendait pour prendre le bac : C’était la que commençait l’avenue qui conduisait aux sources d’eaux minérales, vers lesquelles une foule considérable se portait sans cesse. Sa place une fois choisie, il alla au-devant des promeneurs, offrant à chacun ses jolies pierres et les engageant vivement à les acheter ; mais personne n’en voulut.

« Holà ! s’écrièrent quelques matelots qui venaient de ramener une barque sur la rive, veux-tu nous donner un coup de main, mon petit garçon, et porter ces paquets à la maison voisine ? »

Jean accourut immédiatement, prit les paquets et fit tout ce qu’on lui demandait si lestement et avec tant de bonne grâce, que le patron du bateau le remarqua, et, quand il revint, il lui demanda ce qu’il avait dans son panier. Après avoir vu les pierres, il pria Jean de le suivre, lui disant qu’il portait des coquillages étrangers à une dame du voisinage qui faisait une grotte, et qu’elle achèterait probablement aussi les pierres qu’il avait dans son panier : « Allons, mon ami, ajouta-t-il, nous pouvons essayer. »

La dame demeurait près de là. Ils arrivèrent donc bientôt chez elle et la trouvèrent occupée à trier des plumes de différentes couleurs. Ces plumes étaient étalées sur une feuille de carton posée sur une console. Lorsque le matelot voulut montrer les coquillages qu’il apportait, il poussa la feuille de carton et fit tomber toutes les plumes par terre. La dame en parut très-fâchée, et Jean, qui avait observé son mécontentement, s’empressa, pendant qu’elle examinait les coquillages, de ramasser les plumes et de les rassembler, par ordre de couleurs, comme elles étaient au moment où il était entré.

« Où est le petit garçon que vous avez amené avec vous ? Il me semble l’avoir vu tout à l’heure.

— Me voici, madame, répondit Jean, accroupi sous la table et tenant entre les mains le reste des plumes relevées. Il m’a semblé qu’il valait mieux faire ceci que de rester planté là comme un fainéant. »

La dame sourit, et, satisfaite de l’activité et de la simplicité de Jean, elle lui adressa une foule de questions, s’informa d’où il était, ou il demeurait, ce qu’il faisait, combien il gagnait à ramasser des pierres.

« C’est aujourd’hui le premier jour que j’en ai cherché, dit Jean ; je n’en ai pas vendu une seule, et, si vous ne m’en achetez pas maintenant, madame, je crains bien de les garder toutes, car je les ai offertes à tous les passants.

— Approche, dit la dame en riant, je crois que c’est le cas de tout acheter. »

Et vidant elle-même les pierres qui étaient dans le panier, elle plaça une demi-couronne dans la main de Jean, qui, les yeux étincelants de joie, lui dit :

« Oh ! je vous remercie, madame. Je suis sûr de pouvoir vous en apporter encore demain.

— Bien ! mais je ne te promets pas de te donner une demi-couronne demain.

— Mais peut-être, quoique vous ne me promettiez pas, me la donnerez-vous tout de même ?

— Non, répondit la dame, détrompe-toi ; je t’assure que je ne te la donnerai pas : car, au lieu de t’encourager à travailler, je ne ferais par la que t’exciter à devenir un paresseux. »

Jean ne comprit pas ce que voulait dire la dame par ces paroles ; mais il lui répondit :

« Je suis sûr de n’être pas un paresseux. Je cherche à gagner quelque chose chaque jour, et je ne sais comment m’y prendre. Je ne suis point un paresseux ; si vous saviez tout, madame, vous verriez que je dis la vérité.

— Que veux-tu dire par là : si je savais tout ?

— Je veux dire si vous connaissiez Pied-Léger.

— Qui est-ce, Pied-Léger ?

— C’est le cheval de ma mère, répondit Jean en regardant par la fenêtre. J’ai besoin de travailler pour le nourrir, ajouta-t-il après un moment de silence, et ce, jusqu’au moment de son départ, et je suis certain que maintenant il s’aperçoit de mon absence.

— Laisse-la-lui regretter un peu plus longtemps, dit la dame, et raconte-moi ton histoire.

— Je n’ai pas d’histoire à raconter, madame ; je ne puis vous dire qu’une seule chose : c’est que ma mère doit payer, de lundi en quinze, une rente de deux guinées, et qu’elle ne pourra y parvenir qu’en le vendant à la foire. Ma mère est bien malheureuse, car elle sait bien que je suis trop jeune et trop faible pour pouvoir, d’ici là, gagner deux guinées.

— Mais es-tu capable de gagner quelque chose en travaillant ? car tu dois savoir qu’il y a une, grande différence entre vendre des pierres et travailler toute une journée.

— Oh ! certainement, madame, je travaillerais volontiers tout le jour.

— Eh bien ! viens ici, mon jardinier te donnera les plates-bandes à soigner et je te payerai six sous par jour. Rappelle-toi seulement que tu dois être arrivé tous les matins à six heures.

— Je serai exact, madame, » répondit Jean en saluant et en remerciant.

Il avait hâte de revoir Pied-Léger ; mais ils se rappela que l’ouvrier lui avait confié les pierres, à la condition de lui rapporter la moitié du gain qu’il en tirerait ; il pensa qu’il valait mieux aller d’abord chez lui. Il prit donc le long de la rivière, et en un quart d’heure il arriva chez l’ouvrier, à qui il dit, en lui montrant sa demi-couronne :

« Tenez, voilà ce que j’ai retiré de vos pierres, nous allons partager.

— Non, dit, l’ouvrier ; la demi-couronne t’a été donnée. J’estimais mes pierres un schelling au plus, je ne garderai donc que six pence. Femme, donnez à cet enfant deux schellings ; et prenez sa demi-couronne. »

La femme ouvrit un vieux gant, et le mari, en tirant un petit penny en argent, le remit à Jean, et lui dit :

« Ceci est pour ta probité. La probité est, mon enfant, la meilleure règle de conduite. »

À quoi la femme ajouta :

« Conserve ce penny d’argent, emporte-le avec toi, il te portera bonheur.

— Il en fera ce qu’il voudra, dit le mari.

— Dans ce cas, un autre penny vaudrait autant que celui-là pour acheter des friandises.

— Oh ! rassurez-vous, madame, je n’en ferai pas un mauvais usage. »

Il quitta l’ouvrier, s’empressa d’aller donner à manger à Pied-Léger, et le lendemain, à cinq heures, content et joyeux, chantant comme un pinson, il se dirigea vers l’habitation de la dame.

Il se rendit quatre jours de suite à son travail ; il s’occupait sans cesse, et la dame, qui chaque jour venait voir ce qu’il avait fait dans sa journée, demanda, au bout de ce temps, à son jardinier ce qu’il pensait de cet enfant.

« Il travaille beaucoup, madame ; je ne l’ai pas encore surpris un seul instant à rien faire. Vous pouvez vous assurer par vous-même qu’il travaille deux fois autant qu’un autre. Et tenez, aujourd’hui, il a commencé à ce rosier et fini à celui-là. C’est plus que ne pourrait en faire un garçon qui aurait trois ans de plus que lui.

— Je m’y connais, et je vois que ce que vous me dites est la vérité ; mais quelle est la tâche que peut faire un enfant de cet âge ?

— La voilà, madame, » répondit le jardinier en faisant deux marques avec sa bêche.

La dame, s’adressant alors à Jean :

« Voilà, lui dit-elle, ta tâche de chaque jour. Si tu as fini avant l’heure, le reste de ta journée t’appartiendra ; tu en feras ce que tu voudras. »

Jean fut très-content ; chaque jour il avait terminé sa tâche à quatre heures, et comme il aimait beaucoup à jouer avec ses camarades, il se rendait sur la place du village, où ils se réunissaient. C’était là que, la plupart du temps, Laurent se tenait couché près d’un grand portail, le pouce enfoncé dans sa bouche.

Les autres jouaient, Jean se mettait à leur tête. Mais un jour, après avoir joué assez longtemps, il vint se reposer sur une borne placée près de l’endroit où Laurent le paresseux était étendu comme un désœuvré.

« Tu ne joues pas, Laurent ?

— Non, je suis fatigué.

— Fatigué de quoi ?

— Je ne sais pas, mais ma grand’mère dit que je suis malade.

— Bah ! fais une longue course et tu verras que tu iras bien. Viens, courons, une, deux, trois.

— Eh ! non, je ne puis marcher ; j’ai d’ailleurs toute la journée à moi, et je n’aime pas à jouer en même temps que les autres. Toi qui n’as qu’une heure, c’est différent.

— C’est tant pis pour toi. Veux-tu jouer à la balle ?

— Non, je suis fatigué, fatigué comme si j’avais travaillé toute la journée comme un cheval.

— Eh bien ! tel que tu me vois, j’ai travaillé toute la journée comme un cheval, et je ne suis pas encore fatigué.

— C’est malheureux d’être obligé de travailler ainsi. Vois-tu, moi, je suis riche, ajouta Laurent en montrant une certaine quantité de pièces de petite monnaie. Mon père m’a donné tout cela, et je puis dépenser tout ce qu’il me plaira. Vois : un deux, trois… huit sous. Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir huit sous. Tu n’en as jamais eu plus de deux ou trois à ta disposition. »

Jean sourit. « Oh ! quant à cela, dit-il, tu te trompes, car j’ai dans ce moment-ci plus de deux, de trois, de huit sous, j’ai deux schellings, plus cinq jours de travail à six sous chacun, ce qui fait deux schellings et six sous ; en tout quatre schellings et six sous.

— Tu n’as pas quatre schellings et six sous, dit Laurent en s’animant ; tu n’as pas quatre schellings et six sous, je ne le croirai que quand je le verrai.

— Suis-moi, répondit Jean, et je te forcerai à me croire. Viens.

— C’est loin, dit Laurent, qui suivait Jean clopin-clopant jusqu’à l’étable où celui-ci lui montra son trésor. Et comment as-tu amassé tout cela honnêtement ?

— Très-honnêtement ; tu peux être sûr que j’ai tout gagné.

— Grand Dieu ! gagner tout cela ! J’ai bien envie de travailler ; mais il n’en est pas encore temps, ma grand’mère dit que je ne suis pas assez fort ; et, du reste ; je flatte papa pour avoir de l’argent. Je n’ai donc pas besoin de travailler. Quatre schellings et six sous ! Et qu’en feras-tu ?

— C’est mon secret, répondit Jean en riant.

— Alors, je vais faire des conjectures. Je sais bien ce que j’en ferais, s’ils étaient à moi. Premièrement je remplirais mes poches de gâteaux, puis j’achèterais des pommes et des noix. Aimes-tu les noix ? J’en achèterais assez pour en avoir jusqu’à Noël, et je les ferais casser par le petit Newton, parce que c’est très-fatigant de les casser soi-même.

— Tu ne mérites pas seulement d’en avoir.

— Mais tu m’en donneras des tiennes, dit Laurent d’un ton flatteur.

— Non, certes, répondit Jean, je ne te donnerai rien.

— Mais alors que feras-tu de ton argent ?

— Oh ! je sais bien ce que j’en ferai. C’est mon secret, et je ne veux le dire à personne. Partons, allons jouer.

Ils s’en allèrent, Laurent plein de curiosité et de mauvaise humeur contre lui-même et contre ses huit sous. Si j’avais quatre schellings et six sous, se dit-il, je serais certainement plus heureux. »

Le jour suivant, Jean partit, comme de coutume, avant six heures, pour aller à son travail, tandis que Laurent battait le pavé, ne sachant comment passer son temps. Notre paresseux dépensa en deux jours six sous de pommes et de gâteaux, et, tant que cela dura, il fut bien accueilli par ses compagnons ; mais le troisième jour, comme il avait épuisé sa bourse, quelques noix tentèrent sa gourmandise et il rentra chez son père pour le flatter, ainsi qu’il disait. Lorsqu’il arriva il l’entendit parler très-haut et très-fort, et s’imagina qu’il était ivre ; mais ayant ouvert la porte, il vit qu’il n’en était rien, et que c’était seulement de la colère.

« Chien de paresseux, dit-il en s’adressant à Laurent et lui donnant un coup sur l’oreille ; chien de paresseux, regarde ce que tu as fait ; regarde, regarde, te dis-je. »

Laurent regarda aussi vivement que son apathique nature le lui permit, et, rempli de crainte, d’étonnement et de remords, il aida à ramasser une douzaine de bouteilles du meilleur cidre de Worcestershire répandu par terre.

« Je te donne trois jours pour porter ces bouteilles à la cave, et n’attends pas que je t’aide à mettre les bouchons ! Réponds-moi, vilain paresseux, le feras-tu ?

— Oui, répondit l’enfant en se grattant l’oreille.

— Mais remue-toi donc un peu, ne reste pas là planté comme un arbre ou comme une momie ; voyons, prends deux de ces bouteilles et descends-les. »

Mais Laurent était si peu empressé que son père, transporté de colère, le secoua fortement par le bras et le mit à la porte en lui disant :

« Tu ne feras jamais qu’un méchant paresseux. »

Ce n’était pas le moment de demander de l’argent. Laurent le comprit et attendit le jour suivant, espérant que son père serait plus abordable. Le lendemain donc, le voyant d’assez bonne humeur, il lui glissa doucement sa demande à l’oreille :

Le père irrité lui répondit :

« Je ne te donnerai pas un sou avant un mois ; si tu veux de l’argent, va travailler, je suis fatigué de ta fainéantise. »

À ces mots, Laurent fondit en larmes et alla s’asseoir au bord d’un fossé, où il pleura pendant plus d’une heure. Après avoir ainsi pleuré, il se demanda s’il n’avait pas encore quelque menue monnaie dans sa poche : il chercha et trouva un sou à sa grande joie. Il se leva aussitôt et se dirigea vers la marchande ; elle pesait des prunes, et pendant qu’il attendait, il vit des postillons et des garçons d’écurie qui jouaient à pile ou face.

Il les regarda pendant quelques minutes et entendit le garçon d’écurie qui disait :

« J’ai commencé avec un sou et maintenant j’en ai quatre. »

Laurent s’émut à ces paroles et se dit : « Puisqu’il en est ainsi, qu’on gagne quatre sous avec un seul, il vaut mieux jouer à pile ou face que travailler ; » et tirant son sou, il le présenta au garçon d’écurie, en, lui disant qu’il désirait jouer avec lui.

« C’est bien, répondit celui-ci, donne-le-moi ; » et, jetant ses sous en l’air : « Pile ou face ? »

Le sort favorisa notre petit paresseux, qui aurait bien voulu aller aussitôt acheter des noix ; mais il fut arrêté par le garçon d’écurie, qui lui demanda sa revanche. Cette fois-ci Laurent perdit ; mais, amorcé par l’appât du gain et entraîné par son adversaire, il se laissa aller à jouer toute la matinée ; si bien que tantôt gagnant, tantôt perdant, il finit par avoir quatre sous.

C’est une bonne chose pourtant que de jouer à pile ou face, se dit-il ; une autre fois, quand j’aurai un sou, je viendrai m’amuser de nouveau, et Je ferai croire à mon père que j’ai travaillé. »

Satisfait de sa résolution, il acheta des noix et s’assit dans l’écurie de l’auberge pour les casser plus commodément. Pendant qu’il les mangeait, il entendit la conversation des palefreniers et des postillons. Leurs paroles, leurs jurements continuels le choquèrent d’abord ; car, quoique paresseux, il n’était encore ni méchant ni grossier. Il se familiarisa cependant bientôt avec leur étrange vocabulaire et prit goût à leurs jeux, à leurs querelles et à leurs disputes. Il s’accoutuma si bien à ce genre de vie, qu’il ne tarda pas à se rendre chaque jour à l’écurie et à faire de la cour de l’auberge son séjour habituel. Là il trouva un soulagement à l’ennui qu’il éprouvait déjà de ne rien faire ; d’heure en heure, en effet, il assistait, les coudes appuyés sur ses genoux et sa tête dans ses mains, aux actes de méchanceté des postillons et des valets d’écurie. Ces hommes toujours chantant, toujours jurant, toujours hurlant, se familiarisèrent avec lui : et, pour compléter sa ruine, il se lia d’intimité avec le valet d’écurie, son premier compagnon de jeu, un franc mauvais sujet.

Nous verrons plus tard quelle fut la conséquence de cette liaison ; il est temps maintenant de revenir à notre ami Jean.

Un jour qu’il venait de terminer sa tâche, le jardinier le pria de rester quelques minutes de plus pour l’aider à porter des pots de géranium dans la salle. Jean, toujours actif et obligeant, obéit aussitôt, et, comme il portait un pot de fleurs fort lourd au moment où sa maîtresse entrait dans la salle :

« Que d’ordures vous faites-là ; dit-elle ! vous n’avez donc pas essuyé vos pieds sur le paillasson ? »

Jean retourna pour chercher le paillasson, mais il n’en trouva point.

« Oh ! reprit la dame en rappelant ses souvenirs, je ne puis vous blâmer de ce qu’il n’y a point là de paillasson.

— Non, madame, répondit le jardinier ; vous devez vous rappeler que le marchand auquel vous les avez commandés ne les a pas apportés.

— J’en suis très-fâchée, dit la dame, je voudrais trouver quelqu’un qui pût me les faire, n’importe comment, pourvu qu’ils puissent servir à essuyer les pieds. »

Jean entendit ces derniers mots, pendant qu’il enlevait les ordures, et il se dit en lui-même :

« Je pourrais peut-être bien faire un paillasson. »

Le soir, en s’en retournant, il cherchait dans sa tête comment il s’y prendrait pour en venir à bout, pensant bien, avec de la patience et de l’intelligence, vaincre tous les obstacles et surmonter toutes les difficultés.

Il se rappela que la première fois qu’il avait vu Laurent couché près d’un portail, il s’amusait à casser une branche de bruyère en plusieurs morceaux. Il lui sembla que, s’il pouvait se procurer des branches pareilles, il lui serait facile de faire un joli petit paillasson vert qui serait très-bon pour essuyer les pieds. Il se ressouvint alors que, le jour ou il était allé chercher chez le fermier Truck la fraise géante, il avait vu, à un mille de la maison de sa mère, une grande quantité de bruyère. Comme il n’était encore que six heures du soir, il calcula qu’il avait le temps de seller Pied-Lèger, d’aller faire sa provision de bruyère et de faire l’essai de son habileté avant de se coucher.

Pied-Léger le conduisit très-lestement. Jean cueillit autant de bruyère qu’il pouvait en porter ; mais quelle peine, quelles difficultés il éprouva avant de parvenir à tresser quelque chose qui ressemblât à un paillasson ! Vingt fois il fut sur le point de mettre sa bruyère de côté et d’abandonner son projet, tant il éprouva de désappointement ; il persevéra cependant, sachant bien qu’aucun ouvrage, important ne peut s’accomplir sans peine et sans labeur.

Il passa toute la journée du lendemain à réfléchir encore au moyeu qu’il devait employer pour réussir. Après six heures d’un travail assidu, il surmonta toutes les difficultés, et termina son paillasson à sa grande satisfaction. Son bonheur fut extrême ; il chantait, il dansait, il dévorait des yeux son ouvrage. Le soir, il mit son cher paillasson au pied de son lit, afin de pouvoir le contempler le lendemain matin en se réveillant.

Le jour venu, il partit pour sa journée, portant le paillasson à sa maîtresse. Elle parut fort surprise, demanda qui l’avait fait, combien il coûtait.

« Le vendre ? oh ! non, madame, dit Jean, je suis trop heureux de vous l’offrir ; je ne l’ai point fait pour le vendre. J’y ai travaillé pendant mes heures de loisir, et je suis enchanté qu’il vous plaise ; voilà tout, madame. »

— Ce n’est pas tout, dit la dame, je ne veux plus que tu sarcles mon jardin. Tu peux employer plus utilement ton temps, et tu seras récompensé de ton habileté et de ton intelligence. Fais autant de paillassons que tu pourras, et je te les placerai.

— Merci, madame, répondit Jean avec une profonde révérence, » car il vit aux regards de la dame qu’elle lui faisait une faveur.

Cependant, il se demandait en lui-même : « Je les placerai ! qu’est-ce que cela veut dire ? »

Le jour suivant, il se remit au travail et fut tout surpris de son adresse ; il parvint à faire deux paillassons dans le même espace de temps qu’il lui fallait au commencement pour en tresser un seul. Il en fit dix-huit en quinze jours, et les porta, chez sa protectrice ; il les empila dans la salle ; à peine eut-il fini qu’une porte s’ouvrit, et la dame entra suivie d’une nombreuse compagnie.

« Ah ! voici le petit garçon et ses paillassons, » dit-elle en s’approchant de la table sur laquelle Jean les avait empilés.

Puis, s’adressant à Jean, qui s’était retiré en arrière pendant qu’on examinait son ouvrage :

« Approche donc mon garçon, tu parais tout surpris.

— Madame, c’est que je ne vois plus mes paillassons.

— Eh bien ! prends ton chapeau, retourne chez toi, et tu seras encore bien plus étonné. »

Jean obéit tristement, mais il changea bientôt de visage. Son chapeau était rempli de monnaie. Chaque paillasson lui avait été payé deux schellings ; en sorte que ses dix-huit paillassons lui rapportèrent trente-six schellings.

« Trente-six schellings ! dit la dame. Tu as déjà gagné en travaillant à mon jardin cinq schellings et six sous ; il ne te faut donc que six sous pour faire deux guinées.

— Deux guinées ! s’écria-t-il en battant des mains. Ô Pied-Léger ! ô ma mère !

Puis, revenant de son transport :

« Voulez-vous, madame, remercier pour moi tous vos amis ? dit-il ; car je ne saurais le faire convenablement.

— C’est bien, mon garçon ! Nous ne voulons pas te retenir plus longtemps ; nous désirons seulement savoir comment tu vas présenter ton petit trésor à ta mère.

— Eh bien ! venez tout de suite, venez avec moi, répondit Jean.

— Non pas à présent, reprit la dame ; mais demain soir j’irai à Ashton : je pense que ta mère pourra me trouver des fraises.

— Elle le pourra certainement, madame : car c’est moi qui prends soin du jardin. »

Il retourna chez sa mère, et, craignant de ne pouvoir garder son secret jusqu’au lendemain, il se rendit à l’écurie, s’approchant de Pied-Léger, lui fit mille caresses, et dit : « Tu ne seras pas vendu demain. »

Tandis qu’il se livrait ainsi à la joie, il entendit qu’on faisait du bruit à la porte et qu’on paraissait vouloir entrer. Il ouvrit aussitôt, et vit Laurent, accompagné d’un garçon d’écurie en jaquette rouge, qui portait un coq sous le bras. Les deux visiteurs entrèrent dans l’écurie, et s’arrêtèrent, voyant Jean placé près de son cheval.  »

« Nous… nous… nous…, balbutia le paresseux. Je… je viens…

— Te demander, ajouta le valet d’écurie d’un ton hardi, si tu veux venir avec nous, lundi prochain, au combat de coqs. Vois : nous avons un superbe combattant, et Laurent m’ayant dit que tu aimais beaucoup ce spectacle, je venais t’inviter. »

Laurent n’ajouta pas un seul mot sur le plaisir qu’on éprouverait ni sur les chances de son compagnon ; mais Jean, saisi, en regardant le valet, d’un sentiment de dégoût et presque d’effroi, dit d’une voix basse à Laurent :

« Tu pourras donc assister de gaieté de cœur à l’aveuglement de ce pauvre animal ?

— Je ne pense pas qu’il soit aveugle. J’ai entendu dire qu’un combat de coqs est un beau spectacle, et je ne serai pas plus cruel que tout autre en y allant. Je ne puis pas, du reste, faire autrement ; ainsi, j’irai.

— Mais moi, je puis faire autrement, dit Jean, et je n’irai pas.

— Tu sais que c’est lundi la grande foire de Bristol, et qu’on s’amuse plus ce jour-là que tous les autres jours de l’année.

— Ce n’est pas trop, ajouta le valet d’écurie, de s’amuser un jour par année.

— Mais, répondit Jean, je m’amuse pendant toute l’année.

— C’est singulier, dit Laurent ; quant à moi, je ne voudrais pas, pour tout au monde, manquer d’aller à la foire, au risque de rester ensuite la moitié de l’année sans m’amuser. Allons ! viens avec nous.

— Non, répondit Jean, en lançant un coup d’œil méprisant sur l’étranger.

— Mais alors que feras-tu de ton argent ?

— Je te le dirai un autre jour, répondit Jean.

— Allons, dit le valet d’écurie en saisissant Laurent par le bras, allons-nous-en. » Et il se plaça en face de Jean, qu’il regarda attentivement. « Laissons-le seul : il n’est pas des nôtres. Que tu es sot ! ajouta-t-il en sortant de l’étable ; tu savais bien qu’il ne voudrait pas venir avec nous. Il faut avoir ses quatre schellings et six sous.

— Mais comment savez-vous qu’il a cet argent ?

— Je l’ai vu dans la crèche.

— Réellement ?

— Oui, très-réellement. Mais tu n’as su que balbutier. Il faudrait vraiment qu’on te soufflât tout.

— Je suis si honteux ! répondit Laurent en baissant la tête.

— Honteux ! Ne parle donc pas de ta honte. Ne sais-tu pas qu’il te faut pour ce soir un écu, d’une manière ou de l’autre ? » Et, après une assez longue pause, le valet ajouta : « Si encore on pouvait seulement distraire un écu de tout son argent ?

— Voler ! s’écria Laurent avec horreur. Je n’aurais certes jamais cru que je venais ici pour voler à ce pauvre Jean l’argent qu’il a gagné en travaillant.

— Il ne s’agit pas de voler, mais seulement d’emprunter ; et si nous gagnons, ce qui ne peut manquer d’arriver, nous lui rendrons cet argent aussitôt après le combat, et il n’en saura rien : cela ne peut ainsi lui faire aucun mal. D’ailleurs, à quoi bon tant causer ? »

Laurent ne répondit pas, et ils sortirent ensemble comme ils étaient entrés, sans avoir pris de détermination.

Arrêtons-nous un instant. Nous sommes effrayés du tableau qui va se dérouler devant nos yeux. Nos jeunes lecteurs frémiront peut-être en le lisant ; mais il vaut encore mieux qu’ils sachent la vérité, et qu’ils voient où peut conduire un mauvais sujet dont on a fait imprudemment son ami.

Dans le cours de la soirée, Laurent entendit frapper à sa fenêtre : c’était le signal convenu avec son compagnon. Il trembla en pensant à ce dont il s’agissait, se tint tranquille et se cacha sous ses couvertures ; mais au second coup il se leva, s’habilla, ouvrit la croisée, et, après avoir entendu son compagnon lui demander s’il était prêt, il sortit en disant : « Me voilà ! »

Pendant qu’ils se rendaient à la ferme, un nuage noir, passant au-dessous de la lune, plongea nos deux personnages dans la plus grande obscurité.

« Où êtes-vous ? dit Laurent tout ému, où êtes-vous ? Parlez-moi.

— Je suis ici : donne-moi la main.

— Comme il fait froid ! hasarda Laurent. Retournons.

— Pas encore. Nous sommes trop loin pour retourner, et trop près pour reculer, » dit le valet en poussant son compagnon dans l’étable.

Laurent se mit à chercher.

« As-tu trouvé ? reprit le valet. Prends garde au cheval. As-tu fini ? Que fais-tu donc ? Dépêche-toi : j’entends du bruit. »

Et il se cacha derrière la porte.

« Je cherche un écu, et je n’en trouve pas, répondit Laurent un instant après.

— Eh bien ! prends tout. »

Laurent s’empara, en effet, du pot de fleurs de Jean et de tout l’argent qu’il contenait.

Le nuage passé, la lune éclairait les deux malfaiteurs.

« Tu ne veux pas sans doute rester ici ? dit le valet en prenant le pot des mains tremblantes de Laurent.

— Grand Dieu ! s’écria celui-ci, vous prenez tout ? Vous me disiez cependant que vous n’aviez besoin que d’une demi-couronne.

— Tais-toi, imbécile ! répondit le valet. Si je dois être pendu, je le serai tout aussi bien pour un écu. »

Le sang de Laurent se glaça dans ses veines. Il lui sembla que ses cheveux se dressaient sur sa tête et que ses jambes ne pouvaient plus le porter. Il se traîna sur les traces de son complice. Il ne put trouver pendant toute la nuit un seul instant de repos, tourmenté par l’horreur de son crime et par d’affreux remords. La nuit fut pour lui plus longue que d’ordinaire : et, quand avec le jour il entendit les oiseaux chanter et la joie se répandre sur toute la nature, il se trouva bien méprisable. C’était un dimanche matin. Les cloches appelaient les fidèles à la demeure du Seigneur, et tous les enfants du village, vêtus de leurs habits de fête, innocents et gais, le jeune Jean plus gai que les autres, se pressaient à la porte de l’église.

« Eh ! qu’as-tu donc, Laurent ? demanda Jean en le voyant sur la porte de la maison de son père : tu es pâle.

— Moi ? répondit Laurent en tremblant. Pourquoi dis-tu que je suis pâle ?

— Je dis que tu es bien blanc, si tu l’aimes mieux ; car tu es aussi pâle que la mort.

— Pâle ! répliqua Laurent sans savoir ce qu’il disait. Il se retourna vivement, pour éviter tous les regards : sa conscience se reflétait sur son visage, et sa faute se lisait dans ses yeux. Il eut un instant envie de se jeter aux pieds de Jean et de lui avouer son crime : il redoutait le moment où le vol serait découvert, mais soit honte, soit tout autre sentiment, il refoula cette pensée dans son cœur, et se dirigea machinalement vers l’écurie. Il chercha toute la journée avec l’aide de son complice, à tranquilliser son esprit et à se distraire de ses remords par un bavardage incessant sur le combat de coqs qui avait lieu le lendemain.

Pendant ce temps-là, Jean, revenu de l’église, s’occupa à faire des préparatifs pour la réception de sa maîtresse, réception dont il avait informé sa mère. Mme Preston s’occupait de sa cuisine et de son petit salon, pendant que Jean cueillait les fraises.

« Comme tu es content aujourd’hui ! disait la mère, au moment où Jean apportait les fraises et dansait dans le salon ; c’est cependant demain le jour de la foire où Pied-Léger doit être vendu. J’ai prié le fermier Truck de venir ce soir ; je pense qu’il ne manquera pas, et je désire que tu sois là, Jean.

— J’y serai, » répondit l’enfant, qui avait peine à garder son secret, et roulait son chapeau entre ses mains.

Sur ces entrefaites, une voiture passa sous la croisée et s’arrêta devant la porte. Jean s’empressa d’ouvrir, et sa maîtresse entra aussitôt, faisant compliment à la dame Preston sur la propreté de sa maison.

On frappa de nouveau à la porte.

« Ouvre, dit la mère à son fils, je crois que c’est la laitière qui apporte le lait. » C’était le fermier Truck qui venait chercher Pied-Léger ; la pauvre mère changea aussitôt de visage, et dit à son fils :

« Fais partir Pied-Léger. » Mais Jean était déjà à l’écurie, au grand étonnement du fermier.

« Asseyez-vous, » dit la veuve Preston en s’adressant à Truck ; puis, après quelques minutes d’attente : « Si madame savait combien Jean était attaché à ce pauvre Pied-Léger ! » Et séchant une larme : « Il ne le laissait jamais manquer de rien. Asseyez-vous donc, voisin ! »

Le fermier avait à peine pris un siège que Jean rentra, la figure toute décomposée, blanc comme la neige.

« Qu’y a-t-il ? s’écria la maîtresse.

— Que Dieu prenne pitié de mon enfant ! dit la mère en le regardant d’un air inquiet ; et elle s’avança vers lui.

— Tout est perdu ! s’écria Jean qui fondait en larmes.

— Qu’est-ce qui est perdu ? demanda la mère.

— Mes deux guinées, les deux guinées de Pied-Léger. Je voulais vous les donner, ma mère, mais le pot dans lequel je les avais placées est disparu. Tout est perdu, ajouta-t-il avec un gros soupir. Je les avais hier soir, j’étais si heureux de les avoir gagnées moi-même, je me faisais une si grande fête de votre surprise… ! Maintenant tout est perdu ! »

La mère était fort étonnée ; quant à la dame, elle garda un instant le silence, et, regardant attentivement Jean et sa mère, comme si elle eût douté de cette histoire et qu’elle eût craint d’être victime de sa compassion, elle s’adressa d’un ton sévère à l’enfant :

« C’est bien étonnant, lui dit-elle. Comment avez-vous pu placer votre argent dans un pot, et le pot dans une étable ? Pourquoi ne l’avoir pas donne à garder à votre mère ?

— Vous ne vous rappelez donc pas, madame, répondit Jean, que vous m’aviez dit hier de ne le lui donner qu’en votre présence ?

— Et vous ne lui en avez pas parlé ?

— Demandez à ma mère, dit Jean un peu offensé.

— Oh ! Jean, mon Jean bien-aimé, s’écria Mme Preston, parle à madame.

— J’ai parlé, répondit-il, j’ai dit la vérité, et madame ne veut pas me croire. »

La dame, qui avait vécu beaucoup dans le monde, et qui avait vu ces sortes de scènes se renouveler assez fréquemment, engagea Jean à essuyer ses pleurs et à conclure le marché, l’assurant que l’argent se retrouverait. Le pauvre garçon fit sur lui-même un violent effort, et alla chercher Pied-Léger.

La dame s’était rapprochée de la croisée, de manière à voir tout ce qui allait se passer. Mme Preston était sur sa porte, et de nombreux curieux, voyant une voiture arrêtée, stationnaient, faisant toutes sortes de conjectures.

Jean entra un instant après, amenant Pied-Léger et s’approcha du fermier, lui mit dans la main la bride du cheval et lui dit : « C’est un bon cheval.

— Il paraît du moins l’avoir été.

— Il l’est, je vous en réponds, c’est un ben cheval ! » Et ce disant, il le caressait et approchait sa tête de la sienne.

À ce moment entra une laitière ; selle déposa son seau par terre, s’approcha de Jean, lui mit le poing sous la figure, et le regardant en face

« Me connais-tu ? dit-elle.

— Je ne crois pas, répondit Jean ; votre figure ne m’est pas inconnue, mais je ne me rappelle pas où je vous ai vue.

— Vraiment, dit-elle en ouvrant sa main, mais alors tu te souviendras mieux d’avoir vu ceci, et tu nous diras sans doute ce que tu en voulais faire.

En achevant ces mots elle lui présenta un penny d’argent. « Quoi ! s’écria Jean tout surpris ; et où avez-vous trouvé cela ? dites-le-moi, je vous en prie ! Savez-vous où est le reste de mon argent ?

— Je ne sais rien de ton argent ; je ne sais même pas ce que tu veux dire, reprit la laitière. Réponds-moi seulement : d’où tiens-tu cette pièce ? on ne te l’a pas donnée, je suppose ? »

Et elle s’apprêtait à frapper le pauvre enfant, lorsque la dame appela Jean et crut devoir se mêler à l’entretien et chercher à éclaircir l’affaire de la pièce de monnaie.

« Oui, madame, dit la laitière en prenant un coin de son tablier, je venais ici par hasard, car ma Betty est malade ; j’apportais donc le lait moi-même ; puisque ma Betty… Vous connaissez ma Betty, dit-elle à Mme Preston en se retournant de son côté, ma Betty qui vous sert, ma Betty infatigable ?

— Je n’en doute point, repartit la dame impatientée ; mais arrivons, je vous en conjure, à la pièce de monnaie.

— Oh ! c’est vrai ; pendant que je venais ici, et que pour abréger mon chemin je suivais la prairie que vous voyez là-bas… Vous ne pouvez la voir d’où vous êtes, mais venez ici et je vous montrerai…

— C’est bien, je vois,

— Je connais l’endroit, ajouta aussitôt Jean avec anxiété.

— Eh bien donc, pendant que je suivais la prairie, je vis partir de la haie deux garçons, l’un comme toi, fit-elle en désignant Jean du doigt, et je pense que c’était toi-même, l’autre un peu plus grand et d’une mauvaise figure, car pour celui-là je l’ai vu. J’aurais bien voulu les suivre, mais ils marchaient si vite que cela me fut impossible ; je me contentai alors de les regarder et de voir ce qu’ils allaient faire. Je les vis entrer dans l’enclos de Mme Preston, aller à l’écurie, essayer d’ouvrir la porte, et, comme elle était fermée par une petite corde, ils prirent un couteau et la coupèrent. Vous n’avez pas de couteau, que je vous montre… »

Puis, lorsque le fermier lui eut fait passer le sien, elle ajouta :

« Là, dans le manche du couteau, se trouvait la pièce de monnaie : elle tomba par terre ; mais les deux garçons étaient si occupés qu’ils n’y prirent pas garde ; ils ouvrirent la porte et ne tardèrent pas à s’éloigner. C’est alors que je m’approchai et que je vis avec surprise cette pièce de monnaie que mon mari m’avait donnée et que j’avais conservée pendant longtemps. Me diras-tu à présent, ajouta-t-elle avec colère, comment mon penny d’argent se trouvait dans le manche de ton couteau ?

— Ce n’est pas moi que vous avez vu, répondit Jean ; mais quant à votre penny, je le reconnais ; votre mari me l’a donné, et je ne comprends pas comment il pouvait se trouver en d’autres mains que les miennes.

— C’est, dit le fermier, que les deux mauvais sujets l’ont volé en même temps que votre argent.

— Oh ! quel éclaircissement, répondit Jean ; courons après eux.

— Attendez, interrompit la dame ; mon domestique ira à votre place, Jean, et il montera à cheval, pour aller plus vite.

— Qu’il suive la route et moi le chemin de traverse, dit Truck, et nous ne tarderons pas à les rattraper.

Pendant qu’ils étaient ainsi à la poursuite des voleurs, la dame fit venir son cocher et lui ordonna d’apporter ce qu’elle avait commandé.

C’était un superbe harnachement, que le cocher plaça sur le dos de Pied-Léger. »

« Oh ! que c’est beau ! s’écria Jean dans le ravissement.

— Tu pourras en jouir, mon garçon, dit la dame ; car tout est à toi. »

Les habitants du village se réunirent bientôt auprès de la chaumière de la veuve Preston ; chacun voulait connaître cette histoire, et apprendre de la bouche même du héros comment il avait pu s’attirer la générosité de la dame.

Les voleurs furent arrêtés ; le fermier et le domestique les amenèrent tous les deux ; Jean reconnut aussitôt la jaquette rouge que portait le valet d’écurie, et jetant ses regards sur son complice, il se dit : « C’est lui, ce doit être lui, le malheureux, ce doit être Laurent. »

À ce moment une grande rumeur s’éleva ; un homme à moitié ivre criait qu’il voulait voir, qu’il avait le droit de voir les voleurs, et que rien ne pourrait l’en empêcher ; il força toutes les résistances, il s’approcha des malfaiteurs et soulevant le chapeau que l’un d’eux avait enfoncé sur ses yeux pour n’être pas reconnu :

« Laurent ! » s’écria le malheureux père, et il s’affaissa sur lui-même, accablé par la douleur.

Laurent se jeta aux genoux de son père, implora son pardon, et confessa toutes les circonstances du crime.

« Si jeune et si méchant ! Qui a donc pu vous pervertir à ce point ?

— Ce sont les mauvaises liaisons, répondit Laurent.

— Où et comment avez-vous fait de mauvaises liaisons ?

— Je ne sais. »

Pendant ce temps, le fermier fouilla les poches de Laurent et en retira l’argent volé à Jean. Les enfants qui étaient présents ne savaient que penser de leur ancien camarade. Les parents se frottaient les mains en disant : « Ce ne sont pas nos enfants qui auraient fait cela ; » et quelques-uns rappelaient à ce sujet qu’ils l’avaient averti maintes fois que la paresse menait à tous les vices.

Quant au valet d’écurie, qui conserva, même en présenoe des aveux de Laurent, une contenance insolente, chacun désirait de le voir jeter en prison. Les accusations de la laitière soulevèrent contre lui l’indignation générale.

« Il faut, dit le fermier, le mener à la prison de Bristol.

— Oh ! dit Jean en prenant les mains de Laurent, laissez-le libre, laissez-le aller, je vous en prie.

— Et moi aussi, ajouta la mère Preston, songez au déshonneur qui va retomber sur sa famille. »

Le père de Laurent, en proie aux plus cruelles angoisses, s’écriait :

« C’est ma faute, c’est ma faute, c’est moi qui l’ai élevé dans la paresse…

— Laissez-le emmener en prison, dit Truck ; il est trop jeune pour être condamné sévèrement ; et il vaut mieux pour lui passer quelques jours à présent dans la prison de Bredewel que d’achever de se pervertir ou d’aller dans cinq ans aux galères. »

On n’en dit pas davantage ; chacun approuva le fermier.

Laurent fut incarcéré pendant un mois à Bredewell, et son complice envoyé à Botany-Bey.

Pendant son incarcération, Laurent reçut de fréquentes visites de Jean, dont l’excellent naturel se montrait ainsi au grand jour. Laurent fut touché de la bonté de celui qu’il avait dévalisé, et, lorsqu’il sortit de prison, il se mit au travail. Bientôt, au grand étonnement de tous ceux qui le connaissaient, il se fit remarquer par son aptitude et par son activité ; on le voyait toujours occupé, et, son caractère changeant sous l’influence bienfaisante du bon exemple, il perdit pour toujours le nom de Laurent le paresseux. - FIN