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BIBLIOBUS Littérature française

Champions records et défaites - Louis Hémon (1880 - 1913)

 

 

 

 

1904-1911

 

 

 

 

Table des matières

 

  • LA RIVIÈRE

  • HISTOIRE D’UN ATHLÈTE MÉDIOCRE

  • LE RECORD

  • L’ÉDUCATION DE M. PLUME

  • LA NUIT SUR LA ROUTE ET SUR L’EAU

  • LE SAUVETAGE

  • LA DÉFAITE

  • LE COMBAT SUR LA GRÈVE

  • LES CAUCHEMARS D’UN CHAMPION  L’INÉBRANLABLE

  • LE COUREUR DE MARATHON

 

LA RIVIÈRE

 

Chaque soir, quand le travail du jour est fait, le même train de banlieue me ramène lentement chez moi, et je retrouve ma rivière.

Elle coule tranquille, froide et profonde, entre deux berges plates semées d’ormeaux. J’ignore d’où elle vient et je m’en moque ; je sais qu’un peu plus loin elle va trouver des quais, des pontons et des garages, et l’animation bruyante d’une ville de canotiers, mais ce que j’aime d’elle, c’est un tronçon de trois cents mètres, entre deux tournants, au milieu de la dure campagne.

Je m’arrête un instant sur son bord, avec un coup d’œil amical au paysage familier, et quand j’ai sauté à l’eau d’un bond et que, dix mètres plus loin, je remonte à la lumière, je sens que je suis lavé, lavé jusqu’au cœur de la fatigue et de l’ennui du jour, et des pensées mauvaises de la Cité.

Alors je remonte lentement le long de la berge, tout au bonheur de sentir mes muscles jouer dans l’eau fraîche, jusqu’à la limite de mon empire, un coude de la rivière que domine, sur un tertre de six pieds, un bouquet d’ormeaux.

Plus loin, c’est une contrée vague et redoutable, où les berges descendent en marécages dans l’eau trouble, qui doit se peupler, pour le nageur, d’herbes mauvaises et de dangers incertains. Au lieu qu’ici, entre les rives connues, il me semble que rien ne peut m’atteindre, et la racine qui m’effleure, et le remous qui m’entraîne un peu sont des choses inoffensives et familières.

Je puis me souvenir d’un temps où je ne m’aventurais dans l’eau, l’eau dangereuse et froide, qu’avec une méfiance hostile : d’un temps où, après quelques minutes de bain, je revenais à la berge, les membres raidis, heureux de sentir la terre sous mes pieds. J’ai appris, jour après jour, à glisser entre les nénuphars, bien allongé pour fendre l’eau sans effort, à piquer dans l’ombre des ormeaux pour ressortir au grand soleil, à sauter droit devant moi, après dix pas d’élan, pour tomber en plein courant les pieds d’abord, et trouer l’eau sans éclaboussure ; et j’ai appris, l’une après l’autre, appris et aimé toutes les nages, depuis la brasse tranquille et sûre, jusqu’au « strudgeon » précipité, qui vous donne l’air, dans les remous d’eau soulevée, d’un cachalot fonçant sur sa proie.

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Ô vous qui, une fois la semaine, mijotez en des baignoires, ou même vous qui, à de rares intervalles, allez barboter dans le « grand bain » étroit de quelque établissement malpropre, je vous plains du fond de mon cœur.

Vous ne savez pas ce que c’est que de filer dans l’eau claire, en un coin de rivière qui semble si loin du monde qu’on s’y sent l’âme libre et sauvage d’un primitif ; vous ne savez pas ce que c’est de descendre trois cents mètres de courant en over-arm, nagée à toute allure, quand des mois d’entraînement vous ont fait les membres forts et le souffle long ; de tendre tous ses muscles pour l’effort précis et désespéré de la fin, et puis de se retourner d’un brusque coup de reins, pour se trouver face à son propre sillage, et attendre sans bouger, le nez sous l’eau, que les remous légers viennent vous clapoter au front.

Certains soirs, quand, après une longue, longue journée étouffante d’été, le soleil commence à peine à décroître, je viens vers ma rivière, si las qu’il me semble que ma force et mon courage m’aient abandonné pour jamais.

Mais je me laisse aller au courant, et, bercé par l’eau fraîche, quand le ciel attendrit ses nuances, je sens descendre en moi la grande paix tranquille qui vient d’au-delà des ormeaux.

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Pourtant les plus beaux jours sont ceux de la fin, quand vient l’automne. L’eau est chaque jour plus froide, et, chaque jour plus nombreuses, on voit les feuilles jaunies descendre au long de la rivière. Le jour se meurt quand j’arrive, et, par certains soirs brumeux et gris, il fait si sombre qu’on sent déjà la nuit prochaine. Mais je sens ma force en moi, et je remonte sans hâte vers le tertre planté d’arbres, d’où je regarde agoniser la lumière.

C’est alors qu’il fait bon jouer dans l’eau, quand les moindres remous se teintent de reflets orange, et que les troncs des ormeaux montent comme des colonnes noires, dans le ciel attendri ; qu’il fait bon, comme Kotick, le jeune phoque blanc dont parle Kipling, nager en rond dans les derniers rayons du soleil pâle, ou se tenir debout dans l’eau pour regarder le vaste monde, ou encore prendre un grand élan pour s’arrêter net, d’un effort subit, à six pouces d’une pierre aiguë.

Parfois, quand l’ombre descend sur les berges plates, elles prennent, à mes yeux, un aspect de redoutable mystère. La nuit a fait le silence dans les champs tristes, on ne voit ni homme ni maison, et, parce que je me trouve, seul et nu, au milieu de la large campagne, voici que mon âme de civilisé, soudain rajeunie de trois mille ans, fait de moi un contemporain des premiers âges.

J’oublie que j’ai travaillé tout le jour dans un bureau sombre, parmi les maisons à sept étages, et, penché sur le courant, je guette, l’oreille tendue, les bruits confus qui sortent de l’ombre. Il me semble que là-bas, au fond de l’inconnu traître, d’autres êtres vont se lever d’entre les roseaux, et marcher vers moi dans les ténèbres ; que les habitants séculaires des marécages, troublés dans leur possession tranquille, sont prêts à se lever pour la défendre.

Alors j’entre dans l’eau sans bruit, et, durant d’interminables minutes, nageant doucement, j’épie la rive hostile.

Je me plais à croire qu’« Ils » sont là, aux aguets comme moi dans la nuit sombre, et qu’ils vont paraître soudain et surgir d’entre les arbres, redoutables, nus, musclés comme des bêtes de combat.

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Ce n’est qu’un jeu et je me moque de moi-même, mais il est certains soirs où je me surprends à les attendre vraiment, et je retiens mon souffle, les muscles bandés pour la fuite ou la défense, tremblant de froid et d’anxiété dans les ténèbres.

Et le premier bruit qui rompt le silence : une motte de terre s’effritant dans l’eau, le cri plaintif d’un oiseau de nuit dans la campagne, m’est un prétexte pour me détendre soudain, et descendre le courant dans un effort furieux, d’un rythme qui va s’exaspérant, jusqu’aux dernières brasses affolées qui me jettent à la berge, haletant, et les mains tendues pour saisir.

D’autres fois… mais, en vérité, elles doivent sembler ridicules, à tout autre, les chimères amies qui peuplent pour moi ma rivière ; mais, brouillard ou soleil, nuit ou lumière, jamais elle n’a manqué un seul soir de me donner le repos tranquille et l’oubli, et, d’année en année, elle m’a fait plus fort et meilleur.

Il y a des matins maussades et gris où je sens gémir en moi, sous le ciel brouillé, tout ce qui peut y dormir de mécontentement et d’amertume ; des soirs pesants où je suis sans raison triste et fatigué ; et, plus redoutables encore, de belles journées venteuses et claires où je sens ma force monter en moi, quand l’air frais et le soleil hésitant font aux femmes, dans la rue, des figures de vierges tendres.

Mais il me suffit, pour retrouver ma paix heureuse, de songer à l’eau qui m’attend là-bas, l’eau tranquille, froide et profonde, où je sauterai d’un bond, et qui se refermera sur moi.

HISTOIRE D’UN ATHLÈTE MÉDIOCRE

Peu importe son nom ; c’était un bon jeune homme comme tous les autres. Seulement, vers sa vingtième année, il se prit soudain à penser que le sport était la plus belle et la plus noble chose du monde, et que le but de sa vie serait atteint s’il pouvait, rien qu’une fois, connaître les joies éternelles de l’effort et de la victoire.

Le cyclisme lui fut épargné ; il songea bien, quelque temps, qu’il serait beau de s’en aller en coup de vent dans le sillage des quintuplettes (je parle d’une époque reculée), quand les clameurs de la foule montent dans le vélodrome et que les coureurs, désespérément pliés sur leurs poignets raides, passent, s’éloignent et reviennent dans une ronde affolée ; mais il fut tenté davantage par un autre sport d’une simplicité plus belle, et son premier rêve fut d’être sacré champion sur une ligne droite gazonnée, où des cordes tendues tracent cinq sentiers étroits et longs, propices aux foulées rapides.

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Il s’entraîna minutieusement, courut rageusement, et fut battu honteusement ; mais il avait l’espérance tenace, ce garçon, et il fallut deux saisons pour tuer la vision merveilleuse d’un jeune athlète qui lui ressemblait de façon frappante, et passait le poteau d’arrivée toujours en tête, dans des « temps » toujours surprenants.

Il connut les soirs tranquilles où la fraîcheur descend sur le Bois, quand des gens de sexes variés, mais uniformément habillés de blanc, jouent au tennis avec élégance, pleins d’un calme mépris pour les pauvres diables court-vêtus qui tournent sans répit, haletants et blêmes, ou s’accroupissent pour un « départ », prêts à la détente soudaine qui doit les lancer en avant. Il acheta tous les manuels d’entraînement, suivit tous les conseils, fut chaste et sobre, et s’habitua à dire avec indifférence : « Oh ! moi, je fais ça pour m’amuser », refoulant chaque jour plus profondément son rêve désespéré.

Il connut aussi les matins ensoleillés où l’on se sent si plein de vigueur, et où cela paraît vraiment si court – 100 mètres – que tous les espoirs semblent permis. Il apprit ce que c’est que d’avoir un handicap favorable, prendre un bon départ, foncer sur le poteau d’un tel effort qu’il semble venir à vous, pour voir soudain, à dix mètres du but, le scratchman surgir comme un boulet, passer, et gagner sur son élan, en trois foulées souples qui couvrent le terrain sans effort. Il apprit tout cela, et tant d’autres choses du même genre que son espoir obstiné le délaissa enfin.

Seulement, il ne se contenta pas d’abandonner tout exercice et de se transformer en « compétence » à l’usage des jeunes générations. Il laissa moisir dans un coin le maillot, la culotte de course et les souliers à pointes, et se forgea un rêve nouveau.

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Il vit une large rivière tranquille, entre deux berges où se tassait la foule endimanchée, et, sur l’eau, au « huit » d’un outrigger, il vit un rameur qui lui ressemblait comme un frère, arc-bouté et tirant furieusement sur l’aviron, avec la perspective de sept larges dos, devant lui, pareillement tendus.

Il commença humblement : rama dans de lourdes yoles dont les « systèmes » étaient uniformément faussés, avec de lourds avirons, qui, après dix minutes de « remonte », lui installaient d’effroyables crampes dans les avant-bras. Il écouta avec déférence un monsieur barbu et ventru lui dire qu’il ne faisait aucun progrès, et parler en hochant la tête de l’époque bienheureuse où les hommes étaient des hommes, et où l’on savait ramer. Il vint passer des soirs à contempler le paysage mélancolique de Courbevoie-Asnières, en caressant le fol espoir que, peut-être, s’il y avait un bateau disponible, et des rameurs, et si l’entraîneur avait le temps, on pourrait « sortir ». On ne sortait pas ; mais il n’en continuait pas moins ce qu’il s’était, une fois pour toutes, appris à lui-même, à savoir que l’Aviron est un dieu, que Lein est son prophète, et que le bonheur sur cette terre consiste évidemment à faire triompher le pavillon bleu et or entre le pont Bineau et le pont d’Asnières.

Il montra enfin une telle bonne volonté qu’on lui confia, après quelques mois, le poste de remplaçant en titre de l’équipe seconde de débutants, et, plein d’un juste orgueil, il suivit un régime plus strict et se maintint dans une forme irréprochable, pour le cas invraisemblable où l’on pourrait avoir besoin de lui.

Quand l’occasion si longtemps attendue se présenta, il se mit en bateau, pour la course, avec la résolution féroce d’être victorieux. Il « tira » comme un damné, vit son équipe battue, entendit son chef de nage lui dire qu’il avait ignoblement cafouillé, et baissa la tête quand une demi-douzaine de messieurs entre deux âges déplorèrent entre eux, avec une tristesse digne, la présomption de ces jeunes gens qui croyaient tout savoir, et n’écoutaient point leurs aînés. Il pensa avec simplicité qu’ils devaient avoir raison et recommença à s’entraîner.

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Il lui suffisait, comme récompense, de faire parfois office de bouche-trou dans une équipe constituée, et de goûter un quart d’heure l’ivresse sauvage de donner tout son effort à la cadence de sept efforts semblables, quand l’attaque rythmée des avirons mord l’eau avec une précision brutale. Et, à défaut de pareilles joies, il lui suffisait de jouir de la dernière heure de lumière sur la triste banlieue, quand l’obscurité commence à cacher les usines, et que l’île de l’« Artilleur », désertée, ressemble à de la vraie campagne. C’est un paysage peu pittoresque, borné par deux ponts entre lesquels coule un fleuve sale, mais l’approche de la nuit y met parfois une infinie douceur, et il l’aimait. J’ai déjà dit que c’était un étrange garçon.

Il lui arrivait quelquefois, à la fin d’un parcours trop dur, de sentir ses yeux s’obscurcir et son cœur prêt à éclater, et, épuisé, il suivait seulement le rythme du coup d’aviron, suspendant un peu son effort pour reprendre son souffle et reposer ses membres las. En rentrant chez lui, ces soirs-là, pour n’avoir pas tiré jusqu’au bout, il se traitait de lâche tout le long du chemin.

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Quand vint l’automne, il se prit à penser que tous ces sports n’étaient guère que des jeux splendides, et que le premier devoir d’un athlète était de cultiver méthodiquement son corps, et de développer ses muscles par des exercices raisonnés.

Il acheta donc des haltères de six livres, et couvrit les murs de sa chambre de photographies qui représentaient Sandow dans toutes les attitudes, musculeux, souriant et frisé, et, plein de mépris pour sa propre image, il « travailla » soir et matin.

Il ne pouvait s’empêcher de trouver que ses progrès étaient un peu lents, et, quand les semaines d’exercice régulier n’avaient amené qu’un développement insensible, il se demandait amèrement pourquoi les inventeurs de méthodes racontent l’histoire, en tête de leurs traités, de gringalets à qui trois mois d’entraînement ont donné des épaules surprenantes. Mais sa nouvelle chimère avait la vie dure – comme les autres – et, tantôt désespérant, tantôt plein d’ardeur, il continua de suer devant sa glace – soir et matin.

Il trouvait sa récompense dans la joie saine et peu coûteuse d’aller contempler l’Arès Borghèse au musée du Louvre, en songeant à l’époque éloignée mais certaine où il verrait, lui aussi, surgir de lui-même la Beauté.

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Mon histoire s’arrêtera là, parce qu’il faut bien qu’elle s’arrête. Elle n’est ni neuve ni belle ; mais on a, de nos jours, tant parlé de champions que j’ai voulu parler un peu de la simple vie d’un garçon médiocrement doué et malchanceux, et pour cela très humain.

Ne le plaignez pas, car il ne s’est jamais plaint lui-même. Vint un jour où il s’aperçut qu’il n’avait pas donné son effort en vain, et que, pour avoir lutté désespérément, faibli parfois, et pourtant continué, il était venu singulièrement près de sa chimère. À défaut de médailles, il avait gagné à sa montée tenace la force tranquille et la simplicité.

Ce ne fut que plus tard qu’il apprit que toutes ces années de sport sans gloire l’avaient quelque peu trempé pour la vie.

LE RECORD

Quand viennent les premiers souffles embaumés du printemps, l’élite de la jeunesse française arbore des chemises mauves, songe à des modistes, et fredonne Sourire d’avril, en se rendant à ses affaires. Une méprisable minorité achète, selon les cas, des « bains de mer » ou des souliers à pointes, et songe à se couvrir de gloire. C’est la minorité qui m’intéresse.

La vie du coureur à pied est un tissu d’énergie et de sacrifices. Il lui faut encourir le large mépris des gens sensés – et obèses – qui objectent avec simplicité qu’il est ridicule de s’exercer à la course puisque dans les cas pressés on peut toujours, pour trois sous, prendre le tramway. Il sait que, si la nature et la chance s’unissent pour le favoriser, il arrivera peut-être à faire une maigre collection de zinc d’art et de médailles d’un métal douteux ; que, quels que soient son mérite et ses efforts, il ne viendra jamais que quelques centaines de spectateurs pour le voir vaincre ou tomber ; et qu’il est encore plus probable que même cette maigre gloire restera toujours hors de sa portée, et qu’il demeurera perdu dans la foule de ceux qui, obstinément, tels les chevaux de bois de Verlaine, « tournent sans espoir de foin ». En vérité, je vous le dis, le coureur à pied est, en son genre, un martyr.

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Il y avait une fois un jeune garçon qui avait embrassé avec enthousiasme cette vie de renoncement héroïque, et avait – après tant d’autres ! – caressé de douces espérances. Il s’aperçut assez vite qu’elles ne se réaliseraient probablement point, mais il voulut tenter sa chance tout entière, et voir jusqu’où une saison d’effort continu pourrait le mener sur le chemin de son désir.

Ce que furent les trois premiers mois de cette saison, il devait se le rappeler, par la suite, avec la douleur confuse qui accompagne le souvenir d’un rêve que le matin a chassé : la joie de se sentir chaque jour plein d’une force renouvelée, et de jouir, indifféremment, en bête saine, du clair soleil ou de la fraîcheur d’une pluie de printemps – la vie simple et surtout la paix, la paix profonde que donnent l’exercice régulier, la bonne nourriture, et la tyrannie consentie d’une seule pensée. Il retrouvait chaque soir les mêmes figures dans le même cadre de vieux arbres et d’herbe drue, et, soir après soir, il s’accroupissait à l’entrée de la ligne droite, puis partait d’un saut brusque, et voyait les cent cinquante mètres de gazon fuir vertigineusement ses pieds. Il se plaisait aussi à foncer sur les haies, pour lesquelles il faut couper de sauts heurtés l’élan d’une course furieuse, mais il aimait par-dessus tout le long sautoir empli de terre molle, où chaque bond vient creuser une trace qui est comme la marque irréfutable de l’effort. Il laissait couler les jours l’un après l’autre, tous heureux et tous semblables, et sentait confusément que c’était le meilleur de sa vie qui passait.

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L’été arriva – lourd soleil et nuits chaudes – et il lui vint… des ennuis. Pourquoi m’appesantirais-je là-dessus ? Il faut être un romancier pour délayer en quarante pages la piteuse histoire d’amour d’un simple garçon. Celui-là avait une âme ridiculement tendre, qu’il avait toujours cachée de son mieux : il s’aperçut que des choses qu’il croyait oubliées lui mordaient encore le cœur : il vit qu’il avait été heureux et que c’était fini… Je n’en dirai pas plus long.

Alors vint une longue suite de journées pleines d’ennui, qui semblaient traîner à l’infini leurs heures découragées ; et quand la nuit était enfin venue, une fois sur deux son souci descendait sur lui, dans l’ombre chaude, et lui tenait compagnie jusqu’au matin.

Il n’en continua pas moins de s’entraîner. C’étaient son plaisir et son repos que de quitter tous les jours pendant quelques heures la ville triste, poussiéreuse et chaude, pour la douceur accueillante des ombrages familiers. Il lui semblait qu’il laissait derrière lui tout le poids de son ennui confus, et entrait dans un refuge où il n’y avait place que pour des âmes brutes et paisibles, saines comme des corps. D’autres venaient là comme lui, pour se retremper à la camaraderie facile et rude des terrains de sport, et leur conversation était d’une simplicité rafraîchissante. Ils s’inquiétaient peu de savoir ce que l’un d’eux pouvait faire, dire ou penser en dehors de la portion de sa vie qu’il consacrait à l’athlétisme ; une convention tacite les faisait se considérer, entre eux, comme de purs organismes musculaires, assemblés au même lieu par un désir commun, et, à l’écho de leurs paroles directes, sa souffrance lui paraissait mièvre et ridicule comme un roman mal écrit.

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Cependant l’été avançait et il vit arriver enfin un jour auquel il avait longtemps songé. Il s’était dit, plusieurs mois auparavant, qu’il se préparerait pendant toute une saison pour ce seul jour ; qu’il ferait de lui-même, par un effort inlassablement répété, une machine à courir et à sauter, ferait jouer le mécanisme une fois, rien qu’une fois, et rentrerait dans l’ombre. Mais il n’avait pas prévu les jours découragés et les nuits sans sommeil, et maintenant il avait peur, grand’peur que le mécanisme se refusât à fonctionner.

Il eut, la veille, un étrange cauchemar. Il rêva qu’il était un pantin, un beau pantin vert et rouge, et qu’il s’agitait désespérément sur une table de bois blanc. Il s’en allait par petits bonds ridicules, avec des efforts maladroits ; et soudain le toit creva, et il se sentit emporté très haut vers le grand ciel noir ; mais à la fin de son élan, il retomba comme une pierre, les membres cassés, et il lui sembla entendre une voix grêle et moqueuse qui disait dans l’ombre : « C’est fini maintenant, il ne sautera plus. » Il s’éveilla pour trouver une nuit sans lune et des pensées sans gaieté.

Douze heures plus tard, il était au milieu d’une pelouse inondée de soleil, et calculait méthodiquement ses pas dans l’allée du sautoir. Son indifférence ennuyée s’était évaporée d’un seul coup quand il avait revêtu son costume de course, et il sentait monter en lui de nouveau une poussée d’ardeur violente et le désir exaspéré de la victoire.

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Son tour vint : il rassembla toute sa force, se lança dans la longue allée droite, et sauta. Il s’enleva mal et retomba lourdement, au milieu de murmures désappointés. Son second essai fut plus mauvais encore. Alors, il alla s’asseoir dans un coin d’ombre tranquille et attendit la fin. La sueur et la poussière avaient rayé sa figure de sillons noirâtres, il se sentait laid et misérable. Comme le soleil l’aveuglait, il ferma les yeux, et voici qu’une figure lui apparut.

Elle ne lui avait jamais fait que du mal, cette figure. Elle avait tué sa paix et chassé son sommeil ; elle était venue au milieu de sa simplicité tranquille pour lui donner tant de doutes, d’angoisses et de soucis que sa force et son repos semblaient l’avoir quitté à jamais. Et pourtant elle lui apparut là, dès qu’il ferma les yeux, comme il fallait qu’elle lui apparût. Il se souvint du beau pantin vert et rouge, qui se trémoussait sans comprendre entre les mains monstrueuses, les mains qui faisaient joujou avec sa douleur et son effort, et… il comprit.

Quand il rouvrit les yeux, il entendit qu’on appelait son nom pour la troisième fois. Alors une force invisible le prit à la nuque, le poussant vers cette piètre chose qui se trouvait être son destin, et il sentit tous les muscles de son corps s’éveiller en même temps et frissonner d’impatience, vifs, puissants et légers.

Il courut comme il n’avait jamais couru de sa vie ; passa tous ses points de repère l’un après l’autre, un… deux… trois, vit la terre du sautoir presque sous ses pieds, et s’enleva désespérément. Il perçut qu’il sautait haut et loin, si loin qu’il vit la foule vers laquelle l’emportait son élan reculer avec un remous de peur, et il vint s’enterrer aux chevilles dans la terre meuble. Des officiels se précipitèrent, au milieu des hurrahs ; mais il ne songeait pas à dégager ses pieds, et restait immobile, regardant autour de lui avec une expression de surprise enfantine, et clignant des yeux au soleil, car la force merveilleuse le quittait déjà.

Quelques secondes plus tard, le porte-voix mugit aux quatre coins du terrain : « Six mètres qua-atre-vingt-on-onze – reco-ord de France » et les hurrahs recommencèrent. Il se sentait las, mortellement las, triste et étonné, et il s’en alla lentement vers le vestiaire, car son ouvrage était fait.

L’ÉDUCATION DE M. PLUME

M. Plume avait appris peu à peu, par l’intermédiaire du journal qu’il lisait chaque matin, qu’une industrie nouvelle nous était née. Il n’avait que peu de sympathie pour les précurseurs, et reçut les débuts de l’automobile avec une méfiance ironique. Ça sentait mauvais ; ça se détraquait tout le temps ; ça avait l’air d’attendre perpétuellement le cheval qui en compléterait la silhouette bâtarde ; enfin, c’était dangereux et laid. Il collectionna avec une joie maligne les entrefilets qui relataient en termes émus les vieilles dames bousculées et les petits enfants morts de peur, et, grattant avec amertume les taches de boue sur son pantalon, prononça : « Ça déshonore Paris », et invoqua le gouvernement.

Mais rien ne dure en ce monde, pas même l’indignation des citoyens éclairés et M. Plume apprit à tolérer les engins nouveaux. Il se targuait de vues politiques avancées, et considérait avec une sereine indifférence les querelles des nations ; pourtant la nouvelle qu’une voiture française était entrée victorieuse dans Berlin fit vibrer en son cœur des fibres inavouées. Il posa son journal sur la table et dit : « Je n’aime guère ces machines-là, mais tout de même c’est un commencement de revanche », et il examina avec reconnaissance le portrait de Fournier. Puis les records de vitesse, brutalement assaillis, cédèrent par fractions de secondes, et M. Plume, supérieur, pronostiqua qu’on ferait bientôt du 150 et refusa de s’étonner. Paris-Vienne le laissa moqueur : « Beaucoup de partis et peu d’arrivés », remarqua-t-il avec sarcasme, et : « Je vous l’avais bien dit que ça se détraquerait » ; mais il ne pouvait retrouver l’animosité des premiers jours. Les mois passèrent, l’été revint, et, absorbé de plus en plus par ses soucis et ses craintes, il cessa d’accorder la moindre attention aux machines méprisées.

Il était assis, un soir, sur le balcon du Club Nautique dont son fils faisait partie, et découvrait sa tête lourde au vent frais qui venait de l’eau, quand il entendit plusieurs jeunes gens parler ensemble d’une expédition projetée. Il s’agissait d’aller voir le passage de la course Paris-Madrid, sur un des points du ruban de route entre Versailles et Rambouillet. M. Plume s’informa de l’heure et, invité à se joindre à la bande, accepta sans hésiter.

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L’énorme cohue de la gare surprit. Il rit de voir la foule subitement libérée couvrir les quais d’un grouillement affolé et s’entasser dans les wagons, et, une fois dans Versailles, remarqua, en considérant les rues noires de monde, qu’il ne devait plus rester personne dans Paris. Ils s’en allèrent allègrement jusqu’à Saint-Cyr, persuadés qu’ils trouveraient la campagne déserte à quelques kilomètres de là, passèrent Trappes, et finirent par s’arrêter à un coude de la route, désespérant de jamais voir la fin des deux rangées de curieux qui garnissaient les talus.

Ils avaient encore une heure à attendre : les jeunes gens se promenèrent en groupe, fumant des cigarettes, et M. Plume, qui avait assez marché, s’assit au revers du fossé, le dos au public, posa son chapeau sur ses genoux et ferma les yeux.

Il avait ruminé tout le jour le pour et le contre d’une affaire de velours qu’on lui proposait et n’avait pu se décider. L’affaire était bonne, mais il fallait pour la lancer débourser des frais nouveaux : ce pouvait être le salut ; mais que la réussite se fît attendre, et c’était le Tribunal de Commerce – salle des faillites – et M. Plume, les yeux fermés, voyait nettement dans une encoignure un homme qui lui ressemblait, spectateur de sa propre débâcle, gros, pâle, râpé, sans argent, trop vieux pour commencer autre chose…

Il s’avisa soudain que l’air de la nuit était chargé d’une odeur d’ail singulière, et, rouvrant les yeux, vit qu’un groupe s’était installé à côté de lui. Ce groupe se composait de deux apprentis en cotte bleue qui, ayant étalé sur leurs genoux des journaux de couleur tendre, dépêchaient un souper tardif de pain et de cervelas. Ils parlaient de la course, naturellement, et y mettaient une passion réconfortante, M. Plume apprit en quelques instants que les Mercedes avançaient salement, mais que les Panhard étaient là pour un coup, n’est-ce pas ? et quant aux Mors, elles étaient loin d’avoir les jantes « molles ». Cette dernière expression lui parut obscure, mais il l’enregistra sans discuter. Le cervelas étant achevé, la conversation tourna, effleura des sujets plus intimes, se fit crue, et M. Plume, songeant à ses vingt ans, poussa un grognement d’amertume et ferma de nouveau les yeux.

Il s’assoupit quelques instants, fut réveillé par un bruit de voix excitées et vit confusément que la foule semblait attendre quelque chose et que l’aube approchait : le ciel prenait lentement une teinte gris sale, et il faisait froid. Nul doute que pour les âmes d’élite le lever du soleil sur la campagne ne soit un spectacle vivifiant, plein de grâce et de majesté ; mais quand on a concentré toute sa vie et toutes ses espérances dans un magasin de quinze mètres de façade dont la clientèle disparaît, les grisailles de l’aube dans la plaine forment un fond propice aux mélancolies. M. Plume vit le ciel s’éclaircir lentement et les détails du paysage surgir l’un après l’autre : chaque arbre, chaque fossé, chaque maison s’implanta dans sa tristesse et lui suggéra un regret nouveau, et il se sentit plus que jamais vieux et fatigué.

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Une clameur confuse le sortit de son rêve, une clameur qui arrivait de l’horizon encore embrumé et filait le long de la route, comme une trombe de bruit. Elle se rapprocha, puis se noya soudain dans un ronflement furieux, et M. Plume se leva juste à temps pour voir la première voiture passer. Elle surgit d’un seul coup dans la lumière blafarde et disparut, précédée de la longue clameur grêle qui s’en allait vers l’horizon. Il n’avait rien prévu de pareil : il s’était vaguement figuré des véhicules à machinerie compliquée qui rouleraient très vite, mais la simplicité des lignes du monstre et la vitesse de sa fuite à peine entrevue avaient, en l’étonnant, troué sa torpeur. Il se frotta les yeux et monta sur le talus pour mieux voir. Elles passèrent toutes l’une après l’autre, dans le ronflement furieux des moteurs, certaines, d’un élan puissant et sûr, semblables seulement à de belles machines bien bâties, d’autres qui rageaient et grondaient, arc-boutées dans leurs carapaces de tôle, en brutes, ivres de leur force. La foule avait cessé d’avoir peur et s’entassait maintenant au milieu de la route pour les voir arriver de loin et enregistrer à loisir la silhouette des chauffeurs qui passaient à pleine allure, cramponnés d’une main au volant et gesticulant de l’autre pour demander la route libre. Puis ce furent les voitures légères, les voiturettes, les motocyclettes et M. Plume, debout sur son talus, le col relevé et les mains dans ses poches, continuait de regarder sans rien dire et ruminait des aperçus nouveaux.

Une voix le héla et, se décidant à descendre, il alla rejoindre les jeunes gens qui l’attendaient. L’un d’entre eux lui demanda : « Eh bien ! Qu’en dites-vous ? » Il n’en disait rien ; et marcha en silence jusqu’à Versailles, les yeux à terre et hochant la tête pensivement. Une fois dans le train, il posa quelques questions : « À qui appartiennent toutes ces voitures ? – Ah ! aux constructeurs ! Et qu’en font-ils après la course ? – Rien ! – Combien valent-elles, l’une dans l’autre ? – Cinquante mille francs pièce ! – Alors les constructeurs dépensent 150 à 200 mille francs pour rien ? – Ce n’est pas pour rien, c’est la réclame. – Oui, si elles gagnent ; mais celles qui ne gagnent pas ? – Elles auraient pu gagner. Il faut risquer pour avoir. » Il se tut quelques instants, et ajouta d’une voix un peu étranglée : « Et ils ne font pas faillite ? – Il paraît que non ; il y en a même qui font fortune. »

M. Plume prit un air grave et dit d’un ton définitif : « C’est un commerce bien hasardeux » ; puis il tourna la tête pour regarder la portière et se dit à lui-même, à voix basse : « Je crois bien que je vais lancer cette affaire de velours. »

LA NUIT SUR LA ROUTE ET SUR L’EAU

Il y a de par le monde quantité de gens qui parlent volontiers avec abondance, de sport, de vie en plein air, de retour à la nature, et qui ne s’en font pas moins une règle de coucher toutes les nuits dans un lit, entre quatre murs.

Pauvres diables !

Maintenant que l’hiver arrive, ils vont commencer à se souvenir, avec un peu de regret pathétique, des heures torrides qu’ils ont maudites sur le moment, et ils se diront avec un soupir : « C’étaient de belles journées quand même ! » – Combien d’entre eux se diront : « C’étaient de belles nuits ! »

Combien d’entre eux ont passé une nuit complète sur la route ou sur l’eau, sans but à atteindre, rien que pour jouir de la nuit ? Sur la route : pour le plaisir de marcher sans hâte, dans le silence, entre les champs endormis. Sur l’eau : pour éprouver une fois, au moins, ce que c’est que de dormir entre la rivière et le ciel, loin du fracas des cités.

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« Nous sommes tous fous sur quelque point », a dit un sage. Peut-être l’exemple des Audax pédestres et de leurs marches nocturnes contribuera-t-il à répandre cette sorte de folie qui consiste à arpenter les grands chemins pendant que le commun des mortels ronfle.

Évidemment, des pères, mères ou amis éplorés supplieront les nouveaux noctambules de renoncer à d’aussi absurdes équipées ; ils invoqueront les dangers innombrables qui les menacent : les gendarmes, les apaches et les rhumes de cerveau. Mais je me plais à imaginer qu’il existe encore des hommes de tout âge en qui fleurit le goût de l’absurde et de l’inusité. Ceux-là mettront leurs chaussures de route, un beau soir, à l’heure où l’on sort des théâtres, quitteront les villes et s’en iront droit devant eux, jusqu’au matin.

Les heures de la nuit appartiennent au piéton. Il est presque entièrement délivré des automobiles, répartisseuses de poussière, délivré aussi de la chaleur lourde du jour et de tout ce qui retarde et fatigue. Pour un homme suffisamment entraîné, s’en aller en promeneur, à bonne allure, dans l’air frais de la nuit, le long des taillis et des fossés où s’agite et bruit toute une vie furtive, est une joie en soi. Et il y a dans les aspects variés de cette nuit, dans les jeux de la lune et de l’ombre, dans la ligne des coteaux limitant le ciel profond, dans les souffles hésitants qui passent, dans les cris mystérieux qui s’élèvent parfois, une autre joie qui n’a rien à voir avec le sentiment ni la poésie, mais s’adresse au contraire à l’être primitif qui est en nous et qui se réveille, délicieusement étonné de se retrouver face à face avec la terre nue.

Le jour vient. Aux noctambules des grandes routes, il n’apportera point d’élans lyriques ni de pâmoison, mais une impression forte et neuve. La lumière leur montre un paysage inconnu vers lequel ils sont venus, à travers la nuit, et ils le contemplent curieusement, avec une nuance d’orgueil satisfait, en aventuriers, au seuil d’une contrée qu’ils découvrent. Reste le dernier acte de l’aventure et, de celui-là, je ne pourrai parler sans lyrisme : c’est le déjeuner du matin. Une nuit sur la route constitue un apéritif qui n’a pas besoin de publicité, et les méprisables sédentaires – qui regardent manger les routiers – écarquillent les yeux et s’émerveillent de ce dernier de leurs exploits plus que de tous les autres.

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Sur l’eau… Passer toute une nuit sur l’eau, dans un bateau ; que voilà encore un amusement dangereux et déraisonnable ! Il y a pourtant nombre d’hommes qui font cela par plaisir et même quelques femmes, entre Richmond et Kingston, tout près de Londres, pendant l’été.

C’est peut-être un dimanche soir. Toute la journée, la Tamise a été sillonnée de barques, littéralement encombrées d’une population flottante qui est venue au matin et n’est repartie qu’à la nuit, après avoir vécu dix heures, fait deux repas, sommeillé, fumé et fleureté sans toucher la rive. Mais le soir tombe enfin ; les plus fanatiques doivent songer à leurs trains et regagner les garages. En descendant la rivière, ils croisent dans l’ombre d’autres bateaux qui s’en vont lentement, sans hâte, vers des ancrages familiers ; les hommes qui montent ces bateaux voient partir les « dimanchards » avec soulagement et reprennent possession de leur rivière, en amoureux jaloux. Ils vont dormir sur l’eau.

Un punt à fond plat, des coussins, des couvertures, une petite lampe à alcool pour le thé, au réveil, voilà tout ce qu’il faut pour goûter la volupté des nuits sur l’eau. Mais, en y songeant bien, il faut encore autre chose : il faut avoir gardé le cœur simple de ceux pour qui la voix de la nuit et le clapotis de la rivière chuchotent les paroles magiques qui font tout oublier et apportent la paix. Les voici enroulés dans leurs couvertures ; avant de s’endormir, ils se soulèvent encore une fois sur un coude et boivent avec tous leurs sens à la fois les reflets sur l’eau, la brise fraîche qui souffle, la senteur de la terre humide, le silence que troublent seulement les voix lointaines de frères inconnus, dont le bateau se laisse tout juste deviner à travers l’ombre. Ils se réveilleront peut-être une fois au cours de la nuit et resteront un quart d’heure partagés entre le besoin de sommeil et le désir de rester conscients pour jouir de toute cette paix avant qu’elle ne s’évanouisse.

Le jour venu, le soleil installé déjà dans le ciel propre du matin, l’on songe avec un étonnement et une pitié sincère aux millions de gens qui sont encore enfouis sous leurs draps, enfermés dans leurs maisons. Puis l’on amène le bateau au milieu du courant… un saut dans l’eau profonde, et cette eau qui nous a portés toute la nuit nous reçoit en bienvenus et nous chuchote à l’oreille : « Hein ! leurs chambres !… leurs lits !… leurs salles de bains !… Les pauvres gens ! »

Après cela nous faisons le thé en nous habillant à loisir, sans vergogne ; car il n’y a là personne que notre nudité puisse choquer. Le soleil continue son escalade, et notre bateau, abandonné à lui-même, dérive en tournoyant entre les berges désertes ; car il semble bien qu’il n’y ait que pour nous que le jour soit venu.

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La nuit sur la route et la nuit sur l’eau… J’entends d’ici M. Prudhomme demander : « À quoi cela peut-il bien servir ? »

À rien, monsieur Prudhomme, à rien du tout ! Nous ne sommes que d’inoffensifs toqués qui quêtons humblement votre indulgence.

Restez, monsieur Prudhomme, enfoui entre votre matelas et votre édredon, où vous êtes assurément bien, et aussi douillettement encastré que, par exemple, un mollusque en sa coquille.

LE SAUVETAGE

On prenait le café en groupe sur la terrasse. Les dames échangeaient au-dessus des soucoupes des sourires de mépris amusé, se tapotaient les cheveux, regardaient le panorama, en disant pensivement : « Que c’est beau ! » et s’ennuyaient un peu. M. Ripois, un journal déployé sur les genoux, fumait son manille à bouffées lentes et suivait à l’horizon l’essor de rêves improbables ; car l’arrivée de ses quarante-cinq ans, un commencement d’obésité et les progrès d’une calvitie galopante n’avaient pu entamer les illusions robustes qu’il nourrissait en secret. Au pied de la terrasse, la mer clapotait doucement. Elle semblait dire : « Ne croyez pas les poètes, ni M. Pierre Loti ; je suis domestiquée et inoffensive. On m’a pour six francs par jour, tout compris : vagues, goémon et crevettes. Et je garde les vraies tempêtes pour après la saison. »

M. Ripois fit tomber du petit doigt la cendre de son cigare et demanda à son fils :

– Eh bien ! Roland, tu te sens prêt ?

Roland, qui, assis sur un tabouret, suçait un « canard », grouilla les épaules et parut troublé. Mlle Pauline, croyant fermement que le devoir de son sexe consistait à prendre avec les enfants un air de protection apitoyée, dit :

– Laissez-le donc tranquille, ce petit ! C’est déjà bien assez que vous vous prépariez à le noyer ; ne le torturez pas en lui en parlant tout le temps !

M. Ripois eut l’air étonné :

– Se noyer ? dit-il ; pas de danger, je serai là !

Mme Ripois remarqua d’un air hostile :

– Tu ne sais déjà pas si bien nager !

Il sourit avec amertume, et confia à son cigare sa tristesse d’époux méconnu.

Fort de ses convictions, il reprit pourtant :

– Voilà bien les femmes ! Elles ont toutes l’admiration éperdue des casse-tête et des bravaches ; mais elles voudraient élever les enfants dans du coton. C’est… comment donc… machin… un Anglais, qui a dit qu’il fallait avant tout être un bon animal. Eh bien, c’est ce que je ferai de Roland, un bon animal d’abord ! Du moins, j’essaierai.

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Roland, que la perspective de servir de champ d’expériences remplissait d’un vague malaise, s’agita sur son tabouret et renifla bruyamment.

M. Ripois continua :

– Il est grand temps qu’il apprenne à nager, grand temps ! Et il apprendra comme les petits chiens, par instinct. Après tout, nous ne sommes que des bêtes…

Mlle Pauline riposta :

– Parlez pour vous ! et rit longuement.

– Si le mot « bête » vous choque, dit M. Ripois, disons animaux ! Nous ne sommes que des animaux, mademoiselle ; supérieurs si vous voulez, mais des animaux ; et la plupart de nos maux viennent de ce que nous l’avons oublié. Si nos enfants s’en souviennent, ils seront beaux comme des pur-sang ou des dogues ; et ils seront heureux, mademoiselle, ils seront heureux !

Mlle Pauline, qui avait reçu son instruction dans un couvent, et son éducation dans une arrière-boutique, trouva l’idée si ridicule qu’elle ne put que rire de nouveau.

M. Ripois la considéra avec mépris et frappa sur son journal de la main.

– Tenez ! dit-il. C’est comme cette traversée de la Manche à la nage…

Sa femme l’arrêta net :

Laisse-nous un peu tranquilles avec ta traversée de la Manche. Un homme sérieux, marié et peut-être père de famille, qui s’amuse à rester dix-huit heures dans l’eau, est un fou, et on devrait l’enfermer, ou bien alors le mettre en prison.

Cette opinion reçut l’approbation générale et M. Ripois connut l’orgueil amer des incompris.

– Tout cela n’empêche pas, fit-il, qu’à trois heures et demie, Roland apprendra à nager, tout seul, comme un bon petit animal qu’il est. Et croyez-vous qu’il ait peur ?

Roland se souvint des grands exemples de l’Histoire et sourit faiblement. Mlle Pauline s’attendrit de nouveau.

– Pauvre petit chat ! fit-elle, et elle lui tendit un second « canard ».

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Le flanc du rocher descendait à pic dans deux mètres d’eau claire, sur un fond de joli sable, où des crabes minuscules s’affairaient en manœuvres indécises. De chaque côté, il y avait d’autres rochers semblables ; au fond, c’était la petite plage où des enfants, pareils à des champignons avec leurs grands chapeaux, attendaient patiemment que le voisin ait fait un pâté de sable pour l’écraser aussitôt. M. Ripois avait retiré son veston et révélait une chemise mauve et une ceinture de soie : il avait aussi quitté ses espadrilles. Roland, plein d’appréhension, se déshabillait avec une lenteur calculée.

Quand il fut enfin prêt, son père l’amena au bord de l’eau et prit la parole :

– Mon fils, dit-il, tu sais nager. Tous les hommes savent nager, et même les petits garçons. Seulement, il y en a qui oublient qu’ils sont, après tout, des animaux, et qui se noient par erreur…

Il ne continua pas, parce qu’il s’aperçut que Roland commençait à grelotter ; il adressa au groupe des dames un geste rassurant, assujettit sa ceinture de soie, et donna à son fils une légère poussée.

Roland, qui n’avait pas compris jusque-là toute l’audace de l’expérience, la réalisa d’un seul coup dès qu’il fut dans l’eau. Il essaya de crier avant d’être remonté à la surface, et les résultats furent désastreux : secoué de hoquets, il battit la mer de brasses impuissantes et de coups de pied maladroits, coula de nouveau, but abondamment, ressortit un peu plus loin du rocher sauveur et perdit tout espoir.

Pendant qu’il se débattait ainsi, M. Ripois, à genoux sur le roc, lui donnait d’une voix claire et distincte les conseils nécessaires. À son grand chagrin, le nageur ne nagea pas ; il ne parut même pas accorder la moindre attention aux avis qu’on lui dispensait ; il s’obstina à ne point coordonner ses mouvements selon la règle, et à faire des efforts surhumains pour respirer bien avant d’avoir la tête hors de l’eau.

Quand M. Ripois eut compris définitivement que son fils, poussé dans l’eau par lui, n’en sortirait certainement pas sans son aide, il n’hésita pas un seul instant. Oublieux du pantalon blanc immaculé et de la chemise en oxford violet, il plongea droit sur l’enfant, et s’enfonça avec lui. Ce fut alors seulement que Roland donna les preuves de la ténacité héroïque que son père aimait à s’imaginer en lui ; car, ayant saisi fermement l’auteur de ses jours par le cou et par un bras, il maintint sa prise avec tant de courage que les trois méthodes différentes enseignées dans le manuel de sauvetage, appliquées successivement, ne purent lui faire lâcher prise. M. Ripois remua les jambes et s’étonna de ne pas avancer. Il lui vint à l’idée que l’enfant avait perdu tout sang-froid et qu’il était urgent de le rassurer ; il voulut le faire en quelques mots brefs, pleins d’un calme intrépide. Mais il ouvrit la bouche un peu trop tard…

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Mlle Pauline avait débuté par un long hurlement d’horreur quand M. Ripois avait sauté à l’eau ; avant qu’il ne s’enfonçât pour la seconde fois, elle avait longuement réclamé un canot de sauvetage, invoqué la malédiction du Ciel sur les pères imprudents ou coupables, condamné sans appel Léandre, Byron, Burgess et leur funeste exemple ; proclamé les vertus du petit Roland, si doux, si gentil, victime des flots barbares…

Un jeune homme, qui se trouvait là, se mit à genoux sur le rocher et harponna avec un manche d’ombrelle le groupe qui se débattait à six pieds du bord. Roland, entouré de femmes affolées et soumis à des soins énergiques, essaya de pleurer avant d’avoir tout à fait repris sa respiration, et faillit s’asphyxier de nouveau.

M. Ripois, assis sur le goémon, râla un peu, toussa violemment, retrouva lentement son souffle, et dit rêveusement :

– Nous ne sommes que des bêtes !...

LA DÉFAITE

Le cinquième item sur le programme était un contest en six rounds entre Geo Mœre, de Barking, et Bert Adams, de Bloomsburg.

Bert Adams est mon ami. Il est généralement vêtu, à la ville, d’un complet gris sur un sweater couleur moutarde et drape autour de son cou un foulard de soie cerise dont la teinte vive a été ternie par les ans ; mais je l’aime pour son admirable simplicité, qui lui fait considérer la vie comme un vaste ring où se déroulent d’innombrables assauts, qu’organise et que juge un referee tout-puissant et invisible. Il est ordinairement taciturne et son vocabulaire est énergique et restreint ; mais il perçoit vaguement la beauté de son métier et il lui a sacrifié gaiement toutes ses dents de devant et la plupart de ses illusions. C’est enfin dans ses bons jours, à 9 stones 6 livres, un des meilleurs hommes de Londres et, pour toutes ces raisons, je m’enorgueillis de son amitié.

J’étais donc allé à Whitechapel pour l’applaudir dans l’exercice de son art et j’eus la douleur de le voir battu. Il prit dès le premier round un avantage marqué, accumula les points et bouscula son adversaire tout autour du ring, au milieu de hurlements de sympathie ; mais il oublia de ménager son souffle et, sûr de la victoire, vint se jeter sur un cross-counter qui l’étendit sur le dos, les bras en croix, insensible et pitoyable.

Il revint à lui trente secondes plus tard, encore étourdi, fort étonné, et battu.

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Je quittai aussitôt la salle et, quand il sortit, m’en allai avec lui. Je n’essayai pas de le consoler avec de vaines paroles, mais le conduisis vers le sud, à travers Stepney, vers un refuge de paix infinie que nous connaissions tous deux. C’est un saloon bar dans Commercial Road, respectable et peu fréquenté, qui s’orne d’une banquette de velours rouge et de boiseries noircies par le temps et la fumée. On y trouve également un piano mécanique qui, moyennant l’introduction d’un penny, joue avec une lenteur attendrissante Somebody’s Sailor Boy ou La Valse bleue. De l’autre côté du double comptoir, s’agite la foule assoiffée et bruyante, pour qui coulent incessamment d’innombrables robinets à bière ; mais elle recule devant la magnificence des boiseries et de la banquette de velours, et, quand la fumée de quelques pipes a obscurci l’air, le tumulte vague qui vient de l’autre bar se fait confus et distant et tout le monde se limite à cette salle de dix pieds sur quinze, qui devient un asile de paix et de recueillement.

C’est là que je menai Bert Adams et quelques verres de Burton ale lui firent retrouver la sagesse résignée que donne une longue expérience. Il devint même très loquace et, ému par l’audition de La Valse bleue, commença de me raconter des histoires de défaites.

Hélas ! je puis bien traduire les mots qu’il m’a dits ; mais comment rendrais-je le brouhaha distant des buveurs, la chute mate des pièces d’argent sur le comptoir de bois, le bruit des tramways dans Commercial Road et les coups de sifflet lointains qui venaient du côté des Docks ? Et comment pourrais-je vous faire voir, comme je l’ai vu, Bert Adams penché sur son verre, les coudes sur ses genoux ; son regard fixe de bœuf au pâturage et, au-dessus du foulard cerise, la pâleur de sa face brutale aux yeux fatigués. Il parlait lentement, avec de nombreux silences, troublé par le conflit perpétuel entre la force de ses souvenirs et la pauvreté des mots familiers, et voici son histoire telle qu’il me la conta :

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« C’était tout à fait au commencement, quand j’apprenais le métier ; et c’était Maloney, Fred Maloney, qui me l’apprenait. Il avait vu de suite que j’avais de l’ambition et que je supportais bien les coups, et pour faire plaisir à ma sœur, qui était jolie, il m’avait pris en main. Il me donnait des leçons tous les soirs, dans une arrière-cour de Bethnal Green, où il y avait une lanterne, et les gens se mettaient aux fenêtres – c’était pendant l’été – et nous encourageaient. Je suis le seul boxeur que j’aie jamais connu qui ait appris son métier dans une cour, mais c’était Maloney qui voulait ça, à cause d’un vieil homme qui aimait à nous regarder faire et souvent l’invitait à boire, après.

« Il n’était pas méchant et il me disait quelquefois que j’arriverais sûrement, avec de la patience ; mais il y avait des jours, quand beaucoup de monde nous regardait et que j’avais trop bien réussi, et placé des coups un peu durs, où je le voyais serrer les dents et regarder le bon endroit sur ma mâchoire, et je savais ce que ça voulait dire, et je me battais de mon mieux. Un jour qu’il m’avait poursuivi par toute la cour, avec des swings du droit qu’il n’arrivait pas à placer, j’ai vu qu’il était fatigué et quand j’ai pu trouver une ouverture, j’ai frappé de toute ma force, comme il venait vers moi ; il est allé s’étendre de son long par terre et sa tête a sonné sur le pavé – tenez ! exactement ce qui m’est arrivé tout à l’heure, car celui qui réussit un coup comme celui-là peut être sûr qu’il viendra plus de dix fois où on le réussira sur lui.

« Quand il a pu remuer, après quelque temps, j’ai vu le regard qu’il avait dans les yeux et j’ai cru qu’il allait me tuer ; mais il est resté encore un peu à réfléchir, toujours assis par terre, et il a fini par me dire que j’étais à peu près au point et qu’il ne me restait plus qu’à m’engager à Wonderland, la première fois qu’il y aurait une épreuve ouverte pour les hommes de mon poids. C’est arrivé trois semaines plus tard et je l’ai gagnée, et Fred Maloney a dit partout que j’étais son élève et m’a donné des tapes dans le dos, car au fond, comme je vous l’ai dit, c’était un “brave garçon”.

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« C’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance de Lydia. Son père, qui était veuf, avait un magasin de comestibles dans Bromley Street et comme il avait boxé un peu, lui aussi, dans le temps, et qu’il savait que j’étais un garçon tranquille, il ne disait trop rien quand il me trouvait là. Après mon début, j’avais eu encore deux contests, à Wonderland, et je les avais gagnés tous les deux. Ça avait suffi pour me faire croire que je me trouverais un jour dans la peau d’un champion du monde, et j’avais commencé à être sérieux et à m’entraîner terriblement.

« Je restais quelquefois dans la boutique des heures entières, à la regarder aller et venir, servant les clients, et, quand il n’y avait personne, je lui parlais de ce qui arriverait plus tard, quand je serais champion d’Angleterre à mon poids et que j’irais faire une tournée en Amérique pour ramasser des tas d’argent.

« Il y avait d’autres jours où je me sentais fatigué et où le métier semblait terriblement dur ; ces jours-là je restais sans bouger dans un coin ; j’appuyais ma tête contre le comptoir, à côté d’une cage où il y avait des serins, et, de la voir s’occuper des pratiques, un ruban bleu dans les cheveux et tout en sourires, ça m’était encore une consolation. Depuis, j’ai appris pas mal de choses, évidemment, mais je n’ai jamais été tout à fait un champion et il y a encore des soirs, quand il fait beau temps, où je me sens las du métier, et triste, et je ne peux pas m’empêcher de penser à cette petite place sur le comptoir, où je pouvais appuyer ma tête pour la regarder.

« Ça a duré comme ça quelque temps ; j’avais fini par passer le plus clair de mon temps dans la boutique, je m’entraînais dur et je n’étais pas malheureux. Mais un autre est venu gâter l’histoire, le frère d’une amie à elle, qui était soldat. C’était un grand beau garçon, avec une petite moustache bête qu’il était tout le temps à friser ; je voyais bien qu’il lui plaisait et il a dû commencer à s’occuper d’elle un peu trop pour mon goût. Ça ne m’a pas empêché de fréquenter chez elle tout comme avant et elle était toujours très douce avec moi ; mais je ne lui parlais plus de mes espérances. Un soir que son père n’était pas là, elle m’a invité à prendre le thé dans l’arrière-boutique. Il y avait là, en plus de moi, son amie et l’autre – le soldat. Après qu’on avait pris le thé, on se met à causer de toutes sortes de choses et Lydia leur dit que je boxais pas trop mal, et que je commençais à être connu. Alors, je vois l’autre qui me regarde et qui dit très poliment : “Ah vraiment ! Je boxe aussi un peu – qu’il dit – et si vous voulez, on pourrait avoir trois rounds ensemble, pour s’amuser.” Alors, on a rangé la table et nous avons mis les gants tous les deux et nous n’avons pas perdu de temps en fioritures.

« Nous nous comprenions très bien. Il faisait très tranquille, dans l’arrière-boutique, et je n’entendais rien, excepté le souffle de l’autre et les petits cris que Lydia poussait quand un de nous deux était touché. J’en savais plus long que lui, évidemment, mais dans cette petite salle je manquais de place pour les esquives, et puis il était trop lourd pour moi, trop lourd… trop lourd.

Il se tut, mélancolique, et resta quelques minutes à ruminer son souci.

– Et, lui demandai-je, qu’est-ce qui est arrivé ?

– Ce qui est arrivé – je vous dis qu’il était trop lourd pour moi ; je ne me rappelle pas combien de temps ça a duré ; mais quand ça a été fini, ils m’ont assis sur une chaise et Lydia m’a essuyé la figure avec son mouchoir, pendant que l’autre se frisait la moustache en essayant d’avoir l’air ennuyé. Elle ne m’en a pas voulu, je ne crois pas, mais j’avais mon orgueil, et je n’y suis jamais retourné. Et voilà. Ç’a été ma première défaite.

LE COMBAT SUR LA GRÈVE

Comme c’était une belle journée d’été, chaude et claire, et que le soleil dans Whitechapel Road nous rendait mélancoliques, nous étions, Bert Adams et moi, descendus jusqu’à la mer. Tant que le steamer, parti de London Bridge, circula entre les quais et des wharves couleur de brouillard, mon compagnon garda l’air paisiblement heureux d’un bourgeois qui s’accorde des vacances. Il s’était orné d’un faux col et de souliers jaunes et fumait à bouffées lentes un cigare ceint d’une bague rouge et or. Il jouissait avec un orgueil tranquille, sans insolence, de l’effet avantageux produit par ces accessoires et croyait fermement avoir l’air d’un gentleman, conviction qui mettait sur sa dure face, si souvent martelée, une expression singulière. Il était, selon sa coutume, assez taciturne, mais regardait avec intérêt le trafic de la Tamise passer des deux côtés de notre sabot, et exprimait en monosyllabes appréciatifs sa fierté d’Anglo-Saxon.

Nous passâmes successivement devant Greenwich, Gravesend et Tilbury, et quand la brise salée qui avait passé sur les bancs de vase vint nous souffler à la figure, elle balaya de Bert Adams l’accent de l’East End, le contentement repu et la vanité inspirée par le faux col et les souliers jaunes. Il se leva et, plantant fermement sur les planches du pont ses pieds écartés, il commença, à chaque mouvement du bateau, de rouler sur ses hanches, fixant sur l’horizon des yeux où renaissait l’âme lointaine des ancêtres venus du Nord. Il resta silencieux jusqu’à l’arrivée, et, débarqué, n’eut que des regards de mépris pour les étalages où des objets anormaux, sculptés dans des coquillages, annonçaient en lettres d’or : « A present from Margate » ou « For Auld Lang Syne ».

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Deux heures plus tard, après un déjeuner qu’il dépêcha d’un air de sombre résolution, nous allâmes nous étendre au soleil sur le sable chaud. Il envoya en l’air trois couronnes de fumée bleue et s’allongea sur le ventre, la tête entre les coudes, avec un soupir de volupté. Suivirent de longues heures tranquilles, scandées seulement par le bruit doux des vagues courtes qui venaient s’écraser sur la grève, et Bert Adams, pénétré de bien-être, détendit sa bouche dure, oublia le ring, Wonderland et Whitechapel Road, et, accroupi sur le sable, regarda la mer, tandis que sa figure prenait une expression innocente, anacréontique et douce. Quand le soir vint, il me raconta cette histoire.

« Voyez-vous, monsieur, ce qu’il faut dans notre métier, c’est de la conviction. Tant qu’un homme s’entraîne comme il faut, a de l’ambition et ne pense pas à autre chose, ça va bien pour lui ; mais quand il commence à réfléchir sur les raisons et les causes, et qu’il se demande dix fois par jour s’il est dans le vrai, de celui qui méprise le noble art ou de celui qui en fait son gagne-pain, c’est un homme battu d’avance, croyez-moi. Je le sais parce que je l’ai vu.

« C’était la seconde année que je boxais, et j’avais été tantôt vainqueur et tantôt vaincu, comme les autres, mais je n’avais pas fait grand’chose pour me distinguer. Voilà qu’on présente au public, un soir, à Wonderland, un nègre qui arrivait d’Amérique avec une petite réputation ; pour être aimable avec lui on a voulu le faire débuter par une victoire, et on a arrangé un contest en six rounds entre lui et moi, qui étais presque un inconnu. Le nègre n’était pas bien fort et il s’est trouvé que j’étais, ce soir-là, trop bien disposé pour lui. Il n’a jamais pu aller plus loin que le quatrième round et on l’a sorti du ring encore évanoui, ce qui, naturellement, m’a valu un commencement de gloire. Trois semaines plus tard, j’ai été matché contre Jack Palmer, qui avait fait match nul avec Lampey qui était alors champion. Je l’ai battu et on a arrangé que je ferais dix rounds contre Lampey, au National Sporting Club, pour une bourse de vingt-cinq livres et la ceinture de champion.

« C’était une grosse affaire pour moi, et si j’avais gagné j’étais sûr d’avoir de bons engagements pour toute l’année, outre le titre de champion ; de sorte que j’ai été passer la dernière quinzaine dans un endroit tranquille, au bord de la mer, avec Dick Golding pour m’entraîner. Vous savez comme moi ce que c’est que de sentir qu’on arrive tout doucement en condition, quand on sait que tout va bien et qu’on a des espérances ; mais il m’a semblé pendant toute cette quinzaine-là que je n’avais jamais su auparavant ce que je valais, tant j’étais content de moi. Avec ça le bon air et de la nourriture de choix, si bien que j’étais obligé de travailler dur pour ne pas dépasser le poids.

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« Tous les matins je courais trois miles et je faisais une demi-heure de punching-ball et de saut à la corde avant le bain ; je boxais cinq rounds avec Golding et dans l’après-midi j’avais encore quelques minutes avec les gants, en revenant d’une longue promenade pour me donner de l’appétit. Et, le soir, bien couvert pour ne pas prendre froid, j’allais faire un tour le long de la grève, respirer le bon air frais avant de dormir.

« Un soir, comme j’allais rentrer, je passai près d’une maison dont les fenêtres donnaient sur la mer et je m’arrêtai en entendant chanter. C’était une voix de femme, une grande voix douce ; elle chantait des mots que je ne comprenais pas et la voix semblait tantôt s’éloigner et tantôt revenir, selon qu’il venait du large de grandes bouffées de vent qui l’emportaient. Je n’avais jamais rien entendu de pareil. J’ai été des fois dans des music-halls du West End, et j’ai entendu des actrices et des chanteuses couvertes de diamants qui touchaient des dix livres par soirée, mais… je n’avais jamais rien entendu de pareil. Je ne suis parti que quand elle s’est tue, et j’ai pris l’habitude de venir toutes les nuits sous ses fenêtres pour l’écouter.

« Le temps passait et j’ai fini par voir plusieurs fois, sur la plage, une jeune fille qui habitait dans cette maison. Elle n’était guère jolie, mais chaque fois que je la rencontrais je ne pouvais m’empêcher de penser à sa voix, quand elle chantait dans la nuit, et… j’y pensais un peu trop. Je l’ai revue le dernier jour que j’ai passé là, et j’aurais donné cher, sur le moment, pour que ça ne soit pas arrivé.

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« Il m’avait pris fantaisie, ce jour-là, d’avoir comme une répétition générale avant de rentrer à Londres, et j’avais emporté les gants pour avoir un dernier assaut avec Golding, sur la grève, où on traçait le ring réglementaire dans le sable avec le talon. Nous avions déjà fait deux rounds et nous nous étions arrêtés pour souffler, assis chacun dans notre coin sur le sable, quand j’ai vu à cinquante pas de nous, derrière Dick, la jeune fille en question qui nous regardait. Elle était assise sur une sorte de dune où il poussait des herbes et des chardons, et comme sa figure était tournée vers le soleil je pouvais la voir aussi clairement que si j’avais été sur la plate-forme, au National Sporting Club, et elle aux places réservées. Juste à ce moment-là Dick s’est levé, et moi aussi, et quand nous nous sommes avancés l’un vers l’autre je me suis rappelé les soirs que j’avais passés à écouter sa voix, sous les fenêtres de la maison près de la mer, et je me suis dit que j’allais lui montrer que je n’étais pas n’importe qui, et que je savais mon métier.

« Golding n’était pas mauvais du tout pour son poids, mais ce jour-là je crois que j’aurais descendu Ben Jordan en moins d’un round, même s’il avait été aussi lourd que moi. Ma première rentrée l’a renvoyé dans son coin, et avant qu’il ait vu de quoi il retournait j’étais sur lui, tirant serré du gauche à la mâchoire et suivant avec des coups du droit au corps, et tout mon poids sur chaque coup. En moins d’une minute et demie je l’avais descendu et il s’est relevé la figure pleine de sable ; il n’était plus bien solide sur ses jambes, et quand il m’a vu revenir sur lui, il a reculé de deux pas en disant : “Time !”, car il voulait se reposer. Mais je pouvais voir par-dessus son épaule la jeune fille qui nous regardait et j’ai fait celui qui n’entend pas. Lui ne voyait rien, mais il a compris qu’il se passait quelque chose et que je frappais pour de bon, et il s’est mis à tirer dur, lui aussi, et à montrer tout ce qu’il savait, car c’était un garçon courageux. Mais il n’avait aucune chance contre moi, et une demi-minute plus tard j’ai trouvé une ouverture, touché, doublé du droit sur la mâchoire, et il est resté sur le dos.

« Tout de suite j’étais à côté de lui d’un saut, pour le cas où il se serait relevé, mais il ne se releva pas, et j’ai regardé vers la dune pour voir ce qu’elle pensait de mon travail. Elle est restée tournée de notre côté l’espace de quelques secondes ; le soleil donnait sur sa figure et j’ai vu les coins de sa bouche qui faisaient une grimace de dégoût. Et puis elle s’est levée doucement et s’en est allée en nous tournant le dos, et dans tous ses mouvements, et ses gestes, et l’expression de sa figure, il y avait tant de mépris que j’ai senti que je rougissais comme une petite fille. Je sais bien que je ne suis pas un gentleman, mais si un homme m’avait jamais dit la moitié de ce qu’elle m’a fait comprendre sans rien dire, je… j’aurais fait de mon mieux pour le tuer.

« Quand je suis rentré avec Dick, un peu plus tard, il m’a dit : “Ma parole, Bertie, je mettrai tout mon argent sur vous, vous n’avez jamais été si bon.” Mais l’autre, avec son regard de dégoût, elle m’avait fait comme tourner le cœur, et je sentais bien que je serais battu. Et je l’ai été.

LES CAUCHEMARS D’UN CHAMPION; L’INÉBRANLABLE

L’entraîneur Sam Morris ne prêtait l’oreille aux propos du connaisseur qu’avec une moue d’ennui, en coulant des regards inquiets vers son poulain Dave Morgan, assis à quelques pas de là. Le connaisseur était un de ces hommes à qui deux mille livres sterling de rentes et le titre de membre du National Sporting Club assurent la compétence et l’autorité ; il était venu de Londres pour assister à une séance d’entraînement de Dave Morgan, et maintenant pérorait avec pompe, commentant la dernière performance de son futur adversaire.

– C’est un mur, disait-il, ce Lewis Harris ! Hatchman est rentré d’autorité dès le début et l’a criblé de crochets et de swings à toute volée sur la mâchoire ; l’autre le laissait faire sans esquiver, sans bloquer, recevant tout comme si c’étaient des chatouilles. Hatchman s’enrageait, doublait et triplait, cognant comme sur un ballon, avec des « han ! » de bûcheron ; la foule lui hurlait des encouragements… et puis, tout à coup, l’Américain a paru se réveiller ; il a changé de pied, crocheté son gauche à l’estomac, et ç’a été fini ! Hatchman était par terre, asphyxié, battu sans espoir.

L’entraîneur hochait la tête sans rien dire, et regardait à la dérobée Dave Morgan, se demandant s’il avait entendu. Le connaisseur continuait :

– Il est terrible, ce petit Américain ! Surtout recommandez bien à votre homme…

Bill Boshter, qui entrait, comprit le coup d’œil que l’entraîneur lui lança, et fit sortir Dave Morgan avec lui sous un prétexte ingénieux.

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– Bill ! dit Sam Morris, à partir de demain, nous ne recevons plus personne : ni amateurs, ni journalistes, personne ! Fin tiré et énervé comme le garçon l’est déjà, après tout ce poids qu’il a perdu, les boniments de « pichets » comme celui d’aujourd’hui ne lui feront pas de bien…

Dave avait très bien entendu ; mais – et Bill Boshter donna à son faciès rudimentaire une expression prodigieuse de ruse – je lui ai raconté que la petite affaire entre Harris et Hatchman était du pur chiqué, même que Hatchman avait touché pour cela vingt-cinq livres juste, et que c’était son propre beau-frère qui me l’avait dit ! Dave est tout ragaillardi maintenant… C’est comme ça qu’on leur donne confiance.

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Dans sa chambre, Dave Morgan se déshabille lentement, pensif et comme ennuyé. Il songe à la journée de travail qui vient de finir, aux trois autres journées qui le séparent encore du combat, et sa bouche, aux lèvres sèches et rouges, couleur de sang, dessine un sourire pâle lorsqu’il se souvient des précautions presque touchantes dont son entraîneur et Bill l’entourent. Il a parfaitement entendu ce que le connaisseur disait de son futur adversaire, Lewis Harris, l’invulnérable, et il a lu toutes les descriptions de son dernier combat. « Une mâchoire de fonte », « l’homme qui ne sent pas les coups », « celui qui encaisse comme une enclume et qui frappe comme un marteau », « un sorcier », tous les journalistes sportifs de Londres ont pris, pour parler du petit Américain, un ton d’étonnement presque superstitieux ! Mais pourquoi donc Sam Morris et Bill Boshter le protègent-ils, lui Dave Morgan, de toutes ces rumeurs avec un soin si jaloux ? Craignent-ils qu’il ait peur ?

Quand cette idée lui vient à l’esprit, Dave rit de nouveau, et de meilleur cœur cette fois, car il a, au plus haut point, la vertu essentielle du combattant, cette simplicité héroïque qui fait du courage une chose si naturelle qu’elle ne mérite pas le nom de courage. Peur du petit Américain ! La bonne histoire ! Et, tout à coup, ses traits se durcissent et sa mâchoire saille : il a faim et soif du ring, des durs gants de quatre onces cuirassant ses phalanges, de l’air sur son torse nu, et des coups de gong réguliers qui, tour à tour, entravent et déchaînent. Ses vêtements tombent l’un après l’autre, et il s’étire. La dernière semaine d’entraînement a été dure, terriblement dure, mais il a maintenant la certitude de descendre à la limite de poids, cette fois encore, et le titre du champion du monde sera en jeu. Lorsqu’il montera dans le ring, il sera assurément en bonne condition : un peu trop maigri, trop affiné, peut-être !… Il s’étire encore. Il se sait capable de couvrir dix milles de route à toute allure, sans une goutte de sueur, capable de boxer six rounds de cinq minutes contre trois hommes qui se relaient, et de les charcuter tous les trois l’un après l’autre, de loin, en artiste, sans seulement s’essouffler ; mais il commence à avoir parfois une sensation fâcheuse de manque de puissance, de ressort détendu, d’apathie… Enfin ! Plus que trois jours…

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Il dort… Est-ce depuis cinq minutes ou depuis cinq heures ? Toujours est-il qu’une image se forme dans la nuit, une image qui vacille, d’abord confuse, et puis finit par se fixer et devenir précise et claire… Des plastrons blancs tout autour du ring ; dans le coin opposé au sien, un groupe de soigneurs qui lui cachent son adversaire assis… Et une voix : c’est « Peggy » Bettinson qui annonce le grand combat…

Et voici que c’est commencé ! Il y a là un saut brusque, une transition qui lui a échappé. L’image s’est rétrécie soudain, bornée par les quatre cordes tendues entre lesquelles deux hommes, en face l’un de l’autre, miment un pugilat. Ils rusent et feintent, avec des gestes rapides, arrêtés, courts, et se déplacent avec une prestesse miraculeuse, glissant sur le sol du ring où leurs semelles font un bruit de feuilles sèches… Hep !… Un direct du gauche, vite et droit comme un éclair, passant par-dessus une garde basse, et Dave Morgan reconnaît son gauche à lui ! Maintenant, à travers son rêve, ces coups rapides du gauche se succèdent, innombrables, et cela dure longtemps… Quoi ! C’est là cet Américain dont on a fait un épouvantail ! Il n’a pas encore touché Dave une seule fois ! Il ne sait même pas bloquer !… Un peu plus tard, Dave s’aperçoit que l’Américain n’essaie pas de bloquer, et qu’il n’esquive pas non plus ; il rampe tout autour du ring, les bras oscillant à la hauteur des hanches, le front bas, avec un regard qui épie.

« Cela va bien, songe Dave, je continue et je gagne aux points », et son bras gauche sort et rentre comme une tige de piston, pendant qu’il recule devant la poursuite lente de son adversaire avec des entrechats faciles. À la longue, le combat l’excite ; il ressent une sorte d’impatience devant cette tactique troublante ; la proie est trop belle et trop facile, et, au lieu d’un direct du gauche, arrêté à mi-chemin, c’est un furieux crochet du droit qu’il décoche avec un balancement sec du torse, un crochet qui arrive juste à la pointe du menton, si dur qu’il en ressent lui-même le choc brutal jusqu’au coude. Après cela, il recule de deux pas pour en voir l’effet… mais, déjà, l’Américain est sur lui, inébranlé et tranquille, et il lui faut se sauver le long des cordes pour éviter sa charge.

L’image continue qui se déroule dans la nuit a des trous d’ombre, puis des reprises, où Dave Morgan se voit lui-même dans le ring, grand et mince, criblant de coups légers et rapides un adversaire ramassé qui avance sans cesse, le serre de près, le laisse échapper dans un coin du ring, et avance encore, patient, inlassable… Et, chaque fois qu’il y a eu un trou d’ombre et que l’image reprend, Dave a la sensation d’une fatigue qui grandit et l’écrase, et d’un pincement du cœur nouveau pour lui. Un second sursaut de colère, un coup sauvage du droit qui atteint son but, puis un autre, d’autres encore, crochets et swings à toute volée qui lui fêlent les phalanges… et, la seconde d’après, c’est toujours la charge de l’Américain indemne, impassible, qui s’avance le front baissé avec un regard qui guette.

Alors, la vraie peur met sa griffe sur Dave Morgan, la peur simple d’un sortilège, et il lui semble qu’il ne fait plus que se sauver le long des cordes en une suite d’esquives si miraculeuses qu’il ne les comprend pas lui-même, à mesure que la poursuite se fait plus serrée et plus féroce.

Et, maintenant, toute sa force est partie, et tout son courage : quelque prodige le maintient debout et lui inspire des gestes inefficaces et las, et une fuite affolée, en face de l’homme qui le traque d’un coin à l’autre sans se presser, les yeux pleins de ruse cruelle, cherchant le moment et la place propices au coup qu’il va frapper, au coup unique qui suffira…

LE COUREUR DE MARATHON

Autour de Regent’s Park, sur le trottoir de terre battue qui longe la grille, le coureur de Marathon s’entraîne.

La soirée est chaude ; mais elle semble bonne et reposante après l’accablement du jour ; les arbres du parc étalent leurs feuilles à la brise et bruissent doucement ; les réverbères des rues dessinent un immense cercle de lumières qu’on voit percer çà et là à travers les ombres ; mais en dedans des portes closes les grandes allées droites, les massifs et les pelouses désertes se sont figés pour la nuit dans une beauté majestueuse de bois sacré. Appuyés contre la grille, des couples enlacés échangent avec patience des baisers interminables et des propos niais et tendres. Et tout près d’eux, presque à les frôler, le coureur de Marathon passe et repasse.

Ses semelles de caoutchouc se posent presque sans bruit sur la terre battue, mais on entend à dix pas son souffle rauque. Certains des couples, quand il approche, desserrent un peu leur étreinte, et le regardent avec les yeux noyés : il porte un maillot blanc bordé de rouge que la sueur lui colle à l’échine, et une culotte bleu pâle ; ses jambes nues ne conservent plus qu’un mouvement de pendule, machinal et las ; ses bras maigres oscillent à la hauteur des hanches, comme s’ils tombaient de fatigue, et l’ombre lui met aux yeux et sous les pommettes de grands creux profonds. Quand il a passé, des rires s’élèvent derrière lui, des rires de femmes, moqueurs et légers, et les amoureux reprennent leurs embrassements avec plus de zèle.

Vingt minutes plus tard le halètement revient, et le même bruit de foulées régulières ; et les amoureux tournent la tête de nouveau et rient encore, et suivent un instant des yeux le maillot qui s’en va dans la nuit, le maillot blanc marbré de taches de sueur, et les jambes lasses qui semblent condamnées à un trot sans fin par quelque volonté inexorable. Ils regardent, et la voix de femme s’élève de nouveau, paresseuse :

– Il se fait tard, chéri ! Il faut que je rentre !

Mais ils sont encore là quand le coureur de Marathon repasse.

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Le coureur de Marathon est rentré, et s’est couché ; mais il ne dort pas. Depuis quelque temps il ne dort guère. Peut-être après tout qu’il a un peu exagéré, forcé la dose, et que ses nerfs se vengent à leur façon. Toujours est-il qu’il reste éveillé, les yeux grands ouverts dans la nuit.

Cela lui est égal. Il songe qu’il a marché constamment, ce soir-là, à cinq minutes trente au mille, et que le dernier tour du parc n’était en somme qu’une très supportable agonie.

Il songe à son entraînement en général, au Marathon qu’il va courir, et voici qu’il ferme les yeux… mais c’est seulement parce qu’il songe, et pour mieux cacher son secret.

C’est un secret qui reste un peu obscur même pour lui, et qu’il ne saurait pas traduire en mots ; une de ces choses infiniment précieuses, dont on a honte.

Voilà… Depuis qu’il est à peu près en condition, il lui suffit de se répéter tout en courant, après les premiers miles, qu’il est parti pour un Marathon… un Marathon… un Marathon… et peu à peu il y a quelque chose de changé.

D’un bout de la journée à l’autre il n’est que Thomas Todd, l’éphèbe blême et dégingandé dont il voit la figure insipide dans sa glace, le matin, et parfois la silhouette sans grâce reflétée dans les devantures. Mais le soir, à l’entraînement, après quelques minutes à bonne allure et avant que la grande fatigue ne vienne, il cesse d’être Thomas Todd et il devient un coureur de Marathon, ce qui est tout autre chose.

Il a lu dans les journaux des articles sur le soldat de Marathon, et aussi sur les jeux du Stade, sur les athlètes grecs, des êtres irréels, d’une perfection miraculeuse, issus des dieux, et qui n’ont pas laissé de postérité. Tout cela s’est fondu dans sa mémoire en un grand souvenir très vague ; mais quand, le soir, autour du parc, il est en pleine action et qu’il songe que c’est pour un Marathon qu’il s’entraîne, voici que lui, Thomas Todd, se sent enlevé dans une sphère supérieure, et proche de tous les demi-dieux de marbre et de bronze.

Il oublie son maillot blanc bordé de rouge, et sa culotte bleu pâle ; il ne se souvient que de ses muscles qui jouent librement, et de son souffle facile qui fait que sa poitrine semble large et profonde… le vent tiède souffle sur sa chair nue… sa vue se trouble un peu, le sang lui monte aux tempes, et l’illusion lui vient presque de longues foulées souples qui s’allongent à côté de lui, de pieds nus volant sur la terre, de beaux corps frottés d’huile dont le rythme suit le sien et qui lui font cortège…

Et quand l’épuisement vient, il ne pense qu’à montrer aux demi-dieux qu’il est leur égal en courage.

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Une route écrasée de soleil, deux haies épaisses de curieux, et, encadrés entre des voitures chargées de personnages à brassards, de petits bonshommes pitoyables qui trottent obstinément.

Le coureur de Marathon lève en passant vers la foule des yeux ivres et une figure ravagée. Il n’est guère qu’à mi-parcours, il se sent déjà las et vide, et, le grand jour venu, son illusion l’a déserté. Il a beau se répéter tout bas le mot magique : son exaltation des autres soirs se refuse à venir. Il reste Thomas Todd, que la foule contemple avec pitié, et qui s’acharne sans espoir.

Pourtant il continue, et peu à peu il lui semble que la vision approche enfin ; elle n’est pas encore là ; mais elle l’attend un peu plus loin, s’il se montre digne d’elle. Alors il laisse aller sa tête en arrière, et allonge désespérément.

Et voici qu’à l’issue d’un tournant le soleil s’abat sur lui comme une boule de feu ; une pince l’empoigne à la nuque, une pince qui serre et qui brûle, et c’est un corps déjà insensible qui tombe dans la poussière.

Des officiels se précipitent, et des ambulanciers arrivent en hâte ; mais il n’a pas besoin d’eux. Il est enfin en pleine voie triomphale, foulant en vainqueur la route de gloire que bordent les statues des héros de l’Hellas, qui le reçoivent en égal.

Le coureur de Marathon n’a pu aller jusqu’au bout, de sorte que l’immortalité lui est refusée, et la gloire… mais, à force de courir, il est entré dans l’éternité, ce qui est bien quelque chose. - FIN

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021