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Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer ... - Louis-Balthazar Néel

 

 

 

 

 

 

Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour de Saint-Cloud à Paris par terre - Louis-Balthazar Néel  (1695-1754)

 

La passion de voyager est sans contredit la plus digne de l’homme ; elle lui forme l'esprit en lui donnant la pratique de mille choses que la théorie ne saurait démontrer. Je puis en parler aujourd'hui avec connaissance. Il n'y a rien de si sot et de si neuf qu'un Parisien qui n'a jamais sorti des barrières: s'il voit des terres, des prés, des bois et des montagnes qui terminent son horizon, il pense que tout cela est inhabitable: il mange du pain et boit du vin à Paris, sans savoir comment croissent l'un et l'autre.

J'étais dans ce cas avant mon voyage: je m'imaginais que tout venait aux arbres; j'avais vu ceux du Luxembourg rapporter des marrons d'Inde, et je croyais qu'il y en avait d'autres dans des jardins faits exprès, qui rapportaient du blé, du raisin, des fruits et des légumes de toutes espèces: je pensais que les bouchers tenaient des manufactures de viande, et que celui qui faisait la meilleure était le plus fameux; que les rôtisseur fabriquaient la volaille et le gibier, comme les limonadiers fabriquent le chocolat; que la Seine fournissait la morue, le hareng saur, le maquereau et tout ce bon poisson qu'on vend à Paris; que les teinturiers ordinaires faisaient le vin à huit et à dix sous pour les cabaretiers, mais que le bon se faisait aux Gobelins comme y ayant la meilleure teinture; que la toile et les étoffes venaient dans certains endroits comme les toiles d'araignées derrière ma porte, et enfin que les fermiers généraux faisaient l'or et l'argent, et le roi la monnaie, parce que j'ai toujours vu un suisse de sa livrée à la porte de l'hôtel des Monnaies à Paris.

Mais puisque je parle du roi, je ne saurais me dispenser de dire ce que j'en ai toujours pensé si jeune que j'ai été. Sur le portrait que l'on m'en avait fait, je me le figurais aussi puissant sur ses sujets que l'est sur ses écoliers un régent de sixième qui peut leur donner le fouet ou des dragées suivant qu'ils l'ont mérité. La première fois que je le vis, ce fut un jour de congé au petit Cours, où il passait en allant à Compiègne; je n'avais pas plus de dix ans pour lors; cependant à sa vue je me sentis intérieurement ému de certain sentiment de respect que lui seul peut inspirer, et que personne ne saurait définir: je trouvais tant de plaisir à le considérer, qu'après l'avoir vu bien à mon aise dans un endroit, je courais vite à un autre pour le revoir encore; de sorte que j'eus la satisfaction de le voir sept fois ce jour-là, et je crois que je le verrais tous les jours avec le même empressement. Je me souviens bien que je fus moins ébloui de la magnificence de sa nombreuse suite, que frappé des rayons majestueux qui partaient de son auguste front. Jusque-là, je m'étais imaginé qu'il n'y avait rien de si beau dans le monde qu'un recteur de l'Université, précédé processionnellement des quatre Facultés. Ensuite sur le bruit de ses exploits militaires, je le comparais aux César et aux Alexandre dont parlent nos auteurs latins; au récit de son goût et de sa protection pour les arts, je lui trouvais toutes les qualités d'Auguste, et enfin j'ai toujours depuis conservé pour Sa Majesté une vénération si parfaite, que je sens bien que rien ne pourra jamais l'altérer.

Mais je suis bien revenu aujourd'hui de toutes mes erreurs, et de mon ignorance sur la nature; il ne me fallait rien moins pour cela que le voyage de long cours, d'où, par la grâce de Dieu, je suis de retour, et dont je donne ici la relation au public: rien de plus capable d'exciter les jeunes gens à voyager que la lecture de différents voyageurs: c'est aussi le seul que je me suis proposé.

Il y avait deux ans que l'on me tourmentait pour me faire sortir de Paris, lorsqu'enfin un de mes intimes amis de collège, dont le père a une fort jolie maison de campagne à Saint-Cloud, me pressa si vivement de l'y aller voir, que je ne pus m'en défendre. La prière de la charmante Henriette, sa sœur, que je commençais à aimer, que j'ai aimée depuis, que j'aime et que j'aimerai toute ma vie, acheva de m'y déterminer. J'avais besoin d'un aussi puissant motif pour vaincre ma répugnance à jamais m'exposer en route. Elle me dit qu'elle y devait aller passer les fêtes de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre, et me fit promettre, par l'amour que j'avais pour elle, de venir l'y joindre: le ton gracieux et tendre avec lequel elle me dit cela, fut encore un véhicule qui me porta à lui jurer par ses beaux yeux, que je ferais tout pour elle. Que pouvais-je jurer de plus sacré pour moi? Je lui donnai cent baisers parlants, pour gages de mon serment; et je lui en aurais donné mille s'il n'avait pas fait si chaud: mais je la quittai tout en sueur, tant je m'étais fait de violence en lui sacrifiant mon dégoût pour le voyage.

Omnia vincit amor, et nos cedamus amori... Rien ne peut résister à l'amour, et cédons-lui donc, disais-je en moi-même. C'est Virgile qui l'a dit mot pour mot, et Virgile n'était pas un sot, il faut donc le croire. Apparemment qu'on aimait déjà de son temps, et pourquoi n'aimerais-je pas aussi aujourd'hui? Mais quand au collège on me donnait ses Eglogues à expliquer, devais-je jamais prévoir que je me serais fait un jour l'application de ce beau passage: Omnia vincit amor, et nos cedamus amori?

Il est des destinées auxquelles on ne peut se soustraire, quelque violence que l'on fasse pour s'en empêcher; mais enfin si l'amour est un crime aussi grand que mon régent me l'a toujours voulu persuader, devrait-il être accompagné de tant de plaisir, et peut-il jamais y avoir de mal à faire une chose qui nous plaît tant? Pourquoi aussi tout le monde y en prend-il? Car tous nos livres grecs et latins sont remplis des noms d'illustres coupables qui y ont succombé comme moi: si c'est véritablement un crime, il flatte plus que toutes les vertus de ma connaissance. Mais aussi est-ce bien là ce qu'on appelle amour que ce que je sens actuellement? Depuis que j'ai embrassé ma chère Henriette, je ne me possède plus; mon esprit semble être sorti de sa sphère ordinaire; le cœur me bat continuellement, je souhaiterais l'embrasser toujours; elle ne me sort point de devant les yeux; tantôt je lui parle, et elle me répond; tantôt je parle seul. Je ne songe plus ni a mon battoir, ni à mon ballon, je ne pense uniquement qu'à elle. Est-ce rêver, est-ce aimer tout de bon? Si c'est un songe, puisse-t-il durer toujours, tant il m'est agréable. Si c'est aimer, comment pouvait-on avoir la cruauté de me faire un portrait si hideux d'une chose qui me paraît avoir tant de charmes?... Mais mon parti est pris. Oui, Virgile, vous ayez raison, et nos cedamus amori. C'est bien dit, aimons donc, et essayons si, en perfectionnant un si joli crime, je ne pourrais pas en faire une vertu: le poison le plus subtil, quand il est bien préparé, devient la médecine la plus salutaire. Oui, chère Henriette, je vous aime, et je crois que je vous aimerai toujours. La preuve que j'y suis bien déterminé, c'est que vous m'avez fait promettre de quitter Paris pour aller à Saint-Cloud par mer, moi qui hais tant cet élément. Non-seulement je vous ai promis, mais je vous tiendrai parole, alea jacta est, la balle est jetée, je braverai les fatigues du voyage, j'affronterai les périls de la mer, je m'exposerai aux inconvénients du changement d'air, il n'est rien en un mot que je ne vous sacrifie...

Omnia vincit amor. Je m'embarquerai le jour que vous m'avez fixé, j'irai vous joindre... Mais non, je n'irai pas; j'y volerai sur les ailes des vents, et l'Amour m'y guidera. Je ne m'en tiendrai même pas là, car si l'on peut aller encore plus loin que Saint-Cloud et que l'envie de voyager vous continue, je vous suivrai partout si vous voulez, nous verrons ensemble le bout du monde! Pour vous et avec vous où n'irais-je pas? que ne ferais-je pas?

Actuellement que je me suis fait émanciper, me voilà mon maître; ma mère et mon tuteur m'ont rendu leur compte et je n'en dois à personne...

Telles étaient mes réflexions lorsque pensant très-sérieusement que je n'avais plus que huit jours pour me disposer à partir, je commençai par faire blanchir tout mon linge que j'étageai dans une malle, avec quatre paires d'habits complets de différentes saisons, deux perruques neuves, un chapeau, des bas et des souliers aussi tout neufs: et comme j'avais entendu dire qu'en voyage, il ne fallait s'embarrasser de bagage sur soi que le moins que l'on pouvait, je mis dans un grand sac de nuit tout mon nécessaire: savoir ma robe de chambre de calmande rayée, deux chemises a languettes, deux bonnets d'été, un bonnet de velours aurore brodé en argent, des pantoufles, un sac à poudre, ma flûte a bec, ma carte de géographie, mon compas, mon crayon, mon écritoire, un sixain de piquet, trois jeux de comète, un jeu d'oie et mes Heures: je ne réservai pour porter sur moi que ma montre à réveil, mon flacon à cuvette plein d'eau sans pareille, mes gants, des bottes, un fouet, ma redingote, des pistolets de poche, mon manchon de renard, mon parapluie de taffetas vert, ma grande canne vernissée et mon couteau de chasse à manche d'agate.

Tout mon équipage fut prêt en quatre jours; il ne s'agissait plus que démettre ordre à mes petites affaires, tant spirituelles que temporelles. Après avoir fait une bonne et ample confession générale, je fis un testament olographe, que j'écrivis moi-même à tête reposée, en belle écriture, moitié ronde et moitié bâtarde; je fus faire mes adieux à tous mes voisins, parents et amis, et je payai tout ce que je devais dans le quartier, à ma blanchisseuse, a mon perruquier, à ma fruitière et aux autres. J'avais toujours ouï dire que l'air de la mer était malfaisant à ceux qui n'y étaient joint habitués de jeunesse; et pour m'y habituer petit à petit, j'allais tous les jours me promener sur les bateaux des blanchisseuses pendant une heure ou deux; je passais l'eau aussi de temps en temps, du port Saint-Nicolas aux Quatre-Nations, et j'ai continué cette manœuvre jusqu'à mon départ; de sorte qu'insensiblement je m'y suis fait.

Quand je fus à la veille de partir, quoique l'on m'eût assuré que je trouverais des vivres dans le navire sur lequel je devais m'embarquer pour aller à Saint-Cloud, et qu'on m'eût dit que le sieur Langevin, qui en est le, munitionnaire général et entrepreneur des vivres de cette partie de la marine, ne manquait de rien, et était pourvu de tout ce qui pouvait contribuer à la commodité des voyageurs, je fis toujours, par précaution, acheter un grand panier d'osier fermant à clef dans lequel je fis mettre un biscuit de trois sous du Palais-Royal (car j'ai retenu de quelqu'un qu'il ne fallait jamais s'embarquer sans biscuit), un petit pain mollet du pont Saint-Michel, une demi-bouteille de bon vin à dix, deux grosses bouteilles d'eau d'Arcueil à la glace, une livre de cerises et un morceau de fromage de Brie. Bien m'en a pris, en vérité, de faire ces petites provisions; car ce même Langevin que l'on m'avait plus vanté qu'Aubry, n'avait rien de tout cela; il n'avait que du brandevin, que je n'aime point, des petits pains à la Sigovie qui sont indigestes, et de mauvais sirop d'orgeat et de limon, qui n'étaient point de chez Baudson, qui est le seul à Paris qui réussisse dans ces sortes de sirops; en récompense aussi on vantait beaucoup son ratafiat et sa bière, mais je n'aima ni l'un ni l'autre.

Enfin, le grand jour de mon départ arrivé (c'était par un dimanche, veille de la Saint-Jean, car je m'en souviendrai tant que je vivrai), mon régent, de qui j'avais été prendre congé, voulut me venir conduire, avec ma mère et mes deux tantes, qui, pour être levées plus matin, avaient passé la nuit dans ma chambre. Nous prîmes deux carrosses, un pour nous et l'autre pour mon équipage; tous mes voisins étaient aux portes et aux fenêtres pour me dire adieu et me souhaiter un bon voyage. Je laissai à une de mes voisines mon beau chat chartreux et à une autre mon petit serin gris; et nous fûmes au Saint-Esprit entendre la sainte messe; je m'en acquittai avec le plus de dévotion que me le permettait mon état. Il y avait tant de monde ce jour-là, qu'au sortir de l'église, j'eus toutes les peines imaginables à, prendre autant d'eau bénite que j'aurais bien voulu, pour en faire la galanterie à ma compagnie; mais il me fut impossible de lui donner en cela des preuves de ma générosité; car, dans le moment que je faisais la petite cérémonie usitée parmi les jeunes gens bien nés, et que j'allongeais le bras, je me trouvai séparé par la foule des entrants et des sortants; de façon que ceux qui entraient, me reportèrent jusqu'à trois reprises de suite au milieu de l'église, sans qu'il me fût possible de m'en dépêtrer, qu'après y avoir laisse un morceau de ma perruque, deux agrafes de mon chapeau, trois boutons de mes bretelles et mon beau mouchoir des Indes tout entier. Heureusement que mon couteau de chasse était bien attaché et ferré tout à neuf, car je l'aurais perdu aussi; encore n'eus-je pas la consolation d'avoir fait usage pour moi-même de l'eau bénite que j'avais prise. Enfin je rejoignis ma mère tout hors d'haleine et boitant tout bas, parce qu'en me ballottant ainsi, on m'avait marché sur dix-sept de mes cors, car j'en ai depuis l'âge de raison trois à chaque doigt de pied, et cela vraisemblablement vient de famille; car tout Paris sait que feu mon pauvre père, dont l'âme est aujourd'hui devant Dieu, en avait une si grande quantité, qu'à chaque variation de temps il en était si cruellement tourmenté, que jamais baromètre n'a été plus infaillible que lui il annoncer les changements de temps.

Je n'osai cependant me plaindre de ma perte, dans la crainte d'être bien grondé, car je connaissais ma pauvre bonne femme de chère mère, pour ne pas aimer du tout à perdre et pour être fort mauvaise joueuse à ce jeu-là. Nous remontâmes en carrosse et traversâmes la Grève avec assez de difficulté, à cause de l'embarras qu'y causaient les préparatifs du feu d'artifice que l'on devait tirer le soir même. Ma mère était bien fâchée que je partisse sans le voir: une de ses commères, bonne amie et voisine, en l'assurant qu'il y aurait de bien belles fusées volantes toutes neuves, et dont elle connaissait l'auteur, lui avait en même temps proposé une place pour elle et pour moi sur l'amphithéâtre des huissiers de la ville, parce que le maître clerc d'un de ces messieurs faisait depuis peu l'amour à sa fille Babichon. Mais il était inutile d'y penser; j'avais promis à ma chère Henriette, et tous les feux d'artifice du monde ne m'auraient pas fait manquer la parole que je lui avais donnée de partir ce jour-là. Je dis adieu à la Grève et au grand Châtelet par où nous passâmes, à la Vallée, au Pont-Neuf, à la Samaritaine, au Cheval de bronze, au Gros-Thomas, aux Quatre-Nations, au vieux Louvre, au port Saint-Nicolas, et enfin à tous les endroits remarquables de ma route. Nous arrivâmes insensiblement au Pont-Royal, où nous vîmes beaucoup de monde assemblé, ce qui nous fit penser qu'on ne tarderait point à partir.

Le cœur me battait extraordinairement à la vue du navire: celui qui était en charge pour lors se nommait le Vieux-Saint-François, commandé par le capitaine Duval, homme fort expérimenté dans la marine de terre et de mer, et qui, suivant que lui-même m'en a assuré, n'a pas encore été noyé une seule fois depuis vingt ans qu'il navigue. Je fis embarquer tout mon bagage sous la levée; on n'attendait plus que le vent de huit heures et demie pour tirer la planche et pousser hors. Déjà le pilote avait levé le drapeau avec lequel il donnait le signal du haut de la jetée, et les matelots répandus dans les auberges voisines, y battaient le boute-selle, et y hâtaient à grands cris les voyageurs. Il est vrai que leurs jurements déplurent beaucoup à ma mère et à mes deux tantes, qui firent un peu la grimace, et moi aussi, mais mon régent, qui avait déjà vogué deux fois de Paris à Charenton, nous rassura beaucoup, en nous disant que c'était là la façon ordinaire dont les gens de mer s'expliquaient, et qu'il ne fallait point s'en formaliser.

Il est bien vrai de dire que dans les différents embarras d'un départ, on oublie toujours quelque chose: ma mère, qui avait été autrefois dans le commerce, se ressouvint que, pour rendre le capitaine responsable de sa cargaison, on faisait ordinairement une lettre de voiture pour chaque ballot qui s'embarquait dans son bord, elle en voulait faire une pour moi et ma pacotille; mes tantes, d'un autre côté, voulaient me faire passer par la chambre des assurances; mais il était trop tard pour prendre toutes ces précautions; le pilote Montbazon jurait après ma lenteur, on n'attendait que moi pour lever la fermûre et démarrer; il fallut nous séparer malgré nous. La mère du capitaine Duval, qui l'était venue conduire jusqu'au port, m'arracha des bras de mon régent, de ma mère et de mes deux tantes, pour me pousser à bord: elles n'eurent que le temps de me couler dans mes poches chacune une pièce de six sous, et de me promettre une messe à Saint-Mandé et aux Vertus, sous la condition expresse que je leur donnerais de mes nouvelles sitôt que je serais arrivé; je leur promis de le faire et de leur rapporter à chacune un singe vert et un perroquet gros bleu, et je m'embarquai.

Non, rien ne me dégoûterait tant des voyages que les adieux qu'ils occasionnent, et surtout quand il les faut faire à des gens qui nous touchent de si près, qu'un régent de rhétorique, une mère et deux tantes. Je tremble encore quand je me représente que nous restâmes muets tous les cinq pendant quelque temps; que tous les quatre avaient leurs yeux humides fixés sur les miens qui fondaient en eau; que je les regardais tous, les uns après les autres; que le cœur de ma pauvre bonne femme de chère mère creva le premier; que celui des autres et le mien crevèrent aussi; que nous pleurions à chaudes larmes tous les cinq, sans avoir la force de nous rien dire; que nous en vînmes tous à la fois aux plus tendres embrassements, ce qui faisait le plus triste groupe du monde; que nos larmes avaient de la peine à se mêler, tant elles étaient rapides; et qu'enfin le spectacle était si touchant, que les deux cochers qui nous avaient emmenés et qui, pour l'ordinaire, ne sont pas trop tendres, ne purent s'empêcher de pleurer aussi. Je ne sais pas même si les chevaux ne se mirent pas aussi de la partie; car je m'étais aperçu du bon cœur de ces animaux, en ce qu'ils semblaient ne me conduire là qu'à regret, tant ils avaient été lentement sur toute la route.

Tandis que j'étais occupé à reconnaître mon équipage, le navire fut mis à flot; je le sentis à merveille par un ébranlement qui m'effraya, parce qu'il me surprit. Je montai sur le tillac pour voir la manœuvre; déjà le Pont-Royal se retirait pour nous faire place, et tous les autres navires chargés de bois, qui semblaient n'être là que pour s'opposer à notre passage, se rangeaient aussi à la voix du pilote, qui jurait comme un diable après eux.

À peine étions-nous à la demi-rade, que plusieurs passagers ayant fait signal du bord du rivage qu'ils voulaient s'embarquer avec nous, le capitaine a fait jeter la chaloupe en mer pour les aller recueillir; apparemment qu'ils avaient retenu leurs places; nous avons été tout bellement jusqu'à, ce qu'ils nous aient joints; après quoi nous nous sommes trouvés en pleine mer, vis-à-vis du nouveau Carrousel, et nous avons été bon train ensuite.

Un petit vent de sud nous poussait, et apparemment qu'il nous était contraire, car on ne hissa aucune voile, pas même la misaine; mais on fit seulement force de rames jusqu'à ce que nous pussions saisir les vents alizés. L'odeur du goudron commença tout d'un coup à me porter à la tête; je voulus me retirer plus loin pour l'éviter: mais je fus bien étonné, quand, voulant me lever, il me fut impossible de le faire. Je m'étais malheureusement assis sur un tas de cordages, sans prendre garde qu'ils étaient nouvellement goudronnés; la chaleur que je leur avais communiquée, les avait incorporés si intimement à ma culotte, qu'il fallut en couper des lambeaux pour me débarrasser. Cette aventure ne déplut qu'à moi seul; car de tous les spectateurs, il n'y avait que moi qui ne riais point. Cependant nous rangions le Nord en dérivant jusqu'à la hauteur d'un port qu'on me dit être celui de la Conférence. Il y avait à l'ancre plusieurs navires qui y chargeaient différentes marchandises de Paris, destinées pour les pays étrangers; de là j'estimai que ce que je voyais à l'improviste était ce que nos géographes appellent la Grenouillère, parce que j'entendis effectivement le coassement des grenouilles.

Nous dépassâmes le Pont-Tournant et le Petit-Cours, d'un côté de la terre, et de l'autre les Invalides et le Gros-Caillou: nous fîmes ensuite la découverte d'une grande île déserte sur laquelle je ne remarquai que des cabanes de sauvages et quelques vaches marines, entremêlées de bœufs d'Irlande; je demandai si ce n'était point là ce qu'on appelait dans la Mappemonde l'île de la Martinique d'où nous venaient le bon sucre et le mauvais café. On me dit que non, et que cette île qui portait autrefois un nom très-indécent[1], portait aujourd'hui celui de l'île des Cygnes. Je parcourus ma carte, et comme je ne l'y trouvai point j'en ai fait la note suivante: j'ai observé que les pâturages en doivent être excellents, à cause de la proximité de la mer, qui y fournit de l'eau de la première main; qu'on y pourrait recueillir de fort bon beurre de Bray; que si cette île était labourée, elle produirait de fort joli gazon et bien frais; que c'était de là, sans doute, que l'on tirait ces beaux manchons de cygne qui étaient autrefois tant à la mode, et que quoiqu'il n'y eût pas un arbre, il y avait cependant bien des falourdes et bien des planches entassées les unes sur les autres à l'air. J'ai tiré de là une conséquence, que la récolte du bois et des planches était déjà faite dans ce pays-là, parce que le mois d'août y est plus natif que le mois de septembre à Paris; qu'il n'y a point assez de bâtiments ni de caves pour les serrer; et qu'enfin c'est sans doute de là que l'on tire ce beau bois des îles que nos ébénistes emploient, et dont nos tourneurs font de si belles quilles.

[1] On l'appeloit l'île Macquerelle.

À deux pas de là, sur un banc de sable vers le Midi, nous avions vu les débris d'un navire marchand, que l'on nous a dit avoir fait naufrage l'hiver dernier, chargé de chanvre; un bon bourgeois de Domfront[2] n'aurait point été touché de cette aventure parce que c'est une herbe de malheur pour lui; mais je ne saurais dissimuler combien ce spectacle m'a fait peine; autant m'en pendait devant le nez; je pouvais périr et échouer de même.

[2] Ville de la basse Normandie.

À propos de chanvre et de Domfront, je me souviens de la naïveté d'un marguillier de Domfront qui, se promenant un jour avec un Parisien dans un champ semé de chanvre, celui-ci lui demanda si c'était de la salade; à quoi le marguillier répondit:

—Ho dame verre! vos avés tout droit bouté le nés dessus; de la salade! vos vos y connossé; queu chienne de salade! morgué, elle a étranglé défunt mon pauvre père.

Nous faisions toujours route, et nous cinglions en louvoyant le long du rivage, qui était couvert de pierres de Saint-Leu, que je prenais de loin pour du marbre d'Italie, lorsque, pour suppléer au défaut de marée et au vent contraire, notre pilote prudent et sage, parce qu'il était encore à jeun, a jeté un câble à terre, qui sur-le-champ m'a paru avoir été attaché à un charretier et à deux chevaux. J'ai remarqué que quoiqu'ils aient toujours été le grand trot, et quelquefois même le galop tous les trois, nous les avons cependant toujours suivis sans doubler notre pas. C'est une belle chose que l'invention de la mer!

J'étais pour lors dans une assiette assez tranquille, puisque je m'occupais à consommer une partie de ma victuaille, lorsqu'apercevant une longue frégate beaucoup plus forte que notre vaisseau, et qui lançait de bout à nous, j'ai cru être perdu: la peur donne des ailes, dit-on, mais sûrement elle ne donne point d'appétit, car il m'a manqué tout d'un coup; j'ai vu notre capitaine sortir brusquement de sa chambre, et quitter une partie de pied de bœuf, à laquelle il jouait avec des dames, pour monter sur le pont, et crier à plusieurs reprises: «Coit! coit! coit!» J'ai vu ensuite les matelots de la frégate lever le chapeau en l'air, et crier à des hommes et à des chevaux qui étaient à terre: «Ho! ho! ho!» J'ai pris tout cela pour le signal de l'abordage: et attendu qu'il y a relâche au théâtre de la guerre entre nos voisins et nous, j'ai cru d'abord que c'était une galère d'Alger qui nous allait prendre et conduire à Marseille avec ces pauvres captifs qu'on y conduit tous les ans de la Tournelle, et que les R. P. Mathurins vont racheter en Barbarie de temps en temps. J'étais dans un saisissement mortel; car j'ai lu la liste des tourments que l'on fait souffrir aux pauvres chrétiens qui ne veulent pas se faire recevoir dans la religion de ces pays-là, voilà ce que c'est que d'avoir un peu de lecture. Mais j'avais déjà pris mon parti en galant homme sur cela, quand j'ai vu la frégate se remorquer et passer son chemin; elle était même déjà bien loin de nous, que je craignais encore qu'il ne lui prît quelque répit, et qu'elle ne revirât de bord. Cette frégate se nommait, à ce qu'on m'a dit après, la Parfaite, de dix hommes et huit chevaux d'équipage, du port de je ne me souviens plus combien de tonneaux de cidre, chargée de marchandises d'épiceries, et commandée par le capitaine Louis-Georges Freret, faisant route de Rouen à Paris. Cela ma donna occasion de demander si la Compagnie des Indes passait aussi par-là quand elle allait chercher ces belles toiles de Hollande au Japon? Si nous étions encore bien éloignés du cap Breton? Si nous ne courions point risque de rencontrer des écumeurs de mer? Et si C'était par ici que j'avais passé en revenant de Pantin où j'ai été en nourrice? Je m'aperçus qu'à chaque question on me riait au nez: mais je crus que c'était par ressouvenir de l'aventure de ma culotte goudronnée: cependant, sans me dire pourquoi on riait tant, on me tourna le dos, et je restai seul assis au pied du grand mât où j'achevai de déjeuner.

Sur la pente douce et agréable d'une colline qui borde le rivage du côté du nord, s'élèvent des maisons sans nombre, plus jolies les unes que les autres, qui forment la perspective d'une grosse ville, que nous longions de fort près, lorsque j'aperçus à l'une de ses extrémité! deux gros pavillons octogones à la romaine, ornés de girouettes, percées d'un écusson respectable, et aboutissant à une terrasse qui règne le long d'un parterre charmant: je faisais observer à un abbé qui était venu se mettre à côté de moi qu'apparemment dans le temps des croisades de la terre sainte, cette ville avait manqué d'être prise d'escalade du côté de la mer par les Turcs, puisque les échelles y étaient encore restées attachées aux murs ou que c'était peut-être ce que nos plus grands voyageurs ont nommé les Echelles du Levant: mais il me dit que ce village s'appelait Chaillot; que ces pavillons avaient été bâtis par S. A. R. et que ces échelles servaient aux blanchisseuses du pays pour aller laver leur linge. Je vis effectivement la preuve de ce que dit l'abbé; car, dans le moment même, des femmes descendirent et d'autres remontèrent par ces échelles avec du linge, tandis que celles qui étaient restées sur la grève à essanger, battre et laver leur lessive, nous dirent en passant mille sottises que la pudeur ne permet point de répéter ici. Celle qui me piqua le plus, quoique la moindre de toutes, ce fut de m'entendre défigurer et montrer au doigt par une de ces harpies, que je ne connaissais point, qui ne m'avait jamais vu, et qui m'a cependant appelé fils de p..... Je rougis pour ma pauvre chère mère qu'on mettait ainsi en jeu mal à propos, et j'aurais été bien fâché qu'elle eût entendu cela; car je puis bien certifier que si elle a eu la faiblesse de l'être, au moins personne n'a jamais osé le lui reprocher en public, feu mon père étant trop scrupuleux sur l'article du point d'honneur, pour l'avoir souffert impunément: mais moi qui ne voulais pas d'affaires en pays étranger, j'ai mieux aimé feindre de n'avoir point entendu, que de faire face à l'orage de sottises qui m'aurait infailliblement accablé. Il est vrai que tous les autres passagers ont bien, pris mon parti, et qu'ils m'ont assez vengé de cette impertinente qui m'avait ainsi insolenté; car ils ont répondu par des répliques si cossues, que la plus vieille de ces mégères, enragée de se voir démontée, a troussé sa cotte mouillée, et nous a fait voir le plus épouvantable postérieur qu'on puisse jamais voir. «Ah! ciel, disais-je en moi-même, cette Agnès de Chaillot, dont la douceur et l'innocence m'ont tant édifié à Paris, serait-elle de ce pays-ci?» Tout ce qui m'étonnait, c'est que J'avais fait tant de chemin, et qu'on parlait encore français: je compris de là que la langue française était une langue qui s'étendait bien loin.

Au bout des murs de Chaillot, et sur le même profil, en règne un autre fort long et fort haut, qui renferme un grand clos, de beaux jardins, et un gros corps de logis percé de mille croisées antiques, et adosse à une église fort haute, dont la pointe du clocher semble se perdre dans les airs. J'ai d'abord imaginé que ce pouvait être cette superbe Chartreuse de Grenoble, dont j'ai tant entendu parler à ma pauvre tante Thérèse, qui a manqué d'y aller en revenant un jour de Saint-Denis: mais une dame à laquelle je me suis adressé pour savoir ce que c'était, me dit que c'était le couvent des Bons-Hommes de Passy; que c'était le seul qu'il y eût au monde, que quoique la maison me parût très-considérable, elle était cependant très-mal peuplée, par la difficulté de la recruter et trouver des sujets qui conviennent à son institution: que l'on n'a pu trouver de terrain assez étendu pour y établir un pareil couvent pour les Bonnes-Femmes; et enfin, elle me dit là-dessus tout ce que l'esprit de parti lui suggéra. Nous nous trouvâmes insensiblement vis-à-vis de deux jardins charmants, fort voisins l'un de l'autre, et dont la propreté et l'ornement attirèrent toute notre attention. Je lui demandai si tout cela dépendait encore de la France? Elle se mit à rire de ma simplicité: mais moi qui ne voyageais que pour apprendre, je n'avais point regret de faire les menus frais de son divertissement, pourvu qu'elle fît ceux de mon instruction. Elle me dit que ces deux jardins étaient destinés à prendre les eaux minérales de Passy; que bien des familles étaient redevables à ces deux endroits de leur origine et de leur postérité: que l'on y venait de fort loin pour recouvrer la santé; qu'il y avait pendant toute la saison une compagnie choisie; qu'il y avait eu à la vérité autrefois quelques abus dans le grand nombre des personnes qui venaient prendre les eaux; mais que depuis que les temps sont devenus si durs, on n'y voyait plus guère que de véritables malades qui ne pensaient point à la galanterie; qu'elle-même n'y était venue depuis plus de dis ans; que le Passy d'aujourd'hui n'était plus le Passy de son temps pour les plaisirs; et qu'enfin sa fille y était depuis un mois sans... Là nous fûmes interrompus par un matelot, qui nous vint demander si nous descendions au port de Passy: la dame se prépara pour y descendre; le pilote appela par trois fois de toute sa force Jacob qui en est le passager: et Jacob, le maussade Jacob, aborda avec sa barque, dans laquelle entrèrent ceux qui voulurent descendre.

Inquiet de ce que j'allais devenir, j'allais de la proue où j'étais, à la poupe: je montai sur le tillac pour voir si je ne découvrirais point Paris avec ma lunette d'approche. Je m'orientai pour le trouver, et enfin je le vis sans le reconnaître; un tas de pierres, de cheminées, et de clochers ne me représentait plus Paris tel que je l'avais laissé, je n'y distinguais plus une rue, pas même celle de Geoffroy-l'Asnier où je demeurais: il me semblait qu'il était abîmé depuis que j'en étais sorti; je me figurais que cela ne serait point arrivé si je fusse resté. J'avais beau regarder de tous côtés, je ne voyais autour du vaisseau qu'une mer orageuse qui cherchait à nous engloutir; et dans le lointain, des terres australes et inconnues, des prés, des bois et des montagnes arides, sur lesquelles il ne devait croître que du vent, parce que j'y voyais beaucoup de moulins. Il n'y avait que la vue du soleil qui me rassurait un peu: je le reconnaissais encore pour être le même que je voyais au Palais-Royal, toutes les fois que j'y allais au méridien régler ma montre.

«Ô toi, qui m'as toujours éclairé, lui dis-je, brillant soleil, plus beau mille fois que ne peuvent être tous les autres soleils du reste de la terre! Soleil qui m'as vu naître! Soleil dont je chéris la présence, ne m'abandonne point! Je suis fait à ta chaleur bienfaisante, que sais-je si celle d'un soleil étranger ne m'incommodera point? Tiens, vois ma montre, accoutumée à être réglée sur toi seul, elle se dérangera sans toi.»

Puis, me retournant du côté de Paris, je lui disais:

«Ô toi de qui je tiens le jour: Paris! superbe Paris! mon petit Pans! pourquoi t'éloignes-tu ainsi de moi? Hélas! que ne viens-tu plutôt avec moi? Que ne me suis-tu? que ne t'es-tu embarqué avec moi? Je vois bien que tu es fâché contre moi, parce que je t'ai quitté si brusquement: mais ce n'est que pour un temps: je reviendrai, s'il plaît a Dieu, bientôt: je finirai mes jours dans ton sein: je te laisse pour gage de ma promesse, ceux de ma tendresse; ma mère et mes deux tantes, mon serin gris et mon chat chartreux: tu sais combien tout cela m'est précieux: ce n'est que pour les beaux yeux de la jeune et belle Henriette que j'entreprends aujourd'hui de voyager, un amour si beau mérite bien quelque indulgence de ta part: encore une fois, Paris! mon cher petit Paris! pourquoi me fuis-tu? Mais non, ingrat et infidèle que je suis, c'est moi qui t'abandonne! c'est moi qui m'éloigne de toi! Patrie, ô ma chère patrie! Je suis le seul coupable! Ah! si jamais je reviens de ce voyage, que tu auras lieu d'être contente de moi par la suite! c'est la première fois de ma vie que je te quitte depuis dix-huit ans que je suis au monde, mais ce sera la dernière. Je te demande mille fois pardon: tu dois passer quelque chose à la jeunesse...»

Puis, troussant mon habit:

«Vois, Paris, vois ma pauvre culotte neuve de velours cramoisi toute perdue; l'accident qui lui est arrivé n'est-il pas déjà, un commencement de l'expiation de mon crime? Mes inquiétudes, mes regrets, mes soucis, mes remords, mes larmes enfin expieront assez le reste. Mais quoi, la terre marche et semble retourner d'où je viens! il ne restera donc plus où je vais qu'antipodes et de l'eau! Encore fuit-elle aussi sous le navire! Quid est tibi mare quod fugisti? Ô mer, qu'as-tu donc à fuir? Ah! chère Henriette, que vous me causez de peines et d'inquiétudes! mais je vous les sacrifie toutes d'aussi bon cœur que je vous aime...»

À ce mot d'Henriette, j'ai repris tous mes sens, comme si je fusse revenu d'un grand évanouissement: j'ai songé que bientôt j'allais avoir le bonheur d'être auprès d'elle que je la verrais face à face, que je lui parlerais, qu'elle me répondrait, que je l'embrasserais, qu'après lui avoir démontré par ce trait de mon obéissance le quantum de ce que je l'aime, je trouverais peut-être le moment favorable de lui en prouver le quomodo; et qu'enfin ses beaux yeux me serviraient de soleil, si celui de Saint-Cloud ne me convenait point. Toutes ces réflexions me remirent le cœur au ventre.

En tournant les yeux de côté et d'autre sur sous les différents climats que je pouvais découvrir à perte de vue, j'aperçus sur notre droite un palais enchanté, qui me parut bâti par les mains des fées: son jardin vaste et spacieux, dont les murs sont baignés par la mer, est d'un goût charmant: la distribution des berceaux et la propreté des allées, me le firent prendre pour le même qu'habitait autrefois Vénus à Cythère ou à Paphos. Mais tandis que je réfléchissais sur le goût des étrangers pour l'architecture, j'aperçus encore, non loin de celui-ci, et sur le même point de vue, un autre palais beaucoup plus considérable, tant pour l'étendue des bâtiments que pour l'immensité des jardins: ce fut pour le coup que je crus être près de Constantinople, et que c'était là le sérail de grand-seigneur. Mais un de nos matelots, à qui je demandai à quel degré de longitude il estimait que nous pouvions être, et ce que c'était que ces deux palais, me répondit que de ces deux maisons la première appartenait à madame de Sessac, et la seconde à M. Bernard; et qu'à l'égard des degrés de longitude, il ne connaissait point ces rubriques-là; puis il me demanda si je n'allais point à Auteuil, et il fit la même question à tous les passagers, les uns après les autres, ce qui me donna la curiosité de m'informer de ce que c'était qu'Auteuil: on me répondit qu'Auteuil était cette ville que je voyais devant moi, que messieurs de Sainte-Geneviève en étaient seigneurs, et y avaient une fort jolie maison: que bien des bourgeois de Paris y en avaient aussi, qu'il y avait un fameux oculiste, nommé Gendron, que l'on y venait consulter de bien loin, que c'était la moitié du chemin de Paris à Saint-Cloud: et qu'enfin cet endroit était bien fréquenté.

«Il faut avouer, m'écriai-je alors, que si le cœur de la France est bien bâti, les frontières sont bien gaies et bien bâties aussi! non, la belle rue Trousse-Vache, où demeure ma mère à Paris, n'a rien de comparable à tout cela. Ô ma mère, disais-je en moi-même, que vous êtes actuellement inquiète de moi, aussi bien que mes deux tantes! et que je voudrais bien rencontrer ici quelque aviso qui fît voile pour les côtes de Paris, afin de vous donner de mes nouvelles! hélas! peut-être mon chat et mon serin sont-ils morts de déplaisir de ne me plus voir... Mais que le monde doit être long, ajoutai-je! quoi, depuis le temps que je roule les mers, je ne suis encore qu'à la moitié du chemin que j'ai à faire! Orner, que tu t'étends au loin! peux-tu être si vaste, et la morue si chère à Paris!»

Cette réflexion me rappela un beau cantique nouveau de l'Opéra-Comique qui commence par ces mots: «Vastes mers!» je le fredonnais entre les dents lorsque je découvris à l'ouest un navire à peu près semblable au nôtre, mais plus fort, qui venait à bride abattue sur nous: oh! pour le coup, je comptai bien que nous en allions découdre; car je voyais à merveille que ce n'était point un vaisseau marchand, en ce qu'il y avait trop de monde à fond de cale qui regardait par les fenêtres: on eût dit de l'arche de Noé. Je ne pouvais pourtant point m'imaginer non plus que ce fût un vaisseau de guerre, parce que je n'y voyais ni canons, ni pierriers, ni affûts; mais j'appréhendais que ce fût un saltin de Poissy qui cherchât à jeter les grappins pour tenter l'abordage à l'arme blanche, que je crains naturellement très-fort: je voyais un nombreux équipage rangé en bonne contenance sur le pont et sur le tillac. Mon premier mouvement fut de tirer mon couteau de chasse; mais je fis réflexion que peut-être l'air de la mer le rouillerait, et je pris seulement ma lunette d'approche pour en reconnaître le pavillon, afin de savoir au moins à qui nous allions avoir affaire, et pour prévoir de plus loin ce que tout cela allait devenir. Ce qui me tranquillisait pourtant, c'est qu'avec cette même longue-vue je voyais notre équipage serein, et les passagers peu inquiets: et effectivement nous passâmes rapidement à la portée du coup de poing l'un de l'autre sans nous rien faire: je m'aperçus même que notre vaisseau, qui semblait avoir peur, doubla son pas à l'approche de l'autre, qui n'osa pourtant nous attaquer; nous qui avions encore du chemin à faire, nous ne voulûmes point non plus nous amuser. Nous prîmes le bord-dehors, et lui l'avant-terre, et nous en fûmes quittes pour quelques signes de chapeau de la part des nautoniers, et pour des sottises que se dirent réciproquement les passagers. Pour moi je les saluai de bon cœur fort poliment, et je me congratulais d'en être échappé à si bon marché, après la peur que j'avais eue, lorsque je vis notre pilote revirer de bord, et d'un coup de gouvernail lancer de bout à terre, à une espèce de cap en forme de promontoire, que je prenais pour le cap de Bonne-Espérance, quand on me dit que c'était le havre de cette fameuse ville d'Auteuil, dont on m'avait parlé tout à l'heure: nous y mouillâmes, on porta la planche à terre, et il sortit vingt à trente personnes qui n'allaient pas plus loin.

Une petite aventure nous retarda à ce port Un peu plus que nous n'aurions dû; c'est que la jetée y était si escarpée, et la montée si difficile, qu'une jeune fille ayant roulé à la mer avec un abbé qui lui donnait la main et qu'elle entraîna avec elle, deux de nos matelots plongèrent pour les repêcher. J'ai observé pour lors qu'il est bien vrai de dire que, quand on se noie, on s'accroche où l'on peut, sans jamais lâcher sa prise; car la fille qui en tombant, s'était accrochée à la jambe droite de l'abbé, s'y tenait encore quand on la repêcha; et l'abbé qui s'était jeté à son cou quand elle l'entraîna, la tenait encore embrassée étroitement au sortir de l'eau. La fille perdit sa garniture et son éventail, et l'abbé son chapeau et son parasol violet clair. Quand le danger fut disparu entièrement, nous rîmes un peu de l'état où se trouvèrent nos baigneurs, et surtout de leur attitude; je ne sais S'ils recouvrèrent leur perte, parce que nous reprîmes le large; mais je me doute bien qu'ils ne se seront point quittés sans se sécher. Peu de temps après la femme de notre capitaine fut à tous les passagers faire payer leur fret: elle vint à un capucin qui était à côté de moi, et qui tira de dessous ses aisselles un chapelet à gros grains, dont il paya son passage; et elle s'adressa ensuite à moi, et je payai: elle était suivie par un pieux matelot, qui, se disant chargé de la procuration de saint Nicolas, le Neptune ordinaire des marins, excitait la dévote générosité des voyageurs; je fus du nombre de ceux qui désirèrent avoir part aux prières promises, et je fis mon offrande.

Sur la rive opposée, en tirant au sud-ouest, est une petite masure isolée, dont l'exposition heureuse, quoique retirée, semble annoncer une de ces retraites que se choisissaient autrefois ces saints anachorètes, lorsque, dégoûtés du monde, ils voulaient renoncer entièrement à son commerce, pour se livrer à la contemplation des choses célestes. Au milieu de quelques arbres mal dressés, et plantés au hasard, rampe humblement un petit corps de logis, dont la simplicité fait tout l'ornement; l'art paraît avoir moins participé à la décoration de ce lieu que la simple et belle nature: cependant tout y rit; et je me trompe fort si ce u'est point la qu'était au temps jadis ce fameux désert où saint Antoine fut tant tourmenté par le malin esprit, lors de ces belles tentations que Callot nous a si bien gravées d'acres nature; car on voit encore a quelque distance de là un moulin que ce saint ermite fit venir apparemment de Montmartre exprès, pour son usage et celui de son ménage, et sous lequel il y a encore un toit à cochon: le tout compose un ensemble qui m'a paru si charmant, que je crois que si jamais il prenait fantaisie à la Madeleine de revenir sur la terre, et qu'elle passât par cet endroit-là, elle n'hésiterait point à le préférer à la Sainte-Baume.

Quelqu'un qui me vit attentif à examiner un lieu que je paraissais avoir regret de perdre de vue, satisfit ma curiosité, en me disant:

«Hé bien, monsieur, vous considérez donc cette fameuse guinguette, autrefois si fréquentée, où l'Amour était venu de Cythère exprès pour la commodité de Paris, établir une manufacture de plaisirs, à la honte des familles bourgeoises. C'était là autrefois recueil où Carybde et Scylla prenaient plaisir à faire échouer la vertu, et à tendre des pièges aux vestales; c'était le rendez-vous de la lasciveté, de l'impureté, de la prostitution et de l'adultère: tous les vices s'y rassemblaient de toutes parts: mais tout est bien changé aujourd'hui, Bréant est mort, et le moulin de Javelle, que vous voyez aujourd'hui, n'est que l'ombre de celui que j'ai vu de mon temps.

—Qu'appelez-vous moulin de Javelle, monsieur, lui repartis-je? Est-ce que c'est là ce moulin de Javelle dont j'ai vu l'histoire à la Comédie-Française à Paris?

—Oui, monsieur, me dit-il, c'est le même pour lequel on a voulu inspirer de l'horreur aux jeunes gens, en leur représentant tous les désordres qui s'y commettaient.»

Tandis que nous causions, je n'avais point pris garde que notre corde s'étant perdue à une barque de pêcheur, qui était au bord du rivage, elle se lâcha; et m'étant appuyé dessus, elle manqua de me jeter à la mer, lorsqu'elle vint à se tendre, et elle m'y aurait effectivement jeté si je ne me fusse retenu aux haubans du grand mât. Je tombai par bonheur à la renverse sur le pont, et j'en fus quitte pour la peur, et pour mon chapeau et ma perruque qui furent emportés à la mer; je les vis dans l'instant bien loin derrière moi qui semblaient retourner a Paris.

«Si ma mère les voit, disais-je, elle reconnaîtra bien mon chapeau à la Ragotzy, et ma perruque à trois marteaux; elle les repêchera, et peut-être que cela ne sera point perdu; mais elle s'imaginera que je suis noyé, et elle se noiera aussi.»

Je fus vite à ma malle pour réparer tout mon désastre. On se rit toujours des malheureux: aussi se moqua-t-on aussi beaucoup de moi. On voulut voir ma culotte goudronnée, mais j'en avais mis une autre par-dessus. Je remontai sur le tillac, et comme je regardais avec ma longue-vue pour reconnaître deux villes peu éloignées l'une de l'autre qui me semblaient border la pente d'une longue colline, sur le sommet de laquelle il y avait la moitié d'un moulin à vent, je demandai leur nom au mousse du navire qui se trouvait pour lors auprès de moi; il me répondit que c'était Vaugirard et Issy. Il n'eut pas plutôt prononcé ces deux noms que mes entrailles s'émurent: je changeai de couleur, et me trouvai si mal que je fus obligé de m'asseoir.

Plusieurs passagers s'en aperçurent, et me demandèrent ce que j'avais, si ce n'était point l'effet de ma chute, ou l'air de la mer? Les uns me badinèrent; et d'autres me plaignirent: cependant un d'eux qui me parut s'intéresser le plus à moi, tira mon flacon de ma poche, et m'en frotta les tempes:

«Ah! monsieur, lui dis-je en le repoussant faiblement, laissez agir la nature: c'est elle qui m'agite actuellement de deux impressions bien différentes; je viens d'entendre nommer deux villes qui m'ont touché de bien près; l'une m'a ravi impitoyablement ce que l'autre avait pris plaisir à me donner. Ah! cher Vaugirard!... Ah! cruel Issy!... Ah! chère Julie!...»

À ces derniers mots, que je ne prononçai qu'avec un effort, je m'évanouis; une sueur froide dont je me sentis saisi par tout le corps glaça les larmes que je versais abondamment, et je ne revins qu'à force d'eau sans pareille. Mon bienfaiteur me pria de lui expliquer ce que j'avais voulu dire par les exclamations qu'il me répéta; je feignis ne me souvenir de rien, et lui dis que je rêvais apparemment dans ce moment-là; et pour éluder sa curiosité, je me levai et repris ma lunette d'approche avec laquelle, pour me distraire, je considérai attentivement des champs et des coteaux qui étaient couverts de petits arbrisseaux qui me parurent être attachés à des manches à balai; je m'informai de ce que c'était; l'on me dit que c'étaient des vignes; que de ces vignes sortait le raisin, et du raisin le vin. Je jugeai tout de suite que c'était apparemment de là que provenaient tous ces bons vins de Bourgogne et de Champagne que l'on boit à Paris si chèrement, parce qu'ils viennent de si loin.

À peine avais-je enfanté cette heureuse réflexion, en m'applaudissant secrètement de ce que je sentais, qu'à force de voyager mon esprit s'était déjà bien formé, que regardant de la poupe, où j'étais, à la proue, je découvris une seconde île, beaucoup plus considérable que celle que nous avions déjà passée: j'estimai qu'elle devait être entourée d'eau de tous les côtés, parce qu'elle était dans le milieu de la mer: je ne vis dessus ni maisons, ni gens, ni bêtes: pas même un clocher; nous la laissâmes sur notre gauche, et je la jugeai une de ces îles de la mer Egée, qui sont si remplies de serpents et de bêtes venimeuses, que jamais Paul Lucas[3] n'osa y aborder. Je vis effectivement plusieurs perdrix sauvages qui volaient par-dessus sans s'y arrêter, et des petits animaux gros comme des chats, qui, à notre vue, se sauvaient dans des trous qu'ils avaient pratiqués sur les berges de cette île dans des buissons: les perroquets y sont noirs, et ont le bec jaune. J'observai ensuite qu'elle avait été sciée par un bout, afin de former un détroit, qui conduit à des habitations éloignées, qui sont de l'autre côté du rivage. Tout autre que moi aurait pris ce détroit pour celui de Gibraltar, ou tout du moins de Calais: mais, quand on sait un peu sa carte, on ne se trompe guère. Là je vis des hommes en chemise, occupés à tirer du fond de la mer un banc de sable, qu'ils transportaient à terre dans des chaloupes: je vis tout d'un coup la nôtre qui prit le large, et se sépara de nous pour passer ce détroit à force de rames: elle était chargée de voyageurs, dont les uns allaient, à ce qu'on m'a dit, au château Gaillardin, aux Molineaux, à Meudon, etc., et les autres conduisaient des enfants à Clamart, où j'appris qu'il y avait une pension fort renommée pour l'éducation et l'instruction de la jeunesse.

[3] Voyageur normand.

Nous passâmes ensuite à la vue d'un endroit assez joli, que les gens du pays appellent Billancourt; je n'y remarquai rien qui fût digne de la curiosité du voyageur, sinon que ce pays-là me parut ne produire guère d'hommes, parce que je n'y en vis qu'un seul; mais qu'en récompense aussi il y croissait bien des moutons de Berry, car il y en avait beaucoup qui étaient marqués sur le nez, et qui se promenaient au bord de la mer. Cet homme que je pris pour être de leur compagnie, parce qu'il n'en était pas éloigné, et qu'à sa houlette et son chien, je jugeai devoir être un berger, me fit ressouvenir de celui à qui Virgile, faisant ses caravanes, comme moi, disait un jour en passant près de lui:

Tityre, tu patulœ reculans sub tegmine fagi,
Sylvestrem tenui musam meditaris avenâ;
Nos patriæ fines, et dulcia linquimus arva:
Nos patriam fugimus, tu, Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida sylvas.

«Que tu es heureux! Mon cher Tityre, tu t'amuses sous un hêtre touffu, à chercher sur ton tendre chalumeau des airs champêtres! et tandis que par ma fuite je renonce aux douceurs de ma patrie, tu fais retentir à ton aise les forêts du nom de ta chère Amarillis.»

Peut-être bien aussi pouvait-ce être encore ce même Tityre-là; car il était effectivement étendu nonchalamment au pied d'un noyer qui était le hêtre de ce temps-là, où il prenait le frais en jouant du chalumeau.

Nous continuions notre route, lorsqu'une noire et épaisse fumée qui couvrait la cime d'une montagne sur notre gauche, meut présumer que c'était apparemment ce fameux mont Vésuve, dont j'ai entendu parler, qui vomit des flammes et jette des pierres jusque dans la ville de Naples, dont il est cependant éloigné de deux milles; une odeur de soufre et de bitume, qui me frappa, me confirmait encore dans cette idée, lorsque, faisant part de mon soupçon à un quelqu'un qui était auprès de moi, et lui demandant si de là où nous étions il n'y avait rien à risquer pour nous, il me fit réponse que ce n'était point ce que je pensais, et que cette fumée que je voyais, sortait des fours d'une verrerie qui était là.

«Ah! que le latin est une belle chose, disais-je en moi-même, il sied bien d'abord à un régent, pour l'apprendre aux autres; à un curé de campagne, pour apprendre son plain-chant; à un avocat, pour citer son Cujas; à un médecin, pour parler à la fièvre; à un chirurgien pour répondre au médecin, et à un apothicaire pour ne point faire de qui pro quo. Mais il sied encore mieux à un voyageur, pour se faire entendre dans le pays étranger, car avec un da mihi panem et vinum bien appliqué, on va par toute terre; on a du pain, du vin et l'on vit.

À mesure que je m'éloignais ainsi de Paris, la chaleur augmentait à un point que j'estimai que nous devions être pour lors sous la ligne, ou du moins à côté. Je n'y pouvais plus tenir; et déjà je m'apprêtais à descendre dans le fond, lorsque j'aperçus un pont sur lequel passaient différentes voitures; je le pris d'abord pour ce fameux Pont-Euxin, qui verse la mer Noire; mais comme je prenais ma carte et mon compas pour me reconnaître, j'entendis un murmure confus parmi tous nos voyageurs et nos matelots, qui me fit comprendre que nous allions aborder; effectivement nous lançâmes de bout à terre; on mit la planche, et le monde sortit. Je demandai si c'était là la ville de Saint-Cloud; on me dit que non, et que c'était le port de Sèvres, mais que Saint-Cloud n'en était pas éloigné, et on me le montra. Je pris congé du capitaine et de sa femme, et je sortis le dernier. La tête me tourna sitôt que j'eus mis pied à terre, et je croyais toujours sentir le balancement du navire; je traversai le pont du mieux qu'il me fut possible. Il y avait au bout de ce pont une chapelle où un vénérable capucin que je reconnus à la barbe pour être du Marais, nous dit la messe en action de grâces de notre heureuse arrivée: tous les voyageurs y assistèrent, et moi aussi, quoique j'en eusse entendu une à Paris; j'entrai chez un nommé Champion pour écrire promptement à ma mère. Excepté trois ou quatre maisons bourgeoises assez passables qui terminent ce port le long de la mer, je n'y ai rien remarqué qui méritât mes observations.

Je pris deux crocheteurs pour porter mon équipage et un guide pour me conduire; il me fit traverser une longue forêt, au bout de laquelle nous entrâmes dans la ville, où après avoir passé quelques rues, nous arrivâmes enfin chez mon ami. Ce fut la charmante Henriette qui nous ouvrit la porte; je me jetai à son col, où je restai quelque temps immobile de plaisir; elle parut en prendre autant que moi. Elle m'introduisit dans une salle où étaient son père et son frère, qui m'attendait avec plusieurs de leurs amis. Après avoir lâché ma bordée de compliments de bâbord à tribord, je priai mon ami de me donner une chambre dans laquelle je puisse m'ajuster; il me conduisit lui-même dans celle qui m'était, destinée. Quand j'eus changé de la tête aux pieds, je descendis pour me mettre à table; j'y officiai très-bien, et je fis tant d'honneur à mes hôtes, que tout le monde m'en fit compliment; il faut avouer que le métier de marin est bien séduisant, puisque quand une fois on est sorti du péril on l'oublie; je ne pensai plus aux dangers que je venais de courir, que pour en faire le récit à la compagnie, qui rit beaucoup de ma simplicité, et ma naïveté paya mon écot. Après le dîner, on proposa une promenade au parc, pour m'y faire voir les eaux qui devaient jouer ce jour-là. Nous partîmes, je donnai le bras à ma chère Henriette: nous arrivâmes au château, dont les dehors surprirent ma vue. Mon ami, qui avait été enfant de chœur aux Innocents, connaissait l'organiste du château (car tous les musiciens se connaissent), il le demanda, et, par son canal, on nous fit voir tous les appartements, car il a un grand crédit auprès des garçons de la chambre. Ce fut pour lors que je ne fus plus à moi, tant j'étais enchanté. On me fit voir dans une glace la perspective de Paris qui m'amusa beaucoup. La richesse des ameublements et la beauté des peintures me firent perdre de vue ma chère Henriette; je la perdis avec ma compagnie, que je ne retrouvai qu'après bien des recherches, dans l'Orangerie d'où nous fûmes voir jouer les eaux qui commençaient; je n'ai jamais rien vu de si beau au monde. Là, deux fleuves étendus nonchalamment sur des roseaux et des joncs, penchaient une urne, dont l'eau pure et claire qui en sortait retombait en différentes cascades, qui remplissaient des bassins à différents étages. Là, des Naïades effrayées semblaient se cacher au fond des ondes, pour échapper à la poursuite de certains jeunes fleuves amoureux d'elles. D'un côté, une nappe d'eau, sur laquelle baignaient des cygnes, représentait au naturel le bain que Diane s'était choisi, lorsqu'elle y fut surprise par Actéon; de l'autre, des nymphes marines, cachées dans les herbes, semblaient prendre plaisir à faire des niches aux curieux. Ici c'était un lac, dont l'eau écumante se précipitait dans le fond de la terre pour en ressortir élastiquement et en courroux, toute en pluie dans les airs. Des routes cultivées avec soin formaient des allées à perte de vue; des parterres immenses, émaillés de mille fleurs et cultivés par Flore elle-même éblouissaient les yeux par l'éclat nuancé de leurs différentes couleurs; des bosquets enchantés, réservés aux seuls zéphyrs, y servaient de retraite aux oiseaux, dont la diversité du chant charmait les oreilles; des faunes et des dryades dispersés dans le bois, semblaient en faire les honneurs et inviter les passants à s'enfoncer avec eux dans leurs sombres demeures pour y éviter l'ardeur du soleil. Tout y est si grand et si noble, que je ne me sens point assez de talent pour en faire une exacte description; mais il me suffit de dire que tout s'y ressent de la magnificence du prince et de la princesse qui y habitent, et qu'il semble que la nature, l'art et le goût s'y soient donné rendez-vous pour s'y disputer la gloire de perfectionner un séjour où il ne reste rien a désirer pour la situation et l'ornement.

Nous revînmes chez mon ami dans le même ordre que nous en étions partis, mais par un chemin différent, afin de me faire voir tout ce qui méritait d'être vû dans le parc; il était tard, on avait servi et nous soupâmes. Avant de se coucher on fut se promener dans le jardin; la chaleur était si excessive, que chacun se permit réciproquement la liberté de se mettre à son aise; Henriette donna l'exemple aux autres dames; vêtue à la légère d'un déshabillé galant et simple, elle me donna un éventail pour la rafraîchir; avec cet habit de combat, elle semblait défier les zéphyrs, et moi je ne l'ai jamais trouvée aussi charmante que ce soir-là; je l'aimais à Paris, je l'aimais encore plus à Saint-Cloud, et je l'aimerais également par toute la terre: gui cœlum non animum mutant: «ceux qui changent d'air ne changent pas pour cela de façon de penser». Nous nous reposâmes dans un petit rond de gazon fort étroit, où l'on ne pouvait tenir que deux, encore fort petitement. Cependant l'amour qui cherchait le frais aussi, trouva le moyen, à force de pousser, de s'y faire faire place dans le milieu, et vint folâtrer avec nous; je crus d'abord que ce petit dieu badinait; mais il le prit, en vérité, très-sérieusement, et quoique j'eusse pris les devants, il voulut s'y rendre le maître, comme sont assez ordinairement les derniers venus. L'obscurité de la nuit favorisait son malin vouloir, et je vis le moment qu'il en allait venir au quomodo de tantôt si la compagnie ne fût survenue. Il était temps, car déjà l'heure du berger allait sonner; déjà le bandeau était levé pour mieux ajuster l'arc tendu et la flèche à demi décochée, et je crois que nous l'aurions laissé faire, Henriette et moi; car aussi bien, qu'aurions-nous pu contre un dieu aussi mutin que l'Amour, et qui n'a rien d'enfant que le nom? Mais on vint nous débarrasser de ses mains; de dire que ce fut nous obliger, on ne me croirait point; aussi n'en conviendrai-je pas. Chacun fut se coucher; je ne sais ce gué fit Henriette; mais je ne pus fermer l'œil de toute la nuit; je me représentais toujours le rond de gazon, l'Amour bandant son arc, la flèche prête à partir Henriette soupirant, son négligé, le bandeau levé, et enfin tout ce qui avait contribué à m'embarrasser le soir.

L'Aurore sortait à peine des bras de Tithon, pour venir se trouver au petit lever du soleil, à qui elle a soin de faire tous les jours sa cour, qu'un vent impétueux, battant la fenêtre de ma chambre, que j'avais laissée ouverte à cause de la chaleur, vint m'annoncer un orage prochain, et effectivement mille éclairs effrayants, qui se succédaient sans relâche les uns aux autres, furent tout d'un coup suivis d'horribles éclats de tonnerre, qui se répétaient à une pluie rapide et condensée, semblable à celle du déluge, paraissait un nuage qui se détachait des airs pour tomber sur la terre en gros pelotons, et pour empêcher le jour de paraître. L'alarme fut générale alors dans la maison: tout le monde, se leva, parce qu'il avait peur du tonnerre, l'on se réunit dans la salle à manger dont on avait fermé la porte, les fenêtres, les volets et les rideaux: la jardinière entra en chemise avec un cierge bénit, et une grosse bouteille de grès pleine d'eau bénite, dont elle arrosa la compagnie, qui au moindre coup de tonnerre se prosternait pour se mettre en prières. J'étais le seul qui ne se démontait point: je ne m'étais levé que par complaisance et dans le dessein de rassurer les autres, et surtout ma chère Henriette, que je savais être extrêmement peureuse; j'eus beau représenter à tous que la peur ne servait à rien, puisqu'elle ne peut jamais nous garantir des effets de ce qu'on craint, je passai pour un impie, qui ne respectait point ce qui était au-dessus de lui: je riais des extravagances que je voyais faire. L'orage dura près de deux heures avec la même violence, après quoi on éteignit le cierge bénit, et chacun se retira dans sa chambre pour se remettre au lit: on ne se leva que pour aller à la dernière messe: on revint dîner. Les uns retournèrent à Paris, les autres restèrent, et je fus du nombre de ces derniers; j'y passai neuf jours avec tous les plaisirs imaginables: Henriette me faisait voir aujourd'hui son potager, demain sa vigne, après-demain son champ, ensuite son pré et son verger. J'appris comment on faisait venir les légumes, comment on faisait le vin, comment on semait et moissonnait le blé et les autres grains, comment on récoltait le foin, et enfin je reconnus toutes les différentes espèces des fruits. Il faut convenir que les femmes ont l'esprit bien pénétrant, et qu'elles sont bien propres à dresser et à façonner les jeunes gens quand elles font tant que de vouloir s'en donner la peine; car Henriette m'en apprit plus en neuf jours, que mon régent n'avait fait en neuf ans que j'avais été au, collège: son frère qui y joignit ses leçons, me fît revenir de l'erreur où j'étais par rapport à l'étendue de la terre, et à l'idée, que je m'en étais figurée et me fit sentir le ridicule au préjugé dans lequel sont élevés pour l'ordinaire tous les enfants de Paris qui n'osent sortir de chez eux. Enfin, je me trouvai dégourdi de corps et d'esprit en peu de jours, et je me promis bien à mon retour à Paris d'en revendre à tous mes camarades. «À beau mentir qui vient de loin, disais-je en moi-même: je leur ferai croire ce que je voudrai; ils n'oseront jamais y aller voir. C'est un privilège accordé à tous les voyageurs, et loin d'y déroger, j'enchérirai encore sur le Père Labat».

Arriva cependant le jour fixé pour retourner à Paris, jour que je craignais autant, et plus encore que je n'avais appréhendé celui de mon départ de Paris! car je m'étais déjà et en si peu de temps, si bien accoutumé à vivre avec ma chère hôtesse, que j'aurais bien souhaité d'y passer ainsi le reste de mes jours. J'avais entièrement oublié Paris et tous ses attributs; je ne pensais plus à ma, mère ni à mes deux tantes: mon régent de rhétorique ne m'inquiétait pas plus que mon chat et mon serin: là je jouissais de cette heureuse tranquillité que l'on ne connaît point à la ville, j'y respirais un air pur, et qui n'était point altéré par toutes ces immondices qui infectent celui de Paris; j'y avais un appétit charmant; j'y mangeais tous les jours pour mon déjeuner une douzaine de ces excellents petits gâteaux, que Gautier fait avec tant de soin; et pour tout dire enfin, j'y vivais avec ce que j'ai de plus cher au monde, sans que personne en médît comme on aurait fait à Paris. Ah! Saint-Cloud, que pour moi vous avez d'attraits! Ô campagne! que cette innocente et voluptueuse liberté dont on jouit chez vous est adorable pour moi, et pour tous ceux qui ont le bonheur de la connaître!

Ainsi pénétré des plus sensibles regrets, il fallut cependant prendre mon parti: je montai dans ma chambre pour y verser quelques larmes que je voulais cacher à mon ami; sa sœur m'y suivit sans que je m'en aperçusse: ce fut en vain qu'elle tâcha de les essuyer; elles n'en coulèrent que plus abondamment, aussi en fut-elle toute mouillée. Comme elle avait autant besoin de consolation que moi, nous nous fîmes les plus tendres adieux du monde, et nous nous promîmes réciproquement de nous aimer toute la vie.

Je rassemblai tout mon équipage, que je fis avec le même arrangement qu'en partant de Paris, et cela ne nous retarda point, mais il n'en fut pas de même de Henriette, car quoiqu'elle eut commencé la veille à faire le sien, et que je lui eusse bien aidé à trousser toutes ses robes et tous ses jupons, elle eut mille peines à le unir pour l'heure du départ.

Le jardinier et sa femme furent chargés du soin de faire porter tout notre bagage au navire qui était prêt à faire voile pour Paris, et d'y conduire leur jeune maîtresse. Après lui avoir souhaité un heureux voyage, et l'avoir assurée que nous nous trouverions à son débarquement à Paris, mon ami et moi, je pris congé du père qui devait rester quelques jours; je le remerciai de toutes ses politesses, et nous prîmes le chemin du bois de Boulogne, ainsi que nous en étions convenus, afin de me faire voir la route de Saint-Cloud par terre.

Non loin de la maison nous passâmes sur un pont de pierre plus long que large; à la vétusté je le pris pour un de ces vieux aqueducs que l'on entretient encore pour servir de monument à l'antiquité. Je considérais attentivement de longues perches, et des moulinets de bois disposés à chaque côté du pont, de distance en distance, d'où pendaient de larges filets qui enveloppaient les arches de pied en cap: je m'imaginais tantôt que c'était pour conserver les arches; tantôt qu'ils étaient là pour empêcher de passer les écumeurs de mer venant de Cherbourg, et qui en cas d'obstination s'y trouvaient pincés, comme le fut jadis Mars, cet écumeur de ménages, dans ceux de Vulcain; et enfin que c'était peut-être là où l'on venait faire la pêche de la morue et du hareng. Mais mon ami, aussi curieux que sa sœur de mon instruction, voulant achever de me débadauder entièrement, n'en laissait échapper aucune occasion: il profita de celle-ci pour me dire qu'on ne péchait dans ces mers-ci ni morue ni hareng, que c'était le meunier qui tendait ces filets pour prendre toutes sortes de petits poissons d'eau douce, comme carpes, brochets, barbillons, goujons, éperlans et autres: et que très-souvent aussi il s'y trouvait bien des choses qui avaient été perdues à Paris; et réellement je me souviens que j'y avais beaucoup entendu parler des filets de Saint-Cloud, qui étaient en grande réputation pour cela. Je le pressai fort d'y descendre avec moi, ou de les lever pour voir si je n'y trouverais point mon chapeau et ma perruque que j'avais perdus en venant de Paris. Il eut la complaisance de me conduire chez le meunier; nous n'y trouvâmes que sa fille qui nous parut fort aimable, et ne se sentant point du tout de la trémie d'où elle était sortie; elle nous reçut très-poliment, et avec des façons d'une fille au-dessus de son état: après lui avoir donné le signalement de ce que nous demandions, elle nous ouvrit une grande armoire remplie de tant de sortes de choses, que l'inventaire en serait trop long ici et trop fatigant pour moi: tout ce dont je me souviens, c'est qu'après avoir examiné nombre de chapeaux, je n'y trouvai point le mien: j'y remuai un tas de perruques de médecins et de procureurs sans y reconnaître la mienne; j'y comptai 212 calottes, 129 bonnets d'actrices de l'Opéra, 16 petits manteaux d'abbé, 18 redingotes, 22 capotes, 150 frocs de moines de différents ordres, et un nombre infini de méchants livres nouveaux, que le lecteur, outré de colère de les avoir payés si cher, avait jetés à l'eau.

Toutes nos perquisitions devenues inutiles, nous prîmes congé de la belle meunière. Au sortir du pont, nous entrâmes dans une grande plaine parquetée de sable: le chemin qui la traversait était bordé des deux côtés par des vignes, des pois verts et des haricots; et il nous conduisit à une grande porte charretière, par laquelle nous passâmes, pour arriver dans un bois percé de différentes avenues, plantées d'arbres sauvages qui n'avaient ni fleurs ni fruits. J'avoue que j'aurais été fort embarrassé, si je me fusse trouvé seul dans un endroit si éloigné et si champêtre; car je n'aurais sur quelle route tenir: mais aussi ne quittais-je point mon conducteur, que je suivais pas à pas. Quelques petits besoins pressants le firent écarter du grand chemin pour s'enfoncer dans le plus épais de la forêt; j'y fus avec lui, et j'aimais mieux l'y accompagner, que de rester seul et de risquer de le perdre.

Dans le moment que j'étais ainsi spectateur oisif et passif, et que je faisais des réflexions qui n'étaient point de paille sur l'odeur qui m'électrisait, malgré l'eau sans pareille dont je me baignais, je vis sortir du pied d'un arbre un petit oiseau qui ressemblait si parfaitement à mon serin, que je crus que c'était lui-même qui s'était échappé de sa cage pour me venir trouver à Saint-Cloud, où il avait entendu dire que j'allais: je louai son bon, petit cœur; je l'appelai et courus après lui; mais je reconnus bientôt que c'était un oiseau sauvage, qui avait crû dans les bois, et non dans une cabane comme le mien; car il se sauva de moi sans vouloir seulement que je le prisse.

En courant ainsi après lui, j'aperçus remuer à quelques pas plus loin un arbrisseau fort touffu; j'eus la curiosité de vouloir m'en approcher pour voir ce que c'était; mais ayant entendu dire qu'il y avait dans les bois des bêtes sauvages, dont il fallait se méfier, j'eus la précaution de prendre un de mes pistolets de poche d'une main, et mon couteau de chasse nu de l'autre, et je m'y rendis le plus doucement qu'il me fut possible.

Quelle fut ma surprise, grands Dieux! lorsque, arrivé près de ce lieu, j'entendis des cris humains de gens effrayés, et à qui j'avais fait peur sans le vouloir: quelque chose que je pusse leur dire pour les rassurer, ils se sauvèrent en criant au voleur de toutes leurs forces. Je m'imaginai d'abord, parce qu'ils étaient presque nus, que c'était le nid d'un faune et d'une dryade[4]; mais ayant regardé dans le centre de l'arbrisseau j'y vis un habit noir, un petit manteau de même couleur, un chapeau sans agrafes, une robe de taffetas gros bleu et le jupon pareil, un parasol violet, une coiffe blanche, des gants couleur de rose, une bouteille de ratafiat de Neuilly à moitié vide, et une calotte dans laquelle il paraissait qu'on avait bu; tout cela me fit penser que ce n'était point là l'attirail de ces divinités bocagères, qui n'en ont d'autres que celui de la plus simple nature.

[4] Divinités des bois.

Aux cris effrayants de nos fuyards, mon ami précipita son opération pour me venir joindre; je lui contai le fait; il en rit beaucoup et de tout son cœur: il commençait même déjà à me faire part de ce qu'il en pensait, lorsque trois gardes de chasse accourus au bruit, rencontrèrent notre faune et notre dryade fugitive; ils les arrêtèrent et les emmenèrent à l'endroit d'où ils étaient partis, et où nous les attendions: l'un et l'autre me parurent bien humiliés d'être vus dans l'état où ils étaient: mon ami conta l'histoire aux trois gardes, dont il connaissait l'ancien; son ingénuité et la mienne les persuadèrent de mon innocence.

Je reconnus le Faune aux culottes de velours, et la Dryade au petit corset de basin garni de mousseline chiffonnée, pour l'abbé et la demoiselle qui étaient tombés à la mer en débarquant à Auteuil, et qui s'étaient tant divertis aux dépens de ma culotte de velours goudronnée: ma partie était belle pour prendre ma revanche, et la pousser même jusqu'au paroly; mais je me suis fait un principe de ne jamais insulter aux malheureux. Les gardes les firent habiller pour les conduire chez le sieur Guy, leur inspecteur à Madrid; et sans nous embarrasser de ce qu'ils allaient devenir, nous reprîmes une grande avenue qui nous conduisit à une autre grande porte, par laquelle on sortait de ce bois: mon ami me dit que cet endroit se nommait la porte Maillot; que l'on y vendait de fort bon vin, et me proposa de nous y rafraîchir; je l'acceptai: nous entrâmes dans une grande salle, où l'on nous servit ce que nous avions demandé.

Nous avons passé là une bonne heure à nous reposer; après laquelle nous avons compté et payé; et nous sommes sortis pour achever notre voyage. Quand une fois nous avons été à l'Étoile, j'ai reconnu cet endroit pour y être venu polissonner bien des fois étant au collège: de là nous sommes descendus à la grille des Champs Élysées, que nous avons traversés: c'était un jour de congé; il y avait alors beaucoup d'écoliers qui y louaient au battoir et au ballon: tous ceux de ma connaissance que j'y rencontrai me sont venus sauter au col, et m'ont promis de venir chez moi le lendemain pour apprendre toutes les particularités de mon voyage, qui avait fait bien du bruit dans la gent scolastique. Le paquebot était arrivé deux heures avant nous. Henriette était partie chez elle avec tout notre bagage: j'appris qu'elle était arrivée en aussi bonne santé que je l'avais souhaité; pour m'en assurer par moi-même, je fus la voir avec son frère: et je les remerciai beaucoup l'un et l'autre de toutes leurs politesses; j'ai fait porter chez moi tout mon équipage, que j'y accompagnai.

Les voisins étaient aux portes et aux fenêtres pour me voir arriver, comme lorsque je fus parti; je les ai salués et embrassés tous les uns après les autres; ils m'ont félicité sur mon heureux retour, et j'ai répondu à leurs compliments du mieux qu'il m'a été possible. Après avoir été voir mon chat et mon serin, qui à peine me reconnaissaient, j'ai envoyé dire par mon Savoyard à ma mère et à mes deux tantes que j'étais arrivé; et me voilà.

Le lendemain matin je reçus la visite de cinquante de mes amis, tous écoliers ou ex-écoliers comme moi, auxquels je fus obligé de faire une relation en gros de mon voyage, de mes remarques et de mes aventures: ils y prirent tant de plaisir qu'ils m'ont engagé a la donner détaillée au public; et la voilà.

Ô vous tous qui cherchez le portrait d'un véritable Parisien, qui n'a jamais sorti de son pays que pour aller en nourrice et pour en revenir, achetez ce petit livre, lisez-le, et vous ne pourrez vous empêcher de vous écrier avec moi: «Il est d'après nature;» et le voilà.

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021