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BIBLIOBUS Littérature française

 Valentia - Marie d’Agoult (1805-1876)

 


(sous le pseudonyme de Daniel Stern)

AU DOCTEUR BLANCHARD

 

20 juillet 1830.

Cher docteur, vous ne lirez ces lignes qu’après m’avoir fermé les yeux. Pardonnez-moi si j’ai trompé votre sollicitude ; que de fois j’aurais voulu vous dire la vérité ! toujours j’ai manqué de courage. J’ai craint vos reproches, plus encore la vue de votre désespoir. Lisez mes tristes aveux et pardonnez ; pardonnez à qui a tant souffert ! Quand le moment sera venu, s’il doit venir jamais, vous ferez de ce récit l’usage que vous trouverez convenable. Mon seul but aujourd’hui, en vous léguant cette dernière confession, est de vous donner une marque sérieuse de ma reconnaissance, de ma profonde et tendre estime.

Depuis six mois, à l’insu de tous, en ayant soin de vous abuser par des réponses mensongères, j’ai pris tout ce qu’il m’a été possible de me procurer d’opium sans éveiller les soupçons. Adieu, mon unique ami. La mort, c’est la délivrance. Adieu !

CONFESSION DE VALENTIA D’ILSE

 

I

Mes plus anciens souvenirs me montrent une petite chambre où il faisait froid, une femme très pâle qui me pressait contre sa poitrine en sanglotant, un homme qui lui disait d’un ton brusque : « Lucy, ne faites donc pas attendre monsieur. » Puis un manteau était jeté sur moi, et un étranger, singulièrement vêtu de rouge et d’autres couleurs éclatantes, m’emportait dans ses bras et descendait les escaliers avec une extrême vitesse. Je me rappelle surtout que, à peine hors de la chambre, j’entendis un cri perçant, suivi d’un bruit semblable à celui que ferait quelque chose de lourd en tombant sur le carreau.

L’idée me vint, je ne sais pourquoi, que le monsieur habillé de rouge allait peut-être me tuer ; je fermai les yeux. Quand je les rouvris, j’étais dans une belle voiture, sur les genoux d’une dame qui me souriait avec infiniment de douceur et me disait en m’embrassant : « N’ayez pas peur, mon petit ange, on va avoir bien soin de vous ; vous serez bien heureuse. » Je devais avoir alors environ sept ans. Beaucoup plus tard, en rapprochant ces circonstances de ce qui me fut raconté de ma propre histoire, je compris que cette femme pâle avait dû être ma mère, la comtesse de G… ; que l’homme au ton rude était le médecin qui avait soigné mon père dans sa dernière maladie, et dont ma mère s’était éprise au point d’avoir voulu l’épouser malgré le courroux de deux familles, indignées d’une telle mésalliance. L’homme vêtu de rouge était un laquais de mon oncle, le marquis de G…, premier écuyer de S.A.R… Pour sauver en moi l’honneur du nom, mon oncle avait fait consentir sa pauvre sœur, complètement ruinée, à me céder à lui. Il promettait de m’adopter, mais ses conditions étaient cruelles : il fallait que ma mère s’engageât à ne jamais me revoir. Le désir de m’assurer une existence brillante put bien triompher de son instinct maternel, assez pour qu’elle acceptât ce marché inhumain, mais pas assez pour qu’elle y survécût. Fidèle à sa promesse, elle quitta Paris et même la France ; mais elle mourut peu de temps après. Je n’ai jamais pu apprendre ni où ni comment. Le ressentiment de l’orgueil patricien a fait peser sur sa mort comme sur sa vie un implacable silence.

On m’avait conduite, par ordre de mon oncle, dans un couvent où je fus élevée et traitée avec des égards particuliers, mais sans jamais voir personne de ma famille. J’ignorai même mon nom véritable jusqu’au jour de ma première communion. On ne m’appelait que Valentia. Ce jour-là, après une confession générale de tous mes péchés, dont les plus graves étaient quelques réponses impérieuses, quelques paroles altières que me mettait à la bouche, sans que j’en eusse conscience, le sang illustre dont j’étais issue, le prêtre qui m’avait instruite me fit asseoir auprès de lui dans la sacristie, et, prenant mes mains dans les siennes : « Valentia, me dit-il (ces paroles se sont profondément gravées dans ma mémoire), vous avez aujourd’hui quatorze ans ; à cet âge, et disposée comme vous l’êtes à un grand acte religieux, on cesse d’être une enfant. Il ne convient plus de vous faire de mystère. Vous êtes en état de comprendre l’importance de celui que je vais vous révéler. » Je me sentis pâlir et je serrai sans le vouloir la main du prêtre. « Valentia, vous êtes orpheline. La sollicitude de votre oncle et de votre tante, M. le marquis et madame la marquise de G…, a jusqu’ici libéralement pourvu aux frais de votre éducation ; mais il dépend de vous qu’ils fassent encore bien davantage. Votre oncle, circonvenu par d’autres parents, n’a pas voulu vous voir encore, afin de réserver son libre choix pour le moment où vous seriez en âge d’être jugée. Ce matin, sur ma demande, et d’après les témoignages qu’a rendus de vous madame la supérieure, il assiste à votre première communion. Immédiatement après vous lui serez présentée. Tout votre avenir est dans vos mains, mon enfant. Si vous lui plaisez, vous êtes la plus riche en même temps que la plus noble héritière de France ; si vous ne lui plaisez pas, on fera pour vous le strict nécessaire, rien au-delà, et votre meilleure ressource sera probablement de prendre le voile dans ce couvent. » Chose étrange ! je n’éprouvai à cette révélation aucune surprise. Mon orgueil avait depuis longtemps pris les devants sur tous les hasards de la fortune. Je me sentais plus fière que les plus fières dans ce couvent aristocratique. Je ne sais ce que je répondis au prêtre. J’avais hâte d’être seule pour méditer à mon aise sur ce qui venait de m’être dit et aussi, je dois l’avouer, pour m’occuper de ma toilette. Le jour de la première communion, les religieuses mettaient un singulier amour-propre à ce que les élèves parussent avec avantage. On m’avait fait essayer huit jours auparavant une robe de mousseline de l’Inde, un voile de dentelles et une couronne de roses montée avec beaucoup d’élégance. Je n’y avais fait nulle attention alors ; aucun instinct de coquetterie ne s’était encore éveillé en moi. Mais les paroles du prêtre venaient de m’ouvrir des perspectives nouvelles. Elles jetaient une vive clarté sur les pressentiments confus d’un grand avenir qui, malgré moi, avaient souvent traversé mon esprit. La coquetterie me fut inspirée par l’ambition. Il fallait plaire pour conquérir une existence brillante. Ma destinée allait dépendre d’une première impression tout extérieure, et je ne savais seulement pas si j’étais belle ou laide. De quelle vitesse je montai le petit escalier tournant qui conduisait à ma cellule ! Avec quel battement de cœur je courus au miroir terni, si peu consulté jusque-là ! Pour la première fois, depuis que j’étais au monde, je m’examinai avec inquiétude, avec le désir immodéré de me trouver belle. Impossible de décrire ce que je ressentis en voyant dans cette glace, qui me renvoyait ma propre image, deux grands yeux bruns surmontés de deux sourcils bien arqués, comme tracés au pinceau sur un front haut et fier, d’une blancheur éblouissante ; un nez droit, une lèvre un peu pâle, mais dont les lignes me semblèrent d’une grâce parfaite. Je ne pus m’empêcher de sourire ; ce sourire me découvrit deux rangées de dents du plus bel émail. Les points de comparaison me manquaient. Aucune de mes compagnes ne passait pour belle ; mais, dans la chambre même où je faisais ce curieux examen de mes perfections physiques, et précisément vis-à-vis du miroir, se trouvait une gravure d’Hérodiade d’après Luini, que j’avais ouï vanter comme un chef-d’œuvre.

J’attachai longtemps sur cette noble tête un œil scrutateur ; puis je me retournai vivement, et, le dirai-je ? je me trouvai d’une beauté égale. Mon ravissement fut au comble. Transportée, hors de moi, je me précipitai sur le miroir, j’imprimai ma lèvre émue sur la lèvre froide qui m’était offerte, et je fondis en larmes. Ma confiance ne fit qu’augmenter lorsque, commençant ma toilette, je dénouai mes cheveux, et que je me vis toute enveloppée de ces ondes épaisses contre lesquelles la sœur qui me servait d’habitude s’irritait chaque matin, parce qu’elle y cassait tous ses peignes et ne savait comment les faire rentrer sous le réseau d’uniforme. La transparence de mon voile me donna bon espoir qu’elles n’échapperaient point aux regards de ma tante. Je me mis à tresser avec un soin minutieux ces longues et larges nattes dont le poids fatiguait ma main. J’étais encore toute absorbée dans cette occupation lorsqu’on vint me chercher pour me conduire à la chapelle.

On y disait la messe de préparation. Je n’entendis rien, je ne priai pas ; mes yeux étaient fixés sur mon livre d’Heures, mais je ne songeais point à en tourner les pages. De temps en temps, quand je ne me sentais pas surveillée, je jetais un furtif coup d’œil vers les places réservées aux étrangers. En ce jour où il daignait venir à moi, Dieu n’eut pas une de mes pensées ; l’ambition, avec tous ses fantômes, avait déjà envahi mon cœur.

Je passe rapidement sur les années qui suivent ; elles n’offrent rien de remarquable. Mon oncle et ma tante, qui m’avaient trouvée à leur gré, me firent fréquemment sortir ; mais je ne goûtai pas chez eux des plaisirs beaucoup plus vifs qu’au couvent, et ni ma curiosité ni mon désir de liberté ne trouvaient trop à se satisfaire dans leur compagnie. Le marquis et la marquise de G… étaient les gens, je ne dirai pas les mieux unis, car jamais je ne les entendis échanger ni une idée ni un sentiment, mais les mieux assortis qu’il se pût rencontrer. Leur vie n’avait qu’un but, qu’un intérêt, qu’un devoir : satisfaire la princesse à laquelle depuis trente ans ils étaient attachés. Rien de plus étrange que l’espèce d’ardeur concentrée avec laquelle ils s’appliquaient l’un et l’autre à leur service. Véritable service, en effet, qui ne différait de la domesticité que par le plus grand contraste entre la qualité des serviteurs et la nature des services rendus. Issus tous deux, et ils n’avaient garde de l’oublier avec des gens de moindre lignage, de deux des plus anciennes et des mieux illustres maisons de France ; imbus, on peut dire jusqu’à la moelle des os, de cet orgueil de race que les sévères leçons de l’histoire contemporaine n’avaient pas même effleuré ; persuadés de très bonne foi qu’un vrai gentilhomme, comme ils disaient à tout propos, seul était capable de comprendre l’honneur et la dignité de la vie, ils n’en supportaient pas moins, avec une sérénité inaltérable et un sourire comme stéréotypé à leurs lèvres, toutes les humiliantes étiquettes de la cour.

Je sais bien qu’à la vérité, et comme pour échapper à la faible conscience de leur assujettissement qui s’éveillait peut-être parfois, ils professaient pour la princesse un culte idolâtrique. Les plus grands mots de la langue ne suffisaient point à exalter ses vertus. Chacune de ses paroles était recueillie comme une manne céleste, dont on se nourrissait durant huit jours. Tout ce qui, dans ses actes et ses propos, montrait simplement qu’elle avait encore, malgré son rang, quelque chose de l’humaine nature, était cité, admiré comme l’indice adorable d’une condescendance toute divine. On s’étonnait, on s’émerveillait qu’elle eût déjeuné de bon appétit, qu’elle eût demandé des nouvelles d’un homme de son escorte dangereusement blessé sous ses yeux, qu’elle se fût rappelé le nom d’un gentilhomme de province dont le père avait sacrifié sa fortune et sa vie pour elle ; et jamais je ne surpris je ne dirai pas une plainte, mais l’expression silencieuse d’un déplaisir à la notification de ses ordres ou à l’annonce de ses projets, quelque gênants qu’ils pussent être pour des vieillards.

Cette existence de cour, que je m’étais figurée pleine de grandeur et que je trouvais si mesquine, me donnait beaucoup à penser. Les relations intimes de mes parents ne me causèrent pas moins de surprise que leurs rapports avec la princesse. Les personnes qui se rassemblaient chez eux appartenaient toutes, cela va sans dire, à la plus haute noblesse ; mais leur entretien était des plus vulgaires. On s’informait de toutes les santés présentes et absentes. Le moindre rhume était raconté, plaint et conseillé avec une complaisance et une gravité risibles. Comment, par quelle imprudence avait-on pris froid ? De quelle nature était la toux ? Qu’ordonnait le docteur ? Puis venait l’exposé des remèdes préconisés par chacun ; les sirops, les pâtes et les pilules étaient tour à tour analysés, vantés, dépréciés ; les témoignages à l’appui de chaque opinion ne faisaient pas défaut. Ma tante se distinguait entre tous par l’opiniâtreté dédaigneuse avec laquelle elle rejetait tout remède nouveau, que l’étiquette n’avait point consacré. La conversation se terminait d’habitude par des félicitations en chœur sur la royale santé de S.A.

Lorsque le répertoire des maladies était épuisé, on jouait au whist ou au piquet, ma tante voulant éviter les questions indiscrètes sur les réceptions de la princesse ou sur ses projets de voyage. J’étais confondue de trouver aussi dénué d’intérêt le commerce de gens qui étaient certainement les premiers de France par la naissance et par la fortune, et que je supposais devoir s’occuper des plus grandes affaires de l’État, des plus sérieuses questions politiques. J’avais espéré apprendre beaucoup dans leur compagnie, et rien ne me semblait fastidieux comme ces perpétuelles litanies de noms propres auxquels ne se joignait jamais une réflexion générale. Que cette récitation monotone et solennelle de tous les plats incidents de la vie commune m’était insupportable ! Mon intelligence, curieuse et active, ne savait à quoi se prendre ; je me sentais peu à peu pénétrée et comme engourdie par le froid de cette atmosphère de cour qui m’enveloppait de toutes parts.

Un soir, je vis arriver dans ce cercle de momies une personne dont l’aspect ne me déplut point. Soit qu’il fût en réalité moins âgé que les autres amis de mon oncle ; soit qu’un soin excessif de sa personne et de ses ajustements lui enlevât en apparence quelques années, le comte d’Ilse, qui avait dû être fort beau, et dont la taille était encore pleine d’élégance, me parut, malgré ses cheveux gris et ses rides, par comparaison avec le reste de la société, presque jeune. Seul de toute la compagnie, il ne joua pas, et, prenant place auprès de moi sur une petite causeuse où je faisais de la tapisserie, il noua la conversation avec une aisance charmante et la soutint sans nul effort, malgré le laconisme de mes réponses. Avant de la rompre, sans que je susse trop comment, il avait trouvé moyen de me baiser la main à plusieurs reprises.

Vers la fin de la soirée, ma tante me dit, sans ajouter aucune réflexion, que je ne rentrerais pas au couvent et que désormais je coucherais chez elle. Le lendemain, je ne fus pas peu surprise en voyant entrer dans le salon, où je dessinais, le comte d’Ilse, qui vint à moi d’un air empressé. Comme je m’excusais et voulais aller avertir ma tante, il me prit par la taille, m’entraîna doucement vers le canapé, et là, me faisant asseoir et s’asseyant à mes côtés : « Je suis près de vous avec l’agrément de madame la marquise, me dit-il ; elle m’autorise à vous faire une déclaration qui ne devra pas vous étonner. Depuis que je vous ai vue, je sens que mon bonheur dépend de vous… Vous êtes à mes yeux une personne accomplie… Voulez-vous me permettre de vous aimer ?… » – Je le regardai tout ébahie, croyant qu’il plaisantait, mais ne comprenant pas bien une plaisanterie de ce genre. – « Oui, me dit-il en prenant ma main qu’il porta à ses lèvres, voulez-vous me donner cette belle main ? » – Je ne comprenais pas davantage et restais muette ; il reprit encore : « Voulez-vous me rendre le plus fortuné des mortels ?… Auriez-vous de la répugnance à vous appeler madame d’Ilse ?… Vous ne répondez pas, eh bien ! laissez-moi interpréter ce silence, continua-t-il en déposant sur mon front un baiser… »

En ce moment la porte s’ouvrit, mon oncle parut, et je me sauvai dans ma chambre sans avoir proféré une parole.

Je n’étais pas encore revenue de ma stupéfaction lorsque ma tante me fit appeler. Du ton guindé et sentencieux qui lui était habituel, elle me fit un pompeux éloge du comte d’Ilse, me dit qu’il était lieutenant général, pair de France, et que le mariage était un engagement sérieux qui imposait de grands devoirs.

Je compris que j’allais me marier. Je n’en ressentis ni joie ni peine. J’ignorais absolument ce que c’était que le mariage : je n’avais jamais lu un roman ; de ma vie il ne m’était arrivé de causer avec un homme jeune ; ma réserve, qui allait aisément jusqu’à la hauteur, m’avait préservée de toute intimité avec mes compagnes ; j’étais un véritable phénomène de naïveté. L’envie me prit pourtant de demander à ma tante quels étaient les devoirs que j’allais contracter ; mais, outre qu’elle ne permettait guère qu’on l’interrogeât, il me parut évident qu’elle me les expliquerait quand elle le jugerait convenable, et je gardai le silence.

Deux jours après, on m’apporta, de la part du comte d’Ilse, un bouquet des fleurs les plus rares, mélangées avec un goût exquis, et dont les délicieuses odeurs me causèrent la première sensation vive, je dirais presque voluptueuse, que j’eusse encore éprouvée. Je n’avais guère vu au couvent que des fleurs de sacristie, fleurs de papier ou de toile grossière, raides, inanimées, sans parfum et sans grâce, triste emblème de la vie des nonnes ; je ne soupçonnais pas ce que pouvait être une attention délicate, une galanterie ; je n’imaginais point que je pusse occuper la pensée de qui que ce fût au monde ; ce bouquet m’arrivait comme l’annonce, la promesse charmante d’une vie nouvelle. Je le contemplai longtemps, j’en examinai avec soin et isolément chaque fleur, puis je les comparai entre elles ; je retenais mon haleine de crainte de les flétrir, et, lorsqu’on vint m’avertir que le déjeuner était servi, il me fut impossible de m’en séparer, et je les portai à table. Ma tante voulut gronder ; mais mon oncle intervint et fit, au sujet d’une branche d’oranger qui marquait le centre du bouquet, plusieurs plaisanteries que je ne compris pas.

Le comte d’Ilse vint dîner. Je le remerciai en rougissant. — Désormais, me dit-il, je n’aurai plus qu’une pensée, ce sera de deviner vos goûts et vos désirs, pour les prévenir s’il se peut, les satisfaire toujours et à tout prix.

Ces propos et d’autres analogues me faisaient l’effet d’une musique mélodieuse. Je regardais peu le comte d’Ilse, je lui parlais encore moins. Ma tante et lui ne s’entretenaient que de la corbeille et du trousseau, et réglaient les différentes parties du cérémonial de nos noces, qui devaient se faire, à ce que j’entendis, dans quinze jours. À dater de ce moment, les présents du comte se succédèrent sans interruption. C’étaient des parures de diamants et d’autres pierres fines dont j’ignorais même les noms, et qu’il prenait plaisir à me faire essayer en m’expliquant leur valeur, leur origine, les différentes sortes de montures qui en rehaussaient l’éclat et le prix. Le comte d’Ilse avait les connaissances d’un joaillier ; il avait passé sa vie à former une collection rare de bijoux précieux ; il ne manquait pas une occasion favorable, et sa vanité n’était jamais plus flattée que lorsqu’on mettait ses connaissances à l’épreuve en lui demandant des avis. Je fis avec lui un véritable cours de lapidaire, et, le jour de mes noces, si j’étais complètement ignorante de toutes les conséquences morales et physiques du mariage, en revanche j’aurais pu juger infailliblement de la plus ou moins belle eau d’une topaze, blâmer ou louer avec équité la sertissure d’un diamant, apercevoir la tache la plus légère dans une émeraude, et prononcer, à un centime près, sur la valeur relative de deux perles d’égale grosseur. Ce fut là tout ce que j’appris dans les jours qui précédèrent la bénédiction nuptiale. Jamais, j’en suis certaine, moins d’émotion ne troubla le cœur d’une jeune fille à la veille de ce jour solennel ; jamais moins de réflexions ne furent suscitées par la pensée de cet engagement irrévocable ; je n’avais ni espoir ni crainte, ni répugnance ni désir ; je ne faisais ni comparaisons ni conjectures ; je me soumettais machinalement à l’accomplissement d’un acte qui se présentait à mon esprit comme une formalité assez indifférente, mais indispensable, pour entrer dans une vie libre et animée, avec un homme que les hautes dignités dont il était revêtu et ses manières pleines de noblesse me faisaient regarder comme un être supérieur digne de tous mes respects.

II

Le 16 janvier fut pour moi un jour de parade et de corvée ininterrompue : cérémonies de la mairie et de l’église ; présentation aux parents et aux amis ; déjeuner, dîner et soirée officiels ; toilettes interminables. Je n’échangeai pas deux mots avec mon mari. Il était tout occupé à recevoir les compliments et à faire les honneurs. D’ailleurs, j’ai appris depuis qu’il eût manqué aux usages en causant avec moi. Vers minuit, la foule s’écoula, et ma tante me conduisit à la demeure du comte d’Ilse, qui nous y avait précédées. Sans me dire une parole, elle m’embrassa au front de sa manière compassée et magistrale, puis me laissa aux mains d’une femme de chambre, qui, après m’avoir dépouillée de tous mes ornements, après avoir ôté épingle à épingle, ce qui ne fut pas une mince affaire, les rubans, les fleurs et les diamants dont se composait ma parure de noces, peigna et parfuma mes cheveux ; et me passa une robe de nuit couverte de riches dentelles. J’étais exténuée de fatigue et d’ennui ; je n’en pouvais plus. Ce fut avec un certain contentement que j’entrai dans le lit moelleux qui m’était préparé au fond d’une large alcôve. Rien de plus élégant que cette chambre où je me trouvais pour la première fois. Les tentures et les rideaux de damas blanc étaient d’une ravissante fraîcheur ; un feu vif et clair brûlait dans la cheminée, qu’ornaient des candélabres chargés de bougies, répétées par une magnifique glace de Venise, mais j’avais un trop impérieux besoin de sommeil pour rien examiner en détail. Je me sentais anéantie, et déjà mes yeux se fermaient, lorsque la femme de chambre sortit. Le léger bruit de la serrure me fit bondir. Comment expliquer ce qui se passa dans mon esprit et pourquoi, moi qui n’avais pensé à rien qu’à me reposer, tant que cette femme avait été là, je fus saisie d’une peur subite ? En regardant autour de moi, les objets qui tout à l’heure avaient charmé ma vue me semblèrent avoir pris un aspect sévère ; j’eus un singulier sentiment d’isolement, d’abandon ; une appréhension vague fit battre mon cœur… Inquiète, agitée, sans trop savoir ce que je faisais, je me jetai à bas de mon lit et je courus, pieds nus, pousser le verrou de la porte par laquelle la femme de chambre était sortie.

En revenant près de la cheminée, dont le feu pétillant et les candélabres restés allumés dissipaient un peu ma frayeur puérile, j’aperçus vis-à-vis de moi, à demi cachée dans la tenture, une autre porte qui, à ce qu’il me parut, était entrouverte. J’allai pour la fermer… Que devins-je, en me trouvant face à face avec le comte d’Ilse !…

Affublé d’une espèce de froc de moine blanc, qui le faisait paraître d’une taille gigantesque, bizarrement éclairé par la lumière vacillante du bougeoir qu’il tenait à la main, c’est à peine si je le reconnus. Il me sembla plus vieux de dix ans que le matin ; je le trouvai affreux : un spectre ne m’eût pas plus épouvantée. Mes jambes fléchirent. Il me soutint dans ses bras.

— Chère enfant, me dit-il, vous devez être épuisée ; depuis dix heures, toujours sur pied ! J’ai vu qu’à dîner vous n’avez presque rien mangé, et je pense que vous serez bien aise de prendre quelque chose.

Je l’assurai en balbutiant que je n’avais besoin de rien.

— Souffrez que ce soir je sois votre unique serviteur, ajouta-t-il en souriant sans m’écouter ; puis il sortit pour rapporter, une minute après, sur un plateau, une tasse en vermeil.

— Prenez ce bouillon, reprit-il, cela vous ranimera.

Et pendant que je soulevais machinalement la tasse, il éteignit, une à une, toutes les bougies, ne laissant allumée qu’une petite lampe qui jetait dans la chambre une faible lueur. Cela fait, il revint près de moi. Je voulus parler, mais j’éprouvais une inconcevable difficulté à mouvoir les lèvres. Ma tête aussi s’alourdit presque instantanément ; mon cerveau s’embarrassa, mes paupières se fermèrent. En vain je m’efforçais de les rouvrir. Les tentures me semblaient se détacher du mur, venir à moi et m’envelopper… Mes membres s’engourdissaient. Bientôt je ne sentis plus rien que le passage pénible de mon haleine dans mon gosier…, et je m’endormis d’un pesant sommeil.

Quand je m’éveillai, la matinée était fort avancée. La neige avait tombé. Un beau soleil d’hiver perçait les blanches courtines, la clarté du jour était resplendissante. Je regardai avec égarement le lieu où je me trouvais, ne le pouvant bien reconnaître. Je ne parvenais pas à rassembler mes esprits. Tout à coup mon œil se porta sur une glace placée dans le fond de l’alcôve. Grand Dieu était-ce bien moi ? je me voyais pâle, livide. Mes cheveux tombaient dans un désordre inaccoutumé sur ma poitrine. Mon front me semblait flétri. Un sentiment de honte et d’humiliation oppressait mon cœur… Qu’était-ce donc ?… Des larmes brûlantes commençaient à couler sur mon visage… Comme je cherchais à rappeler mes souvenirs, la femme de chambre qui m’avait servie la veille vint m’annoncer que mon bain était prêt. Je me laissai conduire. La douce vapeur de l’eau et la senteur des aromates me calmèrent un peu. Vers trois heures, M. d’Ilse me fit dire qu’il m’attendait pour la promenade. M’étant habillée, je descendis dans la cour, où je le trouvai. Il me salua avec une exquise courtoisie, me fit monter en voiture et se plaça à mes côtés sans me rien dire. Moi non plus, je ne parlais pas. De temps en temps, le comte jetait sur moi un regard dont l’expression, sans que je susse pourquoi, me faisait détourner les yeux. J’étais en proie à une amertume inexprimable ; je faisais de continuels efforts pour ne pas éclater en sanglots. Les plus sombres pensées, les plus sinistres desseins se pressaient dans mon esprit. Il me semblait que, si j’avais eu une arme, je me serais tuée, ou j’aurais tué mon mari ! Et pourtant rien ne l’accusait, rien ne se précisait dans ma mémoire troublée ; l’instinct seul m’avertissait que j’avais un impardonnable outrage à venger.

Au retour de la promenade, mon mari me conduisit chez ma tante. Il avait été convenu que nous y dînerions ; mais, comme il était encore de bonne heure, il m’y laissa pour aller chez lui donner quelques ordres. Ma tante était seule ; elle me reçut avec une sorte de tendresse qui ne lui était pas naturelle et qui m’enchanta. De mon côté, je lui fis mille caresses, me trouvant soudain comme allégée par l’absence de mon mari, et cherchant instinctivement, près de la seule femme que je connusse, une protection maternelle. La conversation fut assez animée, presque enjouée, si bien que, prenant confiance, et poussée par je ne sais quelle inspiration :

— Ma bonne tante, lui dis-je, il faut que vous m’accordiez une grâce… Vous allez peut-être trouver que c’est un enfantillage… mais je ne puis revoir ce logement sans regret… Permettez-moi de rester près de vous… seulement ce soir… de coucher encore une fois dans ma petite chambre…

Le visage de ma tante se rembrunit ; je tremblai.

— En vérité, vous êtes folle, Valentia, me dit-elle de son accent le plus fêlé. Et à quel propos, je vous prie, un pareil esclandre ? De quel droit faire cet affront à votre mari ?

Je ne répondis pas ; elle continua :

— Je suis bien aise, du reste, que vous me fournissiez l’occasion de vous parler sérieusement de vos devoirs. L’abbé Marcelin m’a reproché ce matin de ne l’avoir pas fait ; la demande étrange que vous m’adressez me prouve qu’il avait raison. J’ai à ce sujet beaucoup de choses à vous dire.

Je rapprochai mon fauteuil du sien, et j’écoutai de toutes mes oreilles. J’étais vraiment heureuse de penser qu’enfin le mariage et la vie nouvelle où j’étais entrée les yeux fermés allaient m’être expliqués, qu’une règle de conduite, une raison de mes devoirs, me serait donnée.

— Jusqu’à présent, Valentia, reprit ma tante, votre oncle et moi, nous remplacions vos parents ; vous n’aviez d’autre devoir que celui d’être docile à nos avis, et je vous rends la justice de dire que vous n’y avez point manqué. Mais, à partir d’hier, nous avons abdiqué notre autorité entre les mains de votre mari. C’est le comte d’Ilse, désormais, qui est l’arbitre de toutes vos actions ; c’est à lui qu’il appartient d’ordonner votre existence comme il l’entend ; vous ne devez avoir d’autre souci que de lui complaire, et, sauf l’avis de votre directeur dans les matières purement spirituelles, vous ne devez consulter que lui, et vous conformer en toutes choses à ses désirs. La femme est soumise au mari, dit l’apôtre, et avec bien de la sagesse, car nous sommes toujours faibles, mon enfant, ajouta-t-elle en poussant un soupir vraiment comique, sans expérience et sans raison ; nous avons besoin d’un guide, d’un appui… La vie des femmes est une vie de souffrance… il y faut de la résignation…

Elle parla longtemps sur ce ton et resta imperturbablement dans ce cercle de lieux communs sentencieux, qui semblaient lui donner une satisfaction d’elle-même considérable, mais qui ne m’apprenaient absolument rien de ce que je brûlais de savoir. Nous fûmes interrompues par un billet qu’on m’apporta de la part de mon mari.

« Ma chère Valentia, m’écrivait-il, j’ai trouvé chez moi un exprès du marquis de Gerval, ce parent dont je vous ai parlé. Il est à la mort et me mande près de lui. Vous savez les intérêts qui m’y appellent. Jugez du chagrin que j’éprouve à vous quitter en ce moment. Je crains que vous ne vous ennuyiez beaucoup, d’autant plus que l’usage ne permet pas que vous fassiez de visite seule. Mais j’ai songé à vous procurer une compagnie aimable, c’est celle de ma jeune cousine, Rosane d’Ermeuil, que vous avez distinguée hier à la soirée. Elle ira vous trouver ; recevez-la bien. C’est une personne fort spirituelle et dont la société vous distraira, etc., etc. »

Après avoir lu cette lettre, je respirai plus librement, et, rentrée chez moi de fort bonne heure, ne sachant trop que faire, je me mis à parcourir toutes les pièces qui composaient mon appartement et celui de mon mari. De proche en proche, j’en arrivai à sa bibliothèque. Ignorante comme je l’étais, les noms de la plupart des auteurs m’étaient inconnus. Je pris au hasard le premier volume qui me tomba sous la main et j’en commençai la lecture avec avidité. Soit qu’un mauvais démon eût choisi pour moi, soit plutôt qu’il eût été difficile, sur ces rayons où les goûts dépravés d’un vieillard licencieux avaient réuni comme à plaisir des ouvrages obscènes, de rencontrer un livre honnête, celui que j’emportai devait en peu d’heures m’apprendre ce que dix années d’une vie de débordements ne m’eussent pas mieux enseigné peut-être. À plusieurs reprises, le livre me tomba des mains ; mais une curiosité fiévreuse me le fit chaque fois reprendre, et je l’achevai jusqu’à la dernière ligne. Il était écrit que tout, dans mon existence, devait être étrange, invraisemblable. Le matin même, quoique mariée, j’ignorais encore jusqu’au premier trouble des sens, je soupçonnais à peine les chastes mystères de l’union conjugale. Tout à coup, en une nuit de solitude, sans transition ni ménagements, je me vis initiée à toutes les turpitudes du vice !

Elle fut terrible et vraiment écrasante, l’obsession de ces images corruptrices. Heureusement j’en fus délivrée par l’apparition de la vicomtesse d’Ermeuil. Je dis l’apparition, et ce n’est pas sans dessein ; jamais rien de plus aérien, de plus idéal, d’une grâce plus insaisissable, en ses mille séductions, ne s’était offert à mes yeux ravis. J’avais remarqué Rosane à ma soirée de noces. Bien qu’elle ne fût ni d’une stature élevée, ni d’une beauté imposante, il était impossible qu’elle n’attirât pas l’attention ; et, une fois qu’on l’avait entrevue, on ne pouvait plus regarder qu’elle. Qu’on se figure une taille souple comme un jonc ; un teint d’une blancheur et d’une transparence incomparables ; une physionomie ouverte où se lisait le bonheur de vivre ; des traits fins, mobiles ; des yeux d’un bleu limpide ; une bouche vermeille, presque toujours entr’ouverte par le sourire d’un naturel enjouement ; un cou flexible que cachaient et découvraient, à chacun de ses mouvements d’oiseau, de larges boucles dorées dont les reflets merveilleux formaient comme une atmosphère lumineuse autour de sa tête ; une main et un bras que la statuaire eût donnés à Vénus ; un pied divin ; un organe mélodieux, qui rendait les plus exquises nuances du sentiment : telle était Rosane, telle elle m’apparut, attrayante et pleine d’aménité, comme une fée qui venait, de sa baguette magique, dissiper les noires vapeurs dont mon imagination était offusquée.

Elle me fit mille caresses que je lui rendis bientôt avec effusion. Sa conversation me charma. On n’aurait peut-être pas pu y relever de traits saillants, elle ne faisait pas de reparties, elle ne disait pas de mots, comme certaines personnes que je vis plus tard en réputation d’esprit ; elle avait une verve soutenue, facile et heureuse, un don naturel de bien dire les choses aimables avec un accent enchanteur ; et si, en la quittant on n’avait rien retenu en particulier de ses propos, du moins emportait-on une impression délicieuse ; on était persuadé qu’on lui avait plu, et on éprouvait un vif désir de lui plaire encore davantage.

Aussi eus-je peine à attendre la soirée du lendemain. Rosane m’avait fait promettre de la passer chez elle, en ajoutant que nous serions tête à tête, afin, disait-elle, de parfaire notre amitié naissante. Son appartement était petit et dans un quartier éloigné ; je ne vis qu’un domestique dans son antichambre.

— Je suis passablement pauvre, me dit-elle en m’abordant, lisant peut-être dans mes yeux quelque surprise. Mon mari, que j’ai laissé là au bout de deux ans de mariage, parce qu’il m’ennuyait à mourir, use de son droit en ne me donnant que la moitié des revenus que je lui ai apportés ; c’est tout simple et je ne lui en veux pas. Pauvre cher homme ! il n’a en vérité aucune bonne raison pour payer ma couturière et mon tapissier ! Mais, avec de l’ordre, on s’arrange ; mes grosses dépenses sont bien réglées, et, quant aux fantaisies, aux chevaux et aux fleurs surtout, que j’aime passionnément, j’ai des amis dont les écuries et les serres ne sont jamais fermées pour moi.

Pendant qu’elle parlait, j’avais eu le loisir d’examiner le salon où nous nous trouvions. C’était une pièce oblongue, tendue de velours gros vert. Le tapis et tous les meubles étaient de même couleur ; rien n’y distrayait l’œil, rien n’y faisait contraste. Un petit lustre suspendu, placé au milieu d’une corbeille d’où retombaient en abondance des passiflores, des lierres et d’autres plantes à rameaux pendants, éclairait cette belle uniformité de tons sur laquelle le visage radieux de Rosane se détachait comme par magie. Elle était vêtue ce soir-là d’un peignoir blanc très transparent, négligemment noué par une longue ceinture. Ses manches larges, relevées et rattachées par une agrafe formée d’une seule belle perle, découvraient l’avant-bras avec une coquetterie inimitable. En guise de bracelet, elle portait un anneau d’or auquel appendaient une multitude de bagues de toute forme et de toute couleur qui, au moindre de ses mouvements, faisaient, en se choquant l’une contre l’autre, un petit bruit métallique et agaçant comme le bruit des castagnettes. Dans sa ceinture, un camélia couleur de chair, d’un incarnat pareil à celui de ses joues, semblait placé là pour appeler la comparaison et laisser le choix indécis.

— Ce réduit n’est ni somptueux ni vaste, reprit Rosane, voyant que je regardais curieusement autour de moi ; mais il a une propriété rare ; tel que vous le voyez, il est inaccessible à l’ennui, à la discorde, au mensonge…

— C’est donc l’asile du sage ? lui dis-je.

— Ma sagesse, reprit Rosane, n’est pas précisément celle des vieillards de la Grèce. À parler franc, je ne l’ai vue enseignée nulle part ; on ne la prêche point en chaire ; et pourtant, dit-elle avec une expression de douce raillerie, quelque dédaignée qu’elle puisse être, je ne la troquerais contre nulle autre… Ah ! mais j’oubliais de vous montrer la seule chose de prix que je possède, un vrai chef-d’œuvre, tenez !…

Et elle tira un cordon sur lequel glissa, en se repliant sur lui-même, un pan de velours qui cachait un enfoncement où je vis une figure en marbre blanc d’une grande beauté.

— Regardez cela tout à votre aise, me dit Rosane, c’est une Flore entrant au bain, ou plutôt, pour ne pas affecter de fausse modestie, c’est mon portrait sculpté à Florence par le célèbre Bartolini. Je reviens tout à l’heure.

Et elle sortit, me laissant émerveillée. Je n’avais vu au couvent que des figures affadies de saints et de saintes emmaillotés jusqu’aux yeux, des images du Sacré-Cœur, c’est-à-dire le Christ ouvrant de ses deux mains sa poitrine pour y montrer son cœur sanglant, la plus monstrueuse aberration du goût dévot. C’était la première fois de ma vie que je voyais une œuvre d’art sérieuse ; j’eus envie de me prosterner. Cette belle figure de femme, à demi voilée par une draperie jetée autour de la partie inférieure du corps, à la manière antique, avait ce caractère chaste et auguste qui est comme le sceau mystérieux des créations du génie. Taillés dans un bloc de marbre d’une suavité rare, ce visage, ce sein, ces bras, tout ce torse, respiraient et vivaient, mais d’une vie supérieure. Le mouvement du corps un peu porté en avant, la jambe droite dégagée des draperies, parce que l’artiste avait supposé la déesse descendant les degrés d’un bassin et posant le pied sur la première marche, étaient d’une vérité étonnante. Et pourtant, dans la réalité même d’un acte si vulgaire en apparence, il y avait une majesté qui imposait le respect.

— Je suis bien vieillie depuis, dit Rosane qui venait de rentrer et que je n’avais pas aperçue, tant j’étais absorbée dans ma contemplation… ; alors j’étais ainsi…, mais on n’a pas impunément vingt-huit ans ; c’est un grand âge…

Je ne pus croire à ce grand âge. On ne lui eût certainement pas donné plus de dix-huit ans, tant sa peau était satinée, son œil limpide, tant surtout l’épanouissement de son sourire recélait de jeunesse et de contentement.

Elle m’entraîna sur le divan, et, s’asseyant près de moi :

— Ah çà ! me dit-elle, aujourd’hui est le jour des confidences. Il y a déjà trente heures au moins que nous nous aimons ; c’est tout un passé. Arrière donc la réserve et les réticences ; cela n’est bon que pour les sots, n’est-ce pas, Valentia ?

Je répondis que oui, sans trop savoir où elle en voulait venir.

— Votre mari, en me recommandant de vous aller voir, me dit que vous êtes jeune, déplorablement jeune ; c’est l’expression dont il se sert, en soulignant.

Elle me regarda fixement, je baissai les yeux.

— Mais je n’en crois rien, voilà de grands yeux battus qui en disent bien long… D’ailleurs, rien que ce seul fait d’avoir épousé un homme qui serait votre père annonce un jugement… une expérience… Dites-moi, franchement, aimiez-vous quelqu’un avant votre mariage ?

Cette question me surprit à tel point que je ne trouvai rien à répondre.

— Vous méfiez-vous de moi ? Oh ! ce serait bien mal, reprit-elle.

Je fus sensible à ce reproche et surtout à l’accent avec lequel il fut proféré.

— Non assurément, lui dis-je en l’embrassant, mais je ne comprends pas… que vous puissiez croire… que…

Je m’embrouillais dans mon discours.

— C’est singulier dit-elle, je croyais qu’on était plus avancé que cela au couvent. Mais n’importe ; si vous n’avez pas encore aimé, vous aimerez bientôt, et il faut que je vous donne à ce sujet des conseils. Personne ne vous saurait mieux guider que moi. À mon entrée dans le monde, j’ai fait sottise sur sottise, et je ne m’en suis tirée que par miracle ; il ne faut pas que vous tombiez dans les mêmes pièges. D’abord, vous avez un vieux mari ; c’est un grand avantage. Sa jeunesse n’a pas été celle de Caton, ajouta-t-elle en riant ; il est terriblement usé, mon cher cousin, et, le mariage aidant, je ne lui donne pas beaucoup de temps à vivre. Vous serez veuve avant peu ; c’est la seule position souhaitable pour une femme de qualité. Mais, d’ici là, il faut être prudente.

En ce moment on apporta le thé, ce qui me donna une contenance. Occupée à me servir, Rosane ne s’aperçut point de mon embarras. J’eus le loisir de reprendre quelque aplomb, et l’amour-propre se trouvant en jeu autant que la curiosité, je résolus de me prêter de mon mieux à la conversation, sans trahir ma complète inexpérience en ces matières.

Nous restâmes ensemble jusqu’à une heure après minuit. L’entretien ne languit pas, quoique je n’y fournisse guère que des monosyllabes ; mais Rosane était animée. Elle avait conçu un goût très vif pour moi et trouvait, sans aucun doute, un grand plaisir à me parler d’elle, de sa vie, qui n’était pas celle d’une femme ordinaire, et de ses principes, qu’elle pratiquait avec une invariable sérénité d’âme. Le mot de principe peut paraître singulier, appliqué à une existence dont le plaisir était la seule règle et l’unique mobile ; mais, comme je l’ai dit, Rosane n’était pas une femme ordinaire. Je rapporterai ici, non seulement ce qu’elle me dit ce jour-là, mais encore ce que ses confidences des jours suivants et ce que la voix publique m’apprirent.

Rosane était tout à la fois une organisation ardente et un esprit sensé. La bonté, la franchise, la gaieté faisaient le fond de sa nature, et, dans une vie de galanterie perpétuelle, la préservaient de tout avilissement et de toutes inimitiés. À la cour même, où régnait une dévotion rigide, elle se maintenait par ses aumônes ; par un certain penchant pieux qui la faisait aller régulièrement aux églises, où elle priait de bonne foi, comme une vraie Italienne ; et surtout par l’amitié d’un vénérable prélat qui, l’ayant connue toute enfant, continuait à la confesser sans lui donner l’absolution, mais tenait pour assuré et proclamait partout qu’à un jour prochain elle rentrerait dans la droite voie.

Les femmes ne la craignaient point ; elle était incapable d’une perfidie, n’usait point de son esprit pour briller, et se montrait toujours disposée à rendre de ces services dont l’occasion se présente fréquemment dans la complication des intrigues et des hypocrisies du grand monde.

III

Après les confidences, Rosane en vint aux conseils. – Un premier choix, me dit-elle, est la chose la plus grave dans la vie d’une femme ; c’est lui qui imprime à la réputation un caractère indélébile ; les autres passent sans laisser de traces. Vous êtes surprise de m’entendre parler de réputation, à moi qui semble m’en soucier si peu ; mais, sachez-le bien, ce n’est pas la vertu qui fait les réputations désirables, c’est le savoir-vivre. Quelques femmes, en ce temps-ci où la dévotion est de mode, sacrifient à cette chimère d’une vertu intacte, renoncent héroïquement à l’amour et à tout ce qui pourrait en avoir l’apparence ; erreur grossière dont elles s’aperçoivent trop tard ! Tant que, jeunes encore, elles peuvent se croire, et surtout tant qu’on leur suppose un certain mérite dans la résistance, l’orgueil les soutient et les aveugle ; mais lorsque arrive l’âge funeste, quand les quarante ans sont près de sonner, elles se voient avec effroi isolées dans leur prétendue considération, sans crédit, honorées peut-être en théorie, mais beaucoup moins recherchées en réalité que telle femme galante à laquelle ses choix ont assuré de nombreux appuis et de reconnaissantes amitiés. Alors les pauvres vertueuses tournent à la fureur ; elles comprennent, mais trop tard, qu’elles ont irréparablement perdu leur jeunesse, et se jettent à perte d’haleine dans l’exercice de la médisance, pour tromper les ennuis de leur grand mécompte. Mais la médisance est un plaisir creux, négatif ; le mal qu’on fait est si peu de chose auprès de celui qu’on voudrait faire ! Quel supplice !…

N’allez pas croire pourtant que je haïsse la vertu en elle-même, reprit Rosane ; seulement je la veux simple et naturelle. Vous, par exemple, Valentia, s’il vous prend fantaisie de rester vertueuse, je ne vous en chérirai pas moins, parce que je suis certaine que chez vous ce sera encore un charme. Qui sait si moi-même je n’en viendrai pas là un jour ? Tout ce qui est vrai est aimable à son heure ; mais ne me parlez pas de ces vertus exaspérées, sans bonté et sans grâce, qui se dédommagent par la haine d’avoir méconnu l’amour ! le bon Dieu n’a pas si mauvais goût que de choisir leur compagnie pour toute l’éternité, soyez-en sûre.

À quelques jours de là, Rosane me prévint qu’elle avait invité plusieurs personnes à souper.

— Vous verrez réunis à la même table, me dit-elle, mes amants passés, présents… et futurs ; je n’en trompe aucun, et ils vivent tous dans la meilleure intelligence…

En effet, une douzaine de convives arrivèrent successivement. Le souper fut gai : les propos étaient lestes, mais point indécents ; de fines équivoques volaient à travers le discours, légèrement, sans qu’on s’y arrêtât. Un comme il faut suprême dans la forme voilait ce qu’il y avait d’assez vulgaire dans le fond de ces entretiens. Je remarquai un jeune homme qui ne quittait pas Rosane des yeux. Ce n’était pas celui qu’elle m’avait présenté comme son amant. Après souper, me trouvant seule avec elle dans un petit boudoir, je lui en fis une plaisanterie.

— Gageons qu’avant huit jours lord V… t’aura fait une déclaration, lui dis-je, car nous étions convenues de nous tutoyer.

— Huit jours ! exclama-t-elle en poussant un soupir mélancolique ; hélas ! ma chère enfant, qui peut savoir où nous serons tous dans huit jours ? Non, non, je n’agis point avec cette imprudence ; ce sera dès ce soir. Tu vas te laisser reconduire chez toi par Octave (c’était le nom de son amant actuel) ; tu demeures à l’autre bout de Paris ; il se passera une heure avant qu’il revienne… s’il revient… Une heure suffit pour changer la face des empires, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel de la manière la plus comique.

Le lendemain, éprise, enivrée, Rosane partait pour l’Italie, où elle comptait rester, m’écrivait-elle dans un petit billet plein de tendresse, aussi longtemps que durerait cette flamme nouvelle. Sa disparition subite émut les salons, mais le vénérable évêque de… assura qu’elle était allée soigner, à Turin, une parente malade, ce qui, vu la saison, était un dévouement bien louable. Octave, qui ne se souciait pas de jouer le rôle d’un délaissé, trouva moyen de glisser négligemment, dans plusieurs circonstances, qu’il avait refusé au jeune lord V… de faire avec lui le voyage d’Égypte. On en pensa ce qu’on voulut ; mais on n’avait rien à dire contre ces deux autorités, et la médisance trompée se rejeta sur d’autres victimes.

Ce brusque départ me laissa consternée. Rosane était de ces personnes qui, sans le vouloir, peut-être même sans le savoir, exercent un attrait tyrannique et absorbent si bien la pensée, qu’on oublie en quelque sorte, auprès d’elles, sa propre existence, pour ne s’intéresser qu’à la leur. Elle m’avait complètement distraite de moi-même ; aussi fus-je comme effrayée, en y rentrant, de n’y trouver qu’un vide affreux. Je passai tout un jour la tête dans mes mains, perdue dans un labyrinthe d’idées confuses. Une seule chose ressortait évidente de mes expériences un peu factices : c’est que le monde n’était point ce que j’avais cru. La grandeur et l’éclat d’une vie de cour, qui de loin m’avaient éblouie, vus de près, ne me semblaient point un but à poursuivre ; d’autre part, l’existence facile et légère de Rosane formait un tel contraste avec mon caractère sérieux, altier, ambitieux même, que je ne pouvais m’arrêter un instant à la supposition de rien d’analogue pour moi. Que me restait-il donc ?

Rosane, ainsi que ma tante, m’avait exhortée à la soumission. Seulement, elle avait été bien plus explicite. La première année du mariage, suivant elle, appartenait de droit au mari. Il a surtout, ajoutait-elle en riant, l’empire des nuits. Le jour on tâche peu à peu, sans bruit et sans lutte surtout, de se rendre indépendante ; mais il faut au moins un an d’expérience avant de risquer une volonté.

Il faut avoir fait une bonne provision de munitions, il faut s’être exercée en silence au maniement des armes, avant d’engager le combat ; autrement on ne réussirait à rien qu’à effaroucher l’orgueil marital. « Tu auras de mauvais moments, ma pauvre Valentia, me disait-elle : ton mari n’est ni beau ni jeune, mais un an est bientôt passé. »

— Un an ! répétais-je à part moi ; oui, un an est vite passé ; mais après ?

Le comte revint fort content ; il avait convenablement soigné et enterré son vieux parent dans ses biens du Jura, dont il héritait. Les trois mois qui suivirent ce retour furent ce que l’on appelle dans le langage du monde la lune de miel.

Le comte d’Ilse était ivre, je ne voudrais pas dire d’amour, pour ne pas profaner ce mot sacré, mais ivre de la vanité de posséder officiellement une femme jeune et qu’on trouvait jolie. Ma soumission passive à ses transports, le complet silence qui était ma seule réponse aux expressions cyniques de ses ardeurs, ne le rebutaient point. Dans les moments où il trouvait bon de me faire grâce de ses tendresses, il me contait avec une incroyable vantardise les prouesses galantes de sa vie passée, et semblait chercher à me piquer d’émulation en insistant sur les folies amoureuses qu’il avait inspirées. Ce fut un long et lourd martyre que le mien. Après avoir beaucoup pleuré mon humiliation, j’essayai d’y échapper, au moins d’esprit, par la lecture et le travail. Mais M. d’Ilse prit à tâche de contrecarrer tous mes projets d’étude. Dans son opinion, rien de plus malséant à une femme du monde qu’une occupation sérieuse. Ce pédantisme, disait-il, sentait sa roture d’une lieue. Moitié en plaisantant, moitié sérieusement, il trouvait moyen de m’enlever tous mes livres, et d’ajouter ainsi à mes autres ennuis l’ennui d’une oisiveté forcée.

Vers la fin du printemps, mon mari tomba dangereusement malade. Je veillai plusieurs nuits à son chevet, mais bientôt moi-même je fus incapable de me soutenir.

Depuis trois mois, je changeais à vue d’œil ; j’avais des insomnies perpétuelles et des spasmes nerveux qui se terminaient souvent par de longues défaillances. Le médecin qui nous soignait paraissait soucieux. Il finit, après bien des remèdes inefficaces, par ordonner au comte les eaux de Néris, à moi l’air des montagnes et un régime calmant ; il insista surtout, et je lui en sus gré, pour que nous allassions chacun de notre côté suivre le régime prescrit. On décida que j’irais dans le petit castel du Jura, pendant que mon mari prendrait les eaux ; un de ses neveux, récemment arrivé d’un voyage en Suisse, devait m’accompagner et m’installer à B… Je n’avais vu ce neveu qu’une ou deux fois ; il avait de bonnes manières, une physionomie un peu mélancolique et fort distinguée. Rempli de soins pour son oncle, il s’était montré avec moi d’une réserve qui ne m’avait point déplu. La route, durant laquelle ma négresse Rhéa était en tiers, fut silencieuse ; la conversation insignifiante et toute en lieux communs. Une heure après notre arrivée à B…, Ferdinand en repartait pour aller trouver M. d’Ilse.

Il me serait difficile de faire comprendre ce que j’éprouvai en me trouvant soudain, et comme par enchantement, transportée de l’atmosphère brumeuse de Paris, de ses horizons de murailles et de toits, de ses promenades alignées, encombrées, bruyantes, de tous les étouffements, si je puis ainsi parler, de mon existence artificielle, au sein des montagnes, dans un air vivifiant, seule avec moi-même, en présence d’une nature primitive et libre ! On arrivait à B… par un chemin à pic que les chevaux ne pouvaient gravir. J’avais dû laisser ma voiture de poste au bas de la montagne, dans la maison du garde, qui, par les conditions de sa place, tenait toute l’année une espèce de char-à-bancs du pays et un attelage de bœufs à la disposition des maîtres du château. C’est ainsi que je parvins à ma sauvage habitation dont les deux tourelles blanches, surmontées d’un toit en ardoise très pointu et brillant au soleil, se détachaient gaiement sur la sombre verdure de la forêt de sapins à laquelle elles étaient adossées, et qui, les abritant du nord, montait en amphithéâtre jusqu’au sommet de la montagne souvent couvert de neige.

Ces deux tourelles se joignaient par un corps de bâtiment plus bas d’un étage ; chacune d’elles avait un large balcon en saillie. Trois terrasses en retrait, creusées dans le roc, et sur lesquelles, à force de terre rapportée, on était parvenu à faire pousser quelques fleurs et quelques arbres à fruits, formaient le seul espace de plain-pied où l’on pût, dans les mauvais jours, risquer une promenade. Ces trois terrasses communiquaient l’une avec l’autre par des escaliers assez semblables à des échelles. Au-delà de la troisième, la nature, un instant contrainte, reprenait ses libres allures. Un inextricable amas d’arbrisseaux, de ronces, de buissons épineux, que jamais ni la faucille ni la serpe ne troublèrent dans leurs caprices, couvrait la pente abrupte et les flancs d’un ravin au fond duquel on entendait par intervalles, dans le silence de la nuit, le bruit irrégulier du torrent, tantôt grossi par les pluies d’orage, tantôt presque desséché.

Ainsi que M. d’Ilse me l’avait annoncé, l’intérieur du château était beaucoup plus confortable qu’on n’aurait dû l’attendre dans ce pays perdu, et surtout il renfermait un trésor précieux : une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, formée par une main sérieuse, et composée, en majeure partie, d’ouvrages de science naturelle, de philosophie et de poésie classique. Ce fut une nouvelle et grande émotion pour moi, lorsque après douze heures données au repos et à une sorte de prise de possession, par les yeux et par les oreilles, de tous les aspects et de tous les bruits de mon petit domaine, j’entrai dans la bibliothèque, résolue à mettre à profit les livres qui s’y trouvaient pour secouer l’ignorance qui commençait à peser lourdement sur mon esprit. Quatre portraits ornaient seuls cette vaste pièce ; c’étaient Galilée, Bacon, Descartes et Newton. Je ne connaissais point leurs œuvres ; mais je savais vaguement qu’ils avaient, les premiers, découvert les secrets de l’ordre universel, et qu’on les honorait comme les maîtres de la science. Longtemps je contemplai avec respect ces nobles fronts ; je me rappelle même qu’intérieurement je leur adressai une sorte d’invocation pieuse ; j’avais le culte de la grandeur ; et quelque chose me disait qu’elle était là, impérissable et sacrée.

Quand je voulus faire un choix dans cette imposante réunion de livres, mes perplexités furent extrêmes ; tout me tentait, tout me sollicitait presque également. Homère, Platon, Eschyle, Dante, Shakespeare, tous ces noms faisaient battre mon cœur. J’ouvris successivement plus de cent volumes. Ma main tremblait. Je compris cependant qu’il fallait dominer cette espèce de fièvre de l’intelligence et régler mes curiosités. Rentrée dans ma chambre, je passai tout un jour à faire et refaire, la plume à la main, pour tout le temps de mon séjour à B…, une distribution de mes heures, combinée de manière à éviter également la fatigue et l’oisiveté. Je réfléchis au but que je devais me proposer dans mes lectures, et je les classai par ordre. Deux heures de musique et des promenades que je voulais utiliser par des études botaniques seraient mes récréations. Il m’était ordonné de me coucher de très bonne heure. Je me promis seulement de faire le soir, avec ma chère Rhéa, quelques observations astronomiques, c’est-à-dire de tâcher de reconnaître, à la voûte céleste, la situation des constellations et le mouvement des astres, qui ne m’avaient été que très imparfaitement indiqués sur la sphère dans mes classes du couvent.

Rien que d’avoir arrêté à part moi ce règlement de vie, rien que la ferme résolution de m’y conformer invariablement, me donna une satisfaction intérieure que je n’avais jamais connue. Cette sage discipline changea bientôt ma satisfaction vague en un sentiment soutenu de bien-être moral qui s’accrut chaque jour. On me trouvera peut-être présomptueuse, et pourtant je ne saurais exprimer plus fidèlement ce qui m’arrivait, qu’en disant que, plus j’avançais dans les régions élevées de l’intelligence, plus, en même temps, j’apprenais à pénétrer en moi-même. Bien des notions confuses, bien des contradictions apparentes de mon esprit m’étaient expliquées ; je me sentais grandir moralement, et j’en éprouvais une joie indicible. Mes horizons intellectuels s’étendaient, je concevais la raison des choses ; un bel ordre apparaissait à mes yeux, et dans le vaste ensemble où ils venaient se ranger, les ennuis, les dégoûts de ma propre vie prenaient une proportion beaucoup plus acceptable.

À des jours occupés et tranquilles succédaient des nuits calmes et réparatrices. Je goûtai d’abord les bienfaits d’un sommeil profond dont j’avais perdu la douceur ; puis, quand les forces et l’activité de la jeunesse me revinrent, de belles visions charmèrent mes rêves en prolongeant les sensations heureuses de la journée. Avec quelle paix intérieure je venais reposer ma tête sur le pudique oreiller où je me retrouvais jeune fille ! De quel accent affectueux je rendais à ma chère Rhéa son bonsoir accoutumé en serrant sa main, dont l’ébène, qui contrastait avec la blancheur de mes doigts, la faisait rire comme une enfant qu’elle était. Oh ! j’étais heureuse alors ! La chasteté de ma vie avait relevé mon orgueil ; elle me portait à une douce exaltation, à une conception poétique des choses qui était plus que du bonheur. Quand par ma fenêtre, tournée au soleil levant, et dont j’avais bien soin de tenir les volets ouverts, le premier rayon du soleil arrivait jusqu’à mon lit et m’éveillait en touchant ma paupière, il me semblait que ce rayon consacrait t ma pensée, et, durant tout le jour, je croyais le sentir à mon front. Les souvenirs importuns et discordants de mon passé étaient chassés au loin et réduits au silence par les harmonies paisibles de ces monts solitaires.

Puisque j’ai nommé Rhéa, je dirai quelques mots de cette unique compagne de mes meilleurs jours. Un concours de circonstances romanesques l’avait fait naître bâtarde, négresse et juive. Les péripéties les plus singulières l’avaient en quelque sorte jetée sous les pas de ma tante, qui la recueillit dans le but de la convertir. Les conversions étaient alors en grande vogue ; le procédé en était simple, mais infaillible. On étayait auprès des catéchumènes l’espoir d’une vie de félicités à venir par la certitude de grands avantages présents ; et, ainsi, des malheureux sans asile et sans pain embrassaient avec ardeur la vraie religion, vraie à leurs yeux surtout en ce qu’elle leur assurait l’existence. Les baptêmes de juifs, de mahométans et de calvinistes étaient fort à la mode ; ma tante voulut être marraine, elle le fut. Un peu d’hypocrisie ternit pendant un an la sincérité de caractère qui me fit depuis tant chérir Rhéa ; et, lorsque je me mariai, on me la donna à titre de seconde femme de chambre, comme une personne à laquelle on pouvait se fier en toutes choses.

Rhéa était jolie et coquette. Son visage n’avait de la race nègre que peu de caractères, et très adoucis. L’embonpoint de ses joues rondes et fermes atténuait beaucoup l’effet désagréable de son nez un peu épaté et de ses lèvres épaisses ; ses cheveux, quoique crépus, étaient si fins, que cela semblait un agrément ; son front était caucasien, et, quant à ses yeux, jamais chrétienne de pure extraction n’en eut de plus veloutés et de plus expressifs.

Peu de temps avant mon départ pour B…, elle était venue un soir tout en larmes m’annoncer qu’il lui fallait me quitter. Comme elle s’opiniâtrait à ne pas me dire pourquoi, je pensai qu’elle avait quelque intrigue cachée et ne voulait pas s’éloigner de son galant ; je la traitai avec froideur. Quelques jours après, quand il fut décidé que M. d’Ilse ne m’accompagnerait point, elle se jeta à mes pieds, me supplia d’oublier son caprice, et me jura un dévouement éternel. À partir de cet instant, elle ne dissimula plus son aversion pour mon mari ; je crus deviner, et ma tendresse pour Rhéa ne fit que s’accroître.

Dans le sévère règlement de mes heures à B…, je demeurais seule tout le jour, mais le soir venu, j’appelais Rhéa, et, munies d’une lanterne et d’un globe céleste, nous allions ensemble sur la terrasse faire nos observations. Rien n’était plus drôle que l’ardeur un peu jalouse que nous portions l’une et l’autre à ce que nous appelions nos découvertes. Chacune de nous avait ses prédilections. J’avais élu Véga, la première étoile qui se montrait distinctement à notre horizon, pour arbitre de mes destinées ; Rhéa s’était éprise de Cassiopée, dont le zigzag formait, disait-elle, deux fois la première lettre de mon nom ; nous nous perdions parfois entre la tête et la queue du Dragon, champ habituel de nos disputes. Heureux temps !

Les lettres de Néris étaient rares et laconiques. C’était Ferdinand qui les écrivait sous la dictée de son oncle dont la santé ne se remettait que lentement. Un mois se passa de la sorte ; un mois qui suffit à me faire oublier le passé et l’avenir. J’étais toute au présent. Rendue, pour ainsi dire, au sentiment de ma vie naturelle, je respirais l’air qui convenait à ma poitrine. Je me rappelais à chaque instant, pour me l’appliquer, le dicton favori de Rosane : « Aimez la vie, la vie vous aimera. »

Un matin, vers dix heures, Rhéa était occupée à tresser mes cheveux, lorsque, à un bruit qui se fit dans la cour, elle s’élança à la fenêtre et s’écria avec un accent qui me fit pâlir :

— Monsieur le comte !

Nous demeurâmes un instant muettes.

— Va voir, lui dis-je enfin ; va au-devant de M. d’Ilse… Empêche-le d’entrer ici jusqu’à ce que je sois remise… Je me sens défaillir.

Elle sortit ; j’allai à la fenêtre, mais je n’aperçus plus que le char-à-bancs vide, traîné par les bœufs qui regagnaient lentement la grille. Le comte était déjà dans l’intérieur du château sans doute… En effet j’entendis presque aussitôt un bruit de pas sur l’escalier… dans le corridor… à ma porte… On ouvrait ; je saisis l’angle de la table pour me soutenir, craignant de tomber à la renverse…

Mais, quelle fut ma surprise en voyant devant moi, au lieu d’un visage abhorré, la figure ouverte et douce de Ferdinand ! L’étonnement m’ôta la parole, et je me jetai à son cou. Je ne lui avais jamais donné la main, et je m’aperçus, à la vive rougeur qui monta à son front que je venais de faire une chose insolite ; je songeai à mes cheveux en désordre, à mes bras nus… Toutes ces réflexions me traversèrent l’esprit en un clin d’œil.

— Comment va M. d’Ilse ? m’écriai-je avec impétuosité, pensant ainsi donner le change à Ferdinand et colorer par une feinte inquiétude mon agitation et mon trouble ; serait-il plus malade ? m’envoie-t-il chercher ?…

Et je me rassis, faisant signe à Ferdinand de s’asseoir.

— Non, madame, me dit-il, mon oncle est toujours dans le même état. Je suis appelé à Genève par des affaires ; et, comme une de ses plus anciennes amies se trouve en ce moment à Néris et lui donne des soins, M. d’Ilse m’a ordonné de le quitter, me priant seulement de faire un petit détour, afin de vous porter, en passant, de ses nouvelles.

Je fis encore quelques questions pour la forme, puis je m’occupai de l’installation de Ferdinand, je voulus lui montrer moi-même, chambre par chambre, tout mon petit castel ; je le conduisis au jardin, dans les greniers, dans les caves, partout ; toute cette journée se passa de ma part en prévenances et en gracieusetés… Je lui savais un tel gré de n’être pas le comte d’Ilse !

 

Le soir venu, nous allâmes saluer le lever des astres. Ferdinand, qui était assez fort en mathématiques, trouva bientôt une méthode beaucoup plus prompte et plus sûre que la nôtre pour reconnaître les constellations. Cette seule séance nous avança plus que toutes les séances précédentes ensemble. Rhéa était émerveillée de tant de savoir, et moi ravie de voir augmenter l’intérêt et l’émulation de nos études par la présence d’un aimable enfant, qui semblait aussi heureux de se trouver là que nous de le recevoir.

Les jours suivants, pendant près d’une semaine, car chaque soir Ferdinand se préparait à partir le lendemain, et chaque matin je lui fournissais une excellente raison ou du moins un prétexte très plausible pour rester, nous fîmes avec Rhéa de longues excursions dans la montagne. Sous l’escorte d’un cavalier, j’osai m’aventurer bien au-delà des limites ordinaires de nos promenades. Animée par la découverte de sites dont le caractère grandiose me transportait, je ne m’apercevais ni de la fatigue, ni même du danger de nos ascensions par des sentiers non frayés, étroits et glissants, au bord de profonds ravins.

Tantôt Ferdinand me donnait le bras ; d’autres fois il me prenait par la taille, et me faisait gravir, en me soulevant à demi, des endroits escarpés ; le plus souvent il me tenait la main avec force, m’attirait et me retenait sur de petits terre-pleins, d’où l’on avait d’admirables échappées de vue, mais où le moindre faux pas devenait un péril réel. Ferdinand parlait très peu ; mais ses yeux, d’ordinaire doux et voilés, brillaient alors de l’éclat du plaisir. Le soir, après la séance d’astronomie, nous rentrions au salon, et je lisais à haute voix. Rhéa et lui s’asseyaient à mes pieds ; je tenais le livre d’une main ; l’autre reposait d’ordinaire sur le front de ma chère négresse. Il arriva plusieurs fois que je me trompai ; mes distractions devinrent un droit ; le lien de famille couvrait ces dangereuses familiarités d’une apparence trompeuse.

Je ne sais pourquoi, un jour, comme je faisais glisser mes doigts dans la chevelure soyeuse de Ferdinand avec une complaisance toute nouvelle, mes yeux quittèrent le livre, et je surpris entre Rhéa et lui un regard qui me sembla d’intelligence. Ma main s’éloigna vivement. Je continuai la lecture d’une voix altérée ; bientôt je me vis forcée de la suspendre et j’allai me coucher en me plaignant d’un violent mal de tête. Le lendemain matin, j’avais si bien employé la nuit, que, à force de passer et de repasser dans mon esprit tous les incidents, toutes les circonstances de notre vie depuis trois semaines, j’en étais arrivée à la conviction que Ferdinand et Rhéa étaient épris l’un de de l’autre, cela me semblait de la dernière inconvenance.

Je m’aperçus aussi tout à coup que Rhéa passait beaucoup trop de temps à sa toilette ; qu’elle ne travaillait guère ; que les chiffons bariolés dont elle se couvrait la tête étaient d’un goût affreux, très ridicule à la campagne. Je la grondai sèchement. Ferdinand était là, il prit son parti contre moi ; j’en ressentis du dépit, car j’avais évidemment tort. Rhéa sortit de la chambre en pleurant ; Ferdinand garda le silence. Au bout de quelques minutes assez pénibles : – J’ai gâté cette fille, dis-je avec hauteur, elle devient intolérable ; puis je sortis à mon tour, mécontente de Rhéa, mécontente de Ferdinand, mécontente surtout de moi-même.

La soirée fut silencieuse. Rhéa était triste, je la trouvai maussade. Le lendemain et les jours suivants, je m’arrangeai pour sortir seule avec Ferdinand, sans qu’elle me vît : mais je ne sais pourquoi ces promenades, jusque-là animées et joyeuses, furent taciturnes et contraintes. Ferdinand semblait tout à coup en proie à une mélancolie profonde ; une sourde colère grondait dans mon cœur.

À deux ou trois soirs de là, le temps ayant fraîchi subitement, ainsi qu’il arrive dans les montagnes, je fis allumer dans la cheminée du salon un grand feu de pommes de pin, et, enfoncée dans un énorme fauteuil, les pieds allongés sur les chenets, je pris soudain la résolution de m’expliquer avec Ferdinand. La situation ne me semblait plus tenable.

— Mon ami, lui dis-je, cherchant, mais très gauchement, à prendre un ton de plaisanterie, vous allez me trouver bien inhospitalière ; mais… il y a longtemps déjà que vous êtes ici…, je craindrais…

Il pâlit soudain.

— Je m’y attendais, dit-il avec une émotion contenue. Quand ordonnez-vous que je parte ?

— Mais, repris-je, non sans embarras… après-demain… dans l’après-midi… ou bien…

Il m’interrompit.

— Tout un jour de sursis ! c’est beaucoup, et je vous rends grâce.

En disant ces mots, il se leva lentement et tomba à genoux près de moi.

— Mon ami, lui dis-je, il m’en coûte plus que vous ne pouvez croire ; mais parlons franchement… Vous êtes amoureux… Depuis quelque temps cela est visible…

Il me regarda avec anxiété.

— Je sais bien que ce ne peut être qu’une fantaisie, mais…

— Une fantaisie à laquelle je ne survivrai pas, murmura-t-il sourdement.

— Une fantaisie sans issue possible, repris-je en appuyant sur le mot, mais qui pourrait troubler le repos, égarer la raison de cette pauvre fille…

— De qui parlez-vous ? dit-il d’un air surpris en se relevant brusquement.

— Ne feignez pas la surprise, mon cher Ferdinand ; Rhéa ne sait rien dissimuler, et…

— Ah ! madame, l’ironie est amère, dit-il.

Puis il sortit sans ajouter un mot.

Serait-ce moi qu’il aime ?… Telle fut la pensée qui me traversa l’esprit. Et tout le reste de la soirée et même de la nuit je ne fis autre chose que commenter de mille façons différentes cette pensée, qui me causait un trouble, et, il faut bien l’avouer, une joie inexprimables.

IV

Le lendemain, vers l’heure du déjeuner, sans trop savoir comment, je me trouvai devant la porte de Ferdinand ; elle était entre-bâillée ; je la poussai, et, en entrant dans la chambre, je vis une malle, un sac de voyage, tous les apprêts d’un départ. Ferdinand, appuyé contre la fenêtre, semblait regarder fixement le paysage ; au bruit que je fis, il se retourna ; ses yeux étaient gonflés et rouges, ses joues plus pâles encore que d’ordinaire.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? lui dis-je d’un ton que j’essayai de rendre brusque et qui malgré moi était attendri…

— J’allais vous faire mes adieux, dit-il, je pars tout à l’heure.

— Pourquoi ?

— À quoi bon rester ?

— À quoi bon partir ?

— C’est vous qui l’avez ordonné… ; et je me sens trop malheureux pour profiter de ce jour que vous aviez daigné m’accorder encore… Oh, oui, madame, reprit-il, voyant que je ne parlais pas, vos ironies sont bien cruelles… ; je n’aurais jamais cru…

— Écoutez-moi, Ferdinand, lui dis-je en appuyant ma main sur son épaule, comme je le faisais quelquefois dans nos courses de montagnes, si je vous ai blessé, oubliez-le, pardonnez-le, repris-je non sans quelque hésitation ; je vois que je me suis trompée… Prouvez-moi que vous ne m’en voulez pas, et restez.

On vint avertir que le déjeuner était servi. Je passai mon bras dans le sien ; je sentis que sa résolution et sa colère, s’il en avait eu, étaient évanouies ; une révélation mutuelle se fit dans ce silence d’un moment. Tout le reste du jour et les jours suivants furent délicieux. Je me disais que j’avais beaucoup à réparer, et, quittant avec Rhéa le ton d’autorité, je pris le rôle d’une sœur affectueuse. Quant à Ferdinand, je devins ce que j’avais été le premier jour, avec une nuance de plus, mais insaisissable. J’étais gaie, expansive, ingénieuse à trouver mille motifs pour ne nous point quitter tous les trois. Je n’ai jamais rien vu de comparable à l’expression heureuse de son charmant visage en ces instants de douce familiarité, où, par une coquetterie instinctive, je le plaisantais et je me plaisantais moi-même, à mots couverts, sur mes étranges soupçons. En effet, il me paraissait inouï, impossible d’avoir pu le croire une minute épris d’une négresse. Elle était jolie, sans doute, mais Rhéa inspirer de l’amour, à un homme délicat, exquis, tel que Ferdinand ! C’était de la démence, pensai-je.

Une semaine s’écoula ainsi. Tout, autour de moi, se colorait d’un prisme enchanteur ; les plus vulgaires détails de la vie prenaient un intérêt, une grâce indéfinissables. La manière d’être de Rhéa m’assurait que je l’avais bien mal jugée. Le changement visible de Ferdinand, notre intimité chaque jour plus tendre ne lui causaient nul déplaisir ; loin de là ! Dans nos longs entretiens du soir, pendant qu’elle m’aidait à ma toilette de nuit, elle me contait mille choses qu’elle avait observées et qui inclinaient de plus en plus mon cœur à l’amour.

Il était bien entendu que Ferdinand m’aimait, mais il ne l’avait pas dit ; le mot d’amour n’avait pas été prononcé ; aucune lutte n’était engagée entre le penchant et le devoir ; notre mutuelle tendresse se voilait sous la complaisante figure de la parenté. Ferdinand ne m’appelait plus jamais madame, mais, à tout propos, le mot de ma tante venait autoriser une caresse ; le ton de plaisanterie adopté comme d’un accord tacite ne permettait plus de se fâcher. À chaque instant, dans nos promenades, il survenait des obstacles qui l’obligeaient à m’enlever dans ses bras, tantôt pour franchir un endroit trop pierreux où je me fusse blessé les pieds, tantôt pour sauter par-dessus de gros troncs d’arbres renversés par l’ouragan et qui nous barraient le passage ! Et comme alors il me serrait d’une étreinte passionnée ! comme je sentais son cœur battre près du mien ! comme il savait me dérober un prompt baiser qui me laissait incertaine et ravie !… Nous en étions tous deux aux plus pures extases de l’amour, et notre bonheur, muet et chaste, ne nous semblait pouvoir ni s’accroître, ni s’évanouir. Tout, d’ailleurs, conspirait pour lui : la solitude, la splendeur des jours, l’éloquente beauté des nuits, la parité de nos jeunes années, cette insouciance de l’avenir, don fugitif des premières amours ; une lettre enfin qui nous fit bondir de joie, annonçant que le comte passerait la seconde saison aux eaux. Cela nous donnait six semaines ! six semaines ou l’éternité !

Quelquefois, je prenais tout à coup des airs sévères, des vrais airs de tante, disait Ferdinand. Il m’appelait alors sa tante de G., et imitait, de la façon la plus grotesque, le ton, l’étiquette, et jusqu’aux antiques révérences de ce salon modèle où il avait été quelquefois admis.

— Et vos affaires ? lui dis-je un jour où nous nous amusions, comme des écoliers, à lancer dans le bassin, qui servait à l’arrosement du jardin, de petites frégates en carton, construites avec la plus scrupuleuse exactitude par Ferdinand.

Il me regarda d’un air de triomphante malice.

— Mes affaires de famille ! c’était un thème de rhétorique, une amplification à cette fin de me tirer de Néris, où je tournais à la mort. Trois heures de temps suffiront, et au-delà, pour toutes les signatures requises ; et, ma tante adorable et adorée, c’est ainsi qu’il m’appelait dans ses moments de plus belle humeur, si vous consentiez à venir avec moi, je suis sûr que cela m’inspirerait, et que jamais plus fulgurant paraphe n’aurait été apposé au bas d’un acte légal.

L’idée d’une excursion en Suisse m’était déjà venue plusieurs fois à l’esprit ; j’avais surtout un extrême désir de voir le mont Saint-Bernard, dont Rosane m’avait fait une description très poétique. Il fut bientôt décidé que, M. d’Ilse me donnant rendez-vous à Paris, et me laissant absolument libre de l’époque où il me conviendrait d’y revenir, je prendrais une quinzaine de jours, vers la fin du mois de septembre, où nous allions entrer, pour voir Genève, la vallée du Rhône et le fameux hospice des frères sauveurs.

À ces jours de gaieté enfantine, succédèrent peu à peu, et sans que nous nous aperçussions d’aucun changement, des jours d’abattement et de mélancolie. Nous cherchions l’un et l’autre à nous isoler ; nous ne causions presque plus ; les saillies et les naïvetés de Rhéa, qui seule restait la même, ne nous arrachaient qu’un sourire distrait ; j’avais de nouveau perdu le sommeil ; ma respiration devenait fiévreuse ; on me trouvait changée. Ferdinand me regardait parfois avec une singulière expression de ravissement triste qui me troublait jusqu’au fond de l’âme.

Un soir, vers minuit, me sentant oppressée, au lieu de monter à ma chambre en quittant le salon, je sortis à la dérobée pour aller respirer en plein air. Il faisait sombre ; j’eus quelque peine à reconnaître l’escalier de la terrasse. Pensive, agitée plus que de coutume, presque alarmée, j’aurais voulu pouvoir errer en liberté dans la campagne ; il me semblait que je ne serais jamais assez seule. Mais la nuit était trop profonde pour qu’il fût possible de sortir du jardin. À peine quelques étoiles scintillaient faiblement au ciel orageux. Je m’assis sur un banc, à l’extrémité de la dernière terrasse. Effrayé sans doute à mon approche, un courlis qui nichait près du ravin jeta dans l’espace son interrogation inquiète et mélancolique. Ce cri bien connu, entendu chaque soir, me fit l’effet cette fois d’un triste augure. Je regardai Véga, la douce Véga, comme pour lui demander de me protéger. Elle était presque invisible, tant ses rayons pâles avaient peine à percer l’épais nuage qui la voilait… En cet instant, mon nom retentit dans le silence. On m’appelait.

— Rhéa, répondis-je.

Pourquoi cette parole hypocrite qui mentait à mon cœur ? Je savais bien que ce n’était pas Rhéa qui s’approchait ; depuis longtemps déjà je ne pouvais plus me méprendre, car je n’entendais plus le bruit de pas sans une émotion violente… En effet, un bras enlacé autour de ma taille ne me permit plus de feindre.

— C’est vous, Ferdinand, murmurai-je en essayant de me dégager ; mais il me retint avec force.

— Je vous cherche partout, me dit-il d’une voix altérée. Me fuyez-vous ?

— Ne fuis pas, continua-t-il en m’attirant sur son cœur et en m’entraînant, dans l’obscurité de plus en plus profonde, vers le banc de pierre que je venais de quitter ; ne fuis pas l’amour, l’amour ardent, éperdu qui me dévore ! Écoute-moi ! écoute aussi ta jeunesse qui parle, et mes transports, et mes désirs !…

Il se tut tout à coup. Je m’étais laissée aller dans ses bras, défaillante, à demi morte.

— Valentia ! s’écria-t-il d’un accent qui retentit encore aujourd’hui à mes oreilles !…

— Valentia, reprit-il au bout d’un long silence et d’une voix sourde…

Dominée par sa passion, vaincue par la mienne, je lui rendis son étreinte.

Ô nuit orageuse, étoiles pâlissantes, silence où s’alla perdre le premier soupir d’une première volupté, restez à tout jamais sacrés à ma mémoire et à mon cœur ! Colères, révoltes, blasphèmes, haines et vengeances de ma pensée, respectez ce souvenir. Arrêtez-vous devant la sainte chimère, devant la noble erreur de mon unique amour ! Le bonheur des jours suivants fut sans mélange ; aucun nuage ne le vint troubler. La pensée d’une infidélité, d’un manque de foi, n’effleurait pas même mon âme. M. d’Ilse n’existait plus pour moi ; il n’avait jamais existé. Je ne saurais mieux rendre l’état de mon esprit, qu’en disant que je me sentais comme ressuscitée, entrée dans un monde nouveau, inaccessible à tout ce qui avait empoisonné ma vie passée. Sans m’en rendre compte explicitement, j’étais bien déterminée à ne jamais revoir mon mari. Paris ne se trouvait plus sur la carte où voyageaient mes rêves. L’Italie, la Grèce, l’Égypte, les Indes, les mers infinies, les horizons enflammés, les libres espaces, voilà ce qu’il faut aux exigences impérieuses d’un sentiment sans partage et sans bornes ! Mais je ne formais aucun projet précis. Donner le bonheur et le recevoir, passer de la tendresse à la passion, du recueillement à l’extase, vivre enfin de toute l’énergie d’une jeunesse soudain ranimée, respirer par tous les pores les délices inconnues, inouïes, toujours nouvelles, d’un mutuel amour, telle fut ma vie à dater du jour où je m’éveillai dans les bras de mon amant, et où son regard timide et fier me révéla ce qu’était, pour l’homme vraiment épris, la femme loyale et chaste qui a su se donner sans faiblesse, sans honte, sans regret !

Il me semblait impossible que Ferdinand ne pensât pas comme moi ; aussi en faisant mes préparatifs pour le petit voyage de Genève, je fis emballer, sans le consulter, tout ce qui me sembla devoir être utile pour un séjour à Rome ou à Naples. J’ignorais si Ferdinand avait de la fortune, et je pensais bien qu’une fois ma fuite connue, M. d’Ilse ne se croirait obligé à rien et me laisserait dans un complet dénuement. Ma seule richesse consistait en quatre rouleaux de vingt-cinq napoléons chacun et une belle croix de diamants, présent de mon oncle, qui pouvait valoir une quinzaine de mille francs. Mes autres parures étaient restées à Paris ; d’ailleurs, j’aurais cru commettre un vol en emportant quelque chose qui me vint du comte d’Ilse. C’était assez, pensais-je, pour les frais de voyage et du premier établissement. Puis nous travaillerions ; Ferdinand ferait des tableaux qui se vendraient sans doute fort cher.

Rhéa savait remettre à neuf les dentelles, talent rare et qui ne pouvait manquer d’être très productif ; quant à moi, je donnerais également bien des leçons de musique, de littérature, d’anglais, etc. J’étais d’une bonne foi et d’une naïveté parfaites.

Nous partîmes ainsi sans nous être aucunement expliqués. Je versai quelques larmes en voyant disparaître la tourelle chérie où j’avais passé des jours si beaux. Puis mon imagination prit un autre cours, je ne songeai plus qu’à l’avenir, et j’appelai de mes vœux les plus ardents la patrie inconnue que me préparait ma destinée.

Nous ne fîmes que traverser Genève ; Ferdinand ne voulait n’entendre parler d’affaires qu’au retour. Je laissai ma voiture de poste à l’hôtel, et nous louâmes ce qu’on appelle dans le pays un char de côté, espèce de voiture à un cheval, très basse, et formée par des rideaux en cuir. Rhéa prit place auprès du cocher, et nous voyageâmes ainsi à petites journées, le long du lac, nous arrêtant partout où Ferdinand, qui avait passé son enfance dans ces contrées, connaissait quelque beau site intérieur qu’il nous menait voir. Nous mîmes une semaine à gagner le mont Saint-Bernard.

La chaîne des Alpes, on le sait, a trois zones bien distinctes qui, superposées l’une à l’autre, vont en rétrécissant leur circuit de la base au sommet : la zone des châtaigniers, dont le feuillage se teignait en cette saison d’un beau jaune mêlé de pourpre ; la zone des sapins, d’un vert sombre, aux aiguilles sonores qui forment en s’entrechoquant au vent un bruit orageux tout semblable à celui des flots de la mer ; et enfin la zone des neiges, qui commence par de petites flaques isolées dont l’immaculée blancheur détache, en les entourant, les masses grisâtres des rochers couverts de lichens et les touffes purpurines du rhododendron. Peu à peu ces flaques s’étendent ; la végétation semble renoncer à leur disputer l’espace ; quelques arbustes rabougris et noirâtres percent seuls le sol de loin en loin ; les herbes et les mousses ne paraissent plus que dans quelque creux abrité du nord ; puis enfin ces chétifs efforts d’une sève qui se glace s’arrêtent à leur tour, et l’œil étonné se fatigue à chercher un point de repos sur une morne étendue dont l’uniformité le frappe d’une sorte de consternation.

Nous marchions depuis environ deux heures ; l’air de plus en plus rare me causait une singulière angoisse ; le froid gagnait jusqu’à la moelle de mes os, lorsque le guide, étendant la main en avant, nous dit : – Voici l’hospice. En effet, à deux cents pas au-dessus de nous, vers la droite, à l’entrée de ce qu’on pourrait appeler une vallée par comparaison avec les pics qui l’environnent de toutes parts, j’aperçus un bâtiment de médiocre grandeur, très nu, et dont les angles, d’un gris sale, saillaient tristement sur le fond de neige auquel le soleil couchant jetait en ce moment une teinte rosée éblouissante. C’était un contraste d’un effet inouï et qui me serra le cœur. La nature me semblait ironique dans son impitoyable beauté.

Les aboiements et les caresses des trois énormes chiens à long poil fauve m’arrachèrent à ma rêverie ; deux religieux, vêtus du froc et du capuchon bruns, vinrent à notre rencontre ; ils nous conduisirent dans la salle des étrangers, où plusieurs personnes, arrivées avant nous, étaient attablées ; nous nous joignîmes à elles.

Le repas se composait de salaisons et de légumes sans saveur, venus dans un jardin de quarante pieds carrés que les frères cultivaient à grand’peine. J’essayai de causer avec ceux qui nous avaient reçus, puis avec d’autres qui survinrent ; je m’étais figuré que des hommes capables de choisir une telle vie, dans un tel lieu, devaient avoir une imagination ardente, des idées exaltées. Une existence éprouvée par de grandes commotions morales, de violentes passions combattues, pouvaient seules, pensais-je, élever l’âme au niveau de ces hautes solitudes ; des souvenirs impérissables, des espérances divines, pouvaient seuls en faire supporter la perpétuelle désolation. Dans quelle erreur j’étais encore ! Je ne trouvai rien de ce que j’attendais, et l’entretien de ces hommes bornés finit par me faire trouver très ordinaire cette vie dont, à distance, l’austérité m’avait paru sublime.

Après le repas, les étrangers sortirent pour explorer les alentours de l’hospice et voir un petit lac que les religieux montrent avec une sorte de vanité. Quant à moi, j’étais lasse, j’avais froid ; je préférai rester près du feu. Un frère m’apporta le livre des voyageurs et me pria de vouloir bien, suivant l’usage, y inscrire mon nom.

Qu’on juge de ma surprise, en voyant au bas de la dernière page, écrits d’une encre encore fraîche et d’une main qui m’était bien connue, ces deux noms : lord V. ; la vicomtesse d’Ermeuil ! Je fis une exclamation ; au même moment la porte s’ouvrait, et Rosane tombait dans mes bras.

Dieu ! qu’elle me parut jolie, toute rose et blanche, sous son capuchon de velours noir d’où s’échappaient les spirales détendues de ses longs cheveux blonds ; souriante et gracieuse dans cette âpre solitude comme dans son boudoir de Paris ! Avec quel ravissement j’entendis, près de mon oreille, le petit bruit de castagnettes que faisait, à son bras jeté autour de mon cou, son bracelet d’anneaux enlacés ! Elle vit que je le regardais.

— Il n’y a rien de changé, dit-elle en riant ; il n’y a qu’un anneau de plus.

Puis elle s’assit à mes côtés, et mille questions volèrent de sa bouche et de la mienne, avant qu’une seule réponse essayât de les interrompre.

— … Figure-toi, dit enfin Rosane, lorsque j’eus nommé lord V…, que nous ne nous aimons plus ; ce qui s’appelle plus. Mais c’est un homme d’un savoir-vivre exquis, et il n’a pas voulu consentir à me laisser partir seule, quoiqu’il laisse à Venise une femme dont il est amoureux fou ; il me conduit jusqu’à Lyon, où je trouverai mon frère, ce qui assure ma rentrée. La Contarini est furieuse de cette politesse qu’elle prend pour de l’amour. Ces Italiennes n’ont aucune idée des convenances. Tant il y a que ce pauvre V… court grand risque, au retour, d’un coup de couteau, alla veneziana, nella gondola, al chiaro di luna ! Mais il voyage pour s’instruire, dit-il, et désire constater l’existence de la jalousie, passion morte, assure-t-il, avec Othello. Ah ! si tu savais combien il a d’esprit et comme il est drôle ! C’est étonnant pour un Anglais. Nous n’avons fait que rire de Venise jusqu’ici. Mais, à propos, et toi ?

Il me fut impossible de faire à cette belle rieuse une confidence complète de mon sérieux amour. Elle comprit à demi-mot, et, comme elle n’était jamais indiscrète qu’à ses propres dépens, elle ne me fit pas une question, voyant bien qu’il me déplairait de parler davantage ; et la conversation prit un autre cours. Elle me demanda seulement encore en souriant si elle n’empiétait pas sur les droits de quelqu’un en me priant pour cette nuit de partager ma chambre avec elle.

Je l’assurai en rougissant qu’elle me ferait un plaisir extrême. Les promeneurs rentrèrent ; nous fîmes plus ample connaissance autour de la table, où l’on nous servit un thé que lord V…, fidèle à ses habitudes britanniques, avait trouvé moyen d’improviser dans ces neiges ; et, vers neuf heures, comme nous devions tous repartir le lendemain de bon matin, nous nous séparâmes.

Rosane s’installa avec moi dans une petite chambre à deux lits. Nous nous reprîmes à jaser comme deux pensionnaires. Cependant, peu à peu le silence nous gagna, puis le sommeil ; puis un songe charmant me montra Rosane sous la figure d’un ange couronné de lis qui se balançait dans l’espace, montait de nuage en nuage jusqu’à un orbe radieux où il s’absorbait dans la lumière.

J’en étais là de mon rêve, lorsque des sons étranges, qui semblaient venir des profondeurs de la terre, inquiétèrent mon oreille. J’écoutai, non sans quelque effroi ; une espèce de psalmodie souterraine, lugubre, m’arrivait indistincte. Ma surprise fut au comble lorsque j’aperçus, à la clarté de la lune qui était dans son plein, Rosane agenouillée en fervente oraison !

— Rosane ! lui dis-je à demi-voix, comme pour m’assurer que je ne rêvais pas.

— Ah ! tu es éveillée, dit-elle en accourant m’embrasser.

— Qu’est-ce donc que ce bruit ?

— Ce sont nos braves pères qui chantent matines ; moi, je disais mon Ave Maria. Je la remerciais de tout mon cœur, cette belle et bonne Madone, de m’avoir si bien protégée pendant mon voyage, et je lui demandais de me faire trouver un amant aussi accompli que celui que je quitte.

Elle devina sans doute mon étonnement.

— Je te scandalise, je vois cela ; tu as les préjugés français. Quand tu auras été en Italie, tu me comprendras. Regarde, me dit-elle en me mettant dans la main un grand rosaire qui pendait à son cou, c’est Mgr Prosperi qui m’a donné cette corona ; il m’a dit que si je la portais toutes les nuits, et si je ne manquais jamais à dire l’Angélus du soir, tous mes péchés me seraient remis comme à la Madeleine. La célèbre Ranuzzari, qui a toujours, à ce qu’elle prétend, autant d’amants dans une ville qu’elle y joue de rôles, m’expliquait un jour sa religion, devenue la mienne : Je ne prie jamais le Père éternel, me disait-elle un après-midi, à la chapelle Sixtine ; il me fait peur avec sa grande barbe ; je ne prie pas le Saint-Esprit, car il ne paraît pas qu’il se mêle beaucoup des affaires de ce monde ; mais Jésus et la Madone, il caro bambino et la santissima madre, che delizia di pregarle ! sono tanto buoni e tanto belli !

» Mais, tiens ; viens voir un beau spectacle, me dit Rosane en me prenant dans ses bras, et en me portant jusqu’à la fenêtre avec une aisance et une vivacité de mouvement étonnants dans un être qui paraissait si délicat.

En effet, un tableau, unique peut-être au monde dans sa morne beauté, s’offrit à ma vue. La vallée de neige et les cimes inclinées qui l’entouraient semblaient, à la lueur égale et pâle de la lune, une vaste coupe d’argent mat, aux bords évasés ; vers son milieu, un petit lac, profond et limpide, où se reflétait une lumière plus vive, doucement effleuré par l’haleine de la nuit, ondulait en chatoyant comme une belle opale.

Jamais je n’avais vu, jamais sans doute mon œil ne contemplera plus un effet aussi peu terrestre. Il me parut que j’étais soudain transportée dans une autre planète, sur un globe différent du nôtre, où des existences étranges allaient m’apparaître. Cette blancheur immaculée du paysage, rendue plus sensible encore par la froide blancheur de la lumière qui l’éclairait ; ces lignes prolongées sans interruption et sans accident sous une épaisse couche neigeuse, n’étaient point, pour des yeux humains accoutumés à la puissante diversité de couleurs et de formes qu’évoque le dieu du jour, un spectacle naturel. Les chants monotones, et comme pâles aussi, qui montaient lentement de sous terre, aspirés, on aurait pu croire, par les rayons de l’astre mystérieux, paraissaient à mes sens surpris les accents voilés de quelque génie enchaîné ou les voix lugubres des invisibles habitants de ces blêmes contrées.

Pour la seconde fois, – la première ce fut en ouvrant mon balcon sur le Jura, – j’eus une impression de grandeur qui remplit mon âme ; mais une pensée triste l’y troubla bientôt : la grandeur, me dis-je, n’imprime-t-elle donc son caractère sacré qu’aux œuvres de la nature, et la vie de l’homme n’en reproduit-elle que des images effacées ?

Rosane, me voyant très émue, me reporta doucement sur mon lit et m’ordonna de fermer les yeux. Quelques minutes après les chants s’éteignirent, je m’assoupis. À mon réveil j’eus besoin du témoignage de ma chère compagne pour me convaincre que je n’avais pas eu durant la nuit une sorte de délire.

V

Nous nous séparâmes à Genève. Malgré le plaisir très vif que j’avais éprouvé à revoir Rosane, je me sentis heureuse en me retrouvant seule avec Ferdinand. Mon dessein de partir avec lui pour la Grèce s’était de plus en plus précisé et arrêté dans mon esprit. Je me figurais avec ravissement le moment où j’allais le lui annoncer. Quelle joie ! quel bonheur ! quelles extases j’allais lire sur ce visage adoré ! Que dirait-il ? que ferait-il ? trouverait-il des paroles ? ne m’étoufferait-il pas en m’étreignant sur son cœur ? Dieu ! qu’une telle mort serait douce ! Telles étaient les délicieuses perplexités de mon imagination pendant que Ferdinand se hâtait de terminer les affaires de famille qui avaient nécessité sa présence. Lorsqu’il revint m’annoncer que tout était fini :

— Eh bien ! lui dis-je, il faut maintenant songer à faire viser nos passeports.

— Sans doute ; j’y cours de ce pas.

— Vous ne me demandez pas pour où, Ferdinand ?… Et mon cœur battait comme je ne l’avais jamais senti battre.

— Mais cela va sans dire.

— Comment ?

— Je vais les faire viser pour Paris.

— Vous êtes insensé, repris-je à mon tour d’un ton moins tendre ; faites-les viser pour Naples et Athènes.

Il me regarda d’un air de surprise profonde, mais qui semblait plus consternée que joyeuse. Je sentis un frisson passer par tout mon corps.

— Vous n’imaginez pas, n’est-il pas vrai, que je vais retrouver mon mari ! Jamais je ne le reverrai.

Ferdinand devint pâle comme la mort. Puis, me prenant dans ses bras, il me fit asseoir sur ses genoux, et laissa tomber sa tête sur mon épaule.

— Valentia ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que tu es cruelle ! Tu m’ouvres le ciel et l’enfer à la fois ; car l’héroïsme de ton dévouement me fait sentir que, pour valoir autant que toi, je ne le dois point accepter.

Je l’écoutais, n’en croyant pas mes oreilles. Il s’était remis de sa première surprise, et me parla longtemps d’un accent pénétré. Il trouva des raisons parfaites, des paroles éloquentes pour me dissuader ; mais, comme tous ses arguments étaient tirés de mon intérêt et non du sien, ils glissaient sur mon cœur, que je sentais tout à coup froid et impénétrable comme l’acier. Je tombais de si haut ; ce que j’entendais était si différent de ce que j’avais cru entendre ! Durant un assez long temps, je ne compris qu’à moitié ses étranges discours. Enfin, je lui répondis ; je fus obligée de défendre comme un avocat ma résolution de femme enthousiaste ; je repris une à une ses raisons pour les combattre. Mais, tout à coup, il laissa tomber de ses lèvres une parole qui me rendit muette.

— Tu veux donc faire de moi un infâme, s’écria-t-il ; tu veux donc que je trahisse ce vieillard auquel je dois tout, fortune, éducation, carrière ; tu veux que je lui donne la mort, car il ne survivra pas à cet outrage ; et que toute ma vie soit marquée d’un sceau de réprobation et de honte ?

À ces mots une lueur de vérité m’éclaira ; une sorte de compassion maternelle attendrit mon cœur que gonflait la colère. Pauvre enfant ! murmurai-je à part moi, quelle conscience tardive, et quels vains remords ! L’amour n’est donc pour toi qu’une faiblesse ?… Et déposant à son front un triste baiser :

— Eh bien ! lui dis-je, tu as raison ; nous irons à Paris. M. d’Ilse n’y doit pas être encore… Je tâcherai de faire ce que tu désires. Cependant, je ne réponds pas de moi à son retour.

Il me serra contre sa poitrine avec un transport qui me glaça. Comme tous les êtres faibles, gagner du temps, pour lui, c’était tout gagner. Durant la route, il fut tendre, amoureux plus que jamais ; j’eus aussi des moments d’ivresse et d’oubli ; mais une pensée affreuse me faisait soudain frissonner dans ses bras : j’avais cédé au caprice d’un enfant en croyant m’appuyer sur la forte volonté d’un homme.

Arrivé à Paris, Ferdinand trouva un ordre de son colonel qui l’appelait immédiatement à Melun, où M. le Dauphin allait passer une revue. Je courus chez Rosane, et, cette fois je lui ouvris mon âme tout entière. Je commençais à sentir quelques symptômes d’un malaise qui devait immanquablement, à ce que je pensais, décider mon départ.

Rosane m’écouta avec gravité, et, contre mon attente, se rangea à l’avis de Ferdinand. En toute hypothèse, me disait-elle, il fallait rester.

— L’héroïsme de la sincérité, qui tente les grandes âmes comme la tienne, ma noble Valentia, me dit-elle, n’est qu’une dangereuse illusion. Réfléchis aux conséquences des deux partis que tu peux prendre. Dans un cas, tu déshonores un vieillard dont tu portes le nom, car tels sont encore les préjugés qui nous mènent ; et, chose bien grave, tu contractes un lien plus serré, plus dur, plus oppressant mille fois que le lien du mariage, avec un homme que tu regardes toi-même comme un enfant sans expérience, et absolument dénué de cette faculté d’enthousiasme qui, seule, peut soulever les difficultés toujours renaissantes d’une existence en dehors de la loi commune.

» Dans l’autre cas, tu mens, il est vrai, ou, du moins, tu gardes le silence ; tu laisses à ce vieillard, qui n’a que bien peu d’années à vivre, la paix de ses derniers jours ; tu élèves dans les conditions les plus favorables un enfant dont les soins et l’amour détournent ta pensée de ce qu’il y a de pénible dans ta situation… Tu as le temps d’éprouver ton amant, et surtout ton amour… Si tu l’aimes, le jour n’est pas éloigné où, la nature dénouant doucement le nœud d’une existence qui, seule, te sépare du bonheur, tu pourras, à ton gré, ou demeurer libre, ou contracter un lien approuvé de tous.

Rosane, ne me voyant qu’à demi ébranlée, insista pour que je prisse l’avis d’un prêtre. Celui-ci, encore plus affirmatif qu’elle, m’ordonna de tromper mon mari, précisément à cause des symptômes qui devaient me faire craindre ce qu’il appelait les marques évidentes de mon adultère.

Le comte d’Ilse arriva. Ce n’était plus un vieillard, c’était un cadavre. Mais son amour, ravivé par l’absence, ne m’en fit pas moins subir des tortures dont je n’avais plus l’idée. La scène de ma première nuit de noces sa renouvela dans cette chambre, dont la vue seule me faisait frissonner.

Mais qu’on juge si ma honte fut plus grande ! La jeune fille innocente, engourdie dans les torpeurs d’un sommeil léthargique, s’éveilla, il est vrai, avec le confus instinct de la pudeur outragée. Mais aujourd’hui la femme, la femme qui avait connu et compris l’orgueil de la chasteté ; l’orgueil, plus grand encore peut-être, de l’amour libre, et partagé ; la femme, fière entre toutes, dont la sincérité était la vie même, se voyait livrée à des embrassements forcés, condamnée au plus avilissant des mensonges !

Durant cette nuit qui ne voulait pas finir, combien de fois je maudis ma faiblesse et ma condescendance !… Combien de fois je faillis, par un mot vengeur, frapper d’un coup mortel ce vieillard odieux !… Quelle puissance me retint ?…

Le lendemain, je sentis que je ne supporterais pas une seconde fois une dégradation pareille, et, mue par une force instinctive, irrésistible, je résolus d’aller trouver M. d’Ilse, et, dussé-je lui donner la mort ou la recevoir de lui, de tout lui dire et de décharger enfin mon âme de ce poids d’ignominie qui l’étouffait.

Oh ! certes, la vie ne vaut pas un mensonge, m’écriai-je en songeant à cette noble femme qui voulut monter sur l’échafaud plutôt que de souiller sa lèvre d’une parole de duplicité ! Et déjà je touchais à la chambre de M. d’Ilse, ma main cherchait, dans l’obscurité d’une espèce d’enfoncement clos par une tenture en tapisserie, le pêne de la serrure, lorsqu’un bruit de voix m’apprit que mon mari n’était pas seul.

J’écoutai. M. d’Ilse parlait fort haut ; quelqu’un lui répondait à mots entrecoupés : c’était Ferdinand. Avec quelle âpre curiosité je prêtai l’oreille ! Dieu juste ! quel crime avais-je commis pour qu’un tel châtiment me fût réservé !

— Je vous le jure, disait Ferdinand, et je crus entendre qu’il se jetait à genoux ; je vous le jure sur mon honneur, sur ma vie, sur mon âme immortelle, je ne suis point coupable !

— Relève-toi, lui disait M. d’Ilse ; je te crois. Les lettres que j’ai reçues sont anonymes, je méprise de telles délations. Mais enfin, tu es jeune, faible, inconsidéré ; il n’est pas inutile que cet accident te remette en mémoire ce que tu aurais pu oublier… Si pour le monde et pour elle-même madame d’Ilse n’est que ta tante, pour toi, pour moi, et pour Dieu, ajouta-t-il avec un accent religieux et grave que je ne lui connaissais pas et qui me perça comme un poignard, elle est ta belle-mère !

Je n’en entendis pas davantage. J’ignore comment j’eus la force de m’arracher à cette place maudite et de regagner ma chambre. Je me jetai sur mon lit, saisie d’un froid mortel, et je perdis connaissance. Quand je revins à moi, Rhéa et Rosane étaient à mon chevet ; elles m’apprirent que depuis huit ou dix heures j’étais évanouie ; un médecin était là ; Rosane lui parla en secret ; il écarta mon mari de la chambre. La fièvre typhoïde régnait en ce moment à Paris ; ce nom couvrit tout.

Ma vie fut plusieurs jours en péril. Mais Rosane m’arracha malgré moi à cette mort que j’implorais ; et, chose étrange ! à peine fus-je hors de danger, à peine me fut-il possible de quitter mon lit qu’elle tomba malade à son tour et que cette fièvre typhoïde qu’on avait feinte pour moi s’attaqua à elle par une terrible ironie du sort ! Bientôt l’on craignit pour ses jours.

Toutes mes douleurs, toutes mes angoisses demeurèrent comme suspendues devant cette épouvantable menace. Je m’établis chez Rosane et je ne la quittai plus ni jour ni nuit. Malgré tout ce qu’elle pouvait dire pour s’y opposer, sachant sa maladie contagieuse, je l’embrassais à chaque instant avec une sorte de frénésie ; j’aspirais avec une joie sinistre les miasmes empoisonnés de sa chambre. Bien avant le médecin, elle sentit qu’elle allait mourir ; elle me le dit sans frayeur, mais sans ostentation de courage :

— Je regrette la vie, Valentia, je la regrette beaucoup, me disait-elle, mais j’espère que celle où je vais entrer sera belle aussi.

— Je t’y suivrai, murmurais-je en sanglotant.

Et alors elle me fit signe de chasser ces mauvaises pensées et de contenir ma douleur qui lui faisait mal.

Un matin, comme j’avais été prendre quelque repos dans la chambre voisine, je retrouvai la sienne arrangée avec un soin plus grand que les jours passés. Elle-même avait quitté sa robe de nuit pour vêtir un peignoir brodé garni de dentelles ; ses cheveux étaient nattés avec une sorte de coquetterie sévère sous un voile transparent qui tombait des deux côtés de sa poitrine, à la manière italienne ; un long cachemire blanc était jeté sur le lit en guise de couvre-pieds ; son chapelet de lapis pendait à son cou ; je vis qu’elle avait fait suspendre à son chevet une image de la Madone.

Je ne sais si ces soins l’avaient ranimée, ou si mes yeux, un instant charmés, se firent illusion ; mais son doux visage me sembla moins pâle, son sourire quand elle m’aperçut, moins découragé. Elle me dit qu’elle attendait la visite de l’évêque… et qu’elle allait se confesser.

— Mais, ne t’en va pas, ajouta-t-elle ; tu sais ma vie mieux que lui ; je n’ai rien à t’apprendre ni à te cacher…

Comme elle parlait ainsi, la porte s’ouvrit, et monseigneur de…, entra, visiblement ému. Je m’éloignai un instant, il me fit signe de revenir.

— Madame désire que vous entendiez sa confession, me dit-il à demi-voix ; elle me paraît d’ailleurs beaucoup mieux, et je ne vois nul motif pour lui administrer les derniers sacrements. N’êtes-vous pas de cet avis ?

J’observai qu’en effet Rosane semblait avoir repris quelque force ; mais, voyant qu’elle s’impatientait de ce délai, je m’agenouillai près du lit, et tous trois nous fîmes le signe de la croix. Le prêtre lui demanda si elle était restée fidèle à la croyance catholique, apostolique et romaine. Pour toute réponse, elle lui montra en souriant son rosaire et l’image de la Madone.

Puis il lui demanda si elle avait au cœur quelque pensée de haine, si elle n’avait pas quelque ennemi avec lequel elle dût se réconcilier. Elle sourit encore d’un sourire angélique.

— Mon père, dit-elle alors, je n’ai point d’ennemis, je ne sais ce que c’est que de haïr ; j’ai aimé, j’ai été aimée ; si j’ai péché, j’ai fait aussi peut-être quelque bien ; on me connaît, reprit-elle, chez les pauvres ; à l’heure qu’il est, bien des cœurs affligés, bien des mains innocentes s’élèvent vers Dieu et lui demandent mon salut. Il faudrait que le créateur fût moins pitoyable que sa créature pour rejeter de telles prières…

Elle s’était soulevée un moment pour parler. Son visage s’était coloré, ses yeux brillaient d’un doux éclat, son organe, altéré par la souffrance, avait repris instantanément ce timbre argentin qui lui était propre. Je la contemplais avec bonheur, la croyant sauvée. Tout à coup elle s’affaissa, sa tête se pencha sur son épaule, elle retomba sur l’oreiller, ses yeux se fermèrent.

— Je vais vous donner l’absolution, dit le prêtre ; promettez à Dieu que, s’il vous rend la vie, vous renoncerez aux amours coupables…

Elle n’entendait plus. Je ne sais ce qui me poussa à répondre pour elle. – Je le jure, murmurai-je.

Soit que le prêtre n’eût pas vu qu’elle n’avait pas remué les lèvres, soit qu’il se trompât à dessein, il étendit sur ce beau front, voilé déjà des ombres de la mort, sa main bénissante.

Quatre heures après, Rosane avait cessé d’exister. Agenouillée à son chevet, le cœur navré de douleur, j’abaissai sur ses beaux yeux, où la vie avait laissé éteindre un de ses plus divins rayons, ces paupières insensibles sous ma main tremblante, qu’aucune puissance humaine ne pouvait désormais relever.

À dater de ce moment, je fus en proie au démon de suicide. Mais comme je ne pouvais plus supporter la vue, ni de mon mari, ni surtout de cet être lâche, méprisable, incestueux, que j’avais nommé mon amant, je me fis ordonner par le médecin de Rosane un départ sans délai pour la campagne et le repos absolu. Je vins à E…

POST-SCRIPTUM

Je reprends ce cahier après des mois d’interruption. Je m’aperçois qu’en écrivant, une sorte de prestige attaché au souvenir des affections tendres m’a soulagée par moments, et m’a presque fait oublier… C’était le dernier sourire de ma jeunesse, le dernier adieu de la vie !

Ferdinand m’a écrit… Il est venu… Il est si malheureux, si humilié, descendu si bas dans sa propre estime, que ma haine a fait place à une compassion profonde. Pauvre enfant ! victime d’une faiblesse de caractère sans égale, il souffre, il souffrira toujours, et jamais une résolution énergique ne le sauvera de lui-même.

Nous sommes là, face à face, muets et froids comme des fantômes ; il s’accuse de mes maux, il gémit, moi je le plains… Mais j’ai peine à cacher l’invincible répugnance que m’inspire un tel abandon de soi… Rhéa, qui ne sait rien, nous regarde avec étonnement. Elle semble parfois, quand ils ont longtemps causé ensemble, lui rendre un peu d’espoir… L’espoir de quoi ?… Je l’ignore…

On dit que nous touchons à de grandes crises politiques ; on dit que la France s’émeut, que nous sommes à la veille d’une révolution… Oh ! si je le croyais !… Le suicide n’est pas la mort que j’eusse choisie… Quelques-uns y attachent une idée de lâcheté… J’aurais aimé à donner ma vie pour une grande cause… - FIN