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BIBLIOBUS Littérature française

Le Commis-voyageur - Raoul Perrie

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Et d'abord, qu'est-ce qu'un commis-voyageur?

Par le temps qui court, un commis-voyageur est un être essentiellement malléable et cosmopolite, auquel on a donné une forme, une qualité et un nom. Le commis-voyageur est voué au culte de l'aune et du kilogramme, de la canne à sucre et du gingembre, de la toile peinte et du calicot. Le commis-voyageur est l'expression la plus active de la civilisation mercantile, le nec plus ultra de l'honneur et de la dignité du magasin; l'élément artériel du fabricant, du consignataire et du négociant en gros; le vade semper du double emploi, du rossignol et du trop plein; le pourvoyeur aimé du caissier-emballeur, du commissionnaire de roulage et du camionneur; le messie chéri de l'hôtelier, de la servante et du décrotteur; le despote de la table d'hôte, le privilégié de la tabagie, surtout du billard; le....... Mais que n'est donc pas le commis-voyageur? s'est-il jamais fait sans lui un calembour, un coq-à-l'âne, un logogriphe ou un rébus? S'est-il jamais dit sans lui un bon mot, une facétie ou un joyeux lazzi? Non. Vous devez donc reconnaître que le commis-voyageur est un être éminemment agréable et utile.

L'espèce commis-voyageur se divise à l'infini, en catégories, en sections, en types et en prototypes; mais on en distingue particulièrement sept sortes, qui sont: le voyageur patron, le voyageur intéressé, le voyageur à commission, le voyageur libre, le voyageur fixé, le voyageur piéton, le voyageur marottier.

Le voyageur patron se reconnaît à la sévérité de son visage, à la prudence de ses manières, à la dignité de son maintien. Il se place, à l'hôtel, au bout le moins habité de la table, mange tranquillement, ne dit pas un mot, observe en dessous, fronce le sourcil, plie méthodiquement sa serviette, prend un cure-dent, se lève et va stimuler la pratique endormie. Son entrée dans une maison est digne, calme, et mesurée sur l'importance de ses relations avec elle. D'un coup d'œil il a vu, il a calculé les besoins du commettant, et déjà, avant que celui-ci ait eu le temps de récapituler ce qui lui manque, le voyageur patron a inscrit sur son carnet une kyrielle d'articles, en disant: «Il vous manque telle chose, vous vendez bien tel objet; je vous enverrai cette pièce, nous y ajouterons cette autre.» Cela s'appelle une commission à la patron, prise d'assaut, sans que le commettant, fasciné par le prestige, ait pu placer le mot refus...... Et puis, diable! c'est le chef de la maison, il peut faire des avantages, des concessions, et l'on ne peut décemment pas le laisser passer en blanc, c'est-à-dire sans commission. Le voyageur patron obtiendra une commission là où il n'y a rien à gratter pour son pauvre représentant. Quelque zèle, quelque amour-propre qu'y déploie celui-ci, l'autre l'emportera toujours sur lui; effet de certaines petites influences auxquelles le commettant cède involontairement.—Le costume du voyageur patron n'est ni pincé, ni bouffant, ni voyant; il est propre, luisant, bien brossé, et surtout bien étoffé.

Le voyageur patron n'a jamais qu'une main de gantée, un gant neuf et un gant troué. De nos jours, et surtout depuis la révolution de 1830, il risque le foulard, le foulard de soie, impression de Lyon, un véritable foulard.

Quant au voyageur intéressé, il est d'un âge problématique; il vogue le plus ordinairement entre trente-cinq et quarante ans, indubitablement orné d'un toupet Tibierge et d'une dentition Billard; si, par aventure, il ne porte ni perruque ni fausses dents, il a le soin de se munir d'un petit peigne de plomb à l'aide duquel, pour parer aux dégradations du temps..., il ramène sur le devant les mèches isolées qui vont s'égarer sur l'occiput; puis, il s'exprimera de manière à ne jamais ouvrir la bouche plus qu'il ne faut pour permettre à la langue d'exécuter son jeu. Le voyageur intéressé est un bipède intéressant, ordinairement petit, un peu boulot, un peu ventru, mais en résumé bon garçon. Il est coquet dans sa mise, sent l'eau de Cologne, quelquefois le patchouli, met une cravate blanche, un gilet blanc, un pantalon noir et un habit idem,—toute la rhétorique d'autrefois. A l'index de sa main droite, vous remarquerez une chevalière or massif; à sa chemise, des boutons de nacre ou de dent d'hippopotame, et à son gousset une chaîne plate à la Vaucanson. A table, il cause peu, mais bien et posément; c'est-à-dire que ses paroles sont empreintes d'un certain ton prétentieux et saupoudrées d'une légère couche de menterie qui glisse, s'infiltre et prend racine sous un air de bonhomie et de véracité. Le voyageur intéressé ne fraye pas avec le menu fretin de la confrérie; il prend sa demi-tasse à table d'hôte, se lève, va causer un instant avec le maître d'hôtel, appelle le garçon, afin que celui-ci donne un coup de brosse à ses bottes, et demande un gamin pour porter sa marmotte. Chez le commettant, il est, comme partout, poli, prévenant, obséquieux; il embrasse le bambin morveux, caresse le chien caniche, dit une douceur à la demoiselle de comptoir, et offre une prise de tabac au patron. Il s'informe de l'état des vignes, prédit le résultat de la saison, entreprend une dissertation agronomique sur le cours des blés, des avoines et des cantalous, demande des nouvelles de madame, et engage monsieur à le venir voir à Paris. «Nous irons dîner au Rocher de Cancale,» dit-il en riant d'une manière calculée; puis il ajoute, mais dans le tuyau de l'oreille: «Et nous décollerons la fine fiole d'Aï frappé, hein!» Bref, il obtient une commission, souvent une bonne commission.

Le voyageur à commission était, au temps de l'empire, un être apocryphe, idéal, ou tout au moins dubitatif; à la restauration, il se matérialisa, prit un corps, une tête et des bras; enfin, depuis les glorieuses, il s'est tellement identifié avec son rôle, et il a si scrupuleusement embrassé la perfectibilité de notre époque, qu'il est parvenu à se rendre la terreur des boutiquiers, des magasins et du commerce en général. Or, pour vous faire une idée de cette ingénieuse procréation du siècle, imaginez un être qui frise la cinquantaine, un peu plus, un peu moins, mais plutôt plus que moins. Cet être est propriétaire d'une tête couronnée d'une auréole de cheveux gris, gras et collant sur les tempes; il est en outre revêtu d'un habit râpé, d'un pantalon à plis, d'un col crinoline Oudinot, d'un chapeau blond et de bottes éculées. Avec cet accoutrement quelque peu Robert-Macaire, il fait le merveilleux, l'incroyable, et secoue fréquemment le tabac de son jabot fané, afin d'avoir occasion de faire briller le chaton doré de la bague de cheveux que lui a donnée sa dernière conquête. Le voyageur à commission a longtemps parcouru le monde entier; il a tout vu, tout examiné, tout observé, tout apprécié. Il connaît tous les moyens, toutes les ressources, toutes les marches et contre-marches, les points et les virgules, les entrées et les sorties, en un mot tous les arcanes de son métier, de son état, de son art. Parlez-lui d'une maison importante, alors il n'hésitera pas seulement; en guise de préambule obligé, il se balancera un instant sur sa chaise, puis, introduisant un doigt dans l'entournure de son gilet velours-coton, à boutons ciselés, il vous répondra en clignant de l'œil: «Telle maison? connu! j'ai été commis avec le patron en l'an IX.» Citez-lui le nom d'un négociant: «Connu! il était placier au moment où je faisais l'expédition pour l'étranger.» Nommez-lui un banquier: «Connu! c'était un garçon de caisse que déjà je...» Le voyageur à commission a tout fait, tout été, et en résumé il ne fait rien et n'est rien. Par exemple, il faut lui rendre cette justice, il sait par cœur tous les hôtels de France, leurs bonnes et mauvaises qualités; il connaît tous les chefs, les plats où ils excellent, les mets qu'ils servent le mieux; enfin il est très-bien avec les bonnes. Non qu'il soit généreux; au contraire, la générosité! allons donc! la civilisation et le positivisme l'ont abolie; mais, par contre, il est doucereux, bavard et séducteur. Il vante en termes congrus les charmes de la chambrière, exalte emphatiquement les sauces du chef, et débite force compliments à l'hôtelier.

Règle générale, il hante de préférence les jeunes voyageurs, les nouveaux émoulus. Pourquoi? Parce qu'il connaît par A plus B le domino, le whist, l'écarté, et surtout le doublé au billard, et qu'une fois au café, il est sûr de passer au débutant et la demi-tasse, et le petit verre, et le cigare, et la bouteille de bière, toutes dépenses quotidiennes qui viennent d'autant ménager son maigre budget. Le voyageur à commission (nous lui en demandons bien pardon, mais la vérité avant tout), le voyageur à commission est de mœurs particulièrement diogéniques: si vous entendez à table une conversation dénudée, débraillée et sans fard, une de ces conversations qui vous clouent la bouche et obligent votre voisine à baisser les yeux, regardez au bout, tout à fait au haut bout, et là vous remarquerez un être crasseux, barbe inculte, nez bourgeonné, menton gibbeux, l'œil glauque et terne comme de la nacre sale: cela s'appelle un voyageur à commission; c'est le Roger Bontemps, l'Arétin ressuscité, le narrateur graveleux qui ne sait respecter ni le lieu où il se trouve, ni les personnes qui l'approchent, ni les femmes qui peuvent être auprès de lui. Nous l'avons dit, chez la pratique on le voit avec humeur, avec effroi, la fièvre en prend; pour se débarrasser de sa présence, on lui accorde une commission, petite il est vrai, mais qu'importe! N'a-t-il pas le soin de la doubler en l'envoyant à la maison qui a eu le malheur de lui confier des échantillons. Aussi, la commission faite, partie, arrivée, le commettant reconnaît la fraude, peste, jure, envoie le voyageur à tous les diables, et laisse le tout pour compte. Pendant ce temps, le voyageur à commission est rentré au logis; il a réclamé son 2 ou 3 pour 100, ses bénéfices sont réalisés, c'est tout ce qu'il lui faut; il a enfoncé la pratique et floué le patron; il n'en demande pas davantage. A d'autres!

Le voyageur libre est grand, jeune et blond; c'est le damoiseau, le dandy, le Lovelace de la partie. Il a de beaux appointements, une allocation quotidienne indéterminée, et la confiance de son patron. Souvent il a fait ses études, et alors il lui est difficile d'échapper au pédantisme de son éducation; souvent il est bachelier de l'illustre académie, et alors il affectera un purisme d'élocution qui eût mis en joie Vaugelas et Letellier. A chaque ville où il s'arrête, il prend un bain, se soigne comme une petite maîtresse, et renouvelle l'air de ses coussins élastiques. Toujours il fume le vrai Havane, cigare à quatre sous, porte des gants paille, un binocle octogone et un flacon d'alcali. A table, il boit du bordeaux-médoc et de l'eau de Seltz, ne touche pas aux gros plats, dédaigne les mets ordinaires, et se réserve pour les pots de crème, biscuits, macarons et autres chatteries, lorsqu'il y en a. En somme, il parle peu, mange peu, sort de table avant les autres. En le voyant, à sa démarche importante, à sa mise boulevard de Gand, à ses manières polies et légèrement dédaigneuses, au luxe de sa table et aux égards que partout dans l'hôtel on a pour lui, on se dit: «C'est le représentant d'une bonne maison.» Habituellement il ne va point au café, ou, s'il y va, c'est pour lire les journaux et de là filer à ses affaires. En entrant dans une maison, il salue avec courtoisie, fait ses offres de service avec aisance; mais sans bruit, sans fracas, s'y annonçant ainsi: «Monsieur, je représente telle maison.» Là s'arrête sa formule sacramentelle: si le commettant a envie de lui confier une commission, il la lui donne; autrement le voyageur libre sait trop bien la dignité de sa maison pour descendre à la supplication, pour se résoudre à faire petitement l'article. En diligence, le voyageur libre prend le coupé, toujours le coupé; il est galant avec les dames et honnête avec tout le monde, même avec le conducteur et le postillon. C'est le type, aujourd'hui perdu, du voyageur élégant, du bon voyageur. L'art de Watt et la concurrence l'ont étouffé; il a disparu, on n'entend plus parler de lui, son règne est fini.

Le voyageur fixé vous représente un écolier de dix-huit à vingt-deux ans; cet écolier est habituellement un petit avorton, suffisant, barbu, cambré et beau parleur. C'est le papillon de la confrérie, frisé, musqué et vantard. Il est bien mis: pantalon collant, bottes vernies et gilet court. Dans sa main frétille une canne de houx tordu, et sa tête est décorée d'une chevelure à la Périnet ou à la malcontent, suivant la pluie, le soleil ou le vent. Par jour, on lui alloue de 10 à 12 francs, et, par an, de 1,000 à 1,200 francs. On lui trace un itinéraire; il doit rester tant de jours dans une ville, tant dans une autre, et s'arranger de manière à ce que ses affaires soient faites pendant le laps de temps qu'on lui a accordé. En descendant de diligence (la rotonde toujours), voici la distribution de son temps: 1o Il va se promener, flairer la ville, prendre le vent et récolter de l'appétit; il est réellement trop matin pour aller voir la pratique: elle n'est pas levée, on est paresseux en province, on aime, on savoure le far niente. L'argent s'y gagne lentement, c'est vrai; mais aussi bien facilement, il faut en convenir. 2o Il rentre pour déjeuner, déjeuner longtemps et bien; ce qui n'est pas défendu, d'autant que ça ne coûte pas un centime de plus. Ayez de l'appétit ou n'en ayez pas, aux yeux de l'hôtelier, vous en avez toujours. Aussi, le voyageur fixé sait-il si bien cela, qu'il aimerait mieux consommer pour deux que de ne pas manger pour un. 3o Il se rend au café, prend la demi-tasse de rigueur, la joue, perd; joue contre, perd encore; joue de nouveau, et fait la récolte générale. Il a régalé toute la société; aussi a-t-il mangé 18 francs: or, il faudra, quoi qu'il arrive, récupérer cette perte, et, pour cela, rester un jour de plus dans une ville. En ville, il faut jouer au café, on fait des économies; ce sont les diligences qui assomment. 4o Une heure sonne; on va voir la pratique, bien! mais la pratique ne sympathise pas avec le voyageur fixé. «Monsieur, lui dit-on, nous n'avons besoin de rien..... Monsieur, vous repasserez demain..... Oh! monsieur, des voyageurs et des chiens, on ne voit que cela dans les rues..... Des voyageurs, ne m'en parlez pas, j'en ai plein le dos!» A toutes ces observations plus ou moins flatteuses, le voyageur fixé s'incline et remercie. On lui dit: «Vous nous.....;» il répond, «Monsieur, c'est un dessin nouveau, exclusif à notre maison.» On lui crie: «Vous nous fatiguez.....» et lui de répliquer avec enthousiasme: «Trois mois et trois pour cent, chose que jamais personne ne vous fera.—Mais, mon cher monsieur, vous perdez votre temps.—Monsieur, je voyage pour cela!» Quand un commettant devine au fumet ou entrevoit le nez d'un voyageur fixé, avant que celui-ci ait mis la main sur le bouton de la porte, il lui crie: «Monsieur, c'est inutile, absolument inutile; nous avons tout ce qu'il nous faut!» Et souvent il n'a pas une aune de marchandise dans ses rayons, pas une once de cassonade dans ses casins, pas un kilo de vitriol vert ou d'indigo. En vérité, convenons-en, on ne ferait pas pire accueil au marchand d'aiguilles, au repasseur de couteaux-ciseaux ou à l'étameur, voire au propriétaire à l'échéance du terme.

Observation essentielle, le voyageur fixé doit sortir par la porte et rentrer par la fenêtre, jusqu'à ce que commission s'ensuive; cela est renfermé dans ses prescriptions. Labor omnia vincit improbus. Par contre, c'est le patron qui doit payer le café, le blanchissage, le spectacle, et autres menues dépenses portées sous un pseudonyme décent au débit du compte du voyage. Cela est connu de tous, excepté du patron. Le patron croit ou ne croit pas à la sincérité de son commis; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il paye toujours le compte que ce dernier lui présente infailliblement, c'est-à-dire les frais d'un voyage de cinq mois au lieu de trois. Le voyageur fixé traite le patron comme la pratique.

Le voyageur piéton est un honnête garçon, malicieux quoique franc, et roué quoique plein de dévouement. Il est ordinairement Picard et riche de vertus. On lui passe 6, 7 ou 8 francs, suivant les saisons et les affaires. Il endosse une blouse, met des guêtres, s'arme d'un gourdin, et, le gousset garni de quelque menue monnaie, juste de quoi humecter son gosier aux bouchons de la route, il part, léger comme l'oiseau et heureux comme le poisson dans l'eau. Il remet ses échantillons et ses effets aux petites voitures, économie commerciale, profits et pertes. Arrivé dans une ville, il se décrasse, essuie la poussière qui macule ses souliers, fait sa barbe, prend sa marmotte, et court à la pratique. Le voyageur piéton, reconnu paisible et peu dangereux, quoiqu'à tort, est, par suite de cette conviction du commettant, admis dans tous les magasins. Il commence, en entrant, par déposer sa carte, ôter son chapeau, et dire familièrement au patron, avant que celui-ci lui ait seulement adressé la parole: «Ça va pas mal, et vous? Et le patron de répondre dignement: «Môsieu, j'ai bien l'honneur d'être le vôtre.» Le voyageur piéton ne voit que les petites maisons, les margoulins, et les margoulins sont plus fiers que les négociants en gros. Le voyageur piéton est sans gêne: il s'assied sur le comptoir, bat la mesure avec ses talons ferrés, parle du beau et du mauvais temps, et entame la politique. C'est alors que le front de la pratique commence à se dérider: le margoulin est profond politique; de son côté, le voyageur piéton, qui est carliste avec le carliste, républicain avec le républicain, philippiste avec le philippiste, le voyageur piéton n'en pince pas trop mal. Or donc, la discussion s'ouvre, s'élève, s'échauffe, s'irrite, se gonfle; un voisin vient y prendre part, y émettre son opinion, y mêler sa dialectique et ses théories. On fait des suppositions, des rêves creux, des utopies à perte de vue. Le voyageur piéton est d'abord de l'opposition; il parle avec chaleur, il pérore avec enthousiasme, en français ou non, peu lui importe assurément; il fait le Mirabeau, gesticule, s'exténue, se démène comme un énergumène; sa voix prend du volume, de l'extension; ses paroles jaillissent à tort et à travers: ce sont des étincelles, des éclairs; il fait du bruit, de l'effet; il en impose à son auditoire ébahi: c'est tout ce qu'il veut. Ensuite, lorsque la discussion est arrivée à son apogée, à son dernier degré d'exaltation (savante stratégie!) il baisse de suite pavillon, et accorde au commettant une victoire qui chatouille d'autant plus l'amour-propre de celui-ci, que cette victoire a été rudement disputée. Le commettant est flatté, enchanté, entraîné; impossible à lui de refuser une commission.

Le voyageur piéton poursuit son triomphe jusque sur la personne du commis (le commis est un être prépondérant chez le commettant margoulin); il le traite de «mon cher ami!» il lui promet une place à Paris, il lui offre le verre d'absinthe, il va à la salle d'armes avec lui; il lui démontre mathématiquement le chausson, il lui explique, ex-professo, la manière d'utiliser les armes de la nature, etc. Le voyageur piéton est peut-être de tous les voyageurs celui qui obtient le plus de commissions.

Le voyageur marottier, ou marchand ambulant, est une espèce d'Alcide emblousé de bleu à mille raies. Pour armes offensives et défensives, il porte à la main un fouet, verge de houx, corde de cuir. Il se reconnaît particulièrement à la toile cirée qui protège son chapeau, au pantalon de velours bleu qui couvre son fémur, aux brodequins ferrés qui cothurnent ses pieds, et au juron traditionnel domiciliairement établi sur ses lèvres. Débarqué dans une sous-préfecture (les sous-préfectures sont ses ports de mer, ses endroits de prédilection), il s'enquiert d'un magasin temporaire. Les auberges où il descend ordinairement ont une chambre réservée ad hoc pour cette espèce de voyageurs à petites journées. Une fois pourvu, le marottier déballe et range ses marchandises dans des rayons enfumés, et sur lesquels le jour n'a jamais pénétré en plein midi. Tant mieux! la pratique n'a pas besoin de voir le grain écrasé d'un double-boîte ou la paille d'un rasoir, la reprise d'une dentelle ou le mauvais teint d'un madras alsacien. C'est fait exprès, c'est superbe! et l'acheteur vient se prendre là comme un oiseau à la glu. Ces préliminaires achevés, le marottier va allumer le chaland: pour cela, il le flatte, le caresse, le cajole, l'endort à sa manière, suivant ses moyens, rudement, durement, rondement; il ne fait assurément pas de fleurs de rhétorique, et ne prend pas de roses pour point d'exclamation. Mais enfin, pourvu qu'il réussisse, c'est tout ce qu'il demande, c'est tout ce qu'il lui faut; et il réussit, parce que le chaland de la sous-préfecture aime mieux choisir lui-même que s'en rapporter au choix du voyageur. Le voyageur marottier conserve toujours le même vêtement, hiver comme été; il mange avec les rouliers, boit avec les rouliers, couche dans sa marotte avec sa limousine, sa femme et son chien. De cette manière, il amasse des puces, mais il économise 50 centimes par nuit. Le jour, il travaille comme un galérien, va liardant comme un Grandet, et, au bout du compte, il n'en est pas plus riche. Autrefois, il faisait fortune la balle de laine sur le dos; aujourd'hui, il a une voiture, trois fois plus de marchandises, et trois fois moins de bénéfices.

Que si vous nous demandez maintenant ce que devient sur ses vieux jours le commis-voyageur, nous vous répondrons: Sauf de très-rares exceptions, le voyageur patron devient goutteux, millionnaire et juge de paix de son quartier. Après avoir distribué aux commettants, et du madapolam, et de l'orseille, et du trois-six, il distribue aux plaideurs, et des sermons et des exhortations, et du papier timbré. Il n'a point changé de métier; la forme est toujours la même, il n'y a que le fond qui ait varié.

Le voyageur intéressé devenu septuagénaire a passé par toutes les étamines de la partie, et a finalement obtenu pour sinécure la place d'instrumentiste dans quelque théâtre du boulevard; il a su ainsi mettre à profit un talent problématique, mais qui lui procure l'avantage d'employer ses soirées, d'assister aux répétitions, et de s'occuper des aventures de coulisses. Après avoir été intéressé, il s'intéresse aux autres, ce qui fait que sa condition est à peu près toujours la même.

Le voyageur à commission naît, vit et meurt, ou mourra en diligence: pour lui l'état doit être immuablement héréditaire; aussi est-il inhérent à la marmotte, comme la marmotte est inhérente à lui, aussi ne saurait-il pas plus abandonner la bâche de l'impériale que le vétéran sa guérite et son coupe-chou; aussi, tant que, comme feu le Juif errant, il aura 5 sous dans sa poche et un commettant en perspective, sera-t-il toujours heureux, content, sans chagrins, sans soucis et sans envie d'en avoir. La diligence est tout pour lui, sa patrie, sa famille et ses amis; la diligence doit donc, recevant son premier sourire, accepter en fin de compte son dernier soupir.

Le voyageur libre, rentré à la maison, est devenu magasinier, débitant de rubans, de briquets phosphoriques ou de graines de sain-foin; puis il a succédé à son patron, s'est plongé jusqu'au cou dans les délices du primo mihi, a ramassé de quinze à vingt mille livres de rente, et est ainsi arrivé à l'âge de quarante ans, âge raisonnable qui lui a permis de devenir député, et, pour ne pas sortir de son rôle primitif, d'aller défendre à la Chambre la liberté du pays.

Le voyageur piéton s'est métamorphosé en boutiquier Saint-Denis, en fabricant de bougies diaphanes ou de bonnets de coton; alors il a eu l'ambition de suivre le progrès. Il possède donc une épouse, des marmots qui l'appellent papa, et un chien basset qui fait l'exercice en douze temps, et porte un panier entre ses dents, à l'instar de défunt l'illustrissime Munito.

Quant au voyageur marottier, à force de glisser dans l'estipot le liard rouge, le gros sou et la pièce blanche, il a résumé un petit saint-frusquin qu'il a expédié pour le pays (presque toujours l'Auvergne ou le Limousin); puis, lorsque son soixantième hiver, comme disait Dorat, lui a fait sentir le besoin du repos, il vend voiture et cheval, bagage et vieux fonds, et revient au milieu de ses pénates, riche de 450 francs de rente, d'un demi-arpent de vignes et de douleurs rhumatismales laborieusement amassés pendant quarante années d'inquiétudes et de privations.

Tel est le septemvirat du commis-voyageur, tel qu'il a été, tel qu'il est, tel qu'il sera longtemps encore, en dépit des vicissitudes de la fortune et de l'animadversion du commettant ingrat. Autrefois, au bon vieux temps, où, lorsqu'il s'agissait de franchir les frontières du département, l'on dictait son testament par-devant notaire, on savait si bien apprécier toutes les qualités de cet ordre estimable et dévoué, que chaque matin, le commettant venait très-humblement s'informer à l'hôtel de l'arrivée du voyageur. Le commettant tenait toujours sa commission prête huit jours d'avance; il priait, il suppliait pour que cette commission fût acceptée; il se serait volontiers mis à genoux pour arriver au but de ses désirs; il s'évertuait jusqu'à offrir ad rem le dîner du ménage, jusqu'à payer la demi-tasse et le petit verre, y compris le bain de pied; il recommandait à ses commis d'être polis, prévenants, affectueux; à sa femme, d'ôter ses papillotes et de mettre un bonnet ruché; à sa progéniture, de faire la révérence et d'envoyer un baiser avec la main; à son caissier, de conduire le voyageur au café pour prendre la bouteille de bière, au spectacle pour entendre les vaudevilles de M. Scribe; à la cathédrale, pour voir les vitraux coloriés; au Musée, pour ne rien voir du tout; enfin, c'était un déploiement de luxe inouï, de complaisances mirobolantes et de frais à bon marché, attendu que le voyageur payait partout; tandis qu'aujourd'hui les rôles sont, ma foi! bien changés. Les astres, les hommes et les commis-voyageurs ont subi la plus étrange des 357 transsubstantiations: les astres sont bouleversés, les hommes se bouleversent encore, et les commis voyageurs les ont précédés, les suivent et les suivront in extremis, dans ce bouleversement général.

Naguère le commettant ne connaissait Paris, Reims et Amiens que de nom, rien que de nom. Les commis voyageurs, ces canaux de l'industrie française, éparpillaient partout les produits hétérogènes qui sortaient de leurs marmottes comme les bonbons de la corne d'abondance à la porte du confiseur, et le provincial, en voyant affluer chez lui ces merveilles de la création humaine, trônait avec fierté sur son comptoir de bois blanc ou de sapin. C'est qu'un colifichet né à Paris était une œuvre particulièrement exotique que l'on avait en grande vénération; aussi cette vénération rejaillissait-elle sur le commis voyageur, l'heureux et bien estimable dispensateur des plus féeriques productions. Mais aujourd'hui, ô tempora! ô mores! aujourd'hui que Satan a soufflé au cerveau de l'homme je ne sais trop quelle diabolique invention qui permet au timide indigène de Brives ou d'Avallon de se faire transporter à Paris en moins de temps qu'il n'en faut pour fermer les yeux, les rouvrir, éternuer ou aspirer une prise de tabac, il n'est plus possible que le commettant se prive du voyage de la capitale. Le margoulin seul, ce petit débitant à demi-once ou à demi-aune, cette infime traduction de l'industrialisme et du comptoir, le margoulin seul en est encore à redouter Paris, son brouhaha, son tohubohu, et surtout les dépenses conséquentes qu'il faut y faire pour vivre plus chétivement qu'à Laval ou à Bar-le-Duc, avec le pot au feu, les confitures ou la poule au riz. Aussi dans son quiétisme béotien le margoulin est-il le sauveur, la providence du pauvre voyageur. En effet, que deviendrait ce dernier sans la petite commission à 150, 200, et quelquefois même 300 francs?

Tel est pourtant le résultat de la civilisation et du progrès: la civilisation a tué le modeste boutiquier, et de la chrysalide de celui-ci est sorti un négociant ambitieux; le progrès a enfanté les diligences, qui conjointement avec le bas prix du transport, ont tué les commis voyageurs; la civilisation a étouffé l'obséquieux marchand, et des cendres de celui-ci s'est échappé l'orgueilleux commettant; le progrès a innové les chemins de fer, qui tueront les diligences, et finalement, grâces à Gréen et à Margat, céderont le pas aux aéronautes et aux ballons. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que la perfection, donnant un démenti à l'impossible, rencontre en elle-même sa destruction.

Voilà ce qui fait que, de nos jours, les commis voyageurs qui ont pu échapper au naufrage deviennent les martyrs, les souffre-douleurs, les victimes expiatrices des insatiables besoins de leurs patrons; voilà ce qui fait que les commis voyageurs deviennent les frères récolteurs, ou mieux les mendiants rebutés, bafoués, honteux de la maison qu'ils représentent ou essaient de représenter. «Va donc, pauvre hère, va, moyennant 12 francs par jour y compris la nourriture à table d'hôte et le logement en diligence, va prostituer ton caractère, va vendre ta conscience, va mesurer la sincérité de tes protestations sur la qualité de tes sucres et le bon teint de tes étoffes. Cours de porte en porte quêter le sourire de l'un, la poignée de main de l'autre, une commission de tous, pour, en résumé, ne rien obtenir. Cours, toi qui n'as ni foi ni loi, ni principes ni religion; non, car quelle foi peut te guider, quelle loi peux-tu suivre, quels principes peux-tu professer, et quelle est la religion qui t'inspire? Tu n'as rien, rien ne t'appartient; tu ne dois pas même avoir d'opinion à toi. Tout doit te venir du commettant, foi, loi, principes et religion; caméléon, tu te mires sur la pratique, tu reflètes ses couleurs, tu copies son langage, tu reproduis ses manières, tu marches à sa remorque, tu la suis pas à pas, tu es à elle, tout à elle, rien qu'à elle; c'est la divinité, ton idole, ton étoile bienfaisante, c'est ton espoir, ta boussole et ton appui; c'est ta désolation, ton bon ange et ton ancre de salut... Salut donc à elle, la toute-puissante! puisse-t-elle être reconnaissante de cette servile dévotion à sa personne sacrée; puisse-t-elle récompenser ton abnégation personnelle en faveur, et, par la remise d'une bonne commission, répandre le baume de sa confiance sur les blessures qu'elle a faites si souvent à ton amour propre et à ton repos!» – FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021