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Victime d'un regard - Maurice Mac-Nab (1856-1889)

Victime d'un regard - Maurice Mac-Nab (1856-1889)


 

 

Hier soir, vers cinq heures, je faisais tranquillement mon tour du lac. Ce qu'on appelle le lac, à Montmartre, c'est le bassin de la place Pigalle ; cet endroit est très fréquenté au moment de l'absinthe.
Le moment de l'absinthe est celui où l'on découvre parmi les consommateurs des terrasses environnantes un copain capable de vous inviter par signe à venir savourer un apéritif.
Comme je suis fort distrait en marchant, je me heurtai contre un monsieur qui s'avançait en sens inverse. Le choc me fit reculer et je me confondis en toutes sortes d'excuses.
Alors je m'aperçus que le monsieur pleurait à chaudes larmes. Il tenait à la main un numéro du Chat noir et me dit entre deux sanglots :
" Ah! monsieur!... Ah! monsieur!...
- Vous me paraissez bien affligé, m'écriai-je ; qu'y a-t-il, que puis-je faire? "
Il me répondit : " Je m'appelle Axelsen.
- Ah! Axelsen! Un de mes amis vous connaît bien... Alphonse Allais.
- Chut! Nous sommes brouillés à mort. Justement, c'est lui qui est la cause involontaire de mon chagrin, en me rappelant une bien triste histoire. Tenez. "
Il me tendit le numéro du Chat Noir en m'indiquant ces deux lignes :
" Elle était veuve, et rien ne m'ôtera de l'idée que son mari avait été victime du regard. "
" Je ne comprends pas, fis-je, inquiet.
- Vous ne comprenez pas? Eh bien. Le temps de prendre une absinthe et vous aurez la comprenoire ouverte. "
(Cette expression est, parait-il, familière à Axelsen.)
" Alors, allons-y!
- Pas au Rat-Mort... tous les garçons me doivent de l'argent. Ni à la Nouvelle-Athènes... même chanson. Entrons chez le mastroquet, à côté du bureau des omnibus. "
Sitôt que nous fûmes installés, Axelsen commença son récit :
" J'ai bien connu autrefois la concierge d'Alphonse Allais. Celle dont il parle là, et qui avait un mauvais regard. Oh! ce regard!... Quant au mari, quel brave homme.
En voilà un qui ne regardait pas à régaler ses amis, et, chez le charbonnier de la rue Saint-Jacques, c'était toujours sa tournée.
Un soir, il m'entraîna à la fête de Montrouge, où il y avait des lutteurs et des somnambules. Vous ne croyez pas aux somnambules? Moi non plus, je n'y croyais pas.
Voilà ce malheureux (j'ai oublié son nom) qui est pris d'une fantaisie baroque. Il se fait tirer les cartes et, chose bien curieuse, on lui prédit que sa mort serait causée par un regard.
Cette prophétie produisit un tel effet sur le faible cerveau du pauvre concierge qu'il devint comme fou, évitant de s'exposer aux regards de ses voisins, et surtout de sa femme.
Il en arriva à s'enfermer tout le jour dans un réduit, pour n'être vu de personne.
Moi seul je pouvais l'approcher, et nous causions tous les deux en nous tournant le dos, de crainte que mon regard ne causât quelque malheur.
Eh bien! Malgré toutes ces précautions, il a péri victime d'un regard. Une nuit qu'il errait sur le boulevard Saint-Germain, il tomba dans une espèce de trou très profond. On ne retira qu'un cadavre!... Pauvre homme! Douloureux souvenir! "
Le conteur fut interrompu par de nouveaux sanglots. Quand il fut un peu calmé, je lui demandai :
" C'est cela que vous appelez périr victime d'un regard? "
Axelsen se pencha vers moi et me dit à l'oreille :
" Ce trou, c'était un regard d'égout... avez-vous compris? On en boirait bien une autre, n'est-ce pas? "
Pendant que le patron servait la seconde tournée, Axelsen reprit :
" Surtout, n'allez pas raconter ça à votre ami Allais, il vous dirait que c'est une blague. 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021