BIBLIOBUS Littérature française

  Une évasion mystérieuse - José Moselli (1882-1941)

Des aventures de John Strobbins, le détective cambrioleur ; 1911

 

 

 

M. James Mollescott, chef de la police de San Francisco, roula une fine cigarette de tabac opiacé, l’alluma et en tira une bouffée. Puis l’ayant posée sur un élégant cendrier de métal, il se renversa sur son fauteuil de cuir et, de sa main tendue, pressa le bouton d’une sonnerie électrique.

Le soir venait : déjà par la fenêtre entr’ouverte, filtrait l’éclat violet des lampadaires électriques de la Kentucky avenue.

James Mollescott tourna un commutateur qui fit s’irradier l’ampoule électrique encapuchonnée de porcelaine verte, posée sur le large bureau d’acajou. Au même instant, l’on frappa.

— Entrez !

Par la porte de cuir, entr’ouverte silencieusement, le secrétaire du chef de la police parut :

— Rien de nouveau, Morsith ?

— Rien, chef ! Si ce n’est que les vols chez les bijoutiers continuent, toujours aussi mystérieux.

— Oui… Bizarre… Mais…

Un bruit de crécelle coupa la parole au policier qui, fronçant les sourcils, saisit nerveusement le récepteur d’un téléphone accroché à ses côtés et l’appliqua à son oreille. Presque aussitôt sa physionomie prit une expression de stupeur qui se changea peu à peu en fureur… Les mots : « Diable !… Imbéciles… Naturellement !… C’était à prévoir… » sortirent de ses lèvres crispées d’un rictus de mépris. Son correspondant ayant sans doute fini de parler, il répondit :

— C’est bien. Le nécessaire va être fait. Avisez-moi de ce que vous aurez de nouveau ! Bonsoir !

Et, d’un geste brusque, le policier raccrocha l’appareil.

Morsith, l’air interrogateur, attendait :

— Dites à Peter Craingsby de venir me voir… Allez !

Le secrétaire dut obéir, malgré son désir d’être renseigné. Il eut un : « Bien, chef ! » et disparut.

Quelques instants se passèrent pendant lesquels Mollescott, en proie à une grande nervosité, ne cessa de tambouriner sur son bureau. Enfin deux coups légers retentirent contre la porte, et, sur l’invitation du chef de la sûreté, Peter Craingsby entra.

Peter Craingsby passait pour le plus fin limier de l’État de Californie. Successivement marin, chef de gare, ingénieur dans une usine métallurgique, il s’était pris de passion pour le métier de policier.

Plusieurs criminels avaient été capturés grâce à son aide. Aussi, malgré son âge, avait-il été accepté d’emblée dans la police de San Francisco. Âgé de quarante ans, il en paraissait dix de moins, grâce à ses cheveux noirs dont une mèche caressait constamment son front haut et bombé, et à la vivacité du regard de ses yeux de jais.

Peter Craingsby portait la moustache coupée au ras de ses lèvres minces. Il avait le menton carré, le torse bien cambré et mesurait un mètre quatre-vingt.

En trois enjambées, il arriva contre le bureau de son chef. Il inclina la tête et attendit :

— Bonjour, Craingsby ! grogna Mollescott. John Strobbins vient de s’évader de la prison de Sacramento… Aucun détail. Il y était encore à midi lorsque le gardien lui a apporté à manger dans sa cellule. Et ce soir, il n’y est plus. Voilà ce que vient de me téléphoner le directeur de la prison qui a fait faire des fouilles des caves au toit sans trouver trace de notre homme. Je lui avais pourtant dit de se méfier ! Enfin ! Filez à Sacramento et tâchez de mettre la main sur notre oiseau !

— Je pars de suite ! Quand même Strobbins est un malin.

— Et le directeur de Sacramento, un naïf ! Au revoir, Craingsby !

— Au revoir, chef !

Quelques minutes plus tard, Peter Craingsby, installé dans un compartiment de première, filait à toute vapeur vers Sacramento. En une heure, il y arrivait.

Passant inaperçu au milieu de la foule qui circulait, fiévreuse, dans les rues enténébrées, Peter Craingsby se dirigea vers la prison tout en réfléchissant à sa mission. Il connaissait John Strobbins et se rendait parfaitement compte des difficultés qu’il rencontrerait pour s’en emparer.

Sans même s’en apercevoir, tant il était préoccupé, il arriva devant la porte de fer de la prison de l’État de Californie. Il sonna. La porte s’entr’ouvrit et le guichetier, reconnaissant le policier, le fit entrer.

— Conduisez-moi auprès de M. Smithson ! ordonna Craingsby.

Le guichetier siffla. Un gardien arriva qui fit signe au policier de le suivre.

Le directeur Smithson était, comme on dit vulgairement, « dans tous ses états ». Condamné pour faux, usage de faux, escroquerie qualifiée et vol avec effraction, John Strobbins lui avait été confié afin d’accomplir vingt ans de captivité. Or, John Strobbins, chef d’une bande parfaitement organisée de San Francisco, était un professionnel de l’évasion. Déjà il avait réussi à s’enfuir de la prison des Tumbs, près de New York ; une autrefois, il s’était volatilisé dans la voiture cellulaire qui l’emmenait au tribunal. Et voilà qu’après avoir été capturé, grâce à l’habileté de Peter Craingsby, il avait de nouveau pris la clé des champs, malgré toutes les précautions de Smithson dont la responsabilité apparaissait grande…

— Faites entrer ! dit-il au gardien, dès que celui-ci lui eut annoncé Craingsby.

Impassible, le policier s’avança et s’inclina devant Smithson, tandis que le gardien, sur un signe du directeur, se retirait en fermant la porte derrière lui.

— Prenez un siège, je vous prie, monsieur Craingsby ! s’écria Smithson en indiquant une chaise.

Craingsby obéit et attendit :

— Vous venez pour John Strobbins ? Oui ?… Hélas ! Je ne puis guère vous aider ! Ainsi que je l’ai téléphoné à M. Mollescott, toutes les précautions avaient été prises.

Strobbins était présent à midi. Et ce soir, il n’est plus ici !

— Ah !… Voulez-vous faire appeler le gardien chargé de la cellule de notre homme ?

— Il ne sait rien !

— N’importe, je veux lui parler !

— À votre aise !

Le directeur décrocha un téléphone et s’écria :

— Faites venir le gardien Clemm !

Il y eut un silence. Les deux hommes réfléchissaient.

S’étant annoncé par deux coups secs frappés contre la porte, le gardien Clemm entra. C’était un gros homme rouge, à la face débonnaire :

— C’est vous le gardien Clemm ? lança aussitôt Craingsby sans lui donner le temps de se remettre… Vous étiez chargé de la surveillance de John Strobbins. Par où croyez-vous qu’il s’est enfui ?

— Je… je ne sais pas…

— Ce n’est pas une réponse ! Je suis M. Craingsby, détective à San Francisco, vous me connaissez, n’est-ce pas ?

« Eh bien ! Je vous déclare que cette affaire ne me dit rien de bon pour vous ! Voyons, à midi, vous êtes sûr d’avoir vu le prisonnier ?

— Oh ! Monsieur Craingsby ! affirma Clemm sur le ton de la plus profonde sincérité, sûr que je l’ai vu, même que je lui ai parlé !

— Que lui avez-vous dit ? Il vous est défendu de parler aux détenus !

— Je… sais… C’était pour lui dire que sa cellule était sale !

— Ah ! Et que vous a-t-il répondu ?

— Rien. Il a pris son assiette par le guichet et voilà !

— Et à quelle heure avez-vous quitté votre service ?

— À deux heures, pour revenir à six… C’est Madison qui m’a remplacé !

— Et où est Madison ?

— Chez lui, interrompit le directeur. Je l’ai interrogé ; il ne sait rien, le pauvre homme. C’est un vieux serviteur au-dessus de tout soupçon.

— Et n’est-il pas sorti pendant sa garde ? demanda Craingsby.

— Non ! J’ai interrogé le concierge.

— Eh bien ! Alors, monsieur le directeur, je vous demanderai la permission d’aller examiner la cellule de John Strobbins !

— Mais, comment donc ! Venez avec moi ! acquiesça le directeur en se levant.

Suivi de Clemm et de Craingsby, il se dirigea vers le quartier des détenus. La cellule de Strobbins se trouvait au milieu d’un groupe de seize, dont les portes s’ouvraient sur une salle formant un polygone régulier dont le centre était occupé par le gardien. Celui-ci communiquait avec l’extérieur par une échelle de fer conduisant à une galerie située à l’étage supérieur et d’où la vue plongeait sur toutes les cellules. Impossible de tenter la moindre évasion sans être vu !

Les trois hommes entrèrent dans celle qu’avait occupée Strobbins. Rien n’y décelait l’évasion. Les murs de fer, hauts de deux mètres cinquante, avaient leur peinture blanche sans une rayure. Le sol, dallé, ne présentait pas la moindre aspérité.

En vain, Craingsby, une lampe électrique en main, explora-t-il les moindres recoins… Il ne trouva rien…

Déçu, il eut un geste de rage autant que d’impuissance.

— Je n’y comprends rien ! dit-il entre ses dents… Il se fait tard ! Si vous le permettez, monsieur le directeur, je reviendrai demain !

— À votre aise !

— Un dernier mot : aucun détenu n’a-t-il été libéré aujourd’hui ?

— Aucun !

— Merci, monsieur le directeur, et à demain !

Sur ces mots, Craingsby prit congé et, après qu’un gardien l’eut reconduit jusqu’à la porte, se mit en quête d’un gîte pour passer la nuit.

Or, le lendemain, le directeur Smithson l’attendit vainement. Le surlendemain aussi.

Par contre, M. James Mollescott, vingt-quatre heures après le départ de Craingsby, vit arriver son huissier qui lui annonça le détective.

Craingsby parut. Il était enroué et portait un cache-nez.

— Eh bien ! Craingsby ? demanda Mollescott… Avez-vous quelque chose ?…

— Oui, John Strobbins s’est enfui, je ne sais comment… Mais je le saurai… Ce que je sais, c’est qu’il a pris le paquebot parti ce matin pour le Japon, le Matsu-Maru ou Canu-Maru… je ne sais plus au juste…

« Bref, je le tiens… Je suis venu vous demander quelques fonds afin de partir aussitôt à sa poursuite !

— Comment donc ! John Strobbins !!! Et si vous me l’amenez, vous aurez droit à une belle gratification. Voici mille dollars. Partez de suite ! conclut le chef de la police en tendant à son subordonné dix billets de cent dollars.

Craingsby les empocha soigneusement, serra la main que son chef lui tendait et prit congé.

Mais qui dira la surprise et la rage de l’honorable James Mollescott, lorsque, douze heures après le départ de Craingsby, il reçut la lettre suivante, faite à la machine à écrire :

 

« Cher monsieur,

« Merci de vos mille dollars. Tout compte fait, je ne vais pas au Japon ! J’ai des amis à Santa Barbara qui viennent de m’inviter. Je m’y rends. Merci encore.

« John STROBBINS. »

 

Ainsi, John Strobbins, malgré toutes les précautions, n’était resté que quinze jours enfermé. Au fait, était-il resté enfermé ?

John Archibald Strobbins, vraiment, était trop ingénieux pour se laisser prendre ! Cependant quatre policemen, sur l’ordre de Peter Craingsby, lui avaient bel et bien mis la main au collet, alors qu’il se promenait tranquillement – Oh ! Très tranquillement – dans la Finn-Church Street…

La justice est expéditive aux États-Unis, et particulièrement dans l’État de Californie. Convaincu d’avoir établi le record dans le temps et l’espace du crime de faux et d’escroquerie – ce dont le juge le félicita – John Strobbins fut condamné à vingt ans de « hard-labour ». Il écouta la sentence en souriant et ne manqua pas de remercier le tribunal, après quoi il fut reconduit à la prison.

On lui rasa cheveux et moustache, et on le confia à deux robustes gardiens qui reçurent l’ordre de le convoyer jusqu’à Sacramento. Le voyage s’accomplit sans incident par une belle après-midi de juin. Dûment enchaîné, et de plus, encadré de ses deux cerbères, Strobbins, que le soleil entrant par la portière, chauffait, demanda la permission d’étendre un mouchoir sur sa figure et s’endormit. Ses gardiens, rassurés, conversèrent quelques instants, puis imitèrent leur prisonnier.

À ce moment, un homme, se glissant le long du train, ouvrit la portière et pénétra dans le wagon.

C’était le chef de train. Il portait sous son bras un léger ballot. D’un geste de la main, il fit choir le mouchoir recouvrant la figure de John Strobbins et lui lança un regard interrogateur. Le prisonnier toussa et, à voix basse, s’écria :

— Te voilà, mon vieux Reno ? Je commençais à m’ennuyer ! Mes hommes dorment comme deux moines après matines ! Sitôt le train parti, je leur ai demandé de me mettre un mouchoir sur la figure à cause du soleil et j’ai alors écrasé les deux ampoules de chlorure d’éthyle que tu avais posées sous les banquettes et dont les émanations les ont endormis. Ils sont bons ! Fais vite !

— Nous avons le temps : le train ne s’arrête pas avant Los Pasos !

Et ce disant, le pseudo-chef de train tira de sa poche une mignonne clé avec laquelle il ouvrit aussitôt les chaînes emprisonnant Strobbins. Cette opération terminée, il se dévêtit rapidement, tira du ballot qu’il avait apporté un costume semblable a celui du prisonnier, mais qui présentait cette particularité que sa doublure était faite de l’uniforme réglementaire d’un gardien de prison ; il l’endossa rapidement, tandis que Strobbins se débarrassait de sa livrée de prisonnier qu’il changeait pour l’uniforme de chef de train abandonné par son complice.

Déjà Reno s’était assis entre les deux gardiens toujours endormis, à la place qu’occupait Strobbins quelques instants auparavant, et s’occupait à placer les chaînes autour de ses poings et de ses chevilles.

Strobbins, ayant fait un paquet de ses anciens vêtements de prisonnier ferma lui-même les cadenas retenant les chaînes emprisonnant Reno et s’écria :

— Je file, mes animaux vont se réveiller d’un moment à l’autre… Ah ! Je prends ta perruque, j’oubliais !

Et Strobbins retira une perruque blonde de la tête de Reno qui apparut rasée. Grâce aux soins qu’avait pris Reno de se grimer, il ressemblait trait pour trait à Strobbins qui conclut après avoir coiffé la perruque :

— Adieu. Reste encore une douzaine de jours là-bas et viens ensuite me retrouver à Sacramento où tu sais !

Reno inclina la tête, Strobbins, son ballot à la main, ouvrit la portière et alla prendre son poste de chef de train.

Quelques minutes plus tard, les deux gardiens s’éveillaient. Instinctivement, ils jetèrent un regard inquiet sur leur prisonnier. Celui-ci sommeillait béatement.

— Ouf ! dit l’un d’eux, est-ce bête de nous être ainsi endormis ! Si cet animal avait fui, nous étions dans de beaux draps !

— Penses-tu ! Les chaînes sont solides, va. D’abord, je ne dormais que du coin de l’œil.

— … Moi aussi.

Déjà, le train ralentissait pour s’arrêter à la station de Los Pasos d’où il repartit après quelques minutes d’arrêt pour Sacramento.

Une voiture cellulaire attendait là le pseudo John Strobbins qui, escorté d’un planton de soldats, fut conduit à la prison et enfermé aussitôt dans une cellule.

Reno n’y resta pas longtemps. Une fois écoulés les dix jours exigés par Strobbins, il profita d’un court moment d’inattention du gardien Madison, au moment où celui-ci venait remplacer Clemm, se dévêtit en hâte, retourna son costume qui devint un uniforme de gardien, l’endossa et au moyen d’une clé de papier durci dont il était muni, ouvrit la porte de sa cellule et se trouva au milieu du polygone formé par les seize portes.

Sans défiance, Madison se promenait sur la légère passerelle. Tranquillement, Reno grimpa l’échelle de fer, passa à côté de Madison qui, sans le reconnaître, s’écria :

— Tiens, encore là, Clemm !

— … Oui… suis pressé ! grogna Reno en contrefaisant la voix du gardien, et, d’un pas rapide, il emboucha le couloir conduisant vers la porte de sortie où le concierge, à la vue de son uniforme, lui ouvrit aussitôt.

Quelques minutes après, il rejoignait John Strobbins qui l’attendait dans son automobile et changeait aussitôt de vêtements, tandis que la puissante voiture filait à toute vitesse sur un ordre de John Strobbins.

Après quelques minutes de marche, l’auto s’arrêta devant un élégant cottage qu’un mur de briques entourait. John Strobbins sauta à terre et, suivi de Reno, arriva à la grille d’entrée qu’il ouvrit, puis pénétra dans la villa.

Elle était déserte. D’un souple mouvement, Strobbins, arrivé dans le vestibule, se débarrassa de son ample manteau et dit à son compagnon :

— Toi, Reno, tu vas rester ici… J’ai pu savoir que l’on vient de dépêcher à mes trousses cet animal de Craingsby. Je veux absolument prendre ma revanche : je me suis fait arrêter par lui rien que pour mieux le connaître. J’ai mon idée.

« En attendant, grâce à la nouvelle de mon arrestation, la police californienne s’est un peu relâchée : j’en ai profité. J’attends, ce soir, une bonne cargaison d’opium. Tout est prêt. Mais je ne pourrai y être. C’est pourquoi je te laisse ici.

« Tu recevras les amis… Entre nous, tu aurais pu choisir un autre jour pour quitter la prison…

« Enfin, moi aussi, j’en avais assez d’envoyer l’auto t’attendre ; cela aurait pu éveiller les soupçons.

« Au revoir ! Je vais m’habiller, toi, surveille le souterrain !

— Adieu, John.

Strobbins ouvrit une porte et pénétra dans une sorte d’atelier éclairé par le haut et contenant plus de deux cents costumes soigneusement accrochés et étiquetés. Il y avait là des uniformes de généraux, voisinant avec des hardes de loqueteux… Des robes d’avocats et de salopettes d’ouvriers… Des habits de soirée et des bottes de vidangeur… Sur une table, une infinité de fioles de toutes grandeurs remplies de substances bizarres, de pots d’onguent, étaient posés près de brosses et de pattes de lapin. Tout était prévu pour le plus minutieux maquillage. Au mur pendaient des perruques de tous formats et de toute couleur : chevelures crépues de nègre, nattes de Chinois, chignons roux, noirs, blonds ou châtains d’élégantes, larges bandeaux blancs de douairières.

Strobbins décrocha une culotte de peau, une veste de gros drap, les endossa, enfila d’énormes bottes, posa sur sa tête une perruque rousse qu’il coiffa d’un énorme sombrero, puis, à l’aide de ses onguents, il se fit une face rude et basanée.

Quand ce fut fini, il se regarda dans la glace et ne put se retenir de rire. Vraiment, il avait tout à fait l’aspect d’un mineur du Colorado.

Un revolver enveloppé de sa gaine et accroché à une large ceinture de cuir qu’il ceignit compléta la ressemblance.

Ayant empli sa poche de quelques dollars qu’il tira d’un coffre dissimulé dans la muraille, Strobbins sortit de la villa et, après un rapide regard circulaire, franchit la grille et se dirigea vers Sacramento, les mains dans ses poches et sifflant un cake-walk.

Il y arriva à la nuit et porta ses pas vers la prison. Il en était à moins de cent mètres lorsque, à la lueur du lampadaire électrique éclairant la porte de la maison de détention, il reconnut Craingsby qui, après son enquête infructueuse, sortait, l’air absorbé. Strobbins, sans affectation, le suivit et le vit ainsi entrer dans un Boarding house de modeste apparence : l’hôtel Kashmere.

Après avoir laissé quelques minutes s’écouler, Strobbins entra résolument dans l’hôtel et demanda une chambre au tenancier qui, après l’avoir dévisagé, le mena dans un cabinet exigu, meublé d’un lit, d’une chaise et d’une table et dont la porte constituait l’unique communication avec le dehors. Le prix en était de cinquante cents par jour.

— Je la prends ! déclara Strobbins. Voici trois dollars pour la première semaine.

L’affaire conclue, Strobbins descendit à la salle commune où déjà Craingsby l’avait précédé. Sans affectation, il alla se placer à côté du policier et à brûle-pourpoint dit à voix basse en donnant à sa physionomie l’aspect le plus étonné :

— Mais, je ne me trompe pas ? Vous êtes bien M. Peter Craingsby de San Francisco… Ne vous souvenez-vous plus de moi ?… Je suis Tom Sadley d’Omaha, où vous étiez chef de gare !

Craingsby regarda attentivement son interlocuteur et s’aperçut que le « cow-boy » était grimé, ce qui n’échappa point à l’astucieux Strobbins qui continua :

— Excusez, je comprends que vous ne m’ayez pas reconnu : je suis bien grimé, hein… Tenez, j’aime autant vous le dire, je suis ici par ordre du gouverneur de l’Oregon. Je cherche un bandit qui s’est évadé : vous devez le connaître de nom : John Strobbins… Chut ! Il est ici à l’hôtel, réfugié dans une des chambres… J’attends des policemen pour m’en emparer – car avec la bande de rascals qui logent ici, cela me serait difficile.

Peter Craingsby n’était pas un imbécile. Mais déjà plusieurs fois, la chance s’était ainsi déclarée pour lui. Le faux cow-boy lui sembla un naïf.

— Voulez-vous que je vous aide ? dit-il à Strobbins. J’en fais mon affaire, moi, de me saisir de ce voyou !

Strobbins blêmit sous l’insulte, mais resta impassible :

— Au fait, répondit-il, le sourire aux lèvres, je veux bien… J’ai une peur terrible qu’il ne m’échappe. Allons-y !

Les deux hommes se levèrent ensemble, sortirent de la salle commune et grimpèrent l’escalier de bois, étroit, sombre et suiffeux qui conduisait aux chambres de l’hôtel Kashmere.

Peter Craingsby, qui était un homme de précaution, pria son compagnon de passer devant. Le faux Tom Sadley ne se fit pas prier et commença l’ascension de l’étroit escalier sur lequel ouvrait la chambre qu’il venait de louer. La porte en était ouverte. Sans rien dire, il la dépassa et au moment où Craingsby, qui le suivait de près, passait à côté de la porte, Strobbins, se baissant, s’arc-bouta des mains sur les marches supérieures et, d’une ruade terrible en pleine figure, envoya le policier rouler dans la chambre. Sans lui donner le temps de se relever, il bondit sur lui et, après avoir, d’un coup de pied, fermé la porte derrière lui, il enserra de ses deux mains crispées le cou de Peter Craingsby et serra jusqu’à ce que sa victime ne bougeât plus.

Puis, mettant à profit la syncope du policier à demi étouffé, il alluma la bougie posée sur la table et tira de sa poche un épais foulard de laine dont il le bâillonna. Il le déshabilla, se dévêtit lui-même et eut tôt fait d’endosser les habits du policier et l’habilla ensuite de son costume de cow-boy.

Cette substitution terminée, Strobbins lia soigneusement les poignets et les chevilles du malheureux Craingsby qui commençait à se ranimer et l’étendit sur le lit.

— Ouf ! fit-il en s’épongeant avec le drap, mon homme est lourd !… Tiens, mais… c’est que ses habits me vont rudement bien… Même j’ai une idée !

Strobbins à la lueur de la bougie regarda attentivement sa victime et, en quelques instants, se grava sa physionomie dans la tête. Il saisit le chapeau du policier, ouvrit la porte et, après avoir donné un tour de clé, descendit en hâte l’escalier.

Grâce au bruit régnant dans la salle commune, personne ne s’était aperçu de rien.

Strobbins sortit et prit sa course vers la villa où il arriva après une heure et demie de marche. En trois bonds, il fut dans son capharnaüm, et emplit ses poches de tout ce qu’il lui fallait pour se « faire la tête » du policier. Muni des ingrédients nécessaires, il regagna en hâte sa chambre de l’hôtel Kashmere.

Il alluma aussitôt la bougie et regarda Peter Craingsby. Le policier était maintenant complètement revenu à lui. Mais, grâce à la précaution qu’avait eue Strobbins de le bâillonner et de le lier solidement au lit de fer, il ne pouvait bouger.

— Eh bien, cher monsieur Craingsby, ricana Strobbins, ça ne va pas ? Patience…

Et Strobbins, s’asseyant sur l’unique chaise qu’il plaça devant la petite glace scellée au mur, tira de sa poche, crayons, pâtes, onguents et perruques et commença son maquillage.

Craingsby le regardait, stupéfait, et comprit bientôt : son ennemi se « faisait sa tête » et avec quel talent ! En moins d’une demi-heure, le policier vit son geôlier changer de figure et arborer une physionomie semblable en tous points à la sienne : mèche de cheveux noirs sur le front, moustache coupée rase, le même rictus aux lèvres et la même vivacité dans le regard.

— Ah ! Ah ! Peter Crainsgby ! Cela vous étonne que je vous ressemble autant. Pourtant, ce n’est rien. Car c’est vous qui me ressemblez : Je suis Peter Craingsby. Vous ? Eh !… Vous êtes… peut-être mort ?… Au revoir, il est minuit. Je reviendrai demain !

Et Strobbins, après avoir jeté son dernier coup d’œil sur les liens de son prisonnier, sortit et referma soigneusement la porte.

À la gare où il se rendit, il apprit que le premier train pour San Francisco partait à une heure cinq. Il l’attendit, y prit place et, sitôt arrivé, attendit le jour dans le buffet de la gare.

À neuf heures, il arrivait chez M. James Mollescott à qui il soutirait mille dollars et, satisfait, reprenait aussitôt le train pour Sacramento, non sans avoir mis à la poste la courte lettre qui devait plonger dans une si grande rage l’honorable James Mollescott et l’engager à poursuivre lui-même l’insaisissable et mystérieux John Strobbins.

Quant à ce dernier, sitôt arrivé à Sacramento, il s’était rendu à sa villa et, ayant pris son automobile, il était venu lui-même à l’hôtel Kashmere, chercher le cow-boy Tom Sadley qu’une chute dans l’escalier, contraignait à l’immobilité.

Peter Craingsby-Tom Sadley fut donc, toujours ligoté, enveloppé dans une couverture et descendu dans l’auto de Strobbins sous les yeux indifférents du tenancier…- FIN