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BIBLIOBUS Littérature française

Une Femme à la mode - Marguerite-Louise Virginie Ancelot  (1792 – 1875)

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

  

Est-ce possible? qui l'aurait pensé? et que faut-il faire maintenant? disait presqu'à voix basse et à elle-même une belle jeune femme plongée dans une inquiétude nonchalante; puis ses grands yeux bleus se levaient sans que sa personne gracieuse et paisible fît aucun mouvement, et ses regards s'attachaient sur une glace si bien placée, qu'elle réfléchissait des pieds jusqu'à la tête la belle rêveuse, qui ne pouvait éviter de s'y retrouver tout entière.

Elle resta quelques instants silencieuse et attentive, examinant ce visage régulier, ces traits délicats, ces nobles contours, dont rien n'avait encore altéré la fraîcheur; des boucles blondes, soyeuses et abondantes s'échappaient d'un léger bonnet du matin jeté sur sa jolie tête, moins pour la couvrir que pour l'orner; les rubans restés flottants au hasard n'étaient là que pour attester la négligence qui avait présidé à l'arrangement matinal; négligence habile qui doit toujours rendre assez belle pour qu'il semble impossible que la plus brillante toilette puisse ajouter quelque chose à la beauté.

Pourquoi donc y a-t-il aujourd'hui dans toute cette jeune femme d'ordinaire si fière, si imposante, si maîtresse d'elle-même, de ses paroles, de ses mouvements et de ses regards, un mol abandon plein de découragement et de soucis? est-ce une coquetterie nouvelle? étudie-t-elle une plus gracieuse et plus ravissante expression? Non: cette suave indolence, cette vague rêverie sont sans apprêt; aucun art n'a présidé à cette pose pleine de charme, et cette puissance de séduction que la jeune femme possède en ce moment à son insu vient de ce qu'elle l'ignore, de ce qu'elle a oublié cette fois de penser à elle-même, et que ses mouvements comme son immobilité, tout est naturel, tant son âme agitée par le plus grand intérêt de sa vie est entièrement concentrée sur l'objet de son inquiétude secrète; oui, toute la personne d'Emma, de cette vive et brillante comtesse de Marcilly, dont la mode avait fait sa divinité favorite, est en ce moment triste, distraite, découragée, à demi couchée dans une causeuse de velours bleu, d'où ses cheveux d'un blond doré, et son teint si délicat, si blanc et si doux, se détachent admirablement; et sa tête est légèrement inclinée comme si le poids de graves et profondes pensées, trop lourd à porter pour sa faiblesse, l'entraînait malgré elle; une de ses mains, blanches, longues et flexibles, est tombée mollement à ses côtés, et se perd dans les plis multipliés du long peignoir de cachemire blanc qui l'enveloppe jusqu'aux pieds, et qu'une torsade blanche, nouée au bas de sa taille svelte, retient seulement pour attester la délicatesse de cette taille élégante dont les contours se devinent à peine dans l'immense ampleur de sa robe: si l'autre main n'a pas suivi cette pente naturelle, c'est qu'involontairement elle s'est trouvée arrêtée par une imperceptible chaîne d'or que la belle rêveuse avait passée à son cou quelques instants auparavant, par un mouvement machinal, sans doute, car elle n'a pas jeté les yeux sur la petite montre que supporte cette chaîne et que ses doigts ont retenue et tiennent encore sans but et sans projet. Le cadran de la montre, celui des pendules, eussent vainement frappé les regards de la comtesse, elle n'eût rien vu. Que lui importait l'heure? Elle ne peut rappeler ni un souvenir ni une espérance qui fasse battre son cœur. Emma n'a jamais aimé qu'elle seule au monde, et dans ce moment, absorbée par une idée, il n'y a plus de jours, plus d'heures, plus rien qui marque le temps pour elle, la vie est tout entière dans ce qui l'occupe. L'emporter, triompher, tout est là, le reste n'existe plus.

Elle est toujours immobile, mais sa pensée s'échappe encore malgré elle de ses lèvres; ses paroles trahissent le secret qui l'agite, et ses yeux interrogent avec anxiété le miroir, confident involontaire de ses craintes cachées.—Ai-je donc, dit-elle, perdu quelque chose de cette beauté qu'on admirait? Un changement inaperçu par mes regards troublés a-t-il enlevé la puissance à ce visage qui charmait? Ai-je oublié dans ma toilette cet art d'être élégante avec assez de bizarrerie pour attirer les yeux, sans approcher de cette singularité qui peut toucher au ridicule? Il ne s'agit pas pour moi d'être bien, mais d'être mieux; d'être jolie, mais d'être la plus jolie; d'être remarquée, mais d'être seule remarquable, car il vaudrait mieux être au premier rang dans un village qu'au second dans Paris. Emma ne put s'empêcher de sourire en parodiant ainsi un célèbre bon mot, et d'ajouter:—Oui, César avait raison... il fut le plus grand parce qu'il fut le plus ambitieux, et l'ambition c'est la coquetterie des hommes; voilà tout. Et le regard de la belle ambitieuse avait l'air orgueilleux d'un conquérant sûr de reprendre à main armée la puissance qu'on a osé lui disputer. Puis, pour accroître sans doute son courage en se rappelant ses droits incontestables au pouvoir qu'elle veut ressaisir, Emma continua:

—Que de sacrifices n'ai-je pas faits? que de soins n'ai-je pas pris pour assurer mes succès et conserver ma place de femme à la mode, dans un temps où la gloire est si capricieuse et les places si difficiles à garder? Il m'a fallu autant d'habileté que de bonheur, autant d'adresse que de beauté, autant de calculs que de chances favorables! Si j'avais écouté parfois mon plaisir, mon caprice, mon cœur, je risquais tout. Cette puissance est comme les autres, enviée, disputée, attaquée chaque jour, car la réputation et le pouvoir d'une femme à la mode sont, comme la réputation et le pouvoir d'un homme d'état, à tout moment remis en question et en danger.

—Madame de Mérinville n'a-t-elle pas, l'année dernière, occupé les salons pendant toute une semaine par son imposante beauté? Heureusement elle était si peu spirituelle, qu'à la première réunion assez intime pour permettre la conversation, j'ai pu sans peine mettre en relief sa bêtise et détruire ainsi son empire, car nulle part on ne règne longtemps sans esprit.

—La délicate figure de lady Morton aurait bien pu captiver aussi la capricieuse attention du monde, mais ses toilettes étaient si bizarres, que leur singularité approchait trop du mauvais goût; elles étaient excentriques, il est vrai, mais sans grâces; la simplicité de ma parure auprès d'elle fit ressortir le ridicule de la sienne. En France on ne plaît qu'un moment avec le mauvais goût.

—Quant à la brillante duchesse de Romillac, c'était vraiment une redoutable rivale. Son rang, sa fortune, son éclat dans ce pays des vanités, auraient pu triompher. Ils s'occupèrent d'elle pendant un mois, mais elle eut l'imprudence de se compromettre avec le bel Édouard d'Arcy, et pour une femme à la mode qui doit mettre au nombre de ses armes les plus dangereuses des espérances adroitement exploitées dans l'intérêt de sa puissance, aimer réellement, c'est abdiquer.

—Mon pouvoir s'augmenta de tout l'éclat de mes rivales détrônées. Je croyais avoir échappé à tous les dangers, et, continua Emma avec une expression de tristesse et d'amertume, c'est elle! c'est Alix de Verneuil, une femme de province, une parente que j'accueille, que j'installe chez moi, quand après deux ans de veuvage elle veut visiter Paris;—elle, moins jolie que moi pourtant, moins élégante, moins occupée surtout du soin de plaire, c'est elle qui fixe maintenant les regards de tous!

La belle comtesse retombe après ces mots dans un morne abattement. Pour la première fois elle craint sérieusement de perdre sa puissance; elle sent enfin qu'il peut arriver un moment où elle existera sans être la femme à la mode. Jusque-là elle avait cru ce titre tellement identifié à sa personne, que la mort seule devait le lui ravir. N'être plus la première, est-ce que c'est vivre? Car, depuis le jour où Emma s'était emparée de cette faveur inexplicable, capricieuse, frivole et puissante en même temps, qui donne le sceptre de la mode, sa vie avait été changée! Plus d'amitié!... Les femmes ne furent plus à ses yeux que des rivales; le monde, qu'un théâtre où elle jouait constamment un rôle, et les plaisirs une occasion de se montrer! Sa toilette ne fut plus ni le chaste vêtement de la femme modeste, ni la gracieuse parure d'une femme aimée, encore moins la négligence pleine de charme de celle qui s'oublie pour penser à un autre! Ce fut d'abord et à tout prix le luxe, la variété, la magnificence et l'éclat; puis des idées bizarres, des recherches piquantes pour ranimer constamment l'attention fugitive; enfin toutes les facultés de son intelligence, toutes les heures de sa journée furent consacrées à fixer cette insaisissable puissance, aussi impossible peut-être à définir qu'à conserver!

Qui pourrait dire en effet comment et pourquoi l'on devient une femme à la mode, quels sont les moyens, quel est le but: est-ce avec l'éclat de la beauté, ce seul pouvoir incontesté de la femme? Non, car souvent la plus belle passe inaperçue. Est-ce avec l'esprit, cette force invisible qui soumet toutes les autres? Non, car souvent il manque à la reine que la mode a choisie. Est-ce le rang, cette supériorité que l'orgueil n'admet plus, qui l'attire? Non, car la divinité moqueuse ne l'a jamais reconnue, et on la vit déserter les palais pour le boudoir de Ninon. Est-ce l'opulence qui l'attache? Non, car la mode capricieuse jette parfois sans respect le ridicule jusque sur cet or brillant qu'étale à plaisir la vanité. Il n'est donc point de moyen certain pour l'atteindre, point de règle pour la fixer.

Si c'est particulièrement en France, ce n'est pas exclusivement à Paris et dans le grand monde que naît cette plante curieuse et variée, chaque société, chaque province, chaque ville grande ou petite, voit régner quelque brillante Célimène exerçant un despotique empire sur la toilette des femmes qui l'approchent ou le cœur des hommes qui l'entourent. Là, comme à Paris, les unes ont reçu le rôle d'un caprice du sort; les autres ont eu le caprice de s'en emparer, soit pour échapper à l'ennui et pour user une activité toujours sans emploi dans la vie d'une femme, ou bien pour tromper peut-être par l'apparence de l'amour leur cœur effrayé de la réalité; soit aussi parfois pour venger leurs belles années de jeune fille que la pauvreté livra au dédain de ces hommes dont la vanité cherche la jeune femme, qui prend alors sa revanche!

A côté de toutes les favorites de la mode, il y a aussi des victimes, femmes malhabiles ou malheureuses, courant les chances des usurpateurs maladroits qui visent à la puissance sans l'atteindre, et ne recueillent de leur folle entreprise qu'un ridicule; car nul n'a pu fixer les règles de ce jeu dangereux où avec tant de choses à perdre l'on en a si peu à gagner!

Aussi tout fut-il employé par Emma pour réussir, et faute de certitude sur les causes de sa faveur, elle n'en voulut point laisser sans les tenter: parents, amis, fortune, tout fut sacrifié à cet insatiable désir de briller. La vanité, l'orgueil, l'égoïsme, étouffèrent la sensibilité, la tendresse et la bonté. Si Emma eût perdu son titre de femme à la mode, il ne lui serait donc plus rien resté.

Et sa pensée s'égarait dans des réflexions infinies. Jamais ministère, voyant une majorité douteuse mettre son pouvoir en péril, ne se jeta dans de plus vastes et plus nombreuses conjectures sur les causes de la défaite qu'il craint ou du triomphe qu'il espère; jamais des images plus diverses ne vinrent lui présenter un plus grand nombre de moyens de séduction à exercer sur les rebelles, de coups d'état à frapper sur les esprits avides d'événements, ou de faveurs légères à répandre avec adresse sur les plus récalcitrants, sans cependant compromettre sa dignité.

—A la promenade le matin, au bal le soir, comme ils l'entourent maintenant tous! poursuit Emma. C'est qu'aussi le comte de Prades ne voit qu'elle, lui si dédaigneux, que toutes les femmes ont essayé vainement de le captiver! lui qui portait partout cet air ennuyé et indifférent qui excite toujours la coquetterie et la curiosité: comment ne pas tenter de réussir où toutes ont échoué; ne pas essayer de se faire aimer de qui n'aime que soi; ne pas s'efforcer de distraire d'une préoccupation qui distrait de tout? C'est une tâche digne des plus audacieuses; car enlever un homme à l'amour d'une autre femme n'est rien, mais l'enlever à l'amour de lui-même ou bien à un souvenir inconnu, triompher d'une rivalité dont on ne peut dire aucun mal, faire une chose impossible enfin, à la bonne heure, on peut s'en donner la peine. C'est un but digne de tenter, et ce but, Alix l'avait atteint sans y penser. Tout le monde remarquait l'attention que lui donnait le comte, elle seule semblait ne pas le remarquer, et paraissait même le fuir, ce qui donnait à tous l'envie de la chercher.

Emma restait plongée dans ce labyrinthe de conjectures, car de l'hommage de deux ou trois héros de salon dépend la place que le monde assigne à une femme, et elle avait attiré près d'elle tous ceux qui disposent ainsi de la faveur de la mode, jusqu'au moment où Alix de Verneuil, en obtenant toute l'attention de M. de Prades, avait vu se fixer sur elle l'admiration générale.

La jeune rêveuse ne bougeait plus, elle était immobile et tellement préoccupée, que ce fut comme réveillée d'un sommeil profond qu'elle s'écria avec un vif mouvement de surprise:

—Alix! vous ici!

C'était en effet madame de Verneuil, brune piquante, à la figure expressive et animée, qui répondit en riant:

—Eh bien! ne m'attendiez-vous pas pour la promenade? et ses regards surpris examinaient le négligé d'Emma, qui annonçait l'oubli ou le changement de leur projet.

—Et vous comptiez que j'irais, et vous comptiez sans doute aussi que nous y rencontrerions M. de Prades?

Il y avait un dédain plein d'amertume dans l'expression de la comtesse. Alix ne répondit pas. Emma vit alors madame de Verneuil s'asseoir tranquillement comme quelqu'un renonçant à sortir, il lui prit une violente envie de disputer.

—Puisque vous aimez le monde et les endroits où il se réunit, dit-elle, pourquoi donc avez-vous pris un prétexte hier pour vous dispenser de paraître à la soirée qui avait attiré chez moi ce que Paris offre de plus brillant?

Alix sourit.

Après un moment de silence la comtesse ajouta avec impatience:—Dédaignerez-vous donc aussi de me répondre?

Madame de Verneuil resta encore quelques instants avant de parler, mais les yeux de la comtesse l'interrogeaient si vivement, qu'elle finit par dire en riant:

—J'étais souffrante, réellement souffrante, puis...

—Puis!... reprit la comtesse presque avec colère.

—Vous le voulez, Emma, mais ne vous fâchez pas, répondit Alix toujours riante et maligne, je dirai tout. Moi je ne comprends pas vos salons à la mode; le plaisir y ressemble tant à l'ennui, que j'ai peur de m'y tromper. La dame du logis réunit, il est vrai, les femmes les plus aimables et les plus jolies, mais pour les placer bien parées et bien ennuyées autour d'un salon comme des portraits de famille. Là elles écoutent plus ou moins bien de la musique plus ou moins bonne dont elles ne se soucient guère. Pendant ce temps, les hommes de leur connaissance, relégués loin d'elles, dans les pièces voisines ou dans des places où ils ne peuvent les aborder, ne parlent qu'entre eux ou à la maîtresse de la maison; car l'obligation de faire les honneurs de chez elle, d'accueillir chacun avec quelques paroles de politesse, la met seule parmi les femmes en rapport avec toutes les personnes qui remplissent l'appartement. Elle seule s'amuse, montre de l'esprit, de la gaieté, de la grâce, pendant que les autres femmes, immobiles, ne sont là que pour servir de décoration à la pièce qu'elle joue toute seule au profit de sa vanité; et cette brillante fête où elle les invite ressemble plutôt à un piége qu'elle leur tend qu'à un plaisir qu'elle leur procure. Quant à moi, je fuis les amusements à la mode parce que j'aime à m'amuser.

Emma leva sur Alix des yeux malins; les deux jeunes femmes se regardèrent alors en riant, comme ces augures romains qui ne croyaient plus qu'à deux choses: leur adresse et la sottise des autres. Puis la comtesse dit gaiement, avec cette confiance qu'amène la certitude d'être comprise:

—N'ai-je pas raison, puisque le monde n'admire que ceux qui se moquent de lui?

Mais, continua-t-elle, que fais-je de plus que les autres? On s'est toujours disputé la place partout. Dès qu'il y a eu deux hommes sur la terre, l'un tua l'autre pour rester le premier. Depuis ce temps, il n'y a pas eu de triomphe sans victimes. Et quand j'immolerais quelques vanités à la mienne.... le grand mal! Au reste, il y a des femmes qui, en voulant plaire à tous, cherchent encore à régner sans partage sur un seul; et si Alix n'a point paru à ma soirée, c'est peut-être parce qu'un autre n'y devait point paraître, ajouta la comtesse d'un petit air railleur qui fit dire étourdiment à madame de Verneuil impatientée:

—Si je l'avais su, je me serais sans doute décidée à venir.

Il y eut un moment de silence. Alix rougit, embarrassée et inquiète de son étourderie; Emma comprit alors qu'un secret existait, et devina en même temps la possibilité d'en tirer parti.

—Je n'ai nommé personne, s'écria-t-elle en riant; mais il paraît que le comte de Prades est tellement présent à votre pensée, que son nom répond toujours à la question qu'on fait à votre cœur!

—Quelle folie! dit Alix en éclatant de rire. Moi qui le fuis...

La comtesse reprit:—On ne fuit que ceux qu'on craint... On ne craint quelqu'un que par haine ou par amour... Alix n'écoutait plus, elle s'était levée et cherchait autour de la chambre quelque chose impossible à trouver.

Alors Emma, après s'être placée si adroitement devant la glace de sa toilette, que ses regards pouvaient suivre tous les mouvements d'Alix, d'un air plein d'insouciance malicieuse continua ainsi en jouant avec les nœuds de sa ceinture:

—Le comte de Prades est beau, spirituel même; ce qui est rare de notre temps pour un homme à la mode. Les gens d'esprit maintenant, au lieu de s'en prendre aux femmes, s'en prennent aux gouvernements. La société y perd beaucoup d'un côté, et n'y gagne pas grand'chose de l'autre; mais enfin c'est comme cela. Aussi, quand il nous reste un homme d'esprit d'une figure agréable, Dieu sait comme nous le gâtons; et M. de Prades est bien le plus gâté de tous! N'est-il pas vrai?

Alix ne répondit pas; la comtesse reprit sans s'inquiéter de son silence:

—Accoutumé dès l'enfance à l'admiration, il a l'air de la mépriser; habitué aux coquetteries, il prétend qu'il les dédaigne; gâté peut-être par de plus tendres affections, il assure qu'il y est insensible... Les hommes à la mode ont tant de prétentions mal fondées, et lui...

Alix était toujours dans le fond de la chambre; le ton dédaigneux d'Emma la blessa sans doute, car elle l'interrompit vivement.

—On ne reprochera certainement pas l'affectation au comte de Prades: sa franchise... la loyauté de son caractère... la vérité de ses discours...

Elle s'arrêta, car elle sentit qu'elle le louait beaucoup pour un homme qu'on fuit. Son amie continua sans faire aucune remarque:

—Lui... d'ailleurs, a prouvé qu'il était capable d'un vif et durable attachement; et son indifférence pour ce qui l'entoure vient de ses regrets pour ce qu'il a perdu... Je le sais... moi... il a aimé... il aime encore une femme belle et digne d'amour.

En ce moment tous les efforts d'Emma étaient vains: elle ne pouvait apercevoir le visage d'Alix, qui tournait le dos à la glace, et se penchait sur une petite table où se trouvaient quelques gravures éparses.

Alors Emma continua à parler de cet amour inconnu et exclusif... s'arrêtant quelquefois, puis interrogeant Alix, qui répondait quelques mots rares et insignifiants... Dans un moment de silence, la comtesse se leva, marcha légèrement sur le moelleux tapis sans être entendue d'Alix; et quand celle-ci, toujours baissée sur les gravures qu'elle avait l'air de regarder, disait machinalement:

«Quoi! vous pensez?...—elle se sentit prise vivement par la taille. C'était Emma qui disait en riant:—Je pense... Alix... je pense... que vous aimez le comte de Prades.

Alix, se tournant subitement vers le jour par un mouvement involontaire de surprise, laissa voir sa jolie figure toute rouge et troublée, où brillaient quelques larmes, et fit un cri de frayeur et d'étonnement, pendant qu'Emma faisait un cri de joie: car ce n'était plus une rivale pour une coquette, cette femme qu'un regret d'amour faisait pleurer!

Elle entraîna son amie sur la petite causeuse bleue, la fit asseoir près d'elle, attira sa confiance par des paroles caressantes; et après ces mots inutiles, ces phrases inachevées et ces demi-confidences qui précèdent un aveu réel, Alix dit enfin:

—Avant mon mariage, il y a quatre ans... aux eaux de Baden avec ma tante, je connus le comte de Prades. Pendant six semaines, il ne nous quitta pas... Près de lui je me trouvais si heureuse, que je me croyais aimée.

Ma tante reçut ma confidence à la veille du départ; et le jour même, le soir, elle parla devant moi, devant lui, de tendresse, de liens éternels d'attachement... Que sais-je? ma tante voulait connaître les idées du comte. Comme elles répondirent peu à son attente et à la mienne!... Il se moqua des affections sérieuses, des sentiments vrais, prétendit impossible pour lui d'en jamais éprouver, se montra tel qu'il était... indifférent, curieux, moqueur.

Glacée par ses railleries, je n'eus pas l'idée de lui apprendre notre départ. Le lendemain nous quittâmes Baden, ma tante et moi. Mon père m'attendait à Paris avec un mariage arrangé et convenable; il m'était impossible d'aimer personne, mais j'obéis à mon père, et quinze jours après j'épousai M. de Verneuil. Je partis pour  la campagne alors, et ne voulus plus revenir à Paris. Je craignais de le revoir, lui, car il était trop habile pour n'avoir pas deviné que je l'aimais. Le ciel ne bénit pas mon mariage, je fus malheureuse; et la mort de M. de Verneuil me laissa libre, mais sans espoir de bonheur.

J'hésitai deux années avant de revoir Paris, mes parents et mes anciens amis; j'avais raison, Emma!

Je repartirai demain pour n'y plus revenir.

Emma la regarda avec attention; la touchante figure d'Alix avait une délicieuse expression de tendresse; elle envia presque un sentiment qui, même dans ses chagrins, peut rendre aussi jolie.

Puis elle dit, pensive et comme à elle-même:—Quatre ans!—un voyage à Baden, il revint triste,—n'y retourna jamais,—se troubla même un jour que je parlais de cette époque.—Quand Alix arriva,—qu'il la revit,—il pâlit,—et ses yeux ne la quittèrent plus.

S'adressant alors à madame de Verneuil, Emma continua:—Vous a-t-il parlé de votre séjour à Baden... de votre mariage?

—Jamais, répondit celle-ci; je ne l'ai vu que dans le monde... Il m'y cherchait parfois, mais semblait avoir oublié le passé.

Emma se leva vivement, sonna, et demanda au domestique qui entra s'il était venu quelqu'un.

—M. de Prades demande si madame la comtesse peut le recevoir.

—Qu'il entre. Et au moment où le comte saluait, Emma s'excusa d'être obligée de s'occuper de sa toilette, et chargeant son amie de la remplacer, elle passa dans la pièce voisine.

—Ah! répétait-elle en s'habillant toute joyeuse, ils sont seuls, et l'amour est encore plus habile que moi!

Quand elle rentra, ils ne l'entendirent point. Alix était assise dans une bergère, près du feu; le comte, debout, appuyé contre la cheminée. Quoique seuls, ils parlaient si bas, qu'il fallait s'aimer pour s'entendre ainsi.

Un mois après, Emma donnait une de ces fêtes dont Alix avait parlé. Son appartement resplendissait du brillant éclat de tentures et de décorations nouvelles, en même temps que des plus riches toilettes; jamais la réunion ne fut plus nombreuse en célébrités et en illustrations de tout genre; jamais la maîtresse de la maison n'y brilla d'une façon plus éclatante et plus exclusive; personne n'y parla de madame de Verneuil. Mariée la veille au comte de Prades, elle était partie avec lui pour l'Italie. Heureux, ils oubliaient le monde, qui le leur rendait.

La comtesse Emma de Marcilly, rassurée pour quelque temps sur son empire, continua pourtant d'y veiller comme doit le faire tout souverain qui veut garder sa couronne, qu'elle soit d'or ou de fleurs. Régner était sa vie; aussi n'avons-nous parlé ni de son mari, ni de sa famille, ni de ses amis. Est-ce qu'on a quelque chose qui ressemble à tout cela quand on est une femme à la mode? – FIN

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016