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Tony Sans-Soin - Honoré de Balzac (1799 – 1850)

Madame Gilbert, mère de quatre enfants, était restée veuve à quarante ans. Si son mari ne lui avait pas laissé assez de fortune pour établir ses enfants, elle avait de quoi vivre. L’éducation est la fortune des jeunes gens pauvres ; aussi madame Gilbert endurait-elle les plus grandes privations pour pouvoir élever ses trois fils. Elle avait un frère qui aimait tant sa nièce et ses trois neveux, qu’on ne le nommait pas autrement que le meilleur des oncles.

Le dernier enfant de madame Gilbert était âgé de sept ans et s’appelait Tony. Antoinette, jolie fille de douze ans et l’aînée des trois autres enfants, avait tenu Tony sur les fonts du baptême, et le meilleur des oncles fut alors son compère. Antoinette, qui semblait comprendre la tâche de sa mère, lui donnait beaucoup de satisfaction. Georges et Lucien, les aînés de Tony, placés dans un bon collège, savaient que leur oncle, assez riche commerçant, payait leurs pensions : aussi travaillaient-ils bien.

Un jour, le meilleur des oncles trouva sa sœur un peu triste et lui demanda ce qui lui faisait du chagrin. Madame Gilbert n’ayant aucune raison plausible à donner à son frère qui passait en revue toutes les peines qui peuvent affliger une mère, l’oncle, quoique garçon, finit par voir qu’il s’agissait des enfants. Or, comme Antoinette était sage et que les collégiens avaient de bonnes notes : « Serait-ce mon filleul ? demanda-t-il. Sabre de bois ! lui dit-il en lui faisant des yeux terribles, je te mettrais mousse sur un bâtiment du commerce. »

Tony s’enfuit.

« Qu’a-t-il fait ? demanda l’oncle à sa sœur.

– Je ne puis me résoudre à dire du mal de mon enfant, dit la mère ; il se corrigera sans doute en voyant combien il m’attriste. D’ailleurs, voilà M. Huber, son maître ; interroge-le. »

Et la mère s’en alla pour retrouver Tony et l’envoyer à son oncle et au maître par Antoinette, qui l’amena devant ses deux juges.

M. Huber, digne vieillard, qui tenait une petite pension d’enfants, dit alors au meilleur des oncles :

« Monsieur, j’ai bien peur que cet enfant ne fasse jamais son chemin. Tantôt il reste la tête nue, monsieur a perdu sa casquette ; on le voit sans jarretières, ses bas sont tout crottés sur ses talons. Il passera toute sa vie à chercher de quoi se mettre en route. Quand les autres seront tranquillement à leurs places, il accourra tout essoufflé pour voir la sienne prise. Il emploie son temps à trouver son livre, et quand il commence à apprendre sa leçon, les autres l’ont récitée. Il trouble la maison pour avoir ses affaires, et mange son déjeuner froid ; puis il se précipite à travers la boue et les ruisseaux pour courir après ses camarades, vient trop tard, n’a eu le temps de rien faire, et il est mis en pénitence devant l’école qui rit de lui. Les défauts non réprimés à l’école deviennent des vices dans la vie de l’homme. Il est au piquet quand ses camarades s’amusent, et il prend l’habitude d’être puni, ce qui l’endurcit dans son vice. Il s’est laissé surnommer Tony Sans-Soin. Il serait malheureux que ce surnom lui restât.

– C’est grave ! répéta l’oncle. Je comprends pourquoi madame Gilbert était triste.

– Il est bon, il n’est pas taquin, il est obligeant, il est bien gentil, dit Antoinette, et il est le plus grondé de nous tous. »

Quinze jours après, au retour d’un voyage, le meilleur des oncles, qui était allé sauver une partie de sa fortune compromise par un méchant homme en qui il avait eu trop de confiance, promit à sa nièce et à ses neveux une journée à la campagne sans fixer de jour. La veille du jour où l’oncle devait venir chercher sa petite famille, Tony, digne de son nom, s’était bien gardé d’accoupler sa chaussure en se couchant comme font les enfants soigneux, afin de la retrouver le lendemain. Après avoir lancé, pour rire, un soulier par la chambre, il trouva drôle de monter à clochepied. Accablé de sommeil, il se jeta dans son lit et dormit comme un loir.

Le lendemain, l’heure de l’école sonne, Tony saute à bas et ne trouve qu’un soulier, il ne se souvenait plus d’avoir joué la veille avec l’autre. Le voilà qui bouleverse les meubles, se met à plat ventre pour regarder sous le lit et salit sa chemise. Ne trouvant rien, il accuse ses frères, alors en vacances, de lui avoir caché son soulier, car un sans-soin ne reconnaît son désordre qu’à la dernière extrémité. C’était d’autant plus malheureux, que sa mère, après avoir reproché à Tony de trop promptement user ses souliers, lui en avait commandé deux paires ; et les cordonniers, qui se font toujours attendre, ne les avaient pas encore apportés ; en sorte que, pour le moment, il était réduit à cette seule paire de souliers.

Pendant que Tony appelait à son secours Gabrielle, la seule servante de la maison, des cris de joie annoncèrent l’arrivée du meilleur des oncles, dont le char à bancs retentissait dans la rue. On devait déjeuner à Saint-Cloud :

« Ah ! nous irons en bateau ! nous verrons la foire ! »

Tony entendait sa sœur et ses frères s’appelant, cherchant tous, l’une son châle et son chapeau, l’autre sa casquette. Ce fut enfin une émeute de famille, une de ces émeutes joyeuses, par lesquelles les tiroirs restent ouverts, et où les enfants se croient tout permis pour ne pas perdre un moment de joie.

« Et pas de soulier ! » disait Tony en pleurant de honte.

Il descend, et voit par une fenêtre ses frères parfaitement chaussés, lavés, boutonnés, gantés, regardant le char à bancs. Sa sœur, pomponnée par sa maman, piaffait autant que le cheval, qui avait aussi des bouffettes roses aux oreilles.

« Où est Tony ? Tony ! »

Tony remonte dans sa chambre. Il met son soulier tantôt à un pied, tantôt à un autre, comme pour se figurer qu’il en a deux, mais il n’en a qu’un. Tony repleure. Enfin, soutenu par l’espoir d’attendrir son oncle, sa mère, sa sœur, ses frères, et d’être emmené comme il est, il descend en oubliant son désordre, et il paraît les mains sales, la chemise déchirée, mal peigné, pas habillé du tout, rouge de désespoir. À cet aspect, un cri s’élève :

« Oh ! Tony ! Tony !

– Et il n’a qu’un soulier ! s’écrie le meilleur des oncles devenu terrible.

– Qu’as-tu fait de ton autre soulier, malheureux enfant ? dit la mère. Oh ! Tony ! Tony ! s’écria-t-elle en pleurant à son tour.

– Mais cherche-le donc ! s’écria Georges.

– Impossible de le trouver ! répondit Gabrielle en apparaissant dans la cour.

– Oh ! dit Lucien, j’ai des chaussons de lisière, prends-en un.

– Non, dit le meilleur des oncles. Je lui donne encore cinq minutes pour être prêt, et après !... fouette cocher ! »

Toute la maison cherche le soulier, le soulier ne se trouve nulle part. Le chien se démenait sur le seuil de sa cabane en aboyant ; il semblait partager la confusion générale. Pendant que sa mère fait une dernière tentative dans l’escalier, Tony tâche d’attendrir le meilleur des oncles, il crie :

« J’aurai de l’ordre, je rangerai tout ! emmène-moi ! »

L’oncle est impitoyable. Le neveu s’attache à l’oncle, il le prend par son gilet, s’accroche aux poches. En se sentant étreint par son neveu, l’oncle fait signe au gros cocher : le cocher arrache Tony. Le Sans-Soin est condamné à rester seul au logis avec Gabrielle.

« Ayez soin de lui, dit madame Gilbert. Tenez, achetez-lui une tarte aux abricots. »

Et en sortant, la mère, triste de n’avoir que trois de ses enfants, entendait les pleurs de Tony pendant que le char à bancs roulait. Tony, croyez-le bien, eut un affreux serrement de cœur en écoutant le bruit des roues. Quand il n’entendit plus rien, il regarda dans la rue. Plus de char à bancs ! la rue est déserte. Tout le monde est allé à la campagne, et les passants lui semblent allant tous à Saint-Cloud. Tony rentre dans sa chambre et se dit :

« Je voudrais bien avoir de l’ordre comme Lucien !... »

Et le voilà qui se met à ranger tout chez lui : ses livres, ses crayons, sa boîte à couleurs, ses images coloriées, celles à colorier, ses livres délabrés auxquels il donne un certain air en les mettant sur la planche. Puis il range toutes ses affaires dans leur armoire. Enfin il nettoie sa chambre, et il éprouve ce certain contentement que cause l’ordre.

Quand il eut tout bien rangé, il alla voir dans le corridor, et regarda dans la cour. Que voit-il ? son soulier ! son soulier à la gueule du chien qui l’avait sans doute caché sous la paille dans sa niche. Tony descend et aperçoit, au milieu de la cour, un papier plié en quatre. Comme il venait de se dire d’avoir de l’ordre, il ramasse le papier, le met dans sa poche, et reprend au chien son soulier en grondant le chien. Puis il revient à sa chambre, et se met à lire pour passer son temps de pénitence. Néanmoins il commençait à s’ennuyer, il cherchait à s’amuser, il regardait si tout était en ordre, il se disait : « Ils sont à Saint-Cloud, eux ! » Dans cette situation d’esprit, il ne fut pas insensible à l’invasion d’un jeune chat qu’il crut attiré vers lui par quelque instinct, car il vint à lui d’un certain air coquet comme pour dire :

« Jouons ensemble ! »

Pour répondre aux avances du chat, Tony prit le papier qu’il avait dans sa poche, il en fit une boule, y passa un bout de fil, et il simula les tours de passe-passe d’une souris pour le chat qui se prêta très bien à cette petite guerre. Tout allait bien, Tony et son chat cabriolaient à l’envi, quand le bruit du char à bancs retentit, et Tony vit revenir sa famille dans un émoi qui ressemblait à de la consternation...

« Ah ! madame, dit Gabrielle, M. Tony a rangé son armoire et sa chambre !

– Il s’agit bien de cela ! cria le meilleur des oncles.

– Hélas ! dit madame Gilbert, il manque à mon frère un papier de la plus haute importance ; s’il ne le retrouve pas, il perdrait quarante mille francs que ce méchant homme refuserait de lui payer. Il l’avait encore ici, et croit qu’il doit y être. »

Tout le monde se met à chercher, et après une demi-heure, personne ne trouve.

« Mon Dieu, dit madame Gilbert à son frère, pourquoi avoir mis la fête avant ce dernier payement ; c’est moi qui suis cause de cette perte. »

Tony, fier de ses deux souliers, descend avec sa boule de papier et se montre ; mais en apprenant la cause de la désolation, il dit à son oncle :

« Serait-cela ? »

Et l’oncle, en dépliant le papier, retrouve la pièce importante. Il embrasse Tony et lui dit :

« Allons tous à Saint-Cloud ; mais si je t’emmène, ce n’est pas tant pour avoir gardé mon papier que tu as fait sortir de ma poche, que pour avoir rangé ta chambre, tes livres et ton armoire. »

Aujourd’hui, si vous prêtez quoi que ce soit à Tony, Tony vous le rend propre, sans déchirures ni taches. Il est le premier venu à l’école. En ne perdant point ses gants, il n’a plus d’engelures aux mains. Sa mère ne dépense plus autant d’argent en livres, car il a soin des siens. Enfin, il s’est corrigé. - FIN

Date de dernière mise à jour : 02/01/2023