BIBLIOBUS Littérature française

Un renard pris au piège – Charles Nodier

 

 

 

 


Cette anecdote a été trouvée dans les papiers d’un Orang-Outang, membre de plusieurs Académies.4

— Non ! décidément ! m’écriai-je, il ne sera pas dit que j’aie pris pour héros de ma fantaisie un Animal que je méprise et que je déteste, une Bête lâche et vorace dont le nom est devenu synonyme d’astuce et de fourberie, un Renard, enfin !

— Vous avez tort, interrompit alors quelqu’un dont j’avais complètement oublié la présence.

Il faut vous dire que mes heures de solitude recèlent un être fainéant, d’une espèce qui n’a jamais été décrite par aucun naturaliste, peu occupé à mon service, et qui, dans ces moments-là, pour faire quelque chose, faisait semblant de remettre à un niveau encore plus exact les livres symétriquement rangés de ma bibliothèque.

La postérité s’étonnera peut-être d’apprendre que j’avais une bibliothèque, mais elle aura d’ailleurs à s’étonner de tant de choses, que j’espère qu’elle ne s’occupera de cela qu’à ses moments perdus, s’il lui en reste.

L’être qui m’interpellait ainsi se serait peut-être appelé autrefois un génie familier ; mais par le temps qui court, bien que les génies ne soient pas rares, il n’ont garde d’être familiers, et nous cherchons un autre nom à celui-ci, si vous voulez bien le permettre.

— Ma foi ! vous avez tort, répéta-t-il.

 

— Comment ! repris-je avec indignation, l’amour du paradoxe qu’on vous a si souvent reproché, vous entraînerait-il jusqu’à défendre cette race maudite et corrompue ? Ne comprenez-vous pas ma répugnance, ne partagez-vous pas mon antipathie ?

— Je crois, voyez-vous, dit Breloque (appelons-le Breloque), en s’accoudant sur la table avec un certain air doctoral qui ne lui allait pas mal, que les mauvaises réputations s’usurpent comme les bonnes, et que l’espèce dont il est question, ou du moins un exemplaire de cette espèce, avec lequel j’ai été intimement lié, est victime d’une erreur de ce genre.

— Alors, dis-je, c’est donc d’après votre propre expérience que vous parlez ?

— Comme vous dites, Monsieur, et si je ne craignais de vous faire perdre un temps précieux, j’essaierais de vous raconter simplement comment la chose arriva.

— Je veux bien ; mais qu’en résultera-t-il ?

— Il n’en résultera rien.

— À la bonne heure. Prenez ce fauteuil, et si je m’endors pendant votre récit, ne vous interrompez pas, je vous en prie, cela me réveillerait.

Après avoir pris du tabac dans ma tabatière, Breloque commença ainsi :

— Vous n’ignorez pas, Monsieur, que, malgré l’affection qui m’attache à votre personne, je ne me suis pas soumis à un esclavage qui nous gênerait tous les deux, et que j’ai mes heures de loisir, où je puis penser à toutes sortes de choses, comme vous avez les vôtres où vous pouvez ne penser à rien, or, j’ai bien des manières de passer mon temps. Avez-vous quelquefois pêché a la ligne ?

— Oui, répondis-je. C’est-à-dire que je suis allé souvent, dans un costume approprié à la circonstance, m’asseoir au bord de l’eau depuis le lever du soleil jusqu’au soir. J’avais une ligne superbe montée en argent avec le luxe d’une arme orientale ; seulement elle était plus innocente. Hélas ! j’ai passé là de douces heures, et j’y ai fait de bien mauvais vers, mais je n’y ai jamais pris de poisson.

 

— Le poisson, Monsieur, est une chose d’imagination qui n’a aucun rapport avec le bonheur qu’éprouve le véritable pêcheur à la ligne. Peu de personne comprennent les charmes de cette préoccupation singulière qui balance doucement, et sans la moindre impatience, la même espérance, vague, la même eau transparente, la même vie oisive, mais non désœuvrée, pendant des années sans nombre, car il n’y a pas de raison pour qu’un pêcheur à la ligne meure ?

Je fis un signe d’assentiment.

— Peu de personnes comprennent cela pourtant, reprit-il, car sur une multitude de gens qui se livrent à cet exercice, il y en a un grand nombre qui tiennent une ligne comme ils tiendraient autre chose, et qui ne pensent pas plus à ce qu’ils font que s’il s’agissait d’un livre ou d’un tableau. Ces gens-là, Monsieur, gâtent les plus belles choses, et remarquez qu’ils se sont horriblement multipliés depuis quelque temps.

 

— C’est vrai, répondis-je.

Breloque n’était pas accoutumé à me voir entrer aussi complétement dans ses idées. Il en fut flatté.

— Monsieur, dit-il avec un son de voix où perçait le contentement de soi-même, j’ai réfléchi sur bien des choses, quoique je n’en aie pas l’air ; il ne me serait pas malaisé d’acquérir une grande réputation si j’écrivais toutes les idées saugrenues qui me passent par la tête, et celle-là ne sera pas usurpée.

— À propos de réputation usurpée, voyons donc l’histoire de votre Renard. Vous abusez de la permission que je vous ai donnée de m’ennuyer avec celle-là, pour m’ennuyer avec une autre ; cela n’est pas loyal.

— Tout ceci, Monsieur, n’est qu’un détour fort subtil qui va nous reconduire à l’endroit d’où nous sommes partis. Je suis maintenant tout à vous, et je ne me permettrai plus de vous adresser qu’une seule question. Que dites-vous de la chasses aux Papillons ?

 

— Mais, malheureux ! vous parlerez donc de tous les Animaux qui peuplent la terre et les mers, excepté de celui qui m’occupe ? Vous oubliez son horrible caractère ; vous ne le devinez pas, le traître, sous le masque hypocrite qui le cache, séducteur de pauvres Poulettes, dupeur de sots Corbeaux, étourdisseur de Dindons, croqueur de Pigeons écervelés ; il épie une victime, il la lui faut, il l’attend. Vous lui faites perdre son temps, à cette bête, et à moi aussi.

— Que de calomnie ! reprit-il d’un air résigné ; enfin, j’espère le venger de tous ses ennemis, en vous prouvant qu’un Renard peut être aussi gauche, aussi stupide, aussi absurde qu’on doit le désirer, quand l’amour s’en mêle. Pour le moment, j’avais l’honneur de vous demander votre opinion relativement à la chasse aux Papillons. J’y reviens.

Je fis un geste d’impatience auquel il répondit par un geste suppliant qui me désarma. D’ailleurs, qui ne se laisserait pas séduire aux prestiges d’une chasse aux Papillons ? Ce n’est pas moi. J’eus l’imprudence de le lui laisser voir.

Breloque, satisfait, prit une seconde fois du tabac, et se coucha à demi dans son fauteuil.

— Je suis heureux, Monsieur, dit-il avec expansion, de vous voir épris des plaisirs vraiment dignes, vraiment parfaits de ce monde. Connaissez-vous un être plus heureux et en même temps plus recommandable pour ses amis et pour ses concitoyens que celui qu’on rencontre dès le matin, haletant et joyeux, battant les grandes herbes avec sa freloche, portant à sa boutonnière une pelote armée de longues épingles pour épingler adroitement et sans lui causer la moindre douleur (car il ne s’en est jamais plaint) l’insecte ailé que le zéphyr emporte ? Pour moi, je n’en connais pas qui m’inspire une confiance plus entière, avec lequel j’aimasse mieux passer ma vie, qui me soit plus sympathique en tous points, en un mot, que j’estime davantage. Mais nous n’en sommes pas là-dessus, et je trouve que nous nous écartons beaucoup de notre sujet.

— Il me le semble comme à vous, au moins.

— J’y rentre. Or, pour ne plus parler du chasseur en général, puisque décidément cela vous fait de la peine, je me permettrai, en toute modestie, de vous entretenir de moi en particulier. Un jour que j’étais emporté par l’ardeur de la chasse, car ce n’est pas ici comme à la pêche à la ligne, dont nous parlions il n’y a qu’un instant.

Je me soulevai pour m’en aller, il me fit rasseoir doucement.

— Ne vous impatientez pas, la pêche ne rentre ici que pour une simple comparaison, ou plutôt pour vous faire remarquer une différence. La pêche demande l’immobilité la plus parfaite, tandis que la chasse, au contraire, exige la plus grande activité. Il est dangereux de s’arrêter, on peut attraper un refroidissement.

— On ne peut même attraper que cela, murmurai-je avec beaucoup d’humeur.

— Comme je ne pense pas, continua-t-il, que vous attachiez la moindre prétention au mot que vous venez de dire, et qui n’est pas neuf, je ne m’interromprai pas davantage. Un jour donc, que je m’étais laissé entraîner à la poursuite d’un merveilleux Apollon, dans les montagnes de la Franche-Comté, je m’arrêtai hors d’haleine dans une petite clairière où il m’avait conduit. Je pensais qu’il profiterait de ce moment pour m’échapper tout à fait ; mais, soit insolence et raillerie, soit qu’il fût fatigué aussi du chemin qu’il m’avait fait faire, il se posa sur une plante longue et flexible qui s’inclinait sous son poids, et là, sembla m’attendre et me narguer. Je réunis avec indignation les forces qui me restaient, et je m’apprêtai à le surprendre. J’arrivais à pas de loup, l’œil fixe, le jarret tendu, dans une attitude aussi incommode que disgracieuse, mais le cœur rempli d’une émotion que vous devez comprendre, lorsqu’un méchant Coq, qui était dans ces environs, entonna de sa voix glapissante son insupportable chanson. L’Apollon partit, et je ne pus pas lui en vouloir, j’étais prêt à en faire autant. Mais la perte de mon beau Papillon me laissait inconsolable ; je m’assis au pied d’un arbre, et je me répandis en injures contre le stupide Animal qui venait de me ravir le fruit de tant d’heures pleines d’illusions, et de tant de fatigues fort réelles. Je le menaçai de tous les genres de mort, et, dans ma colère, j’allai même, je l’avoue avec horreur, jusqu’à préméditer la boulette empoisonnée. Au moment où je me délectais dans ces préparatifs coupables, je sentis une patte se poser sur mon bras, et je vis deux yeux très-doux se fixer sur mes yeux. C’était un jeune Renard, Monsieur, de la plus charmante tournure ; tout son extérieur prévenait d’abord en sa faveur : on lisait dans son regard la noblesse et la loyauté de son caractère, et quoique prévenu alors, comme vous l’êtes encore vous-même, contre cette espèce infortunée, je ne pus m’empêcher de me sentir tout à fait porté d’affection pour celui qui était auprès de moi.

Ce sensible Animal avait entendu les menaces que j’avais adressées au Coq, dans la soif de vengeance dont j’étais possédé.

— Ne faites pas cela, Monsieur, me dit-il avec un son de voix si triste, que j’en fus ému jusqu’aux larmes ; elle en mourrait de chagrin. Je ne comprenais pas parfaitement.

— Qui, elle ? hasardai-je.

— Cocotte, me répondit-il avec une douce simplicité.

Je n’étais pas beaucoup plus avancé. Pourtant j’entrevoyais une histoire d’amour, et je les ai toujours passionnément aimées. Et vous ?

— Cela dépend des circonstances, dis-je en secouant la tête.

— Oh ! alors si cela dépend de quelque chose, dites franchement que vous ne les aimez pas. Il faudra cependant vous résigner à entendre celle-ci ou à dire pourquoi.

— Je dirais tout de suite pourquoi si je ne craignais pas de vous humilier ; mais j’aime mieux prendre mon parti bravement et écouter votre histoire. On ne meurt pas d’ennui.

— Cela, c’est un bruit qu’on répand, mais il ne faut pas s’y fier. Je connais des gens qui en ont été bien près. Je reviens à mon Renard. — Monsieur, repris-je, vous me semblez malheureux, et vous m’intéressez vivement. Si je pouvais vous servir, croyez que je vous serais fort obligé d’user de moi comme d’un ami véritable. Touché par ces offres cordiales, il saisit ma main.

— Je vous remercie, me dit-il ; mon chagrin est du nombre de ceux qui doivent rester sans soulagement ; car il n’est au pouvoir de personne de faire qu’elle m’aime, et qu’elle n’en aime pas un autre.

— Cocotte ? dis-je doucement.

— Cocotte, reprit-il avec un soupir.

Le plus grand service qu’on puisse rendre à un amoureux, quand on ne peut pas lui ôter son amour, c’est de l’écouter parler. Il n’y a rien de plus heureux qu’un amant malheureux qui conte ses peines. Pénétré de ces vérités, je lui demandai sa confiance, et je l’obtins sans difficulté.

La confiance est la première manie de l’amour.

— Monsieur, me dit cet intéressant quadrupède, puisque vous êtes assez bon pour désirer que je vous raconte quelques-uns des incidents de la triste vie que je mène, il faut nécessairement que je reprenne les choses d’un peu haut ; car mon malheur date presque de ma naissance.

Je dois le jour au plus habile d’entre les Renards, et je ne lui dois que cela, aucune de ses brillantes qualités n’ayant pu prospérer en moi. L’air que je respirais, tout imprégné de malice et d’hypocrisie, me pesait et me révoltait. Aussitôt que je me trouvai livré à mes inclinations, je cherchai la société des Animaux qui étaient le plus antipathiques à ceux de ma race. Il me semblait me venger ainsi des Renards, que je détestais, et de la nature, qui m’avait inspiré des goûts si peu en harmonie avec ceux de mes frères. Un gros Dogue, avec lequel je m’étais lié, m’avait appris à aimer et à protéger les faibles ; et je passais de longues heures à écouter ses leçons. La vertu n’avait pas seulement en lui un admirateur passionné, mais encore un disciple fervent ; et la première fois que je le vis mettre sa théorie en pratique, ce fut pour me sauver la vie. Le garde champêtre le plus sot qui soit dans le royaume me surprit dans la vigne de son maître, un jour que la chaleur accablante m’y avait fait chercher un abri et un raisin. Je fus ignominieusement arrêté et conduit devant le propriétaire, revêtu d’une haute dignité municipale et dont l’attitude redoutable n’était pas faite pour calmer mon appréhension.

 

Cependant, Monsieur, cet être fort et superbe était en même temps le meilleur des Animaux ; il me pardonna, m’admit à sa table, et me nourrit de leçons de sagesse et de morale, qu’il avait puisées dans les plus grands auteurs, indépendamment d’autres aliments qu’il se plaisait à me fournir avec abondance.

 

Je lui doit tout, Monsieur, la sensibilité de mon cœur, la culture de mon esprit et jusqu’au bonheur de pouvoir converser aujourd’hui avec vous. Hélas ! je n’avais pas encore trouvé jusqu’ici qu’il eût acquis des droits à ma reconnaissance en me laissant la vie. Mais passons. Une foule de chagrins et de de déboires, sur lesquels je ne m’appesantirai pas, car ils ne seraient pour vous d’aucun intérêt, ont marqué chaque époque de mon existence, jusqu’au jour fatal et charmant où, comme Roméo, je donnai tout mon amour à une créature de laquelle la haine qui divisait nos deux familles semblait m’avoir séparé pour jamais. Mais, moins heureux que lui, je ne fus pas aimé !

Je l’interrompis avec surprise.

— Qu’elle est donc m’écriai-je, la beauté assez insensible pour ne pas répondre à tant d’amour ? Quel est le héros idéal et vainqueur qui a pu vous être préféré ? car vous me l’avez dit, Cocotte en aime un autre.

— Cette beauté, Monsieur, reprit-il d’un air humilié, c’est une Poule, et mon rival un Coq.

Je demeurai confondu.

— Monsieur, lui dis-je avec autant de calme que cela fut possible, ne croyez pas qu’une inimitié récente et personnelle répande la moindre influence sur mon opinion à l’égard de cet Animal. Je me crois au-dessus de cela. Mais toute ma vie j’ai professé un si souverain mépris pour les individus de cette espèce, que je n’avais pas besoin de la sympathie bien naturelle qu’éveille en moi le récit de vos malheur pour maudire l’attachement que Cocotte porte à celui-ci. En effet, quoi de plus sottement prétentieux et plus prétentieusement ridicule qu’un Coq ? quoi de plus égoïste et de plus occupé de soi-même ? quoi de plus trivial et de plus bas ? et comme il porte bien tous ces caractères-là dans l’expression de sa stupide beauté ! Le Coq est certainement ce que je connais de plus laid, à force d’être absurde.

— Il y a bien des Poules qui ne sont pas de votre avis, Monsieur, dit mon jeune ami en soupirant ; et l’amour de Cocotte est une triste preuve de la supériorité que donne un physique avantageux, rehaussé d’une grande assurance. Pendant un temps, trompé par le peu d’expérience que j’ai des choses de la vie et par l’excès de mon amour, j’avais espéré que ce dévouement profond et sans bornes serait compris tôt ou tard par celle qui l’inspire ; que du moins on me tiendrait compte de la victoire qu’une passion insensée m’a fait remporter sur mes premiers penchants ; car, vous le savez, Monsieur, je n’étais pas né pour une pareille affection ; et quoique l’éducation eût déjà bien modifié mes instincts, j’avais peut-être eu quelque mérite à spiritualiser un attachement qui se traduit ordinairement, du Renard à la Poule, d’une façon extrêmement matérielle. Mais l’amour heureux est impitoyable ; et Cocotte me voit souffrir sans remords et presque sans s’en apercevoir. Mon rival jouit de mes peines ; car, au jeu de la fatuité et de l’insolence, il est de première force. Mes amis indignés me méprisent et m’abandonnent : je suis seul sur la terre ; mon protecteur a fini ses jours dans une retraite honorable ; et je prendrais la vie en horreur, si cette folie, qui absorbe toutes mes pensées, ne l’entourait pas encore, malgré le tourment qu’elle me cause, d’un certain et inexprimable charme.

Je vis pour voir celle que j’aime, et il faut que je la voie pour vivre : c’est un cercle vicieux, dans lequel je tourne comme un malheureux écureuil dans sa cage ; sans espoir et sans volonté de sortir jamais de ma prison, je rôde autour de celle qui dérobe Cocotte à l’appétit féroce de mes semblables, et à l’attachement le plus passionné et le plus respectueux qui ait jamais été ressenti ici-bas. Je sens que je dois porter jusqu’à la fin de mes ans le poids de ma chaîne, et je ne m’en plaindrais pas, s’il m’était permis de penser qu’avant le terme de ma vie et de mes douleurs, je pourrai prouver à cette créature adorable que jetais digne de sa tendresse, ou du moins de sa pitié !

Vous êtes si rempli d’indulgence, Monsieur, que les circonstances toutes naturelles qui ont réuni nos deux existences ne vous seront peut-être pas tout a fait indifférentes.

Il faut donc, si vous le permettez, que je vous fasse assister à un sanglant conciliabule qui eut lieu l’été dernier, et où le respect dû à la mémoire de mon père me fit seul admettre ; car, je vous l’ai déjà dit, mon goût pour la vie contemplative et mon éducation excentrique et humanitaire m’avaient toujours valu, de la part de mes proches, les coups de patte et les sarcasmes les plus amers. D’ailleurs, l’assistance que j’aurais pu prêter dans une échauffourée du genre de celle dont il était question était une chose qui paraissait généralement douteuse.

Il s’agissait simplement de surprendre, pendant l’absence du maître et de ses Chiens, la basse-cour de cette ferme que vous voyez ici-près, et d’y accomplir un massacre dont les seuls préparatifs vous eussent fait dresser les cheveux sur la tête. — Pardon, dit-il en s’interrompant, je ne remarquais pas que vous portiez perruque.

Malgré la douceur de mon caractère, je me prêtai d’assez bonne grâce à ce qu’on exigeait de moi : peut-être même, car un sot orgueil s’introduit dans tous les sentiments humains, ne fus-je pas fâché de prouver à mes amis, dans cette occasion dangereuse, que, tout rêveur que j’étais, je ne manquais pas d’audace quand le moment et le souper l’exigeaient ; et puis, je vous avoue que ce complot, dont le souvenir seul me fait frémir, ne me semblait pas alors aussi odieux qu’il l’était réellement. C’est que je n’aimais pas encore ; et il n’y a que l’amour qui rende tout à fait bon ou tout à fait méchant. Le soir venu, nous entrâmes triomphalement dans la cour peu défendue de la ferme, et nous y vîmes, sans remords, nos victimes futures déjà presque toutes livrées au sommeil. Vous savez que les Poules se couchent habituellement de fort bonne heure. Une seule veillait encore : c’était Cocotte.

À sa vue, je ne sais quel trouble inconnu me saisit. Je crus d’abord être entraîné vers elle par une propension naturelle, et je m’en voulais de retrouver au fond de mon cœur ce vice de ma nature, que l’éducation avait tant travaillé à détruire en moi ; mais bientôt je reconnus qu’un tout autre sentiment s’était emparé de mon être. Je sentis ma férocité se fondre au feu de son regard ; j’admirai sa beauté : le danger qu’elle courait vint encore exalter mon amour. Que vous dirai-je, Monsieur ? je l’aimais, je le lui dis ; elle écouta mes serments comme une personne habituée aux hommages ; et je me retirai à l’écart, complètement séduit, pour rêver au moyen de la sauver. Je vous prie de remarquer que mon amour a commencé par une pensée qui n’était pas de l’égoïsme. Ceci est assez rare pour qu’on y fasse attention.

Lorsque je crus avoir assez réfléchi au parti que j’avais à prendre, je revins vers ces Renards altérés de sang, dans la compagnie desquels j’avais le malheur d’être compromis, et je les engageai, d’un air indifférent, à manger quelques œufs à la coque, afin de s’ouvrir l’appétit d’une manière décente, et ne pas passer pour des gloutons qui n’ont jamais vu le monde.

 

Ma proposition fut adoptée à une assez forte majorité, ce qui me prouva que les Renards eux-mêmes se laissent facilement prendre par l’amour-propre.

Pendant ce temps, dévoré d’inquiétude, je cherchais en vain une manière de faire comprendre à l’innocente Poulette dans quel péril elle était tombée. Tout occupée de voir s’engloutir sous leur dent cruelle l’espoir d’une nombreuse postérité, elle tendait à ses bourreaux une tête languissante. J’étais au supplice. Déjà plusieurs des compagnes de Cocotte avaient silencieusement passé du sommeil au trépas. Le Coq dormait sur les deux oreilles, au milieu de son harem envahi ; le moment devenait pressant. La douleur de celle que j’aimais me rendait quelque espoir : car elle l’absorbait tout entière ; mais je ne pensais pas sans horreur qu’un cri l’aurait tuée. Pour comble de tourment, mon tour vint de faire sentinelle : il fallait abandonner Cocotte au milieu de ces infâmes bandits. J’hésitais ; une lumière soudaine vint illuminer mon inquiétude. Je me précipitai à la porte ; et au bout d’un moment, par un adroit sauve qui peut, je jetai l’alarme parmi les Renards, la plupart chargés déjà d’une autre proie, et d’ailleurs trop effrayés pour songer au trésor qu’ils laissaient derrière eux. Je rentrai dans la cour de la ferme ; et ce ne fut qu’après m’être soigneusement assuré du départ de nos compagnons que j’eus le courage de quitter Cocotte, de me dérober à sa reconnaissance. Le souvenir de cette première entrevue, quoique accompagné de regrets qui sont presque des remords, est un des seuls charmes qui soient restés à ma vie. Hélas ! rien dans ce qui a suivi cette soirée, où naquit et se développa mon amour, n’était destiné à me la faire oublier. Je ne tardai pas à m’apercevoir, car je la suivais partout et toujours, de la préférence marquée qui était accordée à Cocotte par ce sultan criard que vous connaissez, et je ne m’aveuglai pas on plus sur l’inclinaison naturelle qui la portait à lui rendre amour pour amour.

Ce n’était que promenade sentimentales, que grains de millet donnés et repris, que petites manières engageantes et que cruautés étudiées, enfin, Monsieur, ce manége éternel des gens qui s’aiment, fort ridiculisé par les autres, et effectivement bien ridicule, s’il n’était pas si fort à envier.

J’étais si habitué à être malheureux en tout, que cette découverte me trouva préparé. Je souffris sans me plaindre, et non sans quelque espérance.

Les amants malheureux en ont toujours un peu, surtout quand ils disent qu’ils n’en ont plus.

Un jour que, selon ma coutume, je rôdais silencieusement autour de la ferme, je fus témoin caché d’une scène qui rendit mon chagrin plus inconsolable, sans ajouter au faible espoir que je m’obstinais à nourrir encore. Je connais trop bien, pour mon malheur, les effets de l’amour pour supposer que les mauvais traitements puissent l’éteindre ou même l’affaiblir. Quand la personne est bien disposée, cela produit presque invariablement l’effet contraire.

Or, Monsieur, cet Animal stupide frappait d’ongle et de bec ma bien-aimée Cocotte, et moi, j’étais là, obligé de subir cet affreux spectacle. Le besoin de venger celle que j’aimais cédait à la crainte de la compromettre publiquement, et aussi, il faut l’avouer, à celle de voir mon secours repoussé par l’adorable cruelle que je serais venus défendre sans son consentement. Je souffrais plus qu’elle, vous le comprenez, et ce n’était pas même sans quelque amertume que je lisais dans ses yeux l’expression d’une résignation absolue et entêtée, J’aurais de bon cœur dévoré ce manant ; mais elle, hélas ! dans quelle douleur n’eût-elle pas été plongée !

Cette pensée, que je sacrifiais mon ressentiment à son bonheur, me rendit la patience de tout voir jusqu’au bout, et enfin le courage de m’éloigner la mort dans l’âme, il est vrai, mais satisfait d’avoir remporté sur mes passions la plus difficile de toutes les victoires.

J’avais encore une lutte à soutenir avec moi-même, cependant. Ce Coq, il faut le dire, n’avait aucun égard pour l’affection irréprochable de sa jeune favorite, et ses infidélités était nombreuses. Cocotte était trop aveuglée pour s’en apercevoir, et mon rôle de rival eût été de l’avertir ; mais je vous l’ai déjà souvent répété, Monsieur, j’aimais en elle jusqu’à cette tendresse si mal payée et si mal comprise, et je n’aurai pas voulu conquérir un amour si désirable, en lui enlevant la plus chère de ses illusions.

Ces paroles vous semblent étranges dans ma bouche, je le vois ; souvent, lorsque je reviens sur une foule de sensations trop subtiles pour être conservées au fond de la mémoire, et que, par conséquent, j’ai dû omettre dans le récit que je vous fais, j’hésite aussi à me comprendre.

Alors, l’image et les préceptes de mon vieux et tendre professeur se représentent à moi : la solitude, la rêverie, l’amour surtout, ont achevé son ouvrage. Je suis bon, j’en suis sûr, et je me crois élevé, par mes sentiments et mon intelligence, au-dessus de ceux de mon espèce ; mais évidemment, je suis aussi bien plus malheureux. Parmi vous, n’en est-il pas toujours ainsi ?

Qu’ajouterai-je encore ? Les incidents d’un amour qui n’est pas partagé sont peu variés, et je suis étonné que, lorsqu’on a beaucoup souffert, on n’ait rien à raconter ; c’est un dédommagement pour bien des gens, et peut-être l’éprouverais-je. Quoi qu’il en soit, vous devez avoir maintenant une idée de ma triste existence, et ma seule ambition était d’être plaint quelque jour par une âme d’élite. La seule fois que j’aie rencontré Cocotte, et que j’aie pu lui parler librement de mon amour, si je puis donner le nom de liberté à l’embarras qui enchaînait mes mouvements et ma langue, elle m’a témoigné, comme je m’y attendais, un si profond dédain, elle a répondu à mes protestations et à mes serments par un ton de raillerie si froide, que j’ai juré de mourir plutôt que de l’importuner davantage du récit de mon déplorable amour. Je me contente de veiller sur elle et sur son amant, et d’éloigner de cette maison les Animaux nuisibles et malfaisants. Je n’en redoute plus qu’un, et, malheureusement, celui-là, il est partout, et presque partout il fait du mal. C’est l’Homme.

 

— Maintenant, ajouta-t-il, permettez que je me sépare de vous. Voici l’heure où le soleil va se coucher, et je ne dormirais pas si je manquais le moment où je puis voir Cocotte sauter gracieusement sur l’échelle qui monte au poulailler. Souvenez-vous de moi, Monsieur, et quand on vous dira que les Renards sont méchants, n’oubliez pas que vous avez connu un Renard sensible, et, par conséquent, malheureux.

— Est-ce fini ? dis-je.

— Sans doute, repris Breloque, à moins cependant que vous n’ayez pris assez d’intérêt à mes personnages pour désirer savoir ce qu’ils sont devenus ?

— Ce n’est jamais l’intérêt qui me guide, répliquai-je, mais j’aime assez que chaque chose soit à sa place ; et mieux vaut savoir ce que ces gens-là font pour le moment, que de risquer de les rencontrer quelque part où ils n’auraient que faire, et où je pourrais me dispenser d’aller.

— Eh bien, Monsieur, cet ennemi que l’exquise raison de mon jeune ami l’avait appris à reconnaître, cet être chez qui le désœuvrement et l’orgueil ont civilisé la férocité et la barbarie, cet Homme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est venu appliquer à l’infortuné Cocotte une ancienne idée de Poule au riz, qui avait fait déjà bien des victimes parmi le Poules et parmi ceux qui les mangent, car c’est une détestable chose ; mais je ne m’en plains pas, il faut que justice se fasse !

Elle a succombé, et son malheureux amant, attiré par ses cris, a payé de sa vie en dévouement dont on n’a guère d’exemples chez nous. Je n’en connaissais qu’un, et l’autre soir, on m’a prouvé, plus clairement que deux et deux font quatre, que mon héros était bon à pendre, ce qui fait que j’ai maintenant le cœur très-dur, de peur d’être sensible injustement.

 

— On ne saurait prendre trop de précaution. Et le Coq ?

— Tenez, écoutez ; le voilà qui chante !

— Bah ! le même ?

— Et qu’importe, mon Dieu ! que l’individu soit changé, si les sentiments de l’autre revivent dans celui-là, si c’est toujours le même égoïsme, la même brutalité, la même sottise ?

— Allons au fond des choses, mon ami Breloque, lui dis-je. Je crois que vous ne lui avez pas encore pardonné la fuite d’Apollon ?

— Oh ! détrompez-vous. Je crois pouvoir affirmer que mon cœur n’a jamais gardé rancune à personne en particulier ; c’est pour cela que j’ai peut-être le droit de haïr beaucoup de chose en général.

— N’auriez vous pas pour les Coqs la même haine de préjugé que j’ai, moi, pour les Renards ? Je serais bien libre de vous faire un conte fantastique sur ceux-ci, comme vous m’en avez fait sur ceux-là. N’ayez pas peur, je m’en garderai bien ; et d’ailleurs, vous ne croiriez pas plus au mien que je ne crois au vôtre, parce qu’il est déraisonnable de se mettre en guerre avec les idées reçues, et de dire des absurdités que personne n’a jamais dites.

— Je voudrais, répliqua Breloque, qu’on me démontrât l’urgence d’être en accord parfait avec tout ce qui est reçu depuis le déluge et peut-être auparavant, quand on fait un conte, et de dire des absurdités que tout le monde a déjà dites.

— Nous pourrions discuter cela jusqu’à demain, et c’est ce que nous ne ferons pas ; mais permettez-moi de penser que si le Coq n’offre pas le modèle de toutes les vertus, si sa délicatesse, sa grandeur et sa générosité peuvent être mises en doute, il ne faudrait cependant pas trop conseiller aux Poules une confiance absolue dans le dévouement et la sensibilité du Renard. Pour moi, je ne suis pas du tout convaincu, et je cherche encore quel intérêt votre Renard a pu avoir à se conduire comme il l’a fait. Si je le découvre, je l’aimerai moins, mais je le comprendrai mieux.

— C’est un grand malheur, mon ami, croyez-le bien, reprit tristement Breloque, de ne jamais voir que le mauvais côté des choses. Il m’est souvent venu à la pensée que si l’adorateur de Cocotte avait réussi à s’en faire aimer, le premier usage qu’il aurait fait de son autorité, eût été de la croquer.

— Cela, je n’en doute pas un instant.

— Hélas ! ni moi non plus, Monsieur, mais j’en suis bien fâché. - FIN

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021