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BIBLIOBUS Littérature française

Un Foyer de théâtre - Louis Roux (18..-18..)

C’est à la lueur de mille bougies, parfaitement éclairées au gaz, qu’il faut voir ce que Paris a de plus saisissant, un foyer. Je ne parle point de celui d’un verre lenticulaire, bien qu’il soit question d’un foyer de lumières.
Toujours placé au dernier degré de l’échelle thermométrique, le foyer de théâtre contient des bûches d’une entière froideur ; le feu y est un paradoxe comme l’eau sucrée. Néanmoins c’est de là que part l’étincelle électrique qui doit embraser Paris et la province. L’enthousiasme et la chaleur s’y développent par le frottement : le ban et l’arrière-ban de la critique, convoqués pour une pièce de choix, trouvent celle-ci assez froide, s’y rafraîchissent peu, et en revanche y gèlent beaucoup.
Pour le commun des martyrs, la pièce est sur la scène ; dans les coulisses, pour les papillons de cinquante-cinq ans et au-dessus, qui ont un bout d’aile à brûler au foyer des acteurs, l’encens d’un bon mot semi-séculaire, à faire fumer sur le trépied toujours incandescent de la curiosité sceptique des habitués de coulisses. Pour les initiés, au contraire, le spectacle est au foyer.
Comédie bourgeoise, en frac et en gants glacés, le foyer de théâtre réunit l’élite de la fashion journalisante. L’aristocratie de l’esprit y tient ses assemblées hebdomadaires ; c’est le conclave de l’esthétique dramatique, une salle des maréchaux pour les titulaires de la grande armée de la presse. Voyez, c’est une femme à la mode qui entre avec son gérant responsable, un rédacteur en chef déjà gros d’un premier-Paris, un amateur, surnommé avec raison le fléau des lettres, qui vous parle chevaux et chasse, ce qui vous enrage, à cause de votre profession, et ensuite à cause de la sienne. Vous coudoyez des hommes immenses sans vous en apercevoir ; il se fait autour de vous un papillotage tranchant et moqueur, qui résonne comme le premier bruit de l’atelier cyclopéen de la presse périodique.
J’arrive, et je demande à chacun : de quoi est-il question ? Est-ce un Viennet que l’on dissèque ? Est-ce une candidature à l’Académie, dont on dépouille le scrutin ? Est-ce une gloire que l’on coule en bronze à grand renfort de feuilletons ?
On va, on vient, on se groupe ; un homme, un seul, ce bon gros Jules, que vous savez, tient la plume de Damoclès suspendue sur un drame ou une comédie : la pièce n’est encore qu’au troisième acte, elle est jugée en dernier ressort. Autour du prince de la critique se pressent les suzerains du moyen format, chacun selon l’élévation de sa colonne ; scène mouvante et animée, quasi muette, qui organise un succès ou une chute. Dans ce pêle-mêle, il ne faut croire qu’à ce qu’on ne voit pas. Les apparences sont si trompeuses !
La province court les rues pour voir, quoi ? Ce qu’on rencontre partout, des boutiquiers, et des gens riches ; mais ce qu’on ne voit nulle part qu’à une première représentation, c’est J. Janin et V. Hugo, Alph. Karr, Léon Gozlan, de Balzac, G. Sand, Alex. Dumas et M. de Lamennais ; mais jamais un provincial ne s’avisera de l’aller chercher au théâtre.
Je ne parle point, et pour cause, de la petite artillerie de la presse, de toute l’école buissonnière du petit format, qui compte ses chevrons par milliers, qui se construit pièce à pièce une individualité puissante et redoutée, de tous les grands noms trop inconnus pour être illustres, trop spirituels pour être encore beaucoup connus.
C’est une soirée qui diffère de toutes les autres : on flane et on agit ; on babille et on pense en même temps ; on est distrait, et on fait mouvoir des ressorts puissants ; on formule une réputation avec un axiome, on écrase avec un mot, on ressuscite quelqu’un par une sentence. L’homme est à la fois tout yeux et tout oreilles. Il consulte Schelegel et le voisin sur ses principes et son prochain. C’est la foire aux consciences, le prétoire de Melpomène, les assises du goût français. L’ange du jugement se promène un crayon à la main.
Et puis c’est le feuilleton qui touche déjà à sa première période d’incubation. Les paragraphes s’échelonnent, se superposent. Une nouvelle pièce, entée sur la pièce nouvelle, s’implante avec effort dans la pulpe cérébrale de la critique. Un verre de champagne, et j’accouche !
Seriez-vous le métromane en personne, n’approchez point de ce lieu maudit. On y danse sur un volcan. La vérité y prend des allures railleuses et distraites ; Prométhée s’y trouve en proie à mille vautours ; les serpents de l’analyse y sifflent de terribles paroles. Le mane tecel fares est écrit sur les murs d’un foyer de théâtre.
Ces yeux qui passent et s’en vont, qui montent et descendent, qui fluent et refluent, paraissent et s’éclipsent, croyant n’avoir vu qu’une pièce ; ces oisifs qui demandent leur voiture comme au bal de l’Opéra, odi profanum, ils ne sont ni littérateurs, ni poëtes, ni critiques, ni dramaturges ; ils n’ont rien compris au foyer de théâtre, au désespoir d’un auteur, au triomphe d’un grand homme. Ce n’est rien, c’est un public qui s’en va !
S’il est à Paris un salon où se soit succédé tout ce que la France a eu d’hommes d’esprit, d’intelligence et de cœur, où, après Corneille, soient venus Molière et Racine, après eux, Le Sage, après Le Sage, Marivaux et Beaumarchais, après Beaumarchais, Fabre d’Églantine, qui lie les générations anciennes à la génération nouvelle, qui renferme les fastes de l’esprit français, les bustes de Corneille et de Molière, de Voltaire et de Racine, ce salon, qu’on me le montre, et j’ôte mon chapeau en y entrant, à moins que ce salon ne soit justement un foyer de théâtre où l’on se promène bourgeoisement, le chapeau sur la tête, en rêvant à la pièce de la veille, et au feuilleton du lendemain. (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)