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BIBLIOBUS Littérature française

Saint Goar le batelier - Alexandre Dumas (1802 – 1870)

 


Saint Goar  est non seulement un débarcadère, mais encore un pèlerinage. Autrefois un beau château fortifié veillait sur la ville, mais en 1794 nous en avons fait sauter les murailles. Un aubergiste est entré par la brèche et y a bâti une auberge.

Quant au vieux saint qui avait donné son nom à la ville, il a bien perdu matériellement quelque chose aussi au passage des Français ; mais moralement, il a conservé une influence encore fort raisonnable pour le XIXe siècle.

Voici comment saint Goar a mérité cette grande réputation qui, de nos jours encore, s’étend depuis Strasbourg jusqu’à Nimègue.

Saint Goar était contemporain de Charlemagne, et par conséquent assistait à la lutte du grand empereur contre les infidèles. Pendant longtemps le saint regretta amèrement de ne pouvoir aider le fils de Pépin autrement que par ses prières. Saint Goar était non seulement ermite, mais encore batelier. Il se livrait à ce regret tout en allant prendre sur la rive droite du Rhin un voyageur qui lui avait fait signe de le venir chercher, lorsque tout à coup il lui vint une idée qui lui parut être tellement une inspiration du ciel qu’il résolut de la mettre à l’instant même à exécution.

En effet, à peine saint Goar se trouva-t-il avec le voyageur au milieu du Rhin, c’est-à-dire à l’endroit où le fleuve est le plus rapide et le plus profond, que, cessant tout à coup de ramer, il demanda à son passager de quelle religion il était, et ayant appris qu’il avait affaire à un hérétique, il quitta la rame, se jeta sur lui, le baptisa en un tour de main, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et aussitôt, de peur qu’un baptême ainsi administré perdît de sa vertu, il jeta le nouveau converti dans le fleuve, qui l’emmena tout droit dans le paradis. La même nuit, l’âme du noyé apparut à saint Goar, et, au lieu de lui faire des reproches sur la manière tant soit peu brutale dont il l’avait forcée de sortir de ce monde, elle le remercia de lui avoir procuré la félicité éternelle. Il n’en fallut pas davantage au saint, avec les dispositions naturelles qu’il avait, pour le lancer dans cette nouvelle voie convertissante ; aussi, à partir de ce moment, y eut-il peu de jours qui ne fussent marqués par une conversion nouvelle. Quand il avait affaire à un chrétien, au contraire, saint Goar ne se contentait pas de lui faire traverser le Rhin, il le conduisait à son ermitage, et là il partageait avec lui les dons que la piété des fidèles y entassait avec une prodigalité qui, en s’augmentant d’heure en heure, prouvait que la réputation du saint grandissait à vue d’œil.

Or il arriva que cette grande réputation parvint jusqu’à Charlemagne, qui, en sa qualité de connaisseur, appréciait le moyen de conversion adopté par saint Goar, et résolut de ne point laisser un si puissant auxiliaire sans récompense. Il vint donc comme un simple étranger pour passer le Rhin, et ayant fait le signe accoutumé, il vit venir à lui le bon ermite ; mais son désir de passer le fleuve incognito fut sans résultat, car Dieu avait empreint sur sa face une telle majesté, que saint Goar le reconnut avant même qu’il n’eût mis le pied dans la barque.

Un pareil hôte devait laisser trace de son passage ; aussi, arrivé à l’autre bord, et ayant bu d’un petit vin qui lui parut agréable, Charlemagne demanda des renseignements sur la terre qui le produisait, et, ayant appris qu’elle était à vendre, il l’acheta et en fit don à l’ermite, lui promettant de lui envoyer de plus un tonneau et un collier.

Effectivement, quelques semaines après le passage de l’empereur, saint Goar reçut les deux objets promis. Tous deux étaient l’ouvrage de l’enchanteur Merlin, et avaient chacun une propriété particulière. Le tonneau, tout au contraire de celui des Danaïdes, était toujours plein, pourvu qu’on n’en tirât le vin que par le robinet ; quant au collier c’était bien autre chose.

Dans l’épanchement du tête-à-tête, saint Goar s’était plaint à Charlemagne de la mauvaise foi des infidèles, qui maintenant qu’ils savaient les habitudes de saint Goar, au lieu d’avouer leur hérésie, répondaient tout bonnement qu’ils étaient chrétiens, traversaient le fleuve, protégés par ce titre, et, quand ils étaient sur l’autre rive, buvaient son vin et s’en allaient en lui faisant des cornes. Il n’y avait pas de remède à cela, rien ne ressemblant à un chrétien comme un infidèle qui fait le signe de la croix.

C’était à cet inconvénient que l’empereur Charles avait promis d’obvier, et c’était pour tenir sa promesse qu’il envoyait le collier préparé par Merlin.

En effet, le collier avait une vertu particulière. À peine avait-il touché la peau qu’il sentait à qui il avait affaire : si c’était à un chrétien, il restait dans son statu quo, et laissait tranquillement passer le vin de la bouche à l’estomac ; si c’était à un infidèle, il se resserrait immédiatement de moitié, de sorte que le buveur lâchait le verre, tirait la langue et tournait de l’œil. Alors, saint Goar, qui se tenait près de lui avec une tasse pleine d’eau, le baptisait lestement, et la chose revenait au même. C’étaient donc deux cadeaux inappréciables et bien faits pour aller ensemble que celui du tonneau et du collier.

Saint Goar sentit la valeur de ce don ; aussi, non seulement pendant toute sa vie en fit-il usage, mais encore ordonna-t-il aux moines, qui s’étaient réunis à l’entour de lui, et qui de son vivant avaient fondé une abbaye dont il était le supérieur, d’en faire usage après sa mort. Les moines n’y manquèrent pas, et le collier et le tonneau miraculeux traversèrent les siècles en conservant leur puissance.

Malheureusement, en 1794, les Français s’emparèrent de Saint-Goar tellement à l’improviste que les moines n’eurent point le temps de sauver leur tonneau. En entrant au couvent, le premier soin des vainqueurs fut de descendre à la cave, et comme par un seul robinet le vin ne coulait pas à leur soif, ils employèrent l’expédient en usage en pareil cas, et lâchèrent trois ou quatre coups de pistolet dans la bienheureuse futaille, sans se donner la peine de boucher le trou des balles. Le soir, le régiment était ivre, mais la tonne, dont le charme se trouvait rompu, était à tout jamais vide.

Quant au carcan, le tambour-maître l’avait pris pour en faire un collier à son caniche, et les amateurs d’archéologie peuvent le voir tel qu’il était encore en 1809, dans le joli tableau d’Horace Vernet, intitulé le Chien du régiment.

Mais depuis 1812 on ne sait pas ce qu’il est devenu, le pauvre caniche ayant été gelé avec son maître dans la retraite de Russie. (Extrait de : Divers contes)

 

 

FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021