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BIBLIOBUS Littérature française

Physionomies du jour de l’an (1841) - Francis Guichardet (18..-18..) 


Les misanthropes de la presse, La Bruyères à trois sous la ligne, moralistes chagrins, se plaisent, depuis quelques années, à poursuivre de leurs sarcasmes ce qu’ils appellent les ridicules du jour de l’an. On dirait que tous ces esprits mal faits se sont donné le mot pour faire disparaître ce jour néfaste du calendrier. A les entendre, leurs relations variées et les convenances du monde les mettent dans la nécessité de se ruiner par de folles dépenses, de vivre de privations pour faire honneur à des exigences consacrées, d’emprunter même, s’ils veulent se donner des allures de Noureddin ; et ce mécontentement, ces folles dépenses, ces emprunts, ces privations, cette ruine complète, se réduisent à vingt francs qu’ils partagent somptueusement entre le portier, le facteur, les porteurs de journaux, et les garçons de leurs cafés !
Assurément le style métaphorique est une belle chose ; mais n’est-ce pas en abuser, que de vouloir se donner à si bas prix des airs de dissipateurs ? Et puis, n’avez-vous pas le plaisir d’étaler votre générosité économique, et ne tirez-vous pas de votre argent un intérêt monstrueux ? En effet, les bénéfices produits par ces quelques écus sont incalculables. Un mois avant ce placement, il règne autour de vous une exactitude, une obligeance, une propreté qui dégénèrent en fureur. Vos habits sont brossés, vos journaux et vos lettres vous sont exactement remis, votre chambre est frottée, et vos bottes elles-mêmes prennent progressivement le brillant du vernis. Grâce à l’approche du jour de l’an, vous êtes accablé de soins, d’attentions et de prévenances ; vos désirs sont prévus, vos intentions sont devinées. Ne redoutez plus la visite de ces gens importuns que l’aurore venait surprendre à votre porte, vous devenez invisibles pour eux. Si vous sortez, vous ne voyez que des visages riants. La femme du concierge vous salue et vous présente, sous le vain prétexte d’un sourire, toute l’absence de ses dents. Que l’intérêt de votre journal l’empêche de s’apercevoir d’abord de votre présence, elle se lève aussitôt, et vous dit de sa voix la plus douce : « Ah ! mille pardons. Je croyais que monsieur n’était pas encore éveillé, et je m’amusais à chercher le malheureux événement de la maison en face. » Pauvre petite femme ! Vous êtes heureux et attendri ; et vous suppliez cette âme sensible de ne pas se déranger.
Le grand jour est arrivé, satirique farouche ! et vos rêves sont doucement interrompus par la réalité de votre serviteur, revêtu de ses habits de fête. Son costume n’est plus le simple nécessaire ; il est d’un luxe inconsidéré, et vous êtes fier de posséder des gens aussi soigneux de leur personne. Eh bien ! cet homme rehaussé de hardes toutes neuves s’abaisse devant votre bonnet de nuit ! Il a quitté pour vous sa couche nuptiale, et, pour vous apporter ses vœux, il s’est affublé de magnifiques ajustements. Cependant il est humble et soumis, il vous écoute avec sollicitude, il reçoit avec reconnaissance et respect vos ordres et vos dix francs, surprise annuelle dont il veut bien paraître étonné. Croyez-vous vous payer trop cher cette phrase de bonne maison, phrase imprévue, recueillie pour la circonstance : « Quand fera-t-il jour chez monsieur ? » N’en avez-vous pas pour votre argent ? Retarder le lever du soleil selon vos caprices ! n’êtes-vous pas ébloui de votre puissance ? Et si vous consentez à recevoir, votre facteur vous fait hommage d’un almanach illustré, et de souhaits de bonheur et d’existence si complète et si prolongée, qu’il pourrait au besoin se dispenser de vous les renouveler l’année suivante. Viennent ensuite vos porteurs et vos journaux entourés de rubans de couleurs variées. – Invention toute nouvelle. – Et votre tambour, souvenir intime du temps de l’empire, débris vivant de cent combats glorieux, escorté de son dévouement œnophile et d’une épître pleine de sentiment et de trophées. Plaignez-vous donc encore, et faites le prodigue ! A l’aide de quelques méchantes pièces de monnaie, vous vous êtes élevé de toute l’infériorité que ces braves gens ont acceptée devant vous ! Courez les rues, en votre qualité d’observateur : tous les visages ne sont-ils pas joyeux ? Paris n’a-t-il pas une physionomie nouvelle, un mouvement, une vie, une activité inaccoutumés ? Tout le monde est sur le point de s’embrasser, vos voisins vous disent bonjour sans vous connaître, vos amis les plus froids vous tendent la main avec effusion ; et le gamin se prive à votre égard de ses poses favorites. Entrez au café, tous les garçons ont fait peau neuve, tant ils sont gracieux et sémillants. La Revue, introuvable pendant des semaines, vous est offerte à votre entrée, le beurre est frais, le café est bon, les petits pains sont du jour, et votre modeste déjeûner est embelli, comme par enchantement, d’une corbeille d’oranges ou de dragées. La dame du comptoir vous adresse un de ces sourires que vous pouvez traduire à votre guise, si vous avez la moindre fatuité ; et vous assistez sans jalousie à l’apparition de l’habitué séculaire qui vient lui offrir des bonbons cachés sous des fleurs.
Et vous appelez cela jour néfaste, usages stupides ? Parce qu’en montant dans un omnibus, le conducteur attentionné vous a présenté une tirelire que dix centimes pouvaient satisfaire ? Dix centimes ! Vous qui tout à l’heure nous parliez de vos folles dépenses et de vos obligations onéreuses. A qui donc en voulez-vous ? A votre coiffeur, chez lequel vous êtes conduit par le désir bien naturel de profiter de tous vos agréments ? Pardonnez aux garçons, heureux de vous souhaiter la bonne année au moyen d’une pancarte ornée de fleurs, de rubans et d’arabesques en cheveux, ouvrages de leurs mains ! Toute leur habileté est à votre service ce jour-là : leurs rasoirs coupent, les savons sont onctueux, les pommades ont une vertu capillaire, le fer est chauffé à point, les artistes sont actifs, et votre tête est cultivée selon vos goûts.
Pourquoi donc conserver cette mauvaise humeur de circonstance ? « Vous détestez, dites-vous, cette population endimanchée, ces gens colportant de maison en maison des compliments qu’ils ne pensent pas, ces familles affairées, chargées d’enfants, de polichinelles, de tambours et d’armes inoffensives, ces petits prodiges farcis de fables de La Fontaine à l’usage des grands parents émerveillés, ce monsieur flanqué, dès l’aurore, de deux collégiens en uniforme, dans le seul but d’enlever à la course une bourse pour l’un de ses fils ; ce visiteur facétieux faisant naître l’hilarité par la seule exhibition de ses cadeaux grotesques, homme surprenant pour lequel ont été façonnés les Mayeux en chocolat, les boîtes à surprises, le chou colossal en carton, et les vases ordinairement cachés, cet ami passionné des arts, inondant Paris de ses propres productions, véritables peintures de familles ! » Si cette cohue vous déplaît, restez chez vous, et vous éviterez ainsi tous les ennuis de cette journée. Envoyez simplement vos cartes, qui, transposées selon la coutume, agrandiront le cercle de vos connaissances. Le lendemain, vous recevrez la même politesse de plusieurs personnes dont vous lirez les noms pour la première fois : M. B…, pair de France ; M. Ratinar, droguiste ; le comte Skisslinkoff, attaché d’ambassade ; M. Tartempions, membre de l’Institut historique ; Grelucheau, caporal de voltigeurs du 3e bataillon de la 11e légion de la garde nationale de la ville de Paris, électeur, etc., etc.
Il est un bénéfice du jour de l’an dont vous pouvez encore profiter avec succès à l’égard de vos créanciers. Un fournisseur vient vous demander de l’argent, et vous lui répondez avec aplomb : « Mon cher, complétement ruiné par ce jour infernal, des dépenses obligatoires… des sommes folles !... Il faudrait avoir des millions pour s’en tirer… Je me vois dans la nécessité de vous faire attendre fort longtemps ! » (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)