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BIBLIOBUS Littérature française

Petits métiers littéraires - Francis Guichardet (18..-18..)


Le mendiant de lettres est une des plaies de la littérature, un des plus horribles ennuis de la gloire que nous espérons tous.
Je vous suppose aussi inconnu que le dernier rapin littéraire, et, sous l’influence d’un cauchemar dramatique, vous vous abandonnez aux rêves de vos prochains succès, encore endormi dans les bras de Morphée, comme le disait M. E. Dupaty, de l’Académie française.
Le bruit de votre sonnette vous a jeté bien loin de vos illusions littéraires. La figure grimaçante d’un créancier est venue se glisser dans le brouillard de votre réveil ; tous les bottiers aiment à voir lever l’aurore !
Votre tête est encore farcie de scènes sanglantes, de lugubres personnages, divines créations de votre esprit. La veille, vous combiniez le plan de votre premier drame ; et vous rêvez encore meurtre, poignard, poison, duel, supplice, extermination, apparitions nocturnes, traître incorrigible, Moëssard, Chilly, Harel, Anicet Bourgeois, Bocage, et toute cette galerie fantastique vient de faire place au visage du traître qui vient vous réveiller. Mort et damnation !
Oppressé par votre drame, vous saisissez votre bonne dague, fleuret innocent destiné à percer le cœur de votre premier critique ; et, le fer d’une main, la chandelle de l’autre, vous vous disposez à soutenir bravement une scène dont l’acteur supposé vous jette dans un doute affreux. Un homme vient de faire son entrée ; sa figure noble et distinguée tout à la fois, ses manières élégantes, son organe affectueux, sa diction facile, vous désarment aussitôt, et vous donnent instinctivement l’idée d’un directeur de théâtre à la piste de votre talent. Vous recevrez ce visiteur matinal avec toute la politesse que comporte votre costume improvisé. Vous offrez un siége, et, débarrassé de la sombre physionomie que donne toujours la crainte d’un fournisseur, vous demandez à ce monsieur l’objet de sa visite.
« Monsieur, vous dit avec assurance votre interlocuteur, j’ai beaucoup parcouru le monde, et partout votre renommée est venue frapper mon oreille.
- Ah ! monsieur, je n’osais pas espérer… De faibles essais…
- Quelquefois, un début est un vrai coup de maître.
- Je le désire assurément, mais…
- Vous ne manquerez pas de puissants appuis, et s’ils vous font défaut, votre talent seul vous soutiendra.
- Mon œuvre est à peine terminée, et je ne sais pas si elle vous conviendra.
- Elle me conviendra certainement, et le succès vous est acquis d’avance.
- Quand pourra-t-on me jouer ?
- Quand vous voudrez ; le théâtre vous est ouvert.
- J’aurais cependant quelques corrections à faire.
- Corrigez, corrigez : Boileau l’a dit ; et, grâce à ce conseil, Racine a fait des chefs-d’œuvre. »
Ici les rayons de la gloire frappent vos yeux ; vous éteignez votre chandelle. Votre interlocuteur reprend :
« Victor Hugo m’a parlé de vous !
- Je le connais fort imparfaitement.
- Il vous a distingué ; il fait le plus grand cas de vous, et je crois vraiment que c’est lui qui m’a donné votre adresse, que tout passant, du reste, aurait pu m’indiquer. Voilà de quoi il s’agit. Je viens de traduire un ouvrage inédit de Tacite, découvert dernièrement dans la bibliothèque du Vatican, et je viens vous demander la permission de vous compter au nombre de mes souscripteurs. L’ouvrage est sous presse, et coûtera vingt francs. J’ai oublié ma bourse ce matin, et je vous prierai de vouloir bien m’avancer cette somme ; vous recevrez les deux volumes franco, et vous lirez votre nom imprimé à la fin de l’ouvrage dans la liste des souscripteurs.
Étourdi, anéanti, vous balbutiez ces quelques mots :
- Mais vous n’êtes donc pas directeur ?...
- Je l’ai été pendant plusieurs années. Je dirigeai le Biribi littéraire ! journal qui eut longtemps une grande influence sur le public ; mais nous n’avons pas voulu faire de concessions aux novateurs modernes, et l’amour de l’art nous a tués. Alors, j’ai demandé des consolations aux vrais classiques. »
Vous vous creusez le cerveau pour trouver une excuse, lorsque votre visiteur ajoute :
« Entre confrères, il ne faut pas se gêner. Dites-le moi franchement : si vous n’avez pas vingt francs, donnez-m’en dix ; je m’en contenterai. Tous mes souscripteurs ont, il est vrai, payé d’avance. Tenez, voici ma seconde liste, toutes nos illustrations : V. Hugo, Balzac, Chateaubriand, Lamartine, Soulié… Il ne manque plus que vous. Ainsi donc vous me devrez dix francs : c’est une affaire arrangée. – Le mendiant parti, vous vous frottez les yeux, vous retombez, de toute la hauteur où vous étiez monté, dans le monde réel ; et vous vous apercevez que vous venez d’être victime d’un nouveau genre d’escroquerie, le vol à la traduction.
Dernièrement le nom d’un littérateur plus célèbre par ses malheurs que par son talent a été exploité par deux flibustiers de ce genre. Ils couraient d’homme de lettres en homme de lettres, étalant complaisamment des infortunes imaginaires. Chez l’un, ils déroulaient le tableau du plus misérable intérieur ; chez l’autre, la supposition d’un suicide était mise sur le tapis. Les ombres de deux amis étaient habilement invoquées ; Gilbert et Malfilâtre venaient ensuite, et ce triste cortége excitait la pitié ; et la recette fut brillante !
Le mendiant de lettres subit mille transformations. Aujourd’hui c’est un amant des Muses toujours sur le point de publier son recueil : couronne poétique, guirlande poétique, macédoine poétique, mélanges poétiques, pot-pourri poétique, débris poétiques, fragments poétiques, dont une pièce est toujours dédiée au confrère sollicité. Ces nouveaux industriels savent supporter toutes les avanies, revenir à la charge malgré vingt refus ; le métier est productif, ils en vivent depuis dix ans. Souvent, fatigué de leurs importunités, vous vous décidez, par avarice ou faute d’argent, à écrire sur un papier qu’ils vous présentent l’adresse d’un de vos amis, chez lequel ils se disent fiers de se recommander de votre nom. Demain vous recevrez la visite d’une vieille femme dont le fils, dit-elle, doit faire vivre sa famille du produit de ses ouvrages… et des quelques écus que vous allez lui donner. Depuis deux ans, cette mendiante semi-littéraire colporte d’étage en étage les vertus, le mérite, le dévouement, la piété filiale de ce fils pour lequel il faudrait créer un prix Montyon, si ce modèle de toutes les perfections s’était donné la peine de naître. (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)