BIBLIOBUS Littérature française

Paris pour les marins (1841) - Gabriel de La Landelle (1812 -1886)


Nous sommes à trois cents lieues des côtes de France, à bord d’un navire de guerre ; les officiers réunis à table attendent le dessert ; des conversations animées s’interrompent, se croisent, se heurtent en tous sens ; le diapason des voix passe des notes les plus graves aux sons les plus aigus  de la gamme :
« …... Il n’en est pas de même chez les Anglais ! J’aime bien d’ailleurs qu’on me jette à tout propos l’ordonnance à la figure ; nous savons, mon cher, quel cas il faut faire de ces belles proclamations des commandants…
- Juanita était jolie, agaçante, bonne enfant ; je hache l’espagnol assez passablement, l’occasion était belle, je laissai partir le canot, et…
- Je vous disais donc qu’elle courait à deux portées de canon au vent à nous, chargée de toile, le plat-bord dans l’eau, comme si elle eût eu le diable à ses trousses. Charmante goélette ma foi ! bien découplée, fine marcheuse…
- Vous en parlez à votre aise, par exemple ! si j’étais commandant, moi…
- Quinze jours d’arrêts pour une pareille aventure ! Je m’abonne à un mois pourvu qu’il m’en arrive autant.
- On donnait le Pré aux Clercs, la salle était pleine comme un œuf, les matelots encombraient le paradis, nous remplissions le parterre et les premières ; je n’ai jamais vu branle-bas plus distingué !
- Où çà, dites-vous ? demande une voix criarde, dont le timbre domine toutes les autres.
- A la Havane, vous dis-je, revenant du Mexique sur l’Oreste, il y a un an.
- Il y a un an, je doublais le cap Horn à bord de la Vestale.
- Moi, j’étais en station à Smyrne, et vous ?
- A Cadix.
- Bonne ville, ma foi ! mais qui ne vaut pas celle où je me trouvais.
- Laquelle donc ?
- Paris, parbleu ! »
Au seul mot de Paris, la discussion sur l’ordonnance et les commandants, l’histoire de la sensible Juanita, celle de la goëlette, et de la représentation du Pré aux Clercs, restent inachevées. Si la confusion continue, si plusieurs orateurs pérorent à la fois, si l’on ne cesse pas de jouer aux propos interrompus, du moins un seul sujet succède à tous les autres, l’on ne parle plus que de Paris, l’Eldorado des jeunes officiers.
Ce que le Parisien accorde de charmes fantastiques aux régions lointaines, ce qu’il reconnaît d’excentrique, de neuf, de piquant, de féerique à des pays qu’il n’a vus que sur la carte, nos interlocuteurs le décernent à Paris ; les plus heureux l’y ont trouvé. Les plus heureux, car il n’est pas donné à tous de se compléter par un congé ; de venir fouler l’asphalte des boulevards après leurs promenades à la savane du Fort-Royal, dans les bazars du Levant ou sur les alamédas espagnols ; de comparer le soleil des tropiques à l’éclairage au gaz, et les dieux marins de la place de la Concorde aux cétacés de l’Océan. Il n’est permis, hélas ! d’être prodigue qu’après avoir été économe ; le voyage de Paris est un problème insoluble pour un grand nombre. Cependant, un grand nombre aussi débarque annuellement cour Notre-Dame-des-Victoires, et s’élance corps et biens dans le tourbillon des plaisirs. Les nouveaux débarqués emploient les quinze premiers jours à étudier leur Paris ; ils veulent alors tout voir, tout apprendre, tout savoir, devenir pilotes à leur tour ; vous les rencontrerez partout. Qu’un camarade arrive un mois après, il ne pourra trouver de meilleur cicérone.
Rien n’est trop cher pour eux, il faut vivre, et vite, et beaucoup : bals, fêtes, concerts, spectacles, parties fines ; ils ne se refusent rien. Ils ont une foule d’amis de toutes les coteries ; hier, on les a vus à la Chaumière avec des étudiants ; avant-hier, trônant parmi les habitués de l’estaminet Hollandais ; ce matin, dans un atelier d’artistes, égayant les modèles féminins par des facéties d’outre-mer ; ce soir, dans une loge de feuilletonistes à une première représentation ; demain, sous l’égide protectrice de lions, leurs intimes, ils flâneront dans les coulisses de l’Opéra.
Dans tous ces cercles d’allures et de mœurs si différentes, l’officier en congé n’a qu’un seul et même nom, on l’appelle marin, et il en est fier. Mieux que personne, d’ailleurs, il s’entend à créer des liaisons faciles, des amitiés d’une semaine, des connaissances d’un jour ; c’est une vieille habitude, une conséquence rigoureuse de sa vie nomade ; il s’en sert merveilleusement. Comme sa vie est pleine et variée ! quelle fantasmagorie perpétuelle se développe devant lui, que d’occasions précieuses il rencontre ainsi à chaque pas ! Comment voulez-vous, après cela, qu’il n’adore pas Paris ? et qu’en mer, dans des pays sans ressources, il ne se prenne pas à s’enthousiasmer de tout ce qu’il a savouré en si peu de temps ?
Que nous importent vos deux voyages autour du monde, votre relâche en Chine, votre station dans le Levant ? c’est vulgaire ! c’est rebattu ! toujours la même chose : des côtes et de la mer, des habitants vêtus en dépit du sens commun, et parlant un jargon inintelligible ; des êtres sans usages, ridicules, absurdes ; parlez-moi de Paris ! Voulez-vous des costumes, deux représentations à l’Opéra et trois bals masqués ? vous en aurez passé en revue dix fois plus qu’en vingt ans de navigation ; des monuments ? dans trois quarts d’heure vous en rencontrerez de tous les genres, anciens et modernes ; de la végétation, des animaux rares et curieux ? allez au jardin des plantes et au muséum, vous les contemplerez à votre aise : les palmiers sont sous verre et les crocodiles empaillés ; de la société, des plaisirs ? Paris est le centre. Et que venez-vous me parler de Canton, de Constantinople et de Lima ?
L’infortuné navigateur qui n’a fait que deux fois le tour du monde est forcé de convenir qu’il n’a rien vu ; il partira pour Paris au retour de la campagne, c’est décidé, il en jure ses grands dieux.
Tel est le Paris des jeunes officiers, vaste, complet, se terminant à Versailles d’un côté, à Montmorency de l’autre ; mais pour ceux qui ont vécu jadis et qui calculent à présent, pour ces braves gens que l’ambition aiguillonne, Paris ne s’étend que du boulevard des Capucines au ministère de la rue Royale. Ils passent un an, quelquefois deux, à louvoyer bord sur bord dans cet espace circonscrit ; ils naviguent à la recherche d’un grade ou d’un commandement. Décrire ce qu’est le Paris de ces derniers, ce serait tracer le plan des corridors et des bureaux du ministère, le portrait d’un chef du personnel, celui d’un ministre peut-être ; brassons à culer ! cela ne nous appartient pas.
Pour les capitaines du commerce, pour les marins spéculateurs, Paris est ailleurs encore : la bourse, la rue de Richelieu, les compagnies d’assurances, voilà Paris. C’est une place où l’on a des intérêts à débattre ; il faut y venir de temps en temps, par devoir, par nécessité, pour un procès, pour un projet d’expédition. Par occasion, l’on ira voir mademoiselle Rachel ; on se permettra une représentation de Fernand Cortez ou de la Juive, comme nec plus ultra des plaisirs.
Les affaires sont les affaires, je ne suis pas ici pour m’amuser ; j’ai mon rapport à rédiger, des consultations à demander sur le contentieux, d’importantes visites à rendre et à recevoir ; à d’autres les passe-temps frivoles, mes moments sont précieux.
Ce Paris-là est d’un positif, d’un prosaïque effrayant ; passons. Mais voici venir le plus beau de tous, le plus riche, le plus coloré, le plus brillant des Paris ; bâti comme Venise au milieu des mers : c’est celui des matelots.
Les palais de M. Galland ne sont que de la boue ; la fameuse ville d’Is qu’une bourgade de masures ; les poétiques utopies du phalanstère que de mesquines conceptions auprès de cette Sion céleste du gaillard d’avant ; écoutez le matelot beau parleur ! « Les Louvres sont tout d’or, et la ville a la coupe d’un vaisseau, à preuve ses armes et les boutons de sa garde municipale. Les rues sont si larges qu’une escadre y pourrait naviguer de front sur la pendiculaire du vent, si tant seulement il y avait de l’eau pour elle ; un scélérat de grand village où Toulon et Marseille valseraient ensemble sur la grande place, qui est éclairée la nuit mieux que le jour par des cinquante mille millions de fanaux de combat pareils à la lune ; où il y a des chevaux et des voitures qui font un chamberdement pire que bari-barou ; de la musique à volonté, et des femmes premier brin, voilées en goélettes, tout satin et falbalas. On n’envoie que le rebut à nous autres, et pourtant, tu sais, la grosse Parisienne de l’Ancre d’argent, c’était tout de même un bel échantillon, je ne pouvais pas faire le tour de sa taille avec les deux bras. Les hommes ! autre chose, pas matelots du tout ; quand ça vient à bord, ils se croient encore à Paris, ils demandent leur appartement ! – «  Le voilà ton appartement, deux crocs pour pendre le hamac ; demain, au roulement, debout ! et en route ! » Le vin ! tout ce qu’il y a de plus roide, du suivé ! seulement c’est trop cher pour des anciens à vingt-quatre comme toi et moi. Si je croche une fois des parts de prise un peu tapées, je mets le cap sur Paris, bitte et bosse ! mais autrement qu’est-ce que j’y ferais ? rien du tout ; n’y a pas d’ouvrage pour des matelots.
« Tout ça, vois-tu, m’a été conté par père Tremblay, la mort des Anglais ; les Parisiens te pousseront des blagues, ne les crois pas ; je t’ai dit le fin du fin, suffit. »
Pourtant, chose rare ! si le vrai matelot vient à Paris, quel est le sort de ses magiques créations ? celui de l’île de Saint-Brandau qui disparaît lorsqu’on y aborde. Le régent s’est transformé en grain de sable, la géante imaginaire n’est plus qu’une naine ; la réalité perd tout son prix comparée aux magnifiques naïvetés de notre marin ; s’il avait lu La Fontaine, il s’écrierait :
De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien ! (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)