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Nos frères farouches; Ragotte - Jules Renard (1864-1910

 
Table des matières

I MŒURS DE RAGOTTE
À L’ÉCOLE
• LOUÉE
• MARIÉE
• AMOUR
• EN MÉNAGE
• LE ROCKING-CHAIR
• JAUNETTE
• LAVEUSE
• SES ENFANTS
• LA GLACE
• MALADE
• RELIGION
II LA MORT DU PETIT JOSEPH
• LE CHAGRIN DE RAGOTTE
III LUCIENNE
• LE BRANLE
IV LE PAUL
V RAGOTTE ET LE PAUVRE
• LE VERRE D’EAU




À OCTAVE MIRABEAU ET LUCIEN DESCAVES




I- MŒURS DE RAGOTTE
Elle est si naturelle que, d’abord, elle a l’air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir.
À L’ÉCOLE
Elle est allée à l’école huit mois, chez ce vieil ours de Varneau.
On payait trente sous par mois et, en hiver, chaque élève apportait le matin sa bûche.
Il y avait deux partis en classe : les écriveux et ceux qui n’écrivaient pas. Ses sœurs ont eu le temps d’apprendre. Comme elle était l’aînée, elle a dû tout de suite se mettre au ménage avec sa mère, et elle n’a rien appris.

Elle connaît la lettre P, la lettre J et la lettre L, parce que ces lettres lui ont servi à marquer le linge de ses petits, qui s’appellent Paul, Joseph et Lucienne. Elle reconnaît aussi le chiffre 5, on ne sait pas pourquoi.

Elle ne peut rendre la monnaie que sur dix sous. Par exemple, si on lui achète un sou de lait, elle redoit neuf sous. À partir de dix sous, elle s’embrouille, et elle aime mieux dire :
— Vous me paierez une autre fois !

Elle se passe bien d’écrire, mais elle regrette encore de ne pas savoir lire. On a beau lui faire lentement la lecture d’une lettre, elle se méfie. Si elle savait, elle pourrait lire la lettre à son aise, la relire toute seule, en cachette, souvent.
— J’ai soixante ans, madame, dit-elle à Gloriette, c’est trop tard ; si j’en avais vingt de moins, je vous ferais une prière, je vous prierais de m’apprendre à lire !

Elle observe Mademoiselle penchée sur sa table de travail.
— Je viens voir, dit-elle, si vous ne vous trompez pas dans vos écritures !
Et elle ajoute, fine, haussant les épaules pour se moquer d’elle-même :
— C’est bien à moi !…
Quand son homme, Philippe, est absorbé par la lecture du Petit Parisien, elle a envie de lui arracher le journal et de le jeter au feu.
— Qu’est-ce qu’il trouve donc de si curieux là-dessus ?

Si elle reçoit une lettre à son nom, ce qui ne lui arrive presque jamais, elle l’apporte à Philippe.
— Ah ! mon Dieu ! fait-elle, troublée, dépêche-toi !
— Tu as le temps, peut-être ! répond Philippe.
— Écoute, dit Ragotte, tu vas me la lire d’abord une première fois, vite, pour que je sache si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Ensuite, tu me la liras une deuxième fois, sans te presser, pour que je comprenne, comme il faut, ce qu’ils me veulent.

Elle ne sait pas encore que le timbre des lettres est à deux sous.

Elle explique ainsi ce que fait un employé de bureau :
— Toute la journée, dit-elle, il écrit dans une chambre.
LOUÉE
À douze ans, elle était déjà en maître, c’est-à-dire au service des autres, chez une vieille dame ayant les moyens, mais si avare qu’elle ne pouvait pas garder une servante.
À l’arrivée de Ragotte, les voisines se dirent :
— Elle est fraîche, cette petite-là ! Elle n’aura pas longtemps sa bonne mine !
La vieille dame taillait elle-même la soupe pour qu’elle fût claire de pain.
— Quand on ne travaille pas beaucoup, disait-elle, on n’a pas besoin de beaucoup manger.
Jamais on ne veillait. Hiver comme été, il fallait se coucher à la nuit tombante et ne pas user de chandelle.
Dès que la vieille dormait, Ragotte allait prendre le pain dans l’arche et se coupait une tranche mince sur toute la longueur de la miche. Elle mangeait sous ses draps, sans bruit, au risque de s’étouffer, et sans plaisir, parce que, demain, la vieille s’apercevrait sûrement de quelque chose.
La vieille ne s’aperçut de rien, et Ragotte, contente de gagner quelques sous, qu’elle devait donner à sa mère, ne se plaignait pas.
Au bout de trois mois, sa mère, la voyant maigrir, la retira à cause des voisines, par fierté.

*
Elle dit à propos de tout ce qui a précédé sa naissance :
— En ce temps-là, je n’étais pas faite !

— Quand mon père se fâchait, il me disait : « Si tu n’es pas contente, passe par où les maçons n’ont pas maçonné. »
— Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
— Par la porte !

— De mon temps, les jeunes filles rentraient toutes à la tombée de la nuit.
MARIÉE
— Ce n’était pas pour ma beauté, dit Ragotte, ce n’était pas non plus pour ma fortune, mais à l’âge de me marier, j’en avais cinq autour de moi ! Le premier m’a fait la cour trois ans. Las de m’attendre, il s’est marié avec une autre ; puis, une fois veuf, il m’a redemandée. Je ne voulais pas. Quand il était trop près de moi, j’avais de l’ennui. Il me disait :
« Si votre mariage avec Philippe manque, vous me donnerez sa place et je lui rembourserai tous ses frais. »
J’ai mieux aimé Philippe.
— Vous ne regrettez rien ?
— Ma foi non, dit-elle, après avoir un peu hésité parce que Philippe est là.
— Quand je pense, dit tout de même Ragotte, que je pouvais choisir entre cinq garçons, et que j’ai choisi le plus laid !
— Quand je pense, dit Philippe, que je connaissais trois filles et que j’ai pris la plus vieille !
— Et ce n’était pas malin de ta part, répond Ragotte ; si j’avais été un homme, je n’aurais jamais voulu d’une femme plus âgée que moi !

— Regardez-le, dit-elle, il ne voit plus clair !
C’est qu’en effet il plisse et ferme presque les yeux à force de rire.

Elle s’est mariée en sabots ; elle avait acheté des souliers neufs, mais par crainte de les salir, elle ne voulait les mettre que pour faire son entrée à l’église. Arrivée sous le porche, elle voit que sa mère, qui devait les porter à la main, ne les a pas.
— Et mes souliers, maman ?
— Ha ! ma fille, je les ai oubliés ; ils sont sous l’armoire, mon enfant !
Il fallut bien aller jusqu’au chœur avec les sabots qui tapaient le moins possible sur les dalles.

— Tout s’est passé comme il faut la première nuit ?
— Oh ! oui, dit Ragotte, Philippe avait une chemise bien propre.

Elle était encore si jeune de caractère qu’elle n’a pas pu, tout de suite, s’empêcher de faire la partie avec les filles du village. Elle ne s’arrêtait que lorsqu’une de ses amies lui criait :
— Attention ! voilà ton homme !

Nouvelle mariée, elle habitait la même maison, c’est-à-dire la même pièce que son beau-père. Cela ne devenait gênant que lorsqu’elle accouchait ; mais le beau-père sortait par discrétion. Et puis Ragotte n’était pas longue. Personne ne mettait moins de temps qu’elle.

— Mon beau-père ne m’adressait pas la parole, Philippe croyait qu’il boudait par ma faute et m’en voulait. Il aimait beaucoup son père. Moi aussi, je l’aimais, le pauvre vieux, seulement je n’étais pas bicheuse, et je ne savais pas le mignoter à sa suffisance.
AMOUR
Elle aime Philippe, mais comment oser dire qu’elle l’aime d’amour ?
Quel nom faut-il que je donne au sentiment qui les tient liés ?
Elle l’aime : cela signifie qu’elle le préfère à tous. Elle a perdu sa mère, Philippe lui restait. Elle perd son petit Joseph, Philippe reste. Ses autres enfants peuvent mourir, Philippe vivant, elle ne sera pas inconsolable.
Elle dit : « Pourvu que je l’aie ! » comme elle dirait : « Tant qu’on a du pain, on ne meurt pas de faim ! »
Elle se passerait de tout, sauf de Philippe, et, pour cette raison, elle l’appelle, sans se creuser la tête : « Mon principal ! »

Philippe l’appelle bonnement : la vieille demoiselle !

— Aujourd’hui, dit-elle, il aime mieux se faire lécher par son chien que par moi ; mais qu’il ne vienne pas ensuite mettre sa figure contre la mienne, je n’ai pas besoin qu’il me rende les bicheries du chien !

— À cause de son nez, je le reconnaîtrais entre cent cochons.
Philippe a le nez un peu déformé.
EN MÉNAGE
Moi aussi, madame Gloriette, j’étais ambitieuse ! J’ai voulu longtemps mettre des chaussettes à mes petits. Ils possédaient tous trois chacun leur paire. Je la lavais le soir, pour la faire sécher la nuit, et j’en coiffais les chenets. Un matin, j’ai retrouvé les chaussettes mangées par les grillons. Je me suis rendu compte, ce jour-là, que mes petits marcheraient aussi bien pieds nus.

Quand un petit commence à pouvoir rester assis sur ses fesses, madame, ça prouve qu’il n’a pas le cul trop rond.

Philippe ne lui donne jamais un sou. Il fait sa vie de son côté, elle fait la sienne du sien. Loin de se plaindre, elle blâme certaines femmes :
Il y en a, dit-elle, qui gardent le porte-monnaie et qui ne remettent de l’argent à leur homme que vingt sous par vingt sous. Moi, je ne pourrais pas.

Toutefois, elle pense qu’à la rigueur la femme peut vivre sur son homme, et même le mari sur sa femme : c’est compagne et compagnon ! Mais un père et une mère ne doivent pas rester à la charge de leurs enfants. Dès qu’elle ne pourra plus, aidée de son principal ou seule, faire sa vie, elle voudra mourir.

— Dans un ménage, dit-elle, quand il pleut sur l’un, il fait mou sur l’autre.
Ce qui veut dire que, si l’un gagne des sous, l’autre en profite.

Elle ne dépense pas dix francs par an à son entretien, et dans les vieilles culottes qu’on passe à Philippe et qu’il use, elle trouve encore de bonnes pièces pour se faire des chaussons tout neufs.

Elle n’a pas adopté le pantalon des femmes ; on ne marche à l’aise que si les cuisses se touchent.

Toujours propre, décente et modeste dans sa tenue, il faut qu’il fasse bien chaud pour qu’elle dénoue et relève sur le cou les brides de son bonnet blanc. C’est presque du libertinage.

Ce qui l’a flattée, un jour qu’elle s’achetait un petit manteau pour une noce, c’est que Tapin, le marchand de nouveautés, ait dit, en lui mettant sur le dos la première jaquette venue :
— Vous êtes bien plaisante à habiller !
Comme Tapin faisait miroiter un caraco de satinette :
— Oh ! non ! non ! dit-elle, c’est trop victorieux pour moi !

— Un homme peut rester au lit quand il est malade, une femme pas. Une femme n’a jamais le temps de s’écouter.

— Une femme doit manger moins qu’un homme.

Jadis, on mêlait des pommes de terre à la farine du pain. Ragotte a mangé de ce pain-là, et elle fait la grimace au souvenir du morceau de pomme de terre froide qu’on sentait tout à coup sous la dent.

Elle a été longue à s’habituer au pain de monsieur, qui est le pain blanc. Elle aime toujours le pain de ménage, et parfois elle fait avec sa cousine, qui cuit encore elle-même, des échanges au goût et au profit de chacune.

Elle est allée, ce matin, au marché de la ville, et elle dit :
Autrefois, il y avait un boucher ; aujourd’hui, il y en a cinq ! Le monde devient carnassier.
— Autrefois, il fallait courir jusqu’à la ville acheter deux sous de sel. On prenait ses précautions le dimanche. Aujourd’hui, pour notre argent, ils nous apportent tout à la maison.

— Manger ! Est-ce drôle que tout le monde s’enferme dans les maisons, à la même heure, pour faire la même chose !

Ils mangent, Philippe, Ragotte, le Paul, à une petite table où ne peut tenir que la grande écuelle commune.
— Vous êtes bien là, dit Gloriette, serrés coude à coude ?
— Oui, madame, répond Ragotte, on se donne appétit les uns aux autres.
— En veux-tu, toi, du pain ? lui demande Philippe.
— Je ne peux pas déjeuner sans ça !
— Est-ce que je sais, moi ?

Habile à avaler sa soupe proprement et nettement, elle n’aime pas les tables mal torchées.

— Vous avez déjà fini votre soupe, Ragotte ?
— Oh ! madame, quand on l’attaque à pleine cuiller, ça va vite.
— C’est bien propre, Philippe, une toile cirée comme celle de madame. Il n’en faudrait pas grand sur notre petite table ! si un jour, à la ville, tu en voyais un morceau ?…
— Mange donc ! lui dit Philippe.

Elle se chauffe mal, si elle ne voit pas le feu ; elle aime les beaux feux de bois dont la braise ardente fait pleurer des larmes cuites ; mais elle trouve que rien ne vaut le gentil feu d’une paire de sabots qu’elle a portés, qu’elle brûle quand ils ne sont plus mettables, et qu’elle regarde flamber, toute songeuse.

Le son du cor de chasse l’émeut au point qu’elle ose dire à Philippe :
— Pourquoi n’as-tu jamais appris à flûter comme ça ?

Il y avait à la cuisine un reste de gâteau.
— Avez-vous mangé ce gâteau ? dit Gloriette.
— Non, madame, je n’ai fait que laver la vaisselle.

Elle dit à Gloriette qui surveille du bœuf à la mode :
— Votre fricot sent si bon que je mangerais bien mon pain sec à côté.
— Avez-vous goûté à votre pot de confitures ?
— Oh ! non, madame !
— Qu’est-ce que vous attendez ?
— Toute seule, j’aurais honte ; il me viendra peut-être de la compagnie !

Quelquefois, la bouchère, dont elle a élevé un des petits, lui fait présent d’un morceau de viande. Cette générosité cause à Ragotte plus d’embarras que de plaisir. Elle montre la viande à Gloriette :
— Voilà, madame, un brave goûter ! Mais je ne sais pas le faire cuire ; vous allez bien m’expliquer, dites ?

C’est malheureux de ne pas être dame ! Elle mangerait de la crème au chocolat tous les jours.

— Un rien me suffît pour ma nourriture, mais quand j’ai quelque chose de bon, je me laisse faire comme les autres.

— Toute la journée et toute la vie, dit-elle, on ne travaille que pour la gueule !
LE ROCKING-CHAIR
Philippe, qui désherbe, accroupi, les oignons du jardin, reçoit une motte de terre sur le dos. Il ne sait pas d’abord d’où ça lui tombe, mais il aperçoit Ragotte dans le rocking-chair. Elle lui sourit avec tendresse.
— Regarde comme je me balance ! dit-elle.
Philippe hausse les épaules.
Il a tort.
Il faut voir Ragotte dans cette petite voiture sans roue. Elle s’amuse comme une fillette, émerveillée par cette nouvelle invention des hommes qui ne savent plus quoi imaginer.

*
— Madame, dites, pour une pièce de trois francs, on aurait bien un bon fauteuil ?

Elle a pris d’abord le tub pour un ciel de lit et elle finit par trouver que ces boules, que le monsieur appelle des haltères, pourraient servir à écraser le sel.

C’est une des dernières paysannes qui ne veulent pas accepter certains progrès et qui s’arrêtent et se baissent n’importe où.
— Quand je suis allée à Moulins, chez une cousine, comme j’avais un petit besoin, elle m’a mise dans une chambre, oui, toute seule, dans une vraie chambre ! Oh ! que j’avais peur ! je serais morte si on était entré.

Il lui arrive de se croire si seule au monde qu’elle se mouche dans ses doigts.

Gloriette a mis, par jeu, sa voilette sur la figure de Ragotte. Ça lui va comme à une dame et Philippe dit en riant :
— Elle se conserverait bien derrière ce petit grillage !

Elle vient s’asseoir dans la cuisine de Gloriette pour causer et faire la dame.
Si Gloriette lui offre un reste, Ragotte apporte une assiette et dit :
— Mon assiette est peut-être trop creuse, mais vous n’êtes pas obligée de la remplir. On met bien un veau dans une grange !

Gloriette lui passe un vieux plateau de bois où c’est l’habitude de mincer le lard et de hacher le persil.
— Prenez-le, Ragotte, il ne me sert plus, et si vous n’aviez pas été là, je le jetais au feu.
— Ne faites jamais ça, madame, je le jetterai bien moi-même.
— On souffre, madame, quand on voit les riches jeter quelque chose.

— Oh ! madame, vous pensez donc toujours à moi ?

Elle dit à Gloriette qui compte sa monnaie :
— Vous en avez des jolis sous ! Il n’y a que ça qui débêtit le monde !

Elle croit que nous sommes très riches, et si quelqu’un lui disait que nous avons au moins mille francs, ça ne l’étonnerait pas.

Gloriette lui donne tant d’affaires que Ragotte finit par dire :
— Vous m’affriandez, madame, et vous m’avez rendue difficile : je ne pourrais plus maintenant redevenir une malheureuse.

Elle regarde si ses hommes, Philippe et le Paul, viennent sur la route.
Son profil semble dessiné par un petit gars de l’école primaire. Le cordon du tablier la divise en deux boules d’égale grosseur.
Lasse d’attendre, elle fait, tout haut, cette réflexion :
— Le goûter est prêt, les goûteux ne viennent pas. Si le goûter n’était pas prêt, les goûteux seraient déjà là.

Elle revient de chercher à la ferme un double de noix qu’elle apporte dans un sac et le sac est plein de bruit.
— Oui, dit Ragotte, les noix causent dans le sac et ça distrait le mendiant.

Elle dit de sa sœur qui est avare :
— Elle ne donnerait pas l’eau où a cuit l’œuf !

Elle dit d’un riche orgueilleux, qui vient de se ruiner :
— Il était si fier qu’il ne pouvait pas marcher ! Aujourd’hui, il marche sur ses plumeaux.
Il faut savoir, pour comprendre, que Ragotte est une habile plumeuse d’oies vivantes, et que les ailes d’une oie ainsi plumée pendent, mal soutenues, et traînent par terre.
JAUNETTE
Les mains jointes sur le ventre, Ragotte va chercher la vache au pré. Elle y va lentement, comme si elle priait, mais prier ce serait déjà trop penser ; elle ne pense à rien.
Elle ouvre la barrière et prend la rouette qu’elle a cachée au pied de la haie, ce matin, en amenant la vache.
Elle appelle : « Jaunette ! Jaunette ! »
Jaunette, qui mangeait, lève sa lourde tête, et c’est étonnant qu’elle ne dise point :
— Tiens ! voilà Ragotte !
Jaunette ne bouge pas.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Ragotte casse une branche de noisetier garnie de feuilles fraîches et la lui montre de loin.
— Faut-il que j’aille te chercher ? Tu ne voudrais peut-être pas !
Mais Jaunette a vu et hésite à peine. Elle s’ébranle et vient toute seule. Elle arrive, le ventre rond, les cuisses écartées sur le pis. Elle apporte le pis pesant à Ragotte, qui le soulage, matin et soir, comme par amitié.
D’un coup de langue, Jaunette attrape les feuilles du noisetier, et Ragotte lui dit :
— Vieille gourmande !
C’est le seul défaut qu’elle lui connaisse, la gourmandise.
Elle le lui reproche, sans malice, comme une parente pauvre peut se permettre de le faire à une parente plus pauvre.
Jaunette s’arrête à chaque pas pour donner des coups de langue rapides à l’herbe de la route. Elle suit le fossé et passe si près du bord que Ragotte tremble. Parfois, un sabot de Jaunette glisse, mais, grâce au ballonnement de son ventre énorme, elle s’équilibre.
Il semble à Ragotte que c’est elle-même qui porte le pis fragile et plein de lait, et elle se raidit de peur d’en perdre une goutte.

Elle dit d’une vache maigre : « Le feu prendrait après ! »

Jaunette conviendrait à un malheureux qui n’aurait pas d’herbe pour la nourrir et qui la mènerait sur les chemins.
Quand elle sort du pré, elle est déjà saoule, et elle mange, le long du mur, comme si elle crevait de faim. Sa mâchoire laborieuse ne refuse rien ; elle mange même où les moutons, qui salissent l’herbe, viennent de passer.
Ragotte, campée derrière elle, est une laide et bonne petite sorcière, qui aura tout à l’heure la puissance de faire jaillir, du bout de sa baguette, une source blanche.
Comme elles ne rentrent pas, Philippe, étonné, ouvre la porte, sort sur la route, et les voit arrêtées. Jaunette, de ses gros yeux troubles, regarde devant elle, et Ragotte regarde à terre.
— Qu’est-ce que tu rumines donc là ? dit Philippe.
— J’attends Jaunette, dit Ragotte ; je ne sais pas à quoi elle pense.

Elle tire la vache (Philippe, qui sait tout faire, n’a jamais su tirer les vaches), une tétine en chaque main, et d’un mouvement alternatif et doux : une, deux ! une, deux ! Tandis que, matin et soir, Ragotte sonne ainsi l’angélus, Jaunette mange encore au râtelier, et, pour payer sa nourriture, elle accorde son lait et ne donne pas de coup de pied dans le seau à traire.

— Si c’était un âne, Ragotte, vous monteriez dessus !
— Oh ! non, dit-elle, il aurait vite fait de faire poulain !
Ce qui veut dire qu’elle serait bientôt par terre, entre les quatre pattes de l’âne.

*
Parfois, quelle importance ! Toutes ces idées qu’elle a en tête ! Le mal qu’elle se donne derrière la volaille ! Ce poulet qui ne grossit pas plus qu’une pierre dans un trou ! Et cette poule qu’elle traite de créature comme si elle voulait la perdre à jamais dans l’estime du monde !
LAVEUSE
Mais la grosse affaire, dans la vie de Ragotte, a toujours été le lavement du linge des autres.

Ce qui lui va le mieux, c’est d’aller à la rivière et d’en revenir. Pour qu’elle ait son air le plus naturel, il faut qu’elle soit en laveuse. Sa brouette devant ou sa hotte sur le dos, sa boîte sous un bras, le tapoir et la planche à laver sous l’autre, la mettent à l’aise et lui servent de contenance.
Elle s’adapte si bien à sa brouette qu’elles iraient toutes deux à la promenade, s’il arrivait à Ragotte de se promener. Et Ragotte est tellement lasse, des fois, quand elle revient de la rivière, qu’elle a l’air d’être ramenée par la brouette.

Une laveuse qui n’est pas nourrie a droit à une chopine de vin par jour. Gloriette ne le savait pas et Ragotte ne disait rien. Comme Ragotte lave le linge depuis neuf ans, Gloriette apprend, par hasard, qu’elle lui doit presque une barrique.
— Pourquoi ne réclamiez-vous pas ?
— Oh ! moi, madame, je n’aime pas le vin.

— Vous savez bien, madame Gloriette, ce que c’est qu’un homme qui a bu !… Ou plutôt, non, vous ne le savez pas ! Et quand il boit, que la femme se saoule de travail, si elle veut !

Elle n’a pas le temps, le jour de la lessive, de faire à goûter pour ses hommes. Philippe ne mange que de l’ail.
C’est moi, le monsieur, qui en profite, à la chasse, quand j’ai le vent.
SES ENFANTS
Elle reçoit, un matin, par le facteur, la photographie de sa fille, placée à Paris.
Lucienne est en toilette : elle a des boucles d’oreille, une chaîne de montre, et sa tête bouffe, toute frisée exprès.
Ragotte regarde longuement le portrait et finit par dire :
— Pauvre petite malheureuse !

Lucienne arrive ce soir, et, comme elle restera quelques jours, Ragotte lui achète du fil blanc, du fil noir et du coton à repriser les bas. Elle choisit le coton le moins gros qu’elle trouve.
— Lucienne, dit-elle, doit être habituée à de la délicatesse, là-bas. Regardez donc, madame, si ce coton est assez fin ?
— Oui, dit Gloriette ; vous avez une bonne idée, et Lucienne sera contente.
— Elle ne va peut-être pas s’en apercevoir, dit Ragotte.

Philippe revient seul de la gare. Ragotte pâlit. Elle n’ose point le questionner, et Philippe ne prend pas la peine de dire que sa fille s’est arrêtée, en haut du village, chez une cousine.
— Quand j’ai vu, dit Ragotte à Lucienne, que ton père ne te ramenait pas, ça m’a farfouillé partout.
Lucienne se moque d’elle, avale sa soupe, trop fatiguée pour s’attendrir, se couche et s’endort.
— Venez donc voir, madame, dit Ragotte à Gloriette, comme ma gamine repose bien !

*
RAGOTTE
Puisque tu ne fais rien, tu devrais me repriser ma manche.
LUCIENNE
Je reprise trop mal.
RAGOTTE
Tu repriserais toujours mieux que moi.
LUCIENNE
Non, je ne sais pas. Il fallait me faire apprendre le métier de couturière.
RAGOTTE
Tu me le dis souvent !
LUCIENNE
Si j’avais un métier, n’importe lequel, je ne serais pas en place chez les autres.
RAGOTTE
Nous ne pouvions pas te payer un apprentissage !
LUCIENNE
Alors, fais ta reprise toi-même !

*
Comme elle est toute à ses tristes pensées, sa fille se met sur son trente et un pour aller à la ville. Lucienne s’habille à la façon d’une demoiselle de Paris et elle a des gants. Elle passe devant Ragotte, lui fait, comme elle a vu faire dans les gares, un petit signe de la main, et dit :
— Point de commissions ?
Ragotte ne répond pas. Appuyée au tas de fagots, douloureuse et mâchonnante, elle regarde s’éloigner l’étrangère sortie d’elle.

— Ma fille n’est pas mauvaise, au fond, dit-elle, mais elle a le parlement dur.
— Et puis, que voulez-vous, c’est ma viande !
LA GLACE
Elle n’avait qu’une glace comme la main pour se regarder, une de ces glaces ovales, à couvercle de bois blanc, que les garçons mettent dans leur poche, dès qu’ils se croient jolis.
Ragotte laissait la sienne pendue au mur.
Gloriette lui dit :
— Vous avez beau être petite, cette glace est encore trop petite.
— Oh ! madame, dit Ragotte, elle me suffit. Je l’ai depuis notre mariage. Pourvu que je voie que mon bonnet n’est pas de travers, je me passe de mirer le reste. Je ne suis pas si belle !
— Il faudra tout de même que je vous en paie une neuve, dit Gloriette.
Or, ce soir, comme Ragotte vient de laver, elle trouve à la place de l’autre une grande glace carrée, à bords vernis comme ceux d’un tableau, où elle peut se voir presque tout entière.
Elle se rappelle aussitôt la promesse de Gloriette, mais, par timidité et respect, elle fait l’étonnée.
— Je me demande, dit-elle, qui diable a mis cette glace à cet endroit-là ? Est-ce que, par hasard, ce serait toi, Philippe ?
— Oh ! non, dit Philippe qui ne sait rien et qui ne se dérange pas de son travail pour une glace.
— Je savais bien, dit Ragotte, que c’était encore la dame !
— Non, ce n’est pas la dame, dit Lucienne avec brusquerie ; c’est moi !
— C’est toi ! dit Ragotte stupéfaite.
— Oui, moi. Je l’ai achetée ce matin à un bazar ambulant.
— Toi ! répète Ragotte.
LUCIENNE
Et voilà comme tu me remercies !
RAGOTTE
Pourquoi donc que tu m’as acheté une glace ?
LUCIENNE
Parce que j’avais de l’argent de trop.
RAGOTTE
Ma pauvre fille ! tu ne m’as pas habituée. J’aurais parié gros que c’était la dame ou mon vieux.
LUCIENNE
Tu penses à papa, tu penses à la dame, tu ne penses pas à ta fille ; c’est comme ça qu’on se trompe !
RAGOTTE
Oh ! je me trompais pour mon vieux, mais, pour la dame, je ne me trompais pas de beaucoup.

*
Ragotte n’a pu s’acheter une lampe qu’à l’âge de cinquante-cinq ans.
Elle se sert de la lampe sans l’abat-jour qui est au grenier.
— Il me gênait, dit-elle.

Jusqu’à soixante ans, elle n’a connu que le lit de plume, la couette. Pour la première fois de sa vie, elle va coucher sur un matelas.

D’un lit où le paresseux s’attarde, elle dit :
— Voilà un lit bien emblavé !
Elle s’étonne que, depuis quelques jours (pour quelques jours, seulement), je me lève le matin à six heures, et elle dit que je ne profite plus de ce que je suis monsieur.

— Quand on est chez les autres, dit-elle, on est toujours à terme.

Elle regarde le collier de cuir rouge que la petite chienne de luxe porte au cou.
— Ah ! fine garce, lui dit-elle, que tu es heureuse ! on ne m’en a jamais mis un pareil, à moi !

*
On ne peut pas lui faire dire qu’elle est de la même pâte que nous. Il faut qu’il y ait des dames habillées comme Mme Gloriette et des paysannes mises comme Ragotte.

GLORIETTE
Mais si vous deveniez riche !
RAGOTTE
Ça ne se peut pas.
GLORIETTE
Si quelqu’un vous offrait une belle robe ?
RAGOTTE
Est-ce que je saurais la porter ?
GLORIETTE
Si on vous avait appris ?
RAGOTTE
J’ai la tête trop dure.
GLORIETTE
Si, par un hasard de naissance, vous étiez ce que je suis, et si j’étais ce que vous êtes ?
RAGOTTE
Moi à votre place, madame, et vous à la mienne ! oh ! oh !
GLORIETTE
Enfin, je suppose.
RAGOTTE
Ce ne serait pas juste.

*
Le Paul lui reproche de n’avoir pas recousu un bouton de chemise.
— Je ne suis pas ma maîtresse, dit Ragotte. J’ai mon ouvrage ; il faut que je fasse d’abord ce qu’on me commande.
Elle dit « ce qu’on me commande » avec du respect pour qui commande, une joie grave d’être commandée, la certitude de bien obéir.

— J’écris un mot à Lucienne, Ragotte ! Qu’est-ce qu’il faut lui dire de votre part ?
— Dites-lui, madame, qu’on ne fait pas toujours comme on veut.
MALADE
À peine au lit, elle crie. Le mal commence par les dents, usées jusqu’aux racines, et gagne les oreilles.
Elle ne peut pas rester couchée. Elle se lève et va mettre sa tête brûlante sur le feu qui s’éteint dans la cheminée.
Comme elle souffre, Philippe est presque tendre. Il supporte qu’elle l’empêche de dormir. Il regarde les poutres du plafond et dit parfois à Ragotte :
— Et ta gueule ?
Ragotte répond par un grognement de douleur.
Philippe, pour la calmer, raconte l’histoire d’une de ses dents.
Un jour qu’il se plaignait d’avoir mal, le forgeron lui dit :
— Mets-toi là, près de mon enclume !
Philippe se place. Le forgeron noue à la dent malade le bout d’une ficelle et à l’enclume l’autre bout, puis il passe un fer rouge devant la figure de Philippe.
— Mon recul a fait sauter ma dent, dit Philippe, et je serais tombé à coups de poing sur le maréchal, s’il ne m’avait tenu en respect avec son fer rouge. Je n’avais plus mal, mais, d’abord, je me suis cru aveugle et longtemps j’ai cligné de l’œil.
Cette histoire ne faisant pas d’effet, Ragotte, enragée, dit à Philippe :
— Jaguille-moi avec ton couteau !
Philippe, affectueux, glisse la pointe du couteau entre deux dents, pousse et tourne. Ça craque. Ragotte hurle comme si on lui ouvrait la cervelle, mais la dent ne cède pas.
Ragotte se décide à la faire arracher en ville par le médecin, pour quarante sous.
Au retour, sa bouche pisse le sang sur la route.
Elle dit gaiement à Philippe qu’elle fait rire :
— Je l’ai vue ; c’était une fameuse dent ! Ça ne m’étonne pas qu’elle tenait si bien ; il y en avait plus long d’emmanché dans ma gueule que dehors.

Elle dit à Gloriette, qui est de retour :
— J’étais contente de savoir que vous reveniez de Paris ; je pensais : nous allons nous raconter, avec la dame, nos maladies de l’hiver.
Elle commence :
— Moi, j’avais mal à la tête et une forte fièvre. J’ai d’abord pris de l’herbe, une espèce d’herbe amère, de la centaurée. Elle m’a bien fait. Ensuite, j’ai avalé tous les cachets du médecin. Je n’avais encore jamais pris de médecine. Ça me mettait le feu au ventre. Il fallait à chaque instant courir au puits, boire une tasse d’eau fraîche.
— D’eau glacée, Ragotte, de neige fondue ? Vous étiez folle !
— Ça me calmait.
— Pour mieux vous brûler ensuite ! Et aujourd’hui, comment êtes-vous ?
— La fièvre tombe, mais j’ai toujours mal à la tête. C’est le sang.
— Il faut revoir le médecin.
— Oh ! pour quoi faire ?
Madame a raison, dit Philippe, bourru et prévenant. Demain je retournerai le chercher et il t’ordonnera de la nouvelle denrée.
Elle souffre des reins, et, pour ne pas briser son lit dans la journée, elle se couche sur l’arche au pain.
L’arche est trop courte, bien que Ragotte ne soit pas longue. Il faut qu’elle se replie en chien. Tout ce qu’on peut obtenir, c’est qu’elle mette un oreiller sous sa tête et un mouchoir dessus, parce que les mouches la dévorent.

Autrefois, elle avait des verrues, mais elle les a guéries avec une pommade qu’elle écartait avant le lever et après le coucher du soleil.

Elle se rappelle exactement la date de son retour d’âge.
— J’ai vu pour la dernière fois, dit-elle, le jour de la première communion de mon petit Joseph.
Les deux souvenirs sont casés l’un vers l’autre dans sa tête et ne se font pas tort.

Dans la solitude, elle a de quoi occuper sa pensée. Elle sait des histoires que nous ne savons pas et qu’elle ne raconte à personne. Elle sait que tel jour, derrière les fagots, le gendarme a tapiné la femme du corroyeur.

Souvent, elle m’agace, assise sur une marche de l’escalier. Elle cause ! elle cause, à voix basse pour ne pas me déranger, et de son bavardage un murmure monte jusqu’à ma fenêtre et trouble l’air, comme la balle d’avoine s’échappe du tarare.
RELIGION
GLORIETTE
Pourquoi n’allez-vous presque plus à la messe ?
RAGOTTE
Oh ! la messe…
GLORIETTE
C’est pour nous faire plaisir ? Ma pauvre Ragotte, vous nous jugez mal ; vous êtes libre.
RAGOTTE
Je le sais bien, madame.
GLORIETTE
Vous auriez tort de vous gêner, allez vite à la messe.
RAGOTTE
Je vous remercie, madame, je n’irai pas aujourd’hui. Il faudrait m’habiller.
GLORIETTE
Vous avez le temps.
RAGOTTE
L’église est trop loin.
GLORIETTE
Peu importe que la messe soit commencée.

— Laisse-la, dis-je à Gloriette, tu ne peux pourtant pas, une païenne comme toi, forcer Ragotte…
— Je t’assure, dit Gloriette, qu’elle se prive de la messe parce qu’elle s’imagine que ça nous est agréable.
RAGOTTE
Non, madame, je reste de ma volonté.
GLORIETTE
Vous n’avez donc plus de religion ?
RAGOTTE
Si, madame, et vendredi, soyez tranquille, j’observerai le jeûne.
GLORIETTE
Ah ! vous jeûnez tous les vendredis ?
RAGOTTE
Le Vendredi Saint seulement, celui de la semaine qui vient.
GLORIETTE
Qu’est-ce que vous mangerez, ce jour-là ?
RAGOTTE
De la tourte à l’huile.
GLORIETTE
La tourte est permise ?
RAGOTTE
Oui, mais je n’y mettrai pas d’œuf.
GLORIETTE
L’œuf est défendu ?
RAGOTTE
Un jaune d’œuf, et on serait en état de péché.
GLORIETTE
Et Philippe, jeûnera-t-il ?
RAGOTTE
Comme moi ; nous ne ferons pas deux cuisines.
GLORIETTE
Il aime la tourte ?
RAGOTTE
Oh ! la tourte à l’huile ! il va se bourrer.
GLORIETTE
Et s’il demande un œuf ?
RAGOTTE
Il n’en aura pas.

— Aimez-vous les juifs, Ragotte ?
— Je ne sais pas ce que c’est, je n’en ai jamais vu.
— Tenez ! En voilà un.
— Ce monsieur-là ?
— Oui, c’est un juif, un ami venu passer huit jours à la campagne. Que faut-il en faire ?
— Si c’est un bon homme, il faut le garder, si c’est un mauvais homme, il faut le renvoyer.
Le juif part ce soir, mais c’est une coïncidence ; il avait fini sa semaine.

— Croyez-vous au paradis, Ragotte ?
— Ma foi, oui, monsieur.
— Espérez-vous y aller ?
— Je n’ai point fait de mal.
— Pensez-vous que Philippe ira ?
— Pourquoi non ?
— Écoutez, Ragotte, aimeriez-vous mieux être toute seule au paradis qu’avec Philippe en enfer ?
— Oh ! l’enfer, dit Ragotte, je n’y crois guère.
— Au purgatoire, si vous préférez ?
— J’aimerais mieux être avec lui n’importe où.
Puis elle reprend, par pudeur :
— Ce n’est pas qu’il tienne à moi et que je tienne à lui, mais il y a trop longtemps que nous sommes l’un près de l’autre, ça ne serait plus la peine de se quitter.
— Et Mme Gloriette, est-ce qu’il vous paraît possible qu’elle aille au paradis ?
— Oh ! si elle n’y allait pas, personne n’irait.
— Et moi, Ragotte ?
— Oui, monsieur, dit-elle, se dépêchant de le dire.
— Moi aussi ! Mais vous oubliez, Ragotte, que ni madame, ni monsieur, ni les enfants, ne mettent les pieds à l’église, que…
Soudain, je m’aperçois que les yeux de Ragotte s’emplissent de larmes. C’est sa manière, à elle, de me faire comprendre que je devrais bien la laisser tranquille.

GLORIETTE
C’est l’Ascension, Ragotte, il ne faut pas manquer la messe, ce jour-là ; voyons, allez-y.
RAGOTTE
Ma foi non, madame.
GLORIETTE
Alors, vous n’irez plus ?
RAGOTTE
Guère.
GLORIETTE
Mais, ma pauvre Ragotte, vous vous fermez les portes du paradis !
RAGOTTE
Oh ! madame, vous m’avez dit un jour que j’irais. Je suis bien sûre d’y aller.

D’ailleurs, ce n’est pas à Dieu qu’elle croit le plus :
— Si une poule demande à couver à la Saint-Jean, laissez-la une nuit dehors avant qu’elle couve.
— Pourquoi, Ragotte ?
— Parce que le maître de la maison mourrait dans l’année.

— Il faut mettre treize œufs sous une poule.
— À cause du chiffre treize ?
— Oh ! non, madame ! Non, non… mais la poule serait trop grosse pour douze œufs et trop petite pour quatorze.

Quand une oie couve et qu’il tonne, il faut appeler les petits dans la coquille.
— Parce que ?
— Je ne sais pas, on dit qu’il faut les appeler.

En mars, on prépare des petits paquets d’avoine et on les fait bénir, puis on les distribue aux vaches pour qu’elles vêlent bien. Philippe arrange les paquets. Que Ragotte les porte à bénir, si elle veut !

Avant de se coucher, on va voir avec une lanterne les bêtes à l’écurie. On y va tous les soirs, sauf la veille de Noël, parce que, la veille de Noël, les bêtes causent.

Un veau qui tette mal, Ragotte le traite de feignant, mais elle l’excuse si c’est en pleine lune, parce qu’en pleine lune, un veau a de la paresse à téter.
— Ça n’y fait peut-être rien, dit-elle.

Mais peut-être que Ragotte a raison, que nous subissons tous, à notre manière, l’influence de la lune, et que la page écrite en lune dure ne vaut pas la page écrite en lune tendre.

La corneille prisonnière fait trop la vie dans sa cage, il va encore arriver quelque chose !

Justement, le petit Joseph vient de mourir, à Paris.



II- LA MORT DU PETIT JOSEPH
L’infirmière dit à Gloriette :
— Votre petit jeune homme ne va pas.
— Perdu ?
— Bien malade !
Et le médecin :
— C’est une méningite ! Il peut vivre encore huit jours ou trois semaines. Trois semaines, ça m’étonnerait. Prévenez la famille.
J’écris à Philippe et lui conseille de venir à Paris.
— Triste voyage ! dit-il en arrivant.
Il va tout de suite à l’hôpital avec sa fille Lucienne et ne trouve pas Joseph si mal.
— Il vous a reconnu, Philippe ?
— Oh ! et même de loin ! Il faisait : bou ! bou ! avec ses lèvres. Je lui ai dit : « Tu veux donc m’embrasser ? » Il a répondu : « Oui. » Je me suis penché, et, comme mon pied glissait, il m’a dit : « Tu vas tomber ! » Il a voulu boire. Lucienne soutenait le verre par le fond. Je disais à Joseph : « Tu en as assez ! » C’était pour rire, non pour lui refuser son lait. Il répondait : « Ma foi, je bois tout ! » Et il a tout bu ; preuve qu’il va mieux.
— Ne vous faites pas d’illusion !
— Oh ! je ne m’en fais pas beaucoup ; son mieux, c’est peut-être son pire.
— Dès qu’un grand médecin comme le sien a parlé !…
— Quelquefois, les médecins se trompent, dit Philippe.
— Pas quand ils affirment qu’il n’y a rien à faire.
— Ah !
— J’admire les grands médecins, dit Gloriette émue.
La barbe de Philippe et ses rides se brouillent et sa figure a bientôt l’air d’une souche trempée.

— Vous avez pu, Philippe, vous assurer par vous-même que Joseph est bien soigné à cet hôpital ?
— Oui, mais il y a de l’eau qui lui coule du front et le mouille jusqu’à l’estomac.
— C’est l’eau de la glace qu’on lui met sur la tête pour endormir le mal. Vous ne trouveriez pas de glace à la campagne.
— Non ; il serait mieux tout de même si quelqu’un restait près de lui.
— L’infirmière ne bouge pas, Philippe ! Elle va d’un malade à l’autre. Elle ne quitte la salle que pour déjeuner, et elle n’a que ce moment de repos. C’est dur, le métier des infirmières ; elles travaillent de sept heures du matin à sept heures du soir.
— Joseph n’aurait pas d’infirmière chez nous, répond Philippe, mais moi, la Ragotte ou le Paul, on ne le laisserait pas seul, on serait toujours là pour le recouvrir s’il se découvrait et pour lui donner quelque chose, quand il demanderait à boire, ou n’importe.
— Ce n’est pas de soif que Joseph mourra, Philippe. Que dites-vous de l’hôpital ? Vous n’en aviez pas encore vu ?
— Non.
— Il vous a semblé bien tenu, hein ? propre, tout luisant !
— C’est assez convenable.

— Depuis combien d’années Joseph est-il à notre service ?
— Ce serait la septième.
— Sept ans, déjà ! Espérons qu’il n’aura pas été bien malheureux chez nous.
— Il ne se plaignait pas trop, dit Philippe.

L’infirmière est jolie, blonde, douce et grave ; elle ne s’attarde pas aux malades qui plaisantent. Elle donne avec le même sérieux le verre de lait et la bouteille à pipi. Malgré son métier, elle reste si bien femme que Gloriette, à sa vue, ne manque pas de dire :
— Comme je la comprends ! Moi aussi, j’aimerais être garde-malade.

Le petit Joseph n’a presque pas de fièvre et il divague. Il divague poliment, d’un air raisonnable. Il a reconnu son père et ne se rappelle plus sa visite. Il semble qu’on lui ait assené un coup de marteau sur le crâne, non pour le tuer, mais pour l’étourdir. Il grimace et ne souffre pas. Ses mains sont glacées, l’une blanche, l’autre violette. Elles se cherchent, mais si la blanche fait, à elle seule, plus de la moitié du chemin, la violette bouge à peine.
— Vous m’emmenez ! me dit-il.
— Oui, bientôt.
— Oh ! je peux marcher, allons ! dépêchons-nous !
Il s’efforce de remuer ses jambes inertes.
On m’a monté ici sur un brancard, dit-il, mais, pour redescendre, je les aiderai et je tiendrai le bout du brancard.

Il voit au mur des ronds de soleil et s’écrie :
— Oh ! des brioches !
— Hier, dit-il, un vieux était très malade. Il a demandé le bon Dieu. Il est là, dans l’armoire, le bon Dieu.

L’interne l’a questionné.
— Buvez-vous quelquefois ?
— Non.
— Jamais ?
— Non, non.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Moi ?
— Oui, vous, dans la vie ?
— Je suis domestique.
— Servez-vous aux repas ?
— Oui.
— En débarrassant la table, vous prenez la goutte ?
— Il n’y a pas de goutte chez nous ! répond le petit Joseph avec force.
Les autres malades nous observent et se disent sans doute :
— C’est lui, ce n’est pas moi, qui va mourir.

— Bonsoir, petit !
— Vous partez ?
— Oui, nous reviendrons.
— Et moi, je reste ?
Va-t-il pleurer ? Quand je me retourne, ses yeux s’amusent déjà aux brioches qui s’arrondissent sur le plâtre blanc.

— Là-bas, on les habille, me dit Philippe ; est-ce qu’on va l’habiller ?
— Je ne crois pas. Nous lui donnerons un drap, avec un oreiller, et il sera mieux dans un drap propre que dans ses effets qui ne l’étaient plus.
— Là-bas, on les habille, répète Philippe.
— Ici, non. Chaque pays a ses habitudes. Paris a les siennes. Il faut les respecter.
— Oui, mais je ne veux pas qu’on jaguille Joseph.
— Comment ?
— Je ne veux pas qu’on le jaguille ! Vous, qui connaissez les médecins, défendez-leur de le jaguiller. Je sais qu’à l’hôpital ils jaguillent les morts, si on ne dit rien. Ils ont jaguillé la fille de Rolin. Moi, je ne veux pas : Défendez !
Il parle ainsi, têtu et sombre, parce qu’il se souvient d’en avoir presque jaguillé un lui-même à la ferme des Corneille. Un domestique était mort subitement. La Compagnie d’assurance exigea l’autopsie, et le médecin fit l’opération avec l’aide de Philippe, renommé pour son adresse à égorger les porcs. Philippe, quoique habitué au sang, ne trouva pas que c’était de l’ouvrage bien agréable.
— Défendez, monsieur, défendez !
— Je ferai votre commission.

— Je n’ai plus rien à faire ici, je m’en vas, dit-il à Lucienne.
Il s’assure qu’il a dans sa poche le livret de caisse d’épargne et le porte-monnaie du petit.
— Vous savez que vos autres enfants ont droit à la moitié de cette somme ?
Philippe ne répond pas. Il boutonne étroitement sa veste et son pardessus, se coiffe d’aplomb, et dit à sa fille, d’un ton autoritaire :
— Je pars, je l’ai vu, ça suffit ; mais toi, tu restes. Tu iras à l’hôpital tous les jours, et tous les jours tu écriras pour donner de ses nouvelles. N’y manque pas ; tu m’écoutes ?

J’avais dit à Philippe :
— Vous êtes un homme, vous ! un homme s’en tire, mais Ragotte n’est qu’une pauvre vieille maman ; soutenez-là !
Philippe nous télégraphie de là-bas :
« Ragotte pas malade, mais ennuyée. »

Après Philippe, c’est le Paul qui vient voir son frère Joseph une dernière fois. Il a voulu partir à toute force. Il arrive à la gare de Lyon, au milieu de la nuit, et il attend que l’heure soit convenable pour sonner à la porte du concierge.
Il se présente avec une petite cravate-plastron de couleur printanière, où brille une épingle dorée, et dès les premières paroles, il pleure, comme une grosse pomme cuite fendue.

Le Paul ne veut pas s’y connaître moins qu’un autre.
— Oh ! pour moi, il est perdu ! dit-il.

Joseph aura été deux fois à l’hôpital. La première fois, Ragotte criait :
— Il n’en sortira plus !
Nous l’avons réprimandée ferme. Joseph est sorti.
— Je regrette mes paroles de défiance, a dit Ragotte. Oh ! je n’aurai plus peur de l’hôpital, et si mon petit y retourne, je me tiendrai tranquille.
Le petit Joseph y est retourné, et, cette fois, il y reste.

Lucienne et le Paul ont du chagrin, mais surtout de la mauvaise humeur. « Ça m’agace ! » dit Lucienne. Ils gémissent en bougonnant.
— Ce n’était pourtant guère difficile à voir, que la fin approchait !
— À quoi ça sert d’envoyer une dépêche ? Il est mort, il est mort !
Le Paul dit à Lucienne :
— Naturellement, je reste à Paris jusqu’à demain. Il faut bien que j’achète une couronne !
Et Lucienne dit :
— Inutile de faire tant de frais ! C’est déjà gentil de l’emmener. Et tu sais qu’on ne les habille pas, ici ; tâche de garder ça pour toi et de ne pas raconter chez nous qu’on l’a mis dans le cercueil sans l’habiller.
— Je ne suis pas si bête que tu crois, répond le Paul.
— Non, dit Lucienne, mais tu n’as guère souvent la main à la poche, quand il s’agit de payer ! Si tu me remboursais ! tu t’imagines que ça ne coûte rien, le Métro ?

Ils disent : « Je l’ai vu ; il est tel qu’hier ; la mort ne l’a pas changé ! »
C’était bien la peine !

— Pour l’emmener, disent-ils, on paiera avec ses économies. C’est son argent. Il faut que l’argent qu’il a gagné lui profite.
— Cet argent, dis-je, profitera surtout au patron de ce monsieur noir qui vient de nous faire ses offres.
— Vous avez raison, mais si Joseph pouvait parler, il dirait comme nous.

C’est Philippe qui reçoit la dépêche au village. Il la lit et pleure d’abord, seul, tout son saoul. Il garde la dépêche dans sa poche plus d’une heure.
Ragotte est au coin du feu avec une voisine, la Chalude. Philippe, sans donner la dépêche à Ragotte, puisqu’elle ne sait pas lire, sans même la lui montrer, l’embrasse, ce qu’il ne faisait plus depuis des années.
Ragotte comprend et pleure dans son tablier.
La Chalude, ayant deviné, pleure aussi.

Il y avait beaucoup de monde à l’enterrement. Ragotte a dit :
— Nous avons beau être pauvres, nous ne sommes pas mal regardés !
Elle aura bien du plaisir à se rappeler toutes les personnes qui se sont dérangées.
Mais Philippe n’y était pas. Au dernier moment, il a refusé de mettre une chemise. Il a dit, d’une voix sourde :
« Non, je n’irai pas ! » Et il est allé se coucher sur la paille, près de Jaunette.

Le monde marchait, silencieux sauf la Chalude, courbé contre le vent qui balayait la route. La Chalude, qui ne parle pas vite, mais qui finit tout de même par dire ce qu’elle veut, déclarait à Lucienne :
— Il y a juste treize ans que, à la même époque, au mois de mars, votre frère aîné est mort. J’ai bonne mémoire, je ne me trompe pas. Et quand votre frère aîné est mort, il y avait juste treize ans que votre grand-père était déjà mort. Vous verrez que, dans treize ans, il y aura encore quelque chose pour vous.

À l’église, M. le curé en donna pour ses vingt-cinq francs, mais il n’était pas rasé, ce que tous remarquèrent.

On a vraiment bien pleuré le petit Joseph. Je ne l’ai jamais vu pleurer lui-même, et c’est la première fois qu’il faisait pleurer les autres.
Quelques jours encore, il continue de vivre pour ceux qui ne savent pas.
— Et votre petit jeune homme, on ne le voit plus ; qu’est-ce qu’il devient ?
— Mort.
— Oh ! pardon ! si j’avais su, je ne vous aurais pas demandé de ses nouvelles.

Il venait de faire une folie.
Souvent invité aux noces de son village, où il ne pouvait que regarder les danseurs, il prenait, cet hiver, sans le dire à personne, des leçons de danse. Il avait acheté d’un coup pour cinquante francs de cachets.
Il en laisse trois ou quatre.
LE CHAGRIN DE RAGOTTE
Quand le petit Joseph venait la voir, il était câlin avec elle. Il ne lui flanquait jamais rien dans les jambes. Il ne partait pas sans lui glisser, au moment de l’adieu, sur ses gages à lui, une pièce d’argent pour sa cachette, et comme Ragotte voulait la rendre, il lui tenait la main fermée jusqu’à l’arrivée du train.
Le petit Joseph lui revient trop fort à la pensée ; elle dit à Gloriette :
— Oh ! si vous saviez, madame, comme on se sent puni !
— Puni de quoi, Ragotte ?
— Oh ! madame ! Oh ! madame !
Elle ne saurait pas le dire au juste… peut-être d’avoir oublié que le malheur nous guette à chaque instant, et qu’il faut toujours vivre en inquiétude.

Elle dit à propos des leçons que la vie nous donne :
— Il faut être pris pour être appris.
Et à propos du petit Joseph :
— Tant qu’on ne passe pas par là, on ne passe pas serré.

Tous les matins, elle pleure en tapotant le lit avec la petite fourche usée et jaunie.
— Il aurait été si content de me voir un matelas !

Elle a gardé son réveille-matin, dont elle aime entendre le tic tac, mais s’il s’arrête, elle n’ose pas le remonter et elle appelle Philippe pour qu’il le remette en vie.

Son ouvrage fini, elle pense à Joseph et ça lui fait mal. Elle y pense trop et ça l’endort. Elle baisse la tête plus bas, un peu plus bas, jusqu’à ce qu’elle la relève avec brusquerie, comme si elle venait de heurter du front la pierre du petit.

L’après-midi, elle s’assied au pied de la croix qui est à l’ombre, devant la porte.
Elle y raccommode, elle y rêve et elle y dort.
Comme le bas de la croix était vermoulu, on l’a scié, et la croix, replantée, se trouve à la taille de Ragotte. Debout, elle pourrait coller son oreille à la niche vide entre les deux bras et dire :
— J’ai cru qu’on me parlait !
Mais, assise, elle semble porter la croix sur son dos et se reposer là, n’en pouvant plus de fatigue et de misère.

Depuis longtemps, elle ne croyait plus à l’enfer, et, depuis la mort du petit Joseph, elle cesse même de croire au paradis.
À quoi bon ?
Elle sait que Joseph est là-bas, au cimetière. Elle profite du dimanche pour aller le voir. Elle ne prie pas. Elle aime mieux pleurer. Elle lui parle à voix haute et elle lui dit, pour qu’il entende :
— Oh ! pauvre petit Joseph, tu étais si bon pour moi !
Elle viendra prochainement à côté de lui, mais elle n’espère pas le retrouver plus tard au ciel.
Y a-t-il seulement un ciel ?
Est-ce que Mme Gloriette, si savante, croit au ciel ?
Puisque madame n’y croit pas, comment Ragotte y croirait-elle ?
Il n’y a point de ciel ; il y a, dans le cimetière, le corps du petit Joseph, et il y a, dans l’armoire de Ragotte, le linge qu’il a laissé, et qu’elle déplie et replie (oh ! que c’est dur !), en criant de chagrin.

Elle résume ainsi sa vie, hochant la tête :
— J’ai enduré bien du mal !

Elle dit encore qu’elle a versé des larmes pour faire marcher un moulin.

Elle n’oserait point aller voir sa fille à Paris.
— Votre voyage, dit Gloriette, lui ferait plaisir.
— Je ne pourrais pas rester où la chose s’est passée.
— Mais votre fille n’habite pas ce quartier-là, et vous ne sauriez à quel endroit votre petit Joseph a pu mourir. Paris est grand !
— C’est égal, dit Ragotte, ce serait toujours le même pays.
Elle n’a plus de goût à la cuisine.
Elle fait un œuf au vin, donne l’œuf à Philippe et ne garde que le reste du vin. Elle y sauce son pain et tâche que ça dure longtemps, pour que Philippe voie bien qu’elle mange et qu’il ne la gronde pas.

— La mort de Joseph l’a bien changée, dit Philippe à Gloriette, mais où elle a été le plus abattue, c’est quand vos petits poulets n’ont pas réussi.

Elle n’irait plus à la ville pour son plaisir, elle n’irait que pour un enterrement.

Elle a de moins en moins d’agrément à aller à la rivière et à porter sur son bras les lourds draps mouillés.

— Est-ce qu’on fera la lessive demain, madame Gloriette ?
— Comme tous les lundis, Ragotte, depuis neuf ans.
— Faut-il acheter du savon ?
— Naturellement.
— Et des cristaux ?
— S’il n’y en a plus.
— J’apporterai les cristaux avec le savon ?
— Mais oui, Ragotte, par la même occasion ! Qu’est-ce que vous avez ?

Elle se lève, ce matin, pour aller faire le lit du Paul qui n’est pas marié et qui couche dans une petite maison bâtie par lui.
Comme elle ne revient pas, Philippe va voir.
Elle était chez la Chalude, assise et causant.
Philippe la laisse bavarder et dit, le visage dur :
— Sacrées femmes !

Un autre jour, à midi, à une heure, elle n’est pas là.
Philippe mange ce qu’il trouve, et va de porte en porte demander si quelqu’un a vu Ragotte ? Personne ! Philippe n’ose pas interroger trop de monde ; l’inquiétude le gagne. Il retourne à la maison, et s’assied près de l’arche, la tête dans les mains.
Le soir, Ragotte rentre comme si elle venait de sortir.
Philippe la regarde et d’abord il ne peut pas parler.
— Qu’est-ce que tu as ? dit Ragotte.

PHILIPPE
Où étais-tu ?
RAGOTTE
Je faisais la vaisselle chez Mme Lerrin, c’est aujourd’hui la Pentecôte. Elle régale du monde, comme tous les ans, tu le sais bien.
PHILIPPE
Une autre fois, tu ne feras pas mal de prévenir.
RAGOTTE
Pourquoi ?
PHILIPPE
Parce que.
RAGOTTE
Tu me cherchais donc ?
PHILIPPE
Moi ! je n’ai pas bougé.
RAGOTTE
On dirait que tes yeux sont rouges.
PHILIPPE
Je dormais sur l’arche.
RAGOTTE
Tiens, tiens, voyez-vous ce que c’est ! Ça me fait plaisir de t’avoir désolé un petit peu.

Et, pour la première fois, depuis la mort du petit Joseph, Ragotte sourit.
— Tu ne pourrais plus vivre, mon pauvre vieux, sans ta vieille demoiselle !
Philippe hausse les épaules.
Ragotte retombe dans l’ennui.

Elle passe toute une soirée à chercher son dé et ses lunettes.

Elle va dehors ; au milieu de la cour, elle oublie ce qu’elle veut, s’arrête, rentre chez elle et s’assied jusqu’à ce que ça lui revienne.

Elle n’y est plus. Il fait nuit, quand nous revenons de promenade, et elle nous dit, les mains sur le ventre :
— Faut-il une lampe ?
Et si on lui dit : « Ragotte, allumez le feu ! » elle répond d’une voix funèbre : « Il est donc mort ? »

Elle a remué toute la nuit comme quatre pois dans un pot.
Elle voudrait si sincèrement être morte qu’elle n’a presque plus peur de l’orage.

Elle perd la mémoire. Les mots ne sortent que syllabe par syllabe, déformés, comme d’une bouche d’enfant.
Elle ne dit pas rapetisser, mais rapetitzir un corsage.

Elle n’est plus bonne qu’à s’endormir près du feu et à le laisser s’éteindre.
La cendre l’attire.
Va-t-elle bientôt mourir ? Nous attendons.

— On meurt, dit-elle depuis que le Paul est soldat, quand on reçoit la feuille de route. Dès qu’elle arrive, il n’y a plus moyen de reculer : il faut qu’on parte !

La feuille de route n’est pas encore venue.
Ragotte se remet à vivre pour le mariage de Lucienne.



III- LUCIENNE
Il faut que Ragotte s’achète un bonnet de dame qu’elle ne mettra que le jour de la noce. Son Paul se mariera-t-il à temps pour que le bonnet puisse servir encore ?

Le gendre, Marius, vient demain pour la première fois. Va-t-il coucher ?

— Conseillez-moi, madame, dit-elle à Gloriette. Je ferai tout ce que vous voudrez. Quand je ne saurai plus, je vous demanderai. Vous me servirez de mère.

Ragotte trouve enfin ce qu’elle fera à Marius pour son dîner :
Après la soupe, elle cassera des œufs.

Elle lui prépare aussi un bonnet de coton.
— On n’est pas à la ville, dit-elle, avec son petit orgueil modeste ; moi non plus, je ne serais pas embarrassée de bien faire, si j’avais tout ce qu’il faut.
RAGOTTE
Oh ! les parents de ton futur ne vont pas venir, c’est trop loin.
LUCIENNE
Tu crois ça, toi ! parce que tu n’oses pas monter en chemin de fer, tu t’imagines que les autres ont peur de se déranger. Tâche plutôt de retourner ton bas de laine. Dans le pays de Marius, ils font la noce trois jours !

Et Lucienne ne cesse de jeter des choses dans les jambes de Ragotte.
— Tu n’es pas capable de cirer mes souliers, jamais tu ne me réveilleras à l’heure !
— Lucienne a tort, dit Gloriette à Philippe, de parler durement à sa mère.
— Ma foi ! madame, répond Philippe, je ne dis rien parce qu’elle ne me dit rien ! Si elle me parlait comme ça, à moi, j’aurais vite fait de la rembarrer !

— Je lui passe tout, dit Ragotte, parce qu’elle va s’en aller, comme l’autre.
— Quel autre ?… Ah !
— Jamais mon petit Joseph ne me faisait d’affront ; il était trop bien montré par ses maîtres. Un jour qu’il avait faim d’un œuf cuit dans la cendre, je lui sers l’œuf sur notre petite table. Il le mange et met les coquilles comme il faut, à côté de lui, et il veut ramasser les mies de pain par terre. Je lui dis : « Laisse donc ! ne te salis pas les mains. Ton frère et ta sœur ne prennent point les mêmes précautions, et ce n’est pas près que tu sois aussi malpropre qu’eux ! »

Mais Ragotte se précipite : Voilà une corbeille d’œufs et la farine pour les brioches !
— Ce qu’ils nous font trotter, dit-elle, ces deux saloperies !
C’est ainsi qu’elle appelle les fiancés.

La famille de Marius Carol arrive du Midi, le père, la mère et un frère soldat, lequel rapporte des manœuvres une colique qui n’est pas dans une musette.
Ils ont voyagé toute la nuit et personne ne les attendait à la gare.
Philippe comptait sur Lucienne qui comptait sur le Paul qui n’y pensait plus.
Les Carol sont chargés de paquets. On ne s’élance pas pour les débarrasser. Ragotte est assise dans un coin de la cour et plume des poulets. Philippe cloue des draps et du feuillage aux murs de la grange où se fera la noce.
— Philippe, dis-je, c’est peut-être le moment de saluer votre nouvelle famille !
— Oui, monsieur.
— Dérangez-vous ! Allez donc !
Il faut que je le pousse et que je lui prenne son marteau des mains. Ragotte se décide à se lever.
Le Centre et le Midi s’abordent et mêlent leurs accents.
M. Carol corrige un peu le sien, mais Philippe garde son patois de tous les jours.
M. Carol est habillé à la mode de son pays. Le gilet laisse voir une ceinture de flanelle bleue. Sous un large feutre, il a le port sans modestie de là-bas. Il appartient aux ponts et chaussées. Mme Carol peut passer pour une Arlésienne, à cause de son bonnet. Par comparaison, les Philippe semblent ternes. La vieille culotte de Philippe reste ouverte. Ragotte se tient comme une pauvre servante effarée.
— Ah ! moi, dit Philippe, je retourne à mon travail.
Les Carol demeurent plantés au milieu de la cour.
Venant du Midi, ils ont apporté un panier de raisin. Ragotte l’expose tout de suite au soleil, sur un banc. Les guêpes ne tardent pas à bourdonner. Ragotte, les mains croisées, médite et se demande si elle ne devrait pas écarter un journal dessus.
— Vous avez toute la peine, monsieur Philippe, vous plaît-il qu’on vous aide !
La surprise empêche Philippe de répondre. Ce monsieur saurait-il planter un clou ?
Le soldat a une idée : deux guirlandes, parties des quatre coins, se croiseraient sous les voûtes de la grange ! Mais c’est une idée que nous avons eue déjà, Philippe et moi. Aucun succès. Silence.

M. Carol insiste et offre encore un coup de main.
— Pas besoin, dit Philippe.
— Allez plutôt faire un tour, dis-je, voir le jardin.
Ils répondent : « Ce sera très joli, cette grange ! » et ils s’éloignent.

— Nous sommes un peu dépaysés, avoue M. Carol. Quand on ne connaît pas l’endroit !
Mme Carol ne sait où se tenir. Elle répète, parmi les casseroles et les volailles de Ragotte :
— Je vous gêne, je vous gêne !
— Oh ! je ne fais pas attention à vous, dit Ragotte.

— Ma bru a l’air doux, dit M. Carol à Gloriette.
Ce n’est pas le moment de soutenir le contraire.
— Elle fera de Marius ce qu’elle voudra, ajoute M. Carol. Ce n’est pas un homme qu’elle épouse, mais un « moutonne ».

Ragotte ne leur a rien préparé. Elle pensait qu’ils ne devaient manger que le jour de la noce.

— Ils ne se connaissent seulement pas, dans leur famille, dit Philippe. Les enfants disent vous au père et à la mère !

Marius pouvait choisir là-bas entre dix demoiselles qui avaient toutes une position, et l’une d’elles possédait plus de vingt mille francs ! Mais Marius a préféré Lucienne pauvre.
M. et Mme Carol n’ont pas fait d’objection.
— Épouse-la, petit !
— Lucienne est une fille raisonnable et ordonnée, dit Gloriette.
— Et honnête, dis-je.
— N’est-ce pas ? dit Mme Carol, inquiète.
— Oui, madame.
— Écoute, dit Mme Carol à M. Carol, monsieur affirme que Lucienne est honnête.
— Ah !
— Très honnête, à fond, dans tous les sens.
— Combien a-t-elle fait de places ?
— Cinq ou six.
— Et vous croyez que… ?
— J’en suis sûr, dis-je, comme si je le savais.

— Où est leur maison ? me demandent M. et Mme Carol.
— La maison des Philippe ? c’est la nôtre. Vous voyez qu’ils vivent chez nous, ils y sont installés.
— Ils ont une maison à eux ?
— Non.
— Une maison natale, de famille ; on a une maison.
— Ils en avaient une, elle est vendue.
— Tiens !
— Elle était toute petite et vieille ; elle tombait. Ils l’ont vendue plus cher qu’elle ne valait, à un voisin riche. Une belle occasion !
— Où habiteront-ils plus tard, une fois vieux ?
— Encore chez nous.
— Et si vous leur manquez ?
— Ce n’est pas probable.
— C’est possible.
— À notre mort ?
— Pardon !… s’ils vous quittaient de force, d’eux-mêmes ?
— Dame ! ils chercheraient ailleurs. On trouve toujours de quoi se loger.
— Pas de maison à eux ! répète M. Carol.
— C’est drôle ! dit Mme Carol.
Ils se regardent, un peu humiliés et dédaigneux ; car ils possèdent, là-bas, maison à eux, cheval et voiture, avec une vigne, et ils vendent même du vin aux amis.

Leur grand air ne trouble point Philippe.
— Supposons, m’explique-t-il, que je sois allé chez eux ! Moi aussi, je me serais nippé pour l’occasion, et j’aurais dit, comme ces gens-là, que nous sommes propriétaires. Mais je ne crois pas ce qu’ils racontent, et je suis à peu près sûr qu’ils n’ont rien.
Et il refuse de savoir le nom de leur pays.

PHILIPPE
Nous viendrons vous voir samedi.
LE CURÉ
Quelle cérémonie désirez-vous ?
PHILIPPE
Ce n’est pas la peine de dépenser tant d’argent !
LE CURÉ
Je ne dis jamais de messe le samedi. Je ne peux que vous donner une bénédiction.
PHILIPPE
Oh ! ça suffit bien ?
LE CURÉ
Ça suffit. Il y a une bénédiction de trente francs et une autre de neuf francs et quelques centimes.
PHILIPPE
J’aime mieux celle de neuf francs.
MONSIEUR LE CURÉ
Et quelques centimes. Elle sera aussi bonne.

— Ce qui m’embête le plus, dit Philippe, c’est de prendre Lucienne par l’aile pour la mener à la mairie. Mais je la lâcherai sur la route jusqu’à l’église. Deux kilomètres, ah ! non ! Elle marchera bien toute seule.

Le jour du mariage, dès cinq heures du matin, il passe sa chemise propre et travaille aux préparatifs.

C’est dans l’écurie de Jaunette que Ragotte se débarbouille et met son bonnet noir neuf.

Le parrain de la mariée porte au côté gauche un énorme bouquet blanc, avec de larges rubans qui volent.
Le Midi n’en revient pas. Il n’a jamais rien vu de plus ridicule.
— On me paierait cinquante francs, me dit M. Carol, que je ne voudrais pas être à la place de cet homme !
— Il serait bien fier ! me dit Philippe.

Alexandrine, l’aînée des sœurs de Ragotte, n’est pas venue ; on espérait encore la trouver au banc familial de l’église. Point. Il paraît qu’il fallait, selon la mode, lui faire deux visites, la première pour annoncer le mariage, la deuxième pour fixer la date.
— C’est vrai que je lui ai manqué, dit Ragotte, soumise. Mais elle croit que je suis libre de mon corps. Elle cherche toujours des manières et on ne peut pas la décrotter.
Le violoneux les attend à la sortie de la messe et, tout de suite, il se met à jouer le même air sur ces paroles différentes :
« Le marié dit :
— Je la tiens ! je la tiens ! je la tiens !
La mariée dit :
— Il est pris, il est pris, l’hébété ! »

Sans compter les douzaines de brioches, il y a deux sortes de galettes : la galette aux bretelles, qui se compose de semoule et de bandes de croûte croisées par-dessus, comme des bretelles, et la galette aux herbes, dite au mal de jambe.

Par dépit, les Carol s’amusent entre eux, et un mot de là-bas, qu’ils prononcent avec l’accent, les fait éclater de rire.

Le musicien n’a qu’un œil et qu’une dent ; ce n’est pas compliqué.
Il passe pour avoir gagné plus de cent mille francs avec son violon.
Il ne change d’air que s’il change de place.
Quand il ne joue pas, il mange. Il parle peu et méprise les danseurs, sauf moi qui ai dû danser beaucoup dans ma jeunesse.
— Vous devez être musicien, dit-il.
— Non.
— Oh ! ça se voit.
— Vous trouvez ? Peut-être.
Mais non ! Mais non ! Toujours mentir !
LE BRANLE
Deux jeunes hommes, fariniers au moulin, qui ne sont pas de la noce, dansent une espèce de bourrée, moins tapageuse que la vraie et qu’on appelle le branle.
C’est grave et lent. Ce doit être ancien comme la plus vieille maison du village. Ils dansent avec des sabots. On écoute le son fin du bois sur le carrelage et les sabots caressent du nez la brique rouge. Les deux hommes dansent presque sur place et ne sourient pas. C’est plutôt une occupation qu’un plaisir ; par moments, on dirait des prêtres. Gloriette s’approche du plus jeune et lui dit de ne pas fumer à cause des robes des jeunes filles. Il jette sa cigarette et continue, les mains derrière le dos. Son vis-à-vis, plus lourd, plisse le front, comme si vraiment il travaillait de la tête. Ils se sentent, sous les regards, une fierté pudique. Bientôt ils disparaissent et ne tardent pas à revenir. Ils ont cru convenable de s’acheter chacun une paire d’espadrilles.
Ce n’est plus ça du tout.

Le lendemain de la noce, on attend les mariés pour s’asseoir à table.
— C’est Lucienne qui nous a mis en retard, dit Marius.
— Naturellement, dit-elle, toujours de ma faute !

En signe de victoire, Marius porte le chapeau sur l’oreille.

— Préférez-vous, Lucienne, hier à aujourd’hui, ou aujourd’hui à hier ?
— Ça m’est égal, je me trouvais bien hier, je me trouve bien aujourd’hui.
Marius dévore, le nez dans son assiette, et ne dit mot.
Qu’est-ce qu’il se demande ?

Mélanie, une des sœurs de Ragotte, étant de noce le premier jour, sa petite fille garde la vache et n’en est que le lendemain.
Elle arrive toute joyeuse, dans sa toilette fraîche.
— À mon tour ! s’écrie-t-elle, à mon tour !
Mais la noce est finie, et si la petite, dont les yeux brillent, se bourre de bons restes, il faut qu’elle s’amuse toute seule à une table de grandes personnes déjà éteintes.

Le garçon d’honneur fait, pour la cuisinière, une quête dans une assiette, puis il laisse tomber l’assiette et la casse. Le nombre de morceaux indique le nombre d’années que la demoiselle d’honneur doit attendre pour se marier.
Comme Lucienne a vingt-quatre ans et qu’on lui demande tout bas l’âge de cette demoiselle d’honneur, elle répond, le plus haut qu’elle peut :
— Trente ans !

Ragotte aussi danse, oh ! pas le jour, non, le lendemain de la noce.
Elle a été, autrefois, une bonne danseuse. Elle dansait toute seule, sur la route, jusqu’à en perdre ses chaussons, et, de retour à la maison, elle était battue ! messieurs, qu’elle était battue !
C’est Michel qui la tire par le bras et la décide.
Aussitôt, on fait cercle pour voir Ragotte danser une bourrée au mariage de sa fille ; on regarde, silencieux comme à l’instant le plus grave d’une cérémonie. Ragotte relève un peu sa jupe du bout des doigts. Les jambes ne fléchissent guère, les pieds quittent à peine le sol ; le corps ne se balance pas ; seule, la tête s’incline à droite et à gauche.
Ragotte, très pâle, sourit d’abord. Tout à coup, elle s’arrête, laisse Michel en plan et s’éloigne, courbée, comme si sa tête se cachait. Nous devinons ce qu’elle a. Elle vient de se rappeler subitement la mort du petit Joseph. Elle pleure de chagrin et de repentir et nous tourne longtemps le dos.

Les Carol finissent par se trouver mal à l’aise.
Ils partent ce soir, avant la dislocation de la noce.
La Chalude leur dit :
— Quoi ! vous partez si tôt ?
— Eh oui ! on ne nous regarde pas !

Le Midi s’en va un peu vite, ce qui ne l’empêche pas d’être ému.
M. Carol s’avance vers Gloriette, la main tendue.
— Mais nous vous accompagnons jusqu’à la gare !
— Ça ne fait rien, madame, je veux vous dire quelques mots à cette place ! Je tiens à vous remercier de votre accueil, de vos…
Il ne trouve plus, il pleure, il ne se reprend que pour nous faire promettre d’aller les voir.
— Une dépêche, dit-il, et nous serons à la gare ! avec le cheval. Et soyez tranquille, il connaît le chemin !
Nous avons beau promettre, il nous invite encore. J’affirme que nous irons, et, tout de suite inquiet, il rectifie :
— Oh ! ce n’est pas aussi bien là-bas qu’ici, mais nous vous recevrons de notre mieux. Et vous, monsieur Philippe, je vous invite également ; il faudra venir.
— Je ne dis pas non.

Le train va partir. On voit, collée à la vitre, la joue de Mme Carol qui pleure comme si la pluie tombait dans le wagon. Ils agitent des mouchoirs : Adieu ! adieu !
— Ma foi, ce n’est pas trop tôt, répond Philippe.

Il est mécontent.
Il juge que le beau-père n’a pas été convenable. M. Carol avait promis, par lettre, de payer la moitié des frais. Le jour du mariage, il fait dire par Lucienne qu’il paiera sa part, celle de sa femme et celle du soldat. L’heure venue de régler, il demande une note. Comme elle n’est pas prête, il offre cinquante francs.
— Ça ne faisait pas mon compte, me dit Philippe.
— Mais vous les avez pris.
— Oui.
— En disant : « C’est trop ! »
— Je voulais même lui rendre sur son billet de cinquante francs.
— Pourquoi ? puisque vous dites qu’il vous devait davantage.
— Précisément ! Je lui disais : « C’est trop ! » parce que je voulais lui montrer que ce n’était pas assez.
— Ça me paraît bien délicat, Philippe.
— Enfin, voilà ce que je voulais.

RAGOTTE
Je suis bien contente, ma Lucienne, que tu sois établie ! Quand l’ennui me prendra, j’irai vers toi, à Paris.
LUCIENNE
Ne te mets pas cette idée-là dans la tête ! Reste où tu es. À Paris, tu ne serais pas capable de gagner ta vie !… C’est tout ce que tu me donnes ?
RAGOTTE
Je t’ai déjà donné six cuillers, six fourchettes et six assiettes.
LUCIENNE
Donne-moi encore des assiettes.
RAGOTTE
Je ne peux pas.
LUCIENNE
Oh ! ce que tu es intéressée !
RAGOTTE
Et le Paul !
PAUL
Oui, et moi ! Qu’est-ce qu’il me restera pour ma part ? Si tu veux tout prendre, je vas bien t’arrêter !

Le Paul surveille en effet les caisses et Philippe, qui les cloue, s’écrie :
— Qu’on ne m’apporte plus rien ! je ne les déclouerai pas !
Lucienne boude.
— Soignez votre caractère, lui dit Gloriette.
— Mon caractère est bon, dit Lucienne, pincée.
— C’est votre avis, monsieur Marius ?
— Oh ! répond Marius, je n’ai pas encore regardé.
— Ah ! que le temps me dure, dit Philippe. Depuis ce matin, clouer leurs caisses, et les haricots de votre jardin qui attendent !
— D’un côté, dit-il, ça me fait de la peine de voir Lucienne partir, mais, de l’autre, je n’en suis pas fâché !

Ragotte dit doucement à Lucienne :
— Tu as beau être mariée, ce n’est pas une raison pour te mettre en colère.

— Personne ne se connaît, lui dit-elle, tant que les caractères ne sont pas l’un devant l’autre, et il faut toujours en rabattre.

— Tu vas sentir, Lucienne, le pou te piquer derrière l’oreille ! Il n’y a rien de mieux qu’un homme pour tenir une femme droite ! J’en ai vu que le mariage a bien réduites.

— Un mariage, ce n’est pas comme un marché de bœufs !

Au moment de l’adieu, Philippe dit tout de même à Marius et à Lucienne :
— Comme vous n’êtes pas riches, on pourra vous envoyer, à l’automne, un sac de pommes de terre.
— Tu feras bien ! dit Lucienne.
Les Philippe ont reçu, au premier jour de l’an, une carte des jeunes mariés, ce qu’on appelle une carte de visite, avec les noms imprimés au milieu.

Monsieur et Madame Marius Carol
Pas un mot de plus, mais c’était assez, et Ragotte a dit :
— Il ne leur manque rien !



IV- LE PAUL
Le Paul entre furieux chez Ragotte.
À l’autre maintenant !
PAUL
Pourquoi ne m’as-tu pas apporté ma soupe ce matin ?
RAGOTTE
Je ne savais pas si tu travaillais aujourd’hui.
PAUL
Tu sais bien quand on boit, tu ne sais pas quand on travaille !
RAGOTTE
Tu ne m’avais pas dit où tu travaillerais.
PAUL
Au canal, sur le port ; c’est malin à deviner !
RAGOTTE
À quelle pile ? Il faut toujours chercher. Les empileurs se moquent de moi. Ils rechignent à ma question : « Avez-vous vu le Paul ? » Et je drogue de pile en pile. Mais ta soupe est prête, tu peux l’avaler.
PAUL
Je n’en veux plus, de ta soupe.
RAGOTTE
Laisse-la, mon garçon.
PAUL
Et je te défends de me la faire, demain et les autres jours. Je te défends, je te défends !
RAGOTTE
Ce n’est pas la peine de tant le répéter, j’ai compris.
PAUL
J’en trouverai à l’auberge.
RAGOTTE
Tu es libre ; tu verras ce que ça coûte.
PAUL
J’ai de quoi payer et ce sera meilleur.
RAGOTTE
Puisque tu ne mangeras plus chez moi, je ne balaierai plus ta maison où tu couches ; ferme ta porte.
PAUL
Elle est fermée.
RAGOTTE
Ôte la clef.
PAUL
Je l’ai dans ma poche.
RAGOTTE
C’est fini entre nous, mais quand tu auras besoin d’un morceau de pain…
— J’ai plus les moyens que toi, dit Paul, déjà dehors.
— Il m’a jeté ça dans les jambes, dit Ragotte, parce que je l’avais piqué net.

Elle tourne autour de la maison de Paul, et regarde par la fenêtre. Elle a vu aujourd’hui, sur sa table, un pain entamé, un reste de fromage et un litre vide ; ce qui prouve qu’il ne prend point tous ses repas à l’auberge, comme il l’avait dit, et qu’il est embarrassé.
Le Paul, qu’elle agace, ferme les volets quand il va à son travail.

Elle se réjouit d’abord de ne plus avoir à faire de cuisine, même pour Philippe qui mangera souvent ce qu’il aime le mieux, du pain avec un cornichon à la croque-au-sel.

— Ragotte et le Paul, dit Philippe, se sont tiré les oreilles, mais ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre. Ils se cherchent déjà.
— Pense qu’il fait sa soupe lui-même ! dit Ragotte.
— Ne faut-il pas qu’il apprenne ? répond Philippe.
— Oh ! toi, tu es dur, mais une mère ! Je me rappelle, madame, que, la veille de faire le Paul, j’allais encore laver à la rivière ! Quel ingrat ! On voit des enfants si bien élevés.
— Il fallait, dit Philippe, élever ton Paul comme ceux de madame !
— On n’est pas tout seul pour donner des conseils, réplique Ragotte.
Philippe se tait.
— Il vous reviendra, dit Gloriette, après la leçon.
— Il sent qu’il a mal fait, madame, et il n’ose plus reparaître, ici, devant vous. Oh ! moi, à sa place, j’aurais honte, je ne reviendrais pas.
— Puisqu’on ne se connaît plus, dit Philippe, il ne faut rien prendre au jardin de Paul.
C’est leur voisine, la Chalude, qui en profite ; elle ne laisse pas perdre les choux et les carottes.
— Vous a-t-il dit quelque chose ? lui demande Ragotte.
— Non.
— Il ne vous parle point de moi ?
— Oh ! non.
— En mal, comme de juste ?
— En rien du tout, ma pauvre Ragotte. Il se débarrasse bien de vous ! Il est comme les autres enfants.

Ainsi, ce n’était pas assez de la mort du petit Joseph, il faut que Ragotte souffre par les vivants.
Le petit Joseph au cimetière, sa fille Lucienne mariée, le Paul fâché, elle n’a plus que son principal. Elle va s’asseoir près de lui et le regarde désherber les oignons. Toute l’année de la naissance du Paul lui revient. Il y a trente ans, jour pour jour, qu’elle le poussait au monde. La moisson était bien en avance, comparée à celle d’aujourd’hui.

— Quand ils sont petits, dit-elle, avec un coup de pied d’un côté, une tape de l’autre, on les remet droits ; quand ils sont grands, il n’y a plus de prise.

Cependant, elle lui prépare, comme d’habitude, sa chemise de la semaine ; il ne vient pas la chercher.
— Ne t’en occupe donc plus, dit Philippe. Tu ne l’as pas vu, tout à l’heure, sortir de sa maison avec une belle culotte blanche ?
— Il se croit propre dans sa pouillerie, cet individu-là ! dit Ragotte mortifiée.

Elle sait, par la Chalude, qu’il ne prend jamais la peine de faire son lit et qu’un fromage blanc lui dure une semaine !

Le Paul va partir pour ses vingt-huit jours. Viendra-t-il leur dire au revoir ? Jusqu’à présent, il évite le père comme la mère, et chaque fois qu’il rencontre Philippe, il se gare. Enfin, la veille du départ, Philippe le rattrape sur la route :
— Tu n’as besoin de rien ?
PAUL
Pourquoi t’inquiètes-tu de ça ?
PHILIPPE
Si tu n’avais pas d’argent, je t’en donnerais.
PAUL
J’ai de l’argent.
PHILIPPE
Tu feras peut-être les manœuvres !
PAUL
Je ferai ce qu’on me fera faire.

Un peu après, Ragotte, n’y tenant plus, va dans sa maison qui est ouverte.
— Comme tu pars, dit-elle, je viens voir si tes affaires sont prêtes.
— Je ne les ai pas regardées.
— Si tu veux que je te les prépare ?
— Ce n’est pas le moment.
— Il n’imagine pas, ajoute Ragotte, le plaisir qu’il pouvait me faire en me commandant quelque chose. Il m’aurait dit seulement : « Fais mon lit ! » Mais rien ! Comme je ne voulais pas lui montrer ma peine, j’ai tourné mon cul et je suis sortie.

Le soir, ils font une dernière tentative.
— Montes-tu là-haut ? dit Ragotte.
— Monte, si tu veux, toi, répond Philippe.
— Comment faut-il que je lui tourne ça ?
— Offre-lui les cent sous, mais ne le force pas. S’il les refuse, rapporte-les.
Ragotte n’a pas la peine d’aller jusqu’au bout ; elle aperçoit une voiture à âne qui emmène le Paul. C’était donc ce soir qu’il devait partir, et non demain matin ? Dès que Paul a disparu sans un regard en arrière, Ragotte n’est pas longue à remettre à Philippe la pièce de cent sous.

Il ne s’agissait peut-être que d’une course ! La nuit elle se dresse et entend un bruit de souliers qui approchent.
— C’est le Paul ! c’est le Paul !
Non, il est bien parti, comme un orphelin.
Philippe la console doucement.
— Es-tu sûre, à présent, dit-il, que ton Paul se f… de toi ?

Elle pleure ; ses yeux ne débouffissent pas.
— Il faut pleurer les morts et les vivants, dit-elle.
Comme si elle avait peur de ce qu’elle vient de dire, elle rectifie :
— C’est moins dur tout de même de pleurer les vivants. Un jour ou l’autre, on peut les revoir.

La femme Merlin, dont le fils fait aussi ses vingt-huit jours, dit malignement à Ragotte :
— Avez-vous des nouvelles du Paul ?
— Non, dit Ragotte, je n’en ai point, mais je n’en attendais pas.
— Oh ! moi, dit la femme Merlin, j’en ai d’Émile. Il nous a écrit, et il marque sur sa lettre qu’il nous récrira encore !

Ragotte lave le linge qu’elle trouve dans la maison du Paul.
— Tu en as de la complaisance ! dit Philippe.
— Ce n’est pas à cause de Paul, c’est à cause du linge qui s’abîmerait. La culotte était raide de boue et dressait les oreilles comme le diable ! Je ne pouvais pas la laisser dans un pareil état ; oh ! ça sera fini, je ne toucherai plus à rien.
— Mais, Ragotte, lui dit Gloriette, ce paquet de linge était dans la maison.
— Oui, madame !
— Et la clef ?
— Je l’ai.
— Il vous l’a donc rendue ?
— Oh ! non, il a fait comme c’est l’habitude chez nous. Le dernier qui sort ferme la porte à clef, met la clef sur le rebord de la fenêtre, au coin, et pousse simplement les volets. Il ne les accroche pas. On le sait, on n’a qu’à ouvrir les volets et à prendre la clef.

Pas une carte postale !
Qui la préviendra s’il arrive malheur au Paul ? Va-t-elle, comme on dit, apprendre sa mort avant sa maladie ? Comment finira cette brouille ? Après ses vingt-huit jours, le Paul se remettra-t-il à la petite table de Ragotte, oublieux et affamé comme s’il revenait d’une guerre lointaine ? C’est possible, mais il a une tête !

Les quatre semaines passées, il est de retour et il ne vient pas la voir ; c’était pourtant une bonne occasion !
Ragotte sait que, parti enrhumé, il a fait les manœuvres enrhumé et qu’il rentre avec son rhume.
Elle avait dit : « Oh ! je n’irai pas laver son linge des vingt-huit jours ! S’il me le donne, je le laverai de bon cœur, mais s’il attend que j’aille chercher le linge !… »
Et comme il ne l’apporte pas, elle va le prendre. Elle trouve le Paul au lit, la figure contre le mur.
— Tu es donc malade ?
— Oui.
— As-tu besoin de quelque chose ?
— Non.
— Si je te faisais un verre de vin chaud ?
— Je n’en veux point.
Il ne se retourne même pas. Ni bonjour, ni bonsoir !

— Laissez-le, Ragotte, dit Gloriette, indignée. Vous finiriez par avoir tort, et vous vous faites du mal pour un mauvais gars qui ne le mérite plus.
— Vous dites vrai, madame ! S’il arrive du malheur, je n’aurai rien à me reprocher.
Elle ne dit pas que, le Paul ne lui montrant que le dos, elle a pris le paquet de linge des vingt-huit jours. Elle le lave et l’écarte sur la haie du jardin de Paul. Il le ramassera, s’il veut.

Le Paul est malade pour de bon et le rhume lui donne la fièvre. Il ne peut même plus bouger, parce qu’un vésicatoire le fait souffrir depuis seize heures. Ragotte, avertie par la Chalude, va le revoir et lui pose les mêmes questions.
— Tu n’as besoin de rien ?
— Non.
— Faut-il que j’allume le feu ?
— Ce n’est pas la peine.
— Mais, ajoute Ragotte, il dit ça bien doucement ! Il ne se fâche pas, et il ne se tourne plus exprès de l’autre côté !

Gloriette y monte.
— Un vésicatoire, Paul, se garde huit heures au plus ! Où l’avez-vous pris ?
— Chez le pharmacien.
— Sans ordonnance ?
— Je n’ai pas vu le médecin.
— Qui vous l’a posé ?
— Le pharmacien.
— Sans explication ?
— Il m’a dit de coller à la place, quand je l’ôterais, du papier sur de l’huile.
— Avez-vous du papier ?
Le Paul montre un vieux papier de soie qui enveloppait des bougies.
— Et de l’huile ?
— Je n’en ai pas.
— Qui vous enlèvera votre vésicatoire ?
— Moi.
— Oui, vous ! comme un pauvre abandonné, au risque d’une blessure. Écoutez, Paul ! on essaiera de l’ôter légèrement, puis on mettra un cataplasme de farine de lin, dont la toile aura bouilli, et on percera la peau ensuite. Nous allons vous soigner, Ragotte et moi ; je vais chercher Ragotte.
Paul répond par un grognement.
— Paul, laissez-vous soigner par Ragotte ! Il ne faut plus être fâché. Elle a ses travers, comme toutes les vieilles mamans, mais vous êtes le seul garçon qui lui reste, et elle vous aime de tout son cœur. Vous ne devez pas lui faire plus longtemps de la peine. Je la ramènerai avec moi.
— Je veux bien, dit Paul.
Il le souffle d’un râle, plutôt qu’il ne le dit, à cause de son rhume. Gloriette voit remuer le drap sur la poitrine. Il pleure ; c’est d’émotion ou le vésicatoire tire trop.

Le Paul laisse traîner, au bord de sa cheminée, toute une histoire d’amour en cartes postales.
Sur l’une d’elles, Ragotte lirait, si elle savait lire, et Gloriette, si elle était curieuse :
« Trouve-z-en donc une plus jolie que celle-là ! Et on dit que je lui ressemble ! »
Sur une autre :
« Je t’aime autant de loin que de près. »
Sur celle-ci, une petite femme à sa toilette n’est vêtue que de ses bas et de sa chemise transparente. On voit le bout des seins et on devine le reste. L’expéditrice a crayonné aux pieds de la belle : « Admire et comprends ! »
Sur celle-là s’épanouit une rose jaune, et, sous le nom de cette rose que l’imprimeur appelle Infidélité, il est écrit à l’encre noire naturelle :
« On s’en a douté ! »

Gloriette reparaît, suivie de Ragotte, et lève le vésicatoire.
— La Chalude les arrache d’un seul coup, dit Ragotte qui tremble.
— Avec la peau ?
— Ah ! dame ! vient ce qui vient.
— Je ne vous ai pas fait mal ? dit Gloriette.
— Non, madame, je n’ai rien senti.
— Ragotte restera près de vous.
— Oh ! madame ! oh ! madame ! dit tout bas Ragotte, les mains jointes, que vous me rendez donc service ! Il y a un mois que je ne dormais plus !

Elle s’installe chez le Paul. Il ne dit rien, et elle parle trop.
— Oh ! que ça doit cuire, un vésicatoire ! Tu en as, du courage ! Moi, je ne pourrais pas le supporter, je crierais.
Paul va perdre patience, lui dire de se taire, ou sauter à bas du lit et la mettre à la porte. Mais il n’a plus d’humeur.
— Il se rend, dit Ragotte, je savais bien qu’il se rendrait à vous, madame Gloriette. Il s’est rendu. Il cause, il a causé ce matin.
— Qu’est-ce qu’il vous disait ?
— Il m’a demandé si le lait qui était sur le feu ne tournerait pas. Oh ! c’est un bon cœur, mais une vilaine femme le perd.
— Quelle femme ?
— Je ne veux pas vous parler de cette femme ! je vous manquerais de respect ! Enfin, il cause ! Je ne tiens plus à ce qu’il prenne ses repas chez moi. Au contraire, je suis débarrassée. Qu’il mange où ça lui plaît, pourvu qu’il cause. Je tiendrai sa maison propre s’il cause, et je laverai son linge, mais qu’il cause !

C’est la fin et tous y trouvent leur compte. Ragotte danserait ; Gloriette se félicite d’ôter un vésicatoire sans blêmir.

Philippe seul resterait longtemps à l’écart, si Ragotte n’avait tout à coup une bonne idée.
Elle porte ce matin la soupe au Paul et lui demande de ses nouvelles.
— Ça va bien, dit Paul ; me prêterais-tu vingt sous ?
— Oh ! oui, mon garçon ; pour quoi faire ?
— Pour aller à la ville par le train. J’ai de l’argent chez le patron, près de cent francs, mais j’aime mieux ne pas les réclamer avant la fin du mois.
— Je n’ai pas, dit Ragotte, les vingt sous dans ma poche, je cours les chercher.
Elle les avait sur elle, mais c’est à ce moment que lui vint son idée.
Elle trouve Philippe au jardin. Il a bon cœur, lui aussi, comme le Paul, et il est encore plus têtu ; et il ne le reverrait pas sans un prétexte.
— Le Paul a besoin de vingt sous, dit Ragotte ; ça ne se refuse pas, porte-les-lui donc.
— Tu ne peux pas les porter toi-même ?
— Est-ce que j’ai le temps ?
— Prends-le.
— Non. La dame m’appelle, il faut que je monte tout de suite. Porte les vingt sous au garçon. Le train passe à neuf heures et demie ; ça presse, va vite !
Philippe, malgracieux et ému, se dépêche d’y aller.
— Je mentais, dit Ragotte à Gloriette, vous ne m’appeliez pas. Ce sera pour une autre fois. N’ayez jamais peur de me déranger. Ça me fait tant plaisir de vous être utile à quelque chose.

Le Paul reviendra-t-il prendre ses repas chez Ragotte ? Personne n’y compte plus.
Il revient tout seul, un jour que sa chemise est mouillée et que son feu ne marche pas. Il entre chez son père et sa mère, qui ne disent rien, de peur de le faire sauver, et il s’assied en bougonnant, le dos à la cheminée où pétille un fagot.
Comme c’est l’heure de manger, Ragotte pousse devant lui, sur la petite table, une assiette, un verre, le pain et le plat qui fume.
Le Paul se sert, d’abord de loin, puis il s’approche un peu.



V-RAGOTTE ET LE PAUVRE
— On sonne, Ragotte !
— Oui, madame, dit Ragotte, qui va, sans se presser, ouvrir la porte de la cour.
Elle l’entr’ouvre et dit :
— Madame, c’est un pauvre.
— Attendez, répond Gloriette, je vous jetterai deux sous par la fenêtre dans un morceau de papier.
Ragotte dit : « Bien, madame ! » et elle attend avec le pauvre. Il ressemble à tous les pauvres de la route. On peut le croire, à volonté, très misérable, ou se méfier et dire qu’il est au moins millionnaire.
LE PAUVRE
Bonjour, madame Ragotte, vous me reconnaissez ?
RAGOTTE
Oui, je vous reconnaissais par vos pieds sous la porte ; vous êtes déjà venu plusieurs fois.
LE PAUVRE
Je viens tous les ans. Ils ne sont pas partis, vos maîtres ?
RAGOTTE
Non.
LE PAUVRE
Ah ! j’avais peur. L’année dernière, je suis passé trop tard.
RAGOTTE
Je me rappelle.
LE PAUVRE
Ils étaient rentrés à Paris ; j’ai fait une visite pour rien.
RAGOTTE
Les maîtres partis, il n’y a plus que moi et mon vieux !…
LE PAUVRE
Monsieur Philippe ?
RAGOTTE
Oh ! monsieur Philippe !… un joli monsieur !… Et ce n’est pas nous qui pouvons vous donner.
LE PAUVRE
Naturellement.
RAGOTTE
Nous ne sommes guère plus riches que vous.
LE PAUVRE
Oh ! je comprends ! Je n’avais qu’à me dépêcher l’année dernière comme cette année. J’ai pris le plus court… Ah !… madame votre maîtresse vient de jeter quelque chose.
RAGOTTE
Je n’ai pas entendu ; vous avez l’oreille fine.
LE PAUVRE
L’habitude ! Tenez, là, au milieu de la cour ; c’est blanc.
RAGOTTE
Mme Gloriette donne toujours, et je parie qu’il y a deux sous et non un petit sou dans le papier.
LE PAUVRE
Oui, ça se sent au doigt.
RAGOTTE
Madame ne trompe personne.
LE PAUVRE
Merci, madame Ragotte ! (À la fenêtre :) Merci, madame !
RAGOTTE
Vous avez un fameux porte-monnaie.
LE PAUVRE
Il a du fond ; s’il était plein ! Je n’y serre pas mes sous devant tout le monde, c’est mal vu ; mais, avec vous, je ne me gêne pas.
RAGOTTE
Vous préférez les sous au pain ?
LE PAUVRE
Le pain est lourd à porter ; on ne peut pas tout manger à la fois.
RAGOTTE
Vous aimeriez mieux de la brioche ?
LE PAUVRE
De temps en temps, mais je n’ai pas la peine de refuser des friandises.
RAGOTTE
Si vous étiez venu plus tôt, moi, je vous aurais bourré de galette. J’ai marié ma fille Lucienne, cet été.
LE PAUVRE
Je vous fais mes compliments.
RAGOTTE
Et bien mariée, avec un jeune homme de Paris, un chauffeur qui voyage dans le premier wagon du train et qui gagne de bonnes journées. La noce a duré trois jours.
LE PAUVRE
Je ne pouvais pas prévoir. Vous avez plusieurs enfants ?
RAGOTTE
Deux : ma fille et mon aîné, le Paul ; j’ai perdu le plus jeune cet hiver.
LE PAUVRE
Excusez-moi.
RAGOTTE
Oh ! ce n’est pas vous qui me faites pleurer. En mariant ma fille, je riais et je pleurais ; tout ça éreinte, tout ça vieillit. Je ne me porte plus comme autrefois ; le mal me prend, me tient une journée au lit et me lâche ensuite ; mais on s’use, on s’approche de la fin.
LE PAUVRE
Vous ne fatiguez pas beaucoup, ici ?
RAGOTTE
Oh ! non, je soigne les bêtes et je lave le linge. L’hiver, nous restons seuls, tranquilles, trop ; ça paraît long et vide.
LE PAUVRE
C’est gentil, ce coin-là, ce lierre !
RAGOTTE
On va le couper, il attire les rats.
LE PAUVRE
Ils sont convenables avec vous ?
RAGOTTE
Qui ? Les maîtres ?… Il n’y a pas à se plaindre.
LE PAUVRE
Allons, tant mieux ! Au revoir, madame Ragotte. Meilleure santé ! À l’année prochaine !
RAGOTTE
Vers la même époque, fin septembre ?
LE PAUVRE
Au plus tard, pour ne pas les manquer ! C’est agréable de connaître, pas trop loin de la grande route, une maison sûre comme la vôtre.
LE VERRE D’EAU
Par une forte chaleur de juillet, assis à l’ombre, je bois un verre d’eau de notre puits. Philippe me regarde avec une bienveillance respectueuse.
— C’est agréable, dit-il, de voir comme vous buvez ça !
— Oui, j’aime cette eau pure ; et vous ?
— Moi, je préfère le vin.
— C’est bon, Philippe, un verre de vin, quand on apporte la bouteille de la cave ; c’est moins frais qu’un verre d’eau qui sort du puits.
— Oui, monsieur, cette eau-là est fraîche.
— Elle coupe !
— Elle serait plutôt trop fraîche.
— Vous n’en buvez jamais.
— Je peux tout de même dire qu’elle est froide.
— Vous l’avez goûtée ?
— Non, mais je l’ai touchée, monsieur.
— Comment ça ?
— Je suis descendu dans le puits.
— Quand, Philippe ?
— Ce matin.
— Ah !…

— Philippe, dis-je, après une nouvelle gorgée plus petite que les autres, pourquoi êtes-vous descendu ?
— Pour voir s’il restait de l’eau en suffisance, et si le puits n’avait pas besoin d’être nettoyé, si je ne trouverais pas des saletés au fond.
— Au fond du puits ?
— Oui, monsieur. Le puits n’a plus guère d’eau. D’ici trois ou quatre jours, elle manquera, à moins qu’il ne tombe une forte averse. Pour le nettoyage, comme il faudrait vider le puits, on peut attendre.
— Le fond est propre ?
— Assez.

— Dites-moi, Philippe, comment avez-vous fait pour descendre ?
— Il n’y a qu’un moyen : j’ai mis la grande échelle dans le puits.
— Et vous êtes descendu très bas ?
— Le plus bas possible.
— Plus bas que le seau quand la corde est toute développée ?
— La corde et un bout de la chaîne.
— Jusqu’au dernier échelon ?
— Jusqu’à l’eau seulement ; les derniers échelons trempaient sous l’eau.
— Et après ?
— Pour m’assurer qu’il n’y avait pas un dépôt de matières, de feuilles mortes, j’ai tâté, remué l’eau.
— Avec quoi ?
— Avec ma main. C’était glacé ! Je n’aurais pas voulu y entrer après ma soupe.
— Y entrer, Philippe ?
— M’y baigner, quoi ! l’estomac plein de nourriture.
— Vous ne plongiez que la main ?
— La main, le bras, le coude, afin de mieux barboter.
— L’eau vous éclaboussait, vous mouillait !
— J’avais retroussé mes manches ; le reste, la culotte, les sabots, ça ne craint rien, ça sèche vite.
— Les sabots, mais les chaussons ?
— Je n’en mets point.
— Les chaussettes ?
— J’avais les pieds nus.
— Vous ne trouvez pas, Philippe, qu’il fait lourd ?
— Au contraire, je trouverais, moi, monsieur, que le temps s’est rafraîchi.

— Philippe ?
— Monsieur !
— Je ne comprends pas bien. Expliquez-moi : Où étaient-ils, vos pieds nus ?
— Dans mes sabots.
— Et vos sabots ?
— Sur l’échelle, monsieur.
— Sur quel échelon de l’échelle ?
— Sur le plus près de l’eau.
— Cet échelon touchait à l’eau, hein, Philippe ? Il nageait dessus ?
— Il ne pouvait pas, monsieur. Un morceau de bois libre nage, un échelon reste pris à l’échelle.
— J’entends, Philippe, et je veux dire que l’eau du puits, de notre puits, n’est-ce pas ?…
— De votre puits.
— Que cette eau, que la surface de cette eau, l’échelon de l’échelle et vos pieds nus dans vos sabots, ne faisaient qu’un.
— Si vous voulez !
— Je vous demande.
— Oui, monsieur ! Moi, je ne m’occupais que de ma main, sans m’occuper de mes pieds.
— Quelle chaleur, Philippe !
— En effet, vous paraissez avoir chaud ! Vous suez du front.
— Je n’ai jamais eu aussi chaud.
— Vous ne finissez donc pas votre verre ?
— Si, si.
— Ça vous fait peut-être mal ?
— Non, non, je boirai tout, Philippe, et vous, prenez un verre de vin. Nous trinquerons. - FIN