BIBLIOBUS Littérature française

«Mes Yeux» - Maurice Level (1875-1926)

 

Ecrivain français, Maurice Level, est né le 29 août 1875 et mort le 15 avril 1926  . Il a  suivi d'abord des études de médecine puis fut journaliste au Figaro, à  Vie parisienne et au Matin. Écrivain, il s'était spécialisé, bien qu'il ait abordé à peu près tous les genres littéraires et notamment le fantastique, dans la littérature d'épouvante. Il a donné des romans :  Lady Harrington, L'Epouvante, La Cité des voleurs;  et de très nombreux contes et nouvelles, qui furent souvent adaptés au Grand Guignol. Les critiques modernes le considèrent comme l'héritier de Villiers de l'Isle-Adam et du symbolisme, voire de Maupassant par certains aspects, et d'Edgar Poe. Son innovation fut de ne pas chercher à créer la peur et l'angoisse par les vieilles méthodes, mais par les photographies, la médecine, les faits divers, dans des décors modernes. Traduit en anglais avec succès, son contemporain Howard Phillips Lovecraft le jugea très favorablement. 

 

Debout dans sa large capote d'hôpital qui la faisait paraître plus maigre encore, la petite malade se tenait immobile au pied de son lit.

Elle avait une figure mince, avec des yeux bleutés si grands que tout son visage en était éclairé: des yeux douloureux, profonds et bistrés. De ses joues pâles, piquées de rouge aux deux pommettes, un sillon descendait, chemin que les pleurs avaient tracé.

Quand l'interne s'arrêta devant elle, elle inclina la tête.

—Eh bien! petite 4, qu'est-ce que l'on me dit? Vous voulez sortir?

Elle répondit, presque bas:

—Oui, monsieur…

—Ce n'est pas raisonnable. A peine si vous vous levez depuis huit jours! Avec le temps qu'il fait, vous allez retomber malade. Attendez. Vous n'êtes pas malheureuse, ici?… Personne ne vous fait de misères?

Du même ton humble et très doux, elle répondit encore:

—Non… Oh! non, monsieur…

—Alors?…

Cette fois, avec un peu plus d'énergie dans la voix, elle dit:

—Il faut que je sorte.

Et, parlant vite, allant au-devant de la question, elle continua:

—C'est aujourd'hui la Toussaint. J'ai promis d'apporter des fleurs sur la tombe de mon ami… J'ai juré… Il n'a plus que moi… Si je n'y allais pas, personne n'y viendrait… J'ai juré…

Une larme glissait sous sa paupière. Elle l'écrasa du doigt.

Un peu ému par cette douleur craintive, peut-être par curiosité, peut-être machinalement, ou bien encore pour ne pas rester coi et s'en aller sans un mot de pitié, l'interne demanda:

—Il y a longtemps qu'il est mort?

—Un an bientôt…

—De quoi? Savez-vous?…

Elle parut soudain plus menue, ses épaules semblèrent plus rentrées, ses mains plus blêmes, et, les yeux mi-clos, les lèvres tremblantes, murmura:

—Il a été exécuté…

L'interne se mordit les lèvres, et dit très bas:

—Oh! pardon, ma pauvre petite. Puisque vous le voulez absolument, sortez… Ne prenez pas froid. Vous rentrerez demain.

… La grille de l'hôpital franchie, elle frissonna.

C'était une matinée chagrine d'automne. De l'eau suintait le long des murs. Tout était gris: le ciel, les maisons, les arbres dénudés et l'horizon brumeux où les gens passaient vite, fuyant la tristesse des rues.

Comme elle était tombée malade en plein été, elle portait une jupe très mince, un pauvre caraco de toile claire. Le ruban froissé qui entourait son cou décharné la faisait encore plus lamentable. Jupe, corsage, ruban que le soleil, peut-être, faisait sourire, et qui semblaient pleurer dans le jour hésitant…

Elle se mit en marche d'un pas indécis, s'arrêtant à chaque minute, essoufflée et la tête lourde. Les gens qui la croisaient se retournaient quelques secondes. Elle semblait hésiter, prête à parler, puis, peureuse, regardant de droite et de gauche, reprenait son chemin… Elle traversa ainsi la moitié de Paris. Sur les quais, elle resta immobile, contemplant le flot lourd et boueux. Un grand froid la secoua, et craignant de ne plus pouvoir avancer, elle se remit en route.

La place Maubert, l'avenue des Gobelins franchies, elle se sentait presque chez elle, dans son quartier. Bientôt, elle rencontra des figures de connaissance, des gens qui, la voyant passer, disaient:

—Mais… est-ce que ce n'est pas la maîtresse de Vandat?… Qu'elle est changée!…

—Quel Vandat?

—Mais Vandat l'assa….

Elle pressait le pas, crispant ses doigts sur sa face pour ne pas entendre la fin du mot…

Le jour commençait à décroître quand elle arriva devant l'hôtel borgne où elle demeurait avant sa maladie. Elle entra. Des souteneurs et des filles jouaient aux cartes dans le petit café d'en bas. Dès qu'ils la virent, ils s'écrièrent:

—Tiens! Voilà «Mes Yeux»! (On l'appelait ainsi, autrefois.) Tu prends quelque chose, «Mes Yeux»? Assieds-toi…

Un peu émue, suffoquée par la fumée qui flottait épaisse et âcre, elle toussa, soudain très rouge, et répondit:

—Non… Je n'ai pas le temps… La patronne est là?

—Oui. La voilà.

Elle sourit, d'un air gêné:

—Madame, ce serait pour avoir quelques vêtements. J'ai un peu froid avec ceux-là…

—On a dû monter vos frusques au grenier, je ne sais pas au juste où elles sont. En attendant qu'on les trouve, restez toujours ici à vous chauffer.

—Non, je n'ai pas le temps… Je reviendrai tout à l'heure.

Elle se dirigea vers la porte. Un homme ricana:

—Déjà au travail? Tu ne perds pas de temps!

Elle sortit, et le froid lui parut encore plus piquant, maintenant qu'elle avait séjourné dans cette atmosphère trop chaude. Sur le trottoir, des gens passaient, des bouquets, des couronnes dans les bras; des gens en deuil à la démarche lente; d'autres endimanchés, portant aussi des bouquets, mais causant et riant, allant au cimetière sans grand émoi, comme on accomplit un devoir où il entre autant d'habitude que de sentiment. Et, rien qu'à voir ces hommes, ces femmes, ces enfants, l'on pouvait deviner ceux dont les deuils étaient proches et la douleur mal assoupie.

Le long de la chaussée, de petites voitures de fleurs étaient arrêtées. Des chrysanthèmes aux pétales fléchis se penchaient, en bottes, sur des roses: de-ci, de-là, des mimosas laissaient tomber sur des violettes leur poudre d'or. Plus près du cimetière, devant les marbriers, des pots de fleurs s'étageaient, tristes, pareils, fusains au feuillage assombri, pensées à la face inquiétante; plus loin, des immortelles et de larges couronnes perlées…

Elle regardait tout cela d'un œil d'envie, songeant:

—Si je pouvais lui en porter, à Lui!… dans le fond du cimetière, dans ce pauvre carré triste et désert, où il dort sans une croix, sans un mot!

—Assassin!

Elle n'y pensait guère! C'était l'homme adoré, l'amant, qui était là, l'amant qui avait eu son corps, toute son âme… Dans un moment de folie, il avait tué… N'avait-il pas payé sa dette horrible?…

Du jour où on le lui avait enlevé, elle s'était juré de n'être plus à un autre, jamais, d'abandonner sa vie de fille perdue, de travailler, de redevenir honnête et de se laisser oublier… N'était-ce pas assez qu'elle se souvînt!…

Elle regardait toujours les fleurs. Le marchand lui dit:

—Un bouquet? Des chrysanthèmes? Des roses?…

Elle s'en alla sans répondre, car elle n'avait pas un sou.

Alors, une idée se planta en elle: «Des fleurs. Il me faut des fleurs…

Il faut que je lui en donne… J'ai juré.»

Elle tombait de fatigue et de faim, mais n'y songeait guère. Elle ne songeait plus qu'à la terre si nue, là-bas, à la terre qu'un pauvre bouquet égaierait quelques heures… Oui, mais de l'argent!… Tout naturellement, une idée lui vint qui n'effleura même pas sa pudeur revenue depuis son voeu d'honnêteté.

Comme un bon ouvrier qui s'en retourne à l'atelier reprendre ses outils et sa tâche, ayant, d'un geste machinal, rehaussé son chignon et tendu son corsage, elle se mit en marche par les rues où, tant de fois, tandis que son homme jouait au cabaret, elle avait rôdé le soir, faisant, sans tristesse ni joie, son métier…

Elle marchait, l'oeil aux aguets, cambrant la taille, provocante, sifflant aux hommes, entre les dents:

—Psstt!… Ecoute un peu…

Mais tous, en la voyant si hâve, pressaient le pas. Car son visage n'était plus fait, vraiment, pour le plaisir, son visage ravagé, ni son corps efflanqué, ni son buste dont les épaules saillaient, sous la toile trop claire.

Autrefois, quand elle était jolie, quand elle était «Mes Yeux», elle ne restait pas longtemps inactive; mais à présent!…

—Psstt!… Ecoute un peu!… Psstt! joli blond…

Tous passaient, sans même détourner la tête. Le jour diminuait plus vite. Tout en arpentant le trottoir, elle pensait:

—Ça va fermer avant que j'aie pu acheter des fleurs…

Un petit brouillard tombait, impalpable, silencieux, et les formes, déjà, se noyaient d'ombre. Dans sa figure émaciée, on ne voyait presque plus que les yeux, ses deux grands yeux douloureux et ardents.

Au coin d'une rue déserte, un homme allait, le col du pardessus levé, les mains aux poches. Elle le frôla, et, dans sa voix voilée, mettant toute la force de son désir, murmura:

—Ecoute… Viens chez moi…

Il la regarda un instant. Elle s'était approchée de lui, enfonçant son regard dans le sien, son regard infini qui n'était plus son regard prometteur de fille.

Il lui prit le bras. Alors, elle l'entraîna vers l'hôtel borgne où elle était entrée tout à l'heure. Vite, elle demanda, entr'ouvrant la porte:

—Ma clef… Une bougie…

La patronne lui glissa, à mi-voix:

—Au 23, deuxième étage, troisième porte.

Elle dit, de même:

—Je sais…

Les hommes et les filles s'étaient penchés, et, tout en montant l'escalier, elle entendit des exclamations et des rires.

… Quand elle descendit, la nuit arrivait presque. Elle jeta un rapide «Au revoir» à son compagnon d'un instant, et se mit à courir. Elle s'arrêta devant le marchand de fleurs, prit un bouquet au hasard, et jeta les deux pièces blanches qui sonnaient dans sa main.

Vite, vite, elle marcha vers le cimetière. Des gens en sortaient par groupes. Elle tremblait:

—Pourvu que j'arrive à temps!…

Sous la porte, un gardien lui dit:

—Trop tard. On ferme!

Elle supplia:

—Oh! monsieur! Le temps d'entrer et de sortir… deux secondes…

—Allez, alors, mais vite.

A travers les allées, elle courut, butant aux pierres. Le chemin était long. Elle respirait à peine, avec une sensation de braise dans la poitrine. Au Mur des Suppliciés, elle s'arrêta, tomba sur les genoux, et ses fleurs se répandirent sur le sol. De grandes larmes coulaient sur ses joues, sur les paumes de ses mains dont elle cachait sa figure. Elle essaya de prier: mais elle ne savait plus de prières, et les lèvres sur la terre, elle sanglota:

—Oh! mon petit! mon petit!…

Puis, lasse, si lasse qu'elle ne sentait plus ses jambes, pourtant, avec un peu de joie dans le coeur, elle se releva, et s'en alla.

Elle sourit au gardien:

—Vous voyez, je n'ai pas été longue.

Maintenant qu'elle avait visité son homme, elle se rendait compte de la fatigue et du froid. Elle se traîna pour tousser, s'appuyant contre les murs.

Arrivée à l'hôtel, elle ouvrit. Dans la salle, trop chaude, enfumée, les filles et les souteneurs jouaient toujours. Elle se tint immobile sur le seuil et fit: «Bonjour.»

Les conversations s'étaient tues. Elle s'efforça de rire.

Dans le fond, une femme se renversa sur sa chaise, et cria:

—Dis donc, «Mes Yeux»! T'as fait un joli chopin pour ta rentrée!…

Elle haussa les épaules. L'autre continua:

—Tu sais pas qui c'est?

—Non…

—Eh bien! c'est le Bingue!

«Mes Yeux» balbutia:

—Qu'est-ce que tu dis? Le…

Et la fille, avalant une lampée et reprenant sa partie, lui jeta:

—Le Bingue… Le bourreau, quoi!…

 

Extrait de : Les portes de l'enfer (1910)

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021