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BIBLIOBUS Littérature française

Mémoires d'un crocodile - E. de Labedollierre.

 

 

 

Lettre préliminaire de MM. le Singe et le Perroquet rédacteurs en chef.

 

 


Nous nous demanderez sans doute, très-chers souscripteurs, comment nous nous sommes procuré le présent opuscule ; car on a vu jusqu’ici très-peu de Crocodiles parmi les Animaux de lettres. Le Crocodile appartient à une espèce qui fraternise peu avec les autres, et qui se distingue moins par ses facultés intellectuelles que par son insatiable voracité. L’apparition des Mémoires d’un Crocodile parmi nous est aussi singulière que le serait, parmi les Hommes, celle d’une œuvre littéraire due à un oisifs dont la devise semble être : « Tout consommer, ne rien produire. » Les Crocodiles mangent et n’écrivent pas.

Si quelques-uns de vous veulent se donner la peine d’entrer au Muséum d’histoire naturelle, vaste collection que les Hommes ont formé pour démontrer combien ils tiennent peu de place dans la création, il pourront y voir l’auteur de ces confessions suspendu au plancher d’une salle du rez-de-chaussée. On l’aperçut, il y a six mois, dans le bassin du commerce, au Havre, et l’on s’en empara sans difficulté, après avoir eu la sage précaution de l’assommer préalablement. Les savants, chargés d’en constater l’identité, trouvèrent sur lui, à leur grande stupéfaction, un manuscrit en caractères arabes, qui fut aussitôt expédié à un orientaliste parisien ; mais, celui-ci s’excusa de ne pouvoir le traduire, en alléguant qu’il était professeur d’arabe au Collège de France. Pendant que l’Académie des sciences préparait une dissertation sur le mystérieux ouvrage, une vieille Cigogne, qu’un incendie récent a chassé de Saint-Jean d’Acre, nous en a donné une version fidèle, et nous nous empressons de le soumettre à votre judicieuse appréciation.


« Je n’aurais jamais eu la fantaisie de rédiger mes Mémoires, si la destinée ne m’avait amené dans des climats inconnus ; mais puisque je suis à jamais éloigné de mon pays natal, que ceux qui trouveront ma dépouille mortelle soient instruits de mes plaisirs et de mes malheurs.

« Je n’ai jamais connu mes parents : j’ai cela de commun avec beaucoup d’autres, et j’ai de plus qu’eux la franchise d’en convenir. La noblesse de mes penchants me porte toutefois à croire que je suis issu d’un de ces illustres Sauriens auxquels les prêtres de Crocodilopolis avaient dressé des autels. Mon goût pour la bonne chère et l’oisiveté accuse assez une origine aristocratique.

« Par une belle matinée d’été (mon histoire commence comme un roman moderne), je perçai la coquille de l’œuf où j’étais renfermé, et je vis pour la première fois la lumière. J’avais à ma gauche le désert hérissé de sphinx et de pyramides, à ma droite, le Nil et l’île fleurie de Raoudah avec ses allées de sycomores et d’orangers ; ce beau spectacle exalta mon imagination. Je me précipitai dans le fleuve, et débutai dans la carrière gastronomique en dévorant un Poisson très-frais qui passait. J’avais laissé sur le sable environ quarante œufs semblables à celui d’où je venais de sortir, mais je ne m’inquiétai nullement de la destinée de mes frères. Qu’ils aient été décimés par les Loutres et les Ichneumons, ou qu’ils soient tous éclos sans encombre, peu m’importe. Pour les francs Crocodiles, les liens de famille ne sont-ils pas des chaines dont il est bon de s’affranchir ?

« Je vécus dix ans en me rassasiant tant bien que mal d’Oiseaux pêcheurs et de Chiens errants ; parvenu à l’âge de raison, c’est-à-dire où la plupart des êtres créés commencent à déraisonner, je me livrai à des réflexions philosophiques dont le résultat fut le monologue suivant : « La nature, me dis-je, m’a comblé de ses plus rares faveurs. Charmes de la figure, élégance de la taille, capacité de l’estomac, elle m’a tout prodigué, la bonne mère ! songeons à faire usage de ses dons. Je suis propre à la vie horizontale ; abandonnons-nous à la mollesse ; j’ai quatre rangées de dents acérées, mangeons les autres, et tâchons de n’en pas être mangé. Pratiquons l’art de jouir, adoptons la morale des viveurs, ce qui équivaut à n’en adopter aucune. Fuyons le mariage ; ne partageons pas avec une compagne une proie que nous pouvons garder tout entière ; ne nous condamnons pas à de longs sacrifices pour élever une bande d’enfants ingrats. »

« Tel fut mon plan de conduite, et les charmes des Sauriennes du grand fleuve ne me firent point renoncer à mes projets de célibat. Une seule fois, je crus ressentir une passion sérieuse pour une jeune Crocodile de cinquante-deux ans. Ô Mahomet ! qu’elle était belle ! Sa tête aplatie semblait avoir été comprimée entre les pinces d’un étau ; sa gueule rieuse s’ouvrait large et profonde comme l’entrée de la pyramide de Chéops. Ses petits yeux verts étaient garnis d’une paupière jaune comme l’eau du Nil débordé. Sa peau était rude, raboteuse, semée de mouchetures verdâtres. Toutefois je résistai à la séduction de tant d’attraits, et rompis des nœuds qui menaçaient de m’attacher à jamais.

« Je me contentai, durant plusieurs années, de la chair des quadrupèdes et des habitants du fleuve. Je n’osais suivre l’exemple des vieux Crocodiles, et déclarer la guerre aux Hommes ; mais, un jour, le shérif de Ramanieh passa près de ma retraite, et je l’entraînai sous les eaux avant que ses serviteurs eussent le temps de détourner la tête. Il était tendre, succulent, comme doit l’être tout dignitaire grassement payé pour ne rien faire. Il est dans les parages que j’habite aujourd’hui de hauts et puissants seigneurs dont je souperais volontiers.

« Depuis cette époque, je dédaignai les Bêtes pour les Hommes ; ces derniers valent mieux… comme comestible, et ce sont d’ailleurs nos ennemis naturels. Je ne tardai pas à acquérir parmi mes confrère une haute réputation d’audace et de sybaritisme. J’étais le roi de toutes leurs fêtes, le président de tous leurs banquets ; les bords du Nil furent souvent témoins de nos réunions gastronomiques, et retentirent du bruit de nos chansons :

 

Amis, à bien manger le sage met sa gloire ;
Prolongeons nos festins sous le ciel d’Orient,
Et broyons sans pitié d’une forte mâchoire
L’infidèle et le vrai croyant.

L’Homme prétend régner sur la race amphibie ;
Il croit les Sauriens de ses lois dépendants,

Lui qui perd sous les eaux les forces et la vie,
Lui qui n’a que trente deux dents !

C’est pour nous sustenter qu’il livre des batailles,
Et quand il veut tourner ses armes contre nous,
Notre dos cuirassé de solides écailles
Est impénétrable à ses coups.

Jamais il n’a servi notre chair sur ses tables
Et nous, nous dévorons ce rival odieux.
Jadis, pour conjurer nos griffes redoutables,
Il nous pria comme des dieux !

 

« Au commencement de la lune de Baby-el-Alouel, l’an de l’hégire 1215, autrement dit le 5 thermidor an vii, autrement dit le 24 juillet 1798, je sommeillais sur un lit de roseaux, quand je fus réveillé par un tumulte inaccoutumé. Des nuages de poussière s’élevaient autour du village d’Embabeh, et deux grandes armées s’avançaient l’une contre l’autre : d’un côté des Arabes, des Mamelouks cuirassés d’or, des Kiayas, des beys montés sur des chevaux superbes, des escadrons miroitant au soleil ; de l’autre, des soldats étrangers, en chapeaux de feutre noir à plumets rouges, en uniformes bleus, en pantalon d’un blanc sale. Le bey de l’armée franque était un petit Homme pâle et maigre, et j’eus pitié des humains en songeant qu’ils se laissaient commander par un être chétif, dont un Crocodile n’eût fait qu’une bouchée.

« Le petit Homme prononça quelques paroles, en désignant du doigt le haut des Pyramides. Les soldats levèrent les yeux, ne virent rien, et parurent enthousiasmés. Ils marchèrent à l’ennemi avec tant d’ordre, qu’on aurait pu les croire liés ensemble, et en un clin d’œil, Arabes et Mamelouks, beys et Kiayas s’enfuirent du côté de Belbeis ou roulèrent dans les flots du Nil. Nous fîmes grande chère ce jour-là.

« Nous faisions des vœux pour le succès de nos pourvoyeurs les Francs, mais leur présence nous fut bientôt à charge. Ces Occidentaux remuant couvrirent le sol d’escouades, le Nil de djermes et de navires. Des ingénieurs, chargés d’exécuter des projets de canalisation, chassèrent les Crocodiles par des allées et venues, des sondages, des opérations géométriques, qui faisaient présager un total bouleversement du fleuve. Je quittai ma première résidence pour aller m’établir dans le Saïd, près de ruines de Thèbes et de Louqsor. Là, je vécu longtemps heureux, me promenant en maître dans les palais de Sésostris, étudiant les hiéroglyphes et n’y comprenant rien, à l’instar des savants d’Europe, dormant, mangeant, me divertissant avec des amis : j’emploie ce titre à défaut d’autres. Je ne revis les Occidentaux qu’après de longues années ; ils vinrent camper à Louqsor, avisèrent, au milieu de cinq cents colonnes gigantesques, une pierre assez maussade, et à force de cabestans, de cordes et de machines, il l’amenèrent à bord d’un bâtiment mouillé dans le Nil. Cette pierre, qui n’était qu’un accessoire de la décoration d’un temple égyptien, est plantée aujourd’hui, dit-on, au milieu de la plus belle place de l’Europe, entourée de fontaines où il n’y a pas assez d’eau pour baigner un jeune Caïman. Tous les orientalistes se sont en vain évertués à déchiffrer les caractères tracés sur ce monument. Malgré mes faibles connaissances dans la science des Champollion, je crois pouvoir avancer qu’il y a là une suite de maximes à l’usage des Crocodiles, et vu la conduite des puissances du jour, je serai tenté de croire, qu’elle en ont en partie découvert la clef. On y lit entre autres devises :

 

La bonne chère adoreras
Et aimeras parfaitement.

Égoïste toujours sera
De fait et volontairement.

Obélisque point ne prendras
De force ou de consentement.

Deux millions tu les pairas
Si tu les prends injustement.

 


« Nos amateurs de pierres peu précieuses eurent la funeste idée de faire la chasse au Crocodile ; l’un d’eux me poursuivit et me lança une pioche dont la pointe acérée me creva l’œil droit. La douleur me fit perdre connaissance, et quand je revins à moi, j’étais, hélas ! garrotté, prisonnier et commensal des Hommes ! On me transféra dans la grande ville d’El-Kahiréh, que les infidèles nomment le Caire, et je fus provisoirement logé chez un consul étranger. Le tintamarre de la bataille des Pyramides n’était pas comparable à celui qui se faisait dans cette maison, où l’on se battait aussi, mais à coups de langue. On s’y chamaillait du matin au soir ; et comme on pérorait beaucoup sans pouvoir s’entendre, j’en conclus qu’il était question de la question d’Orient ! Et pas un Crocodile pour mettre les dissidents d’accord en les croquant tous !

« Le matelot qui s’était emparé de moi, ne me jugeant pas digne d’être offert à M. Geoffroy-Saint-Hilaire, me vendit à un saltimbanque après notre arrivée au Havre. Ô douleur ! les mâchoires engourdies par le froid, je fus placé dans un vaste baquet, et exposé au stupide ébahissement de la foule. Le saltimbanque hurlait à la porte de sa baraque : « Entrez messieurs et mesdames, c’est l’instant, c’est le moment où cet intéressant animal va prendre sa nourriture ! » Il prononçait ces mots avec une conviction si communicative, et d’un ton si persuasif, qu’involontairement, en l’entendant, j’écartais les mâchoires pour engloutir les aliments promis. Hélas ! le traître, craignant de mettre mes forces au niveau de ma rage, me soumettait à un jeûne systématique.

« Un vieil escompteur, qui avait avancé quelques sommes au propriétaire de ma personne, me tira de cet esclavage en faisant saisir la ménagerie dont je formais le plus bel ornement ; tous les autres Animaux étaient empaillés. Deux jours après, il me transmit, au lieu d’argent comptant, à un viveur qu’il aidait à se ruiner. Je fus casé dans un large bassin, à la maison de campagne de mon nouveau patron, et nourri des reliefs de ses festins. J’appris par les propos des domestiques, ennemis intérieurs heureusement inconnus chez les Sauriens, que mon maître était un jeune Homme de quarante-cinq ans, gastronome distingué, possesseur de vingt-cinq mille livre de rentes, ce qui, grâce à la bonhomie des fournisseurs, lui permettait d’en dépenser deux cent mille. Il avait éludé le mariage, qui, selon lui, n’était obligatoire qu’au dénoûment des vaudevilles, et s’appliquait uniquement à mener joyeuse vie. Au physique, il n’avait de remarquable que son ventre qui, certes, était la partie la plus saillante de sa personne. Il tenait table ouverte, quoiqu’il dinât quelquefois au restaurant à cinquante francs par bouche. Il ne dédaignait même pas, pour varier ses plaisirs, de faire des excursions à la Courtille ; et plus d’une fois, sortant d’un bal masqué dans un état d’ivresse, M. de ***, duc et pair, fut appréhendé au corps par la patrouille, au grand scandale des gens du quartier, qui étaient loin de reconnaître, sous de grossiers travestissements, l’élite de la société parisienne.

 

 

« Un soir d’été, après boire, mon possesseur vint me rendre visite avec une société nombreuse ; les uns me trouvèrent une heureuse physionomie ; les autres prétendirent que j’étais fort laid ; tous que j’avais un faux air de ressemblance avec leur ami. Les insolents ! avec quel plaisir j’aurais mangé un suprême de dandy ! « Pourquoi vous amusez-vous à héberger ce monstre ? dit un vieillard sans dent, qui, certes, méritait mieux que moi l’injurieuse qualification. À votre place, je le ferais tuer et accommoder par mon cuisinier. On m’a assuré que la chair du Crocodile était très-recherchée par certaines peuplades africaines. »

« — Ma foi ! dit mon patron, l’idée est originale ! Chef, tu nous prépareras demain des filets de Crocodile. »

« Tous les parasites battirent des mains ; le chef s’inclina ; je frémis au fond de mon âme et de mon bassin. Après une nuit terrible, une nuit de condamné à mort, les premières clartés du soleil me montrèrent l’odieux cuisinier aiguisant un énorme coutelas pour m’en percer les entrailles ! Il s’approcha de moi, escorté de deux estafiers, et pendant que l’un détachait ma chaîne, l’autre m’asséna vingt-deux coups de bâton sur le crâne. C’était fait de moi, si un bruit soudain n’avait attiré l’attention de mes bourreaux. Je vis mon patron se débattre entre quatre inconnus de mauvaise mine, dont l’un tenait une montre à la main : cinq heures venaient de sonner. J’entendis crier : « À Clichy ! » Et une voiture roula sur le pavé. Sans en demander davantage, et profitant de la perturbation générale, je sautai hors de mon bassin, traversai rapidement le jardin, gagnai la rivière, et m’abandonnai au courant. C’est ainsi que je suis arrivé au Havre.

« Mon isolement a été cause de tous mes malheurs, car si je m’étais créé une famille, peut-être en aurais-je été secouru à l’heure du danger, et je ne serais pas aujourd’hui solitaire exilé, et réduit pour toute nourriture à des mollusques indigestes…

« La marée est basse… plusieurs matelots se sont arrêtés sur le quai, et tournent les yeux de mon côté… Ô Mahomet, protège-moi !… » - FIN

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021