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BIBLIOBUS Littérature française

Maître révolté - Édouard Corbière(1793 - 1875)


 

DIALOGUES DU GAILLARD D'AVANT.

Un joli brick du commerce, nommé l'Oiseau-Bleu, nous transportait, moi et quelques autres joyeux passagers, de Bordeaux à Maragnan. Depuis quelques jours nous avions fait beaucoup de route avec un vent assez fort et un temps fort brumeux, sans que des rapports de familiarité se fussent encore établis entre les personnes de la chambre et les gens de l'équipage. Les matelots qui, pour la première fois, naviguaient à bord du navire, se connaissaient trop peu pour qu'il régnât entre eux cette intimité qui donne un air de famille si piquant à tout le personnel d'un bâtiment marchand, et quant à nous, hôtes éphémères du bord, retenus par le froid ou la peur de la mer dans le fond de nos chaudes cabines, nous n'avions pas encore songé à communiquer assez directement avec les gens chargés de nous mener à notre destination, pour pouvoir nous flatter d'avoir mérité leur confiance.

Les marins, sans être ce qu'on appelle défians, sont en général peu communicatifs avec les individus étrangers à leur profession.

Il faut presque toujours que l'occasion de lier connaissance avec eux arrive naturellement et à propos, pour qu'ils accueillent favorablement les avances qui ont pour but de capter leur attention ou leur bienveillance.

Ce ne fut guère que lorsque nous nous trouvâmes dans les délicieux parages de l'île de Madère, que l'on commença à jaser un peu à bord de l'Oiseau-Bleu. Les voyageurs qui ont éprouvé la douce influence de l'air des tropiques, savent l'effet que la température vivifiante de ces climats produit presque toujours sur les équipages qui viennent de quitter la frigide et sombre monotonie de nos contrées septentrionales.

Il semble que le premier souffle des brises alisées ait l'heureux privilége d'épanouir toutes les idées, de dilater tous les cœurs. Les marins qui sortent, dans l'hiver surtout, d'un de nos ports d'Europe, pour aller chercher le ciel du midi, ne se ressemblent pas plus au bout de quelques jours de mer, que si c'étaient des hommes de deux espèces différentes.

Sur nos côtes (qu'on me permette de me servir de cette comparaison triviale pour exprimer vulgairement mon idée), ce sont des ours, des bêtes féroces ou tout ce qu'on voudra. Sous des latitudes plus méridionales, ce sont des colibris, des oiseaux-mouches, tout ce qu'il y a de plus vif, de plus mignon et de plus sémillant au monde.

Les colibris un peu goudronnés de l'Oiseau-Bleu commencèrent, donc à caqueter, comme je l'ai déjà raconté, à la vue de Madère.

Le maître d'équipage, en apercevant cette île si célèbre par la qualité de ses vins, n'eut garde de laisser passer une occasion aussi belle de faire de la topographie de gaillard d'avant.

—L'île de Madère, s'écria-t-il sentencieusement, ressemble à la vraie croix sur le plabord de laquelle est mort notre seigneur Jésus-Christ.

—Et comment cela ? me hasardai-je à demander à notre faiseur de parallèle.

—La raison du comment ? me répondit-il avec un air qui me fit deviner la satisfaction qu'il éprouvait d'avoir provoqué la question à laquelle il s'attendait, c'est que si on rassemblait tous les morceaux de bois de la vraie croix, il y aurait de quoi à en faire cent vaisseaux de ligne, comme de même que si on faisait l'appel général de tout le vin qui passe pour du Madère, il y aurait de quoi à soumerger toute cette île que voilà sous sa propre produisance.

Je fis semblant de rire beaucoup de l'observation statistique du maître d'équipage, et il se mit à fredonner :

De mille et quelques paradis

Que promet la table ou l'histoire,

pour ne pas avoir l'air d'attacher une trop grande importance scientifique à la remarque ingénieuse qu'il venait de faire.

Une petite passagère fort maigre, la seule que nous eussions le bonheur de posséder à bord, monta en ce moment sur le pont et demanda au capitaine, avec cette candeur de curiosité que savent avoir toutes les passagères :

—Capitaine, comment nomme-t-on cette autre petite île que l'on voit là à côté de la grosse ?

—Mademoiselle, cette petite île se nomme Porto-Santo ?

—Porto-Santo ! s'écria la jeune personne ; oh ! le drôle de nom, Santo !

—Oui, Santo ! grommela entre ses dents mon maître d'équipage, et de manière à n'être entendu que de moi ; si on te sentait les os, à toi, on serait en vérité bigrement embarrassé de te sentir autre chose, madame Santo !

Cette saillie me prouva que le maître du bord était calembouriste, et je devinai dès lors qu'il ne me serait pas très-difficile de tirer parti de la gaîté naturelle de son esprit, pour les conversations que je me promettais d'entretenir avec cet original, pendant la traversée.

Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer aux amateurs d'études philosophiques, que le sobriquet de madame Santo ou Sent-os resta pendant tout le voyage à la pauvre fluette passagère qui avait si indiscrètement demandé à notre capitaine le nom de la petite île voisine de Madère.

Le soir de notre première journée d'entrée en matière, les hommes de quart, étalés nonchalamment sur le gaillard d'avant, jouissaient, dans les postures les plus voluptueuses qu'ils pussent se donner en se couchant sur le guindeau ou les écoutilles, d'un calme enchanteur.

Les voiles, mollement arrondies par la brise de l'arrière, semblaient, en pesant à peine sur leurs vergues, nous renvoyer, comme pour nous rafraîchir à dessein, le vent léger et pur qui les avait enflées.

Le silence contemplatif qu'observaient depuis quelque temps les matelots, pour jouir plus intimement du repos charmant qu'ils savouraient, ne fut interrompu que par la grosse voix d'un ennuyé qui, après avoir bien contracté sa bouche pour mieux bâiller, se prit à crier :

—Sac..dié ! que je donnerais bien mon quart de vin pour que queuqu'un nous contât un conte.

—Ah ! tu aimes donc les contes, marquis ! Excusez de la friandise : si tu avais dit ça avant dîner, on t'en aurait servi un pour ton dessert.

C'était, comme on s'en doute déjà, le maître d'équipage qui venait de faire cette réponse à l'amateur de contes.

—Ah ça, maître Révolté, reprit l'amateur, vous ne vous douteriez pas du pari que j'ai fait, il y a bien, ma foi ! une semaine, avec l'équipage ?

—Tu as fait un Paris, mon ami, il y a une semaine ? Eh bien ! je t'en fais mon compliment, car pour faire un Paris aussi vite, il faut que tu n'aies pas perdu ton temps à enfiler des perles au clair de la lune.

—Quand je dis, maître Révolté, que j'ai fait un pari, c'est que je ne sais pas ce que je dis.

—Je m'en étais douté, rien qu'à tes premiers mots, et toute ta vie je te pronostique qu'il en sera de même.

—Je voulais dire que vous ne vous douteriez pas de ce que j'ai gagé en pari, avec l'équipage.

—Je commencerai peut-être à m'en douter quand tu me l'auras dit ; mais auparavant, si tu penses que je vais me sabouler le coco pour mettre la main dessus, tu t'es fichu dedans comme un arracheur de dents !

(A part.) Mais est-il donc bête, ce baptisé-là ! C'est la lune dans son plein avec une fente au milieu.

Le parieur reprend :

—Eh bien ! pour tout vous dire, maître Révolté, j'ai gagé, sans être trop curieux, que maître Révolté n'était pas votre vrai nom !

—Non ! Oui !

—Mais, sans vous offenser, est-ce oui-t-ou non ?

—Tu as parlé de mon nom, n'est-ce pas ? Eh bien ! j'ai dit nom, pour faire écho ; mais je n'ai pas dit non, c'est-à-dire no senhor, comme dit l'Anglais. C'est une double entente que tu n'entends pas.

—Mais, finalement, j'ai parié avec les autres que maître Révolté, c'était pas plus votre nom de famille que votre nom de baptême. Ai-je t'i gagné, ou bien ai-je t'i perdu, quoi ?

—Tu as gagné ou tu as perdu, personne ne peut te refuser ça, à moins que tu n'aies ni perdu ni gagné, comme dans un pari d'une pareille nature. Mais pour que tu aies raison une fois dans ta bête de vie, je te dirai que tu n'as pas perdu... C'est-à-dire que tu n'as pas perdu l'esprit, attendu que tu n'as pas ce qu'il faut pour ce genre de perdition.

—Ah ! en ce cas-là, vous ne vous appelez pas devant la loi maître Révolté !

—Pas précisément.

—C'est donc comme qui dirait censément un sobriquet ?

—Sot toi-même, entends-tu, mal appris !

Ah ! mon Dieu du bon Dieu, est-ce-t-il malheureux de ne pas savoir bien parler le français ! C'était pas pour vous offenser, maître Révolté, bien acertainement, que je disais un sobriquet.

Je voulais dire que c'était, comme on dit, comment donc déjà ? une espèce de nom de guerre qu'on vous avait donné en vous appelant...

—Oui, c'est cela ! un nom de guerre en temps de paix, n'est-ce pas. Autre raison, autre bêtise ! C'est comme défunt capitaine La Sottise, qui, pour ne pas échouer son navire, l'a fichu droit à la côte. Allons, paliaca de Moka, allons, va donc un peu de l'avant, si tu ne veux pas aller en dérive du côté du champ de navets, de l'autre bord de l'eau.

—Ma foi, maître Révolté, je ne sais plus quoi que vous dire, tant vous avez de l'esprit au-dessus de moi. J'ai parié, quoi, et j'aurai perdu faute d'avoir la langue aussi bien amarrée que la vôtre.

Pour venir un peu en aide au pauvre diable dont les questions avaient été si mal accueillies par le subtil et impérieux maître, je crus pouvoir m'interposer entre les interlocuteurs et renouer au profit même de ma curiosité le dialogue qui venait d'être interrompu. Je l'avouerai même, ce nom ou ce surnom de Révolté que portait le maître d'équipage semblait cacher quelque signification piquante, et au risque d'éprouver le sort qu'avait déjà subi le matelot investigateur, je dis à notre savant du gaillard d'avant :

—Maître, vous excuserez ma curiosité, sans doute ; mais, je vous l'avouerai, j'ai été tenté plusieurs fois, comme ce matelot dont vous venez de blâmer l'indiscrétion, de vous demander d'où pouvait vous être venu ce nom de maître Révolté qui semble cacher le mot de quelque énigme, si c'est, comme tout me porte à le croire, un nom de guerre qui vous a été donné.

—Le mot d'une égnime, me répondit vivement le maître d'équipage ; il n'y a pas plus de mot d'égnime là-dessous que de pommade à la rose sur le cataugan d'un tondu.

La nomination de Révolté m'est venue par rapport à une affaire que j'ai éprouvée dans mon vieux temps, et d'où j'ai été bien heureux de me retirer avec un sobriquet seulement et avec un petit coup de briquet, ainsi que vous pouvez le voir par la marque qui m'en est restée sous le menton. C'est un certificat de bonne conduite signé par un capitaine, et que je ne perdrai pas, tant ce gaillard-là aimait à se servir de bonne encre pour signer ses certificats.

—Diable ! l'affaire dont vous nous parlez là doit être intéressante.

—Oui, surtout quand, comme votre serviteur très-humble, on en a payé les intérêts.

—Et y a-t-il long-temps que cet événement-là vous est arrivé ?

—Quel événement, s'il vous plaît, si j'en étais capable ?

—Mais celui dont vous venez de parler.

—Moi, je viens de parler d'un événement ! Ah bien bigre ! tant mieux ! Dites plutôt, monsieur le passager, que vous voulez tout bonifacement me tirer une carotte du nez. Je vois votre truc, tout nuit qu'il fait dans le moment actuel, encore mieux que si la bougie était allumée. Mais c'est égal, puisque vous désirez savoir le pourquoi-t-est-ce de mon nom d'emprunt, je vais vous le raconter à la bonne franquette, pourvu toutefois et néanmoins, pendant la chose que je vais vous réciter, personne ne vienne me fiche malheur et me couper le fil de carret de mon histoire ; car, voyez-vous, monsieur, quand je parle, moi, je n'aime pas qu'on s'avise de vouloir être plus savant que moi et de me couper le câble de mon discours pour me faire faire une épissure dedans... Est-ce-t-il entendu, vous autres ? cria le maître aux gens de quart qui l'écoutaient.

—Oui, maître Révolté, nous avons bien entendu ; vous pouvez parler, et le premier qui dira quelque chose sur votre parole sera mis à l'amende.

—Et à quelle amende encore ?

—A l'amende que vous voudrez, maître.

—Eh bien ! à l'amende d'un revers de main et d'une convulsion de pied au derrière. C'est convenu et entendu. Attention, je parle, et qu'on ne se mouche plus ! Les toussemens et les crachemens sont suspendus pendant toute la séance.

L'orateur, ou plutôt l'historien, prit alors la parole de l'air le plus grave, et au milieu du silence le plus profond il s'exprima ainsi :

«Une fois et quantes, j'étais embarqué dans ma jeunesse et du temps de la guerre passée, à bord d'un corsaire de Bordeaux qui avait un nom qui ne se trouve pas dans l'almanach des saints du paradis. Ce particulier de corsaire, gréé en trois-mâts, et on peut dire aux œufs et aux champignons, s'appelait, ni plus ni moins, le Mange-Tout.

«Il avait en batterie seize caronades de dix-huit et deux canons de huit ; car vous savez assez qu'en course, sans qu'il soit besoin de vous le récidiver, c'est avec du fer qu'on a des piastres, et avec une autre poudre que la poudre à friser qu'on peut attraper de la poudre d'or plein son sac.

«Nous étions à bord du Mange-Tout environ cent trente à cent quarante poulets de ma façon, c'est-à-dire pas trop avariés par l'eau de mer, et un peu trop durs pour être mis à la broche ou en fricassée.

«Notre capitaine était un petit homme de cinq pieds à cinq pieds un pouce de hauteur, et un peu plus large que long. Il avait nom Doublemin. Je ne sais pas bien encore si ses mains étaient doubles, comme le portait sa nominaison, mais ce que je sais très-bien, c'est que chacune de ses pattes en valait bien deux comme celles des meilleurs lapins du bord.

A lui seul, quand il n'était pas content de la force de l'équipage, il se mettait à hisser le grand hunier, en nous disant que nous étions des carognes. C'était le seul compliment qu'il nous faisait quand il était d'humeur à nous dire quelque chose d'amicale.

«Pendant tout le temps que nous restâmes mouillés avec le corsaire au bas de la rivière de Bordeaux, en attendant une bonne nuaison de vents pour mettre à la mer, la joie et la gaîté ne désemparaient pas à bord du Mange-Tout. Les équipages des autres navires disaient que notre trois-mâts était le bâtiment le bien-nommé, car on mangeait tout et même l'on buvait tout à bord.

«Il y avait toujours une touque d'eau-de-vie crochée au pied du mât d'artimon, et quand la touque était vide, il n'en coûtait pas plus que d'aller la remplir à la cambuse.

«L'ouvrage n'allait pas guère, mais les vivres allaient rondement. C'était un vrai paradis, affourché sur ses deux ancres, pour les cagnes (les paresseux) et les ivrognes. C'est l'Anglais qui paiera tout ça, que je nous disions. Oui, l'Anglais, pas mal ! c'était nous, comme finalement vous allez l'apprendre par la suite.

«Le vent devint bon au bout de trois semaines de ribottes au mouillage du Verdon. Le corsaire appareilla ; et en descendant de dessus l'empointure du grand hunier, où j'étais monté pour affaler les cargues, je m'aperçus du coin de l'œil que l'on avait décroché la touque d'eau-de-vie du pied du mât d'artimon, pendant que j'étions en train de faciliter la manœuvre.

«Effectivement, une fois en dehors des passes, le capitaine Doublemin avait changé de barre et avait dit à ses officiers et au cambusier que c'était assez causé comme ça entre l'équipage et la touque de spiritueux.

La sobriété, qu'il avait proclamé, est l'âme du matelot une fois au large.

«Il disait là une parole bien sage, le capitaine Doublemin ; c'est aussi mon opinion à moi, que la sobriété. Alors je ne pensais pas encore de cette façon. Mais depuis j'ai appris à gouverner droit et à mettre le cap sur une autre aire de vent.»

Parvenu à ce point de son histoire, notre conteur s'interrompit un instant pour adresser les mots suivants à un jeune novice de quart, qui l'écoutait avec la plus vive curiosité depuis le commencement de sa narration :

—Dis donc, Piloneau, si, au lieu de m'écouter là, la bouche ouverte et les yeux sans bouger, tu allais me chercher une bouteille de Rochelle qui est de service depuis ce matin à la tête de ma cabane !

—Oui, tout de suite, maître, répondit le novice Piloneau en se laissant glisser par le capot du logement de l'équipage.

Pendant la courte absence de Piloneau, maître Révolté eut soin de nous dire :

Quand je me laisse descendre du gosier une marée de paroles un peu trop conséquente, la gorge me reste à sec, et les mots que je veux pousser ne flottent plus dans la passe. Hum ! hum ! mon coup de Rochelle va m'arriver bien à propos pour me permettre de reprendre la bordée de mon discours.

Après avoir avalé la moitié de l'eau-de-vie qui restait dans la bouteille que venait de lui remettre le novice, notre historien reprit :

«Je vous disais donc, avant de prendre un peu de rafraîchissement dans le fond de cette bouteille, que la sobriété est le plus beau devoir de l'officier et du matelot à la mer.

«Les gens du Mange-Tout, et moi tout le premier, coquin que j'étais alors, ne pensèrent pas de cette manière.

En voyant que la touque de schnick n'était plus à son poste de combat, ils se dirent les uns aux autres : Tout va aller mal à bord du corsaire. Il n'y a plus rien pour nous soutenir, et le capitaine est un véritable traître.

«Qui dit matelot, voyez-vous, dit un homme bigrement difficile à contenter. Donnez deux jours de suite du gigot rôti à un équipage, et le troisième jour de gigot, l'équipage se révoltera pour avoir de la viande salée. C'est physique cette chose-là, et moi je suis juste ; j'ai été matelot tout comme un autre, et je sais bien que le huitième péché capital, c'est de faire du bien à un matelot et de caresser un chat. Ingrat une fois, ingrat deux fois, et ingrat trois fois, voilà le proverbe. Je ne sors pas de là. Tant pis pour ceux qui ne seront pas contens : il iront se coucher, s'ils ne sont pas de quart.

«Les plus farauds du corsaire firent d'abord des cabales. Allons trouver le capitaine, qu'ils se dirent, pour lui réclamer notre contingent d'eau-de-vie. Allons, répondirent les autres. Mais une fois qu'il fallut en dégoiser et s'escrimer pour aller parler au capitaine Doublemin, personne n'avait plus de jambes ni de langue à son service.

«Deux grands turbuleux néanmoins, ou nez-en-plus comme vous voudrez, prirent un peu de cœur à la bouche, et les voilà partis en députation pour parler au capitaine au nom de tout l'équipage réuni en comité de cabale.

«Une fois en face de notre gare-la-bûche, qui se promenait comme un ours du Canada tout seul sur le gaillard d'arrière, les deux ambassadeurs du gaillard d'avant ne surent faire autre chose que de mettre leur bonnet à la main.

—«Que voulez-vous ? leur demanda Doublemin pour commencer la conversation.

—«Rien pour le moment, répondirent les deux lofias, bien embêtés de la commission qu'ils avaient prise.

—«Eh bien ! en ce cas, allez-vous-en et fichez-moi la paix.

—«Mais c'est que, capitaine, dit le plus hardi en revenant sur ses pas, la touque d'eau-de-vie n'est plus crochée au mât d'artimon.

—«C'est qu'on l'aura décrochée, voilà tout.

—«Oui, mais c'est que nous vous demanderions à la revoir au pied du mât.

—«Oui ! se met à crier Doublemin avec une voix qui avait l'air d'avoir passé par le gosier du diable, quand tu la verras recrochée au pied du mât, cette touque, c'est qu'auparavant vous m'aurez croché moi-même par le dormant du cou au bout de cette vergue. Allez vous coucher, tas de pochards : deux quarts de vin et un boujaron d'eau-de-vie, voilà ce qui vous revient, et c'est, trois fois par jour, plus que vous ne valez tous ensemble.

—«Vous voulez donc en ce cas, capitaine, répondit le cabaleur un peu désorienté, nous traiter comme des matelots du service ou comme des pauvres rafalés de marins du marchand ?

«Doublemin, en entendant ces paroles, ne fit seulement pas semblant d'y faire attention, et il se mit à commander de suite une manœuvre par manière d'acquit et à seule fin de couper la conversation par le bout.

«Le capitaine, après avoir fait taire la bouche à l'enfant, qui était dans le fond un bon frère, mais une méchante petite frapouille, reprit, en parlant toujours à Anténor :

—«Connais-tu bien, exécrable criminel, comment les lois punissent la révolte à bord d'un navire ?

—«J'ignore ; mais je serai plus savant peut-être quand une fois vous me l'aurez appris.

—«Eh bien ! ces lois punissent la révolte de mort !

—«Oui, quand il y a des juges apparemment.

—«Ton juge, c'est moi ; la loi, la voilà. Le coupable, c'est toi.

—«Et la condamnation ?

—«Elle est sur ton infernale figure, et l'exécution du jugement au bout de ma main. A terre, il y a vingt-quatre heures pour exécuter le coupable ; ici, il n'y a plus pour toi qu'une minute, et la minute vient de sonner.

«Et en vous prononçant cette parole, voilà mon capitaine qui vous empoigne la crinière d'Anténor de la main gauche, et qui vous lui envoie à bout portant, de la main droite, un coup de pistolet d'arçon dans la physionomie.

«Le corps du pauvre Anténor tomba sur le pont baigné dans son sang : tout le haut de sa tête était resté dans la main gauche de Doublemin [Un capitaine de corsaire, qui, pendant la dernière guerre maritime, s'était conduit de la même manière que mon capitaine Doublemin, dans une circonstance pareille à celle que je viens de retracer, fut acquitté honorablement à Brest par la cour martiale convoquée pour juger la conduite de cet officier. Le fond dans lequel j'ai puisé l'aventure de maître Révolté est historique.].

«Le commencement de la justice est fait, cria alors le capitaine. La loi vient de parler. Avancez quatre hommes et envoyez-moi le cadavre du criminel par-dessus le bord.

«Ma foi ! dans un moment comme celui-là et avec un Sarrasin de ce calibre, il n'y a pas guère moyen de désobéir. Je fus un des quatre hommes de bonne volonté qui débarquèrent défunt Anténor de l'autre côté du bastingage.

«Il y avait lieu de penser vraisemblablement après ce coup de temps que tout était fini à bord. Personne ne soufflait plus un mot plus haut l'un que l'autre. On aurait entendu une moustique voler sur le pont. L'équipage enfin en avait assez de cet exemple, pour son compte. Mais Doublemin, lui, n'était pas encore plus content qu'il ne fallait.

«Cependant, comme je l'ai lu anciennement dans un livre : coupez la tête d'un complot, et le complot n'aura plus de jambes.

«Quant à moi, sans me vanter, je n'avais plus ni bras ni jambes. C'est que, écoutez donc, on aime bien se mêler un peu des affaires où tout le monde met son nez ; mais on n'aime pas, comme de juste et de raison, à payer les pots cassés pour tout le monde. Vous entendez bien cette parole, n'est-ce pas, vous autres jeunes gens qui m'écoutez à l'heure qu'il est ?»

—Oui, sans doute, maître Révolté ; nous serions bien fâchés de perdre un seul mot de votre conte, répondirent les jeunes matelots composant l'auditoire du maître.

—A la bonne heure, reprit gravement celui-ci. Les fautes des anciens, voyez-vous, c'est à peu près comme les roches à fleur d'eau et les bas-fonds qu'il faut éviter.

Je vous dis mes fautes, à seule fin qu'en naviguant, vous ne tombiez pas dessus en grand, comme des badernes qui ne savent pas gouverner leur barque. Danger connu est à moitié paré.

Après avoir débité d'un ton très-imposant et très-grave cet avertissement tout paternel, notre narrateur reprit ainsi le fil de son histoire :

«Ainsi que je l'ai annoncé, Doublemin n'était pas trop content.

«Il n'y avait pas un demi-quart d'heure qu'il venait de faire l'affaire à ce pauvre Anténor, qu'il se mit à crier d'une voix qui semblait sortir du fond de la cale d'un trois-ponts :

«Je sais qu'il y a encore de mauvais bandits à mon bord. Je les connais tous un à un, et si, dans cinq minutes d'horloge, à partir du moment actuel, ils ne viennent pas tous, les uns après les autres, se dénoncer eux-mêmes de bonne volonté et me demander leur pardon, il y aura du grabuge encore sur le pont du Mange-Tout, après les cinq minutes de grâce.

«Une minute se passe, deux minutes sont déjà passées ; personne encore ne prend la route du pardon général.

«Doublemin voyant le retard, se met à dire, pour nous engager à prendre notre parti en braves :

«Si vous attendez que je vous nomme, je vous nommerai tous individuellement ou ensemble ; mais à chaque nom qui sortira de ma bouche, je vous préviens qu'il y aura un homme de moins à l'appel.

«Et sans plus de façon que ça, le pèlerin vous dégaîne de sa ceinture son poignard qui était bien large comme une feuille de bananier.

«Ah ! il ne s'agit pas ici de faire les bégueules, dit un de nos camarades qui n'avait pas trop la conscience blanche.

Je me dénonce moi-même. Capitaine, j'ai eu tort et me v'là à vos ordres.

«Quand un homme bat en retraite, il ne manque jamais de compagnons de route, comme on dit.

«Après le premier révolté qui venait de fouiner, arrive un autre, et puis un autre, et puis moi après le troisième. Si bien que nous formions une rangée de dix à douze renégats repentans sur le pont.

«Une fois que Doublemin nous vit alignés, la figure un peu renversée du mauvais côté, il nous dit, pour nous faire compliment sur notre soumission :

«Vous êtes tous des crapules qui mériteriez les galères, si j'étais aussi méchant que je devrais être juste. Mais je viens d'en expédier un, et ça ne m'amuserait pas de recommencer la même cérémonie pour chacun de vous. Cependant, sans être aussi criminels que le chef du complot, vous êtes coupables, et vous ne devez pas porter celle-là en paradis ; et afin de signer avec de bonne encre un certificat de mauvaise conduite à chacun de vous, je vais vous mettre ma signature dans un endroit où vous ne pourrez pas la cacher aussi facilement qu'au fond de votre sac.

«Après nous avoir adressé ce petit discours, ne voilà-t-il pas que ce diable de Doublemin vient à chacun de nous face à face, et qu'il nous fait en particulier une petite entaille sur le menton avec le bout de son poignard !

«La chose, me direz-vous, peut être légère : d'accord ; mais il n'en est pas moins bigrement gênant d'être marqué à la partie la plus vulière du visage pour le restant de sa vie, et pour une affaire aussi désagréable qu'une révolte à bord.

«S'il ne faisait pas nuit, vous pourriez voir encore sur mon physique la signature de Doublemin.

Je ne m'en cache pas, je ne l'avais pas volé, et qui convient de ses fautes est plus méritant que celui qui dit qu'il n'a jamais péché. La vie de l'homme, sans comparaison, est un grand câble de vaisseau, et avant qu'un grand câble soit filé jusqu'au bout, il peut se faire joliment des coques depuis l'étalingure jusqu'à la bitture.

«Ceux-là qui sont matelots et qui m'écoutent entendront assez ce que je veux dire ; les autres chercheront le motus de l'égnime que j'ai voulu faire en passant.

«Dès le moment où tout se trouva arrangé à l'amiable à bord du corsaire, le capitaine, voyant l'équipage content et satisfait, nous commanda d'aller larguer les voiles ; car vous vous rappelez bien que pendant la petite affaire qui venait de se passer à bord, le navire avait été laissé en dérive, poussé au large par la brise de terre.

«L'appareillage, je vous en donne mon billet, ne fut pas long à faire. Nous courions tous du pont sur les vergues pour larguer la toile, comme de vrais écureuils. Jamais nous n'avions été aussi lestes du jarret et aussi vifs de la patte. Il y a des instans où une solide correction retrempe furieusement la bonne volonté d'un équipage, et une fois que les chefs ont réglé leur décompte avec leurs matelots, on se remet à travailler pour une autre campagne.

«C'était pas encore le tout que d'avoir mis de la toile au vent à bord du Mange-Tout, il nous restait ensuite à louvoyer contre le vent pour regagner le chemin que nous avions perdu en dérivant, et pour rattraper le bout de notre câble que nous avions filé sur une bouée deux heures auparavant. Avec cela, vous vous souvenez bien, sans le moindre doute, des trois embarcations que nous avions envoyées sur la petite île déserte des sauvages, pour y faire de l'eau.

Le capitaine avait bien voulu, vous entendez, punir la révolte ; mais il ne voulait pas abandonner les gens qu'il avait expédiés à terre pour le bien du service en général, et pour recevoir en même temps une bonne frottée en particulier.

«Ainsi donc nous voilà à louvoyer bord sur bord, amures sur écoutes, avec notre gueux de corsaire qui pinçait le vent comme la plus fine couturière pince un ourlé avec son aiguille. En moins d'une heure on peut dire que nous avions déjà regagné une bonne partie du chemin perdu, lorsque nous entendons un bruit de coups de fusil sur la petite île où nous avions laissé nos gens de corvée.

«A ce carillon de coups de feu, le capitaine se mit à dire : Est-ce que ces gaillards-là s'aviseraient de déchirer de la toile avec les naturels du pays ?...

«Et puis il prend sa longue-vue, et après avoir regardé à terre du côté d'où venait le tintamarre de la fusillade, il nous redit : Oui, ce sont nos gens qui saluent avec du plomb de calibre les antropophages qui leur font une conduite de politesse.

«Quelle conduite de politesse ! que nous pensâmes en entendant le capitaine. Si la politesse dure encore une demi-heure, il n'y aura plus personne à conduire par ces abominables gueusaillons de sauvages.

«Nous arrivions toujours, à bord du corsaire, à l'endroit de notre premier mouillage, et les coups de fusil que nous avions entendus continuaient à pétailler, mais plus en douceur qu'à l'instant où nous avions commencé à distinguer le roulement de la mousqueterie.

«Qu'est-ce que ça peut annoncer ? que nous nous demandions à bord.

Que nos gens ont fait la paix avec les antropophages de l'île, ou qu'ils sont plutôt bûchés à ne pouvoir plus jouer du mousqueton ?

«Nous ne fûmes pas long-temps heureusement à apprendre ce qui venait de se passer sur ce rivage cruel et barbare où nous avions cru trouver de l'eau, et où il n'y avait à ramasser que des coups à discrétion, et même plus qu'à discrétion.

«Le jour, au moment dont je vous parle, commençait à tomber ; mais il faisait encore assez clair au loin cependant pour nous permettre de voir que nos trois embarcations venaient de déborder de l'île des sauvages. En une minute, comme elles avaient vent arrière pour venir sur nous, elles larguèrent leurs voiles, et nous autres, pour aller à leur rencontre, nous élongeâmes sous terre la dernière bordée que nous avions à courir au plus près.

«Je parierais bien, n'importe quoi au monde, qu'aucun de vous ici n'est fichu pour se figurer ce que nous vîmes à bord du corsaire, quand une fois nos embarcations furent rendues à portée de vue de nous ? Non, jamais, au grand jamais, sous la voute immensurable du firmament que v'là au-dessus des girouettes de notre mâture, on ne verra deux spectacles de cette manière. Une vraie comédie en action, une véritable mascarade de côte d'Afrique.

«Imaginez-vous qu'aussitôt que nous pûmes bien apercevoir et compter un à un nos gens dans les embarcations, nous vîmes les uns avec une flèche dans le derrière, les autres avec une zagaie plantée raide dans le dos, et les moins avariés enfin avec des coups de massue de sauvages, en travers sur la mine. Nous avions peine à reconnaître nos camarades, tant ces accidens-là les avaient changés de ce qu'ils étaient auparavant.

C'était, à vous dire le vrai, un spectacle à rire d'un côté et à pleurer de l'autre, une farce et une pitié tout ensemble, finalement.

«Quand la première des trois embarcations de cette expédition de malheur fut accostée à bord, notre capitaine commença par demander à l'officier qui commandait la corvée :

—«Eh bien ! monsieur, que vous est-il donc arrivé à terre ?

—Capitaine, répondit l'officier, il nous est arrivé des coups comme s'il en pleuvait.

—«Parbleu, je ne le vois que de reste, lui dit le capitaine. Mais comment cette affaire entre les sauvages et vous a-t-elle eu lieu, et par la faute de qui a-t-elle commencé ?

—«Capitaine, que répondit encore l'officier, personne n'a commencé l'affaire : elle est venue toute seule et tout le monde ensuite s'en est mêlé. Mais puisque vous paraissez souhaiter avoir des détails là-dessus, je vais vous faire mon procès-verbal aussi bien que je pourrai.

«Imaginez-vous, capitaine, qu'une fois à terre, je dis aux hommes de mon canot et des deux autres embarcations : Mes garçons, débarquons en double nos pièces à eau, et allons les mettre sous cette cascade d'eau fraîche qui coule là-bas. Mes hommes me répondirent : Oui, nous allons faire ce que vous nous dites. Mais au lieu de suivre mes ordres, les gredins ayant vu des femmes sauvages qui étaient là avec leurs maris à nous regarder, se mirent à faire des grimaces pour entamer la conversation avec ces négresses. Les habitans et habitantes commencèrent par rire, et mes gens, encouragés par les figures riantes des noirs du pays, voulurent tâter de trop près les appas ou plutôt les apparences qui étaient devant eux.

Mais les maris sauvages voyant cela ne firent ni une ni deux. Ils se mirent à battre en retraite avec leurs épouses qui paraissaient ne s'en aller qu'avec un air qui disait qu'elles auraient autant aimé rester sur la place, afin d'être insultées par nos gens. Malheureusement mes hommes, ne devinant pas la malice, eurent l'indiscrétion de donner en grand dans l'écoutille. Les voilà à poursuivre la bande des nègres et négresses faisant route vers le milieu des bois ; j'avais beau crier à mes matelots : Restez ici, je ne veux pas que vous vous engagiez plus loin ! Bah ! c'était comme si j'avais chanté femme sensible avec accompagnement de tambour de basque ! Mes gredins de canotiers chassèrent toujours les polissonnes de sauvagesses qui s'enfonçaient toujours dans les taillis. Vous savez bien, capitaine, que vous nous aviez fait prendre à chacun un mousqueton, en disant que ça pourrait nous servir. Ça a servi effectivement à faire casser les reins à une bonne partie de nos enragés, car lorsqu'ils se sont vus un peu engagés avec les carnibales, ils ont voulu leur envoyer des coups de fusil pour leur faire peur par manière d'acquit ; mais au lieu d'avoir peur, les imbécilles de sauvages n'ont-ils pas commencé à nous poivrer à grands coups de flèches, de bâtons pointus et d'anspects en bois de fer ! Vous voyez mes gens, capitaine, ils sont presque tous à moitié éreintés, et si le docteur veut de l'ouvrage, il en aura plus qu'il ne pourra peut-être en faire.

—«Quels sont les hommes que vous avez perdus dans cet engagement et qui sont restés sur place ?

—«Capitaine, ce sont ceux-là qui étaient les plus galans et les plus emportés sur l'article du sexe ; car, vous entendez bien, comme ils voulaient faire la cour à brûle-pourpoint aux épouses des sauvages, ils se sont engagés naturellement le plus avant dans le bois, où ils ont été caressés les premiers si impolitiquement.

—«Tant mieux ! répondit sur ce mot-là le capitaine Doublemin. Ce sont les plus mauvais sujets du bord et les faiseurs de complots dont les sauvages m'ont débarrassé. Je ne demandais pas mieux. A présent nous allons naviguer tranquillement comme de petites demoiselles. Faites embarquer et hisser à bord les blessés, que le chirurgien va panser aussi bien qu'il le pourra. Nous allons maintenant courir au large et continuer notre croisière, comme si de rien n'était.

«Quand les hommes revenus de terre apprirent ce que le capitaine avait fait à bord pendant qu'ils étaient sur l'île déserte, ils se dirent tous à la fois : Le capitaine est un fameux lapin, et Anténor était un cabaleur ; c'est bien fait pour lui et pour nous ; ce qui vient de lui arriver n'était que le décompte qui lui revenait depuis long-temps.

«Voilà bien sur quel gabarit sont construits tous les hommes ! C'est le battu qui a toujours tort, et le plus fort qui a toujours raison.

«Mais afin d'en finir une bonne fois pour toutes avec mon histoire, je vous dirai, mes amis, que toutes ces aventures nous portèrent bonheur. Trois ou quatre jours après l'époque, en cinglant au large de la côte d'Afrique, nous fûmes assez chanceux pour mettre le cap sur un grand coquin de trois-mâts anglais qui revenait de l'Inde, chargé d'indigo, de riz, de salpêtre, et autres comestibles de même nature. La prise fut amarinée, comme de raison, et expédiée pour France. Deux jours après, un autre navire venant des mêmes parages tomba de la même manière sous notre grande écoute, et l'amarinage eut lieu tout aussi bien ; il n'y avait quasiment qu'à se baisser pour en prendre, comme on dit. La moitié de notre équipage fut envoyée à bord des prises qui venaient se faire gober comme des moutons par le Mange-Tout, et c'est pour lors que nous vîmes clair comme le jour que le corsaire avait été bien baptisé de son nom.

Bref, quand nous eûmes bien écumé les mers où nous croisions, nous revînmes tranquillement comme Baptiste au port de Bordeaux, d'où nous étions partis. Les bâtimens anglais que nous avions capturés en tout bien tout honneur avaient eu le sort d'attérir sains et saufs, et chacun des gens de l'équipage, une fois les parts de prises comptées au bureau, eut sa fortune faite pour le restant de ses jours, excepté moi qui trouvai moyen de manger tout mon argent en trois mois avec des amis et des filles publiques. L'économie est une belle chose ; mais la bamboche est la perte du matelot.

«Vous m'aviez demandé la raison pourquoi on m'avait donné le nom de maître Révolté. Je viens de vous la dire ; c'est parce que j'avais eu le malheur de faire partie d'une révolte à bord du corsaire le Mange-Tout. Les beaux noms de guerre ne tiennent pas long-temps : les mauvais sobriquets ou faux-briquets restent toujours. Sur le rôle d'équipage que le capitaine a dans sa chambre, je suis inscrit sous le nom de Frédéric-Stanislas Labous, qui est mon vrai nom de famille ; mais ça n'a pas empêché que depuis vingt ans on continue à m'appeler partout, en toute occasion, maître Révolté, en punition sans doute de mon ancienne faute, que le diable confonde, si jamais il en était capable !

«Ceci doit vous apprendre, jeunes gens qui êtes là la bouche ouverte comme des dorades qui attendent les poissons-volans, que jamais il ne faut faire un pas de travers dans la route du service, si on veut toujours aller droit son chemin. Mon exemple est un avertissement que je vous donne, et un avertissement vaut mieux que si je vous avais mis à chacun une piastre dans la poche pour aller lécher du tafia dans le premier cabaret venu.»

Ainsi finit la longue et philosophique histoire de maître Révolté, et, après l'avoir écouté attentivement près d'une heure, et avoir observé, autant que me le permettait le clair de lune, les mouvemens de sa physionomie pendant sa narration, je restai édifié de la franchise avec laquelle ce brave homme nous avait avoué une des fautes de sa jeunesse et exprimé le repentir sincère dont ce moment d'égarement contre la discipline avait été suivi. Ce n'est pas lui, me disais-je, qui retombera dans la même faiblesse ! Il a trop bien appris à obéir et éprouvé trop cruellement ce qu'il en coûte pour avoir enfreint les lois de la subordination ! La sévérité du capitaine Doublemin lui a donné une leçon qui lui servira toute sa vie !

J'éprouvais tant d'estime en ce moment pour la rude naïveté de notre maître d'équipage, que je me disposais déjà à le féliciter sur la sincérité des aveux honorables qu'il nous avait faits avec tant de bonhomie dans sa biographie, lorsque le capitaine de notre Oiseau-bleu monta sur le pont et regarda le temps qu'il faisait. Maître Révolté, en voyant le capitaine s'informer du nombre de nœuds que filait le navire, et en l'entendant, une minute après, ordonner de gréer les bonnettes de perroquet, ne put s'empêcher de s'écrier presque assez haut pour être entendu de tout le monde :

—Le tonnerre de Dieu t'enlève, ivrogne patenté et breveté ! Le voilà qui vient de s'étourdir la tête d'eau-de-vie, et qui va nous éreinter à nous faire manœuvrer toute la nuit ! J'aimerais cent mille fois mieux naviguer à bord du diable, qu'avec des rossignols de ce régiment-là !

Il aurait suffi que notre capitaine, qui n'était pas très-patient, eût entendu un seul des propos que tenait maître Révolté, pour que notre pacifique navire devînt, comme autrefois le corsaire le Mange-Tout, le théâtre d'une rébellion en mer.

Belle perspective !

En passant sur le gaillard d'arrière et en pensant à la manière dont maître Révolté mettait en pratique les maximes de subordination qu'il nous avait débitées dans son histoire, je ne pus m'empêcher de me rappeler cet antique proverbe que j'avais souvent entendu répéter, dans mes voyages nautiques, par les philosophes goudronnés du gaillard d'avant :

«Le vieux matelot meurt dans le péché de sa jeunesse, comme le dur requin dans sa première peau.»

 

FIN

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021