BIBLIOBUS Littérature française

Les Villas parisiennes - Francis de Valrine (18..-18..)

LES petits marchands adorent la campagne : il leur faut de l’air, de l’espace, de la verdure. Enterrés pendant la semaine dans la poussière de leurs ballots et de leurs comptoirs, ils aiment à l’échanger chaque dimanche contre un air plus actif et plus frais ; et, nonchalamment couchés sous les ombrages de leurs villas, ils se plaisent à redire avec le poète :
La pratique nous a fait ces loisirs.
Parcourons ces délicieuses villas somptueusement construites à l’usage du petit commerce parisien par tous les palladio de la banlieue. Choisissons d’abord une maison de campagne telle qu’on la conçoit ordinairement : Tibur de grande route, hâlé, rôti, situé au milieu des betteraves et du céleri, le Panthéon et le Val-de-Grâce au bout de la lorgnette. Là, le véritable ami des champs se caserne pendant un jour avec sa famille et ses habitudes. Pourquoi ? je vous le demande. Pour jouir de la poussière des routes de Chartres, de Melun ou de Lonjumeau, que lui envoient du soir au matin les courants d’air des malles-postes et les zéphyrs Laffitte et Caillard.
Préférez-vous la maison de campagne à l’italienne et à pigeonnier, dont le plus bel ornement est une  plaque à incendie, villa située entre cour et jardin renouvelé chaque semaine au quai aux fleurs ? ou bien la maison de campagne gorge de pigeon, roux-tendre, ou lilas foncé, semée, faute de mieux, de pavillons, de chalets et de paysages en carton-pâte ? Tous ces édifices campagnards, à un ou deux étages, panachent les rives de la Seine, et varient agréablement les beaux sites de la banlieue. Souvent, après avoir demandé vainement au ciel le développement de l’arbre qu’il a planté, et qu’il n’a pas encore vu naître, le locataire d’une de ces villas, entraîné par sa passion pour la verdure, se procure un ombrage factice qu’il doit à ses pinceaux. La façade de sa maison devient alors une décoration de théâtre ornée de mille fleurs étonnées de briller dans une semblable atmosphère. L’art a vaincu la nature ! Les moellons ont disparu sous des bosquets d’arbustes si féconds et si variés, qu’il est facile de reconnaître qu’une semblable végétation ne peut devoir son existence qu’au talent d’un badigeonneur. Le jardin est tout aussi favorisé. Une savante perspective exécutée sur tous les murs est destinée à donner au potager les proportions d’un parc gigantesque, et remplace au besoin les fleurs et les plates-bandes oubliées. Mais, par malheur, ce luxe de plantations ne se développe qu’au moment où, débarrassé du poids des affaires, le locataire est devenu acquéreur de cette douce retraite, qu’il transforme chaque année, à l’aide de ses pinceaux, en parc royal, en jardin anglais ou en prairie. Là, placé dans le voisinage d’un filet d’eau, ses heures s’écoulent sans ennui, et son existence est largement remplie par les agréments du jardinage et le plus violent des plaisirs : ce noble développement de l’intelligence !
Mais revenons à ces retraites périodiques élevées à la demande des employés favorisés, d’une famille, et des citadins villageois ; entrons dans l’intérieur d’une de ces maisons, et jouissons du confortable de la salle à manger et de la cuisine de campagne. Le mobilier seul n’est-il pas toute la mosaïque des petites misères, des inconvénients, des nudités, des déboires de convention dont s’entoure la vie des champs ? Pourquoi ces meubles si durs ; puis à dîner ce coq gaulois plus dur encore ? d’où vient cet oubli, cette négligence de toutes les hospitalités et de tous les estomacs ?
- Que voulez-vous ? Nous sommes à la campagne ! axiome indigeste et mystificateur qui se combine avec cette autre formule, cette autre devise non moins traîtresse de toutes les salles à manger champêtres : A la guerre comme à la guerre ! Ainsi se trouvent autorisés les  essais de coloquintes, les expériences d’artichauts, le vinaigre du crû, et le lapin de basse-cour ! une salle à manger où l’on jeûne, un salon sans rideaux, sans glaces, où l’on grille dans le but de se préserver du soleil, salon dont la cheminée se rehausse de deux canards sauvages empaillés et du portrait en plâtre de l’amphitryon, le cou passé dans un cor de chasse, la tête surmontée d’un bois de cerf.
Laisserons-nous échapper cette tête de bourgeois champêtre, décolleté du matin au soir, jusqu’à la  pomme d’Adam, la chemise rabattue sur l’épaule, colin voltigeur de la cinquième légion ? Voyez comme son costume est bien entendu ! veste et pantalon nankin, chapeau de paille à ruban vert, chapeau gigantesque, immense, capable d’abriter une famille entière. Et sa femme ! bonne duègne qui fait aussi du Florian à sa manière, dix-huit pieds de circonférence que vous voyez descendre le matin de son pigeonnier à coucher, en camisole blanche et la robe retroussée dans les poches, pour donner à manger à ses canards et dénicher un œuf de poule depuis longtemps espéré. Bons Parisiens, vous croiriez-vous à la campagne, si vous n’étiez pas complètement travestis en jardiniers, en laitières, en bûcherons, ou en marchands de navets ? Celui-ci se fait un galbe villageois avec un bonnet de laine ; un autre se chausse de sabots bourrés de paille, et ne quitte pas la serpette, la blouse, la ceinture de joncs et le panier du vendangeur, bien que dans son domaine il ne se soit jamais rencontré la moindre trace de raisins.
Attention ! Voici les amis de la maison qui arrivent en foule par les voitures du pays ou le char-à-bancs particulier.
Une famille entière se présente à la grille sans être attendue : le père et la mère, leurs deux filles, puis deux artilleurs en bas âge, total six personnes, en compagnie de deux superbes cantaloups. – Le cantaloup a une grande influence sur la villégiature parisienne ; il semble y naître sans culture, tant la consommation en est grande. – Ou bien, c’est une bande de commis de la maison Froidmanteau, farceurs à prix fixe, arrivant tous nantis de flageolets, de mirlitons ou d’harmonicas, tous affublés des mêmes vestes ébouriffantes, étoffes girafe ou Jocko, taillées dans le même reste de coupons facétieux. La campagne justifie, légalise tout par acclamation ; on peut y être impunément assommant, béotien, stupide ; tous les calembours, tous les coups de poing, sont admis dans ces jours de folie ! Là, quiconque ne sait pas walser walse comme un enragé, quiconque chante faux entonne du Rossini ou du Meyerbeer ! Là seulement, vous avez l’agrément de vous improviser de ces petits bals sur le sable, où l’embonpoint des mamans accapare les quadrilles, où les jambes des papas se lancent dans les jetés-battus, où les enfants de trois ans sautillent dans les galops et les cotillons, au grand attendrissement des tantes et des bisaïeules, et toutes ces pantomimes si variées aux sons harmonieux d’un orchestre péniblement recruté.
N’oubliez pas le chanteur qui se fait apporter sa guitare entre la poire et le fromage, et qui termine dignement tout festin champêtre par Fleuve du Tage.
- Et le naturaliste, l’homme qui vous présente à table, dans une assiette, un lézard, un colimaçon, ou une punaise des bois dont il vient de faire la découverte ; – et le cuisinier amateur, qui s’arme courageusement, aux environs du dessert, du bonnet de coton, de la poêle à frire et du Cuisinier royal, pour confectionner les omelettes soufflées, les blancs-mangers et les gâteaux de petit four ; – et le citadin qui brave aux champs les rigueurs de l’hiver pour embellir se retraite de l’épaulette de lieutenant citoyen, honneur obtenu aux dernières élections de Bagnolet.
Il peut vous arriver de vouloir aller humer un peu de fraîcheur à telle ou telle campagne de votre connaissance, de la trouver entièrement envahie par la gelée de groseilles et la marmelade de prunes. – Ce ne sont que terrines, bassinets, pots en faïence, écumoires et tamis. A partir du vestibule, votre ami se présente à vous avec des confitures jusqu’aux coudes. Il sort du laboratoire, il est le confiturier en chef ! Sa femme est également panachée ; les enfants ont des moustaches et des jeunes Frances en marmelade.
Intéressant tableau ! bien fait pour être intercalé au Musée prochain, avec le cachet du bonheur sur toutes les figures ; un fond de pruniers et de groseillers dans le lointain, et l’indication suivante au livret :
- Famille parisienne venant de faire ses confitures.
Si toutes ces physionomies campagnardes ne se rencontraient pas dans les champs de haricots, une serpette à la main ; dans les marécages, un fusil sous l’aisselle ; sur le bord de l’étang, une ligne au poignet ; dans la maison, au salon, au billard, au jardin, au piano, partout, n’avez-vous pas la comédie bourgeoise, ce grand arsenal, cette vaste pépinière de tant de ridicules éparpillés sur les marguerites du jardin ?
Une session champêtre serait-elle complète si elle n’avait pas sa soirée dramatique, composée de vaudevilles et de proverbes ? C’est là ou jamais que la rue Saint-Denis triomphe. Voyez ce marchand de bonnets de coton prix fixe, être comique et facétieux à peu près comme sa marchandise, s’affubler d’un rôle d’Arnal ou de Vernet. Voyez ce même homme qui se regarde déjà comme horticulteur, pêcheur, chasseur, naturaliste, confiseur et bonnetier de première force, se croire maintenant comédien parfait. Pourquoi pas ? La banlieue n’est-elle pas peuplée de comiques ? Et sa femme qui chevrote le couplet avec un larynx de 76 ; et sa fille qui déclame pendant l’entracte une tirade avec des intentions à la Rachel, aux applaudissements forcenés de son fiancé.
Mais le théâtre ; voyez le théâtre ! Alcôve garnie de calicot bleu, avec attributs, chiffres et devises, en papier doré qui vous fait sauter l’allusion aux yeux : car c’est aujourd’hui la fête du patron. Un de ses commis, poëte incompris, a même rimé ses vertus et ses qualités sur l’air de la Famille de l’Apothicaire. Après le spectacle, il y a fanfare, gala, puis fusées volantes et artichauts. – Heureux si les artificiers n’incendient pas le théâtre, la maison ou quelque chalet du voisinage !
Salut, trois fois salut, au Parisien horticulteur ! Ce type infatigable et fécond, qui ne se lasse jamais de parcourir le cresson des environs, la Flore parisienne sous le bras, qui plante des melons et des ananas, et récolte du vulnéraire suisse, qui revient chez lui, après avoir pêché à la ligne, fait comme un véritable Triton, avec de la vase jusqu’à la ceinture, son hameçon pris dans ses cheveux. – Mais riez tant qu’il vous plaira. Regardez donc dans le fond de son panier : Qu’y voyez-vous ? Une matelote, une superbe matelote, sur ma foi ! – achetée, il est vrai, à la baraque du pêcheur voisin ; éternelle et innocente supercherie que les convives sont enchantés de prendre au pied de la ligne.
Et cette autre figure aussi grotesque, cet autre individu vert et jaune, le chasseur aux grives, aux bécasses, aux perdreaux, aux sarcelles, aux lièvres, aux chevreuils, aux sangliers, l’effroi des gardes champêtres !
L’homme qui se résigne à laisser emprisonner ses gros mollets dans des guêtres de peau, et son ventre Lepeintre jeune dans une culotte de chamois, qui n’a jamais abattu le moindre gibier, de mémoire de corneille, et réclame le soir, pour sortir de son étui de chasse, l’assistance de sa cuisinière, de son jardinier, de sa fille aînée, et de sa femme, qui commande la manœuvre, et lui éponge le front en l’appelant mon gros Nemrod.
Que de physionomies et de profils campagnards, caricatures physiques et morales, risquent de nous échapper ! La vieille fille qui se coiffe en cheveux cendrés, sous prétexte du grand air et de ses migraines ; – la jeune femme qui profite de la belle saison pour broder des pantoufles à ses sentiments de l’hiver ; – la femme d’huissier à grandes roulades, qui ne quitte pas le piano, et vous écorche les oreilles et la même cavatine depuis le premier jusqu’au dernier rossignol ; – et le joueur de billard, cet homme étriqué, fluet, osseux, que l’on entend caramboler tout seul dès l’aurore, et qui se gagne à lui-même une série interminable de parties ; – et le joueur de bilboquet, cet autre machine oblongue qui se termine également par une boule ; – et le farceur attitré, qu’on invite à la campagne comme ventriloque parfait, être chéri, demandé, recherché, choisissant d’avance le dîner qu’il doit payer en monnaie facétieuse, la gaieté stéréotypée, la plaisanterie incarnée, le plus bel ornement d’un salon campagnard, le Fontallard, le paillasse, le bobèche, le Débureau de la banlieue, homme prodigieux qui, dans les plus grandes chaleurs, sait dissimuler sous une ample redingote deux travestissements qu’il doit improviser, et qui commence ses farces à cent pas de la maison hospitalière, en imitant le canard, le coq, le dindon, à la grande jubilation de l’amphitryon étonné de cet accroissement subit de volatiles, ou bien en poussant des cris plaintifs qui le font dénicher au sommet d’un arbre de la grande route. Flanqué d’un vaste répertoire de scènes improvisées, sa présence est toujours une bonne fortune ; et ses hôtes, de plus en plus étonnés de ses ressources, lui ménagent une entrée théâtrale au salon, où il dépose, pour les plaisirs de la soirée, son sac de voyage, composé de gobelets, de muscades, de jeux de cartes, et de tous les ustensiles d’un escamoteur. (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)