BIBLIOBUS Littérature française

Les Restaurants du quartier latin (1841) - Louis Roux (18..-18..)

Faire l’histoire des restaurants du quartier latin serait écrire celle de toute la vie des étudiants, qui, en général, ne connaissent pas d’autre régime, d’autre alimentation que celle du restaurant.
Rien n’est plus renommé que les restaurants du quartier latin, ce qui ne prouve pas qu’ils le soient par la bonne chère qu’on y fait. L’étudiant retranche volontiers quelque chose à ses dîners pour ajouter à ses plaisirs. Si, dans les restaurants du quartier latin, vivre peut sembler un paradoxe, en revanche, manger y est la plus substantielle des réalités. Un bon esprit et un bon estomac ne sauraient s’empêcher de reconnaître qu’on y vit mal, et qu’on y mange bien, c’est-à-dire beaucoup et à juste prix.
Il y a une salle que les architectes et les décorateurs semblent avoir inventée pour donner l’idée d’un restaurant du quartier latin. Cette salle, d’une tenue à la fois propre et modeste, est une de celles que l’on a vues partout, dont le papier verni ne varie jamais : le fond ici emporte la forme ; ailleurs, au contraire, la forme emporte le fond : c’est un carré long, ou un triangle, ou un ovale ; rien n’empêche cependant qu’elle ne se dessine en prisme ou en polygone semé de pyramides de pains de quatre livres. Cette première base du dîner de l’étudiant, le pain, découpé d’avance et mis à sa portée, simplifie singulièrement le service : il peut en user à discrétion, ce qui s’étend assez loin pour certains appétits. Aussi le pain tient-il la place des amphores, qui font si bien dans les auteurs classiques, des dames-jeannes qu’on rencontre avec tant de charme dans le roman de Don Quichotte, ou des fines outres dont tous les contes espagnols sont semés. Dans les restaurants du quartier latin on ne connaît d’autre vin que celui des noces de Cana avant la transformation. La tradition, en général, a pris force de loi en ce qui concerne l’absence de spiritueux dans ces aquatiques repas ; d’où il suit que dîner passablement dans la rue de la Harpe et autres lieux circonvoisins, il faut se contenter avec tout le monde d’un bon gros bœuf bien cuit, de bonnes grosses côtelettes bien entrelardées, de filets sans truffes, avec un dessert, et ne pas plus croire à l’existence du vin qu’on n’y croyait avant celle du patriarche Noé, qui en fut, dit-on, l’inventeur.
Un étranger, un nouveau venu, concilie avec peine l’absence de cet élément, qui peut paraître à d’autres de nécessité première dans un dîner, avec le volume, le comfort et l’élégance du service ; et c’est là précisément ce qui explique l’étudiant qui aime à se retrancher le nécessaire pour avoir un peu de superflu, qui se plaît à unir l’abondance à la privation, et à ignorer tous les besoins supplémentaires de l’humanité. La vie a tant de surfaces pour l’étudiant, et son budget en a si peu, qu’il spiritualise une partie de ses jouissances sensuelles au profit de ses besoins moraux. Les restaurants qu’il préfère sont ceux qui formulent le mieux ses appétits, et où il est le moins permis d’en franchir la limite. Jetez un coup d’œil dans le gouffre où grouille une population toute différente, il en va sortir une analogie. L’ilote s’enivre sans manger et il est esclave ; les restaurants sans vin sont, au contraire, une spécialité créée pour l’étudiant et par l’étudiant. La vie de Paris, toute comparaison à part, a de ces enseignements.
Ces restaurants de formation première s’intitulent indifféremment Viot oui Flicoteaux ; il suffit de les nommer pour qu’ils soient connus. Le privilége de restaurer les deux Écoles ne semble pas moins héréditaire que celui de certaines dynasties allemandes, où l’on est duc de père en fils, sans rien changer à la charte de l’État, quand il en a une. Les Viot ont fait dynastie, et marchent dans un parallélisme respectable avec les Flicoteaux, sur le terrain de l’alimentation pure et simple ; leur blason est resté vierge, d’un siècle à l’autre, de toute espèces d’excès : les Viot n’ont jamais enivré un seul consommateur, et cet éloge appartient aussi aux Flicoteaux.
On reconnaît qu’on est entré dans un restaurant du quartier latin lorsque le garçon, sans préjudice d’une trentaine de consommateurs qu’il a sur les bras, vous sert avec une ponctualité mathématique, à une place mesurée à l’équerre ; que les plats se succèdent sans interruption, et paraissent doués d’une destination providentielle pour la bouche qui les consomme ; qu’un silence observé religieusement par des centaines de causeurs permet à chacun de s’entendre manger, sans le forcer à se croire seul ; qu’avec un appétit de vingt francs par tête, on vit magnifiquement pour vingt sous ; et qu’enfin, la dame de comptoir sourit dès le premier jour à votre bienvenue, à titre d’étudiant et d’ancienne connaissance. En outre, les dîners du quartier latin obéissent à la triple unité de temps, de lieu et de service, ce qui leur a valu cette réputation de classicisme, qu’aucun novateur n’a détrôné complètement.
Cela n’empêche cependant pas le quartier latin d’être connu pour des excentricités culinaires qui s’éloignent de ce type primitif de ses restaurants. Ce sont d’abord les spécialités provençales, flamandes, bretonnes, qui s’emparent pendant un certain temps des consommateurs, en flattant leurs goûts pour des mets de province. Nous n’en parlons que pour mémoire ; il y a si peu d’étudiants qui soient assez de leur pays pour donner dans ces restaurants.
Les tables d’hôte à vingt-cinq sous établissent certainement des rivalités redoutables aux restaurants à la carte, et si ce n’était déjà trop pour un étudiant de s’enchaîner à un dîner, quelque bon, du reste, quelque économique qu’il puisse paraître, les restaurants n’auraient pas un chat, quoiqu’ils n’aient pas pour habitude de manquer de monde. La table d’hôte du quartier latin passe pour être aussi confortable que celle de tout autre quartier portée à deux francs cinquante centimes. Il est vrai que celui qui la tient perd énormément sur chaque abonné ; mais il se rattrape sur la quantité. Ce paradoxe n’en sera plus un quand nous aurons ajouté que l’hôte a le droit de compter sur un grand nombre de manquants.
On a une table d’hôte pour se passer d’un restaurant. La table d’hôte se présente sous un air de famille qui plaît aux étudiants : l’hôte qui la préside est leur ami, disons plus, leur camarade. Il a été étudiant, ce qui suffit pour en faire un grand conteur de gaudrioles et d’anecdotes secrètes, servant de correctif à la qualité des mets. Tout en causant beaucoup et en mangeant moins, il ne laisse pas d’être plein de soins et d’attentions à l’égard de chacun des convives qu’il traite à prix fixe comme ses enfants.
La pension bourgeoise diffère encore de la table d’hôte. Elle comporte plus de tenue, plus de réserve, et de meilleurs mets. L’étudiant qui se condamne à avoir une pension bourgeoise est, en général, ami du confortable. Il aime à associer à la sévérité d’un régime économique un certain penchant à la gastronomie ; la ponctualité lui coûte moins à observer que la privation : il engraisse à vue d’œil, tant il a soin d’arriver à l’heure ; et qui dit pension bourgeoise exprime nécessairement l’idée d’un ménage bourgeois dînant à cinq heures. Le maître de maison est un officier retraité, qui ajoute aux délices de la vie de rentier l’agrément d’admettre à sa table des étudiants recommandés et encore plus recommandables. Là, il n’est pas sans exemple de voir fêter par un extra les principales solennités dont nos aïeux ont fini par faire un calendrier gastronomique, et, de toutes les fêtes de l’année, les seules qu’on s’abstient de chômer sont les Quatre-Temps, vigile et jeûne. On fait cependant maigre à cette table le vendredi saint, pour avoir le droit de célébrer le jour de Pâques.
Il y a un restaurant à puff, celui où l’étudiant dîne par hypothèque, lui et ses nombreux invités. Rien ne pousse aux invitations comme la certitude d’avoir toujours crédit, et de ne payer qu’à la mort d’un oncle. Ce restaurant n’a pas d’enseigne, ce qui en rend la fréquentation plus précieuse à un certain nombre d’initiés, qui n’ont besoin d’être connus que de la maîtresse du logis.
La veuve Musard a eu des malheurs, dont les premiers datent de l’empire, bien qu’elle les fasse remonter seulement à la restauration. Elle a éprouvé des déceptions qui l’ont amenée à tenir un restaurant, où l’affluence des étudiants les plus comme il faut la dédommage, en quelque sorte, de la cour de princes, de généraux, de diplomates, qu’elle a perdus. Elle donne à manger à l’élite du quartier latin, et l’on doit entendre par là cette portion de la jeunesse studieuse qui vit à demeure dans un pays de transition. La veuve Musard connaît à fond le secret des grandeurs contemporaines et l’ingratitude des hommes en général ; mais elle se tait sur leurs faiblesses. Elle s’est décidée assez tard à mettre à profit ses talents de cordon bleu : mais aujourd’hui la veuve Musard, revenue de bien des préjugés, consacre à tenir un restaurant en forme le reste de beaux jours que le monde ne lui a pas enlevés. Elle fait crédit aux étudiants, elle les traite mieux que des princes ; elle leur accorde, sur parole, des dîners illimités ; seulement, de longs malheurs lui ayant appris qu’il ne faut pas entièrement se fier aux hommes, et que beaucoup d’étudiants le sont dès qu’il s’agit de ne point payer une dette sacrée, une dette de bouche, elle a soin de remédier, par de bonnes petites lettres de change, au défaut de mémoire des habitués qui la quittent sans congé. Elle ne reçoit que ceux dont le patrimoine est authentique par de nombreux témoignages, à qui l’on puisse prêter beaucoup sans compromettre de plus en plus une position déjà trop éprouvée par l’adversité. Du reste, la veuve Musard est prônée  pour servir le meilleur bordeaux, le meilleur punch du quartier, et le tout de la meilleure grâce du monde. Circé n’avait ni plus d’art ni plus de ménagements pour ses hôtes que la veuve Musard, et, de même que cette enchanteresse, elle fait asseoir ses convives à un banquet dont la contrainte par corps peut devenir la conséquence.
Le café-restaurant, dégénérescence progressive de deux établissements de nature diverse. Il a cela de particulier qu’on y déjeune, qu’on y dîne, et qu’on y soupe, sans l’entendre même à la manière de Sancho Pança, c’est-à-dire en même temps. On entre au café-restaurant en se rendant au cours, sans but arrêté d’y séjourner au delà de quelques minutes ; ces quelques minutes se trouvent absorbées par une causerie,  qui amène insensiblement à tenter le sort à l’écarté. On se trouve, sans s’en douter, avoir joué le déjeuner, qu’il est de rigueur de consommer séance tenante. Un déjeuner au café-restaurant aurait mauvaise grâce de n’être point suivi de la demi-tasse, qui se joue au billard. Le billard est un exercice violent dont la prolongation pendant une heure ou deux fait une nécessité de se reposer en jouant au piquet.  Il est rare que le vaincu du jeu de billard n’ait pas une revanche à prendre à un jeu de hasard. On dîne ; la foule envahit le café. On s’aperçoit qu’il fait nuit, par le gaz qu’on allume : il est réellement trop tard pour se rendre au cours ; on se repent seulement d’y avoir manqué ; on jure de se rattraper le lendemain, et cette journée, couronnée par la poule, a valu à l’étudiant cette réputation de flânerie dont le principe et les conséquences reposent entièrement sur le café-restaurant.
Si l’étudiant offre quelque intérêt quand il déjeune ou quand il dîne, il est mille fois plus curieux à observer quand il ne fait ni l’un ni l’autre. Pour une manière de dîner tant bien que mal au restaurant, l’étudiant en a mille de s’en abstenir.
On a de cela les plus graves motifs, et l’on est plusieurs. On s’assemble, et l’on met tout en commun. Ceux qui n’ont rien, et c’est le plus grand nombre, donnent des conseils. L’un commence par allumer le feu dans une vaste chambre, un autre met le couvert, l’autre taille dans un paquet de plumes d’oie des cure-dents pour tous les convives ; on tient conseil en attendant ; on analyse les ressources de la société. L’un fournit un marchand de vin, l’autre un épicier, l’autre un rôtisseur, un troisième fournit un limonadier. Il ne faut pas tant de choses pour un dîner. Aussi la société prise au dépourvu se livre-t-elle à une orgie. Moralité : l’excès dérive de la privation.
Aux deux points opposés de la vie d’outre-Seine se placent la Vallée et le marché Saint-Germain. Une tribu d’étudiants dépêche un commissaire à la Vallée. Ce n’est pas un étudiant en médecine qui se brouillerait avec Diogène, comme cet Athénien qui voulait être son disciple, pour un jambon à porter. L’étudiant, d’ailleurs, excelle à placer un jambon ou un dindonneau sous sa redingote, sans que cela se voie, et la Vallée est encore un restaurant. Quant au marché Saint-Germain, il a été créé en vue de l’étudiant, et celui-ci peut, sans sortir de son domaine, s’y approvisionner selon ses goûts. D’ailleurs, ce qui étonnerait dans un autre quartier, est accepté d’emblée dans celui-là. Et quelle puissance d’assimilation que celle de l’étudiant, quand il descend au simple rôle de femme de ménage. Cette vie triviale, qui plaisait tant aux anciens, que Théophraste esquisse en traits si fins, sied à merveille à l’étudiant. Son restaurant est partout où quelque chose s’offre à juste prix à son estomac ; son portier le voit rentrer, rien dans les mains, rien dans les poches, et l’étudiant, qui marche si droit et si fier, cache sa honte et ses provisions dans le fond de son chapeau.
Le rôtisseur. J’ai vu le rôtisseur du quartier latin, et j’ai compris le chapon du Mans, chanté par Béranger ; j’ai fait plus, j’ai savouré la pomme de terre frite réhabilitée par J. Janin, et rien en vérité ne m’a paru meilleur. La cuisine du rôtisseur n’est pas le moins confortable des restaurants d’outre-Seine : c’est la poissonnerie anglaise de ce quartier fabuleux. Elle comprend depuis le saumon jusqu’au simple rouget assaisonné d’un peu de persil ; et quel parfum de dinde rôtie elle exhale, et quelle variété de volailles, de poissons, de marée, elle offre aux chalands ! L’étudiant reconnaît encore dans cet homme si complet l’humble esclave de ses appétits : pour lui le rôtisseur dépèce une volaille digne de la table d’un procureur, et lui en remet complaisamment une aile dans le journal de la veille. Aussi l’étudiant a-t-il été surpris plus d’une fois à mi-chemin du restaurant, en face d’une rôtisserie immense, et n’a pas été au delà. Le rôtisseur fait les frais de tous les déjeuners d’amis, qui seuls peut-être méritent le nom de repas ; et, chose étrange, cet homme qui pourrait arguer de son titre de marchand pour ne pas faire crédit, on l’a vu ouvrir un mémoire à des étudiants.
Une troisième et dernière variété de restaurant, c’est le restaurant de cheminée. En dépit des coutumes qui font du pot au feu le signe sacré de la famille, cet auguste représentant du foyer domestique n’est pas complètement banni du quartier latin. Il y siège entre un tire-bottes, un paquet d’allumettes chimiques et un journal de chimie médicale. L’étudiant n’est pas censé faire son ménage, mais il met le pot au feu ; vivant, du reste, un peu comme les enfants, par imitation, on l’a vu protester formellement contre la cuisine de Viot, et se créer un petit intérieur assez complet pour ménage de garçon.
Une autre fois c’est une forme de ménagère qui glisse sur le pavé humide, le pied leste, à demi chaussée, ou même à demi vêtue, très-disposée, cependant, à rire au nez de celui qui la prendrait pour une duchesse ou pour une cuisinière : elle n’est ni l’une ni l’autre, et ressemble à celle-ci autant qu’à celle-là. Elle a une taille de guêpe, et elle est active et prévoyante comme la fourmi. Vous la rencontrerez au bal, en châle et en chapeau, et jamais cette femme ne sera plus elle-même qu’en mettant le pot-au-feu. Il est admis qu’elle peut descendre dans la rue sans se compromettre, pourvu qu’elle ait un cabas à la main. Augustine sait tous les secrets de la vie économique, le prix de tout ce qui se vend au marché ; elle marchande, et la fruitière a des chatteries pour elle. Elle achète tout, et ne prodigue rien. On lui pardonnerait tout au monde, excepté de ne pas savoir faire la cuisine : aussi rien n’est comparable aux mets qu’elle assaisonne. C’est le type perdu de la grisette, et le type rêvé du restaurant. On dit de l’amour, c’est de l’égoïsme à deux, et on se trompe : c’est de l’économie. Il arrive qu’après avoir épuisé successivement ces diverses formes de restaurants, on sait parfaitement qu’elle est la bonne pour l’étudiant, alors qu’on a cessé de l’être. (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)