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BIBLIOBUS Littérature française

Les maisons de jeu (1832) - Comte Armand d' Allonville (1762-1832?)

 

Que fais-tu, clairvoyant Asmodée, tandis qu’une foule d’écrivains spirituels, après t’avoir solennellement évoqué, parcourent sans toi les différents quartiers de cette vaste métropole, et explorent, eux seuls, cent lieux publics, ou réduits secrets, dans lesquels tu devais les introduire ou les guider ?
Il en est cependant que ces vigilants observateurs n’ont point encore visités ; ceux-là sont le domaine de certains esprits malfaisants, auxquels, malgré ta qualité de démon, ton génie satirique ne te fait, certes, pas ressembler ; mais tu les dois connaître, et je voudrais pénétrer, sous tes auspices, dans ces antres où vont s’engloutir et la fortune et la moralité d’un trop grand nombre de misérables. Viens donc les offrir à mes regards, et m’aider à en tracer, s’il est possible, le vrai et déplorable tableau !
Je sais bien que tout a été dit, cent et cent fois répété sur la passion du jeu, ses causes sordides, ses faux calculs, ses séduisantes amorces, et ses épouvantables résultats. Régnard et Dufrény l’on peinte dans leur verve comique ; Montesquiou (Amélie ou les Joueurs, drame tiré à 30 exemplaires), d’un faire presque sentimental ; et Saurin, dans toute son horreur : mais ne serait-elle pas inhérente à notre très-déraisonnable espèce raisonnable ? car on la voit poindre chez le sauvage même ; prendre, dans notre âge héroïque, ce caractère semi-galant, semi-féroce, que vantent les romans, que la morale condamne, et que fulmina la religion ; puis se civiliser avec la société, et, après avoir été le passe-temps d’un fou (Charles VI), devenir l’esprit des sots et la sottise des gens d’esprit, ainsi que le passeport qui fit souvent pénétrer dans les réunions des hautes classes sociales ceux que l’inégalité des conditions en aurait exclus. Enfin, passant des salons dans l’antichambre, et de l’antichambre dans la rue, ne déborde-t-elle pas aujourd’hui de toutes parts, avec la corruption des idées et des coeurs, qu’elle tend à aggraver encore ; car si, dans le risque de perdre la moitié de sa fortune, l’on n’a d’espoir que de l’augmenter d’un tiers, qui pourrait, s’il n’est pas étranger à tous sentiments humains, contempler, sans en gémir, les maux cuisants enfantés par son sordide triomphe ?
Dussaulx s’est longuement et lourdement vengé de ce vice éternel de notre fragile espèce (de la passion du jeu), vice dont lui-même il avait été dupe et victime, puis faillit en être de nouveau victime et dupe, quand, présidant, comme membre de la commune de Paris, au tirage de la loterie royale, il crut l’occasion favorable pour prêcher contre cette escroquerie immorale, mais légale, devant les buralistes et les joueurs, rassemblés dans un tout autre but que celui d’écouter paisiblement sa philanthropique homélie. Aussi le poursuivirent-ils, en lui lançant à l’envi les bancs, chaises et tables de la salle où devaient être proclamés les arrêts de la fortune, et l’apostrophèrent-ils de la qualification assassine d’aristocrate, qui était alors ce que serait maintenant celle de ministériel, doctrinaire, populaire, et bête de carliste.
Le souvenir de cet homme de bien, aussi niais que tant de niais hommes de bien, gouvernants ou gouvernés, me rappelle deux anecdotes, dont le courtisan disgracié de J.-J. Rousseau eût pu gonfler son pesant ouvrage. Ce sont des tableaux de moeurs, et qu’Asmodée me soit ou non en aide, je vais les tracer ici.
Un jeune marié, pour qui la lune de miel avait lui au-delà du terme ordinaire, et qui rêvait avec ivresse, dans son propre bonheur, celui de sa charmante épouse, venait de toucher sa dot ; il passait devant le numéro trop connu de ce Palais-Royal, réceptacle de tant de vices, théâtre de tant de forfaits ; matière de tant de spéculations, licites ou non, tolérables ou fangeuses ; foyer de despotisme sous Richelieu, d’agiotage sous Necker, de désordre, et pis encore, à une époque plus rapprochée de nous. C’est là qu’un des amis du jeune homme l’arrête, et l’engage à monter dans cette infernale maison, source de misère pour nombre de familles, de désespoir ou de crime pour tant d’individus. C’est là que des monceaux d’or l’éblouissent ; il joue, avec prudence d’abord, mais il perd, s’entête, et voit successivement disparaître jusqu’à son dernier écu. La ruine, l’indigence dans laquelle il va plonger celle qu’il aime, son déshonneur, sa honte, ses remords, troublent ses sens, égarent son esprit : il voudrait recouvrer ses pertes ; mais il ne lui reste plus rien ; mais, pour surcroît, il ne voit que des ris moqueurs répondre à son impuissante rage. Un de ses voisins, cependant, lui fait remarquer le brillant qu’il porte à l’un de ses doigts : c’est un don de l’amour ; n’importe : il est à l’instant échangé contre la légère somme fournie par l’usurier, qui fait partie de l’infâme tripot légalement autorisé. Le malheureux ponte alors étourdiment, et la fortune rebelle à ses premiers calculs, se déclarant en faveur de sa folie, lui fait rapidement amonceler un trésor bien supérieur à celui qu’elle lui ravit. Son ami, désespéré d’un événement dont il est cause, et qui, malgré sa brillante issue, ne lui en semble pas moins irréparable, s’empresse à recueillir les fruits opulents d’un hasard inespéré, et à les transporter, ainsi que son camarade en délire, dans la demeure de celui-ci, où celle à qui il est lié par un noeud cher et sacré, est saisie d’horreur et de pitié en voyant son époux qui ne la reconnaît point, et dont la raison paraît irrévocablement aliénée. Mais le médecin aux soins duquel on le confie, bon physiologiste, sage praticien et profond observateur, instruit de la cause du mal, et voyant que la croyance à une ruine totale et coupable est l’idée fixe du malade, ordonne, pour principal remède, qu’à chaque demande qu’il fera on lui présente de l’or. Il le rejette avec terreur dans les premiers moments, puis le regarde avec envie, le prend plus tard, sourit en le contemplant, et s’accoutume insensiblement à le regarder comme à lui ; enfin, sa première idée est un sentiment ; car il souhaite, car il prie que cet or soit destiné aux besoins, aux fantaisies mêmes de son épouse : elle s’empresse à satisfaire ses désirs, à se parer de ses dons, et l’amour achève ce que la prudence avait commencé. Bientôt le coeur du malade s’émeut, sa conscience se calme, son esprit renaît. La cure cependant est longue encore ; mais elle est complète, et d’autant plus heureuse que le jeune homme est pour jamais guéri de la passion du jeu.
Ce même et funeste numéro avait été déjà le théâtre d’un événement  cent fois plus déplorable.
L’époux d’une femme vouée au supplice, durant ces jours d’horreur dont, maintenant, l’on ne se ressouvient pas assez, s’était vu assigner, dans ce repaire, un rendez-vous par l’un des pourvoyeurs du bourreau. Là, pour une somme convenue d’avance, devaient être assurés le salut et la liberté de l’innocente victime. Cette somme, l’époux infortuné ne l’avait pu recueillir que péniblement, à gros intérêts, et à très-court terme ; l’occasion de la doubler et de se libérer ainsi se présentait, elle le séduit et le perd ; car ce prix du sang a bientôt passé de ses mains dans celles des joueurs ou du banquier. Le vendeur de chair humaine, cet homme qui, comme tant d’autres à cette époque, trafiquait froidement de la vie et de la mort, se présente, voit sa cupidité déçue, vocifère, menace, se venge ; et l’époux, devenu veuf par un crime, trop criminel lui-même à ses propres yeux, s’en punit à l’instant par un suicide.
Si les jeux, du moins, étaient uniquement relégués dans ces infâmes cavernes où la cupidité va chercher sa ruine en rêvant la fortune, les ravages causés par la plus trompeuse des passions cesseraient de devenir aussi funestes qu’ils le sont à la moralité humaine ; mais, ce qu’il y a de vraiment épouvantable, c’est que, par l’établissement des loteries, le gouvernement lui-même en offre de toutes parts les perfides amorces, soit au valet, qui, après y avoir perdu le prix de sa servitude volontaire, finira peut-être par voler son maître ; soit à l’ouvrier, qui mourra de faim ou deviendra brigand après y avoir jeté les fruits de son labeur.
Quand un ministère fiscal et imprévoyant imagina cette fraude aussi condamnable, et peut-être aussi funeste que celle pratiquée jadis, dans l’altération des monnaies, le parlement, qui en considérait les résultats nécessaires, représenta, mais vainement, que ces coupables jeux seraient la ruine du pauvre peuple. En effet, quelques lots brillants, quoique rares, exaltant les esprits, l’amour des gains rapides se glissa dans ces classes où précédemment c’était par de la prudence et l’activité, du temps et de la constance, que l’on parvenait à l’aisance ou à la fortune. Avec la cupidité, l’ambition s’accroît, l’on se dégoûte de son état, les vices se multiplient, les crimes deviennent plus fréquents (les greffes criminels en font foi,) et des suicides effrayent une société que ruine une foule de banqueroutes, symptômes évidents de la dégradation des moeurs. Aujourd’hui, enfin, le hasard est courtisé jusque dans tout le cours de la voie publique ; à qui donc pourrait-on accorder encore une pleine confiance, quand on voit surtout que, quelque désastreuse que soit la passion du jeu, elle n’en règne pas moins parmi nous, et dans toutes les classes, et dans tous les carrefours avec la plus dévorante fureur ? elle s’y étend même, chaque jour, sur une plus large surface ; car, si l’esprit du siècle est l’égoïsme, et son espérance le hasard, son unique dieu c’est l’or. Aussi la famille des Baziles pullule-t-elle avec une honteuse rapidité, chez un peuple où, tout abjecte que soit la source de l’opulence, son éclat n’en absout pas moins ceux qui la possèdent ; enfin, la passion du jeu est devenue journellement et plus coupable et plus audacieuse, dans ses intentions, sa marche, et ses résultats, depuis que le jargon de la bourse a envahi jusqu’à la société.
Oui, la bourse et ses turpitudes sont devenues nos plus redoutables fléaux ; c’est le jeu avec ses flatteuses illusions et ses dangers réels ; c’est le jeu précédé, accompagné et suivi de tous ses maux et de tous ses forfaits : c’est le jeu, avec la crainte, trop souvent justifiée, de voir votre mise dévorée entre les mains de celui qui est chargé de la faire, et qui joue à son profit avec des fonds qui lui sont confiés. Celui qui, sur un tapis vert, égorgeant ou égorgé sans pitié, risque de ruiner son avenir et celui des siens, ne hasarde, du moins, que ce qu’il possède ; il semblerait donc un ange près de ceux qui, dans un palais modelé sur les temples des infâmes divinités antiques, jouent sans pudeur la fortune de tels qui ne peuvent se passer de leur ministère ; ces agents infidèles, abusant de la foi publique, se croiraient-ils encore quelque probité, le jour où, déclarant une faillite, parfois frauduleuse, ils forcent leurs créanciers à les libérer à perte ? Se croiraient-ils hommes d’honneur, au moment où, trompés par de coupables spéculations, ils se prépareraient à solder leurs comptes en saisissant l’arme meurtrière qui va consommer le crime par le crime ?
O Asmodée, détourne un moment les yeux de ces ridicules dont, maintenant, la peinture ne corrige plus personne ; et porte enfin tes regards foudroyants sur des forfaits qui compromettent la fortune publique comme les intérêts privés, en détruisant toute confiance, par la ruine de toute moralité. Perce donc, non-seulement le toit de ce Pandémonium, où des hurlements sataniques se font journellement entendre, au nom des passions les plus sordides, mais aussi ceux de tant de misérables, revêtus d’or et pétris de fange ; montre-nous près du brillant hôtel d’un fastueux et insolent publicain, grand-seigneur improvisé, l’humble galetas où gémit sa victime ; oppose aux délires d’une joie coupable, les sanglots de l’innocente indigence ; et stigmatise à jamais ces hommes d’or et d’orgueil, qui aspirent à la fortune par le crime, et au pouvoir par la fortune.  (Paris ou le livre des cent-et-un, Tome premier, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1831.)