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Les Femmes politiques - Comte Horace de Viel-Castel (1802 – 1864)

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Parmi tous les livres dont se compose la bibliothèque de l'enfance, au nombre de tous les auteurs qui étalent complaisamment leurs noms illustres sur ses rayons dorés, il n'est pas un livre plus populaire peut-être que Numa Pompilius, il ne se trouve pas un auteur plus connu que son auteur, le chevalier de Florian: c'est à lui et à son livre que la nymphe Égérie, cet immortel conseiller privé d'un des premiers rois des Romains, doit l'immense réputation dont elle jouit. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir donné une signification proverbiale au nom de cette nymphe, et de l'avoir, pour ainsi dire, arraché aux oublis ingrats de l'histoire, en le plaçant comme un glorieux symbole dans l'alphabet vulgaire des figures poétiques. Grâce au chevalier de Florian, ce berger musqué des bosquets de Sceaux-Penthièvre, Agnès Sorel et madame de Maintenon se sont vues transformées en nymphes aquatiques, et Charles VII et Louis XIV en Numas de seconde édition, par manière de poétisation historique.

Mais aujourd'hui qu'il est à peu près décidé qu'un roi constitutionnel règne et ne gouverne pas, aujourd'hui, en France, une Égérie royale mourrait d'abstinence dans sa grotte humide; quelque désintéressée que soit ou que puisse être une Égérie, elle ne s'attache point aux fictions plus ou moins couronnées: l'Égérie moderne ne veut être l'adjectif féminin que d'une réalité; elle n'habite plus une grotte meublée de quelques cailloux, de mousses verdâtres et d'un ruisseau d'eau limpide; elle ne se dérobe plus aux hommages de la foule, pour se repaître d'ardeurs platoniques; non, l'Égérie du dix-neuvième siècle est moins impalpable, elle a compris qu'il fallait être femme, et femme du monde. L'Égérie, ou les Égéries que nous connaissons naissent et meurent comme les plus simples d'entre les mortels; elles se marient, elles ont des amants, elles montent à cheval, vont au bal, et laissent l'empreinte de leurs pas sur le sable de nos promenades.

L'Égérie créée par le chevalier de Florian est aujourd'hui nommée femme politique; le bon La Fontaine la peindrait de nos jours comme la mouche du coche, et nous croyons que La Fontaine aurait grandement raison. Seulement nous dirons que le coche de l'état n'étant pas ce dont on s'occupe le plus, et que chaque parti politique, chaque coterie, ayant son coche particulier, nous sommes obligés de reconnaître l'existence d'autant de mouches que l'on compte de coches en France.

Deux grandes divisions se présentent: d'abord, la mouche gouvernementale, et la mouche des oppositions; elles appartiennent cependant au même genre, ressortent du même principe moral, et se touchent par tant de points que la couleur seule peut les faire reconnaître.

Généralement la femme politique n'est plus une toute jeune femme, son âge ne se dit plus et ne se devine même pas, et jusqu'au jour de sa mort elle saura se maintenir dans cette position douteuse qui laisse les hommes dont elle s'entoure incertains entre le respect et cette galante impertinence que quelques femmes font entrer dans la catégorie des hommages. Mais pour soutenir cette prétention au titre de femme politique, pour voir se transformer son salon, soit en conseil quasi-ministériel, soit en club, il faut réunir deux conditions essentielles, qui sont comme la clef de voûte de toutes les autres conditions nécessaires.

La femme politique, gouvernementale ou opposante, doit appartenir à la meilleure compagnie et posséder une grande fortune; sans la réunion de ces deux qualités premières, la femme politique risque fort d'être peu considérée, et de passer auprès de beaucoup de gens pour une sorte d'intrigante.

Si elle n'est pas veuve, ce qui serait un avantage immense, elle doit être munie d'un de ces maris, fonctionnaires subalternes et inaperçus, modestes et discrets, occupant sans ambition auprès de leurs femmes une sorte de haute charge de domesticité. Au jour de l'an, ce mari recevra des cartes de tous les amis politiques de sa femme, mais il ne les connaîtra point, il s'occupera de la conduite des affaires domestiques qu'il ne décidera pas, et attendra la permission de donner le bras à sa fille, sur l'éducation de laquelle il ne devra avoir aucune influence. En un mot, ce mari ne sera qu'un nom, qu'une raison sociale, dont la signature appartiendra à la femme.

Comme madame de Régnacourt et madame de Divindroit ont toutes deux une assez jolie collection d'amants, il va sans dire que les femmes politiques ne sont pas moins que leurs sœurs exemptes de ce travers.

La littérature a peu d'attraits pour la femme politique; elle s'interdit les lectures frivoles, et jamais un roman n'aura l'entrée de son salon ou de son boudoir; mais sur les tables, sur les canapés, sur les fauteuils et sur la cheminée, les journaux se prélasseront en maîtres, les brochures politiques, les documents diplomatiques et jusqu'aux opinions des députés, imprimées à part sur papier vélin, orneront les planches de sa bibliothèque. La marquise de......, une des femmes politiques le plus en réputation de notre époque, lit régulièrement tous les ans les énormes in-folios renfermant les différents chapitres du budget de l'état.

A certains jours, les femmes politiques remplissent la loge diplomatique, à la chambre des députés; elles murmurent: elles approuvent à demi-voix; dans les entr'actes des séances parlementaires, elles soutiennent de chaudes discussions contre les jeunes et vieux diplomates qui leur servent de seconde ligne. Quelques-unes, plus prétentieuses, affectent le langage d'une incompréhensibilité savante, d'une métaphysique inintelligible à l'esprit nu. Celles-là s'endorment le soir en lisant le cours philosophique de Cousin, et se promènent au bois de Boulogne, avec un volume de la philosophie de l'histoire, par M. Guizot.

La comtesse de ......., bas-bleu politique de la plus haute distinction, disait dernièrement devant le plus spirituel des auteurs de mémoires apocryphes:

«J'aime Guizot et Cousin d'une affection presque égale, ou plutôt tous deux complètent en moi une affection psychique et instinctive; la dualité de ces grands hommes se confond en une unité complexe, et m'amène pour ainsi dire à comprendre l'infini; le premier en a la profondeur, et le second l'étendue.

«—Ne pourrait-on pas plutôt, répondit l'auteur de mémoires, prétendre avec plus de raison et sans rien leur ôter de leur ressemblance avec l'infini, qu'ils sont aussi inexplicables?»

La femme politique dont les pensées s'expriment en paroles métaphysiques est une de ces infortunées créatures fortement éprouvées par les orages des passions, et qui se survit à elle-même, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans un besoin de sensations et d'expressions mélancoliques; la politique est pour elle comme une affaire d'amour; elle y porte le reflet de ses anciennes ardeurs, elle s'enthousiasme; elle hait, elle adore tel ou tel homme politique, telle ou telle cause, suivant un instinct secret que la raison ne conduit pas toujours et que la constance n'accompagne presque jamais.

Cette femme-là est la femme poétiquement politique.

La femme sérieusement politique s'appuie, au contraire, beaucoup sur le libre arbitre de sa raison, et se vante de la constance de ses sympathies.

La politique est la continuation de son dernier amant. Pour quelques-unes, comme pour ces vieilles joueuses que l'on voit pâlir, avec la lumière des bougies qui s'éteignent, autour d'un tapis vert, la politique est tout à fait un dernier amant, et peut-être le plus chéri de tous.

J'ai connu deux types remarquables de la femme politique: le premier de ces types résumait en une seule nature toutes les Égéries gouvernementales; le second offrait à mon investigation les Égéries opposantes; ces deux Égéries, femmes de bonne compagnie, riches, élégantes, en réputation d'esprit, exerçaient, chacune dans le cercle de leurs opinions, une certaine influence, une sorte de souveraineté politique et morale. La première, la comtesse de Régnacourt, avait été ce que l'on nomme vulgairement une femme légère, c'est-à-dire qu'elle avait eu beaucoup d'amants, et par conséquent fort peu de constance; mais, par un singulier caprice du sort, ou plutôt par une merveilleuse prévision de l'avenir, la comtesse de Régnacourt avait eu l'art ou le bonheur de prendre ses amants dans une certaine catégorie où le pouvoir, après elle, était venu répandre ses grâces, s'était établi comme à poste fixe pour choisir ses plus intimes favoris. Peu à peu la liste des amants de madame de Régnacourt devint une liste de ministres, de conseillers d'état, de députés, de pairs et d'ambassadeurs; ses affranchis gouvernèrent la France, comme autrefois les affranchis des empereurs romains gouvernaient le monde. Mais les fers de ces esclaves libérés n'étaient pas tellement rompus qu'un bout de chaîne ne les retînt encore et ne les ramenât sans cesse vers leur ancienne maîtresse, non plus rampants et tremblants, mais tout disposés à subir, moyennant le retour de certaines privautés, un retour d'influence, dont ils n'appréciaient pas toute l'importance. Madame de Régnacourt tenait en une honorable laisse deux ou trois affranchis dans chaque combinaison ministérielle du jeu politique constitutionnel, et pour chacune de ces combinaisons elle avait tout prêts des ambassadeurs accommodés au nouveau système, qu'elle devait faire monter sur le trône du pouvoir.

Madame de Régnacourt prévoyait avec une sagacité merveilleuse les changements de ministres, les revirements dans les alliances étrangères; et alors, avec une adresse et un tact non moins merveilleux que sa sagacité, elle changeait en quelques jours tout l'ameublement humain de son salon; aux doctrinaires succédaient les tiers-partistes, comme aux tiers-partistes les dynastiques, et tous ces changements s'opéraient sans difficulté, sans aigreur, sans étonnement.

Les gens qui ne veulent se mettre en route qu'après s'être assurés du temps à venir consultaient le salon de madame de Régnacourt, thermomètre politique assez juste.

Je n'ai jamais connu le mari de madame de Régnacourt, je ne l'ai jamais aperçu; tout ce que je sais de lui, c'est qu'il occupait j'ignore quel emploi dans je ne sais plus quel lieu de la terre. Personne ne parlait jamais de M. de Régnacourt à sa femme, et elle n'en parlait jamais à personne, si ce n'est peut-être à moi, son confident, parce que j'étais le seul de tous les hommes qu'elle recevait qui n'eût jamais songé à lui faire la cour.

«Monsieur de Régnacourt, me dit-elle un soir, est un fort bon homme, doux et facile à vivre; mais il est habitué à une vie calme; ses idées, quoique saines et droites, sont peu développées; notre tracas politique le tuerait de fatigue et d'ennui.—Avouez, madame, lui répondis-je, que M. de Régnacourt est la perle des maris.—Pourquoi voulez-vous que j'avoue cela? reprit-elle, en me regardant fixement.—Pourquoi, madame? mais c'est tout bonnement qu'un mari tel que M. de Régnacourt est comme ces canonicats des chapitres allemands, qui donnent le titre de madame, sans les embarras du mariage.—Vous plaisantez toujours, mais je vous assure sérieusement que M. de Régnacourt a de très-bonnes qualités.—Oui, madame, j'en suis convaincu; il a d'abord celle d'être toujours absent.»

Et je crois encore en effet que, de toutes les qualités que la nature, accompagnée de l'art, pouvait avoir accordées à M. de Régnacourt, la plus précieuse pour sa femme était sa qualité d'absent. Un mari par sa présence dépare souvent sa femme: on n'aime point à voir de trop près la moitié vulgaire de la divinité que l'on a posée sur un piédestal; et la femme politique, l'Egérie du dix-neuvième siècle est du nombre de ces divinités qui ont besoin de toutes les illusions dont elles s'entourent et dont on les entoure.

Madame de Régnacourt recevait peu de femmes et faisait rarement des visites; sa porte n'était ouverte le soir qu'à certains initiés, et quelquefois même son portier répondait avec un imperturbable sang-froid aux visiteurs habituels:

«Madame est sortie,»

quoique des voitures alignées dans la cour de son hôtel vinssent lui donner un démenti formel. Mais c'est que ces soirs-là il se tenait chez madame de Régnacourt un de ces conseils secrets de ministres voulant s'entendre entre eux et sans éclat sur quelque mesure importante, hors de la présence d'un collègue trop puissant. Quelques mauvais plaisants, ennemis de madame de Régnacourt, nommaient ses salons les Vendanges de Bourgogne des ministères. Elle apparaissait rarement aux Tuileries pendant les réceptions publiques, mais trois ou quatre fois par an les journaux enregistraient avec une mystérieuse importance que le roi l'avait reçue en audience particulière. Quand quelque événement heureux ou malheureux survenait dans sa famille, un officier du château accourait vers elle, chargé par une auguste bienveillance de lui transmettre des compliments de condoléance, ou des félicitations empressées. Enfin, madame de Régnacourt était une puissance sourde et secrète, une sorte d'influence sans nom, attachée à l'ordre de choses actuel, mais plus forte que tous les pouvoirs, indépendante des différentes factions qui se les partageaient: Égérie de tous les ministres, marchant avec eux tant qu'ils étaient couronnés, et leur survivant à tous.

Rarement elle accordait sa protection à ceux qui la sollicitaient; elle aimait à choisir elle-même ses créatures, et à les élever promptement vers le but auquel elle les destinait. Les ambassades et le conseil d'état se trouvaient peuplés de ses élus; mais les ambassades surtout lui devaient leurs secrétaires les plus actifs, les plus jeunes, les plus impatients d'avancement: par eux elle avait des nouvelles politiques de tous les pays du monde, car elle avait l'art de les rendre tous honorablement indiscrets, sans qu'ils s'aperçussent de leur indiscrétion, sans qu'ils eussent à en rougir ou à en conserver des remords.

Chacun de ses protégés s'était compromis vis-à-vis d'elle par une déclaration d'amour qu'elle avait eu l'art de lui arracher. Le nombre des appelés était considérable; nul ne savait le nombre des élus.

S'il arrivait que madame de Régnacourt assistât à quelque grande discussion de la chambre des députés, les orateurs les plus influents venaient la saluer pendant un des repos de la séance, et le lendemain les journaux politiques apprenaient à la France et au monde que «l'on remarquait la comtesse de Régnacourt dans la tribune diplomatique.»

Pour se créer ainsi une sorte de royauté politique, une spécialité qui la faisait se considérer comme un quatrième pouvoir dans l'état, la comtesse de Régnacourt avait dû renoncer à presque toutes les jouissances ordinaires de la vie du monde; elle avait dû se séquestrer, s'enfermer hermétiquement dans une importance digne et froide, répulsive de l'amitié et des affections douces. Les femmes ne l'aimaient pas; les hommes la craignaient, la ménageaient, et cherchaient à se faire distinguer par elle. Pour le vulgaire des salons, elle représentait une femme supérieure; les ministres la considéraient comme une sorte de protocole vivant, une tradition animée, un dépôt d'archives secrètes, un nœud d'alliance du passé avec le présent, et de tous les deux avec l'avenir.

Quand je vis pour la première fois la comtesse de Régnacourt, elle me parut sèche, roide, assez impertinente, bouffie de son importance et moins spirituelle que prétentieuse; sa conversation, que j'écoutais attentivement, me sembla un pâle écho des conversations qui avaient dû avoir lieu devant elle, un reflet de sa lecture de journaux du matin; en un mot, elle ne me plut pas. En la connaissant mieux, je lui découvris plus d'esprit, moins d'impertinence, moins de roideur. Je dois dire que l'observation de son caractère fut un amusement chaque jour nouveau pour moi; et quand je voulus porter un jugement définitif sur son compte, j'arrivai à conclure:

«Que dans cette femme transsubstantialisée ne se trouvaient plus ni le cœur, ni les vertus, ni les autres qualités de la femme, et que ne s'y rencontraient pas cependant l'énergie, la volonté, le caractère et toutes les puissances de l'homme. D'où il résultait que l'Egérie gouvernementale, femme usée, homme incomplet de toutes manières, sans cœur, sans réalité, espèce de gnome politique, martyre de sa suffisance, ressemblait fort, à mon avis, à ce chien du bon La Fontaine qui lâche la proie qu'il tient pour courir après son ombre que lui présente le cristal d'un ruisseau.»

Cette conclusion n'était pas juste: un de mes vieux amis, meilleur observateur et meilleur jugeur que je ne puis me vanter de l'être, me la fit rectifier. «Madame de Régnacourt, me dit-il, a d'abord très-bien mangé sa proie; je dois même vous faire remarquer que, pendant toute sa jeunesse, elle a plutôt dévoré la proie des autres qu'elle ne s'est montrée satisfaite de celle qui lui avait été départie. Aujourd'hui elle cherche à transformer en réalités les ombres qu'elle peut saisir, et, du moins en apparence, elle n'y réussit pas trop mal. Elle n'est plus belle, et elle a encore des amants; son mari n'est ni ministre ni ambassadeur, et l'on voit autour d'elle s'empresser une cour assidue de puissances politiques. C'est donc pour le moins une femme très-habile.» Un jeune étourdi qui écoutait la rectification de mon vieil ami l'interrompit pour dire en pirouettant sur la pointe des pieds: «Madame de Régnacourt!.. mais c'est la mère Gigogne du gouvernement actuel: fouillez-la, vous trouverez dans les plis de ses cotillons tous nos hommes d'état.»

L'Egérie opposante m'est apparue, bien différente de madame de Régnacourt, sous les traits d'une femme encore presque jeune, réjouie, sentimentale, vive, romanesque à force d'avoir bâti et débâti des romans. On la nommait la marquise de Divindroit. Elle avait beaucoup d'amis; rien en elle ne repoussait, n'inspirait de crainte; elle aimait les plaisirs, le mouvement, et dix fois elle s'était compromise aux yeux du monde pour des amants qu'elle se croyait sûre d'aimer toujours, mais qu'elle s'apercevait bientôt n'avoir pris qu'à bail. Depuis la révolution de 1830, la marquise de Divindroit s'était transformée en femme politique; la royauté de la branche aînée avait conservé toutes ses sympathies, et par conséquent une guerre à mort avait été déclarée par la marquise à la royauté de la branche cadette.

Madame de Divindroit partageait son temps à peu près également entre les plaisirs de Paris et une très-belle habitation, une magnifique terre qu'elle possédait sur les confins de la Picardie et de l'Artois. A Paris, madame de Divindroit recevait toutes les notabilités politiques dont elle partageait les croyances; elle les réunissait à certains jours, dans des dîners que la police, disait-elle, surveillait d'un œil inquiet et vigilant. Au dessert, elle renvoyait les domestiques; elle cherchait à transformer ses espérances en réalités d'un avenir peu éloigné. Elle parlait de la forme de gouvernement qu'il faudrait adopter le jour où ses espérances seraient réalisées; elle se lançait alors dans des dissertations de haute politique et d'intérêts européens, pour lesquels elle inventait une nouvelle balance, dissertations qu'elle animait de sa seule parole et dont elle faisait tous les frais. A ses amis les plus intimes, elle montrait des lettres d'Allemagne, des boucles de cheveux précieux, des écritures chéries. Elle avait des actions de l'emprunt de don Carlos et de celui de don Miguel, et célébrait religieusement toutes les fêtes politiques que le calendrier de la nouvelle royauté n'avait pas conservées. Quand le roi des Français prenait le deuil, elle se mettait en rose, et se revêtait de noir pour tous les deuils que la nouvelle cour de France jugeait à propos de méconnaître. Dans son salon de Paris étaient rassemblés tous les journaux et toutes les brochures le plus opposés à l'ordre de choses établi; elle recevait ses ennemis les plus farouches, ceux qui se font condamner à la prison pour leur polémique mordante, et ceux qui se refusent aux honneurs de la garde nationale. Des bustes proscrits décoraient sa cheminée, et dans une petite bourse en soie verte et argent elle gardait soigneusement des pièces de monnaie à l'empreinte séditieuse.

Tel est le rôle, telle est la conduite de l'Égérie opposante pendant son séjour à Paris; elle a des amants politiques dont elle surveille la manière de penser; elle s'occupe de leur salut, elle les envoie aux sermons et aux offices: c'est une femme qui moralise la démoralisation.

Quand l'été arrive, madame de Divindroit quitte Paris, et vient se fixer pour six mois dans son château. Là, maîtresse et souveraine, elle tracasse le maire de sa commune, inquiète le préfet de son département, met des entraves dans les roues du char électoral, et se fait bénir des paysans de son canton, dont elle soulage la misère et les maux, et auxquels elle apprend à se défier du gouvernement. Les parterres de son parc sont remplis de lis; elle entend la messe dans la chapelle de son château, et chante elle-même d'une voix retentissante un Domine salvum qui ferait frémir le lieutenant de gendarmerie de son arrondissement s'il l'entendait. Elle donne deux fêtes dans l'année aux populations qui entourent ses domaines, l'une à la Saint-Henri, l'autre à la Saint-Louis. Ces jours-là, les gentilshommes du voisinage sont invités à dîner, et Dieu sait quels toasts effrayants de légitimité font vider les verres des convives, quelles chansons séditieuses font retentir les échos de la salle à manger.

La marquise de Divindroit a été compromise dans deux conspirations: pour l'une elle avait brodé un drapeau, pour l'autre elle avait donné des cocardes fabriquées avec ses propres vêtements. Elle va toujours de Paris à son château et de son château à Paris sans passe-port, pour ne pas se trouver dans l'obligation de voyager sous la protection du roi Louis-Philippe.

Son mari, le marquis de Divindroit, est un bon homme, peu spirituel, peu gênant: toujours en admiration devant sa femme, se pavanant fièrement de l'indépendance et de la fière opposition de ses opinions politiques, il ne voit que par elle, n'entend que par elle, et ne croit qu'en elle seule et en ce qu'elle croit. La marquise de Divindroit a des égards pour lui, elle veut à toute force lui faire jouer un rôle, et, placée derrière lui, elle passe ses bras sous les siens, qu'il dissimule, et alors elle prononce des paroles et fait des gestes dont il est la figure, l'éditeur responsable.

Deux fois le marquis de Divindroit a subi quelques jours de prison pour l'opposition par trop factieuse de sa chère moitié, et je crois qu'elle a trouvé le moyen de se faire remercier par lui de ces quelques jours de prison.

Madame de Divindroit est très-bien reçue à Paris et dans sa province par les plus purs de son opinion; c'est une femme politique en grande vénération, ses soirées sont recherchées; on croit à l'importance qu'elle se donne, et on la proclame très-raisonnable parce qu'elle a fermé sa porte à tous les ducs de Normandie qui se sont succédé depuis dix ans.

Tels sont les deux types de femmes politiques que j'ai connus dans le monde, et plus que jamais je demeure convaincu que Dieu n'a point créé la femme pour besogner un ouvrage aussi rude que la politique; et plus que jamais je demeure convaincu qu'une femme qui veut s'immiscer dans ce labeur d'homme perd toutes ses qualités, toutes ses grâces, tous ses avantages féminins, sans aucun profit qui puisse la dédommager de tant de pertes. Très-peu de carrières sont ouvertes aux femmes, très-rarement Dieu remet à quelque Jeanne d'Arc inspirée l'épée des combats, très-rarement il charge quelque sanglante Élisabeth, ou quelque sanglante Catherine, de la destinée des empires humains.

Sans imposer à toutes les femmes l'épitaphe de la matrone romaine,

Domi mansit, lanam fecit, j'aimerais encore mieux lire sur leur pierre funéraire:

Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée, que de rencontrer beaucoup de tombeaux comme celui de la maîtresse de Monaldeschi. - FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021