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BIBLIOBUS Littérature française

Les Duchesses - M. de Courchamps (1783-1849)

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

  

Une Duchesse française, avant l'année 1790, était un personnage à part dans l'ordre social et nobiliaire; c'était une spécialité féminine, et c'était comme une étoile au firmament de la cour. La duchesse avait les honneurs du Louvre et ceux du tabouret, sans parler ici du titre d'amée cousine du roi, et du privilège de trôner sous un dais quand la fantaisie lui prenait d'accorder une audience à son bailli féodal et à ses procureurs fiscaux. La duchesse entourait son lit de parade avec une balustrade dorée: les carrosses de la duchesse étaient houssés d'un velours cramoisi crépiné d'or qui couvrait leur impériale, et qui retombait à ses quatre coins avec des glands de la plus riche facture. Mme la duchesse de Leuxignem (c'est abusivement qu'on prononce et qu'on écrit Lusignan) était tout aussi souvent citée pour la splendeur de ses impériales que pour la roideur de sa longue taille, la gravité de sa physionomie seigneuriale, et la sécheresse de toute sa personne. Enfin les duchesses arboraient pour insigne au sommet de leurs armoiries une couronne de neuf feuilles d'acanthe avec neuf pierreries de couleurs variées dans le diadème ou bandeau de ladite couronne, ce qui ne manquait pas d'éblouir les passants quand les panneaux du carrosse avaient été blasonnés par le sieur Ouvray, lequel excellait aussi dans l'ajustement des manteaux héraldiques, ainsi qu'il appert des principaux écrits de ce temps-là. Les hermines étaient réservées pour les personnes ducales; car il est bon d'avertir que si les présidents à mortier se donnaient les airs d'étaler un manteau sous leurs armoiries, c'était une usurpation criante, et du reste ils n'étaient jamais doublés d'hermine mouchetée, ces manteaux de robe rouge, et c'était pour la corporation des duchesses une fiche de consolation. Il n'était pas encore question de Mlle Rondot, qui a fait recouvrir le parquet de son cabinet le plus intime avec un tapis d'hermine mouchetée.—C'est un véritable manteau ducal, à ce que disent les jeunes messieurs de ce temps-ci.

Depuis Molière, il y a toujours eu plusieurs variétés parmi les fagots; mais aujourd'hui, la diversité qui se fait remarquer entre les duchesses est bien autrement tranchée que celle qu'on pourrait trouver entre des fagots, des bourrées et des cotrets. Afin de parler sur un pareil article avec toute l'exactitude qu'il réclame, il faudrait peut-être commencer par diviser et subdiviser les duchesses, ainsi que toutes les substances organisées, et tous les autres sujets d'histoire naturelle, c'est-à-dire, au moyen de la classe, du genre, de l'espèce et des variétés dans chacune de ces divisions. La duchesse de première classe ou d'un genre primitif est évidemment celle de l'ancien régime, et la duchesse de rang secondaire est celle de la restauration. La duchesse de l'empire est sur la troisième ligne, à ce qu'il nous semble.

Parmi les vingt-sept ou vingt-huit duchesses de la haute noblesse, il n'y en a qu'une ou deux qui prennent des loges aux Italiens; il y en a deux ou trois qui vont au spectacle une ou deux fois pendant le carnaval; il y en a dix ou douze qui ne sortent presque jamais de leur noble quartier, de ce paisible, aristocratique et vertueux carré qui se trouve inclus entre les rues des Saints-Pères et de Vaugirard, entre l'esplanade des Invalides et le quai d'Orsay, sans parler ici du quai des Théatins, que plusieurs personnes appellent aujourd'hui le quai Voltaire. Quand il est question d'aller, à la fin de janvier, faire une tournée de visites au faubourg Saint-Honoré, on dirait qu'on se trouve à Bayonne, et qu'on entend parler d'un voyage à Terre-Neuve.

Il y avait une fois une pauvre duchesse à qui M. Trousseau, médecin laryngipharmaque, avait ordonné de transporter ses pénates à la Chaussée-d'Antin, parce qu'elle était menacée d'une laryngite, et pour être préservée du vent du nord, à l'abri de la butte Montmartre. Elle avait l'avantage et l'agrément d'être logée dans le voisinage de ce docteur; mais on n'a jamais vu femme de qualité plus dépaysée, plus mortifiée, ni plus abîmée dans les douleurs de l'ostracisme. Elle en est morte au bout de la semaine, épuisée par ses lamentations.

On connaît une duchesse de la restauration qui s'arrange très-bien de la révolution de juillet, parce qu'elle est à la tête d'une laiterie; mais tout le quartier du Luxembourg en est dans la jubilation, parce que le produit de ses vaches est toujours de très-bon aloi. C'est un point de fait incontestable, une chose avérée, nous nous empressons de le reconnaître, attendu qu'il faut être juste pour tout le monde, et surtout pour les commerçants honnêtes et les débitants consciencieux. La seule duchesse qui ait été promulguée depuis la révolution de juillet est une petite femme qui n'est à la tête de rien. Nous parlerons des dames de l'empire à la fin de l'article.

Grâce à la loi des 3 p. 100 d'indemnité, la duchesse de Gastinais pourrait jouir de quatre à cinq mille livres de rente; mais elle n'en fait pas moins de grandes économies sur le papier à lettre et la cire à cacheter. Elle ne veut jamais payer son thé plus de 6 francs la livre:—c'est du thé de la rue des Lombards, et du meilleur thé possible; on n'obtiendra pas qu'elle en démorde, et si vous n'en voulez pas, n'en prenez point.

La duchesse de l'ancien régime est naturellement incrédule: elle hésite encore entre la somnambule de la Croix-Rouge et l'Esculape de la rue Taranne, c'est-à-dire entre le magnétisme et l'homéopathie; mais elle attend bien impatiemment l'année prochaine, et quand on connaît la prophétie de saint Randgaire, on n'a pas besoin de s'informer pourquoi.

Madame la duchesse en est restée pour les idées politiques à l'année 1788, et ses opinions littéraires sont à peu près celles de la régence. Ses deux écrivains favoris sont toujours MM. d'Arnaud-Baculard et de Tressan; elle a donné pour étrennes à l'aîné de ses petits-fils, âgé de vingt-neuf ans, l'année dernière, un charmant exemplaire des Épreuves du sentiment, suivi des Délassements de l'homme sensible, avec des cartouches de Mayer et des reliures en veau écaillé. Comme elle est persuadée que la baronne de Staël et la comtesse de Genlis étaient plus ou moins démocrates, elle n'a jamais voulu lire une seule ligne de leurs ouvrages; elle vous dirait même à l'occasion qu'elle n'est point faite pour cela.

Les questions de généalogie, d'héraldique et de cérémonial sont à peu près les seules choses qui ne lui paraissent pas indignes de son attention, et vous pensez bien que, lorsqu'on est dévote, on ne répète jamais des anecdotes... Cette bonne dame en est réduite à parler de quartiers chapitraux, de retraits linéagers et de fourches patibulaires. Elle est bien prévenue de l'importance et de la signification de la brisure en barre, ainsi que la diffamation pour un aigle dépourvu de bec, et pour un lion qui n'a pas d'ongles, ce qui est toujours provenu, comme tout le monde sait, par la dérogeance ou la forfaiture. Elle a disserté pendant longtemps sur l'aigle impérial de Bonaparte, à qui les héraldistes révolutionnaires avaient tourné le col à senestre, ce qui faisait de ce malheureux aigle un oiseau contourné, et ce qui signifie toujours bâtardise. Elle en triomphait (on est forcé d'en convenir) avec un air de malice infernale et de joie satanique.

C'était, il me semble, à la fin de l'année 1816: la duchesse douairière de Castel-Morard ayant eu la contrariété de se rencontrer chez un ministre du roi légitime avec je ne sais combien de sabreurs que cet autre soldat avait affublés du titre de duc, il lui prit une assez vilaine fantaisie, disait-elle, et c'était la curiosité de savoir enfin quels étaient les noms de ces titrés plébéiens qui venaient d'être autorisés par la Charte, hélas! à porter la même qualification que celle dont sa famille avait été décorée par le roi Louis le Juste. On accède respectueusement à sa requête, on se rassemble autour d'elle, et l'Almanach impérial aidant à l'ignorance de certaines choses, on finit par appliquer assez exactement chacun de ces duchés forains sur son titulaire impérial. Après une dissertation qui ne dura pas moins d'une heure et demie: «C'est bien entendu, nous dit-elle, et me voilà tout aussi bien apprise que messieurs de Montesquiou.—Mortier, c'est Masséna; Madame Ney, c'est Élisabeth de Frioul ou de Carinthie, comme on dirait Éléonore d'Aquitaine et Blanche de Castille; enfin, le général Suchet, c'est Montébello: je ne me souviens pas des autres, et je ne vous en demande pas plus.—En vous remerciant de votre complaisance, et pour votre érudition.»

Parmi les duchesses de l'ancien régime, il est bon de mentionner la duchesse héréditaire. Cette variété de la duchesse en expectative est nécessairement progressive, le plus souvent anglomane, et presque toujours blue-stocking. Tous ses valets sont poudrés comme des postillons de Longjumeau, et celui qui sert de valet de chambre est un véritable groom of bedchamber. Vous pensez bien que mesdemoiselles ses filles ont des gouvernantes anglaises. Elle ne veut parler qu'anglais, quoique sa mère et son mari n'en sachent pas un mot. Elle ne peut manger avec plaisir que de la gibelotte-soup ou de la bread-sauce, et son mari, qui est un bon Français, serait pourtant bien aise de lui voir manger des pigeons à la crapaudine ou des poulets en fricassée, de temps en temps; mais il ne saurait obtenir qu'on lui serve du melon qu'au dessert; et, pour avoir la paix du ménage, il est obligé de le manger avec de la rhubarbe. On lui fait journellement, à cet excellent mari, du potage à l'anglaise, c'est-à-dire avec de l'eau, du poivre et du thym: il en gémit toujours, et ne s'en irrite jamais. C'est bien la meilleure pâte de duc qui ait jamais été confectionnée sur une estrade et sous un ciel de lit empanaché.

Aussitôt que cette belle dame entend résonner les trois coups de cloche qui lui annoncent une visite, elle se met à lire un journal anglais, une gazette immense, et la conversation roule infailliblement sur le dernier bal d'Almaks et les copieux dîners du prince Louis Napoléon; ensuite on s'entretient agréablement, et l'on disserte avec intérêt sur les paris de M. le comte d'Orsay pour la course au clocher de Sittingburn, ou pour les joutes de coqs au bois d'Epping. Quand vous n'êtes pas obligé d'écouter la lecture d'un article biographique ou littéraire de lady Blessington, vous êtes bien heureux d'en être quitte à si bon marché; ne vous plaignez donc pas, et surtout n'accusez jamais qui que ce soit d'anglomanie. C'est une indigne expression qui vous ferait un tort affreux. On assimilerait cette accusation barbare à tous les actes de la méchanceté la plus noire, et de la brutalité la plus odieuse. Apprenez qu'un jeune homme est disréputable, et presque déshonoré, quand il n'est pas membre du Jokey-Club de Paris, où il est formellement prescrit de ne jamais parler que de filles et de chevaux. Ne prenez pas ceci pour une moquerie: c'est un des principaux règlements de cette agréable et spirituelle agrégation. Cette charte prohibitive est toujours affichée dans le great room, ou grande salle du Club. Si vous voulez parler politique ou discuter sur la littérature, allez dans la rue. On n'a pas besoin d'être établi si confortablement et si fashionablement pour s'occuper de ces choses-là!

Il est sous-entendu que, dans les salons de la duchesse, qui sont toujours pleins d'english ladies, il y a force commérages, et n'était que je suis la trente-trois millionième particule homéopathique de la nation la plus polie de l'univers, je pourrais faire observer que, dans une maison qui est remplie d'Anglaises, il y a toujours des tripotages à n'en pas finir.

Lorsque la duchesse en question veut aller prendre l'air au bois de Boulogne, sa voiture est soigneusement garnie d'un pupitre avec un encrier, des Perry-penn's, un buvard et du papier à larges vignettes. Elle est toujours encombrée de brochures et de livres cartonnés, de Keepsakes, de Landscapes, et surtout de Quaterly-review's. Vous savez que c'est l'abonnement à cette revue qui témoigne évidemment la fashionability la plus exquise, et la right honourable lady Blessington a dit, je ne sais plus où, que le Quaterly-review était l'idéal de la civilisation progressive.

Lorsque la même duchesse entre dans un autre salon que le sien, il arrive parfois que certains dandys profèrent sourdement blue-stocking, bas bleu, blue-stocking,... et leur physionomie nébuleuse a l'air de s'animer par une expression de malice un peu discourtoise. Nous devons ajouter que cette dame, à qui l'on applique avec plus ou moins de convenance et d'équité l'épithète de blue-stocking, n'en porte pas moins des bas blancs. Voilà le seul rapport qu'il y ait entre cette femme supérieure et les femmes vulgaires, entre une duchesse qui étudie le chinois et des bourgeoises de Paris qui lisent Paul de Kock.

Nous avons à signaler la duchesse de Blancimiers, la femme politique et belliqueuse; la royaliste enthousiaste, impétueuse, incandescente; une femme de lignage héroïque, et dont la septimaïeule assistait au combat des XXX Bretons sous les châtaigniers de Ploërmel, en 1351. Je ne vous dirai pas si c'était en qualité de bonne amie, de bonne d'enfant, de sœur de lait, de nourrice ou d'institutrice du jeune Beaumanoir, car c'est un détail de biographie qui n'a jamais pu s'éclaircir à ma satisfaction. Je ne conteste pas qu'elle fût sa parente ou sa marraine; il est vrai que les historiens bretons n'en disent rien du tout, mais je n'ai pas l'envie d'avoir une affaire avec sa petite-fille au huitième degré, qui est baronne de Kergumadec-en-Penthièvre, et laquelle est toujours maréchale héréditaire du pays de Cornouailles, au mépris de cette foule d'injonctions révolutionnaires appelées décrets de l'Assemblée constituante, et en attendant le retour de qui vous savez?... Vous voyez que je me soumets aux lois de septembre avec une docilité parfaite.

La duchesse de Blancimiers a pris—Beaumanoir, bois ton sang, pour son cri de guerre; elle ne s'embarrasse aucunement de la vie des autres, et n'attache pas la moindre importance à la mort d'un homme. Je vous assure qu'elle accable de son mépris, et qu'elle abreuve de son aversion tous ceux qui la laissent dire et qui ne veulent pas aller se faire tuer sans savoir pourquoi. La duchesse de Blancimiers est légitimiste à la façon des temps gothiques: c'est tout à fait la Syrène aux meurtrières et la fée Machicoulis dans Palmérin d'Olive ou Lancelot du Lac. Quelquefois elle établit résolument de jeunes Vendéens dans sa vieille tour d'Auvents, sa châtellenie du Mazuret et autres Pénissières, avec des cocardes blanches et quelques fusils détraqués. Un autre jour, elle envoie tous ses jeunes-France dans la rue des Prouvaires, avec autant de prévoyance et d'habileté que de charité. On les assomme, on les fusille, on les mitraille, on les hache en pièces; mais quand il en est réchappé quelques-uns, de ces braves garçons, et lorsqu'ils ont été condamnés à mort par contumace, ou qu'ils sont enchaînés au fond d'un bagne en réalité, savez-vous ce que fait cette généreuse personne?—Elle fait parvenir à chacun de ces pauvres bannis et ces honnêtes galériens une bague de cuivre jaune avec une estampe représentant l'Archange saint Michel qui tient le pied sur le ventre au coq gaulois, ce qui doit être un fameux dédommagement pour eux. Il est pourtant bon d'observer que ces anneaux florentins ont été ciselés par mademoiselle Félicie de F...., et que chacune de ces bagues de cuivre est un véritable chef-d'œuvre en style de la renaissance.

Nous avons aussi la duchesse-artiste, qui se croit peintre en paysages, et qui ne fait que des tremblements de terre à l'aqua-tinta. Elle est censée bonapartiste, libérale, et même elle se croit obligée d'être un peu philippiste, attendu que son père était chambellan de madame Élisa Bacchiochi. Abyssus abyssum invocat, avait dit le Roi prophète. Voici la liste et le catalogue raisonné de plusieurs dessins que cette femme à talents a fait soumettre au jury pour l'exposition de cette année. On y reconnaîtra le beau style et l'estimable rédaction qui distinguent toujours les livrets élaborés et débités par la direction du Musée royal.

No 1.—Une vue prise au bois de Boulogne, du côté de la mare d'Auteuil, ainsi qu'on s'en aperçoit aisément à la vigueur des plantes et la beauté du paysage.

No 2.—Étude ayant pour objet la nouvelle maison des Singes au Jardin-des-Plantes. Croquis à la mine de plomb.

No 3.—Perspective de la Grande-Rue, à Vaugirard. Lavis à l'encre de Chine, au bistre et à la sépia suivant la méthode anglaise. Aquarelle non terminée.

No 4.—Esquisse de l'obélisque de Louqsor, autrefois Luxor. (Le fond du monolithe est au crayon rouge, et les hiéroglyphes y sont indiqués à la gouache, avec de l'orpin.)

No 5.—L'intéressante et innocente famille du général M..., trouvant dans un bosquet un oiseau mort sur un banc. (Les figures sont de M. Tancrède Mitron.)

No 6.—Une vue du canal de l'Ourcq, au soleil couchant. (L'édifice à gauche est la grande et superbe factorerie de MM. Prestel et Napoléon Godard, fabricants d'oignons glacés pour colorer les bouillons à l'usage des petits ménages.)

D'après les ébauches et les croquis dont le jury d'exposition nous accorde la jouissance, on devait nécessairement accorder les honneurs du Louvre à ceux de la duchesse; mais ils n'ont pas été placés dans leur jour, assez favorablement. Elle en veut terriblement à M. Cayeux, le malheureux homme! et c'est toujours à lui que tout le monde s'en prend dans les déconvenues, les mécomptes et les accidents qui suivent naturellement une exposition. Eh! mon Dieu, je ne dis pas qu'il ait été bien appris, M. Cayeux; je veux bien accorder qu'il ait besoin d'acquérir du savoir et de la politesse; mais il ne s'ensuit pas que ce soit un fléau du ciel, un ours hydrophobe, un Gilles de Raiz qu'il faudrait étouffer entre deux matelas, et d'ailleurs je ne puis pas supposer qu'il ait assez de crédit pour opérer tous les maux dont on l'accuse; enfin je ne suis pas de ces gens qui crient contre M. Cayeux; il est immédiatement au-dessous du comte de Forbin, dans la direction du Musée, et je maintiens qu'il est parfaitement bien à sa place. Je reparlerai des aristarques du Louvre dans un article ad homines. On voudra bien prendre garde à la duchesse de Sang-Mêlé... Mais en voilà bien long sur les dames de l'ancien régime, et nous avons à parler de celles qu'on appelle habituellement les duchesses de Bonaparte.

Il y a de ces notabilités de la république et de l'usurpation qui s'empoisonnent en mangeant, non pas des croûtes aux champignons comme la princesse des Ursins, mais de la soupe aux haricots, tout uniment. Il y en a qui s'embarquent avec tous leurs enfants pour aller faire une visite à lady Stanhope, à deux pas d'ici, du côté des ruines de Palmyre; il y en avait qui faisaient de la contrebande sur le tabac à fumer et sur l'eau-de-vie de pommes de terre; il y en avait aussi qui faisaient des livres en dépit du sens commun; mais nous n'écrivons pas sur des exceptions, et nous allons rentrer dans les généralités de l'espèce.

Le type des illustrations révolutionnaires, c'est-à-dire la véritable duchesse de l'empire, est une bourgeoise qui dit continuellement la reine ma tante, et qui pourrait dire mon grand-père le marchand de bas. On l'appelle ordinairement la duchesse de Gertrudembergh, princesse du Danube, et comme le Danube est une principauté qui n'a pas moins de cinq cents lieues de long sur vingt toises de large, il y a plusieurs souverains qui ne veulent pas admettre la titulature de cette princesse. La diète de Francfort et le gouvernement prussien lui contestent, primo, son titre ducal et territorial. M. de Munch-Billinghausen, président de la diète germanique, a déclaré que ce serait un protocole exotique, anarchique, inadmissible, et M. le prince de Metternich, Wynebourg et Rudolstadt, a semé par là-dessus force plaisanteries allemandes, c'est-à-dire les plus jolies choses du monde. La Russie, l'Autriche et la république de Cracovie ne veulent pas reconnaître son titre fluviatile, en disant que c'est une qualification ridicule; enfin, parmi les riverains du Danube, il n'y a que le Grand Turc qui ne lui refuse pas sa récognition, ce qui est encore une preuve de la résignation du sultan.—Allah-Akbâr! a dit le Père des Croyants,—le fleuve Danousbi n'en afflue pas moins dans les mers Sultanes.

Vous pensez bien que la duchesse de Gertrudembergh ne saurait aller à Paris chez les ambassadeurs de Prusse ou d'Autriche, et c'est la même raison qui l'empêche de voyager en Allemagne et en Italie, où du reste il est absolument ainsi pour ses deux amies, les duchesses d'Orviette et de Bergamasco. Vous me direz qu'elles pourraient esquiver bien aisément une pareille interdiction diplomatique en prenant leurs passe-ports; mais c'est qu'elles ne veulent pas condescendre à voyager incognito sous leur nom de famille ou celui de leurs maris:—Pourquoi voudriez-vous donc qu'on se fasse nommer Couture (de la Manche), ou Pholoé Colin née Tampon, quand on est duchesse d'Orviette! l'empereur y avait mis bon ordre; mais patience! et quand son neveu sera Président de la république, vous verrez comme on s'en revanchera sur les Autrichiens.

Vous pensez bien aussi que la duchesse de Gertrudembergh, née Tautin, n'a pas eu le bonheur de conserver son majorat de cinquante mille écus de rente, majorat que S. M. l'empereur des Français avait institué pour son mari dans la Prusse rhénane, et qu'il avait établi sur les domaines du roi de Prusse, à perpétuité, bien entendu.—Comprenez-vous, de la part du roi de Prusse, un pareil déni de justice, un pareil mépris du droit aristocratique et des décrets napoléoniens? Si l'on en croit le jugement désintéressé de cette illustre veuve, le roi de Prusse est un scélérat comme on n'en vit jamais! Quoiqu'elle ait perdu son majorat de Westphalie, elle n'en a pas moins conservé cinq à six millions de fortune acquise en dotations gratuites, et tout le monde a pu remarquer qu'elle n'en brille pas moins par les illuminations de sa porte cochère au jour de la Saint-Philippe et autres bouts de l'an du juste-milieu. La duchesse de l'empire est essentiellement amie de tous les ordres de choses qui ne rappellent rien de l'ancien régime. Elle se décide toujours en politique au moyen d'un calcul infiniment simple: la seule règle de sa conduite est d'approuver et d'adopter tout ce qui doit affliger les légitimistes, et tout ce qui peut contrarier le faubourg Saint-Germain.

La duchesse du nouveau régime est merveilleusement ignorante, mais en récompense elle a beaucoup de morgue et peu d'esprit.—Lorsque nous disons que les duchesses de l'empire ignorent beaucoup de choses, il est bon d'appuyer cette observation sur un document irrécusable.—Une de ces dames se croyait en droit de reprocher à Napoléon d'avoir compromis ses partisans par son opiniâtreté belliqueuse. «Il a si bien fait, disait-elle, que nous voilà complètement ruinés, déchus, abîmés et comme anéantis par suite de son entêtement et de sa manie guerroyante. Et pourtant nous savons très-bien qu'il aurait pu se tirer d'affaire et nous aussi; car enfin, tout en perdant sa couronne avec son titre d'empereur, il aurait obtenu des conditions superbes, et les Bourbons avaient si grand'peur de lui, qu'il aurait été, s'il avait voulu, Connétable de Montmorency.»

En regard de ces notabilités singulières, étranges, on a presque dit de ces illustrations grotesques, on pourrait opposer la monographie d'une jeune et charmante duchesse, une élégante et brillante personne à qui son beau titre sied à ravir, on en conviendra sans difficulté dans tous les salons de Paris. Cette jeune femme a tout l'éclat d'un joyau gothique avec la grâce et la simplicité d'une fleur des champs; mais vous voudriez peut-être savoir si c'est une duchesse de l'ancienne noblesse ou de la nouvelle aristocratie, et voilà ce que je ne saurais vous dire, attendu que je ne m'en suis pas informé. Vous savez bien qu'en présence de certaines personnes il ne vient jamais aucune idée de cette nature, ou pour bien dire de cet ordre conventionnel. La beauté, l'intelligence et la dignité modeste, l'aménité bienveillante et la douce vertu, priment naturellement sur tout le reste.—Est-il plus avantageux d'avoir de la naissance, ou d'être tellement distingué que personne ne songe à demander si vous en avez? C'est une question que se faisait La Bruyère, et je ne vois pas que la doctrine humanitaire ait fait dans la société française un immense progrès depuis l'année 1690. – FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021