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BIBLIOBUS Littérature française

Les Collectionneurs - Comte Horace de Viel-Castel (1802 – 1864)

 

  (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

A coté du grand palais de la Bourse, admirable monument façonné par nos architectes d'aujourd'hui, au moyen d'un patron grec, de papier à calquer et de beaucoup de maçons et de tailleurs de pierres, se trouve un plus petit palais, que l'on prendrait volontiers pour une laide maison si des affiches ne vous annonçaient que cette maison est le palais des ventes opérées par messieurs les commissaires-priseurs. Or, dans ce palais de messieurs les commissaires-priseurs, tout se met à l'enchère, tout se vend depuis des berlines de voyage jusqu'à des lettres autographes de Ninon de Lenclos. Le matin et le soir, l'entrée du palais des commissaires-priseurs est accordée au public, tout le monde peut aller voir les expositions qui précèdent les ventes, tout le monde peut aller se ranger autour du bureau des adjudicateurs, et se donner le plaisir d'augmenter de quelques francs ou seulement de quelques centimes la valeur des plus grandes comme des plus minimes réputations d'artistes, d'hommes d'État et même de simples ouvriers.

C'est au palais des commissaires-priseurs que se rencontrent les seuls caractères, les seuls hommes vraiment remarquables de notre époque, les seuls qui possèdent une originalité particulière, les seuls qui marchent hors du troupeau commun, pour suivre des sentiers dont les hautes herbes ne sont jamais froissées par les pieds de la foule. Ces hommes remarquables sont les collectionneurs, et j'entends par collectionneurs tous ceux que l'amour de la collection, le désir d'amener à l'état de collection un rassemblement plus ou moins considérable de choses ouvrées par l'industrie humaine, ou créées par l'industrie surhumaine du grand Créateur, a lancés dans l'arène où combattent les martyrs d'une idée fixe.

Maintes fois je me suis trouvé tenté du désir de la collection, et, sans avoir entièrement succombé à cette tentation, je dois dire cependant que j'ai assez approché de mes lèvres la coupe de ses enivrements pour en connaître les voluptés, pour être initié à ses plus secrets mystères.

J'ai connu, j'ai vu de près messieurs les collectionneurs, j'ai surpris leurs mœurs et leurs habitudes en flagrant délit d'originalité, et ma mémoire est pleine de souvenirs que je vais faire passer à l'état de révélations.

Comme en toutes choses il faut procéder méthodiquement, je dirai d'abord que l'on distingue trois sortes, trois espèces de collectionneurs:

La première est celle du collectionneur inculte et sauvage, sale et débraillé des pieds à la tête, aux ongles noirs, à la barbe râpeuse, aux cheveux hérissés, au chapeau entièrement défoncé, aux poches énormes et toujours pleines. Cette espèce est celle du collectionneur pur-sang, du collectionneur par amour de la collection.

La seconde comprend tous ces négociants de bonne compagnie, tous ces trafiquants en curiosités, ces marchands d'habits galons à équipages armoriés ou non armoriés, qui se donnent les manières, le langage, les habitudes du véritable collectionneur, et qui cependant ne font que placer leur argent plus ou moins avantageusement, suivant le gain de leur revente, suivant la balance de leur compte de banque.

La troisième espèce de collectionneurs est celle du collectionneur fashionable, de celui qui s'est fait collectionneur, pour obéir à la mode, pour avoir comme tout le monde, un salon Louis XV, un boudoir Renaissance, et une salle à manger quatorzième siècle, avec quelques lames de Tolède, quelques targes, deux ou trois hallebardes, un casque de ligueur, un hanap dans lequel il boit lorsqu'il se trouve en présence de ses amis, quelques cruches flamandes en grès bleu et gris, et trois vitraux interceptant le soleil, et ne laissant passer à travers la fenêtre qu'une lumière jaune, rouge ou bleue, qui lui prête la mine d'un homme atteint par la jaunisse, la fièvre scarlatine ou le choléra-morbus, pour peu qu'il se trouve sur le passage d'un des rayons du soleil déguisé, qu'il laisse parvenir jusqu'à son fauteuil.

Tout collectionneur rentre nécessairement dans une des trois classes que je viens d'indiquer: le collectionneur fou, le collectionneur brocanteur, et le collectionneur par mode.

Parmi les collectionneurs fous, les poëtes du genre, le plus renommé est un petit vieillard sec, ridé, râpé, retapé, enveloppé d'une sorte de grande redingote brunâtre, la tête recouverte d'une clémentine de soie noire, par-dessus laquelle se prélasse un énorme chapeau de couleur douteuse, gras des bords, gras de la forme, gras du galon, gras de la coiffe, gras de partout, et qui, depuis trente ans, assiste régulièrement avec son maître à toutes les ventes, se promène avec lui, quelque temps qu'il fasse, sur les quais et chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce chapeau et cet homme sont connus sous le nom de M. de Menussard. Eh bien! ce chapeau et cet homme, ce M. de Menussard, en un mot, possède une très-magnifique collection de porcelaines de Sèvres, pâte tendre; chez lui, dans ses armoires, dans ses coffres, dans ses étuis, sont enfermés, comme dans un tombeau, des services entiers, des cabarets, des vases en pâte tendre de Sèvres, à fonds ou à bordures gros-bleu, bleu-turquoise, vert-émeraude et rose-tendre. Après deux ans de recherche, de poursuites et d'inquiétude, il s'est fait adjuger à la place de la Bourse, en vente publique, une moitié du service de la table des princes de Rohan, et il l'a payé 50,000 francs. Un petit cabaret gros-bleu, composé de cinq pièces, portant le chiffre et l'écusson du roi Louis XV, ne lui est pas revenu à moins de 12,000 francs; il est vrai de dire que chacune des pièces de ce cabaret précieux est ornée de médaillons où sont peintes quelques-unes des maîtresses du Sardanapale français. Deux vases à fleurs ayant appartenu à madame Du Barry ont été l'objet de ses soins les plus persévérants, de ses inquiétudes les plus mortelles et les plus poignantes. Ces deux vases, rose tendre, à cartouches entourées de volutes et de rinceaux, artistement dorés en or de deux couleurs, parsemés d'Amours vainqueurs peints d'après le célèbre Boucher, appartenaient à un vieux marquis toulousain, auquel ils étaient arrivés par je ne sais plus quelle voie; peut-être étaient-ils un agréable souvenir, je l'ignore; mais enfin le marquis toulousain ne voulait pas s'en défaire, et M. de Menussard voulait les posséder; il en offrit un prix exorbitant, et il fut refusé; il voulut les faire voler, et il échoua dans sa tentative. Pendant deux ans, il y eut entre le marquis et M. de Menussard une guerre sourde, mais active, offensive d'un côté, défensive de l'autre. Enfin il y a six mois le marquis vint à mourir, et M. de Menussard est devenu propriétaire des vases rose tendre, que personne depuis ce temps-là n'a aperçus.

M. de Menussard est riche, instruit, bien élevé, et il vit seul, enfermé avec ses porcelaines; il n'a pas de voitures, pas de domestiques: une vieille servante fait son ménage. Sa toilette, sa nourriture, son logement lui coûtent peu de chose. Jamais il ne va au spectacle: il n'a aucun ami; on ne lui a jamais connu de maîtresse; il n'a jamais voyagé, si ce n'est jusqu'à Sèvres, encore n'y a-t-il été qu'une fois, et en est-il revenu à pied, fatigué, crotté, mouillé par la pluie jusqu'aux os, furieux contre la manufacture de Sèvres, contre le siècle tout entier, et s'écriant avec indignation:

«Il n'y a plus ni croyances ni quoi que ce soit ici-bas, tout est détruit... Décadence... décadence complète... Dire qu'une des gloires de la France... ils l'ont laissé perdre... Les barbares! les Goths! les triples Wisigoths! ne plus fabriquer de pâte tendre! de la pâte dure, rien que de la pâte dure!... Mais c'est que c'est à faire dresser les cheveux sur la tête!» Depuis ce jour, il ne faut plus lui parler du Sèvres moderne, il hausse les épaules; et un sourire amer vient errer sur ses lèvres; la pâte tendre est tout pour lui. Quand il ne peut sortir de son appartement, que les marchands de curiosités ont leurs boutiques fermées, et que nulle vente n'a lieu dans toute l'étendue de Paris, alors que M. de Menussard s'enferme dans la pièce la plus reculée de son appartement; une à une, il tire de leurs coffres, de leurs étuis, toutes ses belles porcelaines, ses assiettes, ses plats, ses tasses bleues, roses, vertes, à bouquets, à médaillons, à fonds blancs ou de couleur; il les contemple avec adoration, avec amour; armé d'une flanelle douce et fine, il les essuie, les polit, les caresse; puis, quand leur toilette est ainsi faite, il leur adresse la parole, il cause avec elles, il les interroge.

 «Vous voilà bien belles, dit-il, en s'adressant à ses tasses bleues, vous voilà bien fières; oui, vous portez sur vos flancs les charmants portraits des plus agréables femmes de votre jeunesse; le roi Louis XV a voulu que l'on vous décorât des figures de ses maîtresses les plus chères; il n'eût certes pas confié de si adorables images à de la pâte dure. Oh! non; il fallait toute la finesse, tout l'onctueux, tout le moelleux de votre pâte tendre, ô mes chères petites coquettes, pour recevoir dignement le visage délicieux de madame de Châteauroux, celui non moins gracieux de la marquise de Pompadour, et les traits fins, spirituels et agaçants de la marquise Du Barry.»

Ainsi enfermé, ainsi causant, jouant avec ses belles porcelaines de pâte tendre, M. de Menussard est le plus heureux des hommes. Il se met à genoux devant elles, il les adore, il les aime d'un amour profond, et, plus enthousiaste, plus poëte que Pygmalion, il ne voudrait point animer sa Galathée; il ne lui trouve point une imperfection: l'animer serait la décompléter, lui ôter son charme. Sa Galathée, à lui, ne vieillira jamais: les femmes peintes sur ses tasses seront toujours jeunes; les bouquets fixés sur ses vases et ses assiettes seront toujours frais et verdoyants; rien de tout cela n'aura de décrépitude: l'avenir sera comme le présent. Pygmalion, insensé dans ses désirs, créa la vieillesse, les rides, les cheveux blancs et la mort pour l'objet de son culte d'amour, en demandant aux dieux de lui donner la vie. M. de Menussard se complaît dans l'insensibilité de sa maîtresse, dans la matérialité de son idéalisation. Il lui prête toutes les grâces qu'il veut lui trouver; il lui témoigne un amour passionné, qu'il sait emplir de sacrifices. Il jette en holocauste devant la pâte tendre de Sèvres, d'abord cela va sans qu'il soit besoin de le dire, la pâte dure, sa sœur, et la porcelaine à la reine, sa cousine; mais encore le vieux Japon, le vieux Chine, le vieux Saxe, et jusqu'à l'admirable terre de Bernard de Palissy, jusqu'à la terre italienne de Faënza, aux riches peintures, aux décorations raphaélesques, jusqu'aux bas-reliefs de faïence de Lucas della Robbia.

Il ne connaît qu'une seule chose, n'aime, n'adore, ne chérit, ne vénère qu'une seule chose, c'est la pâte tendre de Sèvres; le reste du monde peut s'écrouler, s'abîmer, il n'y fera pas attention. Jamais il ne lit un journal; il n'est point éligible, ni électeur, ni garde national, ni quoi que ce soit: il est l'amant de la pâte tendre de Sèvres. Cette passion de la collection, cette folie, cette idolâtrie pour la pâte tendre de Sèvres, ont pour ainsi dire exilé de l'espèce humaine, de sa confraternité et des sentiments humains M. de Menussard, l'ont rendu égoïste, dur et inflexible dans ses résolutions, avare pour tout ce qui n'est pas pâte tendre de Sèvres. Il n'a aucune pitié des pauvres; le récit d'une grande infortune ne tirera pas une larme de ses yeux; il verrait brûler tout un quartier de la ville qu'il ne bougerait pas de chez lui et qu'il n'en prendrait aucune émotion; mais si une de ses tasses, un de ses vases, une de ses assiettes, venait à se briser, ses paupières se baigneraient de larmes; des sanglots, des plaintes, sortiraient de sa poitrine; il trouverait en son cœur des trésors de poésies pour déplorer la perte de sa tasse, de son vase ou de son assiette, et s'étonnerait que le monde entier restât indifférent à ce malheur; il serait capable de tuer un homme qui détruirait la moindre de ses richesses de pâte tendre. Enfin, il traverserait tous les incendies, tous les purgatoires, tous les enfers, pour sauver la plus petite soucoupe de pâte tendre, en danger de destruction, et il ne mettrait pas ses jambes dans l'eau pour sauver un enfant qui se noierait. L'amour est une passion qui rend féroces ceux qui la ressentent: M. de Menussard, avec sa clémentine de soie noire, son chapeau gras, sa redingote râpée, ses cheveux hérissés et ternes, sa barbe paresseusement soignée, ses mains glacées de tons terreux, ses souliers ternis, est peut-être de tous les amoureux, de tous les amants de ce siècle, le plus fervent, le plus sincère, le plus vrai, le plus enthousiaste et le plus excusable par conséquent dans son égoïsme et sa férocité.

A côté de M. de Menussard, on rencontre souvent au palais de la Bourse un célèbre collectionneur d'autographes, qui possède de l'écriture de toutes les personnes célèbres, mais depuis six mois il est atteint d'une affection mortelle, dix lignes de l'écriture de Molière lui ont échappé et sont devenues la propriété d'un célèbre amateur anglais. Aussi n'en reviendra-t-il pas, ses jours s'éteignent, il ne voit plus, n'entend plus, marche comme un malheureux sur qui pèserait quelque implacable fatalité, il se considère comme un homme déshonoré; sa collection d'autographes était réputée la plus belle de toutes les collections connues, maintenant elle n'est plus qu'en seconde ligne.

M. de Menussard hausse les épaules en voyant passer l'amateur d'autographes, il dit même que c'est un fou.

Et en effet, l'amateur d'autographes, comme l'amateur de pâte tendre, comme l'amateur de tableaux et tous les amateurs qui poussent leur amour d'une seule chose jusqu'à la passion de la collection, peuvent être classés parmi les fous, section des monomanes; car ils se sont attelés à une seule idée, car ils ne voient rien au delà; car tout l'univers, toute l'existence se résume pour eux dans l'idée qu'ils poursuivent et dont ils sont poursuivis.

Des monomanes collecteurs, il y en a de toute sorte, de toute espèce. Tout Paris se rappelle ce vicomte de ...., qui faisait collection de cheveux roux célèbres et qui prétendait avoir en sa possession de ceux de Jésus-Christ.

Un autre monomane collectionneur, dont tout le monde a ri, rassemblait une collection complète des plus petits souliers de femme qu'il lui fût possible de se procurer, on les voyait chez lui rangés sur des tablettes et étiquetés comme des livres dans une bibliothèque; il connaissait tous les pieds vivants et tous les pieds morts; un joli pied bien chaussé le transportait d'admiration, il s'en considérait comme le curateur obligé; s'il ne connaissait pas la femme qui en était possesseur, il prenait sur elle cinquante informations, lui écrivait pour lui indiquer la manière de soigner son charmant pied, la suppliait de ne point se chausser de souliers trop étroits, lui nommait les cuirs dont elle devait recommander l'emploi à son cordonnier, et finissait en sollicitant pour seule récompense de tant de soins une paire de souliers destinée à son dépôt, à son musée, à son trésor.

Lord D.... n'aime que les tabatières: il en a de toutes sortes et des plus magnifiques, qu'il divise en trois classes: les tabatières d'hommes célèbres, les tabatières ornées d'émaux ou de peintures, et les tabatières d'une matière ou d'un travail précieux; 126 lord D.... a sacrifié des sommes considérables à cette collection vraiment remarquable. Aussi se vante-t-il avec orgueil de pouvoir montrer aux curieux six Blarembergs de plus que n'en possédait le feu roi d'Angleterre Georges IV, grand amateur de tabatières et de Blarembergs. La collection de Petitots de lord D.... est presque aussi belle que celle du cabinet du roi de France, et tous ces Petitots ont conservé leurs montures de la fin de Louis XIV, époque à laquelle ils furent incrustés sur des tabatières pour servir de présents royaux. Feu M. de B..., grand collectionneur d'émaux, a longtemps cherché à se faire céder par lord D.... deux petits émaux de Limoges, du meilleur temps, et du dessin le plus correct, qui ornent une tabatière que l'on dit avoir appartenu à M. Abel Poisson, frère de la belle marquise de Pompadour et surintendant des bâtiments sous le règne du roi Louis XV; mais lord D.... ne cède, ni n'échange jamais rien; toute sa collection de tabatières est contenue dans un coffre qui voyage, habite et couche, si ce n'est avec lui, du moins près de lui. Lord D.... a fait deux voyages à Saint-Pétersbourg pour se procurer la tabatière de la grande Catherine, cette tabatière sert d'encadrement au portrait de Potemkin. Lord D.... a substitué toutes ses tabatières à un petit neveu, à la seule condition qu'elles ne seront pas vendues, et qu'elles jouiront de tous les soins et de tous les honneurs qui leur sont dus. Une rente de 1,000 livres sterling a été attachée à cette substitution.

Il faudrait, non pas un volume, mais des centaines de volumes pour décrire et analyser les différentes passions des collectionneurs, pour peindre avec des couleurs vraies, pour dessiner d'un trait fidèle ces hommes excentriques, ces espèces de Diogènes enfermés dans leurs tonneaux et ne demandant au monde que de leur laisser la libre jouissance de leur soleil, de leur goût, de leur Dada, de leur monomanie. Un de ces heureux, de ces fous, de ces martyrs d'une idée, a vécu vingt-cinq ans, enfermé avec des momies; il ne voyait que des momies, et il avait fini par les regarder comme un peuple animé, vivant, comme des concitoyens, des voisins; à chacune de ces momies il avait donné un nom, sous lequel il la connaissait, la choyait et la courtisait; enfin, il avait fini par s'éprendre d'un hideux cadavre entouré de bandelettes, grimaçant une horrible expression, avec des lèvres et un visage noirs, retirés, flétris, séchés; il prétendait que ce cadavre ignoble n'était autre que celui de la fille du second des Pharaons, que la boîte qui la renfermait racontait en peintures hiéroglyphiques sa royale origine et sa mort; une assemblée de savants eut lieu, et d'après un avis unanime, cette momie fut élevée au rang de momie royale, de momie sacrée; dès ce moment le collectionneur son maître lui porta un intérêt plus grand qu'à toutes les autres momies ses sœurs: il rêva de cette jeune princesse, il l'entrevit dans ses songes puisant de l'eau aux sources du Nil, se faisant suivre aux accents de sa douce voix par les crocodiles verts du fleuve; et, jamais amant n'aima sa maîtresse comme le collectionneur aimait sa momie: on ne le voyait presque plus, il s'enfermait avec la fille du second des Pharaons et s'épuisait en adorations respectueuses devant cette muette altesse royale. Un matin, après une nuit froide et humide, le collectionneur trouva sa momie renversée; les bandages sacrés s'étaient défaits; le corps de sa beauté lui apparut tout entier, pour la première fois; mais brisé, rompu: la chute qu'il avait faite l'avait broyé. En essayant de rajuster l'un sur l'autre ses restes infortunés, ô douleur! le collectionneur se convainquit que sa princesse pharaonienne n'était qu'un homme; ce fut pour lui un coup mortel, un désespoir sans nom; il languit quelque temps, puis il mourut et fut enterré dans une caisse de la plus belle de ses momies.

Maintenant, après cet examen fidèle des collectionneurs véritables, il ne sera pas inutile d'arriver aux collectionneurs brocanteurs qui sont les calculateurs de l'espèce, la honte du genre, une énormité comme de la poésie soumise à des idées mathématiques.

Le collectionneur brocanteur a souvent au premier abord, à la première vue, le même extérieur que le véritable collectionneur; on trouvera chez le brocanteur le même enthousiasme de la chose collectionnée, le même mépris pour tout ce qui n'est pas cette chose, la même indifférence pour le reste de la création; le brocanteur se montrera plus ardent, plus entier, plus incisif dans son langage; son costume sera celui du savant le plus orgueilleux de sa crasse classique; il ne prendra aucun soin de sa personne, il semblera s'oublier lui-même pour ne songer qu'à l'objet de sa passion, et contrefera l'amoureux; il rugira pour sa belle, et cependant cet homme ne sera qu'un habile comédien, qu'un jongleur adroit; son amour pour la chose collectionnée ne sera qu'un moyen.

Ainsi tel homme collectionne pendant dix ans de vieux bouquins, les fait relier, les annote, les illustre de gravures prises à droite et à gauche, et d'autographes pris Dieu sait où; il trace sur quelques pages blanches laissées par le relieur au commencement du volume, la biographie de l'auteur; il signe cet exemplaire de son nom de baptême et de son nom de famille, auquel il ajoute le titre de membre de plusieurs académies; il a un timbre pour timbrer les raretés qui passent par ses mains, et dit le nombre d'éditions qu'a eues tel ou tel ouvrage; il cite leurs dates et le nom de leurs imprimeurs. Peu à peu les libraires et les bouquinistes le réputent célèbre bibliographe; car le journal de la libraire a publié une dissertation de lui sur les Aldes ou les Elzevirs, la société des bibliophiles le reçoit dans son sein avec acclamation; les revues retentissent de son nom, l'étranger le consulte avec respect, et le ministère de l'intérieur le nomme bibliothécaire d'une des bibliothèques publiques; quelques années plus tard, il arrive à l'Institut et l'on ne parle plus du bibliographe qu'en ajoutant à son nom, comme phrase obligée:

Ce savant dont la France s'honore....

Une fois parvenu à ce point, la comédie est jouée, la collection n'est plus bonne à rien, il faut procéder avec charlatanisme à sa vente; c'est alors que paraîtront des catalogues raisonnés, sur lesquels il sera fait mention de toutes les annotations que le savant dont la France s'honore a prodiguées à ses bouquins décrassés et reliés. La collection sera vendue vingt, trente et quelquefois quarante fois sa valeur, et le collectionneur passera aux yeux de la foule pour un érudit dont les veilles sont consacrées aux travaux scientifiques.

Un autre brocanteur dépouillera les églises de leurs reliquaires et de leurs verrières, les bibliothèques de leurs manuscrits et les arsenaux de leurs armes; il pillera sans pitié toutes les collections publiques; il achèvera de jeter à terre de vénérables ruines pour en emporter quelques clous, quelques chapiteaux; partout où il pourra prendre, il prendra dans l'intérêt de sa collection. Il prodiguera ses conseils aux artistes, il se fera citer dans vingt journaux comme un antiquaire distingué, qui sacrifie tout à son goût pour le moyen âge, qui entame sa fortune, qui la dilapide, qui la gaspille; quelques âmes charitables parleront de faire interdire cet honnête fou; on plaindra sa femme, sa fille et la fille de sa fille, et les petits-enfants de ses petits-enfants. Puis tout à coup, un beau jour, le collectionneur brocanteur, après avoir préparé ce qu'il nomme, dans son argot de brocanteur, la place, après avoir par une marche habile fait monter le prix de la curiosité à son plus haut point, se décidera à vendre sa chère collection, le sang de ses veines, la moelle de ses os, la chair de sa chair, son âme.....

Mon brocanteur s'était fait collectionneur avec six mille livres de rente pour toute fortune; il se retirera de son commerce avec plus de quarante, la réputation d'ami des arts, et le titre de membre de la Société des Antiquaires.

Après avoir ainsi décrit le collectionneur poëte, fou, monomane, il me resterait à parler du collectionneur fashionable; mais peu de mots feront juger ce personnage qui n'a ni caractère, ni passion, ni quoi que ce soit, et qui n'est qu'un produit de la mode. Le comte de Brevailles, le plus élégant des collectionneurs fashionables, me montrait dernièrement dans son armeria l'épée de Jeanne d'Arc ciselée par Benvenuto Cellini, et quelques pièces d'un service de faïence de l'admirable Bernard de Palissy, portant le millésime de 1508 et le chiffre de Louis XII.

En résumé, si le collectionneur est de bonne foi dans son amour, dans sa passion, il s'avance plus ou moins vite vers la folie; s'il est brocanteur, c'est un intrigant, et s'il est fashionable, ce n'est rien. Je voudrais être député un seul jour pour proposer à mes collègues une loi ainsi conçue:

Considérant que, depuis quelques années surtout, la France monumentale et artistique est de tous côtés, et pour le bon plaisir des collectionneurs et de leurs collections, dépecée par morceaux:

ARTICLE UNIQUE.

Tout collectionneur est soumis à perpétuité à la surveillance de la haute police. – FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021