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BIBLIOBUS Littérature française

Les Canotiers (1841) - Charles Friès (18..-18..)

Les honnêtes citadins que la lecture des romans maritimes a vivement impressionnés infestent, pendant la belle saison, le cours paisible de la Seine ou de la Marne, avec l’intime croyance qu’ils se donnent ainsi une idée exacte des joies et des terreurs de l’Océan.
Je connais un estimable employé, homme d’esprit d’ailleurs, chez lequel la passion de naviguer a pris tous les caractères d’une véritable monomanie.
Chaque dimanche il se fait réveiller à trois heures du matin ; il s’habille à la hâte, part de chez lui et gagne le pont d’Asnières. Là il loue un bateau pour la journée ; et après s’être dépouillé de sa redingote, de son gilet, de sa cravate, après avoir retroussé ses manches, afin d’être plus libre dans ses mouvements, nouveau Robinson, il s’aventure sur les flots où l’attendent des désagréments sans nombre.
Peu familiarisé avec le maniement des avirons, c’est en vain qu’il prétend se diriger vers un point ! suivre une ligne droite est pour lui chose impossible ; et, malgré ses efforts surhumains, il ne réussit qu’à imiter la marche inégale d’un mortel pris de boisson, et n’avance qu’imperceptiblement, procédant par courbes et par zigzag, trop heureux quand il ne tourne pas sur lui-même comme un tonton, ou encore, comme une sauterelle qu’on aurait privée d’une de ses pattes.
D’autres fois, il ira se fourrer parmi des trains de bois, des tas d’herbes, et restera des heures entières dans l’immobilité la plus complète. Dernièrement, s’étant engravé sur des bas-fonds, il fut obligé de se mettre à l’eau et de soulever son bateau à la force du poignet, opération dans laquelle il fut troublé par un passant goguenard qui chantait à tue-tête :
                    Maman, les p’tits bateaux
                    Qui vont sur l’eau
                    Ont-ils des jambes ?
                    ……………………………..
Souvent harassé, brisé, moulu par suite de l’action désordonnée de ses muscles, il est emporté à la dérive à la distance de plusieurs kilomètres, incapable d’opposer aucune résistance au courant. Jusqu’à présent la Providence, touchée de son malheureux sort, lui a toujours envoyé des sauveurs qui l’ont charitablement remorqué ; pourtant il est à craindre qu’un jour, abandonné à ses propres ressources, mon pauvre ami ne gagne ainsi, sans le vouloir, Rouen, puis le Hâvre, et ne finisse par aller servir de pâture aux poissons de la Manche. Nouvel et triste exemple qui démontrera jusqu’où peuvent entraîner les passions….. et le courant.
Mais en voilà assez sur ce sujet ; il est temps que je vous entretienne de canotiers d’un ordre plus élevé, de ceux qui rougiraient d’avoir recours, pour leurs pérégrinations fluviatiles, aux lourds et prosaïques bateaux plats, et qui aiment à voltiger sur les eaux, mollement bercés dans de jolies embarcations, et parés eux-mêmes d’un pimpant costume de marin, sous lequel ils ont peut-être exécuté, pendant le carnaval, les poses réprouvées d’un voluptueux cancan.
Une douzaine d’individus, jeunes pour la plupart, se rassemblent et forment une société avec règlements et statuts. Chaque membre de cette société concourra, pour une somme égale, à l’achat d’un canot muni de ses voiles, de ses agrès et de tout le tremblement, et qu’on fait venir du Havre, de Dieppe ou de tout autre port de mer.
Aussitôt le canot arrivé à Paris, on se réunit solennellement, et on le décore d’un nom pompeux, hyperbolique, symbolique, énigmatique, comme le Milan, le Dard, le Victorieux, le Triton, l’Éclair. Il faut ensuite trouver une devise ronflante et digne du nom sous lequel elle sera placée. Après avoir bien cherché, examiné, discuté, on se décide d’habitude pour ventis ocior qui ne sonne pas mal, ou pour une de ses variantes.
L’importante cérémonie du baptême est terminée : on va donc pouvoir jouir de ce cher canot et s’y prélasser tout à son aise. On fixe un jour, et l’on se rend au lieu où il est amarré, avec quelques comestibles et du vin en masse. Alors foin des habits de ville ! on n’en veut plus, on s’empresse de les quitter. Avec quelle allégresse on s’affuble du pantalon de grosse toile, de la casaque de laine rouge, du chapeau de cuir bouilli, de la ceinture écarlate ! puis on se barbouille de goudron les mains et le visage, afin de se donner une petite couleur locale ; on pousse au large en jetant sur la terre un regard de mépris, et vogue la galère !
C’est ici surtout que les canotiers sont curieux à observer. Un moment a suffi pour transformer des commis, des clercs de notaire ou d’huissier, des étudiants, des rentiers, voire même des hommes de lettres, en flambards, en scélérats, en corsaires, en loups de mer pur sang, qui fument, qui prisent, qui chiquent, qui jurent à outrance, et dont la conversation ne saurait être comprise par le commun des martyrs. Ils ne parlent plus que de prendre des ris, de mettre en panne, de carguer les voiles, de virer de bord, de louvoyer, de ralinguer, de héler, de lofer, de ferler, de déferler, etc., en ayant soin d’entremêler le tout de copieuses libations.
Peu à peu les imaginations s’échauffent, les têtes se montent ; et le caractère du français né malin reprenant le dessus, on se lance à corps perdu dans le domaine de la farce et du coq-à-l’âne. C’est à qui fera le calembour le plus monstrueux ; on s’évertue, on se bat les flancs, on devient bête à manger du foin.
Ce n’est pas tout, et quelque chose manquerait à la fête, si l’on ne tournait pas en ridicule, d’une manière plus ou moins spirituelle, les piétons, c’est-à-dire les crétins, les huîtres, les épiciers, qu’on aperçoit cheminant tranquillement sur la rive.
Malheur au bourgeois décoré d’un melon, et suivi de sa famille y compris son chien, qui vient chercher sur la berge un endroit commode pour se livrer aux délices d’un repas champêtre ! Il ne tardera pas à être salué d’un : « Oh ! c’te tête ! bonjour, mossieu ! » exorde accoutumé de la nuée de quolibets que les canotiers se plaisent à faire pleuvoir sur lui.
Le porteur du pantalon garance, l’innocent et patriotique tourlourou lui-même n’est pas plus épargné que les autres ! A son aspect, mille cris s’élèvent dans les airs : Vive la ligne ! Vive l’empereur ! Vivent Lafayette et son cheval blanc ! Ah ! qu’on est fier d’être Français, quand on regarde la colonne ! Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, etc., etc.
Quant au pêcheur à la ligne, il est la bête noire, le souffre-douleur des canotiers qui affectent à son égard une cruauté sans bornes. Du plus loin qu’ils le découvrent suivant avec émotion les oscillations de sa plume, à l’instant ils cinglent droit vers lui, se mettent à hurler comme des sauvages, et font si bien que le pauvre diable, voyant son coup troublé, perd tout espoir d’y prendre le moindre poisson, et se décide à aller tenter la fortune ailleurs, ce qu’il exécute, non sans vouer à l’exécration des siècles les marins d’eau douce qui le réduisent à cette extrémité.
Il est rare que les canotiers n’aient pas avec eux quelque joueur de cornet à piston, musicien manqué qui afflige de ses canards les échos d’alentour. L’air qu’il écorche ne peut pas être autre que celui dont les paroles commencent ainsi
                    Adieu, mon beau navire,
                    Aux trois mâts pavoisés.
                    Je te quitte et puis dire :
                    Mes beaux jours (bis) sont passés.
                    ……………………………………………
Il n’en est point qui soit mieux approprié à la circonstance. Lorsqu’il l’a fini il le recommence, et puis encore, et toujours, et toujours. Certes, ceux qui aiment cet air-là ne sauraient manquer d’être transportés de joie.
Or, il advient fréquemment que maître Borée, se mettant tout à coup à souffler outre mesure, vous retourne comme une coquille de noix le canot de nos canotiers, et les envoie achever leur promenade au sein des ondes. Mais ne craignez rien ; ils connaissent à fond l’art de la natation : la coupe, la marinière, la planche leur sont également familières ; ce sont tous des grenouillards finis. Aussi lit-on le lendemain dans les grands journaux :
« Une douzaine de jeunes gens se livraient hier au divertissement d’une course sur l’eau, lorsque le vent a fait chavirer leur canot et les a tous submergés. Un ou deux seulement sont parvenus à s’échapper : quant aux autres, ils ont été repêchés dans un état d’asphyxie complète. »
Telle est la fin inévitable de tout canotier.
Comme vous voyez, c’est payer un peu cher le plaisir de naviguer le long des bords poudreux de la Seine ou de la Marne. – FIN

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)