BIBLIOBUS Littérature française

Les Banquets d’anciens écoliers – Aloysier (1808-1855)

(NB : Sous ce pseudonyme, pourrait se cacher Gérard de Nerval lui-même !)


Depuis que les banquets de francs-maçons et les dîners du Caveau ont passé de mode, les restaurateurs, réduits aux goguettes frugales de messieurs les gardes nationaux, ont imaginé d’exploiter les souvenirs d’enfance et la vanité lycéenne. Cela leur réussit beaucoup.
Par exemple, vous lisez dans un journal la réclame suivante :
« Les anciens élèves de la pension Cascamèche rappellent à tous leurs anciens condisciples qu’ils sont dans l’usage de se réunir tous les ans le jour de la fête du vénérable chef de cette institution.
« En conséquence on est prévenu que le repas aura lieu chez le fameux restaurateur Tartempion, ancien élève de la pension Cascamèche, et chargé de recueillir la souscription, de 10 francs par tête. Aucun étranger ne sera admis à ce banquet fraternel, qui réunira un grand nombre de nos célébrités politiques et littéraires. »
Au jour indiqué, la solitude du restaurant Tartempion se peuple d’ex-écoliers folâtres. Tartempion, la serviette sous le bras, en manches de chemise, vous embrasse avec effusion ; vous reculez devant ce monsieur à gros ventre et à favoris rouges : – Tiens ? tu ne reconnais pas le petit Tartempion ? Tu sais bien ; vous m’appeliez Rouget !
- Ah oui, Rouget, le petit Rouget !...
-Nous étions copins ! Embrasse-moi donc encore ; tu n’étais donc jamais venu ici ?
- Mais non… monsieur…
- Eh bien ! tu connaîs la porte à présent ; sapienti sat. Les camarades sont là-haut. »
Vous déposez vos 10 francs dans les mains de votre ami, et vous vous trouvez bientôt entre les bras d’une foule de messieurs à favoris, à ventre et à toupets. Le vénérable Cascamèche vous embrasse avec bonté, et pleure sur votre gilet. Il vous rappelle les pains de sucre, les pots de fleurs et les couverts que vous lui apportiez jadis à pareil jour. Vous pensez, vous, aux haricots, à l’abondance et aux tartines de raisiné, dont il a comblé votre jeunesse. Eh bien ! cela fait plaisir.
Tartempion arrive en habit noir : « Mes amis, nous sommes peu nombreux ; le chef avait compté sur soixante couverts ; mais avec un petit supplément de 5 livres, l’amitié comblera les vides.
- Au dessert on se verra doubles ? dit un vaudevilliste.
- C’est juste ; le vin est à part, reprend le restaurateur, et nous sommes des gaillards qui ne bronchons pas. »
La soupe est servie. Le silence règne. « Monsieur, faites donc finir Rivard ! dit tout à coup un plaisant ; il me boit tout mon bouillon avec un chalumeau !
- Monsieur Rivard, sortez de table, dit le maître, s’unissant avec bonhomie à ce joyeux ressouvenir.
- Monsieur ! le petit Vinet !... s’écrie un autre ; il vous liche toujours vos tartines de beurre !
- Vinet ! Vinet ! dit l’un des anciens maîtres d’études avec une voix tonnante ; attends-moi un peu, je te vas relicher quelque chose… »
On applaudit : la joie devient générale ; une franche cordialité ne cesse pas de régner, et l’on commence à se reconnaître, en se renseignant de proche en proche.
« Comment, ce grand-là, avec ses favoris, c’est Filochon ?
- Oui, celui qui a eu le prix d’honneur ; il est à présent marchand de bas dans la rue aux Ours.
- Et l’Étourneau, qui était si fort en thèmes ?
- C’est ce gros blond ; il est fabricant de crayons et de plumes métalliques, et sera bientôt pair de France, comme son cousin.
- Il me semble que je reconnais celui-là… Et ce petit-là qui est décoré ?
- C’est un de nos vaudevillistes les plus distingués ! Il est connu sous le pseudonyme de Saint-Albin, mais c’est Pluvinet. Plus loin les deux frères Cognard, les Siamois du Vaudeville, Laurencin, Chapuis de Montlaville, Patureau, Arnal, l’abbé Chatel, etc., etc. »
Vous êtes enchanté de trouver tant de célébrités dans vos anciens condisciples, et vous ne regrettez plus votre cotisation. Tout à coup l’un des convives se lève le verre à la main :
« Au vénérable Cascamèche ! notre respectable maître de pension ! le souvenir de ses soins paternels ne s’effacera jamais de nos cœurs. »
Le maître pleure dans son verre, et répond par des mots entrecoupés.
Le restaurateur Tartempion se lève à son tour et s’écrie :
« A l’éternelle union des Cascaméchistes ! Les anciens élèves de cette institution sont devenus l’honneur de la France dans les diverses carrières qu’ils ont embrassées : puissent les nouveaux suivre leur glorieux exemple ! Puisse ce beau jour se renouveler longtemps pour nous et pour eux ! »
Le repas se termina au milieu de ces douces manifestations. Au dessert, les députés et gens en place se sont éclipsés, mais le restaurateur a fait monter sa femme et ses enfants. Les vaudevillistes commencent à entonner de gais refrains. Chacun a sa chanson en poche, composée pour la circonstance.
En général les vaudevillistes sont les boute-en-train de ces réunions. Cela leur sert surtout à constater publiquement qu’ils ont fait leurs études.
Dans un intervalle de ces refrains scolastiques, le restaurateur demande la parole
« Mes amis, mes camarades ! dit-il d’une voix émue, un de nos anciens condisciples, le jeune Barbanchu, qui donnait et donne toujours de si brillantes espérances, et qui a obtenu à l’université le prix d’honneur des anciens, se trouve aujourd’hui dans une position qui mérite tout notre intérêt. Lancé dans la société, il n’en pouvait être que l’ornement, et ce n’est pas assez pour notre siècle positif. Il est venu à moi, ce fort en thèmes, depuis longtemps plongé dans l’infortune, et mon cœur m’a dit que je ne pouvais abandonner un ancien condisciple, un élève brillant de la pension Cascamèche ! (Applaudissements.) Il va paraître devant vous ; il est allé quitter l’humble costume d’aide de cuisine ; il se débarbouille, il va venir embrasser ses camarades. (Acclamation.) Vous m’avez compris, mes amis ! Une faible collecte, offrande spontanée d’une amitié secourable, l’aidera peut-être à sortir d’une position inférieure, pour laquelle je sais trop qu’il n’est pas fait, et lui permettra d’utiliser ailleurs son incontestable talent pour la poésie latine ! »
On fait circuler une assiette, qui se couvre de monnaie, et bientôt l’heureux Barbanchu vient se mêler à la joie et à la cordialité générale, et prendre part aux restes du dessert.
Quand les chants et les lectures ont cessé, l’on se retire en faisant semblant de marcher de travers, et votre camarade le restaurateur vous embrasse, en espérant que vous êtes devenu désormais l’un des habitués de sa maison.
Le lendemain tous les journaux contiennent le récit de ce joyeux banquet, les vers et les chansons en l’honneur de l’instituteur, et l’adresse de Tartempion, qui entreprend toujours noces, festins et repas de corps. Les Banquets d’anciens écoliers. – FIN

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes)