BIBLIOBUS Littérature française

Le forban mon ami - Édouard Corbière (1793 - 1875)

 

 

Un dimanche, étant à table avec plusieurs personnes que je ne connaissais pas, la conversation vint à rouler sur les jeunes Français qui avaient rempli les mers de l'Amérique du Sud du bruit de leurs exploits flibustiers. Je ne sais comment je trouvai le moyen de placer le nom de mon ami Mainfroy, au milieu de tous les contes que l'on débitait au dessert ; mais ce que je sais fort bien, c'est qu'il m'arriva de parler en termes assez gais du caractère et des fredaines de mon ancien camarade. Un officier français, devenu général buénos-ayrien, qui se trouvait au nombre des convives, m'arrêta tout court à moitié de ma narration pour m'adresser ces sévères paroles :

«Monsieur le capitaine, je connais particulièrement la personne sur le compte de laquelle vous vous égayez avec un peu trop de légèreté peut-être.

Son nom n'est pas Mainfroy, comme vous le dites, mais bien Manfredo. C'est un des hommes à qui la république que j'ai l'honneur de servir doit le plus : et si, comme vous nous l'avez donné à entendre, le capitaine Manfredo vous fait l'honneur d'être un de vos amis, je ne puis que vous en faire mon très-sincère compliment. Je bois à sa glorieuse santé.»

Le ton de cette solennelle remontrance me coupa net le fil de l'histoire que j'avais commencée. Dès que je me trouvai un peu remis de mon embarras, je m'empressai, du mieux qu'il me fut possible, de recueillir, de la bouche du général indépendant, des informations sur le compte de mon ex-collègue. Mais le général se montra si réservé dans toutes les réponses qu'il daigna faire à mes pressantes questions, que je n'appris rien de plus que ce qu'il m'avait déjà dit sur son compte.

Enfin, je venais de savoir que Mainfroy existait encore, qu'il s'était distingué au service de la république, et qu'un jour je pourrais peut-être le revoir couvert de gloire et chargé des riches dépouilles des ennemis qu'il avait vaincus.

Peu de jours après mon singulier entretien avec le général de Buénos-Ayres, mon consignataire me convia à dîner chez lui, avec un air de finesse et d'espièglerie qu'il ne mettait pas ordinairement dans les formes de ses invitations ordinaires. «Vous rencontrerez à ma table, me dit-il, une personne que vous ne serez pas mécontent d'y voir !

-Une jolie personne, quelque dame de votre connaissance, peut-être ?

-Oui, une fort jolie personne même, et que je connais depuis peu. Oh ! vous la connaissez aussi, mon gaillard...

Mais je ne puis vous en dire davantage aujourd'hui : c'est une surprise agréable que je vous ai ménagée. A demain donc !

-A demain ! »

Je crus être tombé en une bonne fortune, et quoiqu'à Bahia la chose soit assez rare, je n'attachai pas une grande importance à l'espoir flatteur que j'aurais pu concevoir sur l'aventure du lendemain.

Je me rendis un peu tard à l'invitation du brave M. R... Tout le monde était déjà à table, et l'on mangeait silencieusement les premiers plats qui venaient d'être servis. Une place était vide : c'était la mienne, et je m'en emparai sans que les convives levassent la tête de dessus leur assiette, pour remarquer mon arrivée. Je me trouvai placé entre le général que j'avais déjà vu, et un invité que je ne connaissais pas.

Je me disposais à manger le potage que le maître de la maison venait de me faire passer, lorsque mon voisin l'inconnu, en me regardant le visage et en me donnant une grande tape sur l'épaule, s'écria avec l'accent de la surprise et de la joie :

«Et comment va mon brave et digne camarade ? »

Je lève les yeux sur l'individu qui m'adresse ainsi la parole : c'était mon ami Mainfroy.

Les témoins de cette rencontre si imprévue semblèrent prendre plaisir à nous voir nous embrasser et nous serrer l'un contre l'autre avec toutes les marques d'une vieille et sincère amitié. Mon ami s'était essuyé la bouche du coin de sa serviette, pour mieux me coller sur le visage ses lèvres encore barbouillées de sauce. Je ne restai pas, comme on peut bien le croire, en reste de démonstrations de tendresse avec lui.

Notre reconnaissance fut parfaite.

«Et par quel hasard, lui demandai-je après le premier coup de feu, ai-je le bonheur de te retrouver ici, toi que pendant six à sept ans j'ai cru mort ?

-Mais, mon bon ami, par un hasard que, toujours supérieur à la destinée, je me suis fait moi-même. Va, il s'est passé bien des événemens dans ma vie depuis ma paire de bottes à éperons dorés et mes cols de chemise en papier. Heim, te souviens-tu de ma manière de me faire du linge blanc ?

-Est-ce qu'on peut oublier jamais les souvenirs d'un si bel âge ? Mais qu'as-tu donc fait, mon pauvre camarade, depuis notre séparation ?

-Eh ! des choses assez drôlettes. J'ai fait presque toujours la course ; car ici le pays est on ne peut plus favorable au développement du mérite des jeunes marins qui veulent devenir quelque chose. Ils sont toujours en guerre civile dans les États de la Nouvelle-Union ; et les Européens qui se vouent à la profession de corsaire et qui savent l'exercer, jouissent ici de la plus grande considération. J'ai servi la république de Buénos-Ayres.

-Même avec distinction, d'après ce que m'a dit M. le général.

-J'ai servi aussi le gouvernement brésilien.

-Mais ces deux États ont été cependant en guerre l'un contre l'autre.

-C'est justement pour cela que je les ai servis tous les deux. Mais je te conterai tout ça quand nous aurons fini de dîner, car nous avons bien des choses à nous dire depuis le temps que nous ne nous sommes vus...

Ce pauvre ami, qui m'eût dit que je l'eusse retrouvé aujourd'hui ! ...

Messieurs, je vous demande bien des pardons ; mais quand après une si longue absence on se revoit, on semble n'exister que pour l'ami que l'on retrouve.

-Faites, faites, Messieurs : rien de plus naturel, reprirent les convives.

-Mais, en vérité, je ne te trouve nullement changé, continua Mainfroy.

C'est ton ancien visage, un peu sombre, et un peu passé au soleil.

-C'est comme toi ! tu as toujours ton air de jeune fille, de timidité même, et sans les roses de ton teint qui ont un peu bruni aussi...

-Finissez donc, vil flatteur !

...Présent le plus funeste

Qu'au pu faire aux amis la colère céleste.

-Mais, à propos, Mainfroy, parles-tu encore latin et grec ? Les citations ont-elles été toujours leur train ?

-Moi ! Ah ! tu te souviens encore de mes distiques et de mes sentences !

Non, mon ami, j'ai renoncé à toutes ces pompes de la pédanterie.

Naviguant sans cesse au milieu de matelots et de marins assez peu lettrés, j'ai totalement négligé le culte des antiques Muses. Ces gaillards-là m'ont gâté même toute mon érudition. J'ai appris seulement quelques petites chansons maritimes et anacréontiques que je braille passablement au besoin en société joyeuse. Là se borne maintenant toute ma littérature.

-Ah ! vous chantez, capitaine ? se prit à dire notre Amphitryon. Je vous saisis au mot, et vous allez nous faire entendre quelque chose de votre crû.

-Très-volontiers, Messieurs. Je me sens d'autant moins disposé à faire des façons aujourd'hui, que j'ai besoin de répandre ma joie de quelque manière que ce soit. Je vais donc vous chanter de petits couplets composés il y a quelques dix années par deux aspirans de nos amis.

Il n'y a pas de dame ici, et l'on peut se permettre, je crois, la chanson de bord. D'ailleurs, Messieurs, les couplets que je me propose de vous faire entendre pourraient se chanter dans une maison d'éducation de jeunes demoiselles, sans que la plus prude d'entre elles se crût en droit de faire la moindre petite grimace.»

Je me disposai, comme tous les autres convives, à écouter la chanson de notre troubadour.

«C'est, me dit-il avant de commencer, le Départ de Lorient. Tu connais cela comme ta poche ; nous chantions ces couplets dans toutes nos bamboches... Messieurs, on répétera en choeur, si vous le voulez bien, le refrain de chaque couplet. Cela dit, je commence, et attention à aller de l'avant à mon commandement. Ne vous scandalisez pas.

» A propos, c'est sur l'air de Tirlemont, ville du Diable. Ne vous scandalisez pas

» M'y voici :

»Adieu Lorient, séjour de guigne,

Nous partirons demain matin,

Le verre en main.

Cent bouteilles de jus de vigne,

Du départ marqueront l'instant.

Adieu Lorient,

Adieu Lorient,

A. A. Adieu Lorient !

«Répétez donc, Messieurs, et soutenez la voix mieux que ça ! »

Tout le monde répéta tant bien que mal.

«Le moment des combats s'avance :

Des combats oubliées l'horreur

Pour voir l'honneur.

Amis, songeons qu'à la vaillance

Toujours on donne, après l'action.

Double ration. (ter.)

»Allons donc, ensemble : Double ration ! ! ! C'est mieux, cela !

»Je connais un cas dans la vie

Où Soifier [Soifier ou soifeur, buveur qui a toujours soif et qui soife toujours. C'est un terme d'orgie.], par un sort nouveau,

Boira de l'eau.

C'est lorsqu'une vague ennemie

Sera sa dernière boisson

Et son poison. (ter.)

»Des couplets qu'ici je vous chante,

Les auteurs sont deux bons enfans,

Deux aspirans [Ces couplets, qui eurent un grand succès dans la marine, furent en effet composés par MM. Luco et Rinjard, deux aspirans de la division navale de Lorient, embarqués sur le vaisseau l'Eylau et la corvette la Diligente.].

Sur l'Eylau, sur la Diligente,

Ces deux vrais amateurs de rack

Ont mis leur sac ! » (ter.)

Après avoir beaucoup bu et beaucoup chanté encore, les convives, que la gaîté de mon ami avait mis en verve, commencèrent à causer entre eux au sein du nuage que formait, sur la table et dans l'appartement, la fumée de dix à douze cigarres allumés depuis une demi-heure. Mainfroy, qui ne trouvait plus à s'occuper au milieu de tout ce monde, me prit par-dessous le bras, et, m'entraînant dans le jardin, il me dit :

«Viens-t'en faire un tour. Nous avons à nous dire des choses beaucoup plus intéressantes que celles que nous entendons ici. Prends ton chapeau : j'ai des cigarres en poche, et le temps est magnifique.»

Une fois au grand air, et seuls tous deux, la conversation alla vite, comme on peut bien le penser.

«Tu sauras d'abord, me dit-il, que je ne me nomme plus Mainfroy. J'ai changé ce nom-là contre celui de Manfredo. Si bien que depuis très-long-temps on ne m'appelle plus dans toute l'Amérique méridionale que le capitaine Manfredo ! Je t'aurais bien appris cette petite substitution euphonique à table, mais j'ai jugé que cela aurait pu paraître singulier à tous ces gens-là.

-Et qu'as-tu donc fait depuis ton départ de Brest et pendant les six années que tu as passées loin de nous ?

-J'ai commencé d'abord par enlever la prise que l'on m'avait confiée à bord du corsaire où l'on m'avait accordé la place de sous-lieutenant.

Puis après, avec ma prise, je suis venu à Carthagène, où j'ai tout vendu pour mon compte. On parle dans l'histoire, d'un général qui brûla ses vaisseaux pour se fermer le chemin de sa patrie. Moi, j'ai fait mieux : j'ai vendu mon navire pour m'ôter la possibilité de rentrer en France.

Je voulais faire forcément de grandes choses dans ces mers-ci.

-Et as-tu réussi à satisfaire ton ambition ?

-J'ai réussi au-delà de mes espérances. Pendant la guerre entre le Mexique et l'Espagne, j'ai été tour à tour Mexicain pour prendre les navires espagnols, et Espagnol pour courir sur les bâtimens mexicains.

Lorsque les hostilités ont ensuite éclaté entre le Brésil et Buénos-Ayres, je suis devenu Brésilien contre les Buénos-Ayriens, et peu de temps après Buénos-Ayrien contre les Brésiliens, mes anciens compagnons d'armes.

Et dans ce changement de nations et de patrie, il m'est arrivé souvent, à bord des corsaires que je commandais, de reprendre, sous un pavillon, les navires marchands que j'avais déjà pris pour le compte du gouvernement que je ne servais plus. J'ai enfin, tel que tu me vois, défendu ou combattu sept à huit causes différentes, mais toujours avec loyauté. J'ai été naturalisé Mexicain, Colombien, Brésilien, Buénos-Ayrien, Chilien et Péruvien, sans jamais avoir abjuré intérieurement ma qualité de Français. Si tous les pays ont voulu de moi, ce n'est pas de ma faute. Je n'ai voulu sincèrement adopter aucun d'eux pour ma patrie. Je n'ai cherché à m'approprier que leur argent, et à le dépenser le plus joyeusement possible sur la terre même que mes profusions avaient pour but de féconder.

-Et la fortune que tu as cherchée par tant de moyens et en, bravant tant de périls, a secondé tes voeux, il n'y a pas de doute ?

-Oui, je suis très-riche, mais je n'ai fait aucune épargne. Je m'enrichis à tout moment, à la minute, parce que j'ai toujours de l'argent sous la main ; mais je n'en prends que lorsque j'en ai besoin.

-Et de la considération, tu en as acquis beaucoup à Buénos-Ayres, à ce que l'on m'a assuré, du moins ?

-Oui, mais de la considération de Buénos-Ayres. Là on m'estime assez, parce que je puis valoir, au bout du compte, un peu mieux que ceux qui m'ont fait une réputation. Mais ailleurs on m'a souvent regardé comme un écumeur de mer. Ce n'est pas l'embarras, j'ai assez passablement écume les mers que j'ai parcourues depuis quelques années.»

Je parlai à mon ami de femmes, de conquêtes et de plaisirs, et de toutes ces choses enfin qu'on n'oublie jamais à notre âge dans les entretiens intimes.

«Les femmes, me répondit-il, n'ont jamais occupé une grande place dans mes idées ni dans l'ordre des choses de ma vie presque épopétique.

Je les ai toujours regardées comme des trouvailles agréables que l'on pouvait faire en route, mais jamais comme un but ou même comme un moyen d'arriver à ce but. J'en ai eu de toutes les espèces, et je pourrais dire de toutes les couleurs ; mais aucune d'elles, quelque séduisante qu'elle pût être, ne m'aurait pas fait oublier dix minutes l'heure d'aller à ce que j'appelais mon devoir. On peut cueillir çà et là une jolie fleur que l'on trouve sous ses pas ; mais je donne comme le plus grand fou d'entre tous les fous du globe, le monomane qui emploie toute sa vie à cultiver une tulipe sur laquelle d'autres monomanes mettront une somme de vingt à trente mille francs. Parlons maintenant d'autre chose. Tu sais à présent toute ma vie ; tu connais ma position. Que puis-je faire pour toi ?

-Mais rien, mon bon ami, je pense.

-Je reconnais bien là ta vieille et sincère amitié. Rien ! Cependant s'il t'arrivait à la mer d'être rencontré par quelque pirate, ne serais-tu pas bien aise à avoir un laissez-passer de la main du capitaine Manfredo ? Heim ! dis donc, si nous venions à nous rencontrer à la mer tous deux, quelle bonne peur je ferais à ton équipage, et quel plaisir j'aurais à te protéger au lieu de te piller, comme souvent j'ai été réduit à le faire pour de pauvres diables de navires !

-Oui, ce serait assez drôle. Mais, à mon tour, ne puis-je pas l'offrir aussi quelques petits services ?

-Si, ma foi. Tu peux même me servir plus que tu ne le penses peut-être.

-Et comment cela ?

-Voici l'affaire :

»L'estimable Amphytryon dont nous venons de manger le dîner, qui n'était pas déjà trop bon comme cela, M. R... enfin, ton cosignataire à Bahia, m'a appris que tes armateurs, en t'envoyant ici, t'avaient donné l'autorisation de traiter pour le joli brick que tu commandes, dans le cas où tu trouverais à faire un marché avantageux.

-C'est vrai ; mais j'ai reçu aussi l'ordre de ne donner le navire qu'au prix de seize mille piastres. C'est, du reste, un excellent bâtiment, sortant des chantiers, construit pour une grande marche, et qui navigue aussi bien qu'on peut le désirer.

-J'ai envie d'acheter ton brick ; car je te dirai avec franchise, et entre nous seulement, que j'ai un plan en tête. Je veux enfin faire encore quelques petites affaires sur mer pour mon compte, et c'est un fin voilier que je cherche. Le prix ne me fera rien, si je puis me procurer ce que je désire.

-En ce cas-là, mon cher, je pourrai faire ton affaire et la mienne.

-C'est cela, et voilà entre nous deux un marché presque terminé. Mais cependant, malgré toute la confiance que j'ai en toi, je sais qu'il n'est pas de capitaine qui n'ait un faible pour le navire qu'il commande, et, involontairement, tu pourrais bien m'avoir exagéré l'excellente marche et les qualités de ton brick, par cela seul qu'il est ton brick.

-Mais il ne tient qu'à toi, si tu le veux, de te convaincre, autant que possible, de la réalité d'une partie des qualités que je lui ai trouvées.

-En l'essayant un peu dans la baie, n'est-ce pas ?

-Sans doute.

-C'est justement là ce que je voulais te proposer. Je sais fort bien que ce n'est pas en courant ça et là quelques petits bords sous terre, que l'on peut éprouver complètement un navire et juger exactement de ce qu'il doit être à la mer ; mais, néanmoins, un marin devine bien à peu près, en bordaillant pendant quelques heures, si un bâtiment vire bien ou mal de bord,s'il est facile ou difficile à gouverner, et s'il porte ou ne porte pas la voile. Quel jour veux-tu que nous essayions ton bateau ou plutôt notre bateau, puisque déjà nous sommes en marché ?

-Demain, si tu le veux, si la brise est bonne.

-C'est cela, demain. Le plus tôt possible est toujours le mieux avec moi. Ainsi, c'est entendu. Demain matin, dès que l'amante de Céphale ouvrira en souriant les portes de l'Orient, comme disent les poètes, j'arrive à ton bord : nous appareillons deux minutes après, et nous faisons torcher à ton ship autant de toile qu'il pourra en porter.

-C'est une affaire convenue. Tout sera prêt pour te recevoir.»

Le reste de la soirée se passa entre nous deux en entretiens intimes, et je vis avec un plaisir extrême que Mainfroy n'avait rien perdu de son ancienne gaîté. En nous séparant, moi pour retourner à mon bord, et lui pour aller coucher je ne sais où, nous nous embrassâmes comme déjà nous l'avions fait, en nous retrouvant, quelques heures auparavant.

  

Dans l'étroit logement que l'on nous avait affecté à bord d'un petit bâtiment convoyeur, et que l'on nommait pompeusement à bord le Poste des aspirants, le hasard ou plutôt la destinée m'avait donné pour camarade de hamac un bon et excellent petit aspirant de seconde classe, dont le caractère arrangeant convenait au mieux à mon humeur un peu exigeante.

N'ayant qu'un hamac pour deux, il fallait que l'un de nous se trouvât toujours sur le pont quand l'autre était couché, et mon ami Mainfroy, sans cesse disposé à s'accommoder de tout ce qui pouvait me faire plaisir, se promenait plus souvent qu'à son tour sur le pont, pendant que je dormais pour lui. Il ne reculait jamais, au reste, devant quelques heures de quart, qu'il fit beau ou mauvais temps ; et, par un goût tout particulier à sa nature de marin, il arrivait toujours que c'était lorsqu'il ventait le plus fort ou que la pluie tombait avec le plus de violence, que mon camarade se plaisait à affronter en face la tempête ou l'orage. Rien ne lui allait aussi bien que le gros temps et les choses périlleuses.

Le partage de hamac que je faisais avec lui, d'une manière au reste assez inégale, nous avait conduits à mettre aussi en commun, comme dans une tirelire, notre peu d'argent, nos peines et nos plaisirs, et jusqu'à nos vêtements.

Voici comment s'exécutaient, par exemple, les articles de notre communauté d'habits.

Les aspirants ne pouvaient aller en corvée, ni s'absenter du bord, sans être décorés des trèfles en or qu'ils portaient sur leur petit frac bleu, en guise d'épaulettes, comme marque distinctive de leur grade.

Comme nous n'avions à nous deux qu'une paire de trèfles par économie, et que nous n'étions jamais de service ensemble, lorsque je quittais le quart, je remettais mes insignes à Mainfroy, et avec ces insignes quelquefois aussi le frac râpé auquel ils tenaient.

Tout s'arrangeait ainsi au mieux entre lui et moi, et le plus simplement du monde, à la satisfaction des deux parties contractantes.

L'ami Mainfroy avait embrassé le métier de marin par goût, et l'on pouvait même dire par passion ; l'idée de devenir un jour amiral de France lui était venue à Paris en lisant Robinson Crusoé ou les Mémoires de Duguay-Trouin.

Ses parents, qui étaient des gens fort paisibles et peu fortunés, n'avaient d'abord voulu faire de lui qu'un avocat ou tout au plus un médecin. La vocation du jeune homme l'emporta sur les arrangements de famille. Un beau jour il quitta les brillantes études qu'il avait à moitié terminées, et sans autre recommandation que sa charmante figure, et sans autre fortune qu'une pièce de cinq francs, il arriva de Paris à Brest vêtu de la seule petite veste qu'il eût emportée du collège.

Le père Mainfroy ne tarda pas à découvrir les traces du fugitif. Mais, en homme sage, il se résigna à laisser son fils parcourir la carrière qu'il s'était ouverte si résolument. En peu de temps, et après une campagne fort dure, le drôle apprit tout ce qu'il fallait pour être reçu dans la marine en qualité d'aspirant de deuxième classe, à 50 francs par mois.

Sa gaîté insouciante nous réjouissait fort. A toutes les allusions qu'il puisait avec originalité dans les habitudes du métier, il manquait rarement d'ajouter une foule de citations poétiques, un déluge de distiques latins qu'il exhumait en lambeaux de tous les vieux auteurs que sa mémoire lui rappelait encore. Il excellait à habiller sa vive conversation, des guenilles des études qu'il avait abandonnées pour courir les mers.

Ses entretiens étaient de vrais habits d'arlequin, et nous nous amusions beaucoup de son érudition de carnaval, comme nous disions, sans qu'il se fâchât jamais.

Personne au reste n'aurait deviné, sous la douce enveloppe de mon ami Mainfroy, l'âme que ce petit diable tenait comme en réserve pour les circonstances décisives ou les événements périlleux. En le voyant pour la première fois, on aurait dit d'une belle petite fille travestie en aspirant de marine. Mais, pour peu qu'on le poussât trop à bout, on rencontrait, sous cet extérieur naïf et séduisant, tout l'entêtement d'un vieux soldat et l'audace d'un damné de corsaire. Au surplus, avec nous il était le meilleur enfant de toute l'armée navale : il ne se donnait de coups d'épée qu'avec les étrangers, et toujours pour des bagatelles dont il riait lui-même jusque sur le terrain, où bien rarement d'ailleurs il se rendait pour son propre compte.

La vie un peu trop uniforme que menaient les aspirants à bord des bâtiments de l'État finit par l'ennuyer. Dans les relâches que faisait notre petit navire sur les côtes de Bretagne, nous avions quelquefois l'occasion de fraterniser avec des officiers de corsaire. L'existence de ces messieurs parut convenir à notre ami, et un beau jour, sans en avoir parlé à qui que ce fût, il vint nous annoncer qu'ayant obtenu du ministre de la marine la permission d'embarquer en course, il venait nous faire ses adieux pour aller courir les grandes aventures.

«Mais à bord de quel corsaire t'es-tu embarqué ?

-A bord d'un beau lougre de Saint-Malo, mes amis : tenez, d'ici vous pouvez voir si j'ai eu bon goût : voilà désormais mon navire.

-Et quand appareilles-tu ?

-Demain, et je compte sur vous pour me faire la conduite, et sur toi particulièrement, mon vieux, me dit-il en me frappant affectueusement sur l'épaule :

Car lorsque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune doit prendre une face nouvelle.

Il est entendu que nous boirons un bol de punch avant de nous quitter. A demain donc, vous autres.»

Le lendemain nous nous trouvâmes sur le rivage à l'heure du rendez-vous.

Le bol de punch fut exactement bu : Mainfroy, à l'instant dit, s'embarqua en nous criant à tous : «Adieu, les enfans : Audaces fortuna juvat.

Portez-vous bien, et moi aussi.» C'était sa formule ordinaire d'adieu.

Il s'éloigna de nous dans la petite embarcation qui le conduisait à bord, en prenant lui-même la barre du gouvernail, et en ordonnant à un de ses canotiers de border un peu l'écoute de misaine.

On ne pouvait quitter plus gaîment ses amis. Il partit.

Quinze à vingt jours après l'appareillage du corsaire qui avait emporté sur les mers notre camarade et sa fortune, ou plutôt ses espérances de fortune, nous apprîmes que le malheureux lougre avait été capturé par un croiseur anglais. Voilà donc le pauvre Mainfroy prisonnier en Angleterre, au bout de deux ou trois semaines de course. Ce n'était pas, hélas ! ce qu'il s'était promis, ni ce que nous avions souhaité pour lui.

Nous le supposions le plus sincèrement du monde, rongeant tristement son frein sur quelque ponton de la Tamise ou de Chatam, et nous avions déjà même fait le deuil de notre infortuné collègue, lorsqu'un jour, mouillés sur notre navire dans une petite rade fort ignorée de la côte du Finistère, nous vîmes arriver du large, et toutes voiles dehors, une espèce de barque toute noire, toute charbonnée, portant fièrement, au bout du pic de sa brigantine enfumée, un pavillon anglais renversé.

Rien de plus grotesque ne s'était encore offert sur mer à nos yeux. Nous nous primes d'abord à rire beaucoup de la prise qui nous arrivait. Quel corsaire maudit du sort, nous disions-nous, a pu mettre la patte sur une telle barcasse ! Il faut apparemment qu'il n'ait eu rien de mieux à faire. La belle capture, et que le capteur est à plaindre ! C'est probablement quelque brick charbonnier de Dublin ou de Corck. Il n'a pas pour plus de cinquante francs de voilure au vent, et il veut faire encore la frégate !

La prise avançait toujours vers nous, et, quelque piètre que fût sa mine, nous allâmes au-devant d'elle dans nos embarcations pour lui offrir notre assistance, s'il était besoin, soit pour la piloter dans le port ou la traîner à terre à coups d'aviron.

En approchant du navire, nous vîmes derrière, un grand jeune homme effilé qui se promenait sur le gaillard en se donnant des airs de commandement sous un gros bonnet rouge qui lui couvrait la moitié du visage. Avant de répondre aux questions que nous lui adressions comme au capitaine de la prise, il s'appuya les deux coudes sur le bastingage, et après nous avoir assez longtemps examinés, il s'écria d'une voix que nous crûmes tous reconnaître :

Beatusille qui, etc.

» Le diable m'emporte, je crois que c'est vous autres ! »

Nous ne fîmes tous qu'un seul cri en reconnaissant dans le capitaine de prise du charbonnier, notre bon ami Mainfroy !

«Et d'où viens-tu ainsi, notre brave camarade ?

-Tiens, parbleu, je viens de la mer ! Et mon corsaire, en avez-vous eu des nouvelles ?

-Les journaux ont annoncé dernièrement qu'il venait d'être pris.

-Pris ! Et le gaillard ! tant mieux.

Mon gueux de capitaine, pour se débarrasser de moi au bout de huit jours de mer, m'a donné le commandement de ce mauvais bateau avec cet équipage de canailles que vous voyez là. Et il se trouve que je suis attéri, et que c'est lui qui a été mis dans le sac ! C'est charmant.

(S'adressant à son équipage.) «Voyons, tas de carognes, brasse un peu babord devant, et borde deux pouces de l'écoute de guy...

Croiriez-vous, mes amis, que voilà sept nuits que je passe sans fermer l'oeil ?

-Tu as donc éprouvé bien du mauvais temps à la mer ?

-Non pas précisément ; mais j'ai été obligé de veiller pour faire aller mon monde à coups de trique. Quel chien de métier ! si vous saviez ? Mais enfin, me voilà rendu au port, Dieu merci, et comme dit Horace :

Non semper imbres nubibus hispidos

Manant in agros, etc.»

Nous nous mîmes en devoir, au moyen de nos embarcations, d'aider le navire assez lourd de notre ami, à arriver à terre. Le calme était survenu, et notre secours ne fut pas inutile au capitaine Mainfroy.

«Mais, à propos, nous cria-t-il pendant que nous traînions son gros bâtiment à force de rames, ayez soin, mes camarades, de conduire ma barque dans l'anse la plus déserte de la côte ; et dans l'endroit surtout où il y aura le moins de douaniers !

-Pourquoi cela ?

-La bonne question, pourquoi cela ! C'est afin d'avoir le moins possible de surveillans incommodes. Quoique mon brick ne soit chargé à peu près que de charbon de terre, j'ai ici quelque petite chose que je serais bien aise de pouvoir débarquer sans visa et sans contrôle importun.

Et vous le savez bien :

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.

Vous m'entendez, n'est-ce pas ? C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage pour le moment.»

Les intentions de l'intègre capitaine furent comprises à merveille et exécutées avec ponctualité. Nous le nichâmes entre deux rochers, à l'abri de tous vents et près d'une partie du rivage où l'on ne pouvait se rendre que par des chemins à peu près impraticables. Le douanier même qui montait la garde en face de ce mouillage, avait de la peine à se promener pour se chauffer les pieds dans un aussi mauvais endroit. Le capitaine Mainfroy déclara que nous l'avions piloté avec une intelligence digne d'éloges. Il nous poussa sur cette circonstance, une citation latine ou peut-être bien même grecque, qu'il me serait difficile de me rappeler aujourd'hui. Il fit encore mieux : il ne consentit à nous laisser partir de son bord avec nos embarcations, qu'après nous avoir fourré en contrebande, dans le fond de nos canots, quelques pièces de cordage qu'il nous engagea à mettre à terre le plus vite et le plus adroitement que nous pourrions. «Demain, dit-il, nous nous reverrons. J'espère bien qu'alors je serai débarrassé de toutes les tracasseries de l'arrivée, et que j'aurai mis en lieu de sûreté tout ce qu'il y a de portatif à bord.»

Le lendemain, quand nous revîmes notre ami, il avait réussi à dévaliser, à très-peu de choses près, toute sa prise. Il ne restait plus à bord que le charbon qu'il n'avait pas pu enlever. Mais les câbles, les embarcations et la plupart des voiles, avaient passé sous le nez de la douane et du syndic de la marine, pour être vendus à des receleurs du pays.

«A présent, nous dit Mainfroy, je puis attendre paisiblement la part qui me reviendra légitimement sur cette prise.

J'ai commencé par faire comme le roi des animaux, et en vertu d'un droit qui se résume en un hémistiche... Sic nominor leo. Et si nous bambochions un peu maintenant, mes amis ! Car nous pouvons dire enfin avec Horace :

Nunc est bibendum.

-Bambocher, bambocher ! cela est bien facile à dire. Mais quelles bamboches veux-tu faire dans un pays à peu près sauvage ?

-Un pays sauvage où j'ai trouvé à vendre toute ma contrebande en quelques heures ! Vous allez voir comme on improvise des fredaines avec de l'argent. N'y a-t-il pas des filles ici ?

-Oui, des filles sales à faire mal au coeur !

-On fait laver et brosser ces filles-là.

-Dans un trou où l'on ne trouverait seulement pas une baignoire au poids de l'or ?

-On envoie ces filles-là se baigner à la mer.

-Dans le mois de janvier ?

-Les bains froids à la lame sont toniques. Mais, au surplus, à défaut de filles, on fait du punch avec du rhum et du sucre, et j'ai encore de tout cela à bord de ma prise.»

Nous bambochâmes donc avec du punch, et du sein d'une orgie qui dura quarante-huit heures, notre ami partit à cheval pour Paris, afin, disait-il, de dépenser son argent sur un théâtre plus vaste. Il voulait aussi revoir sa famille.

Nous n'entendîmes plus parler de lui.

Deux mois s'étaient écoulés depuis notre séparation, lorsque nous le vîmes revenir à Brest dans un costume tout différent de celui sous lequel il était parti après notre bamboche sur la côte de Bretagne.

Notre ami Mainfroy nous apparut en habit marron, suivi par un faiseur de commissions qui marchait à cinq pas de lui, portant sans beaucoup d'efforts une valise.

Cette valise était vide. Notre camarade, au-devant duquel je me précipitai tendrement du plus loin que je le vis, me demanda une dizaine de sous pour payer le jeune homme qui portait ses effets.

-Je n'ai plus le sou, me dit-il, et ma valise vaut à peine les cinquante centimes que tu vas donner pour elle. Je ne l'ai fait venir derrière moi que pour le décorum.

-Comment, tu portes des éperons d'or, et tu as le gousset à sec !

-Dis donc des éperons de cuivre doré, malheureux ! Toujours pour le décorum. Il vaut mieux faire envie que pitié. Va, je me suis joliment amusé à Paris. C'est ça une ville civilisée ! A propos, as-tu toujours l'habitude de déjeûner ?

-Cette question !

-Non, je te demande cela parce que depuis cinq jours que je voyage, j'ai perdu cette bonne habitude par nécessité... Déjeûnons pour me refaire un peu l'estomac à la vie de province.»

Nous déjeûnâmes.

Pendant plusieurs jours Mainfroy dîna, coucha ad turnum sur chacun des navires de guerre mouillés en rade. Il avait à bord de ces bâtimens assez d'amis pour vivre une ou deux semaines très-agréablement sans être obligé de porter deux fois un appétit à bord du même navire. Quant au blanchissage de son linge, il employait un procédé qui depuis a été renouvelé avec succès, mais dont, à coup sur, il peut passer pour l'inventeur. Un cahier de papier à lettres lui suffisait pour changer chaque jour, pendant une quinzaine, le col de l'unique chemise qu'il possédât ; et quand il se promenait d'un air grave, l'habit boutonné jusqu'au menton, on aurait juré, à quatre pas de lui, que le liseré blanc qui relevait l'éclat de sa haute cravate noire, n'était rien moins que de la batiste nouvellement repassée.

Ce n'était pourtant autre chose qu'une rognure de papier vélin. La nécessité, comme il disait, est bien la plus ingénieuse de toutes les couturières.

Mainfroy se promenait du reste assez peu depuis qu'il n'avait plus qu'une paire de bottes. Il attendait des jours meilleurs pour reprendre son essor et se dégourdir les jarrets au gré de sa vive et pétulante imagination.

Ces jours meilleurs qu'il attendait dans le statu quo avec la résignation d'un vrai sage qui n'a plus de chaussure, arrivèrent enfin.

Il trouva à s'embarquer comme sous-lieutenant à bord d'un corsaire de Brest.

Sous-lieu tenant ! c'était justement le grade qu'il avait déjà occupé dès son début dans la carrière. Il accepta ce poste avec une tranquillité apparente qui ne nous présagea rien de bon, à nous qui connaissions l'homme.

Il partit une seconde fois pour recommencer sa fortune sur mer, après avoir mangé avec nous les avances qu'il avait reçues en s'enrôlant à bord du corsaire brestois.

La première des prises que fit ce corsaire fut confiée à Mainfroy, qui déjà avait fait preuve d'habileté en ramenant au port un mauvais bateau monté par un mauvais équipage. Le corsaire revint de sa croisière ; mais Mainfroy ne revint pas avec sa prise. Cette fois-là nous n'eûmes pas même la consolation de penser qu'il avait eu le malheur d'être fait prisonnier de guerre par les Anglais. Nous le crûmes, au bout de quelques mois, englouti pour jamais au fond de ces flots sur lesquels il avait voulu tenter audacieusement la fortune.

Bien des événemens autrement importans que la perte de notre ami Mainfroy s'étaient passés en France depuis notre séparation.

Mais le souvenir de ce cher collègue, si vif, si original, était resté si profondément gravé dans nos coeurs et notre mémoire, que jamais mes camarades et moi nous ne nous rencontrions sans parler de sa jolie figure, de ses cols de chemise en papier, et du goût qu'il avait toujours eu pour la bamboche et les grands hasards.

Le sort ayant voulu que je commandasse des bâtimens marchands après mon exclusion de la marine royale et royaliste en 1815, je courus sur ces divers navires, pendant plusieurs années, une bonne partie du globe ; et jamais je ne séjournai dans un pays étranger sans parler de mon ancien camarade corsaire, comme si tous les rivages que j'abordais dussent m'entretenir de lui. Mais j'avais un secret pressentiment qu'un jour je finirais par apprendre de ses nouvelles sur des plages lointaines. Il y a des sortes d'amitié qui sont un peu comme l'amour, et qui ne perdent jamais totalement les illusions qui les consolent d'un chagrin pourtant sans espoir.

On m'avait donné pour consignataire d'un beau navire que je conduisis à Bahia en 1820, un excellent homme chez lequel on dînait fort bien alors.

 

Le lendemain matin, exact au rendez-vous qu'il m'avait donné, j'étais à peine levé, que je le vis arriver à mon bord dans une grande embarcation chargée de provisions et montée de douze à quinze robustes lurons qui m'avaient l'air d'être des matelots.

-Que veux-tu faire de tout ce monde-là ? lui demandai-je dès qu'il fut rendu assez près de mon brick pour pouvoir m'entendre.

-Ce que je veux faire de tout ce monde-là, dis-tu ? Mais de quel monde veux-tu parler ?

-Pardieu ! de cet équipage complet que tu m'amènes-là !

-Comment ! tu ne devines pas ce que je veux en faire ? Je reconnais bien à cette question ton peu de prévoyance ordinaire.

Crois-tu qu'avec le peu d'hommes que vous avez presque toujours à bord de vos barques marchandes l'on puisse manoeuvrer un navire ou louvoyer de manière à l'essayer ? J'ai trouvé sur ce port ces quelques hommes de bonne volonté, et je leur ai payé une journée de travail pour qu'ils vinssent nous aider afin de ne pas harasser trop tes gens.

-Ce secours-là, je t'assure, nous serait complètement inutile. J'ai un équipage assez exercé et très-nombreux qui nous suffira. Ainsi, fais-moi le plaisir de renvoyer ces gaillards-là à terre. Nous ferons notre affaire tout seuls.

-Oui, mais c'est que je leur ai payé une journée à ces braves gens ! Il faut au moins leur faire gagner leur argent : c'est bien la moindre des choses.

-Je leur paierai plutôt le double de ce que tu leur as donné, pour ne pas les prendre à bord.

-Et pourquoi cela ?

-Parce que je ne m'en soucie pas. Ils m'ont des mines...

-Des mines ! Parbleu ! pourvu qu'ils aient des mains, c'est tout ce qu'on leur demande. Mais tu en prendras toujours bien la moitié ?

-Pas un seul, puisque je te dis que nous avons à bord plus de monde qu'il ne nous en faut.

-Tu en prendras bien au moins trois ou quatre, ne fût-ce que pour m'obliger ?

-Allons, puisque tu y tiens tant, fais-en embarquer trois, et qu'il n'en soit plus question.»

Il en fit sauter quatre à bord. Le reste fut envoyé à terre avec l'embarcation qui les avait apportés.

Plus j'examinai ces quatre drôles, plus je trouvai qu'il y avait dans leurs figures sombres et jaunes quelque chose qui me disait que j'avais bien fait de ne pas laisser venir à bord leurs autres compagnons.

J'appareillai mon brick en quelques minutes.

Le capitaine Manfredo se plaça à la barre, donnant de temps à autre et avec moi quelques ordres, comme un homme habitué au commandement. Mais je remarquai sur sa physionomie un air de mécontentement qu'il n'avait pas quelque temps auparavant en arrivant à bord.

Nous nous trouvâmes bientôt sous voile avec une brise aussi belle qu'on pouvait le désirer pour louvoyer et pour courir sous toutes les allures.

Nous prolongeâmes notre première bordée au plus près du vent, jusqu'à deux ou trois lieues au large. Le navire paraissait glisser sur l'eau à peu près de la même manière qu'un aigle nage dans l'air : il faisait à peine clapoter la mer qui venait couler comme de l'huile sur ses flancs élongés. On jeta le lock : huit noeuds et demi à la main ! Manfredo, pour mieux vérifier l'exactitude de ce sillage dont la vitesse l'étonne, veut filer lui-même la ligne : neuf noeuds pleins, au plus près du vent, gouvernant à six quarts ! ...

Nous courons largue : le bâtiment sous cette allure est enlevé par la brise : il ne marche plus, il vole. Nous virons de bord sous toutes les voilures : non-seulement il vire, mais il tourne comme une toupie. Il n'y a pas à le nier : jamais corsaire ne s'est mieux patiné que cela, et Manfredo en convient en s'écriant à chaque évolution : «Le joli bateau ! le beau morceau de bois ! Il ferait, le diable m'emporte, piler du poivre à une frégate.»

Nous barbotions depuis long-temps dans l'immense baie de Bahia. Le capitaine Manfredo, malgré l'admiration qu'il exprimait sur la marche et les qualités de mon brick, ne paraissait pas encore disposé à me faire une proposition et à entrer en arrangement pour l'achat du navire.

Je voulais le laisser venir, et il ne venait pas.

Cependant, après être resté quelques minutes seul sur l'arrière du bâtiment, dans une attitude qui sentait un peu la méditation, il s'approcha de moi, comme tout préoccupé encore de quelque bonne idée dont il aurait eu à me faire part.

«Quel dommage, me dit-il, que tu n'aies pas voulu ce matin me laisser embarquer les hommes que je t'avais amenés ! Ton équipage manoeuvre le brick aussi bien qu'il est possible de le faire ; mais comme nous t'aurions patiné la barque avec ma douzaine de gaillards !

-Vous ne me l'auriez que trop bien patinée, peut-être ! J'ai mieux aimé n'avoir affaire qu'à mes gens. Quelles faces avaient ces drôles !

-Tu trouves qu'ils avaient des faces ! ... Et quelle espèce de faces donc, subtil physionomiste ?

-Ma foi ! des faces de forbans.

-Quelle idée ! Des hommes à la journée, pris au hasard sur le port, et par moi ! A ton avis, j'aurais donc la main bien malheureuse... Ah ! Je vois, mon vieil ami, que le temps ou la fréquentation des hommes t'ont rendu défiant. Tant pis pour toi ; car avec ce sentiment-là on ne fait jamais de grandes choses.

-Que veux-tu ? Je suis peut-être né pour ne remplir qu'une obscure vocation. Chacun son lot dans ce monde.

-Ah ça, dis-moi, mais ne va pas t'effrayer au moins de ma question, et interpréter avec effroi une simple plaisanterie, dis-moi, mon ami, si je venais à enlever ton navire, une supposition, par un moyen quelconque, mais à te l'enlever là d'amitié, tout en louvoyant comme nous faisons pour l'essayer, que dirais-tu ?

-Je dirais que j'ai été un imbécile.

-Je ne dirais pas le contraire non plus.

Mais que penserais-tu de moi après cela ?

-Je penserais... Pardieu ! que veux-tu que l'on pense d'un camarade qui surprend votre confiance pour vous piller en vous mettant le couteau sur la gorge ?

-J'entends : tu penserais que je suis un forban, un pirate, un brigand.

Parle, va, ne te gêne pas. J'y suis fait depuis long-temps.

»Mais si, en te soutirant ton bâtiment avec adresse et élégance, je te proposais de prendre tout le crime sur mon compte, en te réservant en sous-main, bien entendu, la moitié des bénéfices de l'opération, et cela sans altérer le moindrement ta réputation d'honnête capitaine, et en allant même jusqu'à t'offrir la facilité d'alléguer la violence pour te justifier, que dirais-tu, voyons ?

-Je ne dirais rien, attendu que jamais je ne me trouverai dans une position semblable, et qu'il faudrait m'arracher la vie avant de s'emparer ainsi de mon navire.

-Allons donc ! réponds-moi mieux que cela ; voyons, ne fais pas ainsi la cruelle. Et tiens, malgré ton air chaste et un peu irrité, je devine, tant je te connais, que tu ne serais pas fâché de te laisser faire une douce violence, n'est-ce pas ?

-Capitaine Manfredo, lui répondis-je pour mettre fin à cet entretien, voulez-vous bien me faire un plaisir ?

-Et lequel, mon cher collègue ?

-Celui de vous rappeler que vous n'avez que quatre hommes à votre disposition, et qu'en commençant à louvoyer ce matin, j'ai donné l'ordre à mon second de distribuer à chacun de mes vingt hommes un poignard bien affilé et un pistolet chargé de deux bonnes balles.

-Tu plaisantes !

-Je dis vrai, et je parle très-sincèrement ; et pour mieux vous en convaincre, voici dans la poche de ma veste un pistolet à deux coups qui ne m'a pas quitté. Ainsi donc, à moi encore le droit de commander ici.

-C'est juste. En ce cas ordonne donc, si bon te semble, à ton second, de regagner le mouillage, car il me semble qu'à présent il ne me reste plus rien à faire à ton bord.»

Je revins jeter l'ancre au poste que j'avais quitté le matin pour essayer mon pauvre brick, qui risquait fort de ne pas être vendu. Le capitaine Manfredo ne m'adressa plus la parole que pour me dire des choses très-insignifiantes et tout-à-fait étrangères au marché dont il m'avait parlé la veille. Pour lui c'était un coup manqué, et pour moi un danger évité.

A peine étions-nous revenus dans la rade de Bahia, qu'il se fit mettre à terre avec les quatre hommes que le matin j'avais laissé embarquer à bord à sa sollicitation. Il me quitta, le drôle, eu me donnant un coup sur l'épaule, et en me disant, comme à son ordinaire : «Adieu l'ami ; porte-toi bien, et moi aussi.»

Je remarquai que pendant qu'il se rendait de mon bord sur le quai, il se tenait sur l'arrière de l'embarcation qui le portait, et qu'il semblait jeter encore sur mon navire des regards de regret et de convoitise. Ce fut pour moi un avertissement de me tenir en garde contre les tentatives que pourrait encore imaginer le pirate pour rattraper la proie qui venait de lui échapper.

La nuit qui suivit notre promenade sur l'eau, je fis tenir sur mon pont la moitié de mes hommes armés jusqu'aux dents. J'avais jugé prudent de faire faire le grand quart comme en temps de guerre. L'événement me prouva que j'avais bien jugé.

Vers une heure du matin, étendu sur la natte dont je m'étais fait un lit sur mon banc de quart, je fus réveillé par un de mes officiers, qui attira mon attention sur ce qui paraissait se passer à bord d'une goélette brésilienne, l'Isabella, mouillée à quelque distance de nous.

Je prêtai attentivement l'oreille dans l'obscurité de la nuit, que troublaient par instans des cris, des gémissemens, partis du pont de cette goélette. Je crus d'abord que c'étaient des matelots ivres qui se battaient entre eux, et je n'y pris plus garde. Le bruit qui m'avait un peu inquiété s'étant même tout-à-fait apaisé, je descendis dans ma chambre, croyant n'avoir plus rien à redouter, du moins pour le reste de la nuit. A peine cependant étais-je rendu dans ma cabine, que j'entendis mes hommes me rappeler sur le pont pour parler, me disaient-ils, au capitaine de la goélette qui venait d'appareiller. Je n'eus que le temps de m'élancer sur le gaillard. L'Isabella passait sous toutes voiles à nous ranger. Un homme, monté sur le bastingage de l'arrière de ce navire, me hurla ces mots au porte-voix :

«Adieu, mon ami : je viens de faire mon affaire. La goélette que je tiens sous mes pieds m'a coûté moins cher que tu ne voulais me vendre ton brick. Je vais courir quelques bordées au large. Au revoir, porte-toi bien, et moi aussi ! »

C'était la voix du capitaine Manfredo.

Toute la journée qui suivit ce coup de piraterie, on ne parla à Bahia que du bonheur que j'avais eu d'échapper à l'envie du forban pour mon joli navire. Une fois délivré de la présence de mon ancien confrère, je respirai plus librement que je n'avais encore fait depuis notre entrevue.

Dès que toute ma cargaison se trouva embarquée, je fis mes dispositions pour partir, et j'appareillai enfin avec une bonne brise de terre. La nuit qui suivit mon départ ne fut marquée par aucun incident extraordinaire ; mais le lendemain, vers deux ou trois heures de l'après-midi, j'aperçus à une assez grande distance, et un peu sous le vent de moi, un bâtiment qui paraissait courir la même bordée que la mienne ou vouloir me rallier.

Le peu de vent qui se jouait en ce moment sur la mer, pour ainsi dire endormie, ne permettait pas au navire en vue de m'approcher promptement, et cependant, au bout de quelque temps, je crus remarquer qu'il m'avait assez sensiblement gagné. Je braquai ma longue-vue sur lui avec quelque inquiétude, et à force de chercher à découvrir tous ses mouvemens, je m'aperçus qu'il avait bordé une assez grande quantité d'avirons, et je demeurai convaincu qu'au bout de peu d'instans, il pourrait bien m'avoir accosté.

Privé, au sein du calme plat qui se fit bientôt, de m'éloigner de ce diable de navire qu'un pressentiment secret me faisait déjà regarder comme suspect, j'attendais avec anxiété le moment où la brise du soir s'élèverait. Cette brise maudite n'arrivait pas, et chaque minute d'attente me paraissait longue comme une heure de torture. La goélette s'approchait toujours ; et, quand il me fut permis de l'observer de plus près que je ne l'avais encore fait, je reconnus, ou je crus reconnaître l'Isabella... Un quart d'heure après cette triste découverte, il ne me resta plus de doute sur l'espèce de rencontre que je venais de faire.

La goélette hissa, une fois à deux portées de canon de moi, un grand pavillon rouge à croix blanche au haut de son mât de misaine. Malgré le trouble de mes idées, je me rappelai que c'était le signal particulier auquel le capitaine Manfredo m'avait dit que je le reconnaîtrais si nous avions quelque jour le bonheur de nous rencontrer à la mer... Quel bonheur ! ... J'étais consterné : il n'y avait plus moyen de lui échapper, car il venait trop bon train... Mais au moment où je réunissais toutes mes forces pour me résigner au sort que je ne prévoyais que trop, la brise, cette brise que j'avais attendue si vainement jusque là, s'éleva tout-à-coup du côté de terre, et je la vis avec un ravissement indicible enfler mes voiles abattues et faire plier mollement mon navire sur le côté de tribord.

C'était la vie et l'espoir qui me revenaient avec la fraîcheur du vent. Plus de crainte du pirate ! Mes voiles, arrondies par les risées dont je profite, m'enlèvent comme des ailes rapides, à l'avidité de mon infatigable vautour. Il a beau rentrer ses avirons en double, et larguer toutes ses petites voiles pour me poursuivre sans relâche ; au bout d'une heure de chasse il n'a rien gagné sur moi ; au contraire, il parait avoir perdu du terrain, et il se voit bientôt contraint d'abandonner la partie, avant la nuit qui s'avance, apportant dans ses flancs une brise forte et ronde, qu'elle étend, avec ses ombres immenses, sur la mer doucement agitée.

Mais mon ami le pirate ne voulut pas me quitter sans me faire solennellement ses adieux. Au moment où il virait de bord pour s'éloigner de moi, il m'envoya quatre coups de canon dont les boulets allèrent se perdre à quelque cents brasses de mon navire.

Ce furent là ses derniers adieux ! Ah ! si jamais je confie encore mou existence aux flots, puisse le ciel ne plus me faire rencontrer d'anciens amis à qui il aurait pris fantaisie de faire, pour leur compte, de petites affaires sur mer !

 

 FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021