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BIBLIOBUS Littérature française

La Mère d'actrice - Jean-Joseph-Louis Couailhac (1810 – 1885)

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

La mère d'actrice s'appelle assez généralement madame de Saint-Robert. Elle a cinquante ans, les restes d'un cœur sensible et une fille sur la tête de laquelle reposent toutes ses espérances.—Madame de Saint-Robert est—ou une ancienne soubrette de comédie qui a longtemps fait les délices de Vitry-le-Français, de Quimper-Corentin, d'Oudenarde et autres villes de cette importance;—ou une coquette émérite qui avait obtenu un bureau de loterie, sous la branche aînée, par la protection d'un vieux chevalier de Saint-Louis, et qu'un vote de la chambre des députés a chassée de son antre aléatoire;—ou enfin une ex-portière de la rue Coquenard, qui s'est saignée des quatre veines pour faire entrer sa chère enfant dans les classes du Conservatoire et lui assurer une position brillante. Mais madame de Saint-Robert n'avoue aucune de ces origines; depuis que sa fille Aurélie a débuté avec quelque succès sur un théâtre, elle les trouve de trop bas étage. Il lui faut des antécédents de meilleur aloi. Or voici l'histoire qu'elle a fait rédiger par un écrivain public, qu'elle a apprise par cœur, et qu'elle raconte à tout propos:

«M. de Saint-Robert était, du temps de l'autre, officier supérieur dans un régiment de la vieille. Son physique était si avantageux, qu'on ne l'appelait que le beau Saint-Robert. Plusieurs fois le petit caporal, en passant la revue de ses grognards, lui donna de petites tapes sur la joue. Ces différentes circonstances me déterminèrent à lui accorder ma main, malgré l'opposition de ma famille, qui revenait de l'émigration et qui était infectée de préjugés. Aurélie naquit de cette union. Pauvre enfant! le ciel ne devait pas longtemps lui laisser son père!»

Ici la Saint-Robert tire de son sac un grand mouchoir à carreaux bleus, et essuie deux larmes complaisantes qui coulent le long de ses joues ridées. Puis elle continue:

«La fatale expédition de Russie fut résolue par le grand homme. M. de Saint-Robert, qui faisait partie de l'avant-garde, entra des premiers dans Moscou; il en sortit le dernier. Dieu avait marqué son tombeau dans les neiges de la Russie! Au passage de la Bérésina, la surface glacée du fleuve craque autour de lui; mais il touche presque le bord opposé... il n'a qu'un pas à faire pour être sauvé... Tout à coup il entend derrière lui un cri poussé par un de ses camarades... il veut voler à son secours: héroïsme inutile! il disparaît avec lui dans le gouffre!»

Ici la Saint-Robert tire encore de son sac son grand mouchoir à carreaux bleus, et essuie deux nouvelles larmes. Puis elle continue:

 «Restée veuve, je me consacrai à l'éducation d'Aurélie. Je l'élevai dans la pratique de toutes les vertus et dans l'amour des arts. Et comme elle montrait les plus belles dispositions pour le théâtre, je n'hésitai pas, sans égard pour ma toute-puissante famille, à la destiner à la carrière dramatique. A peine le nom d'Aurélie de Saint-Robert eut-il paru sur une affiche, que je reçus de Saint-Pétersbourg une lettre menaçante de ma cousine Paméla, qui a épousé un prince russe, M. de Trombollinoï: j'allai immédiatement en parler à mon commissaire de police, qui m'engagea à vivre calme et tranquille sous la protection des lois.»

Ici la Saint-Robert, après avoir pris une prise de tabac et s'être mouchée fort bruyamment, ajoute en guise de péroraison:

«Et voilllà la chose!»

Nous ne croyons pas que ces derniers mots se trouvent dans le manuscrit de l'écrivain public; mais la Saint-Robert a cru devoir faire cette petite addition au récit pour l'enjoliver.

Pour jouir d'un curieux spectacle, il aurait fallu voir la Saint-Robert le lendemain de l'heureux début d'Aurélie. Quelle joie dans ses yeux! quel air de triomphe répandu sur sa physionomie! Quelle vivacité dans sa démarche!—Ce jour-là, elle se leva à cinq heures du matin, réveilla la portière, réveilla l'épicier, réveilla le marchand de vin, réveilla le boucher, réveilla le commissionnaire du coin, et à tous elle disait: «Ah! mes agneaux, quel début soigné! Des applaudissements... des applaudissements... que ça n'en finissait plus! Jamais on n'a vu une actrice claquée comme ça! Le brave homme de directeur a dit lui-même qu'il n'avait point encore entendu un tonnerre pareil dans c'te salle de l'Ambégu! Et puis, des fleurs! et puis, des compliments! L'auteur de la pièce en était rouge comme le feu, quoi! Et il a embrassé Aurélie sur les deux joues, et il l'a appelée son ange sauveur! Hein!... son ange... Quel honneur! Nous allons signer un engagement de cinquante francs par mois, les costumes fournis et la chaussure payée! J'espère que me voilà joliment récompensée de tous mes sacrifices! Ah, dame! c'est qu'Aurélie a dansé comme un Amour et chanté comme un rossignol! Quelle jambe! quel gosier! J'en étais dans l'admiration, et au troisième acte j'ai perdu mes sens entre les bras d'un pompier! Et voilllà la chose.»

Et voilllà la chose est devenu le refrain ordinaire de la Saint-Robert.

Si le premier jour est donné à la joie, le second appartient à l'orgueil.—D'abord, la mère d'actrice, qui s'est appelée jusque-là madame Robert tout court, commence à trouver ce nom un peu vulgaire; dès ce moment elle aristocratise son nom et s'intitule madame de Saint-Robert, veuve de M. de Saint-Robert, qui, du temps de l'autre, etc., etc. (Voir plus haut.) Ce changement de nom implique nécessairement un changement de domicile. En effet, la mère d'actrice ne peut forcer toutes les commères du quartier, qui ont l'habitude de l'appeler mame Robert, à l'appeler madame de Saint-Robert gros comme le bras.—Et puis, comment faire à son aise tous ses embarras, comment marcher la tête levée, comment se rengorger d'importance dans ce quartier où on l'a vue passablement malheureuse, où elle a eu des obligations à tout le monde, où elle a semé des dettes criardes chez les fruitières, les épiciers, les marchands de vin, tous ces grands fournisseurs des petites existences?

La Saint-Robert quitte donc la rue du Grand-Hurleur pour aller s'établir rue de Lancry.

Dès lors,—changement complet de manière de vivre. La Saint-Robert dépose l'aiguille de ravaudeuse ou le cordon de portière, qui l'ont fait vivre jusque-là. Elle se drape majestueusement dans son tartan couleur Robin des bois, et accompagne sa fille aux répétitions et au spectacle. Elle veille jour et nuit sur ce précieux trésor, tant elle craint qu'il ne lui soit enlevé. Elle redoute surtout les inclinations et les bêtises de cœur; car elle a rêvé pour Aurélie le plus magnifique avenir. Dans ses fièvres d'ambition maternelle elle la marie sans façon à un milord anglais, ou à un jeune boyard très-blond et très-bien corsé. Elle la couvre de diamants, elle la fait monter dans un brillant équipage, elle l'appelle madame la duchesse, madame la princesse.—Aussi combien ne craint-elle pas que quelque muguet, à force de paroles mielleuses et d'œillades assassines, ne vienne à bout de renverser tout ce magnifique échafaudage de douces illusions! Elle suit pas à pas Aurélie au foyer, dans sa loge, dans le cabinet du directeur, sur le théâtre. Elle ne la quitte qu'au moment où elle paraît devant le public; elle ne s'arrête que sur l'extrême limite qui sépare la scène de la coulisse. Elle redoute surtout les auteurs, les journalistes, les habitués. Aussitôt qu'elle voit Aurélie causer d'un peu près avec l'un de ces messieurs, elle s'interpose brusquement et mêle son petit mot à la conversation. Mais le diable est bien fin, et Aurélie est actrice et femme: elle se laisse prendre ordinairement par le cœur ou par l'amour-propre. Et, au moment où la Saint-Robert honore de sa surveillance toute particulière M. Alfred Ressigeac, jeune rédacteur du Vert-Vert, qu'elle a vu fort assidu auprès de sa fille, et dont elle se défie à cause de ses poses penchées et de ses réclames louangeuses, Aurélie tombe dans les filets de M. Charles Lousteau, auteur à la crinière noire et aux drames excentriques. C'est un rôle qui a servi d'appât.—Tout se sait au théâtre.—Le lendemain, la défaite de l'attrayante et cruelle Aurélie est le bruit du foyer, des coulisses, des avant-scènes. Comme il y a de bonnes langues et des âmes charitables partout, et surtout derrière un manteau d'arlequin, la Saint-Robert ne tarde pas à apprendre la fâcheuse nouvelle. Elle ne laisse pas tomber ses longs cheveux sur ses épaules en signe de deuil, comme une mère de l'antiquité; elle ne couvre pas sa tête de cendres, elle ne cherche point à se faire mourir par la faim, elle ne maudit point, elle ne gémit point, elle ne verse point de larmes abondantes... Elle se contente de s'écrier: «Le polisson!...» Pas un mot à Aurélie;—il faut bien vouloir ce qu'on n'a pu empêcher, comme dit le proverbe.—Seulement les yeux de la Saint-Robert sont maintenant tournés vers un autre but. Elle dispose sa vie, elle arrange son avenir suivant les circonstances. Elle ne rêve plus mariage, mais protection. Et, comme désormais son amour maternel, dépouillé de sa pureté première, se trouve un peu battu en brèche par l'égoïsme, comme désormais ses intérêts propres doivent tenir autant de place dans sa pensée que ceux de sa fille, elle ne voit plus dans ses songes un jeune boyard très-blond et très-bien corsé, mais bien un banquier hollandais ou francfortois, excessivement chauve et d'une corpulence énorme. Mais pour faire place à ce tonneau d'or, il faut éloigner l'heureux du moment, M. Charles Lousteau, l'auteur à la crinière noire et aux drames excentriques. Pour en arriver là, la Saint-Robert met en œuvre toute la malice que le ciel lui a donnée en partage. Elle envoie M. Charles se promener au Luxembourg, quand Aurélie est aux Tuileries; elle lui demande son bras pour aller voir l'obélisque de Luxor, ou l'Arche-de-Triomphe de l'Étoile; elle lui parle, avec de grands hélas, des nombreuses dettes criardes de sa fille; elle lui ferme la porte au nez, et lui dit le lendemain qu'elle l'a pris pour un créancier... Si bien que M. Charles Lousteau, effrayé de ces fréquents appels à sa bourse vide, fatigué de ses promenades sentimentales avec la Saint-Robert, irrité de l'accueil froid d'Aurélie, que sa mère a indisposée contre lui en la trompant adroitement, quitte subito la partie, et quelques jours après on peut voir, à la place même qu'il occupait ordinairement sur le modeste divan de calicot jaune, un ventre très-proéminent, surmonté d'une espèce de figure humaine mal dessinée, et finissant par deux petites jambes très courtes. C'est un banquier!—Les créanciers sont payés, le mobilier est renouvelé, le cachemire de l'Inde remplace le Ternaux, et la Saint-Robert triomphe!

Il faut que je m'arrête un instant pour bien fixer mon point de départ.—En cet endroit du récit, une confusion inévitable s'établit entre deux grandes variétés de l'espèce des mères d'actrice:—la mère véritable, la mère pur sang, la mère-mère, si je puis m'exprimer ainsi,—et la mère d'emprunt.

Je vais vous dire ce que c'est que la mère d'emprunt.—Il y a sur le pavé de Paris une race de vieilles femmes, au nez bourgeonné et au menton en galoche, qui forment une légion passablement nombreuse. Elles n'ont ni famille ni entourage. On ne leur connaît pas d'antécédents; personne ne se souvient de les avoir vues jeunes. Et je crois, Dieu me pardonne, qu'un beau jour elles sont tombées du ciel, toutes cassées et toutes ridées, comme une pluie de crapauds; ou plutôt je pencherais à penser qu'elles sont sorties, par une sombre nuit d'hiver, d'un soupirail de l'enfer, à cheval sur un immense manche à balai. Elles portent toutes un chapeau rose fané, une robe de soie puce mangée aux vers, des socques imperméables, un parapluie tricolore et des lunettes. On les rencontre, pendant le jour, au Palais-Royal ou sur les boulevards, réchauffant leurs rhumatismes au soleil. Ces mégères aiment assez à vivre dans la société des reines de théâtre.—Lorsqu'une jeune fille au joli minois, au pied leste, au gentil corsage, a paru avec agrément sur la scène et a subi à son avantage l'agrément des binocles de l'avant-scène et des stalles, elle voit arriver chez elle, le lendemain matin, une vieille femme exactement semblable à celles que nous venons de dépeindre. Cette vieille femme la regarde avec compassion, et lui dit d'une voix caressante:

—Ma chère enfant, vous êtes lancée bien jeune sur une mer fertile en naufrages. Vous avez besoin d'un guide; je suis ce qu'il vous faut. Je vous servirai de mère....

Cela dit, elle embrasse, la larme à l'œil, sa fille improvisée, et va veiller au pot-au-feu.—Et comptez sur elle... si la sémillante actrice n'est point encore coupable, elle ne tardera pas à le devenir.

Une mère d'emprunt se paie ordinairement 100 francs par mois, plus les petits profits, le café le matin, et des égards. Un air décent et une toilette convenable sont de rigueur.

Au point où Aurélie en est arrivée, et après les sacrifices que se sont laissé tout doucement imposer les scrupules vertueux de la Saint-Robert, il n'y a plus aucune différence entre elle et la mère d'emprunt. Même moralité, même genre d'existence. Les nuances ont disparu. Il ne reste plus que la mère d'actrice.

Je continue:

Il est dix heures du matin.—La Saint-Robert se réveille: le madras en tête et le corps enveloppé d'un peignoir fort gras, elle descend à la cuisine, où elle surveille les apprêts du déjeuner. Quand elle a donné la pâture à son perroquet, à ses serins, à son chat, à son vilain petit chien noir, elle songe à Aurélie; elle s'informe auprès de la domestique si monsieur est parti (monsieur ne peut pas la voir en face), et s'empresse de porter à sa fille une tasse de chocolat dans son lit. Ce sont alors des amours à n'en plus finir. Elle regarde sa fille, elle l'examine, elle l'admire, elle la dévore des yeux! «Quels cheveux! quelle bouche! quel teint! Et dire qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à son grand chenapan de père!»—Puis elle lui saute au cou, elle la baise aux deux joues, elle la serre dans ses bras, en l'appelant: Mon mignon, mon chou, mon loulou chéri, mon trésor.—Si bien qu'Aurélie, fatiguée de ces démonstrations qui se reproduisent tous les matins aussi vives et aussi sincères, lui dit avec le plus grand respect du monde:

—Maman, va donc voir dans le salon si j'y suis!

Aurélie a la plus grande confiance dans sa femme de chambre, mademoiselle Félicité. C'est elle qui l'aide à cacher, aux yeux de sa mère et de son protecteur, toutes les petites intrigues, tous les petits bonheurs qui accidentent son existence. Sa préférence pour elle se trahit à tout moment: aussi la Saint-Robert est-elle fort jalouse de cette favorite. Elle la gronde et la rudoie sans cesse; elle trouve toujours à reprendre dans son service. Toutes les fois que sa fille est sur le point d'entrer en scène, elle ne manque pas de lui dire; «Comme c'te Félicité te fagote mal! Voilà un pli à gauche, en voilà un autre à droite. Et ce bouillon dans le dos!... Si ce n'est pas une horreur! Vraiment on ne tirera jamais rien de cette péronnelle-là.» Mais Aurélie fait la sourde oreille, et elle a de bonnes raisons pour cela. Quant à Félicité, sûre de son empire, forte des secrets qu'elle a entre les mains, elle tient audacieusement tête à la Saint-Robert; elle lui répond avec insolence, elle n'exécute aucun de ses ordres, elle affecte de jeter sur elle des regards de bravade et de mépris; et, au milieu de toutes ces immoralités, ce n'est pas la chose la moins immorale que cette guerre de tous les jours engagée entre une servante et une mère, et se terminant habituellement à l'avantage de la première: mais c'est là une des conséquences inévitables de la position respective de ces trois personnages. Quand on a foulé aux pieds l'une des lois de la société, c'est en vain que l'on voudrait jouir du bénéfice des autres. Une maille rompue, plus de filet. Vous avez dédaigné l'opinion du monde, il se venge. Vous êtes un paria en dehors de toutes les conditions ordinaires de la vie. Arrière le respect humain... arrière les rangs, les distances, les inégalités d'éducation, de position et de fortune... Oh! le vice est un impitoyable niveleur!

Midi:—voici le moment d'aller au théâtre. On doit répéter généralement un grand ouvrage nouveau, dans lequel Aurélie a un rôle très-important. La Saint-Robert accompagne toujours sa fille; c'est plus décent. Et puis elle aime à être vue avec Aurélie; son orgueil maternel est doucement flatté lorsqu'elle s'aperçoit que les regards curieux des passants se fixent sur sa chère progéniture. Alors elle se redresse, elle rayonne, elle marche d'un pas grave et triomphal; elle voudrait pouvoir dire à tous les passants, elle voudrait pouvoir crier dans la rue: «Oui... c'est bien là Aurélie de Saint-Robert, artiste du théâtre de... qui a joué avec tant de succès dans le drame de... dans le vaudeville de... dans l'opéra comique de... Et je suis sa mère!»

On arrive.—La Saint-Robert fait en passant un petit salut fort sec à la concierge des coulisses, cette puissance dramatique, avec laquelle elle est fort mal depuis longtemps. Du reste, il est difficile de citer dans tout le théâtre une personne avec laquelle elle vive en bonne intelligence; son caractère acariâtre la constitue en état d'hostilité vis-à-vis du genre humain tout entier. Elle s'est disputée avec les ouvreuses de loges, avec le souffleur, avec les machinistes, avec le chef d'orchestre, avec le chef d'accessoires, avec tous les comparses. Aussi, quand elle paraît au théâtre, une grimace fort expressive se dessine-t-elle sur toutes les physionomies.

Aurélie rencontre dans les escaliers le régisseur, qui paraît tout effaré.

 «Ah! vous voilà enfin, mademoiselle Aurélie! s'écrie-t-il. J'allais envoyer chez vous. Vous êtes en retard de plus d'un quart d'heure!

—Voyez-vous le grand malheur! se hâte de répliquer la Saint-Robert. Comme il est échauffé, le cher amour! Ne dirait-on pas que tout est perdu! Il faut bien donner le temps aux gens! Nous ne sommes pas, Dieu merci! comme votre pie-grièche de première danseuse, qui déjeune avec une botte de radis pour avoir de quoi placer à la caisse d'épargne, et qui ne met pas son corset le matin, parce que ça pourrait l'user!

—Ce n'est pas à vous que je parle, madame, mais à mademoiselle votre fille.

—Eh bien!... c'est moi qui te réponds, mon cher... Quoiqu'à présent tout soit bien en désordre, une mère est toujours une mère...

—Mademoiselle Aurélie, je me verrai forcé de vous mettre à l'amende.

—C'est bon... c'est bon... reprend la Saint-Robert; on vous la payera, votre amende... Ma parole d'honneur, ici tous les appointements s'en vont en amendes... Avec ça qu'ils sont frais leurs appointements!... C'est égal... on n'en sera pas encore réduit à manger des coquilles de noix!... Fait-il des embarras celui-là! Ma parole d'honneur, s'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un œuf! ça fait pitié, ma parole d'honneur!»

Le régisseur hausse les épaules, et Aurélie rit comme une folle.

Le directeur et l'auteur, qui sont déjà depuis longtemps sur la scène, donnent de fréquentes marques d'impatience. Un ah! fort expressif leur échappe lorsqu'ils aperçoivent Aurélie; mais le directeur ne paraît pas fort satisfait en voyant sa mère à ses côtés. Les mères d'actrice, en général, et la Saint-Robert, en particulier, sont l'une de ses antipathies. Il sait qu'elle porte partout le bruit, le désordre, la division; il sait qu'elle ne peut retenir sa langue, et qu'elle trouble souvent les répétitions et les lectures; il sait enfin qu'Aurélie serait une excellente pensionnaire, si sa mère ne lui montait pas la tête, et ne l'indisposait pas quelquefois contre l'administration. Pour toutes ces raisons, il souhaiterait bien vivement que la Saint-Robert n'eût point son entrée dans le théâtre; mais il ne peut la lui interdire: Aurélie a stipulé dans son engagement que sa mère pourrait l'accompagner. Presque toutes les actrices à mœurs faciles exigent qu'on permette l'accès des coulisses à leur mère et à leur amant. Il nous semble que l'un des deux est de trop.

«Allons... voyons... commençons... s'écrie le directeur.

—Monsieur, lui dit la Saint-Robert, qui ne lâche pas facilement prise, recommandez donc à votre régisseur d'être un peu plus galant avec les dames... Il nous a parlé si durement, à ma fille et à moi, que la pauvre chatte en a presque eu un saisissement.

—C'est bien... c'est bien... madame...

—Quant à votre amende... on vous la payera, votre amende... On n'en est pas encore réduit à manger des coquilles de noix...»

La Saint-Robert va se placer dans la salle pour admirer sa fille, et voir la pièce tout à son aise. Mais elle ne peut pas rester seule dans son coin. A qui communiquerait-elle ses impressions? à quelle oreille complaisante confierait-elle ses observations malicieuses? Elle aperçoit de l'autre côté de l'orchestre madame de Saint-Jullien, mère de l'une des camarades de sa fille, et qui bégaye au point de ne pouvoir dire deux mots de suite. C'est son affaire; elle aura tous les avantages de la conversation. Elle court s'asseoir auprès de madame de Saint-Jullien.

L'ouverture va commencer... l'orchestre prélude...

«Bon, dit la Saint-Robert, j'arrive à point... éh! éh! éh!

—Silence! s'écrie le régisseur.

Un énorme coup de tam-tam annonce le commencement de l'ouverture.

«Tiens, dit la Saint-Robert, c'est absolument comme dans Burg ou les Javanais.

—Silence! s'écrie le régisseur.

La toile se lève. Un décor nouveau étale dans le fond du théâtre toutes ses magnificences. Les spectateurs privilégiés qui garnissent quelques parties de la salle le saluent de deux ou trois bordées d'applaudissements. Le directeur et l'auteur félicitent à haute voix le peintre, et vont lui serrer cordialement la main.

«Oui... il est propre votre décor... dit la Saint-Robert. J'ai vu mieux que ça dans mon temps au Panorama-Dramatique.

—Silence! s'écrie le régisseur.

La pièce marche.

Aurélie, qui a un très-beau rôle, prodigue, pour faire plaisir à l'auteur, les gestes, et surtout les éclats de voix. Son organe s'enroue un peu.... Tout à coup la Saint-Robert l'interrompt au milieu d'une tirade longue et passionnée pour lui crier:

«Avale un morceau de jujube, ma pauvre fille... J't'en ai fourré dans ton sac... Avale... ça te fera du bien...

—Silence! s'écrie le régisseur.

—Mais silence donc! reprend le directeur; silence, madame de Saint-Robert... on ne peut pas répéter ainsi...

—C'est bon... c'est bon... on se tait... Ne voilà-t-il pas un grand crime que de vouloir faire un peu de bien à son enfant!»

L'action du drame s'engage.

Au moment où l'un des personnages est frappé d'un coup de poignard par le traître, madame de Saint-Robert dit tout haut:

«Tiens... c'est comme dans Cardillac... Ah ben!... excusez!...

—Silence! s'écrie le régisseur.

—C'est insupportable! reprend l'auteur.

—Oui!... c'est vraiment insupportable!... s'écrie à son tour le directeur. Mais, pour l'amour de Dieu, taisez-vous donc, madame de Saint-Robert!

—On se tait, on se tait.»

Le directeur est furieux, et, s'il ne craignait de contrarier Aurélie, qui porte en grande partie le poids du drame, et de lui enlever ainsi quelque chose de ses moyens, il inviterait madame de Saint-Robert à sortir de la salle.

La pièce continue.

Au moment où l'héroïne se jette au cou du héros, et lui jure de mourir avec lui plutôt que d'épouser un infâme qu'elle hait et méprise, la Saint-Robert dit encore tout haut:

«Ah ben! c'est bon... v'là du neuf! On a vu ça dans Fitz-Henri... on a vu ça dans Tekéli... on a vu ça dans les Ruines de Babylone... on a vu ça dans le Pauvre Berger... Et on a le front d'appeler cela une ouvrage bien écrite!... Merci!

—Silence! s'écrie le régisseur.

—C'est à n'y pas tenir! reprend l'auteur.

—Non, vraiment, c'est à n'y pas tenir! s'écrie à son tour le directeur. Madame de Saint-Robert, je vous le dis à regret,... je serai forcé de vous prier de sortir...»

A ces mots, la Saint-Robert se lève; elle a des éclairs dans les yeux.

«Me prier de sortir... en v'là une sévère! Pas plus d'égards que ça pour mon sexe et mes cheveux blancs... me traiter comme un chien... Apprenez que ma fille sortirait avec moi, et qu'elle ne remettrait plus les pieds dans votre baraque... Ah! mais... ah! mais...»

Aurélie fait signe à sa mère de s'apaiser. La Saint-Robert se rasseoit en grommelant; l'auteur et le directeur rongent leur frein.

Malgré les avertissements sévères et réitérés qu'elle a reçus, la Saint-Robert, piquée au jeu, ne peut tempérer le feu de ses critiques. Tel acteur gesticule comme un télégraphe, telle actrice est froide comme une carafe d'orgeat, telle situation est pillée dans le répertoire de M. de Pixérécourt, telle décoration serait sifflée par le public habituel du théâtre des Funambules. Enfin le directeur, poussé à bout, supplie Aurélie d'éloigner la Saint-Robert. Aurélie va trouver sa mère dans la salle, et la décide à aller attendre au foyer la fin de la répétition. La Saint-Robert se retire en criant de toutes ses forces:

«Oui... oui... je m'en vais... mais c'est à ma fille que je cède, et non pas à vous, malhonnêtes que vous êtes... S'en prendre à une femme!... Et ça s'appelle Français... allons donc!»

Arrivée au foyer, la Saint-Robert piétine et gronde quelque temps. Mais elle ne peut rester seule; il faut absolument qu'elle verse dans le sein de quelqu'un les confidences de sa colère: elle cherche un être vivant dans tous les coins et recoins du théâtre; enfin elle avise un allumeur qui est tranquillement occupé à arranger ses quinquets pour la représentation du soir. Cela suffit;—elle s'approche de lui, et, sans prendre le temps de respirer:

 «Il est gentil, votre grigou de directeur! Poli comme un cosaque... C'est sans doute depuis qu'il est avec mademoiselle Léonide qu'il a pris ces manières-là... Au fait... il est à bonne école... La mère de cette créature vendait des quatre-saisons sur le carreau des Halles... Bon chien chasse de race... Et puis, l'un ne vaut pas mieux que l'autre... Qui se ressemble s'assemble... A bon entendeur...»

La Saint-Robert parlerait pendant trois heures sur ce ton à l'allumeur ébahi, si le signal de la fin de la répétition ne venait pas retentir à ses oreilles. Elle s'empresse de courir vers la scène. Elle rencontre dans un corridor le groom du protecteur de sa fille, qui lui annonce que la voiture de monsieur est en bas; le temps est beau, ces dames sont invitées à aller faire un tour au Bois. A cette nouvelle, la Saint-Robert hâte le pas; suivie du groom, elle arrive triomphalement sur le théâtre, jette un regard de dédain au régisseur, à l'auteur, au directeur, coudoie avec insolence toutes les femmes qui sont là, et dit à Aurélie d'un air narquois:

«Viens, mon enfant, notre calèche nous attend.»

Elle entraîne sa fille avec fracas, monte lestement dans le brillant équipage, en adressant un geste d'adieu protecteur à tout le personnel du théâtre, qui est aux fenêtres de l'établissement comique, et jette au cocher ces mots:

«Au Bois... par la rue de Lancry.»

Le cocher hésite un instant, car la rue de Lancry n'est pas le chemin le plus direct pour aller du boulevard Saint-Martin au Bois. Mais la Saint-Robert lui crie avec colère:

«Par la rue de Lancry... que je vous dis.»

Alors il n'hésite plus: il irait au bois de Boulogne par la barrière du Trône, si on le lui ordonnait. Ce sont les chevaux qui ont toute la fatigue. Il les lance donc du côté de la rue de Lancry. En passant devant la maison qu'elle habite, la Saint-Robert fait tout ce qu'elle peut pour être remarquée des voisins et des voisines; elle savoure avec délices les témoignages d'admiration de tous les boutiquiers qu'elle honore de sa pratique, et de tous les petits locataires qui demeurent au-dessus d'elle. Mais elle enrage de ne pas voir à son balcon la dame du premier étage, qui est si fière de son mari, le receveur des contributions du sixième arrondissement, et qui n'a jamais daigné répondre à ses avances.

Au bois, la Saint-Robert s'ennuie beaucoup. Que lui fait tout ce monde d'élite qu'elle ne connaît pas, au milieu duquel elle n'a jamais vécu! Elle se sent mal à son aise en présence de ces grandes manières aristocratiques, de ces toilettes simplement élégantes et si noblement portées! Elle a beau avoir un chapeau jaune à panaches flottants, un châle indien à grandes palmes d'or, une robe rose lamée d'argent, elle a beau afficher un luxe de toilette éblouissant, luxe dont elle a été chercher les éléments un peu fanés dans la vieille défroque de ville et de théâtre de sa fille, elle ne peut ressaisir son assurance habituelle; elle comprend qu'elle n'est point à sa place. Oh! qu'elle aimerait mieux promener son éclat de fraîche date à Belleville, dans la rue du Grand-Hurleur, dans la rue des Enfants-Rouges, sur le boulevard de la Galiote, localités où elle a exercé les professions les plus humbles, où l'on ne doit pas encore avoir perdu le souvenir de ses misères.

On rentre, on dîne avec volupté; car la Saint-Robert joint à toutes ses autres qualités un fond assez remarquable de gourmandise. On prend le café, le pousse-café, les trois petits verres obligés de liqueurs des îles (tout ce qu'il y a de plus fort); enfin on se rend au théâtre pour le spectacle du soir.

La Saint-Robert, qui a la tête un peu montée, est encore plus insupportable que le matin. Assise dans un coin de la loge de sa fille, elle surveille sa toilette; elle ne laisse pas un moment de repos à la femme de chambre et à l'habilleuse; elle les harcèle sans cesse, elle leur cherche querelle à brûle-pourpoint: tantôt c'est une manche qui va mal; tantôt c'est la jupe qui est trop relevée; tantôt c'est la coiffure qui est trop basse; tantôt c'est le rouge qui est mal mis. Heureusement qu'on a pris depuis longtemps l'habitude de la laisser grommeler toute seule dans son coin, et de ne pas plus faire attention à elle que si elle n'existait pas.

Drelin... drelin... drelindindin: c'est la sonnette du sous-régisseur. Il crie du bas de l'escalier:

«Êtes-vous prêtes, mesdames?»

La Saint-Robert se précipite vers l'escalier, et répond d'une voix criarde, qui contraste assez drôlement avec la voix de Stentor du sous-régisseur:

«Pas encore, ma fille n'est pas prête. C'est bon pour celles qui n'ont rien à se mettre sur le dos d'être prêtes au bout d'une heure. A-t-on jamais vu presser le monde comme ça!»

Enfin Aurélie descend. La Saint-Robert la suit, prend une chaise dans le foyer, et va, malgré la défense de l'administration, se placer, pour bien saisir l'effet de la pièce, dans une coulisse d'avant-scène. Là, elle trouve déjà installées trois ou quatre commères, et entre autres la Saint-Jullien. Le régisseur découvre ce nid de vieilles femmes et les force à déguerpir; elles en sont quittes pour transporter leurs pénates de l'autre côté du théâtre: le régisseur les y poursuit encore, et leur dit d'un ton colère:

«Mesdames, vous savez bien qu'il est défendu de s'asseoir dans les coulisses... Reportez ces chaises au foyer.

—C'est bon, répond la Saint-Robert, c'est bon, monsieur Baguenaudet... On ne vous les mangera pas vos chaises et vos coulisses.»

Les commères fuient encore une fois devant le régisseur, et vont reprendre la place qu'elles occupaient d'abord. Le directeur fait demander M. Baguenaudet dans son cabinet. Les voilà tranquilles... pour un acte au moins. Le cercle est formé: on dirait une réunion de sorcières. La conversation s'engage, les paroles succèdent rapidement aux paroles, ou plutôt s'enchevêtrent les unes dans les autres; toutes ces bavardes veulent se faire entendre à la fois. La Saint-Jullien ne peut pas finir une phrase. Tandis qu'elle en est encore à bégayer le premier mot, sa voisine en a déjà débité une quarantaine; ce qui fait qu'elle en reste toujours à son exorde. Que n'est-elle souvent imitée par bien des orateurs que je connais et pourrais nommer!

Chacune de ces dames raconte, pour la cinquantième fois au moins, l'histoire de ses antécédents. L'une est veuve d'un banquier qui a eu des malheurs dans les fonds d'Espagne; l'autre est fille d'une grande dame qui n'a jamais voulu dire son nom, qui l'a mise en pension jusqu'à l'âge de vingt ans, chez une boulangère de Courbevoie, et qui a tout à coup cessé de donner de ses nouvelles (mouvement d'indignation mêlé de surprise); une troisième soutient qu'elle serait riche à millions, si, en 1815, les cosaques n'avaient pas découvert l'endroit où elle avait enterré les trésors qu'elle avait gagnés à la loterie. Quant à la Saint-Robert, elle répète le récit de sa liaison douloureuse avec M. de Saint-Robert, le plus bel homme de la vieille garde, et le favori de l'empereur Napoléon.

Quand on a bien épuisé toutes ces banalités, comme la pièce ne commence pas encore, on se rejette sur d'autres sujets de conversation:

«Dites donc, mame Saint-Jullien, dit la Saint-Phar... où donc que vous avez acheté cette robe?

—Aux Trois Ma... Ma... Ma... Ma...

—C'est ça, aux Trois Magots, se hâte de dire la Saint-Phar. Ça vous coûte au moins cinquante sous l'aune.

—Qua... qua... qua... qua...

—C'est ça, quarante sous l'aune. Eh ben! ils n'sont pas mal voleurs! Comme on écorche le pauvre monde à présent! Et c'est de couleur claire encore! la mort au savon! Tenez, v'la une étoffe foncée qui ne me revient qu'à trente-cinq sous. Et comme c'est gentil! on en a plein la main.

—Je ne sais vraiment pas comment vous faites, mame Saint-Phar, reprend la Saint-Robert, mais vous avez toujours tout meilleur marché que les autres.

—C'est que je sais chercher, ma bonne... J'ai le nez à la marchandise...»

Chut!—Le sous-régisseur a frappé les trois coups obligés. Le nouvel ouvrage, sur lequel l'administration fonde les plus grandes espérances, se produit devant le public.

La Saint-Robert et la Saint-Phar ne manquent pas de donner carrière à leur langue pendant le cours de la représentation.

«Regardez donc c'te Léonide!... est-elle faite... elle croit p't-être avoir des z'anches, tandis qu'elle n'a que deux coins de rue qui font tomber sa robe des deux côtés..... Ah! ah! ah!

—Et Francine... reprend la Saint-Phar, voyez donc comme elle minaude, comme elle joue de l'œil avec les gants jaunes de l'avant-scène... C'est indécent, foi d'honnête femme... Ah! si j'étais tant seulement quelque chose ici, elle n'y ferait pas de vieux os...

—Dites donc... mame Saint-Phar, il me semble qu'on appelle azor[2]?

—Déjà... Nous n'en sommes encore qu'au second acte...

—Aussi... je leur disais bien ce matin que leur ouvrage était mal écrite.

—Bon! voilà Alfred qui fait four[3] dans sa grande tirade... Au vrai... j'n'en suis pas fâchée... Depuis que c'garçon-là s'est un peu lancé dans le moyen âge, on n'peut plus en approcher... il est fier comme un pont!

—Dites donc... dites donc... mame Saint-Phar, mais voilà qu'on appelle encore azor... Ça va mal... Ah! si ma fille n'était pas là pour soutenir la chose...

—Votre fille!... mame Saint-Robert... je n'ai pas voulu en faire la remarque tout à l'heure... mais il me semble qu'elle a été un peu travaillée[4].

—Travaillée!... ma fille!... s'écrie la Saint-Robert. Ah ça! vous êtes donc sourde? on l'applaudissait à faire crouler la salle...

—Oui... les Romains[5].... mais le vrai public... Ah! ce n'est pas comme ma fille, mon Eugénie!..... Quel succès elle a eu hier!..... Ses claqueurs, à elle, étaient partout..... dans les loges, aux stalles d'orchestre, à l'avant-scène..... A la bonne heure...

—La Saint-Phar, vous me faites pitié!... Comme si on ne connaissait pas le talent de votre fille... Elle ne sait pas seulement marcher...

—Ce n'est pas votre grosse Aurélie qui le lui apprendra, toujours... Elle ne marche pas, celle-là... elle roule depuis la coulisse jusqu'à la rampe...

—Ça vaut mieux que d'être maigre à écorcher ceux qui sont en scène avec vous...

—Aurélie n'a des rôles que parce qu'elle fait la cour aux auteurs...

—Eugénie ne jouerait pas si elle n'était pas au mieux avec le régisseur...

—Votre fille n'est qu'un bouche-trou.

—Et la vôtre une panade.

—Vieille folle!

—Vieille mendiante...

Les mains sont levées, et le duel de paroles deviendrait un duel sérieux, si un pompier, en véritable chevalier français, ne se hâtait de séparer les deux combattantes.

On en est arrivé au dernier entr'acte. La Saint-Robert jette un coup d'œil dans la salle par le trou du rideau, et dit à sa fille, qui, assise dans un large fauteuil gothique, souffle tout à son aise, et rassemble toutes ses forces pour arriver jusqu'au dénouement:

«Aurélie... as-tu vu ton gros qui est là aux stalles des premières?... Fais-lui donc de temps en temps une petite mine gentille... Il n'y a rien qui flatte un homme comme ça... Tu as toujours l'air de ne pas le connaître... Tu verras qu'avec ses minauderies, la Francine finira par te l'enlever... Et c'est un bon...»

Pendant tout cet entr'acte, la Saint-Robert veille sur sa fille, comme une poule sur son poussin. Il n'y a moyen d'aborder Aurélie d'aucun côté; à peine cherche-t-on à faire un pas vers elle, que l'on se trouve tout à coup face à face avec la mère; et alors il faut bien reculer. C'est que la Saint-Robert n'ignore pas que, les jours de première représentation, les coulisses sont pleines d'auteurs, de journalistes, d'artistes, tous gens fort aimables, fort séduisants, fort spirituels, mais fort peu capables de faire le bonheur d'une femme, à la manière dont l'entend madame de Saint-Robert. Aussi a-t-elle coutume de dire à son Aurélie:

«Ma chère enfant, défie-toi toujours des écrivassiers, des barbouilleurs, des saltimbanques et autre mauvaise graine; ce n'est pas ce peuple-là qui mettra du beurre dans tes épinards.»

Au cinquième acte le drame se relève... grâce aux claqueurs; le dénoûment bien chauffé ne rencontre aucun obstacle, et Aurélie est rappelée après la chute du rideau. La Saint-Robert la reçoit palpitante d'émotion dans ses bras maternels, et crie à la Saint-Phar qui n'a pas quitté son coin:

«Plus souvent que votre Eugénie aura jamais des triomphes comme ça!»

Rentrée au logis, la Saint-Robert fait un punch au rhum pour célébrer le double succès de la soirée. A trois heures du matin, elle regagne sa chambre à pas douteux, et se couche, non, toutefois, sans remercier Dieu, qui lui a donné une fille si honnête et si méritante.

Maintenant que vous connaissez le caractère et les habitudes de la Saint-Robert, je vais vous dire sa fin.

Aurélie est une nature molle, paresseuse, insouciante, qui se laisse aller au courant de la vie, tantôt obéissant à ses caprices, tantôt aux volontés de ceux qui l'entourent,—mais toujours sans réflexion. A vingt-huit ans, au moment où elle devrait commencer à être raisonnable, elle tombe dans le piége que sa mère redoutait tant pour elle: elle se prend de belle passion pour M. Victor Rousseau, homme de lettres d'une quarantaine d'années, très-farceur, très-mauvais sujet, très-boute-en-train, qui, chaque fois qu'il lui parle, la fait rire aux larmes. Après une jeunesse orageuse, M. Victor Rousseau a pour tout bagage cinq ou six vaudevilles, quelques articles de petits journaux et beaucoup de créanciers; ce n'est point assez pour marcher à son aise par les chemins poudreux de la vie. Aurélie paye les dettes de son Adonis, et l'épouse. La Saint-Robert, qui voit s'en aller tous les jours les économies de la maison, ne peut vivre d'accord avec son gendre. Alors on lui fait une pension de six cents livres par an, à condition qu'elle ira les manger rue Copeau, faubourg Saint-Marcel, dans une pension bourgeoise des deux sexes, et qu'elle ne passera jamais les ponts. Le premier moment de rage exhalé, la Saint-Robert s'habitue parfaitement à son exil. Elle devient dévote, entend tous les matins la messe à sa paroisse, se confesse deux fois par semaine au premier vicaire, fait maigre depuis le mercredi jusqu'au dimanche, et meurt de saisissement le jour où on lui annonce qu'Aurélie a un amant. – FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021