BIBLIOBUS Littérature française

La Maitresse de table d'hôte - Auguste de Lacroix (1805-1891) 

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

O vous dont la santé robuste, florissante,
Des plus riches festins peut sortir triomphante,
Approchez! - Berchoux.

Vous êtes étranger, vous avez vingt-cinq ans et vous venez pleurer à Paris la perte d'un oncle millionnaire. Après avoir essayé de toutes les distractions, admiré convenablement toutes les merveilles de la capitale du monde civilisé, le superbe damier de la place Louis XV, avec ses cavaliers de marbre, ses rois et ses reines de pierre et ses pions dorés; les pirouettes à angle droit des demoiselles Elssler, la ménagerie royale, la chambre des députés et les concerts Musard;—un soir, en sortant d'un restaurant renommé où vous avez fort mal dîné pour 40 francs, vous vous étonnez tout à coup d'avoir oublié, dans vos importantes explorations, une des plus intéressantes curiosités de Paris,—une chose qui a sa physionomie particulière, piquante, mobile et toujours originale; une chose qui vous attire et que vous redoutez peut-être comme un bonheur longtemps rêvé,—une chose évidemment bonne en elle-même, et que vous avez bien le droit de trouver détestable,—ce qui fait le sujet de cet article.

Donc, le lendemain, quelques minutes avant six heures, vous vous acheminez, sous la conduite d'un cicerone de vos amis, vers le boulevard Italien ou l'une des principales rues qui l'avoisinent, et vous montez ensemble au premier ou au second étage d'une maison de belle apparence. Là on vous introduit dans un magnifique salon, occupé déjà par un cercle nombreux et brillant. Votre protecteur vous présente, sans trop de cérémonies, à la maîtresse de la maison, qui vous accueille comme un ancien ami, et bientôt toute la société passe dans la salle à manger. Le coup d'œil est ravissant. La table étincelle, il n'y a pas moins de cinquante couverts, et les convives paraissent tous gens de bonne compagnie. Les femmes sont généralement jeunes, jolies, mises avec recherche, gracieuses, avenantes et abusant plus ou moins de leurs yeux noirs ou bleus, de la candeur touchante de leur beauté anglaise ou de la provocante vivacité de leur physionomie parisienne. La maîtresse de maison a quarante ans; elle est grande, un peu fatiguée, vise à l'effet et s'exprime facilement. Elle parle volontiers de ses relations avec le beau monde, de ses amitiés aristocratiques et de ses malheurs... Car la femme qui préside à une table d'hôte à 6 francs par tête a toujours été belle, riche et noble. Les larmes, à la vérité, ont légèrement flétri sa beauté. Le tyran à qui on avait confié son innocence et sa dot a également abusé de l'une et de l'autre, et bien que la victime ne vous apparaisse plus aujourd'hui que sous l'humble nom de madame veuve Martin, ce n'est là, vous pouvez l'en croire, qu'une précaution dictée par une honorable fierté. Son véritable nom est illustre et sa famille très-haut placée.—Il est rare que ce roman, flûté en si mineur à l'oreille de quelque céladon en perruque, n'arrache pas un gros soupir à l'heureux confident. Sans doute le fond de l'histoire n'est pas neuf, et c'est là précisément ce qui fait son mérite et son succès. On se prémunit contre les surprises, on repousse tout d'abord ce qui est extraordinaire; on est sans défiance contre les choses vulgaires. Mais c'est dans les détails que brille particulièrement le talent de madame Martin. Quelle habileté à varier les épisodes de son récit selon la qualité et le goût présumé de l'auditeur! Que de fines broderies sur ce canevas usé! Avec quelle merveilleuse légèreté elle sait glisser sur ce qui peut déplaire, tourner les difficultés et raccommoder les contradictions! C'est, au point de vue de l'art, à tomber à genoux d'admiration devant cette profonde diplomatie, cette savante rhétorique de la coquetterie.

Il faut une grande expérience ou une perspicacité surnaturelle pour voir clair à travers ces nuages éblouissants, et tirer, du fond de son puits, une vérité qui ne gagne pas toujours à se montrer toute nue. Dans le fait, madame Martin n'est pas aussi infortunée qu'elle veut le paraître, et sa douleur ne s'enveloppe pas de voiles tellement épais qu'ils repoussent toutes les consolations. Si vous la surprenez pleurant quelquefois, ce n'est ni sur sa fortune perdue, ni même sur sa réputation endommagée. Les regrets de madame Martin ont un fondement plus solide, et se traduiraient assez fidèlement par le refrain peu sentimental d'une célèbre Grand'-Mère.

Madame Martin n'a pas vu le jour sous des lambris dorés, mais dans la modeste soupente d'un portier, poétique berceau, nid fécond d'où s'envole incessamment cet essaim de jolies femmes qui font tour à tour le désespoir et la joie des amoureux incompris et des galants à la réforme. C'est de là que madame Martin s'est élancée, un beau matin, de son pied léger sur la scène du monde, comme tant d'autres charmantes créatures de son espèce s'élancent chaque jour sur la scène du Grand-Opéra, la corde roide de madame Saqui ou l'humble fauteuil de la modiste. Depuis, elle a parcouru l'Europe de toutes les manières et dans tous les équipages, à pied, à cheval, en voiture, en poste, en diligence, sur l'impériale ou dans le coupé, selon les phases diverses de son inconstante fortune. Madame Martin a beaucoup observé et beaucoup appris; elle possède plusieurs langues, a étudié à fond les mœurs de plusieurs peuples, et connaît le cœur humain comme un livre longtemps feuilleté. Sa vertu a été soumise à bien des épreuves et sa destinée unie à bien des destinées. Elle a descendu une grande partie du fleuve de la vie en compagnie d'un nombre infini de passagers compatissants et de pilotes généreux. Après avoir vu, à l'âge de 17 ans, s'éteindre dans ses bras une des plus vieilles gloires de l'empire, elle s'attacha à la fortune d'un jeune lord qui l'emmena successivement à Londres, à Florence, à Vienne, en Russie, où il la laissa, sur les bords de la mer Noire, ainsi que ses chevaux et ses équipages, entre les mains d'une bande de cosaques irréguliers. Ceux-ci la vendirent à un juif qui la revendit à un Turc, lequel la céda au dey d'Alger, qui l'amena avec lui à Paris en 1831. C'est alors qu'elle établit, dans le plus beau quartier de la capitale, plusieurs riches magasins avec les châles, les étoffes damassées, les parfums et les bijoux que le dey ne lui avait pas donnés. Un jeune commis, à qui elle avait livré son cœur et ses marchandises, trahit l'un et vendit les autres, sous prétexte de venger le dey qui n'en sut jamais rien. Madame Martin entra alors en relation d'amitié avec une société de femmes aimables qui l'engagèrent à fonder une table d'hôte, sur un bon pied, avec les débris sauvés de ce grand naufrage, en lui offrant, comme mise de fonds à l'usage des consommateurs émérites, leur habileté éprouvée et leurs agréments incontestables.

Madame Martin n'est pas seulement une femme habile, c'est encore une respectable dame parée, à la manière de la vertueuse Cornélie, d'une charmante fille discrètement élevée hors du toit maternel dont elle ne peut franchir le seuil qu'aux jours et heures indiqués par la prévoyance et la sagesse de sa mère. Ces jours-là, le salon de madame Martin réunit l'élite des consommateurs; les femmes sont, à la vérité, rares, presque laides et mal mises, mais les hommes accomplis sous le rapport de l'âge et de la fortune. Mademoiselle Martin, grande brune de 17 ans, qui danse la cachucha à sa pension et rédige la correspondance secrète de ses petites amies, fait ici une véritable entrée de pensionnaire; elle a les yeux baissés, l'air candide. Les compliments et les exclamations un peu vives, qui saluent son apparition toujours inattendue, lui causent un charmant embarras, et elle court se cacher dans les bras de sa mère avec un sentiment de pudeur virginale qui ravit d'admiration les spectateurs les plus expérimentés.

Parmi eux se trouve toujours un homme d'une cinquantaine d'années, cité pour sa fortune et sa libéralité. Ce monsieur est généralement désigné parmi les habitués sous le nom de protecteur. C'est à lui que madame Martin se hâte de présenter sa fille. La jeune personne, paternellement baisée au front, après avoir convenablement rougi et fort gentiment joué le premier acte de son rôle, prélude au second sur son piano et chante, d'une voix de contralto adoucie, la romance du Saule ou Fleur des champs. Ensuite vient la scène des espiègleries enfantines, des agaceries innocentes, des bouderies charmantes, des naïvetés délicieuses.... Après quoi la débutante salue la compagnie et retourne au couvent, en attendant que son protecteur juge à propos de l'en faire sortir définitivement.

Il y a bien aussi, près de la respectable mère, un monsieur qui pourrait, au besoin, 212 passer pour son mari.—Homme de magnifique structure, orné d'un riche collier de favoris noirs, de brillants à plusieurs doigts, et d'une chaîne d'or où pend un lorgnon. Ce personnage est chargé de faire, conjointement avec madame Martin, les honneurs de la maison; son administration embrasse deux départements, et son génie s'exerce tour à tour dans la salle à manger et dans le salon.—Il découpe à table et corrige au jeu, avec une égale dextérité, les torts de la fortune envers lui-même ou les personnes dont il épouse les intérêts.

Quant aux convives, ce sont, pour la plupart, de vieux garçons, rentiers de l'état, anciens agents de change, financiers retirés, fonctionnaires et généraux à la retraite. Les jeunes gens se montrent fort rarement dans ces sortes d'établissements, et n'y sont jamais accueillis avec l'empressement qu'on leur témoigne ailleurs. Pour être admis ici, l'âge mûr est de rigueur. Au reste, le dîner est excellent, élégamment servi, et les vins ne laissent rien à désirer. Au dire de plus d'un connaisseur, le repas que vous venez de faire, et qui coûte 6 fr. par tête, en vaut 10. Que devient dès lors la spéculation de l'intéressante veuve? Voici le mot de l'énigme.

Après le dîner, vous rentrez dans le salon, où des tables de jeu ont été préparées. Vous prenez place à l'une d'elles, sur l'invitation de la maîtresse de maison... et vous perdez vingt-cinq louis en un quart d'heure. Si la chance est pour vous, malgré la prestigieuse habileté de mains de votre adversaire, la jolie voisine qui a paru prendre un si vif intérêt à vos succès vous demandera infailliblement, à la fin de la soirée, une place dans votre voiture, et vous ne tarderez pas à vous convaincre que vous en avez une autre dans son cœur.

Maintenant, si vous voulez m'en croire, nous laisserons là ces maisons modèles, et nous irons visiter à leur tour les établissements fréquentés par la bourgeoisie des consommateurs à prix fixe, la table d'hôte à 50 sous ou 3 francs. Ici, point ou très-peu de figures féminines; mais en revanche les hommes sont nombreux et généralement jeunes. L'étranger modeste qui veut passer l'hiver à Paris, le journaliste du petit format, le provincial qui vient d'hériter, le négociant célibataire, l'employé bureaucrate du second degré, composent le personnel payant. Au contraire des grands établissements de ce genre, les consommateurs de passage y sont rares, les femmes beaucoup moins fringantes, les hommes d'une galanterie moins surannée. La conversation y est générale, facile, souvent intéressante, et finit presque toujours, au dessert, par quelque discussion bruyante sur la politique, la littérature, les arts et les fluctuations de la Bourse. Quelquefois toutes ces questions s'agitent à la fois d'un bout de la table à l'autre; alors c'est un brouhaha à se croire au paradis des Funambules, ou à la chambre des députés un jour où la milice du centre exécute, avec sa merveilleuse intelligence, la savante manœuvre des couteaux d'ivoire avec accompagnement du hourra parlementaire. Il n'y a pas de salon de jeu, le café est servi bourgeoisement dans la salle à manger, après le gruyère de fondation et le pruneau quotidien. Quelquefois seulement, deux des plus vieux commensaux engagent sans façon, dans un coin de la salle, une silencieuse et innocente partie d'écarté. Les femmes, s'il y en a, ne prennent aucune espèce d'intérêt à cette lutte sans conséquences, et chacun se retire pour vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires.

Quant au dîner en lui-même, il est, comme le personnel, honnête et convenable, ni magnifique, ni mesquin, tel à peu près que peut le désirer pour ses vieux jours l'artiste que la gloire n'a point enivré, ou le respectable bourgeois arrivé directement de Quimper ou de Lons-le-Saulnier.

Ordinairement, ces établissements du second degré ont une double physionomie: on y mange et on y loge. Moyennant un supplément de 2 francs par jour, chaque convive peut être en même temps locataire d'une ou deux chambres (selon leur dimension et le luxe de l'ameublement) dont la maîtresse du logis s'efforce de leur rendre le séjour agréable et commode. Celle-ci est une petite femme vive, accorte, qui ne s'effarouche ni d'un compliment hasardé, ni d'un mot à double entente. Sa condition est d'être aimable avec ses hôtes depuis six heures du matin jusqu'à minuit exclusivement; l'habileté consiste à ne l'être jamais au delà. Le bon ordre et la prospérité de l'établissement dépendent de l'observation rigoureuse de ce principe. Le premier devoir de sa profession est d'entendre le mot pour rire, de promettre incessamment, d'entretenir les rivalités sans haine et de maintenir constamment sa vertu entre ces deux écueils, le trop et le trop peu. Pour cela, toute directrice de table d'hôte à 3 francs par tête doit avoir trente ans, les cheveux bruns, la taille souple, l'œil exercé, la langue déliée, et avoir joué pendant cinq ans au moins les grandes coquettes en province ou à l'étranger. Si elle joint à toutes ces qualités l'amour de l'ordre et de l'économie, et un cœur inflexible à l'endroit des paiements comme aux déclarations de ses locataires, sa fortune est assurée: à quarante-cinq ans elle vend son fonds, unit irrévocablement sa destinée à celle d'un séduisant commis-voyageur, et tous deux s'en vont en province couler des jours tissus de joies conjugales, jusqu'à l'entière consommation des 5,000 livres de rente de la belle hôtesse.

Immédiatement au-dessous de ces établissements intermédiaires se présente la table d'hôte à 25 sous, qui mérite une étude toute particulière. Elle est toujours située par delà les barrières, ce qui explique la modestie de ses prétentions. Sa physionomie est d'une mobilité à défier la plume la plus exercée. Point de traits distinctifs, point de lignes arrêtées, point d'ensemble, de généralités; mais des individualités saisissantes, des rapprochements heurtés, un pêle-mêle de figures, de langages et de costumes les plus disparates. Le réfugié italien et l'intrépide Polonais y représentent quotidiennement le héros sur la terre d'exil, vivant de l'amour de la liberté et des 50 francs de secours mensuel inscrits au budget de la France. L'homme de lettres incompris, l'artiste ignoré, le spéculateur malheureux, le sous-lieutenant en demi-solde, le surnuméraire, le négociant en plein vent, la femme qui cherche à toute heure ce que Diogène cherchait au milieu du jour avec une lanterne, le Don Quichotte des carrefours, l'industriel de contrebande, l'homme qui écoute aux portes et dîne des fonds secrets, tout cela, pressé, côte à côte, mange, boit, rit, parle, crie et jure moyennant 25 sous par tête, y compris le café.—Les cure-dents se payent à part.—Il y a aussi des cigares au rabais pour les amateurs des deux sexes; car ici, la plus belle moitié du genre humain, pour mieux plaire à l'autre, ne craint pas d'adopter les goûts et les habitudes les plus antipathiques à la délicatesse féminine.

Rassurez-vous cependant: il existe partout d'heureuses exceptions et des contrastes 214 consolants. Des figures honnêtes et des maintiens décents se montrent souvent, de distance en distance, entre les profils plus ou moins rudes qui dressent, tout autour de la longue table, leurs deux lignes parallèles et mouvantes. Çà et là des conversations élégantes et des paroles polies s'échangent entre deux voisins étonnés. Cette confraternité de l'éducation se reconnaît d'abord: on se cherche d'instinct, des rapports s'établissent; ces différentes liaisons particulières s'agglomèrent, se centralisent, et il en résulte bientôt un noyau qui va grossissant, et une petite société à part au milieu de laquelle les excentricités du lieu n'aiment point à s'aventurer.

Un trait caractéristique de la table d'hôte, c'est la présence d'une ou deux jolies femmes (selon l'importance de l'établissement) qui s'affranchissent régulièrement chaque jour des prosaïques tribulations du quart d'heure de Rabelais. Ces dames sont placées au centre de la table; elles ne doivent pas avoir plus de vingt-cinq ans, être à peu près jolies, mais surtout excessivement aimables. On ne tient pas précisément à la couleur des cheveux, cependant on préfère les brunes: c'est plus piquant, et d'un effet plus sûr et plus général. A ces conditions, ces dames sont traitées avec toutes sortes d'égards, exposées à toutes sortes d'hommages, et dînent tous les jours pour l'amour de Dieu et du prochain. Ces parasites femelles, qu'on désigne généralement sous le nom de mouches (soit à cause de la légèreté de leur allure, soit plutôt par analogie avec le rôle qu'elles jouent dans cette circonstance), ne se trouvent néanmoins que dans les tables d'hôte du premier et du dernier degré. Elles ne se montrent point à la table d'hôte à 3 francs; la maîtresse de la maison les en éloigne avec une vigilance qui tourne au profit de la morale et de sa coquetterie,—deux incompatibilités qu'elle seule a trouvé le moyen de concilier.

Si jamais, dans un de ces accès d'humeur vagabonde auxquels tout vrai Parisien est périodiquement soumis chaque année au retour du printemps, il vous prend fantaisie de franchir la barrière pour aller voir, du haut des buttes Montmartre, se coucher l'astre aimé auquel vous avez l'obligation de porter aujourd'hui un pantalon d'une entière blancheur et des brodequins d'un lustre irréprochable, permettez-moi de me joindre à vous et de diriger votre excursion poétique. D'abord, des raisons particulières et que vous allez connaître m'engagent à vous faire sortir de préférence par la barrière Pigale. Au lieu de commencer immédiatement notre ascension par la rue en face, tournons, je vous prie, à gauche, et traversons le boulevard. Il n'est que cinq heures et demie; le soleil ne se couchera pas avant deux heures d'ici. Vous n'avez peut-être pas encore dîné; dans ce cas permettez-moi de vous offrir... un dîner à la barrière. Bah! un peu de honte est bientôt passé, et je vous promets de ne pas vous trahir auprès de vos amis du Café de Paris. Nous voici précisément en face de la célèbre table d'hôte de M. Simon. Levez la tête et lisez, là, à côté de cette petite porte verte grillée, sur une affiche collée à la muraille: Table d'hôte à 1 franc 25 centimes, servie tous les jours à cinq heures et demie. Allons... personne ne vous voit... entrez.

Déjà les tables sont dressées dans le jardin, sous un berceau de vignes et de chèvre feuilles recouvert d'une toile en forme de tente. Prenons place, et ne vous impatientez pas. Il est 6 heures, à la vérité, et le dîner est annoncé pour 5 heures et demie... à la montre du maître de céans. Or, règle générale, la montre d'un directeur de table d'hôte retarde toujours d'une demi-heure.—Avec le quart d'heure de grâce, cela fait près d'une heure entière; pendant ce temps, le potage peut se refroidir et le gigot brûler; mais les consommateurs arrivent, la table se garnit, et la recette est sauvée!

Ce monsieur placé au centre de la table, carrément posé sur sa base, coiffé d'un bonnet grec légèrement incliné sur l'oreille gauche, couvert d'une veste ronde, c'est M. Simon, le maître du logis. Son œil plane avec autorité sur cette foule de têtes inclinées, tandis qu'il distribue à droite et à gauche le potage encore fumant. M. Simon ne parle guère que pour donner des ordres; sa parole est grave et son ton assuré. Sa figure exprime le sentiment de la dignité personnelle et de la haute responsabilité qui pèse sur lui. Dans les intervalles du service, il se mêle quelquefois à la conversation de ses voisins, tout en suivant de l'œil les différents mouvements des consommateurs. Il apaise les mécontents par un sourire, calme leur ardeur impatiente, et gourmande du geste et de la voix la lenteur de la cuisinière. M. Simon possède évidemment l'usage du commandement; il y a un sang-froid imposant dans toute sa personne, et une précision admirable dans ses moindres mouvements. M. Simon a été infailliblement sous-lieutenant, chef d'orchestre ou conducteur de diligences.

Madame Simon est cette petite femme vive, maigre et alerte, que vous voyez voltiger incessamment autour de la table et de la table à la cuisine. Ses cheveux gris ont pu être, il y a vingt-cinq ans, d'un blond charmant; sa taille a peut-être été ronde et souple; rien n'empêche de croire qu'il y eût des roses sur ses joues, et je ne parierais pas que ses petits yeux n'aient excité plus d'un incendie.....

Quoi qu'il en soit, madame Simon semble marcher incessamment sur des charbons ardents: ses mouvements sont saccadés, ses gestes pointus, et ses formes se dessinent à angles aigus sous sa robe étroite et courte. L'impatience et la contrainte se révèlent dans l'obliquité habituelle de son regard; il y a de l'amertume dans son sourire et une colère étouffée sous la cornée jaunâtre de ses yeux ronds. Elle répond d'une voix aigre-douce aux diverses réclamations qu'on lui adresse, et semble vouloir ressaisir avec ses doigts crispés les suppléments gratuits qu'elle se voit forcée d'apporter aux estomacs récalcitrants. Il y a de la vieille demoiselle dans toute sa personne, et la matière d'un procès en séparation dans les regards tristes et langoureux qu'elle adresse à son mari. Au point de vue physiologique, madame Simon est un sujet éminemment bilioso-nerveux.—Je ne comprends pas M. Simon.

Considérée sous le rapport de sa position industrielle, madame Simon est une femme précieuse. Elle ordonne l'invariable menu, surveille la disposition du couvert, la confection du pot-au-feu, et recueille, entre le gigot et la salade, le tribut accoutumé des convives. Elle a, pour cette dernière opération, une formule qui fait beaucoup d'honneur à sa politesse, sinon à son imaginative. A mesure qu'elle va décrivant autour de la table son ellipse journalière, elle frappe successivement et légèrement sur l'épaule de chaque convive inattentif, et lui dit, tendant la main et adoucissant sa voix: Monsieur, je commence par vous.—Et, à chaque station, comme une quêteuse bien apprise, elle sourit de la même manière, et répète avec la même inflexion caressante, l'éternel et fatal: Monsieur, je commence par vous. 216 J'ai vu des organisations d'artistes tressaillir au son de cette voix criarde et frissonner au contact de cette main osseuse.

Ce monsieur que vous examinez avec une curiosité inquiète, comme une personne dont on a vu la figure dans un lieu quelconque, est un de ces industriels nomades qui vont transportant, selon les exigences de la police, de boutique en boutique, leurs marchandises au rabais, et leurs foulards à 25 sous. Cette grosse dame, à la figure épanouie, à la large poitrine, qui boit son vin pur, met du poivre dans ses épinards et ses coudes sur la table, c'est la compagne du négociant de contrebande. C'est elle qui se tient en permanence à l'entrée du magasin, comme une séduction vivante. Elle représente tour à tour l'étrangère attirée par la curiosité, ou la bourgeoise séduite par le bon marché et l'éclat des couleurs. Elle est chargée de se récrier incessamment sur l'excellente qualité des étoffes et de feindre d'acheter, afin de pousser à la vente. C'est une variété de la famille des mouches.

Le grotesque personnage que vous semblez écouter avec un certain intérêt est un type particulier aux tables d'hôte, et qui mérite d'être signalé. La monomanie funeste dont il est atteint n'a pas encore de nom dans la science. Chaque jour cet homme dévore, avant son dîner, tout ce qui s'imprime de feuilles publiques, quotidiennes, hebdomadaires, artistiques, politiques, scientifiques et littéraires, à Paris et en province, sans en passer une seule ligne, depuis le premier Paris, jusqu'à la pommade mélaïnocome inclusivement. Ce gargantua de la presse périodique éprouve naturellement le besoin de soulager sa mémoire de cette indigeste et prodigieuse consommation.—Avis aux voisins malencontreux.—Il vous prend à partie sur un mot et vous fait avaler, en manière de miroton, toutes les banalités et bribes de journaux déguisées et préparées à sa façon. Il est, d'ailleurs, emphatique et déclamateur, comme un régent de collége communal. Sa phrase filandreuse et lourde tombe, mot à mot, dans votre oreille, comme le plomb fondu, goutte à goutte, sur l'occiput d'un condamné.—Signalement: cinquante ans; grand, sec, teint bilieux; habit râpé, boutonné jusqu'à la cravate, pantalon sans sous-pieds, perruque rousse.

Ce gros homme qui trône à l'une des extrémités de la table, rappelle, d'une manière assez heureuse, l'enseigne du Gourmand. C'est le même type de sensualité, la même figure large, bouffie, luisante et colorée, avec le triple menton, les petits yeux enfoncés et brillants, le front déprimé, l'art inquiet. C'est la gloutonnerie aux prises avec l'avarice, le gourmand qui dîne à 25 sous.

Je n'en finirais pas avec le portrait, si je voulais seulement esquisser les plus saillantes de toutes les originalités dont la table d'hôte à 25 sous nous offre une si riche collection. A madame Simon seule appartient la faculté de les saisir d'abord et de les bien comprendre, en les faisant concourir merveilleusement à l'harmonie générale et à la prospérité de l'établissement. Rapprocher les distances, vaincre les antipathies physiques et morales, veiller, à la fois, sur l'ensemble et sur les détails, dominer et faire mouvoir, pour ainsi dire, comme un seul homme, toute cette foule de prétentions rivales et de mâchoires en concurrence,—voilà le grand art de la maîtresse de la table d'hôte, le triomphe et la gloire de madame Simon. - FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021