BIBLIOBUS Littérature française

La journée d’un médecin (1841) - L. Roux (18..-18..)

UN médecin de Paris qui a une clientèle, un service dans un hôpital, un titre à la Faculté et des chevaux à l’écurie, quelquefois même un éditeur, ce médecin-là étant surtout au monde pour les besoins de ceux qui souffrent, se lève à cinq heures du matin pour rédiger, à tête reposée, ses observations sur les maladies de la veille, en grossir ses oeuvres complètes ou les envoyer au journal du lendemain. L’heure de son hôpital (sept heures) l’arrache à ce travail de cabinet. Il s’y rend à pied ou en demi-fortune. Il met, dans tous les cas, une précision mathématique à arriver à l’heure. Cette ponctualité lui donne le droit d’être très-sévère envers les élèves retardataires ; il en use quelquefois, mais il n’en abuse jamais. A l’hôpital il est chef de service ; ses malades, sa clinique, ses opérations l’absorbent tout entier jusqu’à dix heures.
Dupuytren s’était fait une loi de ne céder à aucune instance venue du dehors, en ce moment-là, de n’être distrait pour aucun motif de ce service des pauvres, exemple admirable et qui prouve beaucoup en faveur du caractère de ce grand chirurgien.
Il y a à l’Hôtel-Dieu, d’après un usage antique et solennel, une flûte qui doit servir au médecin de repas du matin. Les nouveaux médecins s’abstiennent d’y toucher avec un religieux respect ; Dupuytren prenait toujours cette flûte, par égard pour la tradition et peut-être aussi pour son estomac.
Il est onze heures quelquefois, et le médecin n’a pas quitté le tablier, ne s’est pas appartenu un seul instant.
Il rentre chez lui avec un appétit féroce. Quelques malades l’attendent dans une antichambre. Il se dit très-occupé et il ne tarde pas à l’être en effet ; il y aurait conscience de l’arracher à ses préoccupations. En ce moment, donnât-il des consultations, il n’aurait, je pense, le courage de mettre personne à la diète. Mais après avoir fait la part de ses appétits, le médecin reçoit sa clientèle à domicile. Ce sont les malades du quartier, qui ont trouvé le moyen ingénieux d’économiser une visite, et qui viennent surprendre à moitié prix une guérison qu’ils paieraient bien cher dans leurs foyers.
Le médecin monte aussitôt après en voiture, consulte sa liste de visites, et se fait descendre chez ceux qu’il nomme à juste titre ses malades.
Il y en a de tous les étages, de tous les quartiers, de toutes les professions, de tous les cultes, de tous les rangs et de tous les idiomes. Ici la maladie dérive d’une passion ; là la passion prend le caractère d’une maladie ; ici l’indigence se cache sous le luxe ; là c’est la richesse qui est enfouie sous des haillons. Une des propriétés du médecin, c’est de voir l’homme à nu et à toutes les heures de la journée. Selon l’épidémie qui court, le médecin prodigue la saignée ou les purgatifs, les stimulants ou les antiphlogistiques ; il n’a quelquefois qu’une seule corde à son arc : elle lui réussit à tous coups, à ce qu’il dit, du moins. Il faut rendre cette justice au médecin, qu’il demande peu de chose aux gens de lettres, et on l’accuse de méconnaître le génie ! Le médecin le connaît intus et in cute, et le traite par des douches. C’est assez bien formulé pour un médecin !
Quel homme, au reste, est aussi impatiemment attendu que le médecin ? Entouré, pressé, flatté, interrogé comme un oracle, on croit qu’il ne rencontre que des visages tristes ; mais au contraire il n’en peut rencontrer que d’épanouis, ouvertement ou en secret. Est-on convalescent ou mort, il y a toujours quelqu’un qui se réjouit.
Rien n’afflige dans le médecin que son absence ; l’impossibilité de l’avoir montre de quel prix il peut être pour un malade.
Sa journée étant tout son revenu, il la fractionne en autant de coupons qu’il a de malades. Un des principes de sa pratique, c’est de parler peu et d’écouter encore moins ; les médecins qui parlent peu inspirent généralement plus de confiance.
Le médecin, outre le personnel flottant de ses malades, a le cadre réglé de ses occupations, et dans ce tissu si dense, si serré, qui compose un de ses jours, comme pour les simples mortels, d’une durée moyenne de vingt-quatre heures, il faut qu’il loge les appels en consultation, les visites d’extra à la campagne, les voyages en poste qui arrachent à grands frais un médecin à son centre de vitalité, à son quartier général. Si l’on réfléchit qu’il est, en outre, membre de plusieurs sociétés savantes, de plusieurs conseils de salubrité, de plusieurs comités ou autres choses de bienfaisance, on a peine à se rassurer en pensant qu’il a l’Académie royale de médecine pour se reposer.
Il rentre chez lui à deux heures pour sa consultation. C’est une de ces heures religieuses qui fixent invariablement le médecin à la même table, en face du même buste d’Hippocrate. Il y a là recomposition pour lui de ce kaléidoscope d’infirmités, qui les lui représente en faisceau à l’hôpital, disséminées ensuite sur la surface des douze arrondissements, puis groupées de nouveau dans son antichambre, infirmerie plus élégante que la première, mais qui n’en est qu’une variété. Dupuytren, le même homme que nous avons vu professer avec une si noble abnégation le sacerdoce de l’art, procédait aussi avec une dignité hippocratique à cette consultation. Un secrétaire placé dans un salon à côté de son cabinet était chargé d’en recevoir le prix, invariablement fixé à cinq francs. La consultation est le tribunal de la pénitence de la médecine : tout le monde n’en peut pas sortir avec l’absolution ; beaucoup reviennent la chercher.
Chaque malade a pris quelques minutes du temps si précieux de l’homme de l’art. Il interroge la pendule avec anxiété, et se voit parfois forcé de suspendre ses consultations, comme il a suspendu ses visites. Nous parlons des exceptions, c’est-à-dire des célébrités médicales. Le temps passe beaucoup moins vite pour les médecins qui ne sont pas célèbres, ou pour les autres célébrités qui ne sont pas médecins.
Pour le médecin, c’est l’heure d’une nouvelle toilette ; ses clientes du grand monde l’attendent pour avoir de lui le bulletin de leur santé. La toilette d’un médecin doit être doctorale : habit noir, chemise à jabot d’une extrême finesse, ampleur de vêtement ; encore jeune, il peut avoir la taille serrée, des gants jaunes et des bottes vernies ; mais ce dandysme facultatif fait sourire les vieilles réputations.
Le médecin a équipage pour cette seconde visite. Il est moitié homme du monde et moitié médecin. Il ne manque jamais de donner à corps perdu dans une invitation à dîner, qu’il refuse d’un habitué au Rocher de Cancale, pour avoir le droit d’en esquiver une autre à la fortune du pot d’un académicien de ses amis, et cela parce qu’il tient à faire un bon dîner. Un médecin dîne chez soi et presque jamais autre part.
Le dîner d’un médecin est quelque chose d’hygiénique et de confortable à la fois, basé sur les lois de la tempérance et sur les raffinements de la sensualité. Brillat-Savarin était très-médecin ; aussi tous les médecins tiennent un peu de Brillat-Savarin. Le dîner semble attaché à la profession : c’est une des spécialités internes qu’il cultive avec le plus d’art. Il n’admet à sa table qu’une société plus choisie que nombreuse de gens qui savent manger. Au surplus, sous le couvert de son invitation, on peut avaler sans crainte et même s’indigérer sans scrupule. Les mets, calculés sur le tempérament des convives, sont un brevet de santé pour une huitaine au moins. Un médecin garantit ses convives sains et saufs jusqu’à la visite de digestion. On doit pardonner à ce repas d’être secundum artem, puisqu’il doit porter la compensation des longues fatigues entreprises au nom de l’art.
Au salon on parle encore médecin ou littérature médicale, saupoudrée de quelques nouvelles politiques, de promotions à la Faculté, d’épidémies à la mode ; c’est l’heure où le médecin se résume, compte ce qu’il a ajouté à son blason, se représente le tableau de l’actualité et s’applaudit ordinairement d’être né médecin.
Le médecin fait assez volontiers une apparition à l’Opéra, surtout s’il est médecin du théâtre ; mais il faut qu’une pièce soit bien en vogue pour l’attirer à un autre spectacle : d’où il est logique de conclure que les drames qui ont été vus par les médecins ne sont jamais les plus malades. D’ailleurs, tout est drame pour le médecin. A lui la science des affections et des passions, comme au notaire celle des intérêts. Le médecin a trop vu mourir pour s’intéresser beaucoup à un faux semblant de mort ou d’empoisonnement. S’il pouvait complétement se faire illusion sur ses illusions, il s’enfuirait peut-être au troisième acte d’un drame, de crainte qu’on ne vînt le chercher au cinquième pour porter secours à quelqu’un.
La médecine, voilà le grand élément de l’existence du médecin ; parlez-lui médecine, même au théâtre, vous êtes toujours sûr de l’intéresser. Une nature artiste voit dans le médecin un homme à interpréter ; le médecin voit dans le poëte un cas de physiologie à étudier.
Le médecin est à sa vocation toute la journée : qu’on le prenne à telle heure qu’on voudra, il se meut toujours au nom d’un principe, le principe vital ; il y échappe, mais avec peine, la nuit, pour surprendre quelques heures de sommeil. Il fait verrouiller sa porte, veiller son portier, son domestique ; il est partout pour les solliciteurs, excepté dans son lit.
Quels sont les plaisirs du médecin ? quelles sont ses affections, ses passions, ses manies ? En a-t-il ? a-t-il le temps d’en avoir ? Qui le croirait ! lui qui n’a jamais une minute, qui est toujours en retard de plusieurs secondes sur l’éternité, lui qui dévore le temps, il a celui d’être antiquaire, horticulteur, bibliomane, artiste, collectionneur ; quant à naturaliste, microscopiste, anatomiste, cela rentre dans l’état. Vous trouverez quelquefois le plus grand médecin de Paris occupé à des riens, et tout plein de son sujet. Combien la pauvre humanité ne doit-elle pas souffrir dans ces moments-là !
Le dimanche c’est encore pis ! Le médecin a une maison de campagne où il se rend comme un simple bourgeois. Sa calèche, spacieuse comme un char des pompes funèbres, s’ouvre pour lui et sa nombreuse famille ; et sans que l’on sache ni pourquoi ni comment, le dimanche, la journée du médecin est un peu celle de tout le monde. Mais prenez le médecin sur semaine, alors qu’il est le plus médecin : de l’hôpital à la Faculté, de la Faculté dans son cabinet, de là chez ses clients, ne sachant auquel entendre, toujours en lutte avec le principe délétère de notre nature, asservi, en outre, à nos caprices, à nos fantaisies, à nos imaginations, subissant la plus impérieuse des servitudes, celle d’être souvent utile, toujours indispensable ; vous le trouverez sans cesse agissant, portant la santé, la consolation partout, ne se fixant nulle part ; et la journée du médecin, si pleine d’oeuvres recommandables, est un des problèmes de la science et de la société. – FIN

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes