BIBLIOBUS Littérature française

La Grande Dame de 1830 - Stéphanie de Longueville.

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Voyez-vous cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse, c'est la fille de M. Jourdain.

Molière.

Satisfaisons en tous points votre curiosité d'étranger, disait le comte de Surville au jeune duc d'Olburn, nouvellement arrivé à Paris. Je me suis fait votre cicérone pour vous guider dans cette Babel qu'on appelle aujourd'hui les salons de la haute société, et que vous désirez connaître. Commençons donc le cours de vos observations par la grande dame. Je vais vous présenter à madame de Marne; son mari est ministre depuis hier, et ce soir elle reçoit pour la dernière fois dans son hôtel particulier. Il n'est pas dix heures, c'est un peu tôt pour partir déjà; mais nous arriverons avant la foule, ce qui nous permettra de mieux voir.—Et l'équipage, emportant le duc et le comte, roulait vers la Nouvelle-Athènes. Un pêle-mêle de voitures particulières et de remise, de cabriolets et de fiacres, commençait à s'y étendre en file. Deux municipaux, armés de pied en cap, gardaient les abords de l'hôtel de madame de Marne. Quatre lampions illuminaient l'extérieur. Le vestibule, paré pour la fête, était entouré d'arbres verts comme la porte d'un café, ou un terrain concédé à perpétuité au cimetière du père La Chaise. L'escalier, tourmenté dans son étroite cage, était brillamment éclairé, il est vrai, mais par l'infect gaz de houille. De chaque côté des petits battants de la petite antichambre se tenaient deux domestiques en livrée de fantaisie, faite d'hier, couleur café au lait, galonnée d'argent et à boutons portant les lettres D. M. Pour arriver à la reine du lieu, le comte et son compagnon devaient traverser deux ou trois salons qui commençaient 162 à se remplir. Madame de Marne était assise, au fond du dernier, sur un fauteuil doré, et, comme une reine présidant sa cour, à la tête d'une ellipse de femmes couvertes de gaze, de fleurs et de diamants, elle se tenait aussi raide que possible, et ne laissait que lentement tomber de sa bouche quelques rares paroles déjà empreintes de la réserve diplomatique du ministère des affaires étrangères, où le lendemain elle allait faire son entrée. Ne promenant autour d'elle que des regards protecteurs ou dédaigneux, madame de Marne essayait de faire de la dignité; elle se posait dans sa nouvelle qualité d'astre au firmament du pouvoir. Petite, mais parfaitement faite; blanche, rose et jolie malgré l'irrégularité de ses traits, elle eût été une très-gracieuse femme sans le ridicule de ses prétentions aux grands airs. A la vue du comte, son visage resplendit d'un indicible redoublement de satisfaction orgueilleuse, et elle cadença sa voix d'une façon nouvelle.

«Toutes les personnes présentées par vous, monsieur le comte, dit-elle en lui jetant un de ses plus aimables sourires, seront toujours bien reçues chez moi.»

Puis s'assouplissant un peu:

«J'espère que monsieur le duc me fera l'honneur de venir au ministère où je recevrai maintenant régulièrement tous les mercredis.»

A peine le duc a-t-il le temps de répondre à la gracieuse invitation, qu'un flot de nouveaux survenants vient s'incliner devant madame de Marne. Au retentissement de leurs noms bien plébéiens, elle a repris sa raideur, changé de voix, et regardé le duc d'une façon qui signifie:—Pardon, mais c'est une obligation imposée au pouvoir; l'épidémie de l'égalité a confondu tous les rangs, il faut recevoir tout le monde.

«A quelle famille appartient madame de Marne? demande le duc au comte, en se retirant avec lui dans un angle du salon.

—Ma foi, je le sais à peine. Les grandes dames d'aujourd'hui viennent de partout, sortent de toute greffe. Celle-ci, je crois, est fille d'un forgeron du Berri, devenu grand industriel, comme on appelle maintenant tous les rustres enrichis.

—Ce que c'est que d'être étranger, fit en rougissant la fierté allemande du duc; je m'étais complètement trompé sur la valeur du mot grande dame; je croyais qu'il fallait être de grande naissance pour être grande dame.

—C'est-à-dire que vous le preniez dans son ancienne et véritable acception. Mais tenez, la foule augmente, on étouffe ici; c'est un vrai raout dans toutes ses splendeurs; cinq cents personnes là où trois cents seraient déjà les unes sur les autres; nous ne pouvons plus nous rapprocher de madame de Marne, et il n'y a moyen de rien observer dans une cohue pareille. Venez, voici la porte du boudoir ouverte. Nous y serons seuls, je vais vous expliquer ce que signifie maintenant le mot grande dame.

Sachez d'abord que la vraie grande dame, celle d'autrefois, ne peut plus exister en France dans notre époque qu'on veut appeler de fusion, et qui n'est qu'un temps de déplorable ou grotesque confusion. Emportée par la terrible tourmente de 95, broyée sous les ruines de la vieille monarchie, elle a dû aller achever de mourir sur le sol de l'émigration, ne pouvant transmettre à ses filles que quelques-uns des débris tronqués du magnifique héritage qu'elle avait reçu de ses aïeux; les autres, épars, divisés, subdivisés, sont devenus le patrimoine de la fortune qui seule les dispense maintenant à ses favoris d'un jour. Celle qui se décore aujourd'hui du titre de grande dame n'est qu'une caricature ou l'antithèse de la vraie grande dame du passé, majestueux morceau d'ensemble dont toutes les parties parfaitement à l'unisson étaient marquées d'un ineffaçable sceau de grandeur. Voyez les portraits de la grande dame d'autrefois: comme les traits, l'air de tête, l'attitude générale du corps s'harmonisent admirablement, et concourent, ainsi que dans les statues des grandes divinités grecques, à indiquer la supériorité native. Ce sont toutes les grâces unies à la grandeur, mais à une grandeur qui, comme la force au repos de l'Hercule Farnèse, sent qu'elle n'a besoin d'écraser personne pour se faire connaître ou apprécier. Assemblage des plus nobles éléments d'une nature choisie, polie et repolie par le temps; brillante transfiguration d'une masse de gloire accumulée par les siècles, inscrite par cent générations sur toutes les pages de notre histoire, la grande dame d'autrefois, c'était le sang de tous ces hauts barons de France dont pendant dix siècles les bannières s'étaient montrées dans toutes les batailles à côté et presque à l'égal de l'oriflamme. A sa naissance elle avait pris rang à la suite d'une filiation de preux, sur un arbre généalogique tout blasonné. Elle s'appelait Crillon ou Montmorency.

Sans le secours des pompes du luxe, sous l'habit d'une femme des champs aussi bien que sous son riche costume de cour, dans tout et partout on reconnaissait la grande dame, en qui respirait la fierté du sang, la beauté d'une noble race. Dépouillez celle d'aujourd'hui de la magie de sa fortune, ôtez-lui ses cachemires et ses diamants, et il n'en restera rien. En voyant cette grande dame actuelle, le vieux conte de la Petite Cendrillon revient en mémoire; on est tenté de le lui appliquer, sauf la mignonne pantoufle, dans laquelle son pied ne pourrait entrer. Mais la baguette enchantée de la marraine n'est-elle pas la saisissante allégorie de la puissance de la fortune? Le potiron changé en équipage, la robe de bure en robe lamée d'or, ne sont-ils pas les prodiges par lesquels la capricieuse déesse produit la grande dame du jour?»

Le comte était un vieillard à l'esprit mordant; c'est-à-dire qu'il était causeur et caustique. Il avait entamé le chapitre favori de ses filiaux souvenirs, le duc l'écoutait sans l'interrompre.

«La grande dame d'aujourd'hui n'a ni traits arrêtés, ni formes exclusives, ni type particulier: elle est quelquefois jolie, rarement belle, ordinairement riche, car dans notre siècle tout métallique, sa dot a été le plus communément le piédestal de sa grandeur. En scène, c'est une actrice pleine de raideur et jouant faux; derrière la coulisse, ce serait souvent une charmante et gracieuse femme, si presque toujours l'orgueil, l'enivrement de la prospérité, n'empoisonnaient ses qualités natives. Produit d'un coup de bourse, d'un remaniement ministériel, d'une dissolution de la chambre des députés, d'une augmentation de la chambre des pairs, sans passé, sans lendemain, la grande dame de notre époque n'est qu'une étoile filante sur l'horizon des révolutions, une improvisation plus ou moins heureuse de la fortune, le dernier mot d'une intrigue politique. Petite bourgeoise montée sur les hautes échasses de son orgueil, de là elle croit tout dominer, et s'imagine être réellement ce qu'elle affecte de paraître, en changeant quelque peu son nom, en y glissant la particule aristocratique s'il ne sonne pas trop mal avec elle, en le faisant suivre de celui de sa naissance; ou bien en le supprimant tout à fait, sans autorisation du garde des sceaux, pour prendre uniquement celui du village voisin de sa maison de campagne. Il faut avoir connu la grande dame d'autrefois pour comprendre l'excès du ridicule de celle qui affecte aujourd'hui de la remplacer. Tout ce que vous voyez ici en toilette, en luxe, ces petits salons dont les plafonds effleurent presque votre tête, et où s'étouffent trois cents personnes; tous ces hommes vêtus comme pour aller à un enterrement; ces cinq ou six domestiques dans l'antichambre, ces fiacres à la porte, tout cela peut-il offrir le moindre rapport avec le cortège princier qui entourait la grande dame d'autrefois? Les nombreux laquais, les grandes livrées, les carrosses tout armoriés, la foule titrée, pailletée, parfumée; ces hôtels si vastes, si resplendissants de richesses héréditaires; ces salons immenses où se déroulaient majestueusement les flots soyeux et dorés des grands habits de cour, les proportions des habits, comme celles des hôtels et des fortunes, ont complètement changé. La richesse et la grandeur ont disparu du costume; la forme de celui de la grande dame d'autrefois n'appartenait qu'à elle, n'allait qu'à elle; l'étoffe n'en avait été tissée que pour elle. La robe de la grande dame d'aujourd'hui n'est pas d'une coupe différente de celles des autres femmes; elle peut aller à toutes les tailles; ce n'est que la grâce et le goût individuels qui sachent lui donner une certaine distinction.

Pour être juste, il faut convenir que la grande dame d'aujourd'hui a l'esprit plus cultivé que celle d'autrefois, dont l'éducation devait généralement encercler la pensée dans le frivole et spirituel parlage des grands appartements de Versailles. Parfois même il lui arrive de viser à la science. Mais devenant alors ce que les Anglais appellent a blue-stocking, et ne voulant paraître étrangère à aucune de ses spéculations les plus diverses, les plus élevées, elle disserte sur tout: elle parle de physique et de politique, de géologie et de chimie, de médecine et d'astronomie avec plus d'aplomb que les Franklin et les Montesquieu, les Cuvier et les Lavoisier, les Broussais et les Arago, et de façon à en imposer quelquefois sur la valeur réelle de son érudition, si le plus souvent on ne retrouvait, dans les revues ou les journaux qu'elle a lus le matin, tout le bagage scientifique dont elle se décore le soir. La grande dame de la vieille monarchie voyait les beaux-arts travailler à l'embellissement de sa vie dorée, sans être à même d'apprécier leur création autrement que par le sentiment instinctif qui généralement avertit chacun de la présence du beau. Celle d'aujourd'hui ajoute au sentiment la compréhension; elle admire avec discernement, elle donne souvent une partie de son temps à la poésie, à la musique, à la peinture; quelquefois même elle aurait droit au titre d'artiste.

L'orgueil de la fortune remplace dans la grande dame d'aujourd'hui la fierté d'une origine illustre, l'apanage de la grande dame d'autrefois.

«Est-il de noble race? dans quelles circonstances ses aïeux se sont-ils distingués?» demandait-elle d'abord à qui sollicitait l'honneur de lui présenter un inconnu.

«Est-il riche?» est la première question que fait en pareil cas la grande dame d'aujourd'hui.

L'or est le seul dieu du jour, l'or fait tout passer, l'or est le diapason du mérite; la grande dame de nos jours lui doit ses plus gracieux sourires, ses attentions les 165 plus polies. C'est à peu près par lui seul qu'elle est au premier rang; aussi doit-elle proportionner à la fortune de ceux qu'elle voit la considération qu'elle leur accorde.

Comme vous avez pu en juger lorsque nous sommes entrés ici, sa vanité éprouve un haut degré de satisfaction quand des noms historiques viennent orner ses salons; mais généralement, soyez-en sûr, ses plus profondes sympathies resteront toujours acquises aux millionnaires. Dans sa conversation, vous entendrez souvent revenir des chiffres; c'est un effet de la force du sang. «Il a tant de mille livres de rentes, des propriétés qui valent tant, des usines tant, des manufactures tant; c'est un homme dont le crédit est illimité, c'est une excellente maison, ce qu'il y a de mieux à voir dans Paris.» Son admiration s'attache-t-elle à un meuble nouveau, à un riche bijou, à un élégant équipage, elle ne manquera pas de compter parmi les motifs qui la justifient le haut prix de l'objet admiré. La grande dame d'autrefois ne songeait jamais à la valeur numérique de chaque chose, elle ne savait pas calculer; l'argent lui était étranger, elle n'en salissait pas ses mains: c'était la tâche de ses intendants, d'estimer et de payer toutes les créations que le luxe n'enfantait que pour elle. Si quelques inconvénients étaient attachés à cette insouciante ignorance de la valeur monétaire, ils étaient rachetés par d'incontestables avantages: ses libéralités enrichissaient ceux qui l'approchaient, donnaient à tous ses actes, même à ses plus folles dépenses, un caractère de grandiose qui n'a rien non plus d'analogue maintenant. Mesquine en tout, la grande dame actuelle, si elle est prodigue, ne sait qu'épuiser sa bourse sans grandeur, dans le renouvellement incessant des mille riens que la mode produit quotidiennement. Si, au contraire, un esprit d'ordre la caractérise, elle ne sait mettre, la plupart du temps, dans la tenue de sa maison que la parcimonie de ses bourgeoises traditions de famille. Petitesse, orgueil et vanité, voilà la grande dame d'aujourd'hui; voilà l'époque. Chaque temps semble avoir la sienne, dans laquelle il se résume. Entre celle d'aujourd'hui et celle d'autrefois, la France en vit deux autres sur lesquelles je ne m'étendrai pas: l'une, celle du directoire et du consulat, rappela Aspasie et Phryné; elle en eut les grâces, la beauté, l'esprit, le cœur, les mœurs; elle fit cesser la terreur, arracha la France aux saturnales révolutionnaires, y substitua les voluptueuses et brillantes fêtes dont le Raincy fut un des théâtres, et où allèrent se préparer à leur métamorphose les Brutus de la veille, qui le lendemain devaient se réveiller courtisans d'un despote; l'autre, dans laquelle sa devancière vint naturellement se transformer et se fondre, fut la grande dame de l'empire, morte avec le soleil dont elle était un rayon. Celle-là aussi se montra un assemblage de contraires; mais, fille de la victoire, elle en recevait jusqu'à un certain point les fascinantes proportions; et si parfois perçait en elle quelque chose des manières et du langage des camps, du moins son titre, l'hermine de son manteau d'altesse, étaient-ils le prix mérité de mille actions d'éclat sur tous les champs de bataille où l'aigle impérial avait abattu son vol triomphant.

La grande dame d'aujourd'hui a plusieurs voix dans la voix, comme vous avez pu le remarquer en entendant madame de Marne. Elle en enfle ou diminue le volume selon la qualité des personnes auxquelles elle s'adresse. Dans les prétentions de son orgueil, elle est toujours à côté du ton juste, et fait l'effet d'un instrument discord. Elle 166 manque de naturel, ou l'étouffe sous l'empesage de sa politesse maniérée, opposé de la politesse vraie, simple et de bon goût qui distinguait la grande dame d'autrefois. Rarement elle sait être familière sans tomber dans le commun. Arrogante et dédaigneuse avec ses inférieurs, presque toujours elle pèse sur eux de tout le poids de son orgueil. Ses susceptibilités sont excessives; un rien l'alarme, et, comme le soldat en faction devant une place nouvellement conquise, sans cesse elle est sur le qui-vive; préoccupée de la crainte qu'on ne veuille lui contester la sienne, ou qu'on ait la pensée de lui dénier sa supériorité, elle s'apprête à soutenir l'une et à défendre l'autre par un redoublement de hauteur dans le ton et de roideur dans les manières.

Avec la grande dame d'autrefois ont disparu les immenses domaines, les vastes châteaux, dont les hautes et antiques tours avaient puissance de protéger les hameaux qui en relevaient. Avec elle sont morts tous les droits seigneuriaux, conquête de ses ancêtres, prix de leur sang, fleurons de sa couronne ducale. Dans ses petites maisons de campagne bâties d'hier, et où tout est mesuré à sa petite grandeur, la grande dame du jour essaye de ressusciter la noble châtelaine. Elle se pavane prétentieusement dans l'exercice de son étroite et bourgeoise hospitalité, sorte de contrepartie de l'hospitalité princière qu'on trouvait chez la vraie grande dame. Elle veut se donner avec le maire du village des airs de suzeraine avec son bailli; elle se fait rendre des honneurs par le garde champêtre. En parlant des cultivateurs ses fermiers, quelquefois plus riches qu'elle, et par conséquent plus indépendants, puisque la fortune seule maintenant donne l'indépendance, elle dit arrogamment: Mes paysans.

Le jour de sa fête, elle daigne quelquefois faire danser les habitants du village voisin de sa maison de campagne, devant la grille de son parc; et dans l'excès de sa munificence, elle ajoute à cette faveur celle d'une distribution de deux ou trois pièces de petit vin, coupé souvent à l'avance, et par précaution hygiénique sans doute, de moitié eau. Où la grande dame d'autrefois faisait sans éclat d'abondantes aumônes, celle d'aujourd'hui répand avec faste ses parcimonieuses largesses, qui n'adoucissent qu'une heure la misère de l'indigent. Mais en revanche, et on lui doit la justice de le proclamer, si dans ses charités elle est trop économe de sa bourse, du moins faut-il reconnaître qu'elle s'y montre prodigue de sa personne. Infatigable à danser pour les uns, à chanter pour les autres, on la voit dame patronnesse de toutes les fêtes, bals, concerts organisés au profit des réfugiés, des pauvres, des veuves, des orphelins, que de généreuses sympathies et la pitié publique sentent le besoin de secourir. Poussant le dévouement plus loin encore, et voilà le sublime! à certaines époques de paroxysme pour l'indigence, afin de lui mieux venir en aide, la grande dame se fait marchande en son nom dans des bazars improvisés, oui, marchande! et, avec le courage du Rédempteur, accomplissant sa passion, elle poursuit toutes ses connaissances, riches ou non, les force à lui payer au poids de l'or les mille bagatelles étalées devant elle, les contraint à compléter la sorte de taxe des pauvres que les âmes compatissantes doivent, dit-elle, s'imposer, et dans laquelle personnellement elle ne figure guère cependant que par de petits ouvrages, travail de ses mains: manchettes, pelotes, écrans, essuie-plumes, dont Harpagon, si elle eût été sa fille, lui aurait permis de grand cœur de faire les  frais. Néanmoins, et probablement parce qu'elle se pose devant un simulacre de comptoir, au milieu d'un appartement bien chaud, bien confortable, cette grande dame se persuade donner au monde un édifiant exemple d'immense bienfaisance. Qui pourrait même affirmer, car le champ du fol orgueil est aussi incommensurable que les plaines de l'éther, si en ces moments elle ne va pas jusqu'à s'imaginer faire admirer sur son front l'auréole de divine charité dont resplendissait celui de saint Vincent de Paul alors qu'ayant donné son unique manteau, sa dernière obole aux pauvres, volontairement, et pour racheter le captif de sa chaîne, il se condamnait aux rudes et abjects travaux des galériens?

La fibre de la foi est morte au cœur du siècle; c'est le scepticisme de l'école voltairienne qui l'a tuée; car, telle que le simoun, ce terrible vent du désert dont le souffle mortel flétrit, dessèche, anéantit tout ce qu'il peut atteindre, cette audacieuse école n'a rien respecté, a tout détruit. Sous le prétexte de ne vouloir que flageller l'ignorance, la superstition, le fanatisme et l'hypocrisie, elle a étouffé dans les âmes le sentiment religieux, source unique et pure des plus sublimes inspirations, et ne l'a remplacé que par le doute qui torture, ou le froid matérialisme qui tue l'homme dans sa plus divine essence. Néanmoins, par ton, par mode, pour se donner un air de femme née, la grande dame affecte d'observer certains commandements de l'Église. Elle a un livre d'heures enrichi d'agrafes d'or; sa place, réservée à l'Assomption ou à Notre-Dame-de-Lorette. Elle est quêteuse et marraine de cloches. Dans la magnificence de sa dévote ardeur, elle donne une Vierge de plâtre, un devant d'autel en tulle brodé, un ciboire de maillechore à l'église du village voisin de sa maison de campagne, et un dîner de temps à autre à monsieur le curé.

Généralement la grande dame se parfume, autant que possible, d'opinions aristocratiques. Nul plus que l'ingrate ne fulmine d'anathèmes contre les révolutions qui l'ont faite ce qu'elle est. Si vous avez bien saisi la pensée de madame de Marne, quand des noms plébéiens dont la fortune ne dorait pas l'obscurité sont venus résonner à ses oreilles, vous aurez compris combien la nouvelle grande dame souffrait de la confusion des rangs, combien elle gémissait de la nécessité où se trouve aujourd'hui le pouvoir de ne faire de ses salons qu'une sorte de macédoine sociale.

La grande dame actuelle est à peu près aussi libre de son temps que toutes les autres femmes; sa vie est la même sur une échelle un peu plus dorée. Pour elle pas de charge de cour, pas de tabouret, pas de jeu de la reine; mais en revanche la royauté citoyenne lui donne quelques bals qu'elle embellit de tous les attraits d'une fête de famille, en ayant soin d'y convier les cinq ou six mille notabilités de l'Almanach du commerce.

Amour, galanterie, tout est mort en France. Les femmes n'y ont même pas maintenant le privilège de venir, pour les hommes, en première ligne après leurs affaires; elles ne sont plus qu'une sorte d'entr'acte à leurs plaisirs, un temps d'arrêt entre une course à cheval au Bois et un souper au Café de Paris. Entourée de moins de séduction que la grande dame du passé, celle qui a pris son nom est-elle plus fidèle à la foi conjugale? J'en doute fortement; mais le siècle n'a rien à lui dire, elle demeure vertueuse à sa façon, elle observe ses préceptes, elle sauve les apparences. Au surplus, le mystère dans ses intrigues, dans ses amours, est pour cette grande dame une nécessité de position, une condition d'existence. Plante apportée d'hier sur le sol où elle se couvre de passagères fleurs, elle sent qu'elle n'aurait pas puissance de résister au vent du scandale si elle avait l'imprudence de lui donner prise, et qu'il la briserait et la rejetterait dans le néant.»

Comme le comte achevait ces derniers mots, un grand jeune homme à la longue figure pâle, et au menton couvert d'une barbe moyen âge, parut venir se glisser mystérieusement dans le boudoir; mais à la vue du comte et de son compagnon, il recula précipitamment.

«Je ne doute plus, dit le comte avec un sourire malin: oui, la grande dame a ses heures de réception à huis clos. L'orchestre en effet chante ses dernières contredanses, la foule est diminuée, hâtons-nous de nous rapprocher de madame de Marne, si vous voulez saisir encore un trait de la grande dame actuelle.

—Quel est cet homme qui se balance sur lui-même au milieu de ce salon, comme un cygne dans son bassin de marbre, et qu'écoute avec une si respectueuse attention le groupe qui l'environne?

—C'est le fils d'un ancien maître d'école de village. C'était avant 1850 un petit journaliste, répondit le comte de Surville au duc d'Olburn; c'est aujourd'hui le représentant et le défenseur des intérêts de la France dans toutes les cours de l'Europe, dans tous les pays du monde. C'est le mari de la grande dame, M. de Marne, le ministre d'hier. – FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021