BIBLIOBUS Littérature française

La Garde - Alexandrine-Sophie de Bawr (1773 – 1860)

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

  

Il existe à Paris pour les femmes un état extrêmement lucratif, qui, bien que fatigant sous plusieurs rapports, n'en convient pas moins parfaitement aux paresseuses, car la paresse n'est point précisément le désir ou le besoin de ne rien faire; elle est bien plutôt l'antipathie d'un travail uniforme et journalier. Tel paresseux consentira volontiers, pour gagner sa vie, à courir la ville depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, qui ne voudra jamais s'astreindre à tenir la plume pendant trois heures de la matinée dans une étude ou dans un bureau. Ce qui lui coûte, ce qui répugne surtout à sa nature, c'est de se mettre à l'ouvrage: témoins ces hommes qui n'ont conservé de place dans aucune classe de la société, et qui préfèrent le métier de faiseur de tours, d'acteur dans les parades, etc., métier que, malades ou bien portants, ils exercent en plein air, exposés à toutes les intempéries des saisons, et souvent même au péril de leur vie, quand ils auraient pu devenir d'honorables et bons ouvriers. Pour donner le change à la paresse, il suffit de variété dans le labeur, et l'état dont je parle ici fait mener à celles qui le choisissent la vie la plus variée dans ses accessoires que l'on puisse imaginer.

Tous les mois à peu près madame Jacquemart change de domicile, de lit (quand la circonstance permet qu'elle dorme dans un lit), fait connaissance avec de nouveaux visages, et se voit forcée d'étudier de nouveaux caractères, avec lesquels il faut qu'elle sympathise si elle veut s'assurer de bons traitements dans les diverses maisons qu'elle habite. Heureusement, un long exercice de sa profession lui a 130 appris à démêler au premier coup d'œil les personnes qui jouissent de quelque importance dans le logis où elle vient d'entrer pour la première fois de sa vie: parmi les domestiques, comme parmi les maîtres, elle voit aussitôt quelle est celle ou celui qu'elle doit s'attacher à gagner par la flatterie, ou par des complaisances dont le désir du bien-être l'a rendue prodigue. De même, grâce à cette mobilité d'existence qui la transporte sans cesse du faubourg Saint-Germain dans le Marais, et de la Chaussée-d'Antin dans le faubourg Saint-Marceau, elle a appris à mesurer son ton, ses discours, et jusqu'à ses gestes, sur les degrés de l'échelle sociale que lui font parcourir ses nombreuses pratiques; elle devient tour à tour taciturne ou babillarde, importante ou câline, respectueuse ou familière, selon le rang, l'âge et la fortune des personnes auxquelles elle donne ses soins; et tel la verrait en fonctions dans des appartements situés à différents étages, qui aurait peine à la reconnaître pour la même personne.

Que madame Jacquemart ait ou non une famille, des enfants, peu importe, puisqu'elle ne pourrait jamais ni les aller voir, ni les recevoir chez elle. C'est tout au plus si trois ou quatre fois par an elle passe quarante-huit heures de suite avec monsieur Jacquemart; car madame Jacquemart est soumise comme toute autre femme au lien conjugal: devenue veuve, elle s'est même hâtée de se remarier, attendu que non-seulement elle désire trouver quelqu'un chez elle, lorsqu'un hasard fort rare l'y fait retourner pour quelques heures, mais aussi parce qu'elle ne veut confier qu'à une personne sûre le soin de tenir proprement sa chambre et son cabinet, et d'entretenir les meubles assez élégants que ces deux pièces renferment. Elle a donc choisi trois jours entre une fluxion de poitrine et un rhumatisme aigu qui réclamaient ses soins, pour épouser monsieur Jacquemart, lequel monsieur Jacquemart, garçon de bureau depuis trente-trois ans au ministère de l'intérieur, s'est établi dans le petit manoir, et vient tous les huit jours à l'adresse qu'elle lui indique, lui apporter du linge, lui donner des nouvelles de sa petite chienne et de son serin, et recevoir le produit de ses journées, les profits du baptême, etc.; somme qu'il est chargé de placer en rentes sur l'état, et qu'elle lui donne toujours intacte, attendu qu'elle n'a jamais occasion de dépenser six liards. Ces entrevues, qui sont souvent interrompues par un coup de sonnette, ne durent que dix minutes au plus, ont lieu dans l'antichambre, et ne permettent pas un mot superflu; elles sont loin, comme on voit, de pouvoir amener un divorce par incompatibilité d'humeur.

Madame Jacquemart est naturellement privée de tous les plaisirs dont jouissent beaucoup de gens de sa classe. Les promenades, les bals, les spectacles, sont choses dont elle se souvient d'avoir entendu parler dans sa grande jeunesse, mais dont l'entrée lui est interdite. Si le hasard lui accorde quelques moments de loisir, elle se garde bien de les perdre en courses inutiles; elle va visiter ce qu'elle appelle ses femmes, s'informer de leur état, gourmander les paresseuses qui laissent passer l'année sans réclamer ses soins, et savoir au juste à quelle époque telle ou telle de ses clientes l'enverra chercher. A l'exception de ces sorties, madame Jacquemart se passe habituellement du plaisir de respirer un air pur, puisque, fût-ce au mois de juillet, elle ne pourrait ouvrir une fenêtre que dans le cas extrême où la femme qu'elle soigne étoufferait au point de se trouver mal.

Ajoutez à tant de privations, la privation du sommeil pendant une grande moitié de l'année, le devoir qui l'assujettit à mille soins dégoûtants, et chacun se dira: Madame Jacquemart est la plus infortunée créature qui soit au monde. Eh bien! il n'en est rien, surtout si, grâce à la protection de quelque célèbre accoucheur, elle est parvenue à ne plus garder que des femmes en couche.

Il est bien certain que pendant plusieurs nuits, il lui est interdit de s'étendre sur des matelas, ainsi que nous le faisons tous; mais elle a contracté l'habitude, le soleil couché ou non, de dormir à merveille dans une bergère, dans un fauteuil, sur une chaise; au besoin même elle dormirait debout. Seulement Morphée lui donne sa part en petite monnaie au lieu de la lui payer en grosses pièces, et elle en souffre si peu, que, dès qu'on la réveille pour réclamer d'elle quelque service, on la voit se dresser sur ses jambes d'un air tout aussi jovial, tout aussi dispos que si elle s'éveillait naturellement après sept heures d'un sommeil suivi.

L'heure du déjeuner venue, on donne à madame Jacquemart une énorme tasse de café à la crème. Ce moment est un des plus doux moments de sa journée; car un sort bienfaisant a voulu que madame Jacquemart fût gourmande: de bons repas sont pour elle une immense compensation à ce que son existence semble avoir de peu agréable. Vivant toujours chez des personnes riches, ou pour le moins chez des personnes qui sont dans l'aisance, chaque jour, avec délices, elle prend sa part de différents mets succulents dont elle ne pourrait se régaler dans son petit ménage. On la soigne; elle se ferait soigner d'ailleurs, et parle sans cesse de la bonne maison dont elle sort, afin de piquer d'amour-propre les gens chez qui elle se trouve. A son dîner, à son repas du soir, et quelquefois même dans la journée, un verre de bon vin vient égayer son esprit et réparer ses forces. Elle a de plus sa tabatière, dans laquelle elle puise toutes les cinq minutes une distraction qui lui plaît infiniment, et qui a l'avantage de la tenir éveillée; sans compter enfin la douce satisfaction de ne point travailler de l'aiguille du matin au soir, ainsi que le fait une pauvre ouvrière pour gagner vingt sous dans sa journée.

Mais, dira-t-on, je ne vois pas dans tout cela une seule jouissance intellectuelle? Patience, madame Jacquemart n'en est pas plus dépourvue que toute autre créature raisonnable; seulement il faut qu'elle les puise dans le cercle rétréci de ses habitudes et de ses pensées. D'abord madame Jacquemart est bavarde, et madame Jacquemart n'est jamais seule; raconter, pour peu qu'on lui prête attention, est un de ses plaisirs les plus vifs, aussi fait-elle subir à ceux qui l'entourent des récits plus ou moins circonstanciés de son passé personnel et des événements romanesques qui ont eu lieu dans les familles au milieu desquelles elle a vécu. Elle ne recule point devant l'exagération, et même devant le mensonge, pourvu qu'elle parvienne à exciter l'intérêt; en sorte que le plus souvent se joint à la satisfaction de parler, qui pour elle est déjà grande, celle qu'éprouve un auteur habile lorsqu'il exerce son génie sur des fables. Quelquefois ses jeunes années se perdent dans un mystère qui autorise les conjectures les plus diverses et permet les histoires les plus fantastiques: mariée de bonne heure à un jeune étourdi, elle est restée veuve, sans fortune, avec quatre enfants en bas âge; de là, série d'aventures à remplir l'existence de cinq générations. Elle a, inévitablement à la suite de sa première couche, essuyé toutes les vicissitudes que Lucine dans ses jours de mauvaise humeur envoie à ses patientes. Est-elle lasse de radoter sur la séduction de sa jeunesse, elle se transporte alors dans un hospice où elle est censée avoir passé les plus belles années de sa vie; toutes ces transmigrations mentales ne laissent pas que de jeter une certaine variété sur son existence; elle n'hésite donc pas à se forger un passé à sa guise et s'identifie si complètement à ses mensonges qu'elle croit avoir éprouvé réellement ce qu'elle raconte. Comme une jeune femme qui ne souffre pas et qui se voit obligée de garder le lit ne s'amuse guère, il arrive parfois que le babil de madame Jacquemart obtient du succès près de son accouchée; s'il en est autrement, elle se rabat sur les domestiques de la maison et trouve bien le temps d'établir de longs entretiens avec eux, soit dans l'antichambre, soit dans la cuisine, soit même dans la chambre de madame où elle cause à voix basse avec la femme de chambre.

Par suite de son goût pour la narration, madame Jacquemart est fort curieuse; elle sait qu'un grand poète a dit: quiconque ne voit guère n'a guère à dire aussi. En sorte que le jour où l'on peut laisser entrer quelques visites est attendu par elle avec une extrême impatience et lui procure une foule de distractions agréables. Dès que l'on annonce une femme, elle s'établit à la fenêtre avec le bas qu'elle tricote (le tricot ayant cet avantage qu'on peut le quitter à la minute sans inconvénient); là, ses yeux et ses oreilles la servent d'une manière si merveilleuse, qu'elle pourrait au bout d'un instant dessiner la figure, la toilette de celle qui vient d'entrer, et que pas un mot de la conversation ne lui échappe. Elle fait ses petites réflexions tout bas, approuve ou critique ce qui se dit, et s'amuse des médisances, si son bonheur veut qu'il s'en glisse quelques-unes dans l'entretien. De plus, il est fort rare qu'elle reste simple observatrice de la scène; outre que la plus légère question qu'on lui adresse lui fournit l'occasion de répondre avec sa loquacité habituelle, il faut montrer l'enfant: c'est elle qui va le chercher et qui l'apporte, qui fait remarquer combien ce petit amour ressemble à son père, quoiqu'il annonce déjà qu'il aura «les beaux yeux de madame» et mille autres propos qu'elle répète depuis vingt-cinq ans pour chaque individu de la génération future qu'elle a vu naître au jour, l'enfant, le père et la mère fussent-ils d'une laideur à faire reculer.

Une autre jouissance de madame Jacquemart, et la plus vive sans doute, si l'on en juge par le penchant presque général de l'esprit humain, c'est le plaisir que donne la domination. Si l'on excepte les dix minutes que dure la visite du docteur, pendant lesquelles madame Jacquemart dépose son sceptre et s'incline respectueusement en recevant les ordres pour la journée, c'est elle qui règne sans partage dans la chambre de son accouchée. On ne peut entrouvrir une porte, essuyer la poussière sur un meuble, allumer une bougie ou mettre une bûche au feu qu'elle ne l'ait trouvé bon dans sa sagesse. Si l'on gratte doucement contre la serrure, ce serait monsieur lui-même qu'il a frappé trop fort. Elle ne laisse pas entrer une visite sans s'être bien assurée que la personne qui se présente n'a sur elle aucune senteur, et sans vous recommander de parler très-bas. Un léger bruit se fait-il entendre dans la pièce de l'appartement la plus reculée, elle sort en fureur «pour aller faire taire ces gens-là qui vont donner un mal de tête à madame.» Les soins qu'elle prodigue à la mère n'empêchent point madame Jacquemart de veiller sans relâche sur l'enfant. C'est elle qui indique la place où l'on doit poser le berceau du nouveau-né, qui prescrit la dose de sucre qu'il faut mettre dans le verre d'eau dont il va boire quelques gouttes, qui préside à tout ce qui concerne sa toilette, son sommeil, etc. Enfin, du matin au soir, elle dirige, elle ordonne, elle exerce un empire absolu; aussi parle-t-elle en souveraine à la plupart des gens de la maison; autant elle se montre gracieuse avec une femme de chambre qui paraît posséder la confiance de madame et celui qu'elle sait être chargé du soin de la cave, autant on la voit traiter impérieusement les autres domestiques quand ils ne se conforment pas à tous les petits soins qu'elle leur recommande sans cesse pour faire croire à l'utilité de sa présence, et son étonnement serait grand si quelqu'un le trouvait mauvais quand il s'agit «de la vie d'une accouchée.»

Madame Jacquemart ne courbe pas seulement la domesticité sous son joug de fer, car ce joug s'étend aussi sur la maîtresse de la maison. Armée des ordonnances prescrites par le docteur, elle ne s'approche pas du lit sans dire: «il faut que madame boive, il faut que madame mange sa soupe,» ou toute autre chose qu'il lui semble ordonner à son tour. Bienheureux, si, peu satisfaite de cette douce illusion, elle n'entreprend point dans certains cas d'indiquer quelque remède de bonne femme qu'elle assure avoir fait employer souvent avec le plus grand succès. Ces mots: «Si ça ne fait pas de bien à madame, ça ne peut pas lui faire de mal,» sont ordinairement l'exorde de ses propositions dans ce genre. Si la pauvre jeune femme a le malheur de s'y laisser prendre, madame Jacquemart joint à l'importance de ses fonctions toute l'importance d'un véritable docteur, ce qui double les moyens de gouverner ceux qui l'entourent. Sans compter qu'elle aime de passion à exercer la médecine. Gardez-vous de parler devant madame Jacquemart de quelque douleur que ce soit, elle les a toutes éprouvées. Sur ce sujet, son savoir est inépuisable. Non-seulement elle vous entretiendra des diverses maladies de la femme, mais aussi des maladies des hommes, car elle les connaît par ouï dire au moins, lorsqu'il ne lui plaît pas de les mettre sur le compte de monsieur Jacquemart; par suite, il n'en existe pas une dont elle ignore le traitement, elle serait en état de soigner les plus graves comme les plus légères: aussi dans une maison qu'elle habite on ne s'est jamais donné une entorse, elle n'a pas entendu tousser sans prescrire aussitôt le bain de pied qu'il faut préparer ou la tisane qu'il faut boire, et sa mémoire est pleine d'une telle quantité d'anecdotes, d'histoires extraordinaires dont le fond roule sur le chiendent, les sangsues et la bourrache, qu'on la prendrait volontiers pour un journal de thérapeutique ambulant.

Le désir de madame Jacquemart est que la mère nourrisse son enfant, parce qu'alors 134 elle devient tout à fait nécessaire jusqu'au moment où elle est parvenue à former la bonne, et Dieu sait avec quelle arrogance elle donne ses conseils à la malheureuse novice, qui se garde bien de lui déplaire en la moindre chose, tant elle croit sa place attachée à l'approbation de la garde. C'est donc toujours à son grand regret (même à part le tort qui peut en résulter pour elle le jour du baptême), que madame Jacquemart en arrivant trouve une nourrice établie; aussi cette pauvre femme devient-elle habituellement l'objet de son antipathie, et se fait-elle une étude de la critiquer et de la vexer tant que la journée dure; si l'enfant crie: «Ce pauvre amour meurt de faim.» S'il tette: «On le fait téter trop souvent, il faut savoir gouverner un enfant pour la nourriture, et cela ne s'apprend pas en un jour.» Il en est de même du talent d'emmailloter, talent que madame Jacquemart possède par excellence, en sorte qu'elle n'épargne pas ses avis à la nourrice. «Prenez garde, prenez garde, vous le serrez trop, il devient tout rouge.»

«Otez donc cette grande épingle que vous avez placée si près de son petit cœur, il n'en faut pas tant pour tuer un enfant.» Et la jeune mère de frémir, de crier à la nourrice du fond de son alcôve: «Écoutez madame Jacquemart, je vous prie, ma chère! faites ce qu'elle vous dit de faire!» et madame Jacquemart de jouir au fond de son âme, et de relever la tête avec autant d'orgueil qu'un général d'armée qui vient de gagner une bataille.

Le sentiment de son importance n'abandonne jamais madame Jacquemart; mais il ne s'oppose point à ce que, selon la circonstance, elle ne se dépouille d'une certaine roideur respectueuse pour montrer beaucoup de bonhomie. Cette métamorphose s'opère pendant le trajet qu'il lui faut parcourir pour se transporter de l'hôtel d'une duchesse dans une arrière-boutique. Elle arrive chez M. Leroux, gros boucher de la rue Saint-Jacques, dont pour la troisième ou quatrième fois la femme vient de réclamer ses soins. Elle entre d'un air jovial et sans façon, saluant les garçons bouchers d'un sourire de connaissance, fait un signe de tête amical à la petite bonne. «Eh bien, monsieur Leroux, dit-elle, avec un gros rire, vous m'avez donc encore taillé de la besogne? Tant mieux, tant mieux: cette chère madame Leroux! J'espère que nous nous tirerons aussi bien de cette affaire-ci que nous nous sommes tirées des autres.»

Ici, tout est fait simplement, rondement, sans phrases. La causerie avec l'accouchée ne tarit pas, car madame Leroux s'amuse des récits qui lui donnent un aperçu du grand monde, qui lui peignent des femmes élégantes, des hôtels somptueux, mille détails de la vie des riches qu'elle ne connaîtrait pas sans sa garde, et madame Jacquemart épuise tout à son aise son recueil d'histoires tragiques et bouffonnes. Elle se montre d'ailleurs tout à fait bonne femme, n'exige jamais rien, ne gêne personne, est toujours prête à rendre quelque service de ménage et va soigner elle-même son café dans la petite cuisine; «car il ne faut pas croire qu'elle prenne jamais des airs de princesse parce qu'elle garde de grandes dames.» Il résulte de cela que madame Jacquemart est traitée chez monsieur Leroux comme une amie de la maison. Elle prend ses repas avec la famille et les garçons, sans en excepter le dîner du baptême, et quand pour le dessert arrive le fromage, M. Leroux va chercher une bouteille d'ancienne eau-de-vie de Cognac, qu'il appelle la vieille amie de madame Jacquemart. Alors, tout le monde de rire, de causer, ou plutôt de laisser causer madame Jacquemart qui en raconte de toutes les couleurs, et de prolonger le temps que l'on reste à table, afin d'avancer un peu la bouteille. Ce n'est certes pas madame Jacquemart qui se lèvera la première; elle s'est hâtée de dire qu'elle a laissé Nanette près de madame Leroux pour lui donner tout ce qu'il faut.

Il ne s'agit plus, comme on voit, des mille petits soins que l'on doit prodiguer à une femme en couche. Non-seulement dans cette maison on frappe les portes avec violence de tous les côtés, mais il monte jusqu'à l'entresol habité par l'accouchée une forte odeur de fumée de tabac, vu que M. Leroux et les garçons fument souvent dans la boutique. Madame Jacquemart ne fait pas plus d'attention à tout cela que madame Leroux elle-même, et pense aussi «qu'il faut laisser ces mignardises aux petites mijaurées dont les nerfs ne supportent rien.»

Le fait est que la mère et l'enfant se portent à merveille, que madame Leroux se lève le quatrième jour, descend à son comptoir le dixième, et que cette décade écoulée, madame Jacquemart se trouve libre d'aller porter ses soins précieux dans d'autres parages.

La tenue de madame Jacquemart est toujours très-soignée, et pourtant, comme elle dit, sa toilette est faite en un clin d'œil. Elle a soin d'ajouter assez souvent qu'il en était de même quand elle était jeune et jolie, ce qui fait remarquer qu'un certain embonpoint lui maintient un reste de fraîcheur qui autorise ses prétentions à la beauté; s'il arrive alors qu'une personne obligeante lui dit que dans sa jeunesse elle devait être fort séduisante, madame Jacquemart s'incline d'un air tout à fait coquet, et bien que ce compliment porte sur le passé, il ne lui en fait pas moins éprouver une petite émotion agréable.

Le travail d'esprit le plus réjouissant pour madame Jacquemart, c'est de calculer de tête à quel total la somme qu'elle a placée dans le mois, et celle qu'elle placera dans le mois suivant, porteront son avoir, en y joignant l'intérêt du tout pendant une, deux ou trois années, selon qu'elle a de temps pour suivre son opération arithmétique. Ce calcul a le double avantage de l'occuper dans ses heures de désœuvrement, et de porter sa pensée sur le temps heureux où elle pourra jouir enfin du fruit de ses longues veilles. Elle se voit alors, possédant un honnête revenu, vivre chez elle en dame et maîtresse, dans la douce société de M. Jacquemart, servis tous deux par une bonne dont elle saura bientôt perfectionner les talents pour la cuisine; se mettant à table à l'heure qui lui conviendra, se couchant, se levant selon sa fantaisie; en un mot, dans la situation prospère d'une femme qui a fait sa fortune. Ce rêve de son avenir l'aide à supporter tout ce que son état présent peut avoir de pénible, au point qu'un grand nombre d'années se passent avant qu'elle se décide à le réaliser: des engagements sans fin qui se succèdent, le désir d'augmenter encore ce revenu qu'elle doit à ses peines, et peut-être le goût de l'étrange manière de vivre dont elle a contracté l'habitude, tout fait qu'elle atteint un âge fort avancé sans goûter ce repos qu'elle croit ambitionner, et qu'elle n'a jamais connu qu'en perspective. Enfin, un jour elle quitte le logis d'autrui pour entrer dans le sien. La pauvre femme va se reposer, hélas! car elle arrive malade, pour mourir le surlendemain dans les bras de ce bon monsieur Jacquemart, qui n'a pas vécu près d'elle la valeur de trois mois depuis qu'ils sont mariés. Elle meurt doucement, sans avoir prévu sa fin, sans grandes souffrances, ayant joui dans sa vie, après tout, d'une dose de bonheur égale au moins à celle dont jouissent l'homme de génie ou le millionnaire. – FIN

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021