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BIBLIOBUS Littérature française

La fille d’auberge (1841) - François Coquille

Quoi qu’on puisse dire, l’antiquité avait du bon !
Si, parmi tant d’autres inventions, les auberges étaient inconnues des anciens, c’est que chaque maison servait d’auberge. Certes, il était doux pour le voyageur, arrivant, épuisé de fatigue, dans une ville étrangère, de se voir entouré d’une foule d’amis qu’il ne se savait pas, et qui briguaient l’honneur de l’avoir pour hôte ! On l’emmenait en triomphe ; de belles esclaves lui lavaient les pieds, et lui prodiguaient les parfums les plus rares. La place d’honneur lui était réservée à table : on se fût gardé de lui demander son nom, comme d’une grave incivilité ; et quand, le lendemain, il s’éloignait sans avoir rien dépensé, le maître du logis le reconduisait hors de la ville, et, le suivant longtemps des yeux, il lui criait encore de loin : « Merci, ô étranger, merci ! »
Eh bien ! ce luxe d’hospitalité primitive, la civilisation a su le remplacer avantageusement par l’invention de l’auberge. Une auberge, c’est le foyer domestique de tous les étrangers ; c’est la table de tous ceux qui ont faim, le lit de tous ceux qui sont las. On court aussi, parmi nous, au-devant du voyageur ! on se le dispute, on s’empare de sa malle et de lui, – de sa malle surtout, lorsqu’elle est d’une dimension rassurante ? – Qu’il commande, et des esclaves lui apporteront, s’il le faut, un bain complet ; qu’il dise un mot, et les meilleurs vins, les mets les plus recherchés lui seront offerts. Maîtres et serviteurs s’empressent à sa voix, ils s’étudient à le contenter et à lui plaire ; ils lui sourient sans cesse, ils se montrent heureux de sa présence, ils voudraient le garder toujours........ Mentionnons seulement deux petites formalités que ne pratiquaient pas les anciens : on lui demande son passeport quand il arrive, et on lui présente une carte à payer quand il part.
La condition première, le complément indispensable d’une auberge, c’est la fille d’auberge. La fille ! ne lui cherchez pas d’autre nom. Vieille ou jeune, laide ou jolie, fille ou femme mariée, peu importe ! Elle a quitté jusqu’à son nom de baptême, par égard pour le voyageur : attention délicate qui épargne à celui-ci un grand travail d’esprit et de mémoire. Il peut parcourir la France entière, et s’arrêter dans cent hôtels différents ; il y aura toujours quelqu’un qui répondra à sa voix, quand, de ce ton impérieux que l’on prend hors de chez soi, il criera : La fille !
D’où vient que Paris a relégué la fille d’auberge en province, et que – le garçon – règne sans partage dans nos cafés, nos hôtels et nos restaurants ? A Dieu ne plaise que je ferme les yeux aux qualités de ce dernier. Ses cheveux, coupés ras et soigneusement rabattus sur ses tempes, sa cravate, d’une entière blancheur, comme celle d’un médecin ; sa veste ronde, ses bas et ses souliers, donnent à sa personne une distinction que je suis forcé de reconnaître. Qu’il soit moins bavard, moins lent, d’un service plus commode que la fille, j’en conviens ; qu’il conseille plus sagement, et disserte avec plus de profondeur sur le menu de la carte et les provisions de l’étalage, je le veux encore ; mais il est si froidement attentionné, si insolemment poli, si égoïstement dévoué ! son amabilité choque, ses grâces fatiguent, ses soins repoussent. Sa perfection est un composé de défauts.
La fille d’auberge, qui a des prétentions moins élevées, plaît davantage. Elle est curieuse, distraite, négligente ; elle vous laissera vous morfondre près d’un dîner qui refroidit, pour se mêler à un commérage, pour voir défiler la parade dans la rue ; mais du moins elle vous sourira au retour, elle fera attention à vous, vous serez quelque chose pour elle ; vous lui plairez ou vous lui déplairez, et, en dépit de votre orgueil et de votre aristocratie, le sentiment de sa bienveillance vous occupera, vous tiendra compagnie.
Demandez aux Anglais qui viennent s’épanouir un peu au soleil de Paris : les Anglais ne connaissent chez eux que la fille d’auberge. Le garçon est une de ces curiosités qu’ils regardent sans les comprendre. On sait ce mot naïf d’un gentleman tout jeune, et qui, n’ayant rien vu, ouvrait des yeux étonnés à l’aspect d’un garçon de restaurant.
« Gârçon, disait-il avec cet air grave d’un homme qui s’est longuement consulté sur un cas difficile ; gârçon !
- Voilà, monsieur, voilà !
- Gârçon..... étiez-vous le fille ? »
C’est à la fille d’auberge surtout qu’on peut appliquer cette variante du proverbe – Dis-moi où tu sers, et je dirai qui tu es. – Entre la grosse paysanne de cabaret et cette créature si alerte et si découplée des grands hôtels et des tables d’hôte, quelles nuances diverses, quels contrastes de langage et de manières ! Elles ne se ressemblent pas ; et pourtant, comme les nymphes de Virgile, elles ne diffèrent entre elles qu’autant qu’il convient à des soeurs.

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.
Voici d’abord venir la fille d’auberge de village. Ne faites pas attention à ses bras rouges, ou que ce soit pour en admirer la vigueur toute masculine. Sa figure est haute en couleurs, ses cheveux s’échappent en touffes désordonnées de dessous son bonnet, son bonnet lui-même est trop souvent posé de travers ; ni le goût ni la propreté n’ont présidé à sa toilette. Pendant tout le cours de la semaine, la fille se couvre et ne s’habille pas.
Quant à son caractère, interrogeons la maîtresse du logis. Celle-ci se fait toujours un plaisir d’énumérer les défauts de sa servante : c’est une dormeuse qu’on ne saurait réveiller à cinq heures du matin ; une étourdie qui, chargée de veiller à la cuisine, aux enfants et aux pratiques, laisse les plats brûler, les enfants crier, et les pratiques s’égosiller. De quoi n’est-elle pas capable ! ne l’a-t-on pas surprise cent fois en flagrant délit de gourmandise ? ne mange-t-elle pas – autant qu’un homme, – et sa langue mal apprise manque-t-elle jamais de réponses insolentes ? De plus, l’on sait fort bien que mademoiselle fait à l’aubergiste des avances et des agaceries.
A ce jugement sévère que la passion a dicté, opposons celui des habitués de la maison. Quoi qu’en dise l’hôtesse jalouse, si les fermiers du voisinage, si les marchands forains, si les colporteurs préfèrent son cabaret à tout autre, ce n’est pas pour elle, qui est vieille et acariâtre ; ce n’est pas pour son vin, qui ressemble à de la piquette ; c’est pour la fille. Ils l’aiment avec son gros rire, avec ses allures décidées, avec ses airs provoquants. Lorsqu’elle vient à leurs cris répétés, et qu’essuyant la table du revers de son tablier elle leur demande ce qu’il faut leur servir, ils ne s’inquiètent pas que sa personne soit négligée, que ses jupons semblent ne pas tenir à son corps, et que ses doigts menacent d’écrire en hiéroglyphes son nom sur les assiettes et les verres. Les braves gens ne regardent pas à si peu. Ce qui leur plaît dans la fille, c’est qu’elle entend la plaisanterie, qu’elle ne s’effarouche de rien, et que sa pudeur est à l’épreuve des plus gros mots. S’émancipe-t-on avec elle, on en est quitte pour une tape vigoureuse qui disloque à moitié l’épaule du coupable. Douce punition qui invite à recommencer ! Enfin ils résument toutes ses qualités dans ce mot : C’est une bonne enfant !
Et puis n’a-t-elle pas comme une autre ses beaux jours ? Quand vient le dimanche, elle fait, à grand renfort de cendres et de savon, une lessive complète de sa personne. Elle revêt le frais déshabillé, le bonnet blanc, la jupe neuve et le mouchoir de col aux couleurs éclatantes. Des souliers fins – j’entends fins par comparaison – ont remplacé les gros sabots. Dans cette chaussure légère, elle court, elle bondit, elle a des ailes ; c’est à ne plus la reconnaître. Le dimanche s’achève, et cette Cendrillon de village, un moment vêtue en princesse, retourne à ses haillons et à ses souillures ; mais elle ne laisse jamais après elle, pour se faire chercher de quelque prince amoureux, une petite, petite, toute petite pantoufle.
Suivons la fille d’auberge sur un théâtre plus digne de son génie. Elle a quitté l’obscur bouchon et l’humble cabaret pour l’hôtel le mieux achalandé d’une sous-préfecture, et sur la porte duquel brille en gros caractères cette pompeuse annonce : Ici on loge à pied et à cheval.
Autour d’elle tout est bruit et mouvement ; point de repos, point de relâche : l’hôtel est un petit monde dont la face se renouvelle sans cesse. Les diligences, les bateaux à vapeur amènent, emportent des milliers d’individus de tout âge, de tout sexe, de toute condition. C’est ici que le rôle de la fille d’auberge s’élève, s’agrandit dans des proportions immenses, que son intelligence se développe, et que son activité trouve un digne aliment.
Au village, elle ne paraissait que sur le second plan, et comme perdue dans l’ombre de l’aubergiste, lequel ne dédaignait pas de s’attabler avec ses pratiques et de s’enivrer de son propre vin. Désormais la voilà seule en évidence. C’est elle que l’on connaît, c’est elle qui sert d’enseigne à l’hôtel, ou plutôt qui tient l’hôtel. L’hôte et sa femme vivent cachés dans les ténèbres de la cave, ou dans la fumée de la cuisine. Ils n’en sortent que pour courir aux halles et aux marchés. La fille brille dans la salle à manger, sur les escaliers, dans les chambres. La fille va attendre et guetter les voyageurs à la descente des voitures. – Venatur homines, dit le fabuliste. – Elle les salue de loin, elle leur fait des mines d’intelligence, elle les appelle des yeux, elle les invite du geste, elle exerce sur eux la puissance attractive du regard ; et, quand tous ces moyens indirects ne réussissent pas, elle en emploie d’autres. Elle cite le nom de son hôtel, elle en vante les agréments, la commodité, la bonne chère, le bon marché. Elle vous étourdit et vous subjugue. Elle s’empare de votre malle qu’elle fait transporter par un homme à ses ordres : elle vous ferait porter vous-même....... mais sa victoire est complète : elle part, et regagne l’hôtel, suivie des voyageurs qu’elle traîne à la remorque et qu’elle emmène en triomphe !
Alors commence la seconde partie, la partie la plus difficile de son rôle. Il faut justifier ces belles promesses dont elle a été si prodigue. Qui répondra à cent questions diverses ? qui retiendra dans sa mémoire cent ordres différents ? qui sera la carte vivante de l’hôtel ? qui dira ce qui manque et ce qui ne manque pas ? qui excusera les mets mal apprêtés ? qui suffira à tout ? qui sourira à tous ? c’est la fille ; elle court, elle se multiplie : elle écoute les uns, elle répond aux autres. Elle sert vingt pratiques à la fois : qu’est-ce, à côté d’elle, que César dictant à quatre secrétaires !
Quelques-unes de ces filles acquièrent ainsi une importance singulière, et deviennent hors de prix. Une cantatrice en renom, une danseuse à la mode n’est pas plus exigeante ni plus impérieuse. Au moindre mot, elles s’emportent en menaces : elles s’en iront ; elles ne sont pas embarrassées, Dieu merci ! de trouver une meilleure place. L’hôtel de l’Écu leur fait des offres. La Tête-Noire leur a parlé. La Poste a couru après elles. Elles ne s’en iront pas seules. Une partie des habitués les suivront.
Elles partent en effet, et, au bout de quelques années, elles ont promené leurs caprices par toute la ville.
Rien ne peut arrêter cet animal servant.
Changez d’hôtel : vous ne changez pas pour cela de fille d’auberge. Vous retrouvez partout un visage nouveau que vous connaissez, et qui vous sourit comme à un habitué. La fille est toujours fière de ceux qu’elle a servis ailleurs. Elle les reçoit comme des compatriotes sur une terre étrangère ; et tandis qu’elle leur fait les honneurs de l’hôtel, qui est, à l’entendre, le meilleur de la ville, elle fait au maître de l’établissement les honneurs de ces nouveaux venus. Elle aura bien du malheur si elle n’amène pas celui-ci à comprendre que c’est à elle seule qu’il doit leur présence.
Chaque hôtel a, d’ordinaire, une table d’hôte où se presse une population flottante d’employés, de commis, de clercs et de commis voyageurs. Ceux-là ne s’attachent qu’à la fille, ils la protègent et ils sont ses protégés. Vous les entendez de loin qui marchent à grand bruit dans la rue, et qui s’annoncent par des chants, des rires, des discussions animées... Ils envahissent la salle, ils bouleversent les tables et les chaises. Ils sont chez eux. Jeanne ! Henriette ! Adèle ! (ces messieurs, par un privilége spécial, ne l’appellent jamais que de son nom). Que fait-elle ? où peut-elle être ? la voici enfin !
On la fête, on la complimente, on l’agace. Ses mains ne peuvent suffire à la défendre. Mais le potage apparaît, et la sauve. Voilà nos galants en besogne. La fille tourne sans cesse autour d’eux : elle jouit de leur appétit, elle prévient leurs demandes. Elle s’efforce au besoin de pallier les torts du pourvoyeur ou du cuisinier. Que ne peut-elle, comme la veuve Scarron, suppléer à un plat par une histoire ! mais la veuve Scarron elle-même n’aurait pas payé de semblables raisons des convives tels que ceux-ci. Ils s’ingénient à obtenir de leur favorite quelque supplément, quelque douceur, des fruits plus beaux, un vin moins acide. Ils la prient, ils la flattent de la voix, ils la flattent de la main. N’est-elle pas maîtresse et souveraine ? si elle le voulait bien, leur table serait sans doute mieux servie. Ils auraient des primeurs, et, de temps en temps, du gibier... et elle les console, elle les apaise. Elle répond aux prières par de bonnes raisons, aux menaces et aux impatiences par des railleries, et parvient à renvoyer son monde content, sinon rassasié.
Le plus cher de ses amis, le plus zélé de ses défenseurs, le plus opiniâtre des réclamants, c’est le commis voyageur. La fille et lui sont faits pour se comprendre et s’aimer. Un instinct mystérieux les entraîne l’un vers l’autre. Le commis voyageur connaît le faible que la fille a pour lui, et l’ingrat en abuse. C’est près d’elle qu’il se console de ses échecs commerciaux ; c’est à elle qu’il débite ses plus détestables calembours, ses compliments les plus usés, ses anecdotes les plus rebattues. Il l’accapare pour son service particulier, au grand détriment des autres habitants de l’hôtel. Elle n’a des yeux que pour lui, des oreilles que pour lui, des pieds et des mains que pour lui. La chambre du commis voyageur devient le quartier général de la fille ; Hélas ! que voulez-vous qu’on puisse refuser à cet homme qui parle si bien et qui possède une telle barbe !
C’est dans les grands hôtels de Lyon, de Bordeaux, de Rouen, qu’il faut étudier le type de la fille d’auberge. C’est là qu’il acquiert toute sa perfection. Voyez : la fille s’est faite demoiselle, sa robe étroite lui dessine exactement la taille. Elle s’exprime en termes choisis. Elle a de l’aisance, de la dignité, et des bandeaux. C’est toujours, il est vrai, la même assurance de manières, la même intrépidité de regard, mais avec quelque chose de plus fin, de plus assoupli, de plus mesuré. Ses yeux sont fatigués et battus. Un observateur lui trouverait plus de décence, et non pas plus de modestie.
C’est qu’elle voit défiler sans cesse des personnages titrés, de riches négociants, des banquiers dédaigneux. Elle parle leur langue, elle s’anime de leurs sentiments, elle se forme à leurs manières et à leurs moeurs. Physionomiste consommée, un coup d’oeil lui suffit pour juger un homme et proportionner ses soins à la gratification prévue. Elle donne à sa voix une foule d’inflexions diverses. On dirait qu’elle possède un visage différent pour chaque voyageur. Elle s’étudie à vous appeler de votre titre. Vous êtes pour elle monsieur le député, monsieur le receveur général, monsieur le comte, monsieur le marquis. Vous jouissez de votre considération : vous vous complaisez à ces égards, à ces respects, à ces attentions fines.... C’est fort bien tant qu’elle vous parle ; mais derrière vous, elle vous dépouille aussitôt de tous ces titres qu’elle vous prodiguait si libéralement. Vous n’êtes plus pour elle ni receveur général, ni lord anglais, ni même député. Qu’êtes-vous donc ? un simple numéro.... le numéro de votre chambre !
Montez, dit-elle, un couvert au cinq ! – Apportez de l’eau-de-vie pour la dent du trente-six ! – Le neuf est-il sorti ? – Préparez la carte du dix.
Sur quelque route, et par quelques messageries que vous ayez voyagé, ô lecteur, voici une impression de voyage que vous avez sûrement recueillie, et où la fille d’auberge joue le rôle principal.
Clic, clac ! clic, clac ! une de ces maisons roulantes nommées diligences arrive, au milieu de la nuit, dans une ville de province. Les chevaux épuisés retrouvent un reste de vigueur ; le conducteur embouche son cornet à piston, tandis que le postillon semble vouloir réveiller du bruit de son fouet tous les échos de la cité endormie. La lourde machine s’arrête à la porte de l’hôtel le plus apparent.
« Descendez, messieurs et mesdames ; c’est ici que l’on dîne ; vous avez une demi-heure. »
Les voyageurs s’éveillent ; ils se frottent les yeux, ils se secouent, ils étendent leurs membres engourdis. Des bruits confus s’échappent des profondeurs de la voiture. « Conducteur, où sommes-nous ? – Conducteur, sommes-nous bientôt arrivés ? » En même temps, des voix flûtées répètent d’un ton engageant : « Descendez, messieurs et mesdames ; le dîner est servi. »
Alors on voit sortir de leur prison, les uns après les autres, vingt personnages différents, hommes, femmes, enfants, vieillards, affublés d’une manière grotesque, mal affermis sur leurs jambes, les yeux troublés, la figure pâle, et comme possédés du vertige de l’ivresse. Tout ce monde se laisse conduire à la salle à manger qui resplendit de mille feux ; une longue table, couverte de plats, est dressée au milieu de la salle. Plusieurs jeunes filles, à la mine éveillée, vont, viennent, et circulent avec agilité. Saisis par ce brusque passage de l’obscurité à la lumière, et du sommeil à la vie réelle, les voyageurs se croient le jouet d’un rêve ; ils hésitent, ils balancent : il faut que les filles d’auberge, les décident, les poussent, les fassent asseoir, et déplient devant eux leur serviette.
Grâce à elles, le dîner commence enfin !
Cependant les appétits s’éveillent : – la voiture creuse ; – c’est un proverbe de diligence. Les plats sont attaqués avec furie. Malheur au convive inexpérimenté qui perd un temps si précieux en longs discours, ou en vaines politesses ! Les instants s’écoulent. Le conducteur, qui a ses raisons et qu’on dirait payé pour cela, prend soin de rappeler que la demi-heure est déjà passée.... Mais, quoi ! à peine posés sur la table, les mets disparaissent comme par enchantement ! Ce poisson, auquel vous vous promettiez de revenir, disparu ! Ce poulet que vous aviez aperçu au bout de la table, cette perdrix que vous lorgniez d’un oeil de convoitise, enlevés ! Des fées agiles semblent avoir conjuré de défendre votre santé contre vous-même, et d’épargner à votre appétit de dangereuses tentations. Laissez-les faire, et vous exécuterez à la rigueur ce précepte de la médecine, – qu’il faut sortir de table ayant faim. – Et comme tout service mérite salaire, elles iront vous attendre à la porte, sollicitant de votre reconnaissance (ce n’est point celle de l’estomac !), cette modeste rétribution, vulgairement appelée pourboire. Dérision ! demander un pourboire à des gens qui n’ont pas mangé !
Comment la fille d’auberge ne sait-elle pas se contenter de ces menus profits qui lui tiennent lieu de gages, mais qui, répétés tous les jours, atteignent, au bout de l’année, un chiffre fort honnête : c’est ce que l’on a peine à concevoir. Elle ne regarde, l’ambitieuse ! que la recette brute des maîtres de l’hôtel. Les chances auxquelles ils sont exposés, les dépenses, les frais de toute sorte qu’ils ont à supporter, elle ne les calcule pas. Elle ne remarque pas qu’elle est indépendante dans sa servitude, riche dans sa pauvreté, heureuse et insouciante au milieu des soins multipliés dont elle est chargée. Elle veut commander à son tour, et après avoir servi d’enseigne à tant d’hôtels différents dont elle a fait la fortune, elle aspire à avoir une enseigne à elle. Un long noviciat ne l’a-t-il pas suffisamment préparée à ce rôle si difficile et si périlleux ? Ne connaît-elle pas toutes les ressources, toutes les ruses, tous les secrets du métier ? n’est-elle pas déjà assurée d’une clientèle. – Imprudente, qui n’a pas observé à quels retours soudains, à quelles tristes vicissitudes la popularité est sujette !
Les conseils et les représentations ne peuvent la dissuader de ce projet ; on dirait qu’elle est embarrassée de ses épargnes et que le célibat lui pèse. Quelque cuisinier en renom devient l’heureux possesseur de son argent et de sa personne, et le couple aventureux ne se donne point de repos qu’il n’ait acquis l’honneur de payer patente. Ainsi donc une nouvelle auberge, un hôtel nouveau est fondé dans la partie la plus commerçante de la ville ; une enseigne plus fastueuse, des tables plus propres, des siéges plus confortables, des plats plus gros, des chiffres plus modérés : tout est mis en usage pour attirer les chalands. Adieu, et bonne chance ! Puisse la fille d’auberge ne pas regretter les joies de sa première condition, et ne pas tomber de chute en chute au trône de quelque gargote ignorée !
Mais détournons les yeux de cette triste perspective.
Qui le croirait ? malgré ce prodigieux talent d’être partout, de tout voir, de tout entendre et de tout retenir, malgré ses grâces et ses séductions, la fille d’auberge a une foule de détracteurs. Les voyageurs deviennent si exigeants ! Écoutez-les : suivant eux, elle entreprend de servir vingt pratiques à la fois, et elle n’en sert réellement aucune. A toutes ces voix qui l’appellent de chaque étage et de chaque escalier, elle répond invariablement :
« Oui, monsieur ! oui, on y va ! »
Où va-t-elle ? le fait est qu’on l’attend inutilement pendant une heure, et qu’elle ne manque pas d’accourir lorsqu’on n’a plus besoin de sa présence. Après vous avoir accueilli avec un zèle si empressé, elle vous néglige, et vous condamne à un isolement complet dans votre chambre. Mais le moment de votre départ approche-t-il ; les sourires et les petits soins reparaissent. Alors, il est vrai, et par forme de compensation, elle vous accable de prévenances. « Faut-il envoyer à monsieur un commissionnaire !.. Voici les bottes de monsieur... Je vais nettoyer le manteau de monsieur... Où monsieur veut-il que l’on porte sa malle ?... Monsieur a attendu un peu hier entre le potage et le boeuf, j’en ai été bien désolée... La voiture va partir dans un quart d’heure... Monsieur désire-t-il encore quelque chose ?... J’espère que monsieur ne m’en veut pas...
Comment résister à tant d’attentions, à des excuses si pathétiques, à une éloquence si entraînante ? malgré soi, l’on se laisse fléchir, on s’attendrit, on oublie ses anciens griefs, et, en partant – l’on n’oublie pas la fille.
On l’accuse encore d’être facile à toutes les tentations, et d’offrir le type véritable de la femme libre, si longtemps et si inutilement cherchée. Mensonges et calomnies que leurs auteurs n’avouent pas, et qui ne prévaudront point contre la bonne renommée de la fille ! Mais, je vous prie, où trouverait-elle le moment d’être tentée ? Ses jours empiètent sur ses nuits ; sa vie n’est qu’une veille prolongée, et le sommeil est la plus rare de ses jouissances. Incessamment occupée des soins les plus nombreux et les plus fatigants, elle n’a pas de passions : les passions sont filles de l’oisiveté. Ses regards assurés, cette facilité à tout dire, à tout entendre et à tout permettre, prouvent invinciblement son innocence ; elle serait prude, si elle était moins sage. S’il était vrai, ce qui n’est pas vraisemblable, qu’elle eût pu succomber, ce serait une surprise qu’on lui aurait faite, et elle n’aurait été coupable que de distraction.
Au surplus, voici qui confondra ses accusateurs. Ce qui nous impose le plus impérieusement l’obligation de bien vivre, c’est l’exemple des ancêtres dont nous portons le nom, ou des prédécesseurs dont nous occupons l’héritage. Memoria majorum nos ad benè vivendum incitat. Les filles d’auberge ne connaissent peut-être pas cette maxime de Cicéron ; mais, du moins, et je me plais à le croire, elles ont sans cesse présents à la pensée le grand nom et le glorieux exemple d’une fille qui sauva la France, et qui couronna par le martyre la vie la plus chaste et la plus héroïque.
Indignes détracteurs, silence ! Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans, avait été fille de cabaret. – FIN

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 9 - Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes