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BIBLIOBUS Littérature française

La Figurante - Philibert Audebrand (1815 – 1906)

 (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

On sait que de tout temps en France le soleil de la rampe a ébloui bien des grands yeux noirs et bleus, et fait tourner bien des jolies têtes. Quand même Watteau, le peintre des amours mignards, ne nous aurait pas laissé quelques silhouettes des nymphes d'Opéra d'autrefois, gracieux lutins qui abandonnaient la solitude de leurs comptoirs pour aller se mêler aux magies de la scène, personne cependant n'ignorerait que, dès 1770, peu de jeunes filles de la classe ouvrière savaient résister au désir, allumé en elles comme une fièvre, de se produire en public, au milieu des pompes d'un chœur et des splendeurs d'un ballet.

Loin de s'éteindre avec le temps, ce délire enthousiaste n'a fait que prendre de jour en jour plus de développement. On comprend que cela devait être, à Paris surtout, où l'art dramatique accapare presque à lui seul l'empire de la vie sociale. En effet, tant de séductions, tant de ressources, tant d'attraits d'un charme tout-puissant ressortent du théâtre moderne, que rien n'est facile à concevoir comme cet éveil donné à toutes ces petites et folles ambitions.

Ainsi il est un rêve rose et doré qui poursuit sans cesse une classe nombreuse de jeunes filles du monde parisien. Je veux parler ici de celles qui naissent dans la soupente du portier aussi bien que de ces groupes d'oisillons jaseurs, jolies recluses des magasins de modes, qui, penchées matin et soir, comme Pénélope, sur un métier de gazes et de rubans, sont pour ainsi dire condamnés à un travail sans fin. Lorsqu'après les longs labeurs de la semaine elles rentrent le dimanche dans leurs mansardes, en proie aux émotions d'un drame à grand fracas ou d'un vaudeville lugubre, c'est ce rêve qui les endort; il voltige, en se jouant, autour de leurs paupières; il les enchante et les fascine. Les riches vêtements, le manteau de reine tout étoilé de paillettes, les chlamydes grecques à la queue traînante, les robes lamées d'argent, les perles dans les cheveux, les pendants d'oreilles, les colliers de diamants, les anneaux de topaze, cette blancheur si nette de la peau que ne se refuse aucune actrice, les babouches de soie et de velours, tout cet appareil féerique brille à leurs yeux comme un mirage. On dirait qu'à ces heures-là la reine Mab de Shakspeare leur apparaît toute souriante, sur son char étincelant de pierreries.

Les pauvres petites! elles se voient applaudies, couvertes de fleurs, comblées de caresses, redemandées avec transport; elles jouissent des désirs qu'elles inspirent, elles sont fières de la beauté dont on les loue. Encore si ces songes décevants devaient s'arrêter là!

Mais tout en accomplissant leur tâche, quand, l'aiguille et les ciseaux à la main, elles causent en brodant à la manière des filles de Minée, chacune d'elles répète les couplets qu'elle a entendu chanter. Toutes jouent un rôle dans une comédie pour rire; on essaie sa voix, on se façonne peu à peu aux allures de la scène; on récite les tirades qu'on a vu applaudir avec le plus de frénésie. C'est une parodie sans fin, une sorte de lutte en même temps. De là à formuler des désirs, la transition, comme on pense, ne saurait se faire longtemps attendre. D'ailleurs, comme si ce n'était pas encore assez de toutes ces aspirations jetées au vent, on se conte à l'oreille les mille fables séduisantes qui circulent dans la foule sur l'avancement inouï de toutes les déesses théâtrales du jour. On n'oublie jamais de se dire qu'avant ses triomphes de l'Académie royale de musique, où ses beaux yeux seuls l'ont conduite, mademoiselle *** a été couturière. Pour mademoiselle ***, elle a été modiste tout uniment; mademoiselle ***, pis que cela, et mademoiselle *** encore pis.

Voyez maintenant combien le sentier des illusions devient glissant une fois qu'on est engagé sur cette pente rapide. Il n'est alors aucune prétention, si exagérée qu'elle soit, que les pauvres enfants ne se croient en droit de former. Après ces préliminaires obligés, quelques jours se passent pendant lesquels on prend en dégoût le travail du magasin. Les fanfreluches sont négligées, on n'est déjà plus au fait des modes. Bientôt tous les ustensiles du métier sont jetés de côté avec abjection; puis, tous les dimanches, l'oiseau parvient à s'échapper de sa volière pour s'enrôler, de dix heures du matin à trois de l'après-midi, parmi les élèves dramatiques de M. Saint-Aulaire. Il n'y a plus moyen de se dédire: on a un théâtre, un genre, un répertoire à soi; on joue devant un public qui applaudit plus souvent qu'il ne blâme. Rien n'empêche de croire qu'on est de première force dans les confidentes de la tragédie voltairienne, ou dans les Madelon délurées de la comédie de Molière. A présent, on est de taille à oser bien des choses, à tenter bien des essais, dont le moindre sera de solliciter auprès d'un directeur la faveur d'un prochain début. Inutile d'ajouter que, dès la première vue, on sera engagée avec empressement à faire partie... des figurantes.

Figurante! C'était sur toute autre chose qu'on avait compté. Figurante, c'est-à-dire dame de chœurs, condamnée à d'obscures pirouettes ou à des monosyllabes fugitifs dans les chants, quelle coupe d'absinthe à vider jusqu'à la lie! N'importe. Il faut bien commencer par quelque chose. On est figurante ce soir, demain on sera peut-être prima donna. Mon Dieu! on a vu cent fois de ces miracles-là.

Pauvre fille! elle ne cesse jamais d'espérer. Qu'on se garde de croire qu'elle fera désormais le moindre effort pour avancer d'un pas. Tout humble qu'il soit, ce rôle de comparse satisfera longtemps tous ses désirs.

Afin d'obéir autant qu'il est en elle à la tradition, la figurante n'oublie jamais d'avoir un nom doux comme le miel, blanc comme le lait. On sait que par les baptêmes qui courent aujourd'hui au théâtre, c'est une chose de la plus haute importance que de bien se nommer. En ceci, les choses ont été portées à un tel point que les nomenclatures du calendrier sont devenues insuffisantes. Avant donc de faire son choix, la figurante met à contribution toutes les héroïnes de romans à sa connaissance. Elle cherche, elle s'informe, elle fouille dans tous ses souvenirs, elle s'interroge longtemps. Cela fait, elle conclut à s'appeler au choix Paméla, Maria, Cœlina, Flora, Indiana, Emma, Lélia, Lucie, Héloïse, ou même tout cela à la fois. Plus tard, dans quelque soirée solennelle, au milieu des causeries d'un entr'acte ou d'un triomphe de foyer, elle recevra de ses camarades un sobriquet caractéristique comme Bel-Œil, Bouche-Rose ou Fine-Oreille, petit appendice qui, pour n'être pas son appellation réelle, n'en deviendra pas moins le nom auquel on l'habituera à répondre.

Au jour de son début, la figurante a dix-sept ans, quelquefois plus, rarement moins. La première fois qu'elle se produit en scène, bien des jumelles d'habitués se lèvent à son approche pour s'assurer si elle est brune ou blonde, pour voir si elle a de grands yeux, voilés de longs cils. Le plus souvent la friponne a bien d'autres trésors vraiment à étaler devant les sultans de l'orchestre: c'est une bouche mutine, un petit bras rond, une petite main, un petit pied et bien d'autres richesses encore!

On la trouve jolie; c'est déjà bien, mais ce n'est pas encore assez. Tous ces avantages ne lui serviraient pas à grand'chose, s'il ne lui était pas possible de les mettre en évidence. Être belle, voilà sans doute une excellente raison de succès; être intelligente, c'est-à-dire vive, enjouée, sautillante, mobile, avoir l'œil en coulisses, la taille bien dégagée, la jambe tendue, voilà mieux que l'espoir du succès, voilà le succès certain. On sait qu'il consiste pour la figurante à s'avancer toujours la première, soit qu'il s'agisse d'une ronde villageoise, soit qu'il faille simuler au naturel un cercle de bourgeoises endimanchées. Pour se conquérir cette place au premier rang, il n'est pas de petites luttes qui lui fassent peur. Tous les artifices de la coquetterie, un châle plus frais, une bouche plus souriante, ces souliers si petits, ces bras arrondis sur les hanches, comme les anses d'un vase étrusque, les œillades assassines au régisseur, les coups de langue sur le compte des beautés rivales, un baiser par-ci, une complaisance par-là; rien ne lui coûte pour obtenir le droit de marcher en tête. S'il le fallait, elle provoquerait au besoin une nouvelle épreuve du jugement de Pâris; de même encore rien ne lui semble aussi cruel que de se voir reléguer, de chutes en dégringolades, jusqu'aux derniers anneaux de la queue: on sait, en effet, qu'à ce point la tête, si jolie qu'elle soit, devient imperceptible aux yeux du public.

Une chose qui n'est pas moins digne de remarque, c'est l'humilité de la figurante vis-à-vis des chefs d'emploi. On dirait de la soumission, si ce n'était mieux que cela, de la crainte. Une reine, une grande coquette, un tyran, la robe à queue, le sceptre de carton peint, la couronne d'or, exercent sur elle un pouvoir souverain; ils peuvent s'en servir par un mouvement inattendu, rejeter quelquefois même sur elle, selon leur caprice, la mauvaise humeur que leur a causée la sévérité du public. La figurante est leur hochet. Qu'ils s'en amusent comme une pensionnaire de sa poupée, si cela leur fait plaisir: c'est un tonton d'une docilité extrême. Au lieu de se plaindre, elle regardera chacune des agressions dont elle sera l'objet comme un honneur insigne. On n'a pas oublié ce mot d'une figurante au bon temps de la Comédie-Française. C'était à la fin d'un entr'acte. En rentrant dans la coulisse, elle manifestait au milieu de ses camarades une joie inaccoutumée.

«D'où te vient donc tant de gaieté? lui demanda l'une d'elles.

—Ah! s'empressa-t-elle de répondre, c'est bien naturel: M. Saint-Prix vient de me marcher sur le pied!»

Bien que la figurante soit née dans les couches inférieures de la société, il arrive parfois, je ne vous dirai pas comment, mais cela arrive, qu'elle se trouve tout à coup posséder toutes les délicatesses du confort. En ce cas, rien de ce qui fait, à Paris, la vie douce et heureuse pour les jolies femmes ne manque à ses désirs. Cachemires, boas, riches écrins, cristaux, tapis, calèches, livrée, groom, tout ce qui séduit, tout ce qui enivre, elle accepte tout cela, sauf à se voir forcée d'y renoncer dans un temps prochain. D'habitude, ses bonnes fortunes sont rapides comme l'éclair; c'est tout au plus si elle a eu le loisir d'oublier un instant sa petite toilette d'autrefois: ce tartan rouge rayé avec lequel elle mourra, ses brodequins noirs, une robe d'indienne, un chapeau de satin passé et une chaîne en similor. Redevenir pauvre ne lui coûte pas beaucoup. Alors adieu au protecteur qui la combla de cadeaux. L'oiseau revient à son premier nid. Vive la joie que personne n'achète! Vive l'amour pour tout de bon avec un flacon de pomard ou une bouteille de blond châblis! Fi des grandes parures qui asservissent! Tombent ces marabouts qu'il faut payer avec de menteuses caresses! Voilà le lit de plume, un peu dur, mais où l'on dort si bien! Voilà l'étroite mansarde d'où l'on avoisine les astres!

Pour la figurante qui reconquiert son indépendance, c'est toute une révolution à accomplir. Du premier étage elle grimpe au cinquième au-dessus de l'entresol, à deux cents pieds au-dessus du niveau de la Seine. C'est un peu haut. Bah! la coquette passe devant. Sa jambe est si fine! Que le ciel la protége!

Ce n'est pas qu'il faille tant la plaindre de cette libre misère. Une fois de retour dans sa cellule si proprette à la fois et si modeste, elle n'est pas en peine de se trouver du bonheur pour longtemps. Avec un oiseau chanteur, on trouve dans un coin de sa demeure une colonie de vers à soie qu'elle prend plaisir à élever de ses propres mains, et puis sous sa fenêtre s'épanouissent les plantes et les fleurs les plus aimables. Il y a là une petite forêt de roses qui la regardent d'un air amoureux; un pot de réséda jette ses aromes au vent. On y voit encore de rouges œillets aux parfums humbles et suppliants, et des clématites qui montent le long du mur jusqu'à elle, et font presque irruption dans sa chambre, comme une idylle qui la poursuit. En regardant bien, vis-à-vis un petit fichu de Baréges suspendu à la croisée en guise de rideau, on trouve encore une guitare castillane, à l'aide de laquelle la pauvre recluse module les cantilènes de Mlle Loïsa Puget, ou les romances échevelées d'Hippolyte Monpou.

Cependant, comme, à son gré, il n'est rien au monde d'aussi ennuyeux qu'une existence solitaire, il arrive une heure où elle s'arrange de façon que son monologue soit toujours interrompu. L'ange aux formes humaines qui doit lui donner la réplique est commis marchand dans un magasin de nouveautés, et passe immanquablement pour son cousin, comme cela se pratique dans les vaudevilles du jour.

Là ne se bornent pas les relations de la figurante. Indépendamment de l'habilleuse et de la fleuriste du théâtre, elle compose encore sa société des Taglioni en herbe, des Funambules et des Dorval en espérance, qui s'exercent tous les quinze jours à hurler le mélodrame à la salle Chantereine. Au reste, elle est au mieux avec sa portière, à qui elle donne presque quotidiennement une foule de billets de spectacle sans droit. Elle n'a pas de cartes de visite, mais elle écrit sur sa porte avec de la craie:

Mademoiselle ***, artiste dramatique,
demeure ici.

On sait combien est mince la rétribution que la figurante reçoit de la caisse du théâtre: ce prix varie toujours de quinze sous à deux francs, mais il ne va jamais au delà. La figurante trouve que ce n'est pas assez pour les besoins les plus usuels de la vie. Aussi, pendant tout le jour, aux heures où elle est dispensée de s'ajuster le jupon de villageoise ou le béguin de la nonne, elle cherche de nouvelles ressources dans le travail. Abeille intelligente, elle picore partout. Malgré le levain de paresse native qui fait la base de son caractère, elle se plie à toutes les petites exigences de l'ouvrière à la journée. Tantôt elle lave, plisse, blanchit, et ourle des cravates; tantôt elle brode des bretelles et des calottes grecques pour les marchands de pacotille.

Généralement, c'est avec les économies qui proviennent de ce travail qu'elle va le dimanche dîner, monsieur son cousin sous le bras, dans les cabinets particuliers de l'Ermitage. Le festin de Balthazar n'est rien, comparé au luxe de ce banquet à deux têtes. Souvent, dans les transports d'une double ivresse, les deux amants s'oublient jusqu'à demander une omelette au rhum, suivie de l'indispensable bouteille de champagne. Qu'on s'imagine à quelles joyeuses extravagances elle s'abandonne alors. Il n'y a pas d'aimables folies dont on ne s'ingère; toutes les atrocités y passent; on casse des piles d'assiettes, on chante des cavatines avec accompagnement de couteaux, et si aucune solennité de rigueur n'appelle au théâtre, on va terminer la soirée dans les mystérieux bosquets de l'Ile-d'Amour.

Mais aussitôt qu'elle remet les pieds dans ce sanctuaire qu'on appelle les coulisses, la figurante se révèle prude, affectant une petite moue vertueuse chaque fois qu'un galant s'approche trop de sa taille de guêpe. Il faut bien dire toutefois qu'elle ne garde pas la même rigueur envers tout le monde. Par exemple, bien loin de témoigner tant de rudesse aux faiseurs à succès, elle tourne au contraire tout autour d'eux, les suit sans cesse, les entoure d'agaceries, et leur dit souvent avec une adorable naïveté tout en leur faisant un collier de ses deux bras.

«Mon amour d'auteur, ne me ferez-vous pas un tout petit bout de rôle?»

Alors, pour peu que l'auteur paraisse hésiter, elle le serre de près, le cajole, minaude, darde sur lui d'amoureuses œillades, et finit par mettre en jeu toute l'artillerie des séductions.

«Ne me refusez pas, grand homme, s'écrie-t-elle avec des larmes dans la voix; j'en mourrais, d'abord. Chaque jour que Dieu amène, vous sacrifiez tout plein de belles choses à des mijaurées qui ne me valent pas. Tenez, je serai tout ce qu'il vous plaira. Commandez: c'est vous qui êtes le maître, moi, l'esclave. Voulez-vous une bacchante? Me voilà. Est-ce un vampire que vous désirez? Je suis prête. Si par hasard c'est une grande dame qu'il vous faut, voyez comme je remue l'éventail. Croyez-moi, les grisettes et les impératrices ne me sont pas moins familières. Allons! dites que vous finirez par me faire un petit rôle de rien du tout.»

Le dragon du jardin des Hespérides était plus facile à séduire qu'un auteur à succès. Dès longtemps blasé sur ces sortes d'émotions, le grand homme donne une petite tape sur la joue de la suppliante, et s'éloigne en disant: «Eh, mais, divine! je ne dis pas non, mais je ne dis pas oui non plus: nous verrons ça.»

Or, cette parole d'indifférence, la figurante la ramasse comme une pierre précieuse qu'on aurait par mégarde laissée tomber à ses pieds. C'est une promesse qu'elle réchauffe dans son sein comme une trompeuse espérance.

C'est qu'elle comprend combien il est avantageux de ne pas être confondue dans la foule et de paraître au premier plan. D'ailleurs, à mesure qu'elle avance en âge, l'incertitude de sa vie l'inquiète; toute son ambition serait d'avoir au moins quelques jolis costumes à mettre, et assez de paroles pour être remarquée des loges d'avant-scène; c'est là, en effet, que se tiennent les vieux généraux de l'empire, les banquiers célibataires, les Ulysses cosmopolites de l'hôtel des Princes, tous armés d'indiscrètes jumelles. Pour nous servir d'une expression consacrée dans le langage des coulisses, c'est en faisant bien l'œil de ce côté-là que la figurante parviendrait à retrouver toute l'existence dorée qu'elle a perdue après les beaux jours de sa jeunesse. Mais ce sont là autant de soupirs jetés dans les nuages. Auteurs et spectateurs, personne ne songe plus à elle.

C'est ici qu'il convient de laver la figurante d'un reproche injuste: on n'a pas craint de l'accuser d'ingratitude. La figurante ingrate! la figurante mauvais cœur! Voilà bien notre siècle qui ne respecte rien! «Aussitôt qu'un peu de bonheur vient luire pour elle, a-t-on dit, elle oublie ses parents, elle les méconnaît, elle les abandonne.» C'est une calomnie, pour ne rien dire de plus. Il est constant, au contraire, que le pauvre ange dépasse Antigone pour la piété filiale. Son père fait ses commissions, et elle le paie; sa mère cire ses brodequins, elle la paie; elle porte ses billets en ville, elle la paie; elle fait sentinelle autour de sa vertu, et elle la paie plus que jamais. Personne n'ignore que ce n'est pas là une charge gratuite. Tant que la fille est belle, il y a de bons profits à recueillir. Outre que chacune de ses courses est payée, la mère trouve continuellement à glaner dans le ménage.

Elle reçoit de plus, comme une redevance naturelle, les gants fripés qu'elle saura bientôt remettre à neuf, les robes passées de mode qu'elle rajustera, le vieux tulle qu'elle rafraîchira, les vieux rubans auxquels elle rendra leur lustre, les vieilles pantoufles dont elle fera de ravissantes babouches. Et encore dans cette nomenclature ne sont point comprises bien des petites inutilités qui ne laissent pas que d'avoir une valeur: les épingles, les broches, les colliers, modeste joaillerie d'or apocryphe, les petits flacons, la porcelaine de Sèvres, la parfumerie, tous ces outils enfin dont on se sert pour entretenir la beauté fugitive et la jeunesse qui s'en va: précieux débris dont la mère remplit toujours une corbeille de revendeuse à la toilette.

Non, la figurante n'est pas ingrate. Celui-là s'en serait convaincu qui aurait vu ce qui se passait l'hiver dernier dans l'un des couloirs de l'Opéra. On donnait, je crois, le Diable boiteux. Une demi-heure environ avant que le rideau ne se levât pour le premier acte, une querelle des plus vives s'était élevée entre une ouvreuse et une petite comparse brune, charmant lutin appelé, autant qu'il nous en souvienne, jambe-d'oiseau, sans doute à cause de la finesse de son pied. Selon l'habitude consacrée parmi ces dames, on ne s'épargnait pas les vérités de part et d'autre.

«Jambe-d'oiseau, tu finiras mal, c'est moi qui te le prédis, s'écria à la fin le Cerbère en jupon: le moins qui puisse t'arriver, ma petite, c'est de monter un jour sur l'échafaud. Eh quoi? n'as-tu donc pas de honte? tu as une lutécienne à tes ordres, et tu laisses dans la crotte ceux qui t'ont donné l'être! Tu vis grassement, ils manquent de tout. Ton respectable père, que fait-il, je te prie? il vend des contremarques dans la rue. Quant à celle qui t'a nourrie de son lait, j'en rougis pour toi, elle en est réduite à faire des ménages!

—Halte là, la vieille! interrompit tout à coup jambe-d'oiseau, pour le coup, c'est trop fort! Où prenez-vous qu'on ne soit pas utile à ses parents suivant ses moyens? Mon père ne peut pas souffler mot; le vieillard est heureux comme un poisson rouge dans un bocal; il a du tabac à discrétion et je l'habille en nègre chaque fois que je vais au bois avec mon petit vicomte. A preuve qu'il vous fasse voir sa livrée de ratine jaune. Pour ma mère, c'est différent: j'en ai fait ma dame de compagnie. Digne femme! je m'arracherais le pain de gruau de la bouche pour le lui donner. Dites ensuite tant que vous voudrez qu'elle a soin de mon intérieur, je ne le nie pas; mais enfin qu'y faire, puisqu'elle le veut absolument, ce trésor?»

Revenons à la figurante que nous avons vue délaissée, pauvre, ou, ce qui n'est pas plus consolant, riche seulement des restes d'une beauté caduque. A cette heure néfaste, bon gré mal gré, il lui faut se résigner à vivre obscure et oubliée; il n'y a pas d'exemple qu'elle se fasse applaudir alors une fois au plus toutes les années bissextiles. L'apparition d'une comète présage qu'elle créera peut-être un rôle muet ou quelqu'un de ces accessoires connus sous la dénomination de grandes utilités. Au fond il lui serait à peu près impossible de faire autre chose que figurer.

Voilà les mauvais jours qui arrivent à grands pas.

Tandis que l'insoucieuse fée donne étourdiment tête baissée dans toutes les joies, son septième lustre sonne tout à coup à l'horloge du temps. Voici les années qui arrivent avec leur cortège d'outrages irréparables. Une soudaine transformation s'opère alors en elle. De pétulante que vous l'avez connue, elle devient bientôt triste, morose, taciturne, rêveuse. Pour elle, hélas! toutes les belles choses du passé se sont effeuillées à la fois. Elle, si svelte naguère, si déliée dans sa taille, elle prend de l'embonpoint: c'est maintenant une femme carrée par la base, sur le poids spécifique de laquelle on n'est pas d'accord. Comment se hasarder désormais sur les planches? elle les ferait craquer sous ses pas. D'ailleurs son larynx n'aurait plus de voix pour les douces modulations, et si les lèvres essayaient de s'épanouir, ce ne serait pas un sourire, mais bien une grimace qui en résulterait. Elle a trente-cinq ans!

Elle a trente-cinq ans, c'est-à-dire ses dents ont jauni, ses ongles sont devenus bleus. Qu'on regarde maintenant combien sa jolie fossette disparaît sous le triple étage d'un menton légèrement barbu! C'en est fait, les roses de ses joues ont pâli. En même temps, un réseau de rides impitoyables sillonne tous les contours de son visage. On peut hardiment la placer parmi les anges dont M. de Balzac s'est fait le consolateur: elle a trente-cinq ans!

Trente-cinq ans, c'est l'heure de la retraite pour la figurante. Un matin elle sort du théâtre comme elle y est entrée, sans éclat, sans bruit, sans apparat.

Voilà comment, après avoir passé les plus belles années de sa vie à espérer la fortune et le talent, après avoir gaspillé en vraie folle toutes les occasions qui s'offraient à elle d'assurer son avenir, elle dit adieu à ses coulisses où, malgré tous ses efforts, elle a jeté si peu d'ombre. Elle devient alors concierge d'une actrice en vogue, à moins qu'elle ne préfère concourir pour être ouvreuse de loges dans un petit théâtre du boulevard.  - FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021