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BIBLIOBUS Littérature française

La Femme sans nom - Taxile Delord (1815 – 1877)

 (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

Et ecce occurrit illi mulier ornatu meretrico, præparata
                                ad capiendas animas, garrula et vaga.
                                       PROVERBIA SALOMONIS, cap. VII, vers. 10.

                           Excepit blanda intrantes atque æra poposcit.
                                        JUV.



Quel nom, en effet, lui donner, à ce type si fécond et si misérable, si poétique et si abject, si moral et si repoussant ; énigme vivante que n’ont pu éclairer ni les recherches de la science, ni les dévouements de la charité, ni les efforts de l’intelligence ? Pendant bien longtemps encore cette femme, dans laquelle viennent se résumer tous les dévouements et toutes les bassesses, toutes les délicatesses de la passion et toutes les corruptions de l’âme, se dérobera à la triple investigation de la science, de la religion et de la morale ; elle demeurera toujours comme un des plus grands mystères du coeur humain et des nécessités sociales.
Le meilleur moyen de la faire connaître, cette femme, c’est de ne pas la nommer, tant est grand le dégoût qu’elle soulève alors que l’on parle seulement d’elle ; et cependant combien de motifs devraient nous conseiller l’indulgence à son égard ! combien de gens la repoussent aujourd’hui, la malheureuse, après avoir été les complices de sa chute première, et les instruments de sa dégradation progressive ! Disons donc quelques mots de la femme sans nom ; aussi bien a-t-elle une trop grande part d’influence dans la société moderne pour échapper à cette galerie, qui a la prétention de réfléchir l’époque actuelle dans son ensemble et dans tous ses détails.
Pour le public en général, la créature dont nous parlons est corrompue, ignoble, avilie, et tout cela sans compensation, sans espoir de retour : pour les uns, c’est la débauche en robe de soie, la paresse en chapeau de satin ; pour les autres, c’est la gourmandise qui sourit, l’ivrognerie qui marche ; pour tout le monde, ce n’est qu’un amas de vices qui battent sous des oripeaux, et auxquels on fait bien de jeter l’éternel anathème. Sans doute tout cela est vrai ; mais croit-on que cette lèpre de la débauche envahisse l’âme tout à coup et s’y maintienne sans espoir de guérison ? Une pareille pensée serait impie. Dieu, qui envoie aux femmes l’ignorance et la misère qui les perdent, leur garde aussi quelquefois à leur dernière heure le repentir, comme une compensation céleste. Écoutez plutôt l’histoire de Mariette.
Dans une petite ville de province vivait une veuve qui n’avait que sa fille pour soutien. Mariette était jeune et jolie ; son corps semblait fait d’une goutte de lait, et ses yeux, des rayons d’une étoile. La mère de Mariette vint à mourir. La voilà donc seule au monde, sans parents, sans amis, sans soutiens. Quand elle eut versé bien des larmes sur le corps de sa mère, et tressé bien des couronnes pour orner la croix de bois de son tombeau, un voisin se présenta chez elle : cet homme était riche ; il se dit l’ami de la famille, et offrit à Mariette de la prendre chez lui : la jeune fille accepta avec reconnaissance. Le premier jour l’ami de la famille pleura avec elle ; le second, il lui prit le menton ; le troisième il essaya de l’embrasser. Le voisin avait cinquante ans.
Mariette avait un cousin qu’elle croyait aimer ; poussée au désespoir, elle voulut se tuer pour rejoindre sa mère. Le voisin parvint à la calmer ; il lui avoua son amour, et lui promit de l’épouser si elle voulait se rendre à ses voeux : Mariette, ignorant parfaitement ce que c’était que se rendre aux voeux d’un homme, ne vit qu’une chose dans tout cela, son mariage prochain. On lui avait dit dans maintes chansons que les jeunes gens étaient des trompeurs ; le voisin était marguillier de sa paroisse, et de magnifiques cheveux blancs ornaient son front. Mariette se rassura donc, et ne songea plus à aller rejoindre sa mère. A force d’être rassurée, elle devint enceinte ; au bout de neuf mois, elle mit au monde une fille. Le voisin en cheveux blancs, l’ami de la famille, le marguillier vertueux, envoya l’enfant à l’hôpital ; et quand la mère fut rétablie, il lui mit un louis dans la main, la plaça dans la rotonde, et recommanda au conducteur de la faire conduire, à son arrivée à Paris, chez un de ses amis, qui était préparé à la recevoir. Comme Mariette pleurait beaucoup en quittant le voisin, tout le monde crut que c’était par reconnaissance. Le dimanche suivant, le curé cita au prône le vénérable marguillier, et quelques jours après ses concitoyens l’élevèrent à la dignité de maire. C’était à l’écharpe municipale à couronner tant de vertus.
Voilà donc Mariette à Paris. Elle est triste, car elle songe à sa pauvre fille, qui est morte, à ce que lui a dit le voisin prudent. Deux jours se sont à peine écoulés depuis son arrivée, que l’ami du voisin, autre philanthrope en cheveux blancs, la presse déjà de céder à ses voeux. Avec celui-là il n’est nullement question de mariage ; mais il promet à Mariette de lui faire un sort. Mariette, curieuse de savoir ce que c’est qu’un sort, cède aux voeux du philanthrope de Paris ; et elle s’aperçoit bientôt que ce que les philanthropes appellent un sort, consiste en une chambre à un troisième étage de la rue Tiquetonne, une commode, un lit, un canapé fané, et quatre lithographies coloriées représentant l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique.
Mariette se mit alors à pleurer : elle voulu encore aller rejoindre sa mère. Heureusement, le philanthrope avait un coquin de neveu, prédestiné, comme tous les neveux, à enlever les maîtresses de son oncle. Arthur vit Mariette ; il l’aima, la conduisit rue Notre-Dame-de-Lorette, et lui meubla un appartement somptueux, le tout avec des lettres de change payables à la mort de l’oncle en question.
Mariette est enfin heureuse : son amant est jeune et passionné ; elle est jeune aussi, belle, riche, et enviée ; de nombreuses amies l’entourent, qui ne s’affublent plus, comme autrefois, d’une qualification nobiliaire, mais qui ont tout simplement conservé le nom de leur père, tant le métier qu’elles exercent leur semble naturel. La première, Adèle Bourgeois, est pleine d’esprit et de verve folâtre ; elle fait le calembour et chante la chanson grivoise à ravir ; elle est au courant de tout, de la littérature, des théâtres et des arts : aussi n’est-il pas de lord spleenetique, pas de boyard désireux de se faire une idée de la gaieté française, pas d’agent de change en train de se soustraire aux ennuis des affaires, qui ne connaisse Adèle Bourgeois : c’est l’héroïne des parties de campagne, l’Hébé des soupers de carnaval, la Vénus des cabinets particuliers. Pour jouer un pareil rôle, il faut avoir reçu une excellente éducation. Aussi Adèle Bourgeois a-t-elle été élevée à Saint-Denis. Son père est un vieux militaire qui a acheté au prix de vingt blessures le droit de faire instruire sa fille aux frais de l’état ; Adèle a quitté Saint-Denis à dix-neuf ans. Rentrée dans la maison paternelle, une triste réalité s’est dressée devant ses yeux ; son père est pauvre, c’est un soldat grossier, un invalide grondeur, un homme qui ne comprend la vie que le sabre à la main, Adèle a pris au contact de ses compagnes des idées au-dessus de son état ; elle se croyait grande dame, il faut qu’elle redevienne grisette. Trop pauvre pour se marier, trop jolie pour rester fille, en butte aux ardeurs de la jeunesse, amoureuse du luxe, avide des plaisirs qu’elle n’a fait qu’entrevoir, c’est son imagination qui la livre au vice. L’éducation perd quelquefois une femme, comme l’ignorance. Adèle est maintenant une courtisane femme d’esprit, elle fait partie de l’élite de la galanterie.
La seconde, Julie Chaumont, a une autre spécialité : dans le jour, elle promène au milieu des rues bien fréquentées une élégance pleine de richesse et de bon goût. Pendant que son costume dément toutes les suppositions fâcheuses, son regard seul trahit la vérité par d’habiles et imperceptibles invitations ; le soir, elle s’étale aux concerts aux avant-scènes des théâtres dans tout l’éclat d’une toilette princière. Vous la prendriez pour la femme d’un ambassadeur si un ami plus au fait que vous de la rouerie parisienne ne vous donnait son adresse tout bas. Julie n’a du reste, ni intelligence, ni coeur ; elle sait qu’elle est belle, et elle ne comprend pas qu’il y ait un autre usage à faire de la beauté, que celui de la vendre. Julie est froide et régulière comme une statue, elle poserait dans les ateliers, si elle ne posait pas dans les rues. Il n’y avait dans cette femme que l’étoffe d’un modèle ou d’une femme galante.
La dernière, Arsène Drouet, un peu plus âgée que les deux autres, suit aussi une carrière bien plus épineuse. Nulle mieux qu’elle ne sait dans une table d’hôte verser à ses voisins le champagne qui mousse, ou proposer une partie au Bois, ou faire allumer à propos les bougies de la bouillotte ; elle devine tout de suite l’homme qui lui prêtera un louis, ou qui lui permettra de s’intéresser gratis dans sa partie. Est-elle associée avec le propriétaire de la maison, ou bien se contente-t-elle d’exercer pour son propre compte ? Il est probable qu’elle fait les deux choses à la fois. Celle-ci est encore plus joueuse que courtisane. Depuis que Frascati n’existe plus, son métier est devenu très-difficile ; Arsène fera peut-être comme les joueurs sans espoir, elle se précipitera du haut d’un quatrième étage sur le pavé. Il n’est pas encore reçu que les femmes se brûlent la cervelle.
Mariette est la compagne de ces trois femmes, elle goûte alternativement les plaisirs de leur triple spécialité ; elle est bien forcée d’agir ainsi, la pauvre fille, car son amant s’est marié. Elle s’est habituée au luxe, au plaisir, à la paresse, et la voilà qui passe du cabinet particulier à la table d’hôte, de la table d’hôte à la table de jeu, de la table de jeu à son alcôve ; Mariette a dix-neuf ans. C’est l’âge heureux des femmes, c’est l’époque où la vie est la plus belle, où l’ange gardien des jeunes filles répand sur leur tête les fleurs les plus fraîches des innocents désirs. C’est alors que l’inquiète curiosité du coeur prête à l’existence le charme d’un gracieux mystère ; on ne veut rien savoir, mais on veut tout deviner, et la pudeur, qui s’éveille, soulève au fond de l’âme tout un monde de rêves flottants, d’émotions vagues, d’aspirations indéfinies : frais papillons qui secouent longtemps leurs ailes avant de trouver cette fleur divine sur laquelle ils doivent se poser, et qui s’appelle l’amour ! Sainte ignorance, qui faites battre le sein des enfants, et qui faites passer sur la joue des jeunes filles tantôt l’incarnat de la rose, tantôt la blancheur des lis, Mariette vous avait perdue sans avoir goûté vos ineffables douceurs, et sans avoir compensé cette perte par la science de la vie. Elle était tout simplement une femme galante, c’est-à-dire une créature n’ayant ni la conscience de la veille, ni celle du lendemain ; vivant dans cette espèce d’ivresse que donnent le luxe, les plaisirs, et par-dessus tout l’incessante flatterie de l’homme auquel la civilisation fait un devoir d’acheter la satisfaction de ses sens au prix d’un éternel mensonge.
A dix-neuf ans elle n’avait plus rien à connaître, elle avait brûlé l’éclat de ses beaux yeux aux reflets des rampes de tous les théâtres, laissé les lambeaux de sa voix aux chansons de cent orgies ; elle ne comptait plus les baisers, et ignorait le nombre de ses amants, elle usait de toutes les jouissances sans les éprouver : voilà le sort de toutes les femmes que nous voyons autour de nous et que nous aimons même quelquefois. Il y a quelque chose au monde de plus affreux que la matière brute, c’est la matière qui usurpe la grâce, c’est cette affreuse confusion de tout ce qu’il y a de plus noble avec ce qu’il y a de plus dégradé que l’on retrouve à un si haut degré dans la femme galante. Pour elles il n’y a plus non-seulement ni honneur ni vice, mais encore ni beauté ni laideur. Apollon et Ésope ne leur représentent qu’une certaine quantité d’or, et cependant elles ne sont point avares : cet or, elles le dépensent comme elles l’ont gagné, sans savoir comment. On leur pardonnerait si on pouvait leur trouver un vice : ces femmes-là ne personnifient qu’une chose, le néant !
Cependant la femme galante est belle, elle séduit à la fois l’amour-propre et les sens ; souvent elle est aimée avec ardeur, avec passion, souvent elle empoisonne l’existence d’un homme de coeur dont la vigilance s’est endormie et dont l’âme s’est laissé surprendre. Malheur à celui qu’un pareil sentiment consume ! Avenir, fortune, honneur même, il sacrifiera tout pour une créature qui ne lui donnera en échange qu’oubli et abandon, non point par cruauté, non point par méchanceté véritable, mais par ignorance, parce qu’elle aura trouvé tout naturel que son amant se ruinât pour elle, parce qu’enfin, pour comprendre qu’un homme vous a donné son honneur et son avenir, il faut connaître soi-même l’honneur et savoir ce que c’est que l’avenir. On cite quelques femmes galantes qui ont partagé leurs richesses avec un amant devenu pauvre : ces exemples ne sauraient rien prouver contre l’égoïsme de la masse. Un sacrifice suppose l’amour, et la femme qui parvient à aimer cesse aussitôt d’être femme galante.
L’industrie qui s’exerce dans la rue en plein jour ou à l’éclat des réverbères nous a semblé toujours moins dangereuse pour la société et moins immorale peut-être que celle qui s’étale fièrement au milieu des promenades publiques, dans les théâtres, dans les concerts, comme si le luxe pouvait sauver de l’ignominie. Dans le premier cas, si les femmes ne craignent pas de se mettre au-dessus de la pudeur, il y a dans les conditions au moyen desquelles elles achètent la tolérance qu’on leur accorde une sorte de honte officielle qu’on peut considérer comme un châtiment et comme une précaution sociale ; dans le second cas, au contraire, les inconvénients que l’on cherche à prévenir existent sans aucune espèce de garantie pour l’ordre moral. Ceci, dira-t-on, est bien plutôt la faute des moeurs que celle du législateur : on s’est habitué à séparer le vice en deux classes ; on a pitié de la première, et l’on méprise la seconde ; mais alors pourquoi les hommes ne manifestent-ils pas plus souvent et d’une façon plus énergique cette pitié et ce mépris, sentiments puissants qui pourraient éviter bien des malheurs et faire naître bien des conversions ?
Arrivés à ce degré de l’échelle des vices que nous nous sommes imposé le devoir de parcourir, nous ne pouvons nous empêcher d’insister sur le caractère fatal et incompréhensible de ce qu’on appelle une femme galante de nos jours. Autrefois une courtisane, c’étaient Marion Delorme et Ninon de l’Enclos, c’est-à-dire des femmes sages par raison, libertines par tempérament ou par faiblesse, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, passant toute leur vie à aller du plaisir au remords, du remords au plaisir, sans que l’un parvînt à détruire l’autre, et n’échappant qu’à leurs derniers instants à ces deux grands ennemis. Aujourd’hui la galanterie n’est pas même une spéculation, c’est presque une manière de tuer le temps, une façon de mener la vie d’artiste. Beaucoup, parmi celles dont nous parlons, si elles pouvaient changer de sexe, deviendraient des rapins chevelus, des jeunes-premiers de la banlieue, ou des poëtes incompris ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, jetées dans cet état par hasard, le continuent toute leur vie sans le comprendre. Si la destinée l’eût voulu, elles auraient pu faire des épouses irréprochables. Chez ces organisations, tout dépend de la première impression : le vice ou la vertu ne sont pour elles qu’une habitude. Ce sont des automates en chair.
Autrefois le monde des courtisanes ne s’ouvrait qu’à l’élite de la société ; aujourd’hui toutes les classes y sont admises ; il ne faut donc pas trop s’étonner de la banalité de manières, de l’insuffisance d’esprit qui caractérisent les femmes galantes à notre époque. Dans l’antiquité, Phryné, Laïs, Aspasie, si elles avaient la corruption, possédaient au moins l’intelligence ; mais Louise, mais Athénaïs, mais Laure, mais Adèle, toute la galanterie moderne, par quel côté ne touchent-elles pas à la matière, par quel point se rattachent-elles à l’humanité ? est-ce par la paresse, par la gourmandise, par la luxure ? Paresseuses : ont-elles le temps de l’être, leur travail n’est-il pas incessant, continu ? Gourmande : elles le sont à leurs moments perdus, et pour ainsi dire par distraction ? Quant au dernier vice dont nous venons de parler, la physiologie a démontré depuis longtemps qu’il était chez les femmes une exception qui servait rarement de prétexte à leurs désordres. Est-ce Dieu qui par hasard a voulu qu’il y eût sur la terre des âmes ainsi déshéritées, afin qu’elles pussent servir d’exemple ?
Non, ce n’est pas de Dieu que viennent les parias, mais des hommes. De tout temps il a fallu aux générations viriles des plaisirs faciles et des amours d’un instant. L’homme n’a plus soif des émotions pures, il ne s’attache qu’à ce qu’il pervertit, et il trouve une certaine joie à maculer les fruits auxquels il veut goûter. Cette intelligence blasée ne se contente pas de la jouissance, si elle n’a été précédée de la corruption ; il semble que depuis la chute du premier homme nos plaisirs aient besoin d’une arrière-pensée de mal pour être complets, comme l’harmonie d’un tableau a besoin de l’ombre. Si la débauche actuelle est telle que nous venons de la dépeindre, il faut s’en prendre à la vulgaire dépravation de notre siècle : ce sont les Alcibiades qui font les Aspasies.
Il y a cependant dans ce que nous venons de dire des exceptions, et des exceptions assez nombreuses. On a vu quelquefois des femmes réaliser une fortune considérable dans la galanterie, et s’en retirer à un certain âge, comme un négociant qui abandonne les affaires après une vie utilement et laborieusement employée ; d’autres, après avoir vécu pendant plusieurs années avec un homme, réussissent à s’en faire épouser. Ces femmes étaient cependant des courtisanes comme les autres ; sans doute, mais elles avaient de plus que leurs compagnes l’habileté de leur propre corruption : elles exploitaient leurs passions au lieu de se laisser exploiter par elles. Leur attention était sans cesse éveillée à se ménager une issue par laquelle il leur fût permis de rentrer de temps en temps dans la vie ordinaire. L’une devait savoir la politique, afin d’être au courant des conversations de certains vieillards chez lesquels il est de tradition d’entretenir des femmes ; l’autre devait probablement donner des leçons de piano ou de dessin en ville. De cette façon, le premier amant croyait payer des conseils et enrichir une femme d’esprit ; le second s’imaginait épouser une artiste qui lui sacrifiait son avenir. L’homme se laisse facilement imposer des illusions auxquelles il obéit en aveugle. Mais combien ce résultat est difficile à obtenir par une femme ! et la plupart de celles qui forment la classe des courtisanes savent-elles seulement ce que c’est qu’une illusion ?
Mariette n’était qu’une femme galante ordinaire. Cependant, moins heureuse que ses compagnes que leur indifférence avait su préserver de ce malheur, elle appartenait à tout le monde, et à quelqu’un en même temps. Elle était la source cachée qui fournissait aux dissipations d’une de ces existences mystérieuses dont le secret se perd dans la nuit des alcôves inconnues. Son or, ses meubles, sa personne, étaient à la merci des caprices d’un de ces hommes dont nous tracerons aussi le portrait, mauvais génies qui semblent avoir reçu des mains de la Providence la mission de rendre au vice ce qui vient du vice, et qui sont sur la terre la punition de ces malheureuses auxquelles Dieu pardonnera peut-être dans les cieux. Il n’y a que les femmes bien lancées qui aient des liaisons de ce genre. Jugez maintenant ce que devait être Mariette, et elle n’avait que dix-neuf ans !
On s’use vite à ce genre de vie ; la beauté s’en va, mais malheureusement les besoins restent, et pour satisfaire à ces besoins inexorables il n’est aucun effort qui paraisse trop difficile. Alors se présente un autre danger ; on a été trompée par un vieillard, et l’on se trouve face à face avec une vieille femme. On ne fait que changer de corruption : le vieillard vous déshonorait dans son propre intérêt, la vieille femme n’agit que dans l’intérêt des autres. La pourvoyeuse de la débauche, prend toutes les formes : elle pénètre dans les ateliers, dans les mansardes, quelquefois même sous le toit de l’épouse chaste et fidèle : c’est le Protée de l’infamie. Auprès de Mariette, la vieille femme prit le costume d’une revendeuse à la toilette : depuis longtemps elle guettait cette proie, et quand elle vit l’heure et le moment propices, elle entraîna la pauvre enfant au plus profond de l’abîme. O Mariette ! hier encore on souriait quand vous passiez, pour vous saluer, aujourd’hui tout le monde va détourner la tête, et personne ne voudra vous avoir connue.
Hier, à la rigueur, Mariette s’appartenait encore, aujourd’hui elle est à tout le monde. Le matin, une femme douée d’un embonpoint extraordinaire l’a conduite dans un bureau où elle a donné son nom, son âge, le lieu de sa naissance. Sur ce registre où sont venues se faire inscrire des femmes de tous les pays, depuis la blonde Scandinave jusqu’à la Turque, hôtesse indolente des harems parfumés ; sur ce registre où l’on a vu quelquefois réunis le nom de deux soeurs, et, infamie inconcevable ! celui de la mère et de la fille, Mariette est pour ainsi dire écrouée à tout jamais. Elle figure sur le livre de fer de la débauche universelle ; désormais elle peut exercer en paix son industrie ; on lui a délivré sa patente.
Pour ce qui concerne l’existence nouvelle de Mariette, nous n’avons pas besoin de vous dire ce qu’elle est, vous la devinez tous ; elle vend de l’amour à tant par heure ; elle porte une robe bleu de ciel, des cheveux blonds noués en tresse et bouclés par devant ; son oeil fatigué brille à certains moments de quelques douces lueurs. Ceux qui l’ont vue dans ce temps-là nous ont assuré qu’elle était encore fort jolie. Pour nous qui ne l’avons connue qu’au village, nous ne savons rien de positif à cet égard.
Il y a dans Paris deux cent vingt maisons, dont quelques-unes s’étalent au grand jour et se transmettent en héritage (comment des filles peuvent-elles en accepter un pareil de leur mère ?) comme une étude d’avoué ou de notaire. Dans ces maisons, de pauvres filles sont enfermées, et rien de ce qu’elles gagnent ne leur appartient ; on les loge, on les nourrit, on les habille, mais voilà tout. Ce sont des esclaves dont la charité n’a pu parvenir encore à briser les fers. C’est dans un de ces établissements que vivait Mariette ; le jour, elle lisait des romans, chantait des romances folles, ou se disputait avec ses compagnes ; le soir, elle était à la disposition de tous les désirs. Cette existence, si horrible en elle-même, avait encore cependant ses moments de plaisirs. Parfois un jeune homme candide, poussé par de mauvais conseils ou de mauvais exemples à aller apprendre les secrets de l’amour sur l’oreiller du vice, se penchait vers elle en rougissant, et, ne sachant comment la nommer, l’appelait des plus doux noms qu’on prodigue à une premi[è]r[e] amante ; d’autres fois encore, c’était un homme de lettres en train de ramasser des observations pour un prochain roman, qui l’interrogeait avec bonté et lui parlait d’une vie meilleure ; souvent aussi arrivait un voyageur qui, n’ayant pas le temps de songer aux amours difficiles, faisait de Mariette sa compagne momentanée et lui proposait de furtives parties de plaisir. Puis venait le jour de liberté que la spéculation accorde chaque semaine à ses pensionnaires. Ce jour-là on avait un beau chapeau comme autrefois, une robe fraîche, et un sourire endimanché ; on allait faire à la Chaumière une de ces passions qui durent une contredanse, puis on rentrait avec des souvenirs dans le coeur : pendant quelques heures, cette vie pouvait paraître supportable, elle se dorait encore des derniers reflets d’un passé plus agréable ; mais bientôt la réalité reprenait tout son empire : par des disputes plus longues, par des chants plus fous, par des excès plus funestes encore, il fallait essayer d’échapper au sentiment d’une position terrible. Voilà ce que faisait Mariette ; elle était forcée de se croire plus heureuse, parce qu’elle était plus bruyante. Cette agitation sédentaire apportait avec elle ses moments de sombre tristesse et de mélancolique ennui. Quelquefois ce vague chagrin de l’amour inassouvi, de la jeunesse mal employée, tourmentait la jeune fille : elle pensait à son village, à son enfant, à la tombe de sa mère, dont les dernières couronnes devaient s’être flétries depuis longtemps. Elle voulut fuir et retourner au pays, mais une force nouvelle la retint clouée au pilori : cette force, c’était la maladie, plaie honteuse et éternelle qui signale le commencement de la vengeance divine.
Un matin Mariette se réveilla sur le lit d’un hôpital. Comme elle souffrit quand il lui fallut étaler ses plaies devant la foule des élèves et des médecins ! Ce moment de pudeur la rendit à elle-même : les soins des religieuses, la vue du Crucifix placé au fond du dortoir, lui firent comprendre qu’elle accomplissait le premier degré de la pénitence qui lui était imposée. La solitude la fit redevenir femme : grâce à ce sentiment, elle découvrit sans en être atteinte tous ces honteux secrets que cache la couche du vice, elle échappa à ces infâmes amours qui prennent naissance à l’ombre solitaire des lits de fer ; elle aurait pu sortir de l’hôpital pleine d’une pureté nouvelle, si la corruption ne l’avait pas attendue à la porte. Ces horribles industriels qui trafiquent des dépouilles de la mort, qui vendent les cheveux et les dents de ceux qu’ils ensevelissent, livrent aussi pour de l’argent le secret des convalescences brillantes. Cette même vieille qui avait tenté déjà Mariette l’attendait sous un autre costume au seuil de la *Pitié* ; la jeune fille voulait rester vertueuse, mais il fallait manger. La première fois elle pécha par ignorance, la seconde, par misère. Désormais elle était perdue sans retour.
Il y a dans la Cité des lieux de débauche sortis des premières boues de Paris ; lieux humides, noirs, malsains, affreux gynécées où les voleurs vont chercher leurs amantes. C’est là que la vieille conduisit Mariette. Dans ce repaire, quelle vie ! Là, plus de jeune homme candide, plus de poëte consolateur, plus de voyageur épicurien ; de l’élégante corruption de la ville fashionable il fallut passer tout d’un coup à la brutale corruption de la ville ignorante. Là, plus d’inoffensives criailleries, plus de romances sentimentales ; mais des querelles sanglantes, des chansons obscènes, toutes les dégoûtantes misères de cette galanterie qui dit : Je vous aime, en argot. Sentir sans cesse sur sa tête les bras tatoués du charpentier en goguette, du tailleur de pierre aviné, ou du soldat économe qui a réussi à ramasser aux frais de l’état le salaire de sa débauche ; reconnaître quelquefois une marque plus significative, apercevoir en tremblant sur une épaule nue l’infâme stygmate du bourreau, voilà en quoi se résumait la condition nouvelle de Mariette. C’est ainsi qu’elle vécut longtemps, se laissant prendre peu à peu à la boisson, ce dernier vice des femmes, jusqu’à ce qu’un homme se présentât de nouveau pour l’aimer.
Comment raconter cette liaison entre Mariette et Alfred Crochard dit *Main-Fine*, industriel fort connu de tous les agents de police qui surveillent les passages ? La pauvre femme, heureuse d’être aimée, est bientôt à la merci du voleur : plus elle le voit, plus elle l’adore. La tête remplie des idées les plus romanesques, il lui semble au milieu de son esclavage qu’elle est dans la position de ces femmes mariées qu’une surveillance impitoyable retient loin de leurs amants, et qui n’ont que de rares instants à leur accorder. La malheureuse se faisait illusion, elle était mariée avec la honte ; on ne la surveillait pas, mais on l’exploitait. Un jour qu’elle fait toutes ces confidences à M. Crochard, celui-ci, qui entrevoit de plus grands bénéfices pour son amour dans la réalisation du rêve de Mariette, l’engage à abandonner la maison qu’elle habite pour demeurer avec lui. « Sans toi je ne puis vivre, lui dit-il. – Je meurs éloignée de toi, » lui répond-elle. Dès cet instant Mariette devient la maîtresse d’un voleur.
En changeant de condition, elle change aussi de domicile. Le taudis qu’elle loue s’appelle un garni ; une chambre obscure, dans un de ces immenses phalanstères du vice que, dans un but de prévoyance, la police tolère au milieu de la Cité, abrite le couple nouveau. Mariette n’a fait que changer de tyrannie : sa liberté consiste à aller la nuit exercer la mendicité du carrefour. Elle a non-seulement un amant, mais encore un trésorier sans pitié, qui sait combien de fois le soir elle monte les marches glissantes de son escalier tortueux, et qui lui rend sa recette en coups et en mauvais traitements. Outre cette tyrannie, Mariette en subira une bien plus cruelle encore, celle de la police. A chaque instant s’appesantira sur elle la volonté d’un despote. Ce despote s’appelle le règlement. Si elle dépasse d’une minute l’heure fixée, si elle s’arrête à parler un instant avec ses compagnes, si elle va trop vite, si elle marche trop lentement, le règlement, en habit bleu et en tricorne, la saisira brusquement et l’enverra à Saint Lazare. Combien de fois la pauvre Mariette n’eut-elle pas à subir les cruelles atteintes du règlement pour toutes ces fautes que nous venons d’énumérer ! On la faisait monter en voiture, on l’habillait de toile grise, et on la mettait à tisser des bretelles ou des chapeaux de paille. Courbée sur son travail, la malheureuse ne regrettait pas sa liberté, mais son amant. Son premier soin, quand on lui ouvrait les portes de la prison, était d’aller se remettre à sa disposition, et de recommencer à son profit les phases de sa pitoyable existence.
Et quel autre refuge aurait-elle trouvé, l’infortunée ? Aujourd’hui il y a des gens qui soutiennent que la loi doit être athée : comment s’étonner qu’elle abandonne ceux qu’elle a frappés. Mariette dans la prison était entourée de soins pieux, d’exhortations religieuses. Une fois dehors, on la livrait à elle-même, seule, sans argent, sans ressources. Il y a des conversions qui exigent plus que des prières : celle de Mariette était de ce nombre. Elle entendait deux voix résonner dans son coeur, celle du prêtre et celle de la misère ; l’une stérile, l’autre coupable ; elle obéissait à cette dernière, n’osant choisir le fatal juste milieu qui existe entre le crime et la faim, le suicide.
Autrefois il n’en était pas ainsi ; de nombreux refuges étaient ouverts au repentir. On appelait les pénitentes *Filles du Bon Pasteur*, ou *Filles de Madeleine*, pour désigner le pardon qui les attendait. Elles ne prononçaient que des voeux simples ; on tâchait même de les marier quand elles le désiraient. Lorsqu’arrivait le jour de se donner à Dieu, on les revêtait de blanc, d’où on les nommait aussi *Filles Blanches* ; on leur mettait une couronne sur la tête, et les lévites entonnaient le cantique : *Veni, sponsa Christi !*
Hélas ! aujourd’hui la religion n’appelle plus l’épouse du Christ, et sa conversion est devenue une affaire de police.
Mais continuons la triste histoire de tous ces amours qui prennent naissance dans la nécessité de l’amour même. Vous croyez peut-être que l’intimité dans laquelle cette femme va vivre avec son amant, que la connaissance de ses défauts, la certitude de ses vices, vont la dégoûter de lui ; nullement. A travers toutes les humiliations, toutes les souffrances, toutes les ignominies, elle poursuivra la réalisation de sa chimère, l’amour ! Pour avoir quelqu’un qui lui appartienne, elle qui appartient à tout le monde, Mariette fera tous les sacrifices, elle s’imposera toutes les privations, elle se jettera en pâture à tous les besoins de Crochard, afin de pouvoir un jour, pour toute récompense, aller s’ensevelir avec lui dans quelque recoin d’un théâtre du boulevard, ou bien sous l’allée de quelque guinguette des Champs-Élysées, seul endroit où les voleurs aillent de temps en temps faire un peu de poésie.
Mariette subit le sort de toutes les femmes, même de celles qui descendent dans la rue : celles-là aussi, au milieu de leurs plus grands dérèglements, sont condamnées à chercher l’amour, elles en demandent à ceux qui peuvent leur en donner. Leurs amants sont des voleurs ; et qui donc serait-ce, sinon ceux que la société proscrit comme elles ? Croyez-vous que le chevalier Desgrieux eût continué à aimer Manon Lescaut si, au lieu de la renfermer à l’hôpital, on lui eût donné tout d’abord la carte de la police ? On s’est souvent demandé comment il se faisait que des femmes pussent aimer ceux qui les ruinaient ainsi, qui les accablaient d’invectives, qui les meurtrissaient de coups. L’amour ne meurt jamais dans le coeur d’une femme, mais il se déprave. Celles dont nous parlons sont si souvent méprisées qu’elles regrettent de n’être pas maltraitées : pour elles, la passion ne se formule plus dans un baiser, mais dans une contusion. D’ailleurs chacun aime à sa manière. Les amours du tigre ne ressemblent pas à celles de la colombe.
Pour s’expliquer jusqu’à un certain point la dégradation de Mariette, il faut envisager les progrès qu’a faits la démoralisation à notre époque. De nos jours, par exemple, le vol a pris des allures spirituelles, que disons-nous, le vol ? l’assassinat lui-même s’est humanisé. Comment voulez-vous que des femmes, et surtout des femmes avilies, aient peur d’un homme qui est gai, content, sans souci ; qui sait se composer un costume pittoresque avec des haillons, qui est au courant de tout, de la politique, de la littérature et des pièces nouvelles ? Lacenaire, le soir même de son crime, alla se distraire un moment aux Variétés ; il aurait pu tout aussi bien écrire des vers légers pour sa maîtresse. Malheureusement Lacenaire n’aimait pas les femmes.
Depuis que le remords a été destitué, la justice n’a plus qu’une pourvoyeuse active : c’est la jalousie. Une trahison qui répond à une autre trahison, c’est l’histoire ordinaire de la jalousie qui se venge. Dans ce monde impur des forçats et des prostituées, la passion exerce ses ravages comme partout ailleurs. Là on n’a qu’une seule manière de se venger : c’est d’aller révéler le secret d’une complicité terrible à la police. La prison vous débarrasse d’un rival et punit une infidèle. Sans ce contre-poids nécessaire, la sécurité publique serait gravement compromise ; si les vingt-quatre mille forçats libérés, qui vivent tous d’une industrie plus ou moins coupable, n’avaient chacun une maîtresse, il serait impossible d’habiter Paris.
Mais le moment est arrivé où Mariette va être obligée de donner des preuves véritables de son amour. Crochard a été arrêté, Crochard est en prison sous le poids d’une accusation de vol ; il est soumis au dur régime des détenus, il n’a que le pain noir et l’eau claire de la geôle pour toute nourriture et pour toute boisson. Le coeur de Mariette saigne : elle redouble d’activité, de travail, d’abnégation. Par ces terribles soirs d’hiver pendant lesquels on dit que les chiens même ne sortent pas, elle descend dans la rue, elle reçoit la pluie sans s’en apercevoir ; le froid passe sur elle sans l’atteindre. Elle attend ainsi, pendant des heures entières, l’aumône aléatoire de la débauche. Si la soirée a été bonne, vous la verrez passer le lendemain de grand matin, dans la tenue d’une grisette qui se rend à l’ouvrage. Ne la regardez pas, cette femme, qui le soir regarde tout le monde : elle rougirait, soyez-en sûr, car elle va commettre une bonne action : elle court consacrer son gain de la veille au soulagement d’un pauvre prisonnier. Elle lui achètera une bouteille de vin, un pâté, une livre de tabac, tout ce qui peut flatter ses goûts, enfin ; et en rentrant chez elle, sa faim se contentera d’un morceau de pain. C’est ainsi que la charité se fait souvent la complice du crime.
Crochard a été acquitté. Ce succès l’encourage à méditer de plus grandes entreprises : Crochard ne tardera pas sans doute à devenir assassin ; il parle de ses projets tout haut, il cherche des complices ; une mort fatale l’attend. Mariette va-t-elle enfin comprendre toute l’atrocité de son amour ? Hélas ! cet effort est au-dessus de ses forces. Elle a commencé par aimer Crochard parce qu’elle avait besoin de s’attacher à quelqu’un ; elle a continué à l’aimer parce qu’il était malheureux ; elle lui sera fidèle parce qu’il est proscrit ! comment voulez-vous qu’une femme résiste au triple attrait de l’amour, de la charité et du romanesque ? Il lui semble qu’elle est l’héroïne du dernier roman qu’elle a lu autrefois. Son amant ne peut la voir que dans les ténèbres ; les agents de police lui font l’effet de sicaires apostés par un tuteur barbare ; les juges ne sont pour elle que les représentants de la force ; elle envisage la guillotine comme le poignard d’un mari outragé qui frapperait dans l’ombre. Elle est heureuse et fière d’être l’unique refuge, la providence d’un homme. Un jour viendra où cet échafaudage fantastique s’écroulera ! On surprendra l’assassin chez sa maîtresse : alors Mariette oubliera tout pour le sauver ; elle offrira aux gendarmes son argent, ses bijoux ; et, poussée à bout, elle ira jusqu’à se croire vertueuse, elle perdra de vue son passé et son présent, elle offrira sa personne, comme si sa personne avait une valeur, et comme si de tout temps il n’avait pas fallu des caresses de vierge pour attendrir des bourreaux !
Ce jour-là ne vint, hélas ! que trop tôt pour Mariette ; Crochard fut condamné à mort. Arrêtée comme sa complice, ses juges l’acquittèrent. Sur la pente où elle était placée, il lui était bien difficile de s’arrêter. Le procès de son amant avait été assez célèbre pour lui permettre de trouver un asile opulent au comptoir de quelque limonadier désireux d’achalander sa boutique. Renvoyée au bout de deux mois, que serait-elle devenue ? peut-être l’espionne des galériens, la pourvoyeuse du crime, l’entremetteuse de l’assassinat !
Dieu la sauva de cette fin misérable par la mort. Épuisée par cinq années de débauche, Mariette expira sur le grabat d’une prison, entre un médecin et une soeur de charité. On l’enterra dans la fosse commune, car personne ne devait venir prier sur le tombeau de la femme sans nom ! - FIN 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021